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Rouletabille chez le Tsar

Rouletabille chez le Tsar

de Gaston Leroux

I – Gaieté et dynamite

– Barinia, le jeune étranger est arrivé.

– Où l’as-tu mis ?

– Oh ! il est resté dans la loge.

– Je t’avais dit de le conduire dans le petit salon de Natacha : tu ne m’as donc pas compris,Ermolaï ?

– Excusez-moi, barinia, mais le jeune étranger, lorsque j’ai voulu le fouiller, m’a envoyé un solide coup de pied dans le ventre.

– Lui as-tu dit que tout le monde était fouillé avant d’entrer dans la propriété, que c’était l’ordre, et que ma mère elle-même s’y soumettait ?

– Je lui ai dit tout cela,barinia, et je lui ai parlé de la mère de Madame.

– Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

– Qu’il n’était pas la mère de Madame. Il était comme enragé.

– Eh bien, fais-le entrer sans lefouiller.

– Le pristaff ne sera pascontent.

– Je commande.

Ermolaï s’inclina et descendit dans le jardin.La barinia quitta la véranda où elle venait d’avoir cetteconversation avec le vieil intendant du Général Trébassof, sonmari, et rentra dans la salle à manger de sa datcha desîles où le joyeux Conseiller d’Empire Ivan Pétrovitch racontait auxconvives amusés sa dernière farce de chez Cubat. Il y avait làbruyante compagnie et le moins gai n’était pas le Général quiallongeait sur un fauteuil une jambe dont il n’avait pas encore lalibre disposition depuis l’avant-dernier attentat si fatal à sonvieux cocher et à ses deux chevaux pie. La bonne farce du toujoursaimable Ivan Pétrovitch (un remuant petit vieillard au crâne nucomme un œuf) datait de la veille. Après s’être comme il disait« récuré la bouche » (car ces messieurs n’ignorent riende notre belle langue française qu’ils parlent comme la leur, etdont ils usent volontiers entre eux pour n’être point compris desdomestiques), après s’être récuré la bouche d’un grand verre de« mousseux, pétillant vin de France », ils’esclaffait :

– On a bien ri, FéodorFéodorovitch : on avait fait chanter les chœurs, à la barque,et puis, les bohémiennes parties avec leur musique, on étaitdescendu sur la rive pour se dégourdir les jambes et se nettoyer levisage dans le frais petit jour, quand une sotnia decosaques de la garde vint à passer. Je connaissais l’officier quila commandait et je l’invitai à venir trinquer à la santé del’Empereur chez Cubat. Cet officier est un homme, FéodorFéodorovitch, qui connaît bien les marques depuis sa plus tendreenfance et qui peut se vanter de n’avoir jamais avalé un verre devin de Crimée. Au seul nom de champagne, il crie : « Vivel’Empereur ! » Un vrai patriote. Il a accepté. Et nousvoilà partis, gais comme des enfants au cœur léger qui serappellent des histoires de l’école. Toute la sotniasuivait, puis toute la bande des soupeurs qui jouaient du mirlitonet les isvotchiks par derrière, à la file : une vraiesainte procession ! Devant Cubat, j’ai honte de laisser lescompagnons officiers de mon ami à la porte. Je les invite. Ilsacceptent naturellement.

Mais les sous-officiers avaient soif. Jeconnais la discipline. Tu sais, Féodor Féodorovitch, que j’aitoujours été pour la discipline. Ce n’est pas parce qu’on est gai,un matin de printemps, qu’il faut oublier la discipline. J’ai faitboire les officiers en cabinet particulier et les sous-officiersdans la grande salle du restaurant. Quant aux soldats, qui avaientsoif, eux aussi, je les ai fait boire dans la cour. Ainsi, maparole, il n’y avait pas de fâcheux mélange. Mais voilà que leschevaux hennissaient.

C’étaient de braves chevaux, FéodorFéodorovitch, qui, eux aussi, voulaient boire à la santé del’Empereur. J’étais bien embarrassé à cause de la discipline. Lasalle, la cour, tout était plein ! Et je ne pouvais fairemonter les chevaux en cabinet particulier ! Tout de même, jeleur fis porter du champagne dans des seaux et c’est alors qu’a eulieu ce fâcheux mélange que je tenais tant à éviter ; un grandmélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose laplus gaie que j’aie jamais vue de ma vie. Mais les chevaux étaientbien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis unetorche sous le ventre et tous, ma parole, étaient prêts à casser lafigure de leurs cavaliers, pour peu que les hommes ne fussent pasdu même avis qu’eux sur la route à suivre. À la fenêtre du cabinetparticulier, nous mourions de plaisir de voir une pareille saladede bottes et de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tousleurs chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que lescavaliers de l’Empereur sont les premiers cavaliers du monde,Féodor Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! À votresanté, Matrena Pétrovna.

Ces dernières gracieuses paroles s’adressaientà la Générale Trébassof elle-même, qui haussait les épaules auxpropos insolites du gai Conseiller d’Empire. Elle n’intervint dansla conversation que pour calmer le Général qui voulait faire« coller toute la sotnia au cachot, hommes etchevaux. Et, pendant que les convives riaient de l’aventure, elledit à son mari, de sa voix décidée de maîtresse femme :

– Féodor, tu ne vas pas attacherd’importance à ce que raconte notre vieux fou d’Ivan. C’est l’hommele plus imaginatif de la capitale, accompagné de champagne.

– Ivan !… tu n’as pas fait serviraux chevaux du champagne dans les seaux ! Vieux vantard,protesta, jaloux, Athanase Georgevitch, l’avocat bien connu pourson solide coup de fourchette, et qui prétendait posséder lesmeilleures histoires à boire et qui regrettait de n’avoir pasinventé celle-là.

– Ma parole ! et de premièremarque ! J’avais gagné quatre mille roubles au cercle desmarchands. Je suis sorti de cette petite fête avec cinquantekopecks.

Mais, à l’oreille de Matrena Pétrovna s’estpenché Ermolaï, le fidèle intendant de campagne qui ne quittejamais, même à la ville, son habit nankin beurre frais, sa ceinturede cuir noir et ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantescomme des glaces (comme il sied à un intendant de campagne qui estreçu chez son maître, à la ville). La Générale se lève, après unléger coup de tête amical à sa belle-fille, Natacha, qui la suitdes yeux jusqu’à la porte, indifférente en apparence aux propostendres de l’officier d’ordonnance de son père, le soldat poèteBoris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort desétudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, surleurs barricades.

Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grandsalon et là il lui montre une porte qu’il a laissée entr’ouverte etqui donne sur le petit salon précédant la chambre de Natacha…

– Il est là ! fait Ermolaï à voixbasse.

Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car laGénérale eût été renseignée sur la présence d’un étranger dans lepetit salon par l’attitude d’un individu au paletot marron, bordéde faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la policerusse (ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue).L’homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon etregardait ce qui se passait dans le petit salon par l’étroit espacede lumière qui se présentait entre la porte entr’ouverte et le mur,près des gonds. De cette manière ou d’une autre, tout personnagequi voulait approcher du Général Trébassof était ainsi mis enobservation, sans qu’il s’en doutât, après avoir été fouillé, toutd’abord, dans la loge (mesure qui ne datait que du dernierattentat).

La Générale frappa sur l’épaule de l’homme àgenoux, avec cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mariet qui portait encore des traces de l’affreuse explosion (dernierattentat, où Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîteinfernale destinée à faire sauter le Général).

L’individu se releva et, à pas feutrés,s’éloigna, gagna la véranda où il s’allongea sur un canapé,simulant immédiatement un pesant sommeil, mais surveillant enréalité les abords du jardin.

Et ce fut Matrena Pétrovna qui prit sa place àla fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petitsalon. Du reste, ceci n’était point exceptionnel. C’était elle quiavait le dernier coup d’œil sur tout et sur tous. Elle rôdait, àtoute heure du jour et de la nuit, autour du Général, comme unechienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, àrecevoir les coups, à mourir pour son maître. Cela avait commencé àMoscou après la terrible répression, les massacres derévolutionnaires sous les murs de Presnia, quand les nihilistessurvivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant àmort le Général Trébassof victorieux. Matréna Pétrovna ne vivaitque pour le Général. Elle avait déclaré qu’elle ne lui survivraitpoint. Elle avait deux fois raison de le garder.

… mais elle n’avait plus confiance…

Il s’était passé chez elle des choses quiavaient dérouté sa garde, son flair, son amour… elle n’avait parléde ces choses-là qu’au grand maître de la police, Koupriane, qui enavait parlé à l’Empereur…

Et voilà que l’Empereur lui envoyait, commesuprême ressource, ce jeune étranger… Joseph Rouletabille,reporter…

… mais c’était un gamin ! Elleconsidérait, sans comprendre, cette bonne jeune tête ronde, auxyeux clairs et – dès le premier abord – extraordinairement naïfs,des yeux d’enfant (il est vrai que, dans le moment, le regard deRouletabille ne semble point d’une profondeur de pensée surhumainecar, laissé en face de la table des zakouski dressée dansle petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer,à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots). Matrenaremarquait la fraîcheur rose des joues, l’absence de duvet aumenton, pas un poil de barbe… la chevelure rebelle avec des volutessur le front… ah ! le front… le front, par exemple, étaitcurieux. Oui, c’était, ma foi, un curieux front, avec des bossesqui roulaient au-dessus de l’arcade sourcilière, profonde, pendantque la bouche s’occupait… s’occupait… on eût dit que Rouletabillen’avait pas mangé depuis huit jours.

Maintenant, il faisait disparaître unemagnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avecsympathie une salade de concombres à la crème, quand MatrenaPétrovna parut.

Il voulut s’excuser tout de suite et parla labouche pleine :

– Je vous demande pardon, Madame, mais leTsar a oublié de m’inviter à déjeuner.

La Générale sourit et lui donna une solidepoignée de main en le priant de s’asseoir :

– Vous avez vu Sa Majesté ?

– J’en sors, Madame. C’est à la GénéraleTrébassof que j’ai l’honneur de parler ?

– Elle-même. Et c’est àMonsieur ?

– Joseph Rouletabille lui-même, Madame,je n’ajoute pas : pour vous servir, car je n’en sais rienencore. C’est ce que je disais, tout à l’heure, à Sa Majesté :vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n’est-cepas ?…

– Alors ? interrogea la Générale,assez amusée du ton que prenait la conversation et de l’air un peuahuri de Rouletabille.

– Alors, voilà ! moi, j’suisreporter, s’pas ? C’est ce que j’ai d’abord dit à mondirecteur à Paris… j’ai pas à prendre parti dans des affaires derévolution qui ne regardent pas ma patrie. À quoi mon directeur m’arépondu : « il ne s’agit pas de prendre parti. Il s’agitd’aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis.Vous commencerez par interviewer l’Empereur. » Je lui aidit : « comme ça, ça va ! » et j’ai pris letrain.

– Et vous avez interviewél’Empereur ?

– Oui, ça n’a pas été difficile. Jecomptais arriver directement à Pétersbourg, expliqua-t-il ;mais, après Gatchina, le train s’arrêta et le grand Maréchal de laCour vint à moi et me pria de le suivre. C’était rienflatteur ! Vingt minutes plus tard, j’étais à Tsarskoïe-Selo,devant Sa Majesté…

Elle m’attendait ; j’ai bien compris toutde suite que c’était évidemment pour une affaire qui n’était pasordinaire…

– Et que vous a-t-elle dit, SaMajesté ?

– C’est un bien brave homme de Majesté.Il m’a rassuré tout de suite quand je lui eus fais part de messcrupules. Il m’a dit qu’il ne s’agissait pas de faire de lapolitique, mais de sauver son plus fidèle serviteur, qui était surle point d’être victime du plus étrange drame de famille qui se pûtconcevoir…

La Générale s’était levée, toute pâle.

– Ah ! fit-elle, simplement…

Et Rouletabille, à qui rien n’échappait, vitsa main trembler sur le dossier de sa chaise.

Il continua, n’ayant point l’air de prendregarde à l’émotion de la Générale :

– Sa Majesté a ajoutétextuellement : « c’est moi qui vous le demande, moi etla Générale Trébassof. Allez, Monsieur, elle vousattend !… »

Alors, Rouletabille se tut, attendant que laGénérale parlât à son tour. Elle s’y décida, après une courteréflexion.

– Vous avez vu Koupriane ?demanda-t-elle.

– Le grand maître de la police ?Oui… le grand Maréchal m’avait réaccompagné à la gare deTsarskoïe-Selo ; le grand maître de la police m’attendait àcelle de Pétersbourg. On n’est pas mieux reçu !

– Monsieur Rouletabille, fit Matrena quis’efforçait visiblement de reconquérir tout son sang-froid, je nesuis pas de l’avis de Koupriane et… je ne suis pas (ici elle baissala voix qui tremblait) de l’avis de Sa Majesté !… j’aime mieuxvous avertir tout de suite… pour que vous n’ayez pas à regretterd’intervenir dans une affaire où il y a… des risques… des risquesterribles à courir… non ! il n’y a pas ici de drame defamille… la famille ici est toute petite, toute petite… le Général,sa fille, Natacha, qu’il a eue d’un premier mariage, et moi… il nepeut pas y avoir de drame de famille entre nous trois… il y a toutsimplement mon mari, Monsieur, qui a fait son devoir de soldat endéfendant le trône de Sa Majesté… mon mari que l’on veutm’assassiner… il n’y a pas autre chose… pas autre chose, mon cherpetit hôte…

Et, pour cacher sa détresse, elle se prit àdécouper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée.

– Vous n’avez pas mangé, vous avez faim,c’est abominable, mon cher petit Monsieur… voyez-vous, vous allezdîner avec nous et puis… vous nous direz adieu… oui… vous melaisserez toute seule… j’essaierai de le sauver toute seule… biensûr… j’essaierai…

Et une larme coula dans le veau auxcarottes.

Rouletabille, qui sentait que l’émotion decette brave femme le gagnait, se raidissait pour n’en laisser rienparaître…

– Je pourrais tout de même bien vousaider un peu, fit-il… M. Koupriane m’a dit qu’il y avait unvéritable mystère… c’est mon métier à moi de démêler lesmystères…

– Je sais ce que pense Koupriane,dit-elle, en secouant la tête. Mais, si je devais penser un jour,moi, ce que pense Koupriane, j’aimerais mieux être morte !

Et la bonne Matrena Pétrovna leva versRouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmesqu’elle retenait… et elle ajouta tout de suite :

– Mais mangez donc, mon cher petit hôte,mangez donc !… mon cher enfant, il faudra oublier tout ce quevous a dit Koupriane… quand vous serez retourné dans la belleFrance…

– Je vous le promets, Madame…

– C’est l’Empereur qui vous a fait fairece grand voyage… moi, je ne voulais pas… il a donc bien confianceen vous ? demanda-t-elle naïvement, en le fixant avec unegrande attention à travers ses larmes.

– Madame, je vais vous dire. J’aiquelques bonnes affaires à mon actif, sur lesquelles on lui a faitdes rapports, et puis on lui permet de lire quelquefois lesjournaux, à votre Empereur. Il avait entendu parler surtout (car onen a parlé dans le monde entier, Madame) du mystère de la chambrejaune et du parfum de la dame en noir …

Ici, Rouletabille regarda en-dessous laGénérale et conçut une grande mortification de ce que celle-ciexprimât, à ne s’y point tromper, sur sa bonne franche physionomie,l’ignorance absolue où elle était de ce mystère jaune et de ceparfum noir.

– Mon petit ami, dit-elle, d’une voix deplus en plus voilée, vous m’excuserez, mais il y a longtemps que jen’ai plus d’yeux pour lire…

Et les larmes, maintenant, le long du visage,coulaient… coulaient…

Rouletabille n’y tint plus. Il se rappela,d’un coup, tout ce que cette héroïque femme avait souffert dans cecombat atroce de chaque jour contre la mort qui rôde. Il prit enfrémissant ses petites mains grasses aux doigts trop chargés debagues :

– Madame ! ne pleurez plus ! Onveut vous tuer votre mari. Eh bien, nous serons au moins deux à ledéfendre, je vous le jure !…

– Même contre les nihilistes ?

– Eh ! Madame, contre tout lemonde !… j’ai mangé tout votre caviar : je suis votrehôte !… je suis votre ami !…

Disant cela, il était tout vibrant, toutsincère et si drôle que la Générale ne put s’empêcher de sourire aumilieu de ses larmes. Elle le fit se rasseoir tout près d’elle.

– Le grand maître de la police m’abeaucoup parlé de vous. Et c’est venu tout d’un coup, par hasard,après le dernier attentat et une chose mystérieuse que je vousdirai. Il s’est écrié : « Ah ! il nous faudrait unRouletabille pour débrouiller cela !… » le lendemain, ilrevenait ici. Il était allé à la Cour. Là-bas, on s’était,paraît-il, beaucoup occupé de vous. L’Empereur désirait vousconnaître… voilà comment les choses se sont faites par l’entremisede l’Ambassade, à Paris…

– Oui, oui… et naturellement, tout lemonde l’a su… c’est gai !… les nihilistes m’ont avertiaussitôt que je n’arriverais pas en Russie vivant. C’est, du reste,ce qui m’a décidé à y venir. Je suis d’un naturel trèscontrariant.

– Et comment s’est passé levoyage ?

– Mais, pas mal… merci !… j’aidéniché tout de suite, dans le train, le jeune slave qui étaitchargé de ma mort et je me suis entendu avec lui… c’est un charmantgarçon : ça s’est très bien arrangé.

Rouletabille mangeait maintenant des platsétranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom.Matrena Pétrovna lui posa sa grasse petite main sur lebras :

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Un petit verre de vodka ?

– Jamais d’alcool.

La Générale vida le petit verre d’untrait :

– Et comment l’avez-vous découvert ?Comment avez-vous su ?

– D’abord, il avait des lunettes. Tousles nihilistes ont des lunettes en voyage. Et puis, j’ai eu un bontruc. Une minute avant le départ de Paris j’ai fait monter un demes amis dans le couloir du sleeping, un reporter qui faittout ce que je veux, sans demander d’explications jamais, le pèreLa Candeur. Je lui ai dit : « père La Candeur, tu vascrier, tout à coup, très fort : “Tiens ! voilàRouletabille !” La Candeur cria donc : “Tiens, voilàRouletabille !” Et aussitôt tous ceux qui étaient dans lecouloir se retournèrent et tous ceux qui étaient déjà dans lescompartiments en sortirent, excepté l’homme aux lunettes. J’étaisfixé.

La Générale regarda Rouletabille, qui étaitmaintenant rouge comme une crête de coq et assez embarrassé de safatuité.

– Ça mérite peut-être des gifles, ce queje dis là, Madame ; mais, du moment que l’Empereur de toutesles Russies avait le désir de me connaître, je ne pouvais pasadmettre qu’un quelconque monsieur à lunettes n’eût point lacuriosité de voir comment j’avais le nez fait. Ça n’était pasnaturel. Aussitôt le train en marche, je suis allé m’asseoir auprèsde ce monsieur et je lui ai fait part de ces réflexions. J’étaistombé juste. Le voyageur enleva ses lunettes et, me fixant biendans les yeux, m’avoua qu’il était heureux d’avoir avec moi unepetite conversation avant qu’il ne me fût rien arrivé de fâcheux.Une demi-heure plus tard, l’entente cordiale était signée. Je luiavais fait comprendre que j’allais là-bas pour faire mon métier dereporter et qu’il serait toujours temps de se fâcher si je n’étaispas sage. À la frontière allemande, il me laissa continuer ma routeet retourna tranquillement à sa nitroglycérine.

– Vous voilà « visé », vousaussi, mon pauvre enfant !…

– Oh ! ils ne nous ont pasencore !…

Matrena Pétrovna toussa. Ce « nous »venait de lui chavirer le cœur. Avec quelle tranquillité cetenfant, qu’elle ne connaissait pas une heure auparavant, seproposait de partager les dangers d’une situation qui excitaitGénéralement la pitié, mais dont les plus braves s’écartaient avecautant de prudence que d’effroi.

– Ah ! mon petit ami… un peu de cemagnifique bœuf fumé de Hambourg ? Vous m’en direz desnouvelles, arrosé d’anisette…

Mais le jeune homme faisait déjà mousser dansson verre le blond pivô frais :

– Là, fit-il. Maintenant, Madame, je vousécoute. Racontez-moi d’abord le premier attentat.

– Maintenant, dit Matrena, nous allonsaller dîner…

Rouletabille ouvrait les yeux.

– Mais, Madame, qu’est-ce que je viensdonc de faire !

La Générale sourit. Tous ces étrangers étaientles mêmes. Parce qu’ils avaient mangé quelques hors-d’œuvre,quelques zakouski, ils s’imaginaient que l’hôte allait leslaisser tranquilles. Ils ne savaient pas manger.

– Nous allons passer dans la salle. LeGénéral vous attend. On est à table.

– À ce qu’il paraît que je suis censé leconnaître ?

– Oui, vous vous êtes déjà rencontrés àParis. C’est tout naturel que, de passage à Pétersbourg, vous luifassiez donc une visite. Vous le connaissez même très bien, assezpour qu’il vous offre la bonne hospitalité complète. Ah !écoutez ! Ma belle-fille aussi !… oui, Natacha croit queson père vous connaît, ajouta-t-elle, en rougissant.

Elle poussa la porte du grand salon, qu’ilfallait traverser pour aller à la salle à manger.

De l’endroit où il se trouvait, Rouletabillepouvait apercevoir tous les coins du grand salon, la véranda, lejardin et la loge d’entrée, près de la grille. Dans la véranda,l’homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuerson somme sur le canapé ; dans un des coins du salon, un autreindividu, silencieux et immobile comme une statue, mais habilléégalement d’un paletot marron et de faux astrakan, debout, lesmains derrière le dos, semblait frappé de paralysie au spectacled’une aquarelle toute flamboyante d’un coucher de soleil quiallumait comme une torche la flèche d’or dessaints-Pierre-et-Paul.

Enfin, dans le jardin et devant la loge, troisautres pardessus marron erraient comme des âmes en peine autour despelouses ou devant la porte d’entrée. Rouletabille retint d’ungeste la Générale, rentra dans le petit salon et referma laporte.

– Police ? demanda-t-il.

Matrena Pétrovna fit un signe de tête avec unmouvement de l’index qui fermait sa petite bouche naïve, comme on acoutume de faire, avec le doigt et la bouche, pour recommander lesilence. Rouletabille sourit.

– Combien sont-ils ?

– Dix, relevés toutes les six heures.

– Cela vous fait quarante inconnus chezvous, par jour.

– Pas inconnus, reprit-elle…police !…

– Et malgré cela, vous avez eu le coup dubouquet dans la chambre du Général ?

– Non !… ils n’étaient que trois,alors… c’est depuis le coup du bouquet qu’ils sont dix.

– N’importe… c’est depuis ces dix-là quevous avez eu…

– Quoi ? demanda-t-elle,anxieuse…

– Vous savez bien… le plancher …

– Taisez-vous ! ordonna-t-elleencore.

Et elle alla jeter un coup d’œil à la porte,considérant avec attention le policier-statue devant son coucher desoleil… elle dit :

– Personne ne sait… pas même monmari…

– C’est ce que m’a dit M. Koupriane…Alors, c’est lui qui vous a octroyé ces dix agents-là…

– Certainement !

– Eh bien, vous allez commencer par memettre toute cette police à la porte…

Matrena Pétrovna lui prit la main,effarée.

– Vous n’y pensez donc pas ?

– Si ! il faut savoir d’où vient lecoup ! Vous avez ici quatre sortes de gens : la police,les domestiques, les amis, la famille. Éloignons d’abord la police.Qu’elle n’ait pas le droit de franchir votre seuil. Elle n’a pas suvous garantir. Vous n’avez rien à regretter. Et si, elle absente,aucun nouveau fait redoutable ne se produit, nous pourrons laisserà M. Koupriane le soin de continuer l’enquête, sans se déranger,chez lui…

– Mais vous ne connaissez pas l’admirablepolice de Koupriane. Ces braves gens ont fait preuve d’undévouement…

– Madame, si j’étais en face d’unnihiliste, la première chose que je me demanderais seraitcelle-ci : est-il de la police ? La première chose que jeme demande en face d’un agent de votre police : n’est-il pointnihiliste ?…

– Mais ils ne voudront pointpartir !…

– L’un d’eux parle-t-ilfrançais ?

– Oui, leur chef, celui qui est debout,là, dans le salon.

– Appelez-le, je vous prie.

La Générale s’avança dans le salon et fit unsigne.

L’homme parut. Rouletabille lui tendit unpapier que l’autre lut.

– Vous allez rassembler vos hommes etquitter la villa, ordonna Rouletabille. Vous vous rendrez à lapolice. Vous direz à M. Koupriane que ceci a été commandé par moiet que j’exige que tout le service de police de la villa soitsuspendu… jusqu’à nouvel ordre.

L’homme s’inclina, parut ne pas comprendre,regarda la Générale et dit au jeune homme :

– À vos ordres !…

Il sortit.

– Attendez-moi une seconde ici, pria laGénérale qui ne savait quelle contenance tenir, et dontl’inquiétude faisait réellement peine à voir.

Et elle disparut derrière l’homme au fauxastrakan.

Quelques instants après, elle revenait. Elleparaissait encore plus agitée.

– Je vous demande pardon, murmura-t-elle,mais je ne pouvais les laisser partir ainsi. Ils en avaient, dureste, une très grosse peine. Ils m’ont demandé s’ils avaientdémérité, s’ils avaient manqué à leur service. Je les ai calmésavec le natchaï.

– Oui, et dites-moi toute la vérité,Madame. Vous leur avez demandé de ne point trop s’éloigner, derester aux alentours de la villa, de la surveiller d’aussi près quepossible.

– C’est vrai, avoua la Générale, enrougissant. Mais ils sont partis quand même. Ils doivent vousobéir. Quel est donc ce papier que vous avez montré ?…

Rouletabille sortit à nouveau son billet toutcouvert de cachets, de signes, de lettres cabalistiques, auquel ilne comprenait goutte. La Générale traduisit, tout haut :« Ordre à tous les agents en surveillance à la villa Trébassofd’obéir absolument au porteur. Signé : Koupriane. »

– Possible ! murmura MatrenaPétrovna, mais jamais Koupriane ne vous eût donné ce papier s’ilavait pu imaginer que vous vous en serviriez pour chasser sesagents.

– Évidemment ! je ne lui ai pointdemandé son avis, Madame, veuillez le croire… mais je le verraidemain et il me comprendra…

– En attendant, qui va le veiller ?s’écria-t-elle.

Rouletabille lui prit encore les mains. Il lavoyait souffrir, en proie à une angoisse presque maladive. Il avaitpitié d’elle. Il eût voulu lui donner confiance, tout de suite.

– Nous ! dit-il.

Elle vit ces bons yeux si clairs, si profonds,si intelligents, cette bonne petite tête solide, ce front devolonté, toute cette jeunesse ardente qui se donnait à elle, pourla rassurer.

Rouletabille attendait ce qu’elle allaitdire.

Elle ne dit rien. Elle l’embrassa de tout soncœur.

II – Natacha

Dans la salle à manger, c’est le tour deThadée Tchichnikof, de raconter des histoires de chasse.

Ah ! c’est tout à fait le plus grosmarchand de bois de l’antique Lithuanie, qui possède des forêtsimmenses et un grand amour pour Féodor Féodorovitch, avec lequel ila joué tout enfant, et qu’il a sauvé de l’ours, qui se préparait àenlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève unchapeau de dessus une tête, tout simplement. En ce temps-là, lepère de Féodor était gouverneur de Courlande, s’il vous plaît, parla grâce de Dieu et du petit père. Thadée, qui avait treize anstout juste, avait tué l’ours d’un bon coup d’épieu, et il étaittemps. Une grande amitié était née entre les familles à cause de cecoup d’épieu et, bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodorle considérait comme son frère et l’aimait comme tel. Maintenant,Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provincesoccidentales, avec ses forêts à lui, et sa haute stature, et sonvisage gras, huileux, et son cou de taureau, et sa panse rebondie.Il a tout quitté – toutes ses affaires, toute sa famille – lors dudernier attentat, pour venir serrer dans ses bras son vieux cherFéodor. Ainsi a-t-il fait à chaque attentat, sans en oublier unseul. C’est un ami fidèle. Mais il est désolé qu’on ne sache pluschasser l’ours comme au temps de sa jeunesse. D’abord, est-ce qu’ily a encore des ours en Courlande, et des arbres ? Est-ce qu’ily a encore des arbres – ce qu’on appelle des arbres ? Car illes a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains desgrands-ducs de Lithuanie, arbres géants qui projetaient leur ombreau loin, jusque sur les créneaux des villes. Oùsont-ils ?…

Thadée s’amuse, bien sûr, car c’est lui quiles a coupés, bien tranquillement, pour en faire de la fumée delocomotive. C’est le progrès. Ah ! la chasse perd soncaractère national, évidemment, avec les petits arbres qui n’ontpas le loisir de pousser… et c’est à peine si, dans ces jeunesforêts, on a le temps de tuer une paire de bécasses, en« tiaga », c’est-à-dire à l’affût. Or, à cetendroit de la divagation de Thadée, il y eut une grandecomplication de paroles parmi les convives, à cause qu’il y a latiaga du matin et la tiaga du soir, et cesmessieurs ne pouvaient s’entendre sur la préférence qu’il fautaccorder à l’une ou à l’autre.

Le champagne coulait à flots quandRouletabille, poussé par Matrena Pétrovna, fit son entrée. LeGénéral, dont les regards, depuis quelques instants, retournaientassidûment à la porte, s’écria, comme il s’y étaitpréparé :

– Ah ! mon cher Rouletabille !…je vous attendais !… on m’avait dit que vous alliez venir àPétersbourg !

Rouletabille alla lui serrer la main, comme àun ami que l’on retrouve, après une longue absence.

Et le reporter fut présenté comme un vraijeune ami de Paris avec qui on s’est bien amusé, lors du derniervoyage à la ville lumière. Tous demandèrent des nouvelles de Pariscomme d’une chère connaissance.

– Comment va Maxim ? s’inquiétal’excellent Athanase Georgevitch.

Thadée était allé une fois à Paris et en étaitrevenu avec un souvenir enthousiaste pour les françaises. Il dit,voulant être tout de suite aimable, et appuyant sur chaque mot, etprononçant à la mode tudesque, car il était des provincesoccidentales :

– Vos gogottes !… monsieur…Ah ! vos gogottes !… on tirait tes femmes tumonte !

Matrena Pétrovna voulut le faire taire, maisl’autre faisait valoir son excuse et son droit d’apprécier le beausexe en dehors de chez lui. Il avait une femme bouffie,sentimentale, pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope.

Il fallut que Rouletabille dît ce qu’ilpensait de la Russie, mais il n’avait pas encore ouvert la bouchequ’on la lui fermait :

– Permettez !… permettez !…faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération,vous ne pouvez vous rendre compte… il faut avoir vécu longtemps,dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur… laRussie, mon jeune Monsieur, est encore pour vous lettre close…

– Évidemment ! soupiraitRouletabille…

– Eh bien, à votre santé !… ce queje puis vous dire, pour le moment, sans trahir le secret depersonne, c’est que c’est une bonne cliente pour ce qui est duchampagne, eh ! eh ! continuait l’avocat avec un grosrire. Mais le plus fort buveur que j’aie rencontré était né sur lesrives de la Seine, ma parole ! Tu l’as connu, FéodorFéodorovitch ?

« C’est ce pauvre Charles Dufour qui estmort, il y a deux ans, à la fête des officiers de la garde. Ilavait parié, en fin de banquet, qu’il boirait un verre plein dechampagne à la santé de chacun des convives. Ils étaient soixante,en le comptant. Il commença de faire le tour de la table, etl’affaire alla merveilleusement jusqu’au cinquante-huitième verrecompris. Mais au cinquante-neuvième, il y eut un grandmalheur : le champagne vint à manquer. Ce pauvre, ce charmant,cet excellent Charles, saisit alors le verre de vin doré qui setrouvait dans la coupe du cinquante-neuvième, souhaita longue vie àcet excellent cinquante-neuvième, lui vida son verre, d’un coup,prit le temps de murmurer : “Tokay 1807 !” et tomba raidemort. Ah ! celui-là aussi connaissait bien les marques, maparole ! Et il le prouva jusqu’à son dernier soupir. Paix à samémoire ! On s’est demandé de quoi il était mort. Pour moi, ilest mort du fâcheux mélange, sans aucun doute. Il faut de ladiscipline en tout et pas de fâcheux mélanges. Un verre dechampagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous ! Àvotre bonne santé, Matrena Pétrovna ! Du champagne, FéodorFéodorovitch ! Vive la France, Monsieur !…

« Natacha, mon enfant, tu devrais nouschanter quelque chose. Boris t’accompagnerait sur laguzla. Et ton père serait content.

Tous les regards se tournèrent vers Natachaqui s’était levée.

Rouletabille fut frappé de la beauté sereinede la jeune fille. Oui, ce fut tout d’abord la parfaite sérénité dece visage qui l’étonna, le calme suprême, l’harmonie tranquille deces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourdscheveux bruns encadraient son front de marbre et venaients’enrouler aux oreilles qu’ils cachaient.

Son profil était très pur ; sa bouchen’était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu forteset sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d’une taillemoyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle desvierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurspas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s’êtreréfugiée dans ses yeux qui étaient d’un bleu sombre et profond.L’impression que l’on recevait en voyant Natacha était fortcomplexe. Et l’on n’eût pu dire en vérité si le calme dont elle seplaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultatd’un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance.

Elle s’en fut décrocher la guzla etla tendit à Boris qui en tira tout de suite quelques sonsplaintifs.

– Que voulez-vous que je vouschante ? demanda-t-elle, en s’appuyant au dossier du fauteuiloù était étendu son père, et en portant à ses lèvres la main duGénéral qu’elle baisa filialement.

– Invente ! dit le Général. Inventeen français, à cause de notre hôte…

– Oui, pria Boris, improvisez commel’autre soir…

Et déjà il faisait entendre sur son instrumentune lente mélopée.

Natacha chanta en regardant son père :« Quand le moment sera venu de nous séparer, à la fin du jour,que l’ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées… que tes yeuxse reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœuroppressé… que chaque moment de nos entretiens, ô père chéri !Laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie… et quandta pensée aura fui vers d’autres mondes, que mon image s’inclinesur tes paupières endormies… » Natacha avait une voix d’unegrande douceur et son charme était pénétrant. Les paroles qu’ellemodulait devaient avoir une signification précise pourl’assistance, car celle-ci manifestait une forte émotion et il yavait des larmes dans les yeux de tout le monde, excepté dans ceuxde Michel Korsakof, le second officier d’ordonnance, qui parut àRouletabille un homme au cœur solide et peu accessible aux douxsentiments :

– Féodor Féodorovitch, dit ce Michel,quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dansle gémissement de la guzla. Féodor Féodorovitch est unhomme, un glorieux soldat qui peut dormir en paix, car il a bientravaillé pour la patrie et pour le Tsar !…

– Oui ! oui ! bientravaillé !… bien travaillé !…

Glorieux soldat ! répétèrent AthanaseGeorgevitch et Ivan Pétrovitch… il peut dormir en paix !…

– Natacha a chanté comme un ange, émit lavoix timide de Boris, le premier officier d’ordonnance.

– Comme un ange, BorisNikolaïvitch !… mais pourquoi parle-t-elle de cœuroppressé ? Je ne vois pas le Général Trébassof avec un cœuroppressé, moi !… ajouta avec force Michel Korsakof en vidantson verre.

– Nous non plus !… nous nonplus ! firent les autres…

– Une jeune fille peut tout de mêmesouhaiter une bonne nuit à son père ! déclara avec un certainbon sens Matrena Pétrovna. Natacha nous a tous émus, n’est-ce pas,Féodor Féodorovitch ?

– Eh ! j’ai pleuré ! avoua leGénéral. Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre.Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeuneami.

– Ne croyez pas cela ! ditRouletabille. Mademoiselle m’a profondément touché, moi aussi.C’est une artiste, une grande artiste. Et un grand poète,ajouta-t-il.

– Il est de Paris ! il s’yconnaît ! firent les autres.

Et l’on but.

Alors, ils parlèrent musique avec une grandeconnaissance des choses de l’opéra. Tantôt l’un, tantôt l’autre semettait au piano et rappelait quelque motif que les convivesaccompagnaient d’abord à mi-voix et puis en donnant du son, detoute force. Et puis l’on buvait encore avec un parfait fracas deparoles et de gaieté. Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch selevèrent pour embrasser le Général sur la bouche. Rouletabilleavait devant lui de grands enfants, qui s’amusaient avec uneinnocence incroyable et qui buvaient d’une façon plus incroyableencore. Matrena Pétrovna fumait sans s’arrêter des cigarettes detabac blond, se levait à chaque instant, allait faire un petit tourinquiet dans les salles et, après avoir interrogé les domestiques,considérait longuement Rouletabille qui ne bougeait pas, lui,attentif aux paroles et aux gestes de chacun.

Enfin, en soupirant, elle s’asseyait auprès deFéodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe.

Michel et Natacha, dans un coin, étaient engrande conversation, et Boris regardait de leur côté avecimpatience, tout en grattant sa guzla. Mais ce quifrappait par-dessus tout le jeune esprit de Rouletabille, c’étaitassurément l’aspect peu farouche du Général. Il ne s’était pasreprésenté le terrible Trébassof avec cette bonne mine paternellesympathique. Des journaux de Paris avaient donné de lui desportraits redoutables, plus ou moins authentiques, mais où l’art duphotographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudestraits d’un boïard peu accessible à la pitié. Ces images,du reste, étaient en parfait accord avec l’idée que l’on était endroit de se faire de l’exécuteur des hautes œuvres du gouvernementdu Tsar, à Moscou, de l’homme qui, pendant huit jours – la« semaine rouge » – ,avait fait tant de cadavresd’étudiants et d’ouvriers, que les salles des facultés et lesusines avaient vainement, depuis, ouvert leurs portes… Il eût falluressusciter les morts pour peupler ces déserts ! Joursterribles de bataille où, de part et d’autre, on ne connaissait quele massacre et l’incendie, où Matrena Pétrovna et sa belle-filleNatacha (on avait raconté cela encore dans les journaux), étaienttombées à genoux devant le Général pour obtenir la grâce desderniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de Presnia –grâce qui, du reste, leur avait été refusée –.

– La guerre, c’est la guerre, leur avaitrépondu le Général avec une logique irréfutable. Commentvoulez-vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendentpas ?

Il fallait, en effet, accorder cette justice àces jeunes gens des barricades, qu’ils ne s’étaient pas rendus, etcette autre justice à Trébassof, qu’il les avait proprementfusillés.

– Si j’avais écouté mon intérêt, avaitexpliqué le Général à un journaliste de Paris, j’aurais été, avecces messieurs, doux comme un mouton, et, à l’heure actuelle, je neserais pas condamné à mort. Après tout, je ne sais pas ce que l’onme reproche : j’ai servi mon maître comme un brave et loyalsujet, sans plus, et après la bataille, j’ai laissé à d’autres lesoin d’aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères.On parle de la répression de Moscou : parlez-nous donc,Monsieur le Parisien, de la Commune. Voilà une besogne que jen’aurais point faite, de massacrer dans des cours un peupled’hommes, de femmes et d’enfants qui ne résiste plus. Je suis unrude et fidèle soldat de Sa Majesté, mais je ne suis pas un monstreet j’ai le sentiment de la famille, mon cher Monsieur. Dites-le àvos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plusrien, car j’aurais l’air de regretter d’être condamné à mort… et lamort, je m’en f…

Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c’étaitcette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait sitranquillement apprécier la vie. Quand le Général n’encourageaitpas la gaieté de ses amis, il s’entretenait avec sa femme et safille, qui l’adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains,et il paraissait parfaitement heureux. Avec son énorme moustachegrisonnante, son teint haut en couleur, ses petits yeux rieurs etperçants, il paraissait le type accompli du papa gâteau.

Le reporter examinait ces types si différentset faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui luiservit, du reste, à s’établir définitivement dans l’estime deshôtes de la datcha des îles. Mais, en réalité, il donnaittout à dévorer à un énorme chien boule-dogue qui, sous la table,lui faisait mille amitiés. Comme Trébassof avait prié ses amis delaisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie, on ne s’occupaitplus de lui. Enfin, la musique avait fini par distraire l’attentionde tous et, à un certain moment, Matrena Pétrovna fut bieneffrayée, en tournant la tête vers la place du jeune homme, de neplus voir de Rouletabille. Où était-il passé ?… Elle sortit,s’en fut dans la véranda, n’osa pas appeler, revint dans le grandsalon, et trouva le reporter dans le moment qu’il sortait du petitsalon.

– Où étiez-vous ? demandaMatrena.

– Ce petit salon est tout à fait charmantet décoré avec un art exquis, complimenta Rouletabille. On diraitun boudoir.

– Il sert, en effet, de boudoir à mabelle-fille dont la chambre donne directement sur ce petitsalon ; vous voyez la porte ici… c’est tout à faitexceptionnellement qu’on y a dressé la table deszakouski ; mais la véranda, depuis quelque temps,était devenue la pièce de la police.

– Votre chien, Madame, est de bonnegarde ? demanda Rouletabille, en caressant la bête qui l’avaitsuivi.

– Khor est fidèle et nous a toujours biengardés, les autres années.

– Il se repose donc,maintenant ?

– Vous l’avez dit, mon petit ami. C’estKoupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu’il n’aboie plusla nuit. Koupriane craignait certainement, si on le laissait enliberté, qu’il ne dévorât quelqu’un de ses policiers, ce quipouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin. Je voulus alorsqu’il couchât dans la maison, ou devant la porte de son maître, oumême au pied du lit, mais Koupriane m’a répliqué : « Non,non, pas de chien !… Ne comptez pas sur le chien !… Iln’y a rien de plus dangereux que de compter sur lechien ! » alors, on a enfermé Khor, la nuit, mais je n’aipas compris Koupriane…

– M. Koupriane avait raison, fit lereporter. Les chiens ne sont bons que contre les étrangers.

– Oh ! soupira la bonne dame, endétournant les yeux, Koupriane connaît bien son métier, il pense àtout… Venez, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle eût voulumasquer son embarras… et ne sortez plus comme cela sans meprévenir… on vous réclame dans la salle…

– J’exige tout de suite que vous meparliez de cet attentat…

– Dans la salle, dans la salle !…c’est plus fort que moi, fit-elle, en baissant la voix, je ne puispas laisser seul le Général sur le parquet !

Elle poussa Rouletabille dans la salle, où cesmessieurs se racontaient d’étranges histoires dekouliganes qui les faisaient rire à grand bruit.

Natacha conversait toujours avec MichelKorsakof ; Boris, qui ne les quittait pas des yeux, étaitd’une pâleur de cire au-dessus de sa guzla, qu’il raclaitde temps à autre, inconsciemment. Matrena fit asseoir Rouletabillesur un coin du canapé, près d’elle, et, comptant sur ses doigtscomme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans sescalculs domestiques :

– Il y a eu trois attentats, dit-elle…deux, d’abord, à Moscou. Le premier est arrivé bien simplement. LeGénéral savait qu’il était condamné à mort. On lui avait apporté,au palais, dans l’après-midi, les affiches révolutionnaires quiapprenaient la nouvelle à la population de la ville et descampagnes. Aussitôt, Féodor, qui s’apprêtait à sortir, renvoya sonescorte. Et il commanda qu’on lui attelât le traîneau. Je luidemandai en tremblant quel était son dessein ; il me réponditqu’il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous lesquartiers de la ville pour montrer aux Moscovites qu’on n’intimidepas facilement un gouverneur nommé, selon la loi, par le petitpère, et qui a la conscience d’avoir fait tout son devoir. Onapprochait de quatre heures. On touchait à la fin de la journéed’hiver, qui avait été claire, transparente et très froide. Jem’enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau, à côtédu Général, qui me dit : « c’est très bien, Matrena, celafera un très bon effet sur ces imbéciles. » Et nous voilàpartis. D’abord, nous descendons le long de la Naberjnaïa.Le traîneau filait comme le vent.

« Le Général donna un grand coup de poingdans le dos du koudchar, en lui criant : “Toutdoucement, imbécile, on va croire que nous avons peur !…” etc’est presque au pas que, remontant derrière l’église de laprotection et de l’intercession, nous arrivâmes sur la place rouge.Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés et, après nousavoir reconnus, s’étaient empressés de s’enfuir. Sur la placerouge, il n’y avait personne qu’un groupe de femmes devant lavierge d’Ibérie.

« Ces femmes, aussitôt qu’elles nouseurent aperçus et qu’elles eurent reconnu l’équipage du gouverneur,se dispersèrent comme une bande de corneilles, en jetant des crisd’effroi. Féodor riait si fort que son rire, sous la voûte de lavierge, semblait faire trembler les pierres. J’en étais moi-mêmetoute réconfortée, mon petit Monsieur. Notre promenade continuaitsans incidents remarquables. La ville était presque déserte. Onétait encore trop sous le coup de la bataille des rues. Féodordisait : “Ah ! ils font le vide devant moi ; ils nesavent pourtant pas combien je les aime.” Et, tout le long de lapromenade, il me dit encore des choses charmantes et délicates.

« Enfin, nous parlions doucement sous lesfourrures, dans le traîneau, quand on passa de la place Koudrinskydans la rue Koudrinsky, exactement. Il était quatre heures juste etune légère buée commençait à courir au ras de la neigeglacée ; on n’apercevait plus les maisons que comme desgrandes boîtes d’ombre, à droite et à gauche. On glissait sur laneige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillardcalme. Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nousvîmes des ombres de soldats qui s’agitaient devant nous, avec desgestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courtsparaissaient énormes et s’abattaient comme des bûches sur d’autresombres. Le Général fit arrêter le traîneau et descendit pour voirde quoi il s’agissait. Je descendis avec lui. C’étaient des soldatsdu fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, unjeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque.Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Ilpouvait bien avoir neuf ans, au plus.

« L’autre, le jeune homme, se tenait toutdroit et marchait sans répondre, même par une plainte, aux coups delanière qui venaient le fouetter. J’étais outrée. Je ne laissaipoint le temps à mon mari d’ouvrir la bouche et je dis ausous-officier qui commandait le détachement : “Tu n’as pashonte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent sedéfendre !” Le Général me donna raison. Alors, lesous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer unLieutenant dans la rue, en déchargeant un revolver qu’il nousmontra, qui était le plus gros que j’aie jamais vu, et qui devait,pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon.C’était incroyable.

« – Et l’autre, demanda le Général,qu’est-ce qu’il a fait ?

« – C’est un étudiant dangereux, réponditle sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier,parce qu’il l’avait promis à la propriétaire de la maison qu’ilhabite, pour lui éviter qu’on ne démolisse sa maison à coups decanon.

« – Mais c’est très bien, cela !Pourquoi le battez-vous ?

« – Parce qu’on nous a dit que c’est unétudiant dangereux.

« – Ça n’est pas une raison, réponditsagement Féodor. Il sera fusillé s’il l’a mérité, et le petitenfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donnédes fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pourfouetter la foule qui n’obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans cecas-là, on vous crie : “Chargez !” Et vous savez ce quevous avez à faire. Vous m’avez compris ? Termina Féodor d’unevoix rude. Je suis le Général Trébassof, votre gouverneur.

« Ce que venait de dire là, Féodor, étaittout à fait humain ; eh bien, il en fut bien mal récompensé,bien mal, en vérité. Et l’étudiant était vraiment dangereux, car iln’eût pas plutôt entendu mon mari dire : “Je suis le GénéralTrébassof, votre gouverneur”, qu’il s’écria : “Ah ! c’esttoi, Trébassof”, et qu’il sortit un revolver d’on ne sait où, et ledéchargea entièrement sur le Général, presque à bout portant. Maisle Général ne fut pas atteint, heureusement, ni moi non plus, quiétais à son côté et qui m’étais jetée sur le bras de l’étudiantpour le désarmer, et qui fus roulée aux pieds des soldats dans labataille qu’ils livraient autour de l’étudiant, pendant que lerevolver se déchargeait toujours. Il y eut, du coup, trois soldatstués. Vous comprenez que les autres étaient furieux. Ils merelevèrent avec des excuses et, tout de suite, se mirent à donnerdes coups de bottes et de cannes dans les reins de l’étudiant quiavait, lui aussi, roulé par terre, et le sous-officier lui cinglala figure d’un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deuxyeux.

« C’est là-dessus que Féodor donna ungrand coup de poing sur la tête du sous-officier, en luidisant : “Tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai dit ?”Le soldat, assommé, tomba, et Féodor le coucha lui-même dans letraîneau avec les morts. Puis il se mit en tête des soldats etramena le détachement à la caserne. Moi, je formaisl’arrière-garde. Une heure après, nous revenions au palais. Ilfaisait tout à fait nuit et, presque sur le seuil du palais, nousavons été passés par les armes d’une petite troupe derévolutionnaires qui défilaient à toute allure dans deux traîneaux,qui disparurent dans la nuit et qu’on n’a pas pu rattraper. J’avaisune balle dans ma toque. Le Général n’avait rien encore, mais nosfourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats mortsqu’on avait oublié d’éponger dans le traîneau.

« Voilà le premier attentat qui nesignifie pas grand’chose, affirma Matrena, car nous étions encoreen pleine guerre… Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on estentré dans l’assassinat…

À ce moment, Ermolaï entrait avec quatrebouteilles de champagne sous les bras, et Thadée tapait sur lepiano comme un sourd.

– Allez, vite… Madame… le secondattentat ?… fit Rouletabille, qui prenait des notes hâtivessur sa manchette, tout en ne cessant de regarder les convives etd’écouter Matrena des deux oreilles…

– Le second a eu lieu encore à Moscou.Nous avions fait un joyeux dîner, car nous pensions bien que lesbeaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient lapaix de vivre, et Boris avait gratté de la guzla enchantant des chansons d’Orel pour me faire plaisir, car c’est unbrave garçon sympathique. Natacha était passée on ne sait où.

« Le traîneau nous attendait devant laporte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracasépouvantable, et nous sommes jetés dans la neige, le Général etmoi. Il ne restait plus trace du traîneau, ni du cocher ; lesdeux chevaux étaient éventrés, deux magnifiques chevaux pie, moncher petit Monsieur, auxquels le Général tenait beaucoup. Quant àFéodor, il avait des blessures profondes à la jambe droite ;le mollet était presque en bouillie. Moi, l’épaule un peu arrachée,presque rien. La bombe avait dû être déposée sous le siège dumalheureux cocher, dont on ne retrouva que le chapeau, au milieud’une mare de sang. À la suite de cet attentat, le Général restadeux mois au lit.

C’est le deuxième mois que l’on arrêta deuxdvornicks que j’avais surpris, une nuit, sur le palier dupremier étage où ils n’avaient que faire, et je jurai bien, à lasuite de cela, de faire venir pour nous servir, nos vieuxdomestiques d’Orel. Il fut établi que les dvornicks enquestion avaient des accointances avec des révolutionnaires ;alors, on les a pendus. L’Empereur avait nommé un gouverneurprovisoire et, le Général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidéque nous quitterions la Russie momentanément, et que laconvalescence s’achèverait dans le Midi de la France. Nous prîmesle train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une fortefièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Lesmédecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installerdans cette datcha des îles. Depuis notre arrivée, il nes’est guère passé de jour où le Général n’ait reçu quelque lettreanonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à lavengeance des révolutionnaires.

« Il est brave et n’a fait qu’ensourire ; mais moi, je savais bien que tant que nous serionsen Russie, nous n’aurions pas une seconde de sécurité. Aussi, jeveillais sur lui à toute minute, et ne le laissais approcher que deses amis intimes et de sa famille. J’avais fait venir ma vieilleGniagnia qui m’a élevée, Ermolaï, et les dvornicks d’Orel. C’estsur ces entrefaites que, il y a deux mois, le troisième attentatsurvint. C’est certainement, de tous, celui qui m’a le plusépouvantée, car il commençait de déceler un mystère qui n’est pasencore, hélas ! éclairci…

… Mais Athanase Georgevitch devait en avoirraconté une « bien bonne » car tous s’esclaffaient.

Féodor Féodorovitch s’amusait tellement qu’ilen avait les larmes aux yeux. Rouletabille se disait, pendant queMatrena parlait :

– Je n’ai jamais vu des gens aussi gais,et cependant, ils n’ignorent point qu’ils courent parfaitement lerisque de sauter tous, à l’instant même !…

Le Général, qui n’avait cessé d’observerRouletabille, lequel observait tout le monde, lui dit :

– Eh ! eh ! Monsieur lejournaliste, vous nous trouvez gais ?

– Je vous trouve braves, ditRouletabille, en baissant la voix.

– Pourquoi donc ? fit en souriantFéodor Féodorovitch.

– Je vous demande pardon de songer à deschoses que vous semblez avoir tout à fait oubliées…

Et il lui montra la jambe victime del’avant-dernier attentat.

– C’est la guerre ! c’est laguerre ! fit l’autre… une jambe par-ci, un bras par-là !…Mais, vous voyez bien… on s’en tire tout de même… ils finiront bienpar se lasser et me ficher la paix… à votre santé, mon ami…

– À votre santé, Général.

– Vous comprenez, continua FéodorFéodorovitch, il ne faut pas vous extasier : c’est notremétier à nous de défendre l’Empire au péril de notre vie. Et noustrouvons ça tout naturel. Seulement, il ne faut pas non plus crierà l’ogre. Des ogres, j’en ai connu dans l’autre camp, et quiparlaient d’amour tout le temps, qui ont été plus féroces que vousne pourriez l’imaginer. Tenez ! ce qu’ils ont fait de monpauvre ami, le chef de la sûreté Boïchlikof, est-ce recommandable,en vérité ? En voilà encore un qui était brave. Le soir, sabesogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venaitretrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelledes loups. Croyez-vous que cet appartement n’était même pasgardé ! Pas un soldat ! Pas un gardavoï !Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine derévolutionnaires, après avoir chassé les dvornicksterrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe àla porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veutparler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et sesenfants, fous d’épouvante et qui se jetaient aux genoux desrévolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort ! En voilàune fin de dîner !…

En entendant ces mots, Rouletabille pâlit etses yeux se dirigent vers la porte comme s’il redoutait de voircelle-ci s’ouvrir, livrant passage aux farouches nihilistes dontl’un, un papier à la main, se dispose à lire la sentence de mort àFéodor Féodorovitch. L’estomac de Rouletabille n’est pas encorefait à la digestion de pareilles histoires. Le jeune homme est bienprès de regretter d’avoir pris cette terrible responsabilitéd’éloigner, momentanément, la police… après ce que lui a confiéKoupriane de ce qui se passait dans cette maison, il n’a pas hésitéà risquer ce coup plein d’audace… mais tout de même, tout de même,ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d’un repas,la sentence de mort à la main…

Cela le retourne… lui chavire le cœur…ah ! c’est un coup d’audace ! C’est un coup d’audaced’avoir chassé la police !…

– Alors, demande-t-il, surmontant sonémoi, et reprenant comme toujours confiance en lui-même… alors…qu’est-ce qu’ils ont fait, après cette lecture ?

– Le chef de la sûreté savait qu’iln’avait aucune grâce à attendre. Il n’en demanda pas. Lesrévolutionnaires ordonnèrent à Boïchlikof de dire adieu à safamille. Il releva sa femme, ses enfants, les embrassa, leurconseilla le courage et dit aux autres qu’il était prêt. On le fitdescendre dans la rue. On le colla contre le mur. Une salveretentit. La femme et les enfants étaient à la fenêtre quiregardaient. Ils descendirent chercher le corps du malheureux trouéde vingt-cinq balles.

– C’est exactement le nombre de blessuresque l’on avait relevées sur le corps du petit Jacques Zlovikszky,fit entendre la voix calme de Natacha.

– Oh ! toi, tu leur trouves toujoursdes excuses… bougonna le Général… le pauvre Boïchlikoff a fait sondevoir comme j’ai fait le mien !…

– Toi, papa, tu as agi comme unsoldat ! Voilà ce que les révolutionnaires ne devraient pasoublier !… Mais ne crains rien pour nous, père, car s’ils tetuent, nous mourrons tous avec toi !…

– Et gaiement encore !… déclaraAthanase Georgevitch. Ils peuvent venir ce soir. On est enforme !…

Sur quoi Athanase remplit les verres.

– Cependant, permettez-moi de dire, émittimidement le marchand de bois Thadée Tchichnikof, permettez-moi dedire que ce Boïchlikof a été bien imprudent.

– Dame, oui ! gravement imprudent,approuva Rouletabille. Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnesballes dans le corps d’un enfant, on doit précieusement se garderchez soi si on veut souper en paix…

Ce disant, il toussa, car il se trouvaitpassablement du toupet, après ce qu’il avait fait de la garde duGénéral, d’émettre de pareilles conclusions…

– Ah ! s’écria avec vigueur AthanaseGeorgevitch, de sa plus belle voix du tribunal… ah !… cen’était point de l’imprudence ! C’était du mépris de lamort ! Oui, c’est le mépris de la mort qui l’a tué. Comme lemépris de la mort nous conserve tous, en ce moment, en parfaitesanté… à la vôtre, Mesdames, Messieurs !… connaissez-vousquelque chose de plus beau, de plus grand au monde que le mépris dela mort ? Regardez Féodor Féodorovitch et répondez-moi !Superbe, ma parole ! superbe !… à la vôtre !… Lesrévolutionnaires, qui ne sont pas tous de la police, seront de monavis en ce qui concerne nos héros. Ils peuvent maudire lestchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d’enhaut ; mais ceux qui ne sont pas de la police (il y en a, jecrois, quelques-uns), ceux-là reconnaîtront que des hommes comme lechef de la sûreté, notre défunt ami, sont braves.

– Certes ! amplifia le Général.Désignés à tous les coups, il leur faut, pour se promener dans unsalon, plus d’héroïsme qu’à un soldat sur le champ de bataille…

– J’ai approché quelques-uns de ceshommes-là, reprit Athanase qui s’exaltait. J’ai retrouvé partoutchez eux la même imprudence, si vous voulez, comme dit le jeuneFrançais. Quelques jours après l’assassinat du grand maître de lapolice de Moscou, qui fut tué dans son salon, à coups de revolver,je fus reçu par son successeur, à la place même où l’autre avaitété assassiné. Il ne prit pas plus de précautions pour moi, qu’ilne connaissait pas, que pour les quelques gens de la classe moyennequi venaient lui présenter leurs suppliques. C’était pourtant dansdes conditions absolument identiques que son prédécesseur avait étéabattu. Avant de le quitter je considérai le parquet où s’étaittraînée si récemment une agonie. On avait mis là un petit tapis, etsur ce tapis une table, et sur cette table il y avait un livre.Savez-vous lequel ? Chaussettes pour dames, de Willy…et… et allez donc ! À votre santé, Matrena Pétrovna !Nichevô !…

– Vous-mêmes, mes amis, déclara leGénéral, faites preuve d’un grand courage en venant partager avecmoi les quelques heures qui me restent à vivre…

– Nichevô !Nichevô ! C’est la guerre !…

– Oui, c’est la guerre !…

– Oh ! il ne faut pas nous dorer surtranche, Athanase ! réclama Thadée, modestement, quel dangercourons-nous ici ? Nous sommes bien gardés !

– Nous sommes gardés par le doigt deDieu, déclara Athanase, car la police… ne me donne pasconfiance.

Michel Korsakof, qui était allé faire un tourdans le jardin, entra :

– Réjouissez-vous donc, AthanaseGeorgevitch, fit-il. Il n’y a plus de policiers à la villa.

– Où sont-ils ? demanda, inquiet, lemarchand de bois.

– Un ordre de Koupriane est venu leschercher ! expliqua Matrena Pétrovna qui faisait de grosefforts pour paraître calme.

– Et ils ne sont pas remplacés ?interrogea Michel.

– Non ! c’est incompréhensible… Il adû y avoir confusion dans les ordres donnés… ajouta Matrena enrougissant, car elle ne savait pas mentir, et c’était bien àcontrecœur qu’elle inventait cette fable sur l’ordre deRouletabille.

– Eh bien, tant mieux !… conclut leGénéral… ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelquetemps de ces gens-là !…

Athanase fut naturellement de l’avis duGénéral ; et, comme Thadée, Ivan Pétrovitch et les officierss’offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la policeabsente, Féodor Féodorovitch surprit un geste de Rouletabille quirepoussait l’idée de cette garde nouvelle :

– Non ! non ! s’écria leGénéral, en prenant sa voix bourrue. Vous vous retirerez à l’heureordinaire… je veux maintenant rentrer dans l’ordinaire des choses,ma parole !… vivre comme à l’ordinaire !… on verrabien !… on verra bien !… c’est une affaire arrangée entreKoupriane et moi !… Koupriane est moins sûr de ses hommes,après tout, que je ne le suis de mes domestiques… vous m’avezcompris… je n’ai point besoin d’en dire plus long… vous irez vouscoucher… et nous dormirons tous… c’est l’ordre ! Du reste, ilne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deuxpas d’ici, au coin de la route et que nous n’avons qu’un signal àfaire pour qu’ils accourent tous !… mais plus d’agentssecrets, plus de police spéciale. Non ! non !Bonsoir ! allez-vous coucher.

Ils n’insistèrent pas ! Quand Féodoravait dit : « c’est l’ordre », il n’y avait plus deplace, même pour un mot de politesse… mais, avant de s’allercoucher, on s’en fut dans la véranda où les liqueurs étaientservies, toujours par le brave Ermolaï.

Matrena poussa jusque-là le fauteuil roulantdu Général, qui répétait :

– Non, non ! Plus de cesgens-là ! plus de policiers ! ça portemalheur !…

– Féodor ! Féodor ! soupiraMatrena que l’inquiétude gagnait malgré tout, ils veillaient sur tachère vie !

– Elle ne m’est chère qu’à cause de toi,Matrena Pétrovna…

– Et rien pour moi, papa ?… fitNatacha.

– Oh ! Natacha !…

Il leur embrassa les mains à toutes deux.C’était un touchant spectacle de famille.

De temps en temps, pendant qu’Ermolaï versaitdes liqueurs, Féodor tapait de la main sur l’appareil qui luienveloppait la jambe…

– Ça va mieux, disait-il… ça vamieux !

Et puis une grande mélancolie se répandit surson rude visage, et il regarda le soir descendre sur les îles, lesoir doré de Saint-Pétersbourg.

On n’avait pas encore atteint tout à fait lapériode de ce qu’on appelle là-bas : les nuits blanches, nuitsqui ne connaissent point de ténèbres ; mais qu’elles étaientbelles déjà ces nuits de clarté caressées, au golfe de Finlande,presque en même temps, par les derniers et les premiers rayons dusoleil ! De la véranda, on apercevait un des plus beaux coinsdes îles et l’heure était si douce que son charme se fitimmédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée,étaient encore tout près de la nature. Ce fut lui, le premier, quiréclama de Natacha :

– Natacha ! Natacha !…chante-nous ton soir des îles…

La voix de Natacha monte au-dessus de la paixdes îles, sous le dôme léger et transparent de la nuit rose… et laguzla de Boris l’accompagne…

Natacha chante : « … voici la nuitdes îles… au nord du monde… le ciel presse de ses bras sanssouillure le sein de la terre … nuits faites du baiser rose quel’aurore donne au crépuscule … et l’air de la nuit est doux etfrais, au-dessus du frisson du golfe, comme l’haleine des jeunesfilles du nord du monde … entre les deux horizons enflammés, plongeet resurgit aussitôt et roule le soleil, disque rebondissant desdieux du nord du monde … dans cet instant, ami, où dans les ombresdu soir rose, je suis seule à te voir… réponds !…réponds !… réponds d’un soupir moins timide au salut accoutumédu bonsoir !… le ciel presse de ses bras sans souillure lesein de la terre, au nord du monde ! »

Ah ! comme Boris Nikolaïovitch et MichelKorsakof la regardent chanter !… en vérité, on ne soupçonnejamais la tempête ou l’amour qui couve dans un cœur slave, sous unetunique de soldat… même quand un soldat joue bien sagement de laguzla, comme le correct Boris, ou qu’il allonge, d’ungeste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, commeMichel, l’indifférent.

Natacha ne chante plus et on l’écouteencore…

Les convives de la terrasse tendent encorevers elle une oreille charmée… et les petits bonshommes deporcelaine, assis sur les pelouses du jardin à la mode des îles,voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendreglisser le soupir harmonieux de Natacha dans les nuits roses dunord du monde… pendant ce temps, Matrena Pétrovna erre dans lamaison, de la cave au grenier, veillant sur l’époux comme unechienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, àrecevoir les coups, à mourir pour son maître… et cherchant partoutRouletabille qui a encore disparu…

III – Veille

Elle vient de donner l’ordre auxdvornicks de veiller, armés jusqu’aux dents, toute lanuit, devant la grille, et elle traverse le jardin solitaire.

Sous la véranda, le schwitzar étendun matelas pour Ermolaï. Elle lui demande s’il n’a pas aperçu lejeune français. Où donc… où donc est passé Rouletabille ? LeGénéral, qu’elle vient de monter elle-même, sur son dos, jusquedans sa chambre, sans le secours de personne, de personne au monde,et qu’elle vient de coucher sans l’aide de personne, de personne aumonde, est inquiet, lui aussi, de cette singulière disparition.Est-ce qu’on leur a déjà soufflé « leur »Rouletabille ? Les amis sont tous partis et les officiersd’ordonnance ont pris congé sans pouvoir lui dire où était passé cegamin de journaliste. Mais on aurait tort de s’inquiéter de ladisparition d’un journaliste, ont-ils affirmé. Ces sortes de gens –les journalistes – vont, viennent, arrivent quand on ne les attendpas et quittent la société – même la meilleure – sans prévenirpersonne. En France, c’est ce qu’on appelle « filer àl’anglaise ». À ce qu’il paraît que c’est tout à fait poli.Enfin, ce petit est peut-être au télégraphe. Un journaliste doitcompter, dans tous les instants de sa vie, avec le télégraphe. Lapauvre Matrena Pétrovna promène dans le jardin solitaire son cœurbouleversé. Il y a, au premier, une lumière à la fenêtre duGénéral. Il y a des lumières, au ras de terre, qui proviennent descuisines. Il y a une lumière au rez-de-chaussée, près du petitsalon, à la fenêtre de la chambre de Natacha. Comme la nuit estlourde à supporter ! Jamais l’ombre n’a tant pesé à lapoitrine vaillante de Matrena. Quand Matrena respire, elle soulèvetout le poids de la nuit. Elle a tout examiné… tout. Et on est bienenfermé. Tout à fait. Il n’y a plus, dans toute la maison, que lesgens dont elle est absolument sûre, mais auxquels, tout de même,elle ne permet point de se promener au hasard, dans des endroits oùils n’ont que faire. Chacun à sa place. Cela vaut mieux. Ellevoudrait que chacun reste à sa place, comme les petits bonshommesde porcelaine restent à leur place, sur les pelouses. Or,justement, voilà que, à ses pieds, une ombre de bonhomme deporcelaine remue, s’allonge, se dresse, à mi-corps, lui agrippe lajupe et lui parle avec la voix de Rouletabille… Ah !bien !

– C’est Rouletabille !… lui-même,chère Madame, lui-même. Que fait votre Ermolaï dans lavéranda ? Renvoyez-le donc aux cuisines et que leschwitzar se couche ! Les dvornickssuffiront à une garde normale, dehors. Vous, rentrez tout de suite,fermez la porte et ne vous occupez pas de moi, chère Madame !…Bonsoir !

Rouletabille a repris, dans l’ombre, parmi lesautres petites figures de porcelaine, sa pose de bonhomme enporcelaine…

Matrena Pétrovna obéit, rentre chez elle,parle au schwitzar, qui regagne sa loge avec Ermolaï…

Et la maîtresse du logis ferme la porteextérieure.

Elle a fermé depuis longtemps la porte del’escalier de l’office, qui permet aux domestiques de monter dessous-sols dans la villa. En bas, veillent, à tour de rôle chaquenuit, la Gniagnia dévouée et le fidèle Ermolaï.

Dans la villa bien close, il ne doit y avoirmaintenant, au rez-de-chaussée, qu’elle, Matrena, et sabelle-fille, Natacha, qui se couche dans la chambre voisine dupetit salon… et, en haut, au premier étage, le Général qui dort… ouqui doit dormir, s’il a pris sa potion… Matrena est restée dansl’obscurité du grand salon, sa petite lanterne sourde à la main…Ah ! que de nuits passées ainsi, glissant de porte en porte,de chambre en chambre, veillant sur la veille des gens de police,n’osant presque jamais arrêter sa promenade sournoise pours’abattre sur le matelas qu’elle a jeté au travers de la porte dela chambre de son mari… Est-ce qu’elle dort quelquefois ?…Est-ce qu’elle-même pourrait le dire ?… Qui donc pourrait ledire ?… Un petit bout de somme par-ci… par-là… sur un coin dechaise ou tout debout, le long d’une muraille, où elle s’estappuyée pour veiller sur quelque chose qu’on ne sait pas… quelquechose qu’elle est peut-être seule à savoir…

Et, cette nuit, cette nuit où elle sentRouletabille quelque part, autour d’elle… voilà, vraiment, qu’elleest moins inquiète… et pourtant les policiers ne sont pluslà !… Aurait-il raison, ce petit ?… Il est certain (ellene saurait se le dissimuler) qu’elle est beaucoup plus tranquille…plus tranquille maintenant que les policiers ne sont plus là… ellene passe pas son temps à rechercher leurs ombres, dans l’ombre… àtâter l’ombre… les fauteuils… les canapés… à secouer leur torpeur…à les appeler tout bas, par leur petit nom et le petit nom de leurpère… à leur promettre le natchaï important s’ils veillentbien… à les compter, pour savoir où ils sont tous… et, tout à coup,à leur jeter en plein visage le jet de lumière de sa petitelanterne sourde pour être sûre, bien sûre, qu’elle a en faced’elle, un de la police… et non point un autre… un autre avec unepetite boîte infernale sous le bras !…

Oui, il est tout à fait sûr qu’elle a moins debesogne, maintenant qu’elle n’a plus à surveiller la police … etelle a moins peur !… de la reconnaissance lui vient pour lejeune reporter, à cause de cela !… Où est-il ?… est-cequ’il est toujours en porcelaine sur la pelouse du jardin ?Elle s’approche des lames parallèles des volets de la véranda etregarde curieusement dans le jardin sombre. Où est-il ?…est-ce lui, là-bas, ce tas de noir accroupi avec une pipe, qui nefume pas, à la bouche ?… Non, non. Celui-là, elle le connaît,c’est le nain qu’elle aime bien, c’est son petitdomovoï-doukh, l’esprit familier de la maison, celui quiveille, avec elle, sur la vie du Général, et grâce auquel il n’estpas encore arrivé grand malheur à Féodor Féodorovitch, n’était lajambe en marmelade.

Ordinairement, dans son pays à elle (elle estdu gouvernement d’Orel), on n’aime point voir apparaître ledomovoï-doukh en chair et en os, car c’est toujoursdéplaisant de voir un farfadet en chair et en os. Étant petite,elle avait toujours peur de le voir apparaître, au détour d’uneallée du jardin de son père. Elle se l’était toujours représentépas plus haut que ça, assis sur ses bottes et fumant sa pipe. Or,étant mariée, elle l’avait tout à coup rencontré au coin d’uneruelle du gastini-dvor, le bazar de Moscou… il était toutà fait comme elle l’avait imaginé ; elle l’avait acheté etelle l’avait porté et installé elle-même avec beaucoup deprécautions, car il était en porcelaine fragile, dans le vestibuledu palais. Et, en quittant Moscou, elle n’avait eu garde de l’ylaisser. Elle l’avait emporté elle-même dans une caisse et l’avaitinstallé elle-même sur la pelouse de la datcha des îles,pour qu’il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie deson Féodor. Et pour qu’il ne s’ennuyât pas tout seul, à fumeréternellement sa pipe, elle l’avait entouré de toute une Cour depetits génies de porcelaine, à la mode des jardins des îles.

Seigneur ! que ce jeune homme françaislui avait fait peur, en se levant, tout à coup, comme cela, sansprévenir, sur la pelouse. Elle avait pu croire un instant quec’était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour sedégourdir les jambes. Heureusement qu’il lui avait parlé tout desuite, et qu’elle avait reconnu sa voix. Et puis sondomovoï ne parle pas français, bien sûr. Ah !

Matrena Pétrovna respire librement maintenant.Il lui semble qu’il y a, à cette heure, deux petits géniesfamiliers qui veillent sur la maison. Et cela vaut toutes lespolices du monde ! n’est-ce pas ?… comme il est malin, cepetit, d’avoir éloigné tous ces gens ! Puisqu’il fautsavoir ; il faut aussi que rien ne vous gêne pour apprendre …et, maintenant, le mystère peut avoir lieu sans crainte d’êtredérangé… Seulement, on le surveille… et on n’en a pas l’air… est-ceque Rouletabille, tout à l’heure, avait l’air de surveiller quelquechose ?… non… certainement… il avait l’air, dans la nuit, d’unbonhomme en porcelaine… ni plus ni moins…

Et, cependant, il voyait tout… s’il y avaitquelque chose à voir… et il entendait tout, s’il y avait quelquechose à entendre… On passait à côté de lui, sans se méfier… et lesgens pouvaient causer entre eux, sans se douter qu’on les écoutait…et même causer avec eux-mêmes, se permettre des mines que l’on aquelquefois, quand on croit n’être pas observé… tous les invitésétaient partis ainsi, en passant près de lui, en le frôlant…Oh ! cher petit domovoï qui a été si ému des larmesde Matrena Pétrovna !…

La bonne grasse, sentimentale, héroïque damevoudrait bien entendre, comme tout à l’heure, sa voixrassurante…

– C’est moi !… me voici !… faitla voix du petit génie familier vivant… et Matrena Pétrovna estencore agrippée par sa jupe…

Ah ! elle l’attendait ! Cette fois,elle n’a pas eu peur. Et, cependant, elle le croyait dehors… maiscela, après tout, ne l’étonne pas outre mesure qu’il soit dans lamaison. Il est si malin ! Il sera monté derrière elle, dansl’ombre de ses jupes, à quatre pattes, et se sera glissé sans êtreaperçu de personne, pendant qu’elle parlait à son énorme majestueuxschwitzar.

– Vous étiez donc là ? fait-elle enprenant sa main qu’elle serre nerveusement entre les deuxsiennes.

– Oui, oui… je vous ai regardée toutfermer. C’est une besogne bien faite, vous n’avez rien oublié.

– Mais où étiez-vous, cher petitdémon ? Je suis allée dans tous les coins, mes mains ne vousont pas rencontré…

– J’étais sous la table des hors-d’œuvre,dans le petit salon.

– Ah ! sous la table deszakouskis. J’avais pourtant défendu qu’on y mît cettelongue nappe pendante qui m’oblige à donner, sans avoir l’air derien, des coups de pied dedans pour être sûre qu’il n’y a personnederrière. C’est imprudent, imprudent, des nappes pareilles !Et, sous la table des zakouskis, avez-vous vu, entenduquelque chose ?

– Madame, est-ce que vous croyez que l’onpeut voir, entendre quelque chose dans la villa quand il ne s’ytrouve que vous qui veillez, que le Général qui dort et que votrebelle-fille qui se prépare au repos ?

– Non ! non ! Je ne le croispas !… je ne le crois pas !… sur le Christ !

Ainsi parlaient-ils tout bas, dansl’obscurité, assis tous deux sur un bout de canapé, et la main deRouletabille dans les deux mains brûlantes de Matrena Pétrovna.

– Et, dans le jardin, reprit la Généraleavec un soupir, avez-vous vu, entendu quelque chose ?

– J’ai entendu l’officier Boris quidisait à l’officier Michel, en français : « Nous rentronsdirectement à la villa ? » l’autre lui a répondu en russed’une façon négative. Et ils ont eu une discussion en russe que jen’ai naturellement pas comprise ; mais, aux mots rapideséchangés, j’ai saisi qu’ils n’étaient pas d’accord et qu’ils nes’aimaient pas.

– Non, ils ne s’aiment pas ! Ilsaiment tous deux Natacha.

– Et elle, qui aime-t-elle ? Il fautme le dire…

– Elle prétend qu’elle aime Boris et jele crois, et cependant, elle a l’air très amie avec Michel, etc’est elle qui, souvent, le poursuit pour avoir dans les coins,avec lui, des conversations qui rendent Boris malade de jalousie.Elle a défendu à Boris de faire sa demande en mariage, sousprétexte qu’elle ne voulait point quitter son père, dans un tempsoù, chaque jour, chaque minute, la vie du Général était endanger.

– Et vous, Madame, aimez-vous votrebelle-fille ? demanda brutalement le reporter.

– Sincèrement, oui, répondit MatrenaPétrovna en retirant ses mains de celles de Rouletabille.

– Et elle, vous aime-t-elle ?

– Je le crois, Monsieur, je lecrois : sincèrement, oui, elle m’aime et il n’y a aucuneraison pour qu’elle ne m’aime pas. Je crois, entendez-moi bien, carc’est la parole de mon cœur, que nous nous aimons tous dans lamaison ? Nos amis sont de vieux amis éprouvés. Boris estofficier d’ordonnance de mon mari depuis très longtemps. Nous nepartageons point ses idées qui sont trop modernes, et il y a eubien des discussions sur le devoir du soldat, au moment desmassacres ; je lui reproche même de s’être montré aussifemmelette que nous en se jetant aux pieds du Général, derrièreNatacha et moi, quand il a fallu tuer tous ces pauvresmoujiks de Presnia. Ce n’était point son rôle. Un soldatest un soldat. Mon mari l’a rudement relevé et lui a commandé, poursa peine, de marcher en tête des troupes. C’était bien fait. Dequoi s’occupait-il ? Le Général avait déjà bien assez delutter avec toute la révolution, avec sa conscience, avec la pitiénaturelle qui est dans le cœur d’un brave homme, et avec les pleurset insupportables gémissements, dans un moment pareil, de sa filleet de sa femme. Boris l’a compris, et il a obéi ; mais, aprèsla mort des pauvres étudiants, il s’est encore conduit comme unefemme en faisant des vers sur les héros des barricades.Croyez-vous ?… des vers que Natacha et lui apprenaient parcœur, en pleurant, quand ils ont été surpris par le Général. Il y aeu une scène terrible. C’était avant l’avant-dernierattentat ; le Général avait alors l’usage de ses deux jambes.Il a frappé des deux pieds à en ébranler la maison !

– Madame, fit Rouletabille, à proposd’attentat, il faut me raconter le troisième.

Comme il parlait ainsi, en se rapprochantd’elle, Matrena Pétrovna lui jeta un « écoutez ! »qui le fit se dresser dans la nuit, l’oreille au guet.Qu’avait-elle entendu ? Lui, il n’entendait rien.

– Vous n’entendez pas, lui souffla-t-elleavec effort, un… un tic tac ?… non !

– Rien, je n’entends rien !

– Vous savez, comme un tic tac d’horloge…écoutez !…

– Comment pouvez-vous entendre ce tictac ? J’ai remarqué qu’aucune pendule, aucune horloge nemarchait ici…

– Comprenez donc ! c’est pour quenous puissions mieux entendre le tic tac …

– Oui, oui, je comprends… je comprends…mais je n’entends rien !

– Moi, je crois l’entendre tout le temps,ce tic tac, depuis le dernier attentat… je l’ai gardé dans lesoreilles, c’est affreux… se dire qu’il y a, quelque part, unmouvement d’horlogerie qui va déclencher la mort… et ne pas savoiroù… ne pas savoir où !… Je suis bien contente que vous soyezlà… pour me dire qu’il n’y a pas de tic tac… Quand j’avais lespoliciers, je les faisais tous écouter… tous… et je n’étaisrassurée qu’en les entendant affirmer tous, qu’il n’y avait pas detic tac… c’est terrible d’avoir ça dans l’oreille, tout à coup, aumoment où je m’y attends le moins… tic tac !… tic tac !…c’est le sang qui me bat dans l’oreille, par instant, plus fort,comme s’il frappait sur un timbre… tenez ! j’en ai des gouttesd’eau sur les mains… écoutez !…

– Ah ! cette fois, on parle… onpleure, dit le jeune homme !

– Chut !… (et Rouletabille sentit lamain crispée de Matrena Pétrovna sur son bras)… c’est le Général…c’est le Général qui rêve !…

Et elle l’entraîna dans la salle à manger,dans un coin d’où l’on n’entendait plus les gémissements…

Mais toutes les portes faisant communiquersalle à manger, salon et petit salon restaient ouvertes derrièreeux, par les soins obscurs de Rouletabille…

Celui-ci attendait que Matrena, dont ilentendait le souffle fort, se fût un peu remise… Au bout d’uninstant, bavarde, et comme si elle eût voulu détourner l’attentionde Rouletabille des bruits d’en haut, des soupirs d’en haut, ellereprit :

– Tenez ! vous parliez des horloges…mon mari a une montre qui sonne, eh bien, j’ai arrêté sa montre…car, plus d’une fois, j’ai été épouvantée d’entendre le tic tac desa montre dans son gilet… c’est Koupriane qui m’avait donné leconseil, un jour qu’il était ici et qu’il avait dressé l’oreille aubruit du balancier d’une pendule, d’arrêter toutes mes horloges etpendules, de façon à ce que l’on ne fût point trompé sur la naturedu tic tac qui pouvait sortir d’une machine infernale déposée dansquelque coin. Il en parlait par expérience, mon cher petitMonsieur, et c’était par son ordre que toutes les horloges duministère, sur la Naberjnaïa, avaient été arrêtées, toutes, moncher petit ami. Les nihilistes, me disait-il, se servent souvent dumouvement d’horlogerie pour faire éclater leurs machines au momentqu’ils jugent opportun. On ne saurait imaginer toutes lesinventions qu’ils ont, les brigands. C’est ainsi que Koupriane meconseilla encore de relever tous les tabliers des cheminées. C’està cette précaution que l’on dut d’éviter un terrible accident auministère qui se trouve près du pont-des-chantres, vous connaissez,petit domovoï ?… On surprit ainsi une bombe, quiétait en train de descendre dans la cheminée du cabinet duministre. Les nihilistes l’avaient attachée à une corde et étaientmontés sur les toits pour lui faire prendre ce chemin. L’un desnihilistes put être arrêté, envoyé à Schlusselbourg et pendu. Ici,vous avez pu voir que tous les tabliers des cheminées sontrelevés.

– Madame, interrompit Rouletabille(Matrena Pétrovna ne savait pas qu’on ne détournait jamaisl’attention de Rouletabille), Madame… on gémit encore là-haut…

– Eh ! ceci n’est rien, mon petitami… c’est le Général qui a des nuits difficiles… il ne peut dormirsans narcotique… et cela lui donne la fièvre… je vais donc vousdire comment le troisième attentat est arrivé. Et vous comprendrez,par la Vierge Marie, comment j’ai encore, parfois, dans lesoreilles, des tic tac…

« Un soir que le Général commençait àreposer et que je me trouvais dans ma chambre, j’entendsdistinctement le tic tac d’un mouvement d’horlogerie. Toutes leshorloges étaient arrêtées, comme me l’avait recommandé Koupriane,et j’avais envoyé la grosse montre de Féodor, sous un prétextequelconque, chez l’horloger. Vous comprenez l’effet produit par letic tac !… Affolée, je tourne la tête de tous côtés et merends compte que le bruit vient de la chambre de mon mari. J’ycours. Il dormait toujours, lui ! Le tic tac était là, maisoù ?… Je tournais sur moi-même comme une folle.

« La chambre était plongée dans unedemi-obscurité et il m’était absolument impossible d’allumer unelampe parce qu’il me semblait que je n’en aurais pas le temps etque la machine infernale allait éclater dans la seconde. Je mejetai par terre et collai mon oreille sous le lit. Le bruit venaitd’au-dessus, mais d’où ?… Je bondis à la cheminée, espérantque, malgré mes ordres, on avait remonté la pendule. Non ! cen’était pas cela !… Enfin, il me semblait maintenant que letic tac venait du lit lui-même, que la machine était dans lelit ! Le Général alors se réveille et me crie : “Qu’ya-t-il, Matrena ? Qu’est-ce que tu as ? ” et il sesoulève sur sa couche, tandis que je lui crie : “Écoute !écoute le tic tac !… Tu n’entends pas le tic tac !…” etje me précipitai sur lui, et je le serrai dans mes bras pourl’emporter, mais j’étais trop tremblante, trop faible de peur, etje retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle :“Au secours !” Il me repoussa et me dit rudement :“Écoute ! écoute donc !” L’affreux tic tac était derrièrenous, maintenant, sur la table… mais il n’y avait rien sur la tableque la veilleuse, le verre contenant la potion et un vase d’argentoù j’avais moi-même, le matin, mis une gerbe d’herbes et de fleurssauvages que m’avait apportée Ermolaï à son retour d’Orel, desfleurs du pays… Tout à coup, je bondis sur la table, sur lesfleurs… je tâtai les fleurs, les herbes, je sentis une résistance…le tic tac était dans le bouquet ! Je pris le bouquet àpleines mains, j’ouvris la fenêtre et le jetai avec fureur dans lejardin… au moment même, la bombe éclata avec un bruit terrible, mefaisant une assez grave blessure à la main. Véritablement, mon cherpetit domovoï, ce jour-là, nous avons été tout près de lamort, mais Dieu et le petit père veillaient sur nous !…

Et Matrena Pétrovna fit le signe de lacroix.

– Toutes les vitres de la maison furentbrisées. En somme, nous en fûmes quittes pour l’épouvante et pourfaire venir le vitrier, mon petit ami, mais j’ai bien cru que toutétait fini.

– Et Mlle Natacha ? demandaRouletabille, elle a dû aussi avoir bien peur, car, enfin, toute lamaison pouvait sauter.

– Évidemment ! mais Natacha n’étaitpas là, cette nuit-là. C’était un samedi. Elle avait été invitée àla soirée du « Michel » par les parents de BorisNikolaïovitch et elle avait couché chez eux, après souper à l’ourscomme c’était entendu. Le lendemain, quand elle apprit le dangerauquel le Général avait échappé, elle se prit à trembler de tousses membres. Elle se jeta dans les bras de son père en pleurant, cequi était bien compréhensible, et elle déclara qu’elle nes’absenterait plus ! Le Général lui raconta ce que j’avaisfait ; alors elle me pressa sur son cœur en me disant “qu’ellen’oublierait jamais une telle action et qu’elle m’aimait plusencore que si j’avais été vraiment sa mère”… c’est en vain que, lesjours suivants, nous cherchâmes à comprendre comment la boîteinfernale avait été placée dans le bouquet de fleurs sauvages.Seuls, les amis du Général que vous avez vus ce soir, Natacha etmoi avions pénétré, au cours de la journée et vers le soir, dans lachambre du Général. Aucun domestique, aucune femme de chambre nemonte au premier. Dans la journée, aussi bien que pendant la nuit,tout le premier est consigné et j’avais les clefs. La porte del’escalier de service qui ouvre au premier, directement sur lachambre du Général, cette porte est toujours fermée à clef et,intérieurement, au verrou. C’est Natacha et moi qui faisons leschambres. On ne saurait pousser les précautions plus loin… Troisagents de police veillaient sur nous, nuit et jour. La nuit dubouquet, deux avaient passé leurs temps de veille autour de lamaison, et le troisième couché sur le canapé de la véranda. Enfin,nous retrouvâmes toutes les portes et fenêtres de la villaétroitement fermées. Dans ces conditions, vous devez juger si monangoisse prit des proportions encore inconnues.

« Car à qui, désormais, se fier ?Que et qui croire ? Et sur qui et sur quoi veiller ?… àpartir de ce jour, aucune autre personne que Natacha et moi n’eutle droit de monter au premier étage. La chambre du Général futinterdite à ses amis. Du reste, le Général allait mieux et,bientôt, il eut la joie de les recevoir lui-même à sa table. Jedescends le Général et je le remonte sur mon dos. Je ne veux l’aidede personne. Je suis assez forte pour cela. Je sens que je leporterais au bout du monde pour le sauver. Au lieu de trois agents,nous en eûmes dix : cinq dehors, cinq dedans. Le jour, celaallait bien, mais les nuits étaient épouvantables, car les ombresdes policiers que je rencontrais me faisaient aussi peur que si jem’étais trouvée en face de nihilistes. Une nuit, j’ai failli enétrangler un de ma main. C’est à la suite de cet incident qu’il futentendu avec Koupriane, que les agents qui veillaient la nuit, àl’intérieur, resteraient tous consignés dans la véranda aprèsavoir, la veille au soir, passé un examen complet de toutes choses.Ils ne devaient sortir de la véranda que s’ils entendaient un bruitsuspect ou si je les appelais à mon aide. Et c’est sur cesentrefaites que survint l’événement du plancher, qui nous a tantintrigués, Koupriane et moi.

– Pardon, Madame, interrompitRouletabille, mais les agents, pendant leur examen de touteschoses, ne montaient pas au premier ?

– Non, mon enfant, depuis le bouquet, iln’y a que moi et Natacha, je vous le répète, qui montons aupremier…

– Eh bien, Madame, il faut m’y conduiretout de suite.

– Tout de suite ?

– Oui, dans la chambre du Général.

– Mais il repose, mon enfant !…laissez-moi vous dire comment exactement est arrivée l’affaire duplancher, et vous en saurez aussi long que moi et queKoupriane.

– Dans la chambre du Général, tout desuite !

Elle lui prit les deux mains et les lui serranerveusement.

– Petit ami ! petit ami ! on yentend parfois des choses qui sont le secret de la nuit ! Vousme comprenez ?…

– Dans la chambre du Général, tout desuite !…

Brusquement, elle se décida à l’y conduire,agitée, bouleversée par des idées et des sentiments qui labalançaient sans répit entre la plus folle inquiétude et la plusimprudente audace.

Partie 1
IV – « Elle est morte, la jeunesse deMoscou ! »

Rouletabille se laissait conduire par laGénérale, à travers la nuit ; mais ses pieds tâtonnants et sesmains en apparence malhabiles prenaient un contact sérieux avec leschoses. L’ascension du premier étage se fit dans le plus profondsilence. On n’entendait plus cette sorte de gémissement lugubre quiavait si fort impressionné le jeune homme tout à l’heure.

La tiédeur, le parfum d’une chambre de femme…et, là-bas, par delà deux portes ouvertes sur le cabinet detoilette faisant communiquer la chambre de la Générale avec cellede Féodor… la lueur d’une veilleuse éclairant la couche surlaquelle est étendu le corps du tyran de Moscou… Ah ! il esteffrayant à voir, cette nuit, avec ce jeu de clartés jaunes etd’ombres diffuses. Quelles arcades sourcilières profondes, quelmasque de douleur et de menace, quelle mâchoire de sauvage venu desfonds de la Tartarie pour être le fléau de Dieu… et cette moustacheépaisse, dure et flottante comme un crin de cheval. Ah ! voilàune figure qui ne déparerait pas la galerie des boyards àKazan et le petit Rouletabille ne s’est jamais autrement imaginéIvan Le Terrible lui-même. Ainsi se présente, quand il dort, cetexcellent Féodor Féodorovitch, le bon papa gâteau de la table defamille, l’ami de l’avocat célèbre pour son coup de fourchette, etdu marchand de bois goguenard, aimable chasseur d’ours, les joyeuxThadée et Athanase ; Féodor, l’époux fidèle de MatrenaPétrovna et le père adoré de Natacha, un brave homme qui a lemalheur d’avoir de cruelles insomnies, et des rêves plusépouvantables encore.

Dans le moment, un souffle rauque soulève, enun rythme inégal, sa rude poitrine, et Rouletabille, penché au borddu cabinet de toilette, regarde… mais ce n’est plus le Généralqu’il regarde : c’est quelque chose, là-bas, du côté du mur…du côté de la porte… et le voilà qui s’avance, si léger sur lapointe de ses bottines, que le parquet le laisse passer sansplainte… il n’y a de plainte, de plainte grandissante dans lachambre, que celle du souffle rauque soulevant la rude poitrine…Derrière Rouletabille, Matrena tend les bras comme si elle voulaitle retenir, car elle ne sait, en vérité, où il va… Quefait-il ?… Pourquoi se courbe-t-il ainsi le long de la porteet pourquoi pose-t-il le pouce sur le parquet, tout contre laporte ?…

Il se relève… il revient… il repasse devant lelit où gronde maintenant, comme un soufflet de forge, larespiration du dormeur… Matrena reprend son Rouletabille par lamain. Et déjà elle l’entraîne, vite… dans le cabinet de toilette,quand un gémissement les arrête :

– Elle est morte, la jeunesse deMoscou !

C’est le dormeur qui parle !… cettebouche, qui a donné des ordres si redoutables, gémit. Et cettelamentation est encore une menace. Dans le sommeil d’hallucinéversé à cet homme par l’impuissant narcotique, les paroles queprononce Féodor Féodorovitch sont, de toute évidence, parelles-mêmes, des paroles de deuil et de pitié ! Eh bien, cegrand diable de soldat, dont ni les balles ni les bombes ne peuventvenir à bout, a une façon de dire les choses qui les transformetout à fait dans sa terrible bouche. On penserait à des accents debrutale victoire.

Matrena Pétrovna et Rouletabille ont penchéleurs deux ombres, accrochées l’une à l’autre, à la porte ouvertesur la clarté jaune de la veilleuse et ils écoutent, avec effroi,ils écoutent… « Elle est morte, la jeunesse de Moscou !…On a balayé ses cadavres ! Il n’y a plus que la ruine deschoses… et le kremlin lui-même a fermé ses portes… pour ne pasvoir… Elle est morte la jeunesse de Moscou !… » Le poingde Féodor Féodorovitch s’est levé de dessus sa couche… On diraitqu’il va frapper… qu’il va tuer encore… Et Rouletabille se tassecontre Matrena qui tremble, et il tremble, comme elle, devant cettevision formidable du tueur de la semaine rouge !…

La poitrine de Féodor a poussé un effrayantsoupir et est redescendue sous le drap, et le poing est retombé, etla tête a roulé sur l’oreiller…

Silence… Repose-t-il enfin ?… Non !non ! il soupire, il râle à nouveau, il se retourne sur sacouche comme un damné dans la géhenne… et les mots écrits par safille lui brûlent les yeux qui, maintenant, sont grands ouverts…les mots écrits sur le mur… qu’il lit sur le mur… les mots couleurde sang : « Elle est morte, la jeunesse de Moscou !Ils étaient allés si jeunes dans les campagnes et dans les mines…et ils n’avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où iln’y eût des gémissements… Maintenant elle est morte la jeunesse deMoscou et on n’entend pas de gémissements, car ceux pour qui elleest morte n’osent même plus gémir ! »…

Mais, quoi ? la voix de Féodor ne menaceplus… sa poitrine halète comme celle d’un enfant qui pleure. Etc’est vraiment avec des sanglots dans la gorge qu’il dit ladernière strophe, la strophe traduite par sa fille sur l’album, enlettres rouges : « la dernière barricade a vu se dresserla vierge de dix-huit hivers… la vierge de Moscou, fleur desneiges… qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés desballes par les soldats du Tsar ?… elle faisait l’admirationdes soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant… quelletuerie !… toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d’unelourde paupière de planches, pour ne pas voir !… et lekremlin, lui-même, a fermé ses portes… pour ne pas voir !… lajeunesse de Moscou est morte ! »

– Féodor ! Féodor !

Elle l’avait pris dans ses bras, l’étreignait,le consolait, pendant qu’il râlait encore : « la jeunessede Moscou est morte ! » et qu’il paraissait chasser avecdes gestes insensés tout un peuple de fantômes.

Elle l’écrasait sur sa poitrine, elle luimettait les mains sur la bouche pour le faire taire ; mais luidisait : « Les entends-tu ?… les entends-tu ?…qu’est-ce qu’ils disent ?… Ils ne disent plus rien… Quelentassement de cadavres sous la bâche des traîneaux,Matrena !… Regarde les jambes glacées des pauvres filles quidépassent, et qui sortent toutes droites, comme des bâtons, desjupes de pilou, Matrena ! Regarde les jupes de pilou, raidescomme des cloches, les pauvres jupes de pilou !… » Etpuis ce fut tout un délire en russe, qui parut plus affreux encoreà Rouletabille, parce qu’il ne le comprenait pas.

Et puis, soudain, Féodor se tut et repoussaassez durement Matrena Pétrovna.

– C’est cet abominable narcotique, fit-ilavec un énorme soupir. Je n’en boirai plus. Je ne veux plus enboire.

D’une main, il montrait, sur la table derrièrelui, le grand verre encore à demi plein du mélange soporifique, oùil trempait ses lèvres chaque fois qu’il se réveillait… de l’autre,il essuyait son front en sueur. Matrena Pétrovna se tenait,tremblante, auprès de lui, tout à coup épouvantée à l’idée qu’ilallait peut-être découvrir qu’il y avait là-bas, derrière la porte,quelqu’un qui avait vu et entendu le sommeil du GénéralTrébassof !

Ah ! s’il devinait cela, son compte étaitbon ! Elle pouvait faire ses prières… elle étaitmorte !…

Mais Rouletabille n’avait garde de donnersigne de vie. C’est tout juste s’il respirait encore. Quellevision ! Il comprenait maintenant l’émotion des amis duGénéral, quand Natacha lui avait chanté de sa voix si douce :« Bonne nuit ! que tes yeux se reposent de tant depleurs, et que le calme rentre dans ton cœuroppressé !… » Les amis avaient été certainement mis aucourant, par cette vieille bavarde de Matrena, des insomnies duGénéral, et ils ne pouvaient s’empêcher de pleurer en entendant lesouhait poétique de la charmante Natacha…

– Tout de même, pensait Rouletabille,personne ne peut imaginer ce que je viens de voir… elle n’est pasmorte pour tout le monde, la jeunesse de Moscou… et, toutes lesnuits, je sais maintenant une chambre où, dans la clarté jaune dela veilleuse… elle ressuscite !

Et le jeune homme, franchement, naïvement,regrettait d’être entré dans une affaire pareille ; d’avoirpénétré, bien inconsidérément, dans une histoire qui, après tout,ne regardait que les morts et le vivant.

Pourquoi était-il venu se mettre entre lesmorts et le vivant ?… On lui disait : « Le vivant afait tout son héroïque devoir… » mais les morts, qu’est-cequ’ils avaient fait, eux ?…

Ah ! Rouletabille maudissait sacuriosité, car, il se l’avouait maintenant, c’était le désird’approcher le mystère révélé par Koupriane et de pénétrer, unefois de plus, malgré tous les dangers, une étonnante et peut-êtremonstrueuse énigme, qui l’avait poussé jusqu’au seuil de la villades îles, qui l’avait jeté sur les mains frémissantes de MatrenaPétrovna en lui promettant son aide…

Il avait montré de la pitié, certes ! dela pitié pour la détresse délirante de cette bonne héroïque dame…mais, en lui, il y avait beaucoup plus de curiosité encore que depitié…

Et, maintenant, il fallait« payer », car il était trop tard pour reculer, pour direlâchement : « Je m’en lave les mains ! » Ilavait renvoyé la police, et il restait seul entre le Général et lavengeance des morts !… Il n’allait pas déserterpeut-être !… cette seule idée le redressa tout à coup, luirendit toute sa présence d’esprit… les circonstances l’avait amenédans un camp qu’il devait défendre coûte que coûte, à moins qu’iln’eût peur !

Le Général reposait maintenant ou, du moins,les paupières closes, simulait le sommeil, sans doute pour rassurerla bonne Matrena qui, à genoux à son chevet, avait conservé la maindu terrible époux dans sa main. Bientôt, elle se leva et allarejoindre Rouletabille dans sa chambre. Elle le conduisit dans unepetite chambre d’ami où elle pria le jeune homme de se reposer.L’autre lui répliqua que c’était elle qui devait tenter de fermerles yeux. Mais, tout en émoi encore de ce qui venait de se passer,elle balbutiait :

– Non ! non !… après une scènepareille, j’aurais des cauchemars, moi aussi !… Ah !c’est affreux… surtout ! surtout ! Cher petit Monsieur…c’est le secret de la nuit !… le malheureux !… lemalheureux !… il n’en peut détacher sa pensée… c’est son pirechâtiment immérité, cette traduction que Natacha a faite de cesabominables vers de Boris… il la sait par cœur… elle est dans soncerveau et sur sa langue, toute la nuit, malgré les narcotiques… etil répète tout le temps : « c’est ma fille qui a écritcela !… ma fille !… ma fille !… » c’est àpleurer toutes les larmes de son corps… Est-ce qu’un aide de campd’un Général, qui a tué lui aussi la jeunesse de Moscou, a le droitd’écrire des vers pareils, et est-ce que c’est la place de Natachade les traduire en beau français de poésie sur un album de jeunefille !… On ne sait plus ce qu’on fait aujourd’hui, quellemisère !…

Elle se tut, car ils venaient d’entendredistinctement le parquet qui craquait sous un pas, en bas, aurez-de-chaussée. Rouletabille arrêta net Matrena et sortit sonrevolver. Il eût voulu continuer tout seul le dangereux chemin,mais il n’en eut pas le temps. Comme le parquet craquait uneseconde fois, la voix angoissée de Matrena, au-dessus du grandescalier, demanda tout haut en russe : « Qui estlà ? » et, aussitôt, la voix calme de Natacha réponditquelque chose dans la même langue. Alors, Matrena, de plus en plustremblante, de plus en plus agitée, et restant toujours à la mêmeplace comme si elle était clouée sur sa marche d’escalier, dit enfrançais : « Oui, tout va bien, ton père repose. Bonnenuit, Natacha ! » On entendit les pas de Natacha quitraversaient le grand et le petit salon. Enfin, la porte de sachambre se referma. Matrena et Rouletabille continuèrent dedescendre en retenant leur souffle. Ils s’en furent dans la salle àmanger et, aussitôt, Matrena fit jouer sa lanterne sourde, dontelle dirigea le jet de lumière sur le fauteuil où s’asseyaittoujours le Général. Ce fauteuil occupait sa place ordinaire sur letapis. Elle le repoussa et releva le tapis, mettant le parquet ànu ; alors, elle se mit à genoux et examina minutieusement leparquet ; puis elle se releva, essuyant son front en sueur,remit le tapis en place, repoussa le fauteuil et s’y laissa tomberavec un gros soupir.

– Eh bien ? demandaRouletabille.

– Rien de neuf ! fit-elle.

– Pourquoi avez-vous appelé tout àl’heure ?

– Parce qu’il n’y avait point de doutepour moi que, seule, ma belle-fille pût, à cette heure, se trouverau rez-de-chaussée.

– Et pourquoi cet empressement à revoirle plancher ?

– Je vous en conjure, ne voyez point dansmes actes, cher petit enfant, des choses qui ne sauraient, qui nedoivent pas s’y trouver ! Cet empressement dont vous me parlezne me quitte pas. Aussitôt que je le peux, je regarde leplancher.

– Madame, demanda encore le jeune homme,que faisait votre belle-fille dans cette salle ?

– Elle était venue y chercher un verred’eau minérale ; la bouteille est encore sur la table.

– Madame, il est nécessaire que vous meprécisiez ce que n’a pu que m’indiquer Koupriane… si je ne metrompe pas… la première fois que vous avez été amenée à regarder leparquet, vous avez entendu du bruit, au rez-de-chaussée, comme ilvient de nous arriver à l’instant même ?

– Oui, je vais tout vous dire puisqu’ille faut : c’était la nuit, après le coup du bouquet, mon cherpetit Monsieur, mon cher petit domovoï ; il me semblaentendre du bruit au rez-de-chaussée ; je descendis aussitôtet ne vis d’abord rien de suspect. Tout était bien fermé. J’ouvristout doucement la porte de la chambre de Natacha. Je voulais luidemander si elle n’avait rien entendu, mais elle dormait siprofondément que je n’eus pas le courage de la réveiller. Jepoussai la porte de la véranda : tous les policiers, tous,vous entendez, dormaient à poings fermés. Je fis encore un tourdans les pièces et, ma lanterne à la main, j’allais sortir de lasalle à manger quand je remarquai que le tapis, sur le parquet,avait un de ses coins mal en place.

« Je me baissai et ma main rencontra ungros pli du tapis, près du fauteuil du Général. On eût dit que l’onavait roulé maladroitement le fauteuil, pour le replacer àl’endroit qu’il occupe ordinairement. Poussée par un sinistrepressentiment, je repoussai le fauteuil et je soulevai le tapis. Àpremière vue, je n’aperçus rien ; mais, en examinant leschoses de plus près, je vis qu’une latte du plancher nes’encastrait pas aussi bien que les autres dans le plancherlui-même… Avec un couteau je pus légèrement soulever cette latte etje reconnus que deux clous qui la rattachaient à la poutre dudessous avaient été fraîchement enlevés. C’était tout juste sij’arrivais à soulever légèrement le bout de cette latte, sanspouvoir, par-dessous, glisser la main. Pour la soulever davantage,il eût fallu ôter encore une demi-douzaine de clous… Qu’est-ce quecela voulait dire ? Étais-je sur le point de découvrir quelqueterrible et mystérieuse machination nouvelle ? Je laissai lalatte reprendre sa place d’elle-même, je la recouvris avec soin dutapis, remis le fauteuil à sa place et, dès le matin, envoyaichercher Koupriane.

Rouletabille interrompit :

– Vous n’aviez, Madame, parlé de cettedécouverte à personne ?

– À personne.

– Pas même à votre belle-fille ?

– Non, fit la voix voilée de Matrena, pasmême à ma fille.

– Pourquoi ? demandaRouletabille.

– Parce que, répondit Matrena après unmoment d’hésitation, il y avait déjà assez de sujets d’épouvante àla maison. Je n’en ai pas plus parlé à ma fille que je n’en ai ditun mot au Général. Pourquoi augmenter l’inquiétude qui nous faitdéjà tant souffrir, bien qu’on n’en laisse rienparaître !…

– Et qu’est-ce qu’a ditKoupriane ?

– Nous avons regardé le parquet, en grandmystère. Koupriane glissa sa main, plus habilement que je nel’avais fait, et constata qu’il y avait sous la latte, c’est-à-direentre le parquet et le plafond des cuisines, une excavation quipermettait qu’on y mît bien des choses. Pour le moment, la latteétait encore trop peu soulevée pour que la manœuvre fût possible.Koupriane, en se relevant, me dit : « Vous avez dû,Madame, déranger la personne dans son opération. Mais nous sommesdésormais les plus forts… Nous savons ce qu’elle fait et elleignore que nous le savons. Faites comme si vous ne vous étiezaperçu de rien, ne parlez de cela à personne au monde etveillez !… que le Général continue de s’asseoir à sa placeordinaire et que nul ne se doute qu’on a découvert le commencementdu travail. C’est le seul moyen dont nous puissions disposer pouravoir des chances qu’il continue… Tout de même, ajouta-t-il, jevais faire à nouveau circuler mes agents, la nuit, dans lerez-de-chaussée. Ce serait trop risquer que de laisser la personnecontinuer son travail, la nuit. Elle le continuerait si bienqu’elle pourrait le terminer… vous m’avez compris ? Mais, lejour, vous vous arrangerez pour que les pièces du rez-de-chausséesoient libres de temps en temps… oh ! pas longtemps… mais detemps en temps… vous m’avez encore compris ?… » Je nesais pourquoi, mais ce qu’il me disait là et la façon dont il me ledisait m’effrayait encore plus que tout. Cependant, je suivis sonprogramme. Or, trois jours plus tard, vers huit heures, alors quele service de nuit n’était pas encore organisé, c’est-à-dire à unmoment où les policiers se trouvaient encore tous à faire leurservice dans le jardin et autour de la villa, et où j’avais, parconséquent, laissé le rez-de-chaussée, pendant que je couchais leGénéral, parfaitement libre, je fus conduite comme malgré moi, toutde suite, dans la salle à manger ; je relevai le tapis etregardai le parquet. Trois nouveaux clous avaient été enlevés à lalatte qui se soulevait déjà avec plus d’aisance et sous laquelle onapercevait déjà la cachette naturelle encore vide !…

Étant arrivée à ce point de son récit, Matrenas’arrêta, comme si, suffoquée, elle n’en pouvait diredavantage.

– Eh bien, demanda Rouletabille.

– Eh bien, je replaçai les choses en étatcomme toujours et fit une rapide enquête auprès des policiers et deleur chef : personne n’était entré, personne, vous m’entendezbien, au rez-de-chaussée.

Personne non plus n’en était sorti.

– Comment voulez-vous que quelqu’un ensoit sorti puisqu’il n’y avait personne ! Je veux dire,fit-elle, dans un souffle, que Natacha, pendant ce laps de temps,était restée dans sa chambre… dans sa chambre qui est aurez-de-chaussée…

– Vous me paraissez très émue, Madame, àce souvenir… pourriez-vous me préciser davantage la cause de votreémotion ?…

– Vous me comprenez bien ?…fit-elle, en secouant la tête.

– Si je vous comprends bien, je doiscomprendre que, depuis la dernière fois que vous avez visité leparquet jusqu’à cette fois où vous avez constaté la disparition detrois nouveaux clous, nulle autre personne n’avait pu entrer dansla salle à manger que vous et votre belle-fille Natacha…

Matrena prit la main de Rouletabille, commeelle faisait dans les grandes occasions.

– Mon petit ami, gémit-elle, il y a deschoses auxquelles je ne peux pas penser … et auxquelles je ne peuxplus penser quand Natacha m’embrasse … c’est un mystère plusépouvantable que tout… Koupriane m’a dit qu’il était sûr,absolument sûr, des agents qu’il m’envoyait ; ma seuleconsolation, voyez-vous, mon petit ami, je m’en rends bien comptemaintenant que vous avez renvoyé ces hommes, ma seule consolationdepuis ce jour-là, a été que Koupriane était moins sûr de seshommes que je ne suis sûre de Natacha…

Et elle éclata en sanglots.

Quand elle se fut calmée, elle cherchaRouletabille auprès d’elle et ne le trouva plus. Alors elles’essuya les yeux, ramassa sa petite lanterne sourde et, furtive,regagna son poste auprès du Général…

À la date de ce jour, voici les notes que l’onrelève sur le carnet de Rouletabille :

Topographie : villaentourée d’un jardin sur trois côtés. Le quatrième donnedirectement sur un champ boisé s’étendant librement jusqu’à laNéva. De ce côté, le niveau du terrain est beaucoup plus bas, sibas que la seule fenêtre ouverte dans le mur (fenêtre du petitsalon de Natacha au rez-de-chaussée) se trouve à la hauteur d’unsecond étage. Cette fenêtre est hermétiquement close par des voletsde fer, retenus à l’intérieur par une barre de fer.

 

Amis : Athanase Georgevitch, IvanPétrovitch, Thadée le marchand de bois (gros souliers), Michel etBoris (fines bottines).

Matrena, amour sincère, héroïsmebrouillon.

Natacha… inconnu.

Contre Natacha : n’est jamais làlors des attentats. À Moscou, lors de la bombe du traîneau, on nesait où elle se trouve, et c’est elle qui devait accompagner leGénéral (détail fourni par Koupriane que, généreusement, Matrenam’a caché). La nuit du coup du bouquet est la seule nuit où Natachacoucha hors de la villa. Coïncidence de la disparition des clous etde la seule présence, au rez-de-chaussée, de Natacha… dans le cas,bien entendu où Matrena ne les enlève pas elle-même.

Pour Natacha : ses yeux quand elleregarde son père.

Et cette phrase bizarre :

Ne nous emballons pas. Ce soir, je n’aipas encore parlé à Matrena Pétrovna du petit trou d’épingle. Cepetit trou d’épingle a été le plus grand soulagement de mavie.

V – Sur l’ordre de Rouletabille, leGénéral se promène en liberté

– Bonjour, mon cher petit démon familier.La fin de la nuit a été excellente pour le Général. Il n’a plustouché à son narcotique. Je suis sûre que c’est cette affreusemixture qui lui donne tous ces vilains rêves. Et vous, mon cherpetit ami, vous ne vous êtes pas reposé une seconde. Je lesais ! je le sais ! Je vous sentais trotter partout dansla maison, comme une petite souris. Et cela était bon !bon !… je somnolais si doucement, en entendant si furtivementle bruit léger de vos petites pattes… merci pour le sommeil quevous m’avez donné, petit ami…

Ainsi Matrena, au lendemain de cette nuit defièvre, souhaitait le bonjour à Rouletabille qu’elle avait trouvédans le jardin, fumant tranquillement sa pipe :

– Ah ! ah ! vous fumez la pipe…c’est bien parfait cela, pour ressembler au cher petitdomovoï-doukh. Regardez comme il vous ressemble. Il fumetout à fait comme vous. Rien de nouveau, hein ?… non,rien ! Vous n’avez pas l’air heureux du matin. Vous êtesfatigué. Je viens d’aménager pour vous la petite chambre d’ami, laseule que nous ayons, derrière la mienne. Votre lit vous attend.Avez-vous besoin de quelque chose ? dites-le ! Tout icivous appartient !

– Je n’ai besoin de rien, Madame, dit lejeune homme en souriant aux paroles abondantes de la bonne héroïquedame.

– Que dites-vous là, cher petit ?Vous allez vous rendre malade. Je veux que vous vous reposiez,savez-vous. Je veux être une mère pour vous. Pajaost (jevous prie)… il faut m’obéir, mon enfant. Avez-vous pris le déjeunerdu matin ? Si vous ne prenez pas le déjeuner du matin, jecroirai que vous êtes fâché. Je suis si peinée que vous ayezentendu le secret de la nuit. J’avais peur de vous voir partir pourtoujours et aussi que vous vous fassiez de mauvaises idées sur leGénéral. Il n’y a point de meilleur homme au monde que Féodor et ilfaut qu’il ait une bien belle, bien belle conscience pour oser,sans défaillir, accomplir les devoirs terribles, comme ceux deMoscou, en ayant une si grande bonté dans le cœur. Ce sont là desbesognes faciles pour des méchants. Mais pour des bons… pour desbons qui raisonnent, qui savent ce qu’ils font et qu’ils serontcondamnés à mort par-dessus le marché, c’est terrible ! C’estterrible ! C’est terrible !… Moi, je lui avais dit, aumoment où cela commençait à marcher mal du côté de Moscou :« tu sais ce qui t’attend, Féodor, voilà un bien mauvaismoment à passer… Fais-toi porter malade ». J’ai cru qu’ilallait me battre, m’assommer sur place : « Moi !trahir l’Empereur dans un moment pareil !… Sa Majesté à qui jedois tout !… Y penses-tu, Matrena Pétrovna ? » et ilne m’a pas parlé, à la suite de cela, pendant deux jours… c’estquand il a vu que j’allais tomber malade qu’il m’a pardonné… maisil devait avoir chez lui encore bien des ennuis avec mes jérémiadesà n’en plus finir et les mines de Natacha qui se trouvait malchaque fois qu’on entendait une fusillade dans la rue. Natachaallait aux cours de la faculté, n’est-ce pas ? Et elleconnaissait beaucoup de ceux et même de celles qui se faisaienttuer alors sur les barricades. Ah ! la vie n’était point gaiechez lui, pour le Général. Sans compter qu’il y avait ce Boris –que j’aime bien, du reste, comme mon enfant, car je serais trèsheureuse de le voir uni à notre Natacha – ce pauvre Boris quirevenait toujours de la fusillade plus pâle qu’un mort et qui nesavait que gémir avec nous.

– Et Michel ? questionnaRouletabille.

– Oh ! Michel est venu à la fin…c’est un tout nouvel officier d’ordonnance du Général. C’est legouvernement de Saint-Pétersbourg qui le lui a envoyé, parce qu’onn’était point sans savoir que Boris manquait de zèle dans larépression et n’encourageait guère le Général à se montrer sévèrecomme il le fallait pour le salut de notre Empire. Celui-là, c’estun cœur de marbre qui ne connaît que la consigne et quimassacrerait père et mère en criant : « Vive leTsar ! » En vérité, son cœur ne s’est ému qu’en voyantNatacha. Et cela encore nous a causé bien du tourment à Féodor et àmoi !… cela nous amenait une complication inutile que nousaurions voulu faire cesser par le prompt mariage de Natacha et deBoris. Mais Natacha, à notre grande surprise, n’a pas voulu !…non ! Elle n’a pas voulu, disant qu’il serait toujours tempsde penser à ses noces et qu’elle n’a point de hâte de nous quitter.En attendant, elle s’entretient avec ce Michel comme si elle necraignait point son amour… et ce Michel n’a point l’air désespéré,bien qu’il sache les fiançailles de Natacha et de Boris… et mabelle-fille n’est point coquette… non !… non !… on nepeut pas dire qu’elle soit coquette !… du moins, on n’a pas pule dire jusqu’à l’arrivée de Michel… est-ce qu’elle seraitcoquette ?… c’est mystérieux, les jeunes filles, trèsmystérieux, surtout quand elles ont le regard calme et tranquillede Natacha en toute occasion : un visage, Monsieur, vousl’avez peut-être remarqué, dont la beauté ne bronche pas… quoiqu’on dise et qu’on fasse… excepté quand la fusillade tue, dans larue, ses petites camarades de l’école… alors, là, je l’ai vue bienmalade, ce qui prouve qu’elle a un grand cœur sous sa beautétranquille… pauvre Natacha…

« je l’ai vue aussi inquiète que moi pourla vie de son père… mon petit ami, je l’ai vue cherchant au milieude la nuit, avec moi, sous les meubles, les petites boîtesinfernales… Et puis elle a compris que cela devenait maladif,enfantin, indigne de nous, de nous traîner comme ça, comme desbêtes peureuses, sous les meubles… et elle m’a laissée cherchertoute seule… Il est vrai qu’elle ne quitte guère le Général,qu’elle est rassurée et rassurante à son côté : ce qui estd’un excellent effet moral pour lui… pendant que moi je tourne, jecherche comme une bête… et elle est devenue aussi fataliste quelui… et maintenant elle chante des vers sur la guzla,comme Boris, ou parle dans les coins avec Michel, ce qui les faitenrager l’un et l’autre… c’est curieux, les jeunes filles dePétersbourg et de Moscou… très curieux… nous n’étions pas comme ça,de notre temps, à Orel.

Sur ces entrefaites, Natacha parut, sourianteet fraîche comme une jeune fille qui a passé une nuit excellente.Gentiment, elle s’informa de la santé du jeune homme, embrassaMatrena, comme on embrasse une mère bien-aimée, et la gronda de saveille de la nuit.

– Tu n’as pas fini, mama, tun’as pas fini, bonne mama, hein ?… tu ne vas pas êtreraisonnable un peu, à la fin !… je te prie… qu’est-ce qui m’adonné une mama pareille ?… pourquoi ne dors-tupas ?… la nuit est faite pour dormir… c’est Koupriane qui temonte la tête… toutes les vilaines histoires de Moscou sont finies…il ne faut plus y penser… ce Koupriane fait l’important avec sapolice et vous affole tous… je suis persuadée que l’affaire dubouquet a été montée par ses agents…

– Mademoiselle, dit Rouletabille, je lesai fait tous renvoyer, tous… car je ne suis pas éloigné de pensercomme vous.

– Eh bien, vous serez mon ami, MonsieurRouletabille. Je vous le promets, puisque vous avez fait cela…Maintenant que les agents sont partis, nous n’avons plus rien àcraindre… rien… je te le dis, mama, tu peux me croire etne plus pleurer.

– Oui, embrasse-moi, embrasse-moiencore ! répétait Matrena qui s’essuyait les yeux ; quandtu m’embrasses, j’oublie tout !… tu m’aimes comme ta mère,dis ?

– Comme ma mère… comme ma vraiemama !…

– Tu n’as rien de caché pour moi, dis,Natacha !…

– Rien de caché !…

– Alors, pourquoi fais-tu souffrir tonBoris ? Pourquoi ne te maries-tu pas ?

– Parce que je ne veux pas te quitter, mamama chérie !…

Et elle s’échappa en bondissant sur lesplates-bandes.

– La chère enfant, fit Matrena, la chèrepetite, elle ne sait pas combien elle nous fait de la peine,parfois sans le savoir, avec ses idées… des idées extravagantes.C’est ce que me disait son père, un jour, à Moscou :« Matrena Pétrovna, je te le dis comme je le pense, Natachaest victime des mauvais livres qui ont exalté la cervelle de tousces pauvres enfants révoltés. Oui, oui, il vaudrait mieux pour elleet pour nous qu’elle ne sache pas lire, car il y a des moments, maparole, où elle divague, et je me suis dit plus d’une fois qu’avecdes idées pareilles sa place n’était point dans notre salon, maisderrière une barricade… tout de même, ajouta-t-il après réflexion,j’aime mieux la trouver dans le salon où je l’embrasse que derrièrela barricade où je la tuerais comme un petit chien enragé. »Mais mon mari, mon cher petit Monsieur, ne disait pas ce qu’ilpensait, car il adore sa fille plus que tout au monde et il y a deschoses qu’un Général, même un Général gouverneur, ne peut pas fairesans violer les lois divines et humaines. Il soupçonne aussi Borisde monter la tête de notre Natacha. Mon mari a beaucoup plusd’estime pour Michel Korsakof à cause de son caractère irréductibleet pour sa conscience de granit. Plus d’une fois, il m’a dit :« Voilà l’aide qu’il m’aurait fallu dans les mauvais jours deMoscou. Il m’aurait épargné bien de la peine individuelle. »De la part du Général, je comprends cela, mais qu’un pareilcaractère de tigre puisse plaire à Natacha… ou ne pas lui déplaire…Ces jeunes filles de la capitale, on ne les connaîtrajamais !

Rouletabille demanda :

– Pourquoi Boris demandait-il àMichel : « Nous rentrons ensemble ? », ilshabitent donc ensemble ?

– Oui, dans une petite villa deKrestowsky Ostrov, l’île en face de la nôtre, que l’on aperçoit dela croisée du petit salon. C’est Boris qui l’a choisie à cause decela. Les officiers d’ordonnance voulaient qu’on leur dressât unlit de camp dans la maison même du Général, par un dévouementnaturel ; mais moi, je m’y suis opposée, pour les éloignertous deux de Natacha, en qui, du reste, j’ai la plus entièreconfiance, et que l’on ne saurait rendre responsable del’extravagance des hommes, donc !

Ermolaï venait les chercher pour le petitdéjeuner.

Ils retrouvèrent Natacha, déjà à table, et quimangeait à pleines dents une tartine d’anchois et decaviar :

– Dis donc, mama, tu ne sais pasce qui me donne de l’appétit : c’est la pensée de la tête quedoit faire ce pauvre Koupriane ! J’ai envie d’aller levoir !

– Si vous le voyez, fit Rouletabille,inutile de lui dire que le Général va faire une bonne promenadedans les îles, cet après-midi, car il ne manquerait pas de nousenvoyer un escadron de gendarmes.

– Papa ! une promenade dans lesîles !… c’est vrai !… qu’il va être heureux !

Mais Matrena Pétrovna s’était levée :

– Ah ça ! est-ce que vous devenezfou, mon cher petit domovoï ?… vraimentfou ?

– Pourquoi ?… pourquoi ?… c’esttrès bien !… je cours le dire à papa !…

– Ton père est enfermé ! fitsèchement Matrena.

– Oui ! oui ! enfermé ! Tuas les clefs ! tu as les clefs ! Enfermé jusqu’à lamort !… Vous le tuerez !… c’est vous qui letuerez !…

Et elle se leva de table, sans attendre laréplique de Matrena et s’en alla s’enfermer, elle aussi, dans sachambre. Matrena regardait Rouletabille qui continuait de déjeunercomme si rien ne s’était passé.

– Ah ça ! est-ce que vous parlezsérieusement ? lui demanda-t-elle, en venant s’asseoir toutprès de lui. Une promenade ! Sans la police !… Mais nousavons encore reçu une lettre ce matin nous annonçant qu’avantquarante-huit heures le Général serait mort !

– Quarante-huit heures ! fitRouletabille, en trempant son pain beurré dans son chocolat…quarante-huit heures… c’est possible !… en tous cas, je saisqu’ils tenteront quelque chose très prochainement.

– Mon Dieu ! qu’est-ce qui vous faitcroire cela ? Vous parlez avec une assurance !

– Madame, il faut faire tout ce que jevais vous dire… à la lettre…

– Mais faire sortir le Général, sansqu’il soit gardé, comment pouvez-vous prendre une responsabilitépareille ?… Quand j’y songe… quand j’y songe bien, je medemande comment vous avez osé m’enlever la police !… Mais ici,au moins, je sais ce qu’il faut faire pour être à peu prèstranquille… je sais qu’en bas, avec Gniagnia et Ermolaï, nousn’avons rien à craindre. Aucune personne étrangère n’a le droitd’approcher, même des sous-sols. Les provisions sont apportées dela loge par nos dvornicks, que nous avons fait venir dechez ma mère, qui habite Orel, et qui nous sont dévoués comme desbouledogues. Nulle boîte de conserve n’entre en bas sans avoir étépréalablement ouverte dehors. Aucun paquet n’est reçu desfournisseurs sans avoir été également ouvert dans la loge…Dedans ! dedans ! nous pouvons être à peu prèstranquilles, même sans la police… mais dehors !…dehors !…

– Madame, on va essayer de vous tuervotre mari avant quarante-huit heures… Voulez-vous que je le sauve,et peut-être pour longtemps… peut-être pour toujours ?…

– Ah ! comme il parle !… commeil parle, le cher petit domovoï !… mais que va direKoupriane qui ne permettait plus aucune sortie… aucune… du moinspour le moment !… Ah ! comme il me regarde, le cher petitdomovoï !… Eh bien, oui ! là, je ferai ce quevous voudrez…

– Eh bien, venez avec moi dans lejardin.

Elle descendit en s’appuyant sur son bras.

– Voilà ! fit Rouletabille. Cetaprès-midi, nous allons donc sortir avec le Général. Tout le mondesuivra sa petite voiture ; tout le monde, vous entendez bien,je veux dire, comprenez-moi bien, Madame, que l’on invitera à venirtous ceux qui seront là ; seuls, ceux qui voudront resterresteront… et l’on n’insistera pas… oui, vous m’avez compris…Pourquoi donc tremblez-vous ?

– Mais… qui est-ce qui gardera lamaison ?…

– Personne. Vous direz simplement à votreSuisse de regarder, de sa loge, ceux qui pourront entrer dans lavilla, mais cela de sa loge, sans se déranger… et sans faired’observation… aucune…

– Je ferai ce que vous voudrez. Est-cequ’on doit annoncer cette sortie à l’avance ?

– Mais comment donc ! ne vous gênezpas… apprenez à tout le monde la bonne nouvelle.

– Oh ! je ne l’annoncerai qu’auGénéral et aux amis, vous comprenez bien…

– Ah ! encore un mot… ne m’attendezpas pour le grand déjeuner.

– Comment ! vous allez nous quitter,s’exclama-t-elle tout de suite, haletante. Non ! non ! jene le veux pas !… Je veux bien rester sans police, mais je neveux pas rester sans vous… tout peut arriver pendant votreabsence ! Tout ! tout ! reprit-elle avec unesingulière énergie… car moi, je ne veux pas, je ne peux pasregarder comme il faudrait, peut-être… Ah ! vous me faitesdire des choses !… Ne vous en allez pas !…

– Ne craignez rien, je ne vous quitteraipas, Madame… mais il se peut que je ne déjeune pas… si on vousdemande où je suis, vous direz que je fais mon métier et que jesuis allé interviewer les hommes politiques dans la ville.

– Il n’y a qu’un homme politique enRussie, répliqua tout crûment Matrena Pétrovna, c’est le Tsar…

– Eh bien, vous direz que je suis alléinterviewer le Tsar.

– Mais on ne me croira pas ! Et oùserez-vous ?

– Je n’en sais rien, mais je serai à lamaison !

– Bien, bien, cher petitdomovoï !… et elle s’en alla, ne sachant plus cequ’elle pensait, ni ce qu’il fallait penser, la tête perdue.

Dans la matinée, arrivèrent AthanaseGeorgevitch et Thadée Tchichnikof. Le Général était descendu dansla véranda. Michel et Boris ne tardèrent point, à leur tour, devenir s’enquérir de la façon dont on avait passé la nuit, sanspolice. Quand ils apprirent tous que Féodor allait faire unepromenade l’après-midi, il y eut des applaudissements.

– Bravo ! une promenade à laStrielka ! (à la pointe de l’île) à l’heure deséquipages !… c’est parfait ! Caracho ! Nousen serons tous !… »

Le Général retint encore tout ce monde àdéjeuner. Natacha parut au repas, assez mélancolique. Elle avaiteu, un peu avant le déjeuner, dans le jardin, une doubleconversation avec Boris, puis avec Michel. On n’aurait peut êtrejamais su ce que ces trois jeunes gens s’étaient dit si quelquesnotes sténographiées sur le carnet de Rouletabille ne nous enavaient donné un aperçu ; le reporter avait dû les surprendrebien par hasard, car il était incapable d’écouter aux portes, commetout honnête reporter qui se respecte.

Notes du carnet de Rouletabille :

Natacha, descendue au jardin avec unlivre qu’elle donne à Boris, qui lui baise longuement lamain :

– Voici votre livre, je vous lerends. Je n’en veux plus, j’y prends des idées qui bouillonnentdans ma tête. Cela me fait mal à la tête. C’est vrai, vous avezraison, je n’aime point les nouveautés, je m’en tiens à Pouchkine,parfaitement. Le reste m’est égal. Avez-vous passé une bonnenuit ?

Boris (beau jeune homme d’une trentained’années, blond, efféminé, triste. Propos curieux chez un monsieurqui s’appuie en parlant sur un grand sabre) :

– Natacha, il n’y a pas une heureque je puisse vraiment appeler bonne, si je la passe loin de vous,chère, chère Natacha.

– Je vous demande sérieusement sivous avez passé une bonne nuit ?

Elle lui prend la main un instant et leregarde, mais il secoue la tête.

– Qu’avez-vous fait, cette nuit, enrentrant chez vous ? demanda-t-elle encore avec insistance.Avez-vous encore veillé ?

– Je vous obéis : je ne suisresté qu’une demi-heure à la fenêtre en regardant la villa et je mesuis couché.

– Oui, il faut vous reposer, je leveux pour vous comme pour tous. Cette vie de fièvre est impossible.Matrena Pétrovna nous rend tous malades, et nous serons bienavancés.

– Hier, dit Boris, je suis resté àregarder la villa, une demi-heure à ma fenêtre. Chère, chère villa,chère nuit où je vous sentais respirer, vivre près de moi… comme sivous aviez été contre mon cœur… j’avais envie de pleurer à cause deMichel que j’entendais siffler dans sa chambre. Il paraissaitheureux. Enfin, je ne l’ai plus entendu, je n’ai plus entendu quele double chœur des grenouilles des étangs des îles. Nos étangs,Natacha, sont semblables aux lacs enchantés du Caucase qui setaisent le jour et qui chantent le soir : il y a làd’innombrables hordes de grenouilles qui chantent le même accord,les unes en majeur, les autres en mineur. Les chœurs d’étang àétang se parlent, se lamentent et gémissent à travers les champs etles jardins, et se répondent comme des harpes éoliennes placées enface l’une de l’autre.

– Les harpes éoliennesfaisaient-elles tant de bruit, Boris ?

– Vous souriez ! Je ne vousretrouve plus par moments. C’est Michel qui vous change, je suis àbout !… (ici paroles en russe)… je ne serai tranquille quelorsque je serai votre époux. Je ne comprends rien à votre conduiteavec Michel. (De nouveau, ici, des paroles en russe que je necomprends pas.)

– Parlez français, voilà lejardinier, dit Natacha.

– Je ne veux pas de cette vie commevous l’avez arrangée ! Pourquoi ce mariage retardé ?Pourquoi ?

(Parole en russe de Natacha. Gestedésespéré de Boris.)

– Combien… vous dites :longtemps !… ça ne veut rien dire ça, longtemps ?…combien ? un an ? deux ans ? dix ans ?… maisparlez, ou je me tue à vos pieds !… Non ! non !parlez, ou je tue Michel ! Ma parole !… comme unchien !…

– Je vous jure, sur la tête devotre mère, Boris, que la date de notre mariage ne dépend pas deMichel…

(Quelques paroles en russe. Boris, unpeu consolé, lui baise longuement la main.)

Conversation entre Michel et Natachadans le jardin :

– Eh bien ? lui avez-vousdit ?

– Je finirai bien par lui fairecomprendre qu’il n’a plus aucun espoir… aucun… il faut avoir de lapatience : j’en ai bien, moi…

– Il est stupide etagaçant.

– Stupide, non… agaçant, oui… sivous voulez… vous aussi, vous êtes agaçant…

– Natacha… Natacha… (ici des motsen russe).

Et, comme Natacha s’éloigne, Michel luimet la main à l’épaule, l’arrête et lui dit, en la regardant dansles yeux :

– Il y aura, ce soir, une lettred’Annouchka… au courrier de cinq heures. (détachant chaque syllabe)Très important, y répondre tout de suite.

Ces notes n’étaient suivies d’aucuncommentaire.

Après le déjeuner, ces messieurs jouèrent aupoker jusqu’à quatre heures et demie, qui est l’heure« chic » de la promenade à la Strielka.Rouletabille avait commandé à Matrena la promenade exactement pourcinq heures moins un quart. Il parut, sur ces entrefaites,annonçant qu’il venait d’interviewer le maire de Saint-Pétersbourg,ce qui fit éclater de rire Athanase qui ne comprenait point quel’on vînt de Paris pour s’entretenir « avec cesgens-là ».

Natacha sortit de sa chambre pour prendre partà la promenade. Son père ne lui trouva pas « bonnemine ».

On quitta la villa. Rouletabille constata queles dvornicks étaient devant la grille et que leschwitzar était à son poste, d’où il pouvait voir toutepersonne entrant dans la villa ou en sortant.

Matrena poussait elle-même la petite voiture.Le Général était radieux. Il avait à sa droite Natacha et à sagauche Athanase et Thadée. Les deux officiers d’ordonnancesuivaient, en s’entretenant avec Rouletabille qui les avaitaccaparés. La conversation roulait sur le dévouement de MatrenaPétrovna, qu’ils mettaient au-dessus des plus beaux traitshéroïques de l’antiquité, et aussi sur l’amour de Natacha pour sonpère. Rouletabille les fit causer.

Boris Mourazof raconta que cet amourexceptionnel s’expliquait par le fait que la mère de Natacha, lapremière femme du Général, était morte en donnant le jour à sonenfant, et que Féodor Féodorovitch avait été à la fois un père etune mère pour sa fille. Natacha avait sept ans quand FéodorFéodorovitch avait été nommé gouverneur d’Orel.

Aux environs d’Orel, l’été, le Général et safille avaient voisiné avec la famille du vieux Pétrof, un des plusriches marchands de fourrure de la Russie. Le vieux Pétrof avaitune fille, Matrena, qui était magnifique à voir, comme une belleplante des champs. Elle était toujours de bonne humeur, ne disaitjamais de mal du prochain, n’avait point les belles manières de cesdames de la ville, mais un grand cœur tout simple, avec lequel elleaima tout de suite la petite Natacha.

L’enfant rendit à la belle Matrena cetteaffection, et c’est en les voyant toujours heureuses de se trouverensemble que Trébassof songea à reconstituer son foyer. Les nocesfurent vite décidées, et la petite, en apprenant que sa bonne amieMatrena allait se marier avec son papa, sauta de joie. Or, unmalheur arriva quelques semaines seulement avant la cérémonie. Levieux Pétrof, qui spéculait en bourse depuis longtemps sans qu’onn’en sût rien, fut ruiné de fond en comble. C’est Matrena qui vint,un soir, apprendre la triste nouvelle à Féodor Féodorovitch et luirendre sa parole. Pour toute réponse, Féodor mit Natacha dans lesbras de Matrena : « Embrasse ta mère », dit-il àl’enfant !

Et, à Matrena : « à partird’aujourd’hui, je te considère comme ma femme, Matrena Pétrovna. Tudois m’obéir en tout. Va porter cette réponse à ton père, etdis-lui que ma bourse est à sa disposition. » Le Général étaitdéjà, à cette époque, avant même qu’il eût hérité des Cheremaïef,immensément riche.

Il avait des terres, derrière Nijni, aussivastes qu’une province, et il eût été difficile de compter lenombre de moujiks qui travaillaient pour lui sur son bien.Le vieux Pétrof donna sa fille et ne voulut rien accepter. Féodordésirait constituer une bonne dot à sa femme ; le vieux s’yopposa, et Matrena trouva cela parfait à cause de Natacha :« c’est le bien de la petite ; j’accepte d’être sa mère,mais à la condition de ne point lui faire tort d’unkopeck. »

– De telle sorte, conclut Boris, que, leGénéral mourrait demain, elle serait plus pauvre que Job.

– Ainsi, le Général est le seul bien deMatrena, réfléchit tout haut Rouletabille.

– Je comprends qu’elle y tienne !fit Michel Korsakof, en poussant une bouffée de sa cigaretteblonde. Regardez-la. Elle le veille comme un trésor.

– Que voulez-vous dire, MichelNikolaïevitch ? fit Boris, d’une voix sèche. Vous croyez doncque le dévouement de Matrena Pétrovna n’est pas désintéressé ?Il faut que vous la connaissiez bien mal pour oser émettre unepensée pareille.

– Je n’ai jamais eu cette pensée-là,Boris Alexandrovitch, répliqua l’autre d’un ton plus sec encore.Pour imaginer que quelqu’un qui vit chez les Trébassof puisse avoircette pensée-là, il faut, bien sûr, avoir un cœur de chacal.

– Nous en reparlerons, MichelNikolaïevitch.

– À votre aise, Boris Alexandrovitch.

Ils avaient échangé ces dernières paroles encontinuant tranquillement leur chemin et en fumant négligemmentleur tabac blond. Rouletabille était entre eux deux. Il ne lesregarda même pas ; il ne fit même point attention à leurquerelle ; il n’avait d’yeux que pour Natacha, qui venait dequitter la voiture de son père et passait près d’eux en les saluantd’un rapide coup de tête, semblant avoir hâte de reprendre lechemin de la villa.

– Vous nous quittez ? demanda Borisà la jeune fille.

– Oh ! je vous rejoins tout àl’heure. J’ai oublié mon ombrelle…

– Mais je vais aller vous la chercher,proposa Michel.

– Non, non… j’ai à faire à la villa, jereviens tout de suite.

Elle était déjà loin. Rouletabille,maintenant, regardait Matrena Pétrovna, qui le regardait aussi,tournant vers le jeune homme un visage d’une pâleur de cire. Maisnul ne s’aperçut de l’émotion de cette bonne Matrena qui se remit àpousser la voiture du Général. Rouletabille demanda auxofficiers :

– Est-ce que la première femme duGénéral, la mère de Natacha, était riche ?

– Non ! le Général, qui a toujourseu le cœur sur la main, dit Boris, l’avait épousée pour sa grandebeauté. C’était une belle fille du Caucase, d’excellente famille,du reste, que Féodor Féodorovitch avait connue quand il était engarnison à Tiflis.

– En résumé, dit Rouletabille, le jour oùle Général Trébassof mourra, la Générale qui possède tout en cemoment n’aura rien, et la fille qui n’a rien aura tout.

– C’est exactement cela, fit Michel.

– Ça n’empêche pas Matrena Pétrovna etNatacha Féodorovna de s’aimer beaucoup, observa Boris.

On approchait de « la pointe ».Jusque-là la promenade avait été d’une grande douceur champêtre,entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux surlesquels on avait jeté des ponts enfantins, à l’ombre des bois dedix arbres aux pieds desquels l’herbe, nouvellement coupée,embaumait. On avait contourné des étangs, joujoux grands comme desglaces sur lesquels il semblait qu’un peintre de théâtre eûtdessiné le cœur vert des nénuphars. Paysannerie adorable qui sembleavoir été créée aux siècles anciens pour l’amusement d’une reine,et conservée, peignée, nettoyée pieusement de siècle en siècle,pour le charme éternel de l’heure, aux rives du golfe deFinlande.

Maintenant on arrivait sur la berge, et leflot clapotait au ventre des barques légères qui s’inclinaient,gracieuses comme d’immenses et rapides oiseaux de mer, sous lepoids de leurs grandes ailes blanches.

Sur la route, plus large, glissait,silencieuse et au pas, la double file des équipages de luxe dontles chevaux fumaient d’impatience, des calèches dans lesquelles onse montrait les gros personnages de la Cour. Les cochers, énormescomme les outres d’Ali-Baba, tenaient haut les rênes. De trèsjolies jeunes femmes, négligemment étendues au creux des coussins,montraient leurs toilettes nouvelles, à la mode de Paris, et sefaisaient accompagner d’officiers à cheval qui étaient tout occupésà saluer. Beaucoup d’uniformes. On n’entendait pas un mot. Tout lemonde n’avait affaire que de regarder.

Seuls montaient, dans l’air pur et léger, lebruit des gourmettes et le tintinnabulement clair des sonnettesattachées au col des petits chevaux longs, poilus, de Finlande… ettout cela, qui était beau, frais, charmant et léger, et silencieux,tout cela semblait d’autant plus du rêve que tout cela semblaitsuspendu entre le cristal de l’air et le cristal de l’eau. Latransparence du ciel et la transparence du golfe unissaient leursdeux irréalités sans qu’il fût possible de découvrir le point desuture des horizons.

Rouletabille regardait cela et regardait leGénéral, et il se rappelait la terrible parole de la nuit :« Ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, etils n’avaient point trouvé un seul coin de cette terre sansgémissements ! »

– « Eh bien, et ce coin-là,pensait-il, ils n’y sont donc pas venus ? Je n’en connaispoint de plus beaux, ni de plus heureux au monde ! »

Non ! non ! Rouletabille, ils n’ysont point venus. C’est qu’il y a, dans tous les pays, un coin pourla vie heureuse, dont les pauvres ont honte d’approcher, qu’ils neconnaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragéesles mères affamées, aux seins secs ; et, s’il n’en est pointde plus beau que celui-là, c’est que nulle part sur la terre il nefait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d’autresqu’en ce pays de Scythi, aurore du monde…

Cependant, la petite troupe qui entourait lefauteuil roulant du Général fut bientôt remarquée.

Quelques passants saluèrent et le bruit serépandit que le Général Trébassof était venu faire une promenade à« la pointe ». Dans les voitures, des têtes seretournaient ; le Général, se rendant compte de l’émotionproduite par sa présence, pria Matrena Pétrovna de pousser sonfauteuil dans une allée adjacente, derrière un rideau d’arbres oùil pouvait jouir du spectacle en toute sérénité.

Ce fut là, cependant, que le trouva Koupriane,le grand Maître de police qui le cherchait. Il arrivait de ladatcha où on lui avait appris que le Général, suivi de sesamis et accompagné du jeune Français, était allé faire un tour ducôté du golfe.

Koupriane avait laissé sa voiture à la villaet avait pris au plus court.

C’était un bel homme, grand, solide, aux yeuxclairs.

Son uniforme moulait un athlète. Il étaitGénéralement aimé à Saint-Pétersbourg où son allure martiale et sabravoure bien connue lui avaient fait une sorte de popularité dansla société qui, en revanche, avait grand mépris pour le chef de lapolice secrète, Gounsovski, que l’on savait capable de toutes lesbesognes et qu’on accusait d’avoir parfois partie liée avec lesnihilistes qu’il transformait en agents provocateurs, sans queceux-ci s’en doutassent, et qu’il poussait à des attentatspolitiques retentissants.

Des gens bien renseignés affirmaient que lamort de l’avant-dernier « premier ministre », que l’onavait fait sauter devant la gare de Varsovie dans le moment qu’ilse rendait à Péterhof, auprès du Tsar, était son œuvre et qu’ils’était fait là l’instrument du parti qui, à la Cour, avait juré laperte de l’homme d’état qui le gênait. En revanche, on étaitd’accord pour estimer que Koupriane était incapable de tremper danstoutes ces horreurs et qu’il se contentait de faire, autant quepossible, honnêtement son métier, en se bornant à débarrasser larue des éléments de discorde, et en envoyant en Sibérie le plusgrand nombre de têtes chaudes qu’il pouvait.

Cet après-midi-là, Koupriane paraissait biennerveux. Il présenta ses compliments au Général, le gronda de sonimprudence, le félicita de sa bravoure, et s’en vint tout de suitetrouver Rouletabille qu’il prit en particulier :

– Vous m’avez renvoyé mes hommes, luidit-il, vous comprenez que je n’admets point cela. Ils sont furieuxet ils ont raison. Vous avez fait publiquement donner commeexplication de leur départ – départ qui a naturellement étonné,stupéfait les amis du Général – le soupçon, où l’on était à lavilla, de la participation possible de mes gens dans le dernierattentat. Cela est abominable et je ne l’admettrai point. Meshommes n’ont point été élevés à la manière de Gounsovski et c’estleur faire une cruelle injure que je ressens, du reste,personnellement, en les traitant de la sorte.

« Mais laissons ceci, qui est d’ordresentimental, et revenons au fait en lui-même qui prouve uneimprudence excessive, pour ne point dire davantage, et qui entraînepour vous, pour vous seul, une responsabilité dont, certainement,vous n’avez pas mesuré l’importance. Pour tout dire, j’estime quevous avez étrangement abusé du blanc-seing que je vous ai donné surl’ordre de l’Empereur. Quand j’ai su ce que vous aviez fait, jesuis allé trouver le Tsar comme c’était mon devoir, et je lui aitout raconté. Il a été plus étonné qu’on ne saurait dire.

« Il m’a prié d’aller moi-même me rendrecompte des choses et de rendre au Général la garde que vous luiavez ôtée. J’arrive aux îles et non seulement je trouve la villaouverte comme un moulin dans lequel chacun peut entrer, mais encorej’apprends et je vois que le Général se promène au milieu de tous,à la merci du premier misérable venu !

« Monsieur Rouletabille, je ne suis pascontent. Le Tsar n’est pas content. Et, pas plus tard que dans uneheure, mes hommes, viendront reprendre leur garde à la datcha.

Rouletabille avait écouté jusqu’au bout. On nelui avait jamais parlé sur ce ton. Il était rouge et prêt à éclatercomme un ballon d’enfant trop soufflé.

Il dit :

– Et moi, je prends le train cesoir !

– Vous partez ?

– Oui ! et vous garderez votreGénéral tout seul, j’en ai assez ! Ah ! vous n’êtes pascontent ! Ah ! le Tsar n’est pas content ! C’estbien dommage. Moi non plus, Monsieur, je ne suis pas content, et jevous dis bonsoir ! Seulement n’oubliez pas, d’ici trois ouquatre jours, de m’envoyer une lettre qui me fera part de la santédu Général, que j’aime beaucoup ; je ferai dire pour lui unepetite prière.

Là-dessus il se tut, car il venait derencontrer le regard de Matrena Pétrovna, regard si désolé, siimplorant, si désespéré, que la pauvre femme lui inspira à nouveauune grande pitié. Natacha n’était pas revenue ! Que pouvaitfaire la jeune fille en ce moment ? Si Matrena aimaitréellement Natacha, elle devait souffrir atrocement. Kouprianeparlait ; Rouletabille ne l’écoutait même plus et il avaitdéjà oublié sa propre colère. Son esprit était reparti vers lemystère…

– Monsieur, finit par lui dire Kouprianeen lui secouant la manche… m’entendez-vous ?… je vous prie, aumoins, de me répondre… je vous fais toutes mes excuses de vousavoir parlé sur ce ton. Je les réitère. Je vous demande pardon… jevous prie de m’expliquer votre conduite qui, après tout, doit avoirsa raison d’être. Je dois l’expliquer à l’Empereur…répondez-moi ? Que dois-je dire à l’Empereur ?

– Rien du tout, fit Rouletabille… je n’aipas d’explications à donner, ni à l’Empereur… ni à personne… vouslui présenterez tous mes hommages et me ferez l’amitié de me faireviser mon passeport pour ce soir…

Et il soupira :

– C’est dommage, car nous entrions dansquelque chose d’intéressant…

Koupriane le regarda. Rouletabille n’avait pasquitté des yeux Matrena Pétrovna, dont la pâleur frappaKoupriane.

– Et tenez ! continua le jeunehomme, je crois bien qu’il y aura quelqu’un ici pour me regretter…c’est cette brave femme… demandez-lui donc ce qu’elle préfère detous vos policiers ou de son cher petit domovoï … nousfaisions déjà une paire d’amis. Enfin, vous n’oublierez pas de luiprésenter toutes mes condoléances quand le terrible moment en seravenu …

C’était au tour de Koupriane d’être forttroublé. Il toussa et dit :

– Vous croyez donc que le Général courtun gros danger immédiat.

– Je ne le crois pas, Monsieur, j’en suissûr. Son trépas est une affaire d’heures, au pauvre cher homme.Avant mon départ je ne manquerai pas de le lui dire, de façon à cequ’il se prépare convenablement à faire le grand voyage et qu’ildemande pardon au Seigneur d’avoir eu la main un peu lourde avecces pauvres gens de Presnia…

– Monsieur Rouletabille, avez-vousdécouvert quelque chose ?

– Mon Dieu, oui, Monsieur Koupriane, j’aidécouvert quelque chose ; vous pensez bien que je ne suispoint venu de si loin pour perdre mon temps…

– Quelque chose que personne nesait ?

– Oui, Monsieur Koupriane, sans quoi cen’eût pas été la peine de me déranger… quelque chose que je n’aiconfié à personne, pas même à mon carnet… car un carnet, n’est-cepas ? Ça peut toujours se perdre… je vous dis cela pour le casoù vous voudriez me faire fouiller avant mon départ…

– Oh ! Monsieur Rouletabille.

– Eh ! eh ! avec cela que lapolice se gêne dans votre pays ! Dans le mien non plus, dureste… Oui, oui, on a vu ça : la police, furieuse de n’avoirrien découvert dans une affaire qui l’intéresse, arrêtant unreporter qui en sait plus long qu’elle pour le faire parler… maisavec moi, vous savez, rien à faire ! Vous pouvez me faireconduire à votre fameuse terrible section, je ne desserrerai pasles dents, même sous les coups de fouet…

–Monsieur Rouletabille, pour qui nousprenez-vous ? Vous êtes l’hôte du Tsar.

– Ah ! ah ! Voilà une paroled’honnête homme !… Eh bien, je me conduirai avec vous enhonnête homme, Monsieur Koupriane. Je vous dirai ce que j’aidécouvert. Je ne veux point, par un sot amour-propre, ne point vousfaire profiter d’une chose qui pourra peut-être, je dis peut-être,vous permettre de sauver le Général…

– Dites… je vous écoute…

– Mais il est bien entendu qu’une foisque je vous aurai dit cela, vous me donnerez mon passeport et vousme laisserez partir !

– Vous ne pouvez pas, demanda Kouprianede plus en plus troublé et après un moment d’hésitation, vous nepouvez pas « me dire cela » et rester ?

– Non, Monsieur. Du moment où l’on me metdans la nécessité d’expliquer chacun de mes pas et chacun de mesactes, j’aime mieux partir et vous laisser cette« responsabilité » dont vous parliez tout à l’heure, moncher Monsieur Koupriane !

Étonnée et inquiète de cette longueconversation entre Rouletabille et le grand Maître de police,Matrena Pétrovna ne cessait de tourner vers eux un regardd’angoisse qui s’adoucissait en fixant Rouletabille. Koupriane ylut tout l’espoir que la brave dame mettait dans le jeune reporter,et il lut aussi dans le regard de Rouletabille toutel’extraordinaire confiance que ce gamin avait en lui-même. Enfin,celui-ci n’avait-il pas fait déjà ses preuves dans descirconstances où toutes les polices du monde se fussent avouéesvaincues ?

Koupriane serra la main de Rouletabille et luidit ce seul mot : « Restez ! »… et, ayant saluéaffectueusement le Général, Matrena, et rapidement les amis, ils’éloigna le front pensif.

Pendant ce temps, le Général, enchanté de sapromenade, racontait des histoires du Caucase à ses amis, secroyait redevenu jeune et revivait ses nuits de sous-Lieutenant àTiflis. Quant à Natacha, on ne l’avait pas revue… On reprit lechemin de la villa par les petits sentiers déserts.

En arrivant, le Général demanda où étaitNatacha, ne comprenant point qu’elle l’eût abandonné ainsi dans sapremière sortie. Le schwitzar lui répondit que la jeunefille était revenue à la maison et en était ressortie environ unquart d’heure plus tard, reprenant le chemin suivi par lespromeneurs, et qu’il ne l’avait pas revue.

Boris prit aussitôt la parole.

– Elle sera passée de l’autre côté desvoitures, pendant que nous étions derrière les arbres, Général… et,ne nous voyant pas, elle aura continué son chemin, faisant le tourde l’île, du côté de la Barque.

L’explication parut des plus plausibles.

– Il n’est venu personne d’autre ?demanda Matrena, en s’efforçant d’affermir sa voix. Rouletabillevoyait sa main trembler sur la poignée de la petite voiture,qu’elle n’avait pas quittée d’une seconde pendant toute lapromenade, refusant l’aide des officiers, des amis et même deRouletabille.

– Il est venu d’abord le grand Maître depolice, qui m’a dit qu’il allait à votre rencontre,barinia, et, tout à l’heure, Son Excellence le Maréchal dela Cour. Son Excellence va revenir, bien qu’elle soit très pressée,devant prendre le train de sept heures pour Tsarskoïe-Selo.

Tout ceci avait été dit en russe,naturellement, mais Matrena Pétrovna traduisait les paroles duschwitzar en français, à voix basse, pour Rouletabille quise trouvait près d’elle. Le Général, pendant ce temps, avait prisla main de Rouletabille et, la lui serrait affectueusement, commesi, par cette pression muette, il le remerciait de tout ce que lejeune homme faisait pour eux. Lui aussi, Féodor, avait confiance,et il lui était reconnaissant de l’air libre qu’il venait enfin derespirer. Il lui semblait qu’il venait de sortir de prison. Tout demême, comme la promenade l’avait un peu fatigué, Matrena ordonna lerepos immédiat.

Athanase et Thadée prirent congé. Les deuxofficiers étaient déjà au fond du jardin, parlant froidement et setenant debout en face l’un de l’autre, comme des soldats de bois.Sans doute devaient-ils régler entre eux les conditions d’unerencontre destinée à liquider le petit différend de tout àl’heure.

Le schwitzar porta, dans ses braspuissants, le Général dans la véranda. Avant qu’on le montât danssa chambre, Féodor Féodorovitch demanda cinq minutes de répit.Matrena Pétrovna lui fit servir, sur sa demande, une légèrecollation. À la vérité, la bonne dame grelottait d’impatience etn’osait plus un geste sans consulter du regard Rouletabille.Pendant que le Général s’entretenait avec Ermolaï qui lui passaitson thé, Rouletabille fit à Matrena un signe qu’elle comprit toutde suite. Elle rejoignit le jeune homme dans le grand salon.

– Madame, lui dit-il, rapidement, à voixbasse. Vous allez tout de suite voir ce qui s’est passélà !

Et son doigt lui montrait la salle àmanger.

– Bien !

Elle faisait pitié à regarder.

– Allons, Madame, du courage !

– Pourquoi ne venez-vous pas avecmoi ?

– Parce que, Madame, j’ai autre chose àfaire ailleurs. Donnez-moi les clefs du premier…

– Non ! non !… Pour quoifaire ?…

– Pas une seconde à perdre, au nom duciel !… faites ce que je vous dis de votre côté et laissez-moifaire du mien !… les clefs ! Allons, lesclefs !…

Il les lui arracha plutôt qu’il ne les prit,lui montra une dernière fois la salle à manger, d’un tel geste decommandement qu’elle n’y résista pas. Elle entrait, chancelante,dans la salle à manger, tandis qu’il s’élançait vers le premierétage. Ce ne fut pas long. Il ne prit que le temps d’ouvrir lesportes, de jeter un regard dans la chambre du Général, unseul !… et de revenir, en laissant échapper ce cri joyeux,emprunté à sa science très restreinte et toute neuve durusse : « caracho ! (trèsbien !) » Comment Rouletabille, qui n’avait pas mis unedemi-seconde à examiner la chambre du Général, pouvait-il être à cepoint certain que tout allait très bien de ce côté, quand ilfallait à Matrena – et cela combien de fois par jour ! – aumoins un quart d’heure de furetage dans tous les coins, pourarriver à se tranquilliser très approximativement elle-même, chaquefois qu’elle pénétrait chez son mari ? Si cette chère héroïquedame eût assisté à cette « rapidité d’information », elleen eût reçu une telle secousse qu’elle n’eût point manqué, toute saconfiance perdue, de faire revenir immédiatement Koupriane et sesagents, doublés du personnel de l’okrana (police secrète)…Rouletabille, déjà, rejoignait le Général en sifflotant. Féodor etErmolaï étaient en grande conversation nationale sur le paysd’Orel. Le jeune homme n’eut garde de les en distraire. Et,bientôt, réapparut Matrena.

Il la vit entrer, radieuse ; il lui remitses clefs, qu’elle prit machinalement. Elle était toute à sa joieet ne parvenait pas à la dissimuler. Le Général, lui-même, s’enaperçut et lui demanda ce qu’elle avait.

– C’est le bonheur que j’éprouve de notrepremière sortie, depuis notre arrivée aux îles, expliqua-t-elle.Et, maintenant, il faut monter vous reposer, Féodor ; vouspasserez une bonne nuit, j’en suis sûre.

– Je ne dormirai que si vous dormez,Matrena.

– Je vous le promets. C’est une chosepossible depuis que nous avons notre cher petit domovoï.Vous savez, Féodor, qu’il fume la pipe tout à fait comme le cherpetit domovoï de porcelaine.

– Il lui ressemble, il lui ressemble, ditFéodor ; cela nous portera bonheur, mais je veux qu’il dorme,lui aussi.

– Oui, oui, sourit Rouletabille, tout lemonde ici dormira. C’est la consigne. On a assez veillé. Depuis quela police est partie, on peut dormir, croyez-moi, Général.

– Eh ! eh ! Je vous crois, mafoi, bien. Il n’y avait qu’eux dans la maison capables de faire lecoup du bouquet. Maintenant, j’y ai bien réfléchi et je suistranquille. Et puis, n’est-ce pas, quoi qu’il arrive, il fautdormir. À la guerre comme à la guerre, nichevô !

Il serra la main de Rouletabille, et MatrenaPétrovna mit, selon son habitude, Féodor Féodorovitch sur son doset le grimpa dans sa chambre. Pour cela encore, elle ne voulait quepersonne l’aidât. Le Général embrassait sa femme dans le coupendant cette ascension et riait comme un enfant. Rouletabilleresta dans le hall, examinant attentivement ce qui se passait dansle jardin. Ermolaï venait de descendre de la villa et traversait lejardin, allant à la rencontre d’un personnage en uniforme, que lejeune homme reconnut immédiatement pour être le grand Maréchal dela Cour, qui l’avait introduit auprès du Tsar. Ermolaï avait dû luidire que la Générale procédait au coucher de son maître, car leMaréchal s’en fut au fond du jardin où il trouva Michel et Boris,qui causaient dans le kiosque. Ils se tinrent quelque temps toustrois, debout, après les salutations, devant une table où leGénéral et la Générale, quand ils étaient en famille, dînaientquelquefois. En causant, le Général jouait avec une boîte de cartonblanc, liée par une ficelle rose. À ce moment, Matrena, qui n’avaitpu résister au désir de causer un instant avec Rouletabille et delui communiquer son allégresse, rejoignit le jeune homme.

– Petit domovoï, fit-elle, enlui mettant la main sur l’épaule. Vous n’avez pas regardé de cecôté ?

Elle lui montrait, à son tour, la salle àmanger.

– Non ! non ! Je vous ai vue,Madame, et je suis suffisamment renseigné.

– Parfaitement ! rien… on n’a pastravaillé !… on n’a pas touché au plancher !… Je savaisbien !… je savais bien !… c’est épouvantable ce que nousavons fait là… Mais vrai, me voilà bien soulagée, et heureuse…Ah ! Natacha ! Natacha ! Ce n’est pas en vain que jet’ai aimée (elle prononça ces mots avec un accent d’une grandebeauté et sincérité tragique). Quand je l’ai vue partir, mon cherpetit, ah ! j’ai eu les jambes cassées. Quand elle adit : « j’ai oublié quelque chose, je reviens tout desuite », j’ai cru que je n’allais plus avoir la force de faireun pas, un seul… mais, je suis bien heureuse, quel poids de moinssur la poitrine, sur le cœur, cher petit domovoï … à causede vous ! à cause de vous !

Et elle l’embrassa, et se sauva comme unevraie folle, rejoignant son poste auprès du Général.

Notes du carnet de Rouletabille :

L’affaire de la petite cachettedu parquet, à laquelle on n’a point travaillé, ne prouve rien pourou contre Natacha (quoi qu’en pense cette excellente MatrenaPétrovna). Natacha peut très bien avoir été avertie par le tropgrand soin avec lequel la Générale gardait le parquet, y revenantsans cesse et remuant trop souvent le tapis ; elle peut aussiavoir été avertie par la facilité soudaine qu’on lui donnait detravailler à la cachette du parquet. Mon opinion, depuis que j’aivu Matrena, pour la première fois, remuer le tapis sous le fauteuildu Général sans aucune précaution sérieuse, est qu’on a abandonnédéfinitivement la préparation de cet attentat et qu’on s’est renducompte que la mèche en était éventée.

 

Ce dont Matrena ne se doute pas, c’estque le piège tendu par moi, pendant la promenade à la pointe,l’était surtout contre elle ! Je savais à l’avance que Natachadevait s’absenter pendant la promenade ; et, cependant, jen’attendais rien de nouveau du côté de Natacha, qui n’est pas uneenfant ; mais j’avais besoin d’être sûr que Matrena nedétestait point Natacha, et que ce n’était pas elle qui avaitsimulé les préparatifs d’attentat du parquet, dans des conditionstelles qu’on était conduit à accuser sa belle-fille… et de cela, jesuis sûr maintenant ; elle en est innocente, la pauvre chèreâme. Si Matrena était un monstre, l’occasion était trop belle.L’absence de Natacha, sa présence insolite d’un quart d’heure dansla solitude de la villa, tout devait pousser Matrena, que j’avaisenvoyée seule à la recherche de la vérité sous le tapis de la salleà manger, à enlever les derniers clous de la lame du parquet sielle était réellement coupable d’avoir enlevé les premiers. EtNatacha était perdue !

Matrena est revenue sincèrement,tragiquement heureuse de n’avoir rien trouvé de nouveau, etmaintenant j’ai la preuve matérielle qu’il me fallait. Moralementet physiquement, Matrena est dégagée. Et je vais pouvoir lui parlerdu trou d’épingle. Je crois que, de ce côté-là, ça presse autrementque du côté des clous du plancher.

VI – La main mystérieuse

Après le départ de Matrena, Rouletabille levale nez du côté du jardin. Il n’y avait plus de Maréchal de la Cour,ni d’officiers. Les trois hommes avaient disparu. Rouletabillevoulut savoir tout de suite où ils étaient passés. Il s’avançarapidement jusqu’à la grille et vit disparaître, au bout de laroute, la calèche du Maréchal de la Cour. Quant aux deux officiers,Ermolaï lui fit comprendre par gestes qu’ils étaient sortisensemble quelques instants seulement après le départ du Maréchal.Rouletabille se mit en chasse, releva leur trace sur la terre molledu chemin et, bientôt, il entra dans l’herbe. À cet endroit, lapiste, à cause des fougères foulées, était très facile à suivre. Ilmarchait courbé vers la terre, sur ces traces sensibles qu’ilméprisait cependant si profondément, comme conduisant à toutessortes d’erreurs, judiciaires et autres, et qui le conduisirent,cependant, à cette chose qu’il cherchait.

Un bruit de voix lui fit lever la tête etaussitôt il se jeta derrière un arbre. À une vingtaine de pas delà, Natacha et Boris semblaient avoir une conversation des plusanimées. L’officier se tenait haut et droit devant elle, le sourcilfroncé, le regard hostile. Sous la capote d’uniforme dont il étaitenveloppé, manteau dont il n’avait point passé les manches et qu’ilavait ramené sur sa poitrine, Boris avait les bras croisés. Touteson attitude marquait la hauteur, l’orgueil froissé.

Natacha lui tenait des propos précipités, leplus souvent à voix basse. Parfois, un mot russe éclatait et ellese reprenait à parler plus bas. Enfin, elle se tut, et Boris, aprèsun court silence, qu’il avait employé à réfléchir, prononçadistinctement ces mots français dont il détacha, comme pour leurdonner plus de force, toutes les syllabes :

– Vous me demandez une choseeffroyable !…

– Il faut me l’accorder, dit la jeunefille avec une singulière énergie, vous entendez, BorisAlexandrovitch ! Il le faut.

Et son regard, après avoir fait le tour deschoses autour d’elle et n’y avoir rien découvert de suspect, sereporta soudain, très tendre, sur l’officier, cependant que sabouche murmurait : « Mon Boris ! »…

Il arriva aussitôt que l’autre ne sut résisterni à la douceur de cette voix, ni au charme captivant de ce regard.Il prit une main qui se tendait vers lui et la baisa passionnément.Et ses yeux, fixés sur Natacha, disaient qu’il accordait tout cequ’on voulait et qu’il s’avouait vaincu. Alors, elle lui dit,toujours avec ce regard adorable : « à cesoir ! » et l’autre répliqua : « Oui !oui !… à ce soir ! à ce soir ! », sur quoiNatacha retira sa main, fit signe à l’officier de s’éloigner, etcelui-ci lui obéit. Natacha resta là encore quelque temps, plongéedans ses réflexions.

Rouletabille avait déjà repris hâtivement lechemin de la villa. Matrena Pétrovna guettait sa rentrée, assisesur la première marche du palier du grand escalier, qui donnaitdans la véranda. Aussitôt qu’elle le vit, elle courut à lui. Ilétait déjà dans la salle à manger.

– Personne dans la maison ?demanda-t-il.

– Personne. Natacha n’est pas rentrée,et…

– Votre belle-fille va rentrer. Vous luidemanderez d’où elle vient, si elle a vu les officiers, et, dans lecas où elle vous répondrait qu’elle les a vus, si ceux-ci lui ontdit qu’ils reviendraient ce soir.

– Bien, petit domovoï-doukh. Lesofficiers sont partis sans que je sache comment…

– Ah ! interrompit Rouletabille,avant qu’elle arrive, donnez-moi toutes ses épingles à chapeau.

– Hein ?

– Je dis, toutes ses épingles à chapeau.Vite !…

Matrena courut à la chambre de Natacha et enrevint avec trois épingles énormes, à têtes et à cabochonsgracieusement travaillés.

– C’est tout ?

– C’est tout ce que j’ai trouvé. Je luien connais deux autres encore. Elle en a une sur sa tête, ou deuxpeut-être, je ne les trouve pas.

– Reportez celles-ci où vous les aveztrouvées, fit le reporter, après leur avoir accordé un coupd’œil.

Matrena revint tout de suite, ne comprenantrien à ce qui se passait.

– Et, maintenant, vos épingles àvous ? Oui, vos épingles à chapeau ?

– Eh ! je n’en ai que deux, et lesvoilà, dit-elle en les retirant de sa toque qu’elle avait, enrentrant à la villa, jetée sur un fauteuil.

Même regard de Rouletabille sur lesépingles.

– Merci ! voici votrebelle-fille.

Natacha arrivait, rose et souriante :

– Ah ! bien, fit-elle, toutessoufflée, vous pouvez vous vanter que je vous aie cherchée. J’aifait le grand tour par la Barque. La promenade a fait du bien àpapa ?

– Oui, il repose, répondit Matrena. As-turencontré Boris et Michel ?

Elle parut hésiter une seconde, une seule, etdit :

– Oui, à l’instant…

– Ils ne t’ont pas dit s’ilsreviendraient ce soir ?

– Non ! répliqua-t-elle, légèrementtroublée. Pourquoi toutes ces questions ?

Et elle rougit davantage.

– Parce que je trouve étrange, ripostaMatrena, qu’ils soient partis comme ils l’ont fait, sans nousprévenir, sans un mot, sans faire demander au Général s’il avaitbesoin d’eux. Il y a quelque chose de plus étrange encore. Tu n’aspas vu, avec eux, Kaltsof, oui… le grand Maréchal de laCour ?

– Non !

– Kaltsof est venu un instant, est entrédans le jardin et est reparti sans nous voir, sans faire dire nonplus un mot au Général.

Natacha fit : « Ah !… »et, indifférente, leva les bras et tira l’épingle de son chapeau.Rouletabille regarda cette épingle et ne dit mot. La jeune fille nesemblait plus s’apercevoir de leur présence.

Entièrement prise par ses pensées, ellerepiqua l’épingle dans son chapeau et alla suspendre celui-ci dansla véranda qui servait aussi de vestibule.

Rouletabille ne la quittait pas des yeux.Matrena regardait le reporter, d’un œil stupide. Natacha retraversale salon et s’en fut dans sa chambre en passant par son petitsalon-boudoir, car cette chambre n’avait qu’une porte donnant surce petit salon. Quant à cette dernière pièce, elle avait troisportes. L’une sur la chambre de Natacha, l’autre ouvrant sur legrand salon, la troisième sur le petit office qui se trouvait dansle coin d’angle de la maison, et où passait l’escalier de servicedescendant aux sous-sols et montant au premier.

L’office avait encore une porte donnantdirectement sur le grand salon. C’était là, évidemment, unemauvaise disposition pour le service de la salle à manger, quiétait de l’autre côté du grand salon, une disposition de fortunecomme on en voit souvent dans les hâtives installations des maisonsde campagne.

Restée seule avec Rouletabille, Matrena vitque le jeune homme n’avait point perdu de vue le coin de la vérandaoù Natacha avait suspendu son chapeau. À côté de ce chapeau, il yavait une toque que venait d’apporter Ermolaï. L’intendant avait dûtrouver cette coiffure dans quelque coin du jardin ou des serresd’où il revenait. À cette toque se trouvait piquée une épingle.

– À qui la toque ? demandaRouletabille. Je ne l’ai encore vue sur la tête de personne,ici.

– À Natacha ! répondit Matrena.

Et elle voulut s’avancer ; mais le jeunehomme la retint, s’en fut lui-même dans la véranda et, sans toucherà la toque, en se haussant sur la pointe des pieds, il examinal’épingle. Il retomba sur ses talons et se tourna du côté deMatrena. Celle-ci découvrit sur le visage de son petit ami unefugitive émotion :

– M’expliquerez-vous ? luidit-elle.

Mais l’autre lui lançait déjà un regardfoudroyant, et, tout bas :

– Vous allez donner des ordres tout desuite pour que le dîner soit servi dans la véranda. Pendant tout letemps du dîner, il faut que la porte du petit salon, et celle del’office, et celle de la véranda donnant sur le grand salon restentouvertes tout le temps. Vous m’avez compris ? Aussitôt quevous aurez donné ces ordres, vous monterez dans la chambre duGénéral et vous ne quitterez pas le chevet du Général, face auchevet. Vous descendrez dîner quand il sera servi et ne vousoccuperez plus de rien.

Ce disant, il bourrait une pipe ; ill’alluma avec une sorte de soupir de soulagement, et, après undernier ordre à Matrena : « Allez ! », ildescendit dans le jardin fumer à pleines bouffées. On eût dit qu’iln’avait pas fumé de pipe depuis huit jours. Il paraissait non pointréfléchir mais se récréer. Et, de fait, il joua comme un fou avecMilinki, le petit chat aimé de Matrena, qu’il poursuivit jusquederrière les serres, jusque dans le petit kiosque qui, élevé surpilotis, dressait son toit de chaume aigu au-dessus du panorama desîles, que Rouletabille resta à contempler en artiste qui a desloisirs.

Le dîner où se retrouvèrent Matrena, Natachaet Rouletabille, fut assez gai. Le jeune homme ayant déclaré qu’ilétait de plus en plus persuadé que tout le mystère du coup dubouquet était tout simplement dans un coup de la police, Natacharenchérit sur son opinion, et, dès lors, ils se trouvèrent d’accordsur tout. En lui-même, le reporter, pendant cette conversation,cachait une réelle épouvante, qui lui venait de la tranquillitécynique et maladroite avec laquelle la jeune fille accueillait toutpropos accusant la police et tendant à faire croire que le Généralne courait plus aucun danger immédiat.

En somme, il travaillait, ou tout au moinscroyait travailler, à dégager Natacha comme il avait dégagéMatrena, de telle sorte que s’érigeât la nécessité absolue del’intervention d’un tiers, même dans les faits, relevés sisoigneusement par Koupriane, où Matrena et Natacha semblaient avoirété seules matériellement. À entendre Natacha, Rouletabillecommençait à douter et à frissonner, comme il avait vu douter etfrissonner Matrena. Plus il se penchait sur cette jeune fille, plusil avait le vertige. Quel abîme obscur que cette Natacha !

Aucun fait intéressant ne se passa pendant ledîner.

À plusieurs reprises, malgré l’impatience quelui en montrait Rouletabille, Matrena était montée auprès duGénéral. Elle redescendait en disant :

– Il est calme. Il ne repose pas. Il neveut rien. Il m’a dit de lui préparer son narcotique. C’estmalheureux ! Il a beau dire, il ne peut plus s’enpasser !

– C’est toi, maman, qui devrais prendrequelque chose pour te faire dormir ; on dit que la morphine,c’est très bon !…

– Moi ! fit Rouletabille, dont latête, depuis quelques instants, oscillait et s’appesantissaittantôt sur une épaule et tantôt sur l’autre, je n’aurai pointbesoin de narcotique pour dormir. Et, si vous me le permettez, jevais gagner mon lit tout de suite !…

– Eh ! mon cher petitdomovoï-doukh, je vais vous porter dans mes bras.

Et Matrena avança ses gros bras ronds, prêts àprendre Rouletabille comme elle eût fait d’un bébé.

– Non ! non ! Je monterai bientout seul, grogna Rouletabille en se soulevant, et paraissant avoirhonte de sa faiblesse.

– Eh bien, accompagnons-le toutes lesdeux jusqu’à sa chambre, dit Natacha, et je souhaiterai bonne nuità papa. Moi aussi j’ai hâte de me reposer. Une grande nuit nousfera du bien à tous. Ermolaï et Gniagnia veilleront avec leschwitzar dans la loge.

Voilà qui est tout à fait raisonnable.

Ils montèrent tous trois. Rouletabille n’allamême pas voir le Général et se jeta sur son lit. Natacha se montragaie avec son père, l’embrassa dix fois et descendit. Derrièreelle, Matrena suivit, ferma portes et fenêtres, remonta fermer laporte du palier, et trouva Rouletabille assis sur son lit, les brascroisés, et ne paraissant plus avoir envie de dormir du tout.Enfin, sa physionomie était si étrangement pensive que l’inquiétudede Matrena, qui n’avait rien compris aux faits et gestes du jeunehomme, au cours de cette journée, s’en trouva encore augmentée ducoup.

– Mon petit ami, fit-elle à voix basse,me direz-vous, enfin ?

– Oui, Madame, répondit-il aussitôt,asseyez-vous dans ce fauteuil et écoutez-moi. Il y a des chosesqu’il faut que vous sachiez tout de suite, car l’heure estgrave.

– Les épingles !… d’abord… lesépingles !…

Rouletabille se laissa glisser légèrement dulit et, en face d’elle, mais regardant autre chosequ’elle :

– Il faut que vous sachiez que l’on va,peut-être tout de suite, recommencer le coup du bouquet !

Matrena se souleva avec une rapidité telle quel’on eût pu croire qu’elle avait senti une bombe dans le creux deson fauteuil. Elle s’y laissa retomber cependant, obéissant auregard énergique de Rouletabille qui lui commandaitl’immobilité.

– Recommencer le coup du bouquet,murmura-t-elle dans un souffle haletant, mais il n’y a plus unefleur dans la chambre du Général !

– Du calme ! Madame, etcomprenez-moi et répondez-moi : vous avez entendu le tic tacdu bouquet, étant dans votre chambre ?

– Oui, les portes ouvertes,naturellement.

– Vous m’avez nommé les personnes quiétaient venues souhaiter une bonne nuit au Général. À ce moment, iln’y avait pas de bruit de tic tac ?

– Non ! non !

– Pensez-vous que, s’il y avait eu unbruit de tic tac, ces personnes étant dans la chambre et parlant,vous auriez entendu ce bruit ?

– J’entends tout ! J’entendstout !

– Êtes-vous descendue en même temps queces personnes ?

– Non ! non ! Je suis restéequelque temps auprès du Général, jusqu’au moment où il a étéprofondément endormi ?

– Et vous n’entendiez rien ?

– Rien !

– Vous avez fermé les portes derrière lespersonnes ?

– Oui, la porte du grand palier. La portede l’escalier d’office était condamnée depuis longtemps : ellea été fermée à clef par moi, moi seule ai la clef et, à l’intérieurde la chambre du Général, il y a encore un verrou qui est toujourspoussé. Toutes les autres portes des chambres avaient déjà étécondamnées par moi. Pour pénétrer dans les quatre pièces dupremier, il fallait déjà passer par la porte de ma chambre quidonne sur le grand palier.

– Parfait. Donc, personne n’a pu entrerdans l’appartement. Il n’y avait dans l’appartement, depuis deuxheures au moins, que vous et le Général, quand le mouvementd’horlogerie s’est fait entendre. D’où cette conclusion qu’il n’y aque le Général et vous qui avez pu « remonter » cemouvement-là !

– Que voulez-vous dire ? demandaMatrena abasourdie.

– Je veux vous prouver par l’absurde,Madame, qu’il ne faut jamais… jamais… vous entendez, jamais … sebaser uniquement, pour raisonner, sur les apparences extérieuresles plus évidentes, quand ces apparences vont à l’encontre decertaines vérités morales, qui sont claires comme la lumière dujour. La lumière du jour pour moi, Madame, est que le Général n’apoint envie de se suicider et surtout qu’il ne choisirait point cetétrange mode de suicide par l’horlogerie… la lumière du jour pourmoi est que vous adorez votre époux et que vous êtes prête à luisacrifier vos jours.

– Sur-le-champ ! s’exclama Matrena,dont les larmes, toujours prêtes pour les grandes émotions,jaillirent… Mais, Vierge Marie ! pourquoi me parlez-vous ainsisans me regarder ?… Qu’y a-t-il ?… Qu’ya-t-il ?…

– Ne vous retournez pas !… Ne faitespas un mouvement !… vous entendez !… pas unmouvement !… et parlez bas, très bas !… et ne pleurezpas, pour l’amour de Dieu !…

– Mais vous dites… tout de suite… le coupdu bouquet !… Allons chez le Général !…

– Pas un geste !… et continuez dem’écouter sans m’interrompre… dit-il encore en se penchant à sonoreille, toujours sans la regarder. C’est parce que cela était pourmoi la lumière du jour, que je me suis dit : « Il estimpossible qu’il soit impossible qu’un troisième personnage n’aitpas apporté la bombe dans le bouquet ! On doit pouvoir entrerchez le Général, même quand le Général veille et que toutes lesportes sont fermées. »

– Oh ! ça, non ! On ne peutentrer !… Je vous le jure.

Et, comme elle jurait cela un peu trop fort,Rouletabille lui étreignit le bras à la faire crier ; maiselle comprit que c’était parce qu’il fallait se taire.

– Je vous ai dit de ne pas m’interrompre,une fois pour toutes !

– Mais alors, dites-moi ce que vousregardez comme cela.

– Je regarde l’endroit par où l’on peutentrer chez le Général quand tout est fermé, Madame ! ne vousretournez pas !…

Matrena, claquant des dents, se rappela qu’enentrant chez Rouletabille, elle avait trouvé ouvertes toutes lesportes faisant communiquer, d’enfilée, la chambre du jeune hommeavec la sienne, le cabinet de toilette et la chambre du Général.Elle devait, sur le regard de Rouletabille, se tenirtranquille ; mais, malgré toutes les exhortations du reporter,elle ne pouvait tenir sa langue :

– Mais par où ? par oùentre-t-on ?

– Par la porte !

– Quelle porte ?

– Celle de la chambre donnant sur lepetit escalier de service.

– Allons donc ! la clef ! leverrou !

– On a fait faire une clef !

– Et le verrou pousséintérieurement ?

– On le tire de l’extérieur !

– Hein ! c’est impossible !

Rouletabille appuya ses deux mains sur lesfortes épaules de Matrena et répéta, en détachant chaquesyllabe : « On le tire de l’extérieur ! »

– Mais, c’est impossible ! Je lerépète !

– Madame, vos nihilistes n’ont rieninventé. C’est un truc très en honneur chez nos rats d’hôtel. Ilsuffit d’un petit trou de la grosseur d’une épingle, pratiqué dansle panneau de la porte à hauteur du verrou.

– Mon Dieu ! Gémit la pauvreMatrena, je ne comprends rien à ce que vous voulez me dire avecvotre petit trou. Expliquez-vous, petit domovoï.

– Suivez-moi bien, continua Rouletabille,les yeux toujours fixés ailleurs. La personne qui veut entrerintroduit dans le petit trou un fil de laiton, auquel on a faitsubir d’abord la courbe nécessaire, et qui est muni, à sonextrémité, d’une légère pointe d’acier recourbée elle-même. Avec uninstrument pareil, c’est un jeu, si le trou a été fait à la placequ’il faut, de tâter de l’extérieur le verrou à l’intérieur, d’encrocheter la poignée, de tirer et d’ouvrir si le verrou est, commecelui-ci, un verrou-targette.

– Oh ! oh ! oh ! GémitMatrena qui pâlissait à vue d’œil et… et ce petit trou ?…

– Il existe !

– Vous l’avez découvert ?

– Oui, dès la première heure que j’étaisici…

– Oh ! Domovoï ! Maiscomment cela, puisque vous n’êtes monté dans la chambre du Généralque la nuit ?…

– Sans doute, mais je suis monté beaucoupplus tôt dans le petit escalier de service !… et je vais vousdire pourquoi. Quand on m’a introduit dans la villa pour lapremière fois et que vous me regardiez, cachée derrière la porte,savez-vous ce que je regardais, moi, tout en ayant l’air d’êtreuniquement occupé à dévorer des tartines de caviar ? La tracefraîche d’une pointe de bottine, qui quittait le tapis près de latable des zakouskis, où l’on avait renversé de labière ; cette bière coulait encore le long de la nappe. Onavait marché dans la bière. La trace des bottines n’était biennettement visible que sur le parquet. De là, elle allait à la portede l’office restée entr’ouverte, et montait l’escalier de service.Cette pointe de bottine était bien fine pour monter un escalierréservé aux domestiques, et que Koupriane m’avait dit êtrecondamné, et c’est certainement ce qui me le fit remarquer dans lemoment, mais alors vous êtes entrée !

– Vous ne m’avez rien dit !Évidemment, si j’avais su qu’il y avait une pointe de bottine…

– Je ne vous ai rien dit parce quej’avais mes raisons pour cela… et, cependant, la trace séchaitpendant que je vous racontais mon voyage…

– Ah ! encore une fois, pourquoi nepas m’avoir parlé ?…

 

– Parce que je ne vous connaissais pasencore !…

– Méfiant démon ! vous me ferezmourir !… Je n’en puis plus… allons dans la chambre duGénéral… nous le réveillerons…

– Restez ici !… restez ici !…je ne vous ai encore rien dit… Cette trace ne cessait de mepréoccuper et, plus tard, quand je pus m’échapper de la salle àmanger, je ne fus tranquille qu’après avoir grimpé moi-mêmel’escalier de service et être allé voir cette porte, où jedécouvris ce que je vous ai dit et ce que je vais vous direencore.

– Quoi ?… quoi ?… dans toutcela vous ne m’avez pas encore parlé des épingles ?

– Nous y voilà !…

– Et « le coup du bouquet » quiva recommencer ?… Pourquoi ? pourquoi ?

– Nous y sommes !… Quand, le soir,vous m’avez introduit dans la chambre du Général, j’ai étudié leverrou de la porte sans que vous vous en soyez même douté. J’étaisfixé. C’est par là qu’on avait apporté la bombe et c’est par làqu’on s’apprêtait à revenir !

– Mais comment ? Vous étiezsûr ! vous étiez sûr !… le petit trou vous avait dit paroù l’on était venu ? Comment vous disait-il qu’on allaitrevenir ?… vous savez bien que, le coup n’ayant pas réussidans la chambre du Général, on travaillait dans la salle àmanger !…

– Madame, il est probable, il est certainqu’on avait renoncé à travailler dans la salle à manger puisqu’onvenait, le jour même, de retravailler pour la chambre duGénéral !… Oui, on allait revenir, revenir par là, et j’étaissi sûr de cela – de ce prochain retour par là –, que moi qui avaisfait éloigner la police pour pouvoir étudier toutes choses à monaise, je ne vous ai pas dit de la faire revenir !Comprenez-vous maintenant ma tranquillité et comment j’ai pu toutde suite assumer une aussi lourde responsabilité ? C’est queje savais que je n’avais plus qu’une chose à surveiller : unpetit trou d’épingle ! Ce n’est pas difficile à surveiller,Madame, un petit trou d’épingle !

– Malheureux ! fit, d’une voixsourde, Matrena. Misérable petit domovoï qui ne m’a riendit !… et moi qui me suis laissée aller au sommeil sur monmatelas… en face de cette porte qui pouvait s’ouvrir !…

– Non !… Madame !… car j’étaisderrière !

– Ah ! cher petit ange sacré… Mais àquoi pensez-vous ? Et cette porte qui n’a pas été surveilléede l’après-midi !… En notre absence on peut l’avoirouverte !… Si on avait déposé une bombe, en notreabsence ?

– C’est pourquoi je vous ai envoyée toutde suite dans la salle à manger, pour cette expédition dont jepensais bien que vous reviendriez bredouille, chère Madame… etc’est pourquoi je suis entré le premier dans la chambre du Général…Je suis allé à la porte de l’escalier d’office tout de suite… j’eusla preuve, préparée à tout hasard, qu’on ne l’avait pas poussée,même d’un demi-millimètre ! Non ! on n’avait pas, ennotre absence, touché à la porte !

– Ah ! cher héroïque petit amour deJésus… Mais écoutez-moi… écoutez-moi, mon ange !… Ah ! jene sais plus où j’en suis, je ne sais plus ce que je dis… moncerveau n’est plus qu’un ballon flasque, troué par l’épingle dupetit trou d’épingle !… Ah ! les épingles !… lesépingles !… parlez-moi des épingles !… d’abord !Non ! d’abord, qu’est-ce qui vous fait croire, Seigneur Dieu,que l’on va revenir par la porte !… Comment avez-vous pu voircela ? Tout cela, dans un pauvre trou d’épingle ?

– Madame, il n’y a pas un troud’épingle : maintenant il y en a deux.

– Deux trous d’épingle ?

– Oui, deux. Un ancien et un nouveau. Untout nouveau… pourquoi ce second trou ? Parce que l’ancienavait été jugé un peu trop étroit et qu’on avait voulu l’agrandir,et qu’en l’agrandissant on avait brisé dedans la pointe d’uneépingle… d’une épingle à chapeau, Madame. Cette pointe s’y trouveencore, bouchant le petit trou ancien, et la section en est fortnette et toute brillante.

– Ah ! je comprends l’examen desépingles à chapeau, maintenant ! C’est donc si facile que celade traverser une porte avec une épingle ?

– Tout ce qu’il y a de plus facile,surtout si le panneau est en sapin… toutefois, on venait de briserune pointe d’épingle dans le premier trou. D’où nécessité d’enfaire un second. Pour commencer ce second trou, la pointe del’épingle étant cassée, on a usé de la pointe d’un canif ;puis, on a terminé le trou avec l’épingle à chapeau. Le second trouest encore plus près du verrou que le premier !… Ne remuezdonc pas comme ça, Madame !…

– Mais alors on va venir !… on vavenir !…

– Je le crois !

– Mais je ne comprends pas qu’avec unepareille certitude vous restiez là, si tranquille !… grandsdieux ! Qu’est-ce qui vous donne la preuve qu’on n’est pasencore venu ?

– Une petite épingle ordinaire, Madame…pas une épingle à chapeau, cette fois… ne confondons pas lesépingles !… je vous montrerai cela tout à l’heure !…

– Il me fera perdre l’esprit avec sesépingles, chère lumière de mes yeux ! Bonté du ciel !Envoyé de Dieu ! Cher petit porte-bonheur !

Et elle essaya de le serrer avec transportdans ses bras tremblants, mais il se recula. Elle souffla encore etreprit :

– L’examen des épingles à chapeau ne vousa rien appris ?

– Si ! la cinquième épingle de MlleNatacha, celle de la toque dans la véranda, a eu son bout cassétout nouvellement !

– Misère de moi ! fit Matrena ens’écroulant sur un fauteuil.

Rouletabille la releva :

– Qu’est-ce que vous avez ?… j’aibien examiné vos épingles à vous. Est-ce que vous croyez que jevous aurais soupçonnée parce que j’en aurais trouvé unecassée ? J’aurais pensé, tout simplement, que l’on avait uséde votre bien pour une besogne abominable, voilà tout !

– Oh ! c’est vrai ! c’estvrai ! Pardonnez-moi, Vierge du Christ ! Ce petit merendra folle ! Il me console et m’épouvante. Il me fait penserdes choses ! Et il me rassure ! Il fait de moi ce qu’ilveut ! Qu’est-ce que je deviendrais sans lui ?

Et, cette fois, elle réussit à lui prendre latête à pleines mains et le baisa avec une passion toute naturellesur le front. Rouletabille la repoussa rudement :

– Vous m’empêchez de voir ?dit-il.

Elle était tout éplorée de ce vilain geste.Elle comprit. En effet, Rouletabille, pendant toute cetteconversation, n’avait cessé de regarder par les portesentr’ouvertes de la chambre de Matrena et du cabinet de toilette,tout au fond, tout là-bas, la porte fatale dont le verrou de cuivrebrillait dans la lueur jaune de la veilleuse.

Enfin, le reporter fit un signe et, suivi deMatrena, s’avança sur la pointe des pieds jusque sur le seuil de lachambre du Général, en rasant les murs. Féodor Féodorovitchreposait. On entendait son souffle fort, mais il paraissait jouird’un sommeil de paix. Les hantises de la nuit précédente l’avaientfui. Et la Générale avait peut-être raison, en partie, d’attribuerles fameux cauchemars au narcotique mis à sa disposition chaquesoir, car le verre où il puisait lors de ses insomnies était encoreplein et, visiblement, on n’y avait point touché. Le lit du Généralétait placé de telle sorte que celui qui l’occupait, eût-il eu lesyeux grands ouverts, n’eût pu voir tourner la porte donnant surl’escalier de service. La petite table, sur laquelle on avaitdéposé le verre et les différentes fioles et qui avait supporté ledangereux bouquet, était placée près du lit, un peu en retrait, etplus près de la porte. Rien n’avait dû être plus facile, pourquelqu’un qui pouvait entr’ouvrir cette porte, d’allonger le braset de déposer la boîte infernale parmi les herbes sauvages, surtoutsi, comme il fallait le croire, on avait attendu pour cette besogneque le souffle bruyant du Général eût averti que celui-ci dormaitet si, en regardant par le trou de la serrure, on avait constatéque Matrena était occupée alors dans sa propre chambre.Rouletabille, arrivé au seuil de la chambre, se glissa de côté,hors de la vue de ce trou et se mit à quatre pattes. C’est danscette position qu’il approcha de la porte de service. La tête surle parquet, il constata que la petite épingle ordinaire, qu’ilavait plantée la veille au soir, tout contre la porte, dans leplancher, était toujours toute droite ; par conséquent ilacquit ainsi la preuve nouvelle que la porte n’avait pas encorebougé. Dans le cas contraire, cette petite épingle eût étérepoussée horizontalement par terre. Il revint, se redressa, passadans le cabinet de toilette et, dans un coin, eut une conversationrapide à voix basse avec Matrena :

– Vous allez, lui dit-il, tirer votrematelas jusque dans ce coin du cabinet de toilette, d’où l’on peutvoir la porte et d’où l’on ne peut être aperçu de quelqu’un quiaurait l’œil au trou de la serrure. Faites cela le plusnaturellement du monde et puis vous irez vous reposer ; jepasserai la nuit, moi, sur le matelas, et je vous prie de croireque j’y serai mieux que sur le lit de bois de l’escalier, surlequel j’ai passé la nuit d’hier, derrière la porte !

– Oui, mais vous allez vousendormir ! Je ne veux pas.

– Pensez-vous, Madame ?

– Je ne veux pas ! Je ne veuxpas ! Je ne veux pas quitter la porte des yeux ! Et puisje ne pourrais pas dormir, laissez-moi !…

Il n’insista pas et ils s’accroupirent sur lematelas, tous deux. Rouletabille s’était croisé, bien posément, lesjambes en tailleur au travail ; mais Matrena resta à quatrepattes, la mâchoire en avant, les yeux fixes, comme un bouledogueprêt à se ruer.

Les minutes s’écoulaient dans un profondsilence, troublé seulement par la respiration irrégulière etsoufflante du Général. La figure de celui-ci se détachait, blême ettragique, sur l’oreiller ; la bouche était entr’ouverte et,par instants, les lèvres remuaient. On put craindre une seconde leretour du cauchemar ou le réveil. Inconsciemment il allongea unbras du côté de la table où se trouvait le verre au narcotique. Etpuis il s’immobilisa et ronfla légèrement. La veilleuse, sur lacheminée, accrochait de rares reflets jaunes à des coins demeubles, faisait briller le cadre d’un tableau sur le mur, mettaitune étoile vacillante au ventre des fioles. Mais, dans toute lachambre, Matrena Pétrovna ne voyait, ne regardait que le verrou decuivre qui brillait là-bas, sur la porte. Fatiguée d’être sur lesgenoux, elle s’allongea, le menton dans les mains, le regardtoujours fixe. Et, comme rien n’arrivait, elle poussa un soupir.Elle n’eût pu dire si elle espérait ou redoutait la venue de cequelque chose de nouveau que lui avait promis Rouletabille. Desheures s’écoulèrent. Rouletabille la sentait frissonner d’angoisseet d’impatience.

Quant à lui, il n’avait point espéré qu’il sepasserait quelque chose avant les premières lueurs du jour, momentoù chacun sait que le sommeil de plomb est vainqueur de toutes lesveilles et de toutes les insomnies. Et, en attendant cetteminute-là, il n’avait pas plus bougé qu’un magot de Chine ou que lecher petit domovoï-doukh de porcelaine, dans le jardin.Enfin, il se pouvait très bien que ce ne fût point pour cettenuit-là.

Soudain, la main de Matrena se posa sur cellede Rouletabille. Celui-ci la lui emprisonna et la lui serra sifort, que Matrena comprit qu’il ne lui permettait plus unmouvement. Et tous deux avaient le cou tendu… les oreillesdressées, comme des bêtes… comme des bêtes… à l’affût… oui…

Oui… il y avait un petit bruit dans laserrure…

Une clef tournait… doucement… doucement dansla serrure ; et puis, le silence… et puis un autre petitbruit, un grincement, un léger crissement d’acier… là-bas sur leverrou… sur le verrou qui brille… et le verrou, tout doucement…tout doucement, sur la porte, glissa tout seul… tout seul… et puis,la porte fut poussée lentement…

Si lentement… entr’ouverte… et, parl’ouverture…

L’ombre d’un bras… s’allongea…s’al…lon…gea…

Un bras au bout duquel il y avait quelquechose qui brillait… Rouletabille sentit Matrena prête à bondir… ill’entoura, il l’étreignit de ses bras, il la brisait en silence… etil avait une peur horrible de l’entendre soudain hurler, pendantque le bras… s’allongeait… touchant presque le chevet du lit, où leGénéral continuait de dormir un sommeil de paix que, depuislongtemps, il ne connaissait plus…

VII – Arséniate de soude

La main mystérieuse tenait une fiole, dontelle vida tout le contenu dans la potion. Et puis, comme elle étaitvenue, la main se retira, lentement, prudemment, sournoisement, etla clef tourna dans la serrure et le verrou reprit sa place.

À pas de loup, Rouletabille, après avoirrecommandé une dernière fois à Matrena de ne pas bouger, gagnait lepalier, bondissait vers l’escalier, descendait en glissant sur larampe jusque dans la véranda, traversait comme une flèche le grandsalon et arrivait, sans avoir bousculé un meuble, au petit salon.Il n’avait rien aperçu, rien vu ; tout, autour de lui, étaitcalme et silencieux.

La première lueur de l’aurore filtrait àtravers les volets. Il put constater que la seule porte ferméeétait celle de la chambre de Natacha. Il s’arrêta devant cetteporte, le cœur battant, et écouta. Mais nul bruit ne parvint à sonoreille. Il avait glissé, si léger, sur les tapis, qu’il était sûrde n’avoir pas été entendu. Peut-être cette porte allait-elle serouvrir ? Il attendit. Ce fut en vain. Il lui semblait qu’iln’y avait de vivant, dans cette maison, que son cœur. Il étouffaitde l’horreur qu’il entrevoyait, qu’il touchait presque, bien quecette porte restât close. Il s’appuya au mur pour gagner la fenêtredont il souleva un rideau. Fenêtre et volets du petit salon donnantsur la Néva étaient fermés. La barre de fer intérieure était à saplace. Alors, il alla à l’office, monta et redescendit le petitescalier de service, s’en fut partout, dans toutes les pièces,glissant partout ses mains silencieuses, s’assurant qu’aucuneclôture intérieure n’avait été violée.

Revenu à la véranda, et ayant levé la tête, ilaperçut au haut de l’escalier une figure blême comme la mort,funèbre apparition qui, dans ces demi-ténèbres, se penchait surlui. C’était Matrena Pétrovna. Elle descendit, tel un fantôme, etil ne reconnut plus sa voix quand elle lui demanda : où ?Je veux que vous disiez : où ?

– J’ai tout visité, fit-il si bas queMatrena dut s’approcher encore pour entendre son souffle. Tout estfermé ici et il n’y a personne.

Matrena regarda Rouletabille jusqu’au fond desyeux pour y surprendre toute sa pensée, mais il ne baissa pas sonregard clair et elle n’y vit rien qu’il ne voulût montrer. Alors,Matrena lui désigna du doigt la chambre de Natacha :

– Tu n’es pas entré là ?dit-elle.

Il répondit :

– Il ne faut pas entrer là !

– J’y entrerai, moi, cependant, fit-elle…et elle claquait des dents.

Il lui barra le passage de ses deux brasécartés.

– Si vous tenez à la vie de quelqu’unici, fit-il, ne faites pas un pas de plus !

– Mais on est dans cette chambre… on estlà !… c’est là qu’il faut aller ! Et elle l’écarta d’ungeste d’hallucinée.

Pour la rappeler à la réalité de ce qu’il luidirait et lui faire comprendre ce qu’il voulait, il dut lui serrerencore le poignet dans l’étau de sa main nerveuse.

– On n’est peut-être pas là ! fit-ilen secouant la tête. Comprenez-moi donc !…

Mais elle ne le comprenait pas, elledisait :

– Puisqu’on n’est nulle part ailleurs,c’est qu’on est là !

Mais Rouletabille continuait,obstiné :

– Non ! non !… On est peut-êtreparti !

– Parti ! Et tout est fermé àl’intérieur !

– Ça n’est pas une raison !répondit-il.

Mais elle ne le comprenait pas davantage. Ellevoulait absolument pénétrer dans la chambre de Natacha.

– Si vous entrez là, fit-il, et si (cequi est fort possible) ce que vous cherchez ne s’y trouve pas, toutest perdu ! Et, quant à moi, je renonce à tout !

Elle se laissa glisser, s’affala sur unsiège.

– Pas de désespoir ! murmura-t-il.Nous ne savons encore rien !

Elle secoua lugubrement sa pauvre vieilletête.

– Nous savons qu’il n’y a qu’elle ici,puisque personne n’a pu entrer, puisque personne n’a pusortir !…

Et cela, en vérité, lui barrait la cervelle,l’empêchait de saisir, par le moindre coin, la pensée deRouletabille… alors l’impossible dialogue reprit :

– Je vous répète que nous ne savons passi l’on n’est pas sorti !… reprenait le reporter en luidemandant ses clefs.

– Folie ! par où ?

– Cherchons dehors comme nous avonscherché dedans !

– Eh ! tout est fermédedans !

– Madame, encore une fois, ça n’est pasune raison pour qu’on ne soit pas dehors !

Il mit cinq minutes à ouvrir la porte de lavéranda, tant il prenait de précautions. Elle le regardait faire,impatiente.

Il lui souffla :

– Je vais sortir, mais ne perdez pas devue le petit salon. À la moindre alerte, appelez-moi, tirez aubesoin, un coup de revolver.

Il descendit dans le jardin, toujours avec lesmêmes précautions de silence. De l’endroit où elle se trouvait, parla porte laissée ouverte, Matrena pouvait suivre tous les gestes dureporter et surveiller en même temps la chambre de Natacha.

L’attitude de Rouletabille continua àl’intriguer au-delà de toute expression. Elle le regardait faire,abrutie. De même, un dvornick, qui montait sa garde sur lechemin, regardait le jeune homme à travers les grilles comme il eûtconsidéré un fou, avec consternation. Sur les allées sèches deterre battue ou cimentées qui ne présentaient aucune trace de pas,Rouletabille s’avançait lentement. Autour de lui, il constatait quel’herbe des pelouses n’avait pas été foulée. Et puis il ne regardaplus à ses pieds. Il sembla étudier attentivement la couleur rosedu ciel, respirer avec délice le matin des îles, dans le silence dela terre qui sommeillait encore.

La tête nue, le front haut, les mains derrièrele dos, les yeux fixes, il faisait quelques pas, puis soudains’arrêtait comme s’il avait été touché par une décharge électrique.Aussitôt qu’il semblait avoir ressenti cette secousse, ils’arrêtait encore, puis revenait en arrière et prenait une autreallée où il s’avançait à nouveau, droit devant lui, le front haut,avec le même regard fixe, jusqu’au moment où il suspendait samarche, subitement, comme si quelqu’un ou quelque chose luiconseillait ou lui ordonnait de n’aller pas plus loin. Et,toujours, il revenait vers la maison… et ainsi il fit toutes lesallées qui aboutissaient à la villa ; mais, dans tous cesexercices, il prenait soin de ne point se placer dans le champ devision très restreint de la fenêtre de la chambre de Natacha,fenêtre située en retrait, sur le pan coupé du bâtiment. Pour cequi concernait cette fenêtre, il se glissa à quatre pattes jusqu’àla plate-bande qui longeait le pied du mur, et il eut la preuve quenul n’avait sauté par là. Alors, il vint retrouver Matrena dans lavéranda.

– Personne n’est venu, ce matin, dans lejardin, dit-il, personne n’est sorti de la villa dans le jardin.Maintenant, je vais voir au dehors. Restez ici, dans cinq minutesje serai de retour.

Il partit, frappa discrètement à la fenêtre dela loge et attendit quelques secondes. Ermolaï, bientôt, en sortaitpour lui ouvrir la grille. Matrena s’avança jusqu’au seuil du petitsalon, considéra avec effroi la porte de Natacha. Elle sentait sesjambes qui fléchissaient… elle ne pouvait supporter, debout, lapensée démoniaque d’un pareil crime… Ah ! ce bras… ce bras quis’allongeait… s’allongeait, une petite fiole brillante à lamain.

Misère du Seigneur ! qu’y avait-il doncdans ces livres maudits, sur lesquels se penchaient les jeunesfronts pâles, pour que de telles abominations fussent possibles…Ah ! Natacha ! Natacha ! C’est à elle qu’elle auraitvoulu le demander, en l’étreignant à l’étouffer sur sa rudepoitrine et en l’étranglant de sa propre main pour ne pas entendrela réponse !… Ah ! Natacha ! Natacha ! qu’elleavait tant aimée !…

Et elle s’affala sur le parquet, rampa sur letapis jusqu’à la porte, s’allongea, étendue comme une bête, et ellese mit la tête dans les bras pour pleurer sa fille… Natacha !Natacha ! qu’elle avait chérie comme sa propre enfant… et quine l’entendait pas !… Ah ! qu’est-ce que le petit étaitallé chercher dehors quand toute la vérité était derrière cetteporte !… Songeant à lui, elle eut honte qu’il la trouvât danscette posture animale, se releva sur ses genoux et se glissajusqu’à la fenêtre qui donnait sur la Néva. L’inclinaison deslattes des volets lui permettait très bien de voir ce qui sepassait dehors, et ce qu’elle vit la fit relever tout à fait.Au-dessous d’elle, le reporter se livrait aux mêmes exercicesincompréhensibles qu’elle lui avait vu accomplir dans le jardin.Trois allées conduisaient du petit chemin, qui longeait le mur dela villa, à la rive de la Néva. Le jeune homme, toujours les mainsderrière le dos, toujours le front haut, les entreprit tour à tour.Dans la première, il s’arrêta dès le premier pas. Il alla jusqu’audeuxième pas dans la seconde. Dans la troisième, qui obliquait versla droite et semblait vouloir rejoindre les bords les plus prochesde Kristowsky Ostrow, elle le vit s’avancer, lentement d’abord,puis plus vite entre les petits arbres et les haies. Une foisseulement il s’arrêta et regarda attentivement le tronc d’un arbrecontre lequel il sembla ramasser quelque chose d’invisible, et puisil continua jusqu’à la rive. Là, il s’assit sur une pierre et parutréfléchir, et puis soudain il enleva sa veste, ses chaussures,regarda un certain point de la berge en face de lui, et enfin,achevant de se déshabiller, il se laissa glisser dans le fleuve.Elle l’aperçut bientôt qui nageait comme un dauphin, plongeant etmontrant de temps à autre sa grosse tête, soufflant et replongeant.Il aborda Kristowsky Ostrow dans une touffe de roseaux. Et là ildisparut. Tout là-bas, entourées d’un bouquet d’arbres verts, onapercevait les tuiles rouges de la villa qui abritait Boris etMichel. De cette villa, on pouvait apercevoir la fenêtre du petitsalon des Trébassof, mais en aucune façon ce qui se passait entrele pied du mur et la rive. Un isvotchick glissa sur laroute lointaine de Kristowsky, traînant dans sa voiture une bandede jeunes officiers et de demoiselles en rupture de souper quichantaient ; puis, tout retomba à un lourd silence. Les yeuxde Matrena cherchèrent encore Rouletabille, mais ne lerencontrèrent point.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, le frontappuyé à la vitre glacée ?… Qu’attendait-elle ?… Elleattendait peut-être que l’on bougeât à côté… que la porte s’ouvrîtà côté et que la figure traîtresse de l’autre apparût…

Une main, prudente, la toucha. Elle seretourna.

Rouletabille était là, le visage tout balafréde raies rouges, sans faux col ni cravate, ayant hâtivement repasséses habits. Il paraissait furieux de la surprendre dans un pareildésarroi.

Elle se laissa conduire par lui comme uneenfant. Il la mena dans sa chambre et là, la porte close :

– Madame, commença-t-il, cela devientimpossible de travailler avec vous !… Qu’est-ce que vousfaisiez à pleurer à deux pas de la porte de votrebelle-fille !… Vous et votre Koupriane, vous commencez à mefaire regretter le faubourg poissonnière, vous savez !… Votrebelle-fille vous a certainement entendue… heureusement qu’ellen’attache aucune importance à toutes vos fantasmagories nocturneset qu’elle y est habituée depuis longtemps ! Elle est plusraisonnable que vous, Mlle Natacha ! Elle dort, elle !…ou elle fait semblant de dormir, ce qui donne la paix à tout lemonde ! Que lui répondriez-vous si, par hasard, elle vousdemandait aujourd’hui la raison de vos pas et démarches dans lepetit salon, si elle se plaignait que vous l’avez empêchée dedormir ?

Matrena secoua encore sa tête si vieillie, sivieillie… « Non !… non !… elle ne m’a pas entendue…je suis venue là comme une ombre, comme l’ombre de moi-même… ellene m’entend plus !… on n’entend plus une ombre !… »Rouletabille en eut pitié, lui parla plus doucement.

– Dans tous les cas, il faut, vousentendez bien, il faut qu’elle n’attache pas plus d’importance à cequi s’est passé cette nuit qu’à ce qui s’est passé les nuitsprécédentes… Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas, que vouserrez dans le petit salon ? Vous m’avez compris ? Etdemain, Madame, embrassez-la comme toujours !

– Ça, gémit la malheureuse, ça,non !… ça… je ne pourrai pas !

– Et pourquoi donc ?

Matrena ne répondit pas. Elle pleurait. Il laserra dans ses bras, comme un enfant qui console sa mère.

– Ne pleurez pas ! Ne pleurezpas ! Tout n’est pas perdu ! On est sorti ce matin de lavilla !

– Oh ! petit domovoï !Comment cela ? comment cela ? Comment as-tu découvertcela ?

– Puisqu’on n’avait rien trouvé àl’intérieur, il fallait bien trouver quelque chosedehors !

– Et tu as trouvé ?

– Mais oui !…

– La Vierge te protège !

– Elle est avec nous. Elle ne nous quittepas. Je dirai même qu’elle a une prédilection toute particulièrepour les îles. Elle y file du soir au matin.

– Tu dis ?

– Mais oui ! vous ne savez pas cequ’on appelle chez nous « les fils de laVierge » ?

– Si, si, ce sont ces fils que de chèrespetites bêtes du bon Dieu tissent entre les arbres et que…

– Parfaitement, vous m’avez enfin compriset vous me comprendrez davantage quand vous saurez que, dans lejardin, la première chose qui m’a frappé… au front, quand je suisdescendu, ce sont ces fils de la Vierge tissés par les chèrespetites bêtes du bon Dieu… au premier que j’ai senti glisser surmon visage, je me suis dit : « Tiens, on ne vient pas depasser par là ! » et j’ai cherché ailleurs !… Lesfils m’ont arrêté partout dans le jardin… mais, hors du jardin, ilsm’ont laissé très tranquillement passer dans une allée quiconduisait à la Néva ; si bien que je me disais :« Eh ! eh ! Est-ce que, par hasard, la Vierge auraitoublié son ouvrage dans cette allée-là ! » … maisnon !… on le lui avait défait… j’en retrouvai les bribesattachées aux arbustes… ainsi j’arrivai au fleuve…

– Et tu t’es jeté à l’eau, mon angechéri. Tu nages comme un petit dieu !

– Et j’ai abordé là où l’autre a abordé…oui… Il y avait là-bas des roseaux tout fraîchement brisés… et jeme suis glissé dans les herbes.

– Jusqu’où ?

Jusqu’à la villa Kristowsky, Madame… où ilshabitent tous les deux.

– Ah ! c’est de là qu’on estvenu ?…

Il y eut un silence entre eux. Ellequestionna :

– Boris ?

– Quelqu’un qui venait de la villa et quiy est retourné. Boris ou Michel, ou un autre. Il y avait l’aller etle retour dans les roseaux. Mais pour venir on s’est servi d’unebarque ; le retour a eu lieu à la nage.

Son agitation coutumière l’avait reprise. Elledemanda, ardente :

– Et tu es sûr qu’il est venu ici etqu’il est sorti d’ici ?

– Oui, j’en suis sûr.

– Par où ?

– Par la fenêtre du petit salon.

– C’est impossible, nous l’avons trouvéefermée !

– C’est possible, si on l’a referméederrière lui !

– Ah !

Elle se reprit à frissonner… et, retombée àson cauchemar, elle ne tutoya plus son domovoï comme ontutoie un petit ange chéri qui vient de vous rendre un service dixfois plus précieux que la vie… l’autre attendait ; elle luidit brutalement :

– Pourquoi m’avez-vous empêchée de mejeter sur lui ? De me ruer sur lui, quand il poussait laporte ?… Ah ! on l’aurait eu… on l’aurait eu… onsaurait !…

– Non !… au moindre bruit, iln’avait qu’à tirer la porte. Un tour de clef, il nous échappaitpour toujours… et il était prévenu !

– Petit misérable ! comment, sachantqu’il allait venir, ne m’avez-vous pas laissée dans la chambre etn’avez-vous pas veillé, vous, en bas !

– Parce que, tant que j’aurais été enbas, il ne serait pas venu ! Il ne vient que lorsqu’il n’y aplus personne en bas.

– Ah ! les saints Pierre et Paulaient pitié d’une pauvre femme !… Qu’est-ce que tu pensesdonc ?… Qu’est-ce que tu penses donc ?… Moi, je ne penseplus rien !… Alors, dis-moi, dis-moi cela, tu dois le savoir,tu sais tout !… allons… hein ?… je te demande la vérité…hein ?… encore un envoyé du comité !… toujours le comitécentral !… toujours les nihilistes !…

– S’il n’y avait que cela ! fittranquillement Rouletabille.

– Tu as juré de me rendre folle !Que veux-tu dire avec ton « s’il n’y avait quecela » ?

Rouletabille, imperturbable, ne répondit pointà cette question.

– Qu’est-ce que vous avez fait de lapotion ? dit-il.

– La potion… le verre du crime ! jel’ai enfermé dans ma chambre, dans l’armoire… là… là…

– Eh bien, Madame, il faut le reporter,le verre du crime, où vous l’avez pris…

– Hein ?

– Oh ! après avoir versé le poisondans une fiole, avoir nettoyé le verre et l’avoir rempli d’uneautre potion.

– Vous avez raison ! Vous pensez àtout ! Si le Général se réveille et demande sa potion, il fautqu’il ne se doute de rien et que, cependant, il puisse boire.

– Il ne faut pas qu’il boive !…

– Eh bien, alors, pourquoi lui porter àboire ?

– Pour qu’on soit sûr, chère Madame, que,s’il n’a pas bu, c’est qu’il n’a pas voulu… un pur hasard, Madame,s’il ne s’est pas empoisonné ! M’avez-vous compris, cettefois ?…

– Oui ! oui ! sur leChrist !… Mais, cependant, si le Général se réveille et veutboire de son narcotique.

– Vous lui direz que je le luidéfends !… et voilà encore ce que vous ferez : quand onviendra ce matin dans la chambre du Général, vous jetterezostensiblement et naturellement cette potion inutile et éventée… etpersonne n’aura le droit de s’étonner que le Général continue àjouir d’une excellente santé.

– Oui, oui, petit, tu es plus sage que leroi Salomon. Et la fiole au poison, qu’en ferai-je ?

– Vous me l’apporterez !

– Tout de suite…

Elle s’en alla et revint au bout de cinqminutes.

– Il dort toujours. J’ai mis le verre surla table, hors de sa portée… il faudrait qu’il m’appelle…

– Très bien !… alors, poussez laporte… fermez… nous avons des choses à nous dire.

– Mais si on revenait par l’escalier deservice ?

– Allons donc. On croit déjà le Généralempoisonné. C’est la première minute de tranquillité dont on puissejouir dans votre chère maison…

– Quand tu auras fini de me fairefrissonner d’horreur, petit démon… tu garderas bien le secret,dis !…

Le Général en mourrait plus sûrement que s’ilavait été réellement empoisonné. Mais que ferons-nous avecNatacha !… j’ose te le demander, à toi, à toi seul.

– Mais rien du tout !

– Comment rien ?

– Nous la regarderons…

– Ah ! oui… oui !…

– Et encore, Matrena, laissez-moi laregarder tout seul.

– Oui, oui, je te le promets… je ne laregarderai plus jamais !… c’est promis… c’est promis… fais ceque tu veux… Pourquoi, tout à l’heure, disais-tu, quand je teparlais des nihilistes, disais-tu : « s’il n’y avait quecela ! » … Tu crois donc qu’elle n’est pas une nihiliste,elle !… elle lit des choses… des choses debarricades !…

– Madame, Madame, vous ne pensez qu’àNatacha… vous m’avez promis de ne plus trop la regarder,promettez-moi de ne plus trop y penser…

– Pourquoi, pourquoi as-tu dit :« s’il n’y avait que cela ! »

– Parce que, s’il n’y avait que lesnihilistes dans votre affaire, chère Madame, ce serait tropsimple ! Ou plutôt, ça aurait été plus simple ! Est-ceque vous croyez, Madame, qu’un nihiliste tout pur… un nihiliste quine serait qu’un nihiliste, tiendrait beaucoup à ce que sa bombeéclatât dans un bouquet de fleurs, plutôt que n’importe où,n’importe où pourrait être atteint le Général ? Est-ce quevous croyez que la bombe aurait produit moins d’effet derrière laporte que devant ? Et la petite cachette dans le plancher,est-ce que vous croyez qu’un vrai révolutionnaire, un peu tel qu’onvous les fabrique par ici, s’amuserait à pénétrer dans la villapour retirer deux clous d’un plancher quand on lui en laisse letemps entre deux visites dans la salle à manger ? Est-ce quevous croyez qu’un révolutionnaire, qui veut venger les morts deMoscou et qui peut parvenir jusqu’à une porte derrière laquellerepose le Général Trébassof, va s’amuser à faire un petit trou avecune épingle pour tirer le verrou, et s’amuser à verser du poisondans un verre ? Allons donc ! Allons donc ! Il eûtjeté sa bombe, quitte à sauter lui-même avec la villa ! Ouquitte à être arrêté sur le fait ! Quitte à subir le martyrdes cachots de la forteresse Pierre et Paul, quitte à être pendu àSchlusselbourg !… n’est-ce point toujours ainsi que ça sepasse ?… Voilà comme il eût agi et non point comme un ratd’hôtel !… Or, il y a quelqu’un chez vous (ou qui vient chezvous) qui agit comme un rat d’hôtel, parce qu’il ne faut pointqu’il soit vu, parce qu’il ne faut point qu’il soit découvert,parce qu’il ne faut point qu’il soit pris sur le fait ! Or, dumoment où il ne redoute rien tant que d’être pris sur le fait etoù, pour cela, il déploie une ardeur de prestidigitateur, c’est queson but dépasse le fait, dépasse la bombe, dépasse le poison !D’où la nécessité des bombes à lente explosion, à mouvementd’horlogerie, déposées dans un endroit où elles peuvent êtreconfondues avec d’autres objets et non sur un palier tout nu, dansun escalier condamné à tous, mais que vous visitez vingt fois parjour…

– Mais cet homme se promène donc icicomme il veut, le jour, la nuit ? Tu ne réponds pas !… Tule connais peut-être…

– Je le connais peut-être, mais je netiens pas à savoir qui c’est maintenant.

– Tu n’es pas curieux, petitdomovoï-doukh … un ami de la maison, certainement… et quirentre dans la maison comme il veut, la nuit, parce qu’on lui ouvrela fenêtre … et qui vient de la villa de Kristowsky… Boris ouMichel ! Ah ! misère de la pauvre Matrena ! Pourquoine tuent-ils point la pauvre Matrena ?… leur Général… leurGénéral… des soldats… des soldats qui viennent la nuit, pour tuerleur Général… aidés par… par qui ?… tu crois cela ! Toi…lumière de mes yeux !… tu crois cela !… Non !non ! ça n’est pas possible !… savez-vous bien, Monsieurle domovoï, que je ne peux pas croire une pareillehorreur… Non ! non !

« Par Monseigneur Jésus qui est mort encroix… et qui lit dans le fond des cœurs, je ne crois pas queBoris, qui a cependant des idées très avancées…

« je l’avoue… il faut ne pas l’oublier…très avancées… et qui fait des vers aussi très avancés, je le luiai toujours dit… je ne crois pas que Boris soit capable d’un pareilforfait… quant à Michel, c’est un honnête homme… et ma fille, maNatacha, est une honnête fille !… Tout cela se présente mal,en vérité ; mais je ne soupçonne ni Michel, ni Boris, ni matrès pure et très aimée Natacha (bien qu’elle ait fait unetraduction en vers français libres, très avancés, indignecertainement de la fille d’un Général). Voilà quel est le fond dema pensée, le fond de mon cœur… tu m’as bien entendue, petit angedu paradis ?

« Ah ! c’est à toi que le Généraldoit la vie ! que Matrena doit la vie !… Sans toi, cettemaison serait déjà un cercueil… Comment m’acquitter jamais ?…Tu ne veux rien !… Je t’agace ! Tu ne m’écoutes mêmepas !… un cercueil, nous serions dans un cercueil !…dis-moi ce que tu désires. Tout ce que j’ai t’appartient.

– Je désire fumer une pipe !

– Ah ! une pipe ! Veux-tu dutabac blond parfumé que je reçois tous les mois de Constantinople,un vrai régal de harem… je t’en ferai venir, si tu l’aimes, de quoifumer dix mille pipes…

– Je préfère le « Caporal »,répondit Rouletabille… mais, vous avez raison, c’est la sagesse dene jamais soupçonner personne… on voit… on constate… on attend… ilest toujours temps, une fois le gibier pris, de dire si c’est dulièvre ou du sanglier… écoutez-moi donc, ma bonnemama : d’abord, il faut savoir ce qu’il y a dans lafiole ? Où est la fiole ?

– La voici !

Elle la lui glissa dans sa manche. Il la fitdisparaître dans sa poche.

– Vous souhaiterez bon appétit au Généralde ma part. Je sors. Je serai ici dans deux heures au plus tard. Etsurtout que le Général ne sache rien ! Je vais voir un de mesamis qui habite l’Aptiekarski pereoulok.

– Comptez sur moi et faites vite pourl’amour de moi. Mon sang fuit mon cœur quand tu n’es pas là, cherenvoyé de Dieu.

Elle remonta auprès du Général et redescenditdix fois pour voir si Rouletabille n’était pas revenu.

Deux heures plus tard, il était de retour à lavilla, comme il l’avait promis. Elle ne put s’empêcher de courirau-devant de lui, ce dont elle fut grondée.

– Du calme, du calme ! savez-vous cequ’il y avait dans la fiole ?

– Non !

– De l’arséniate de soude, assez pourtuer dix personnes.

– Vierge Marie !

– Taisez-vous ! Montons près duGénéral.

Féodor Féodorovitch était d’une humeurcharmante.

C’était sa première bonne nuit depuis la mortde la jeunesse de Moscou. Il l’attribua à ce qu’il n’avait pastouché à sa potion et résolut, une fois de plus, de se passer denarcotique, ce à quoi Rouletabille et Matrena l’encouragèrent. Surces entrefaites, on frappa à la porte de la chambre de Matrena.Celle-ci courut voir ce qui se passait et revint avec Natacha quivoulait embrasser son père. Le visage de Natacha était fatigué.Certainement, elle n’avait pas passé une aussi bonne nuit que sonpère ; et le Général lui reprocha sa mauvaise mine.

– C’est vrai. J’ai fait de vilains rêves.Mais toi, papa, tu as bien dormi ? As-tu pris de tonnarcotique ?

– Non !… non !… je n’ai pastouché à une goutte de ma potion !

– Oui, je vois… c’est bien cela, trèsbien !… Il faut revenir au sommeil naturel…

Matrena, comme hypnotisée par Rouletabille,avait saisi le verre sur la table et, ostensiblement, était alléeen jeter le contenu dans le cabinet de toilette, où elle s’attardapour reprendre possession de ses sens. Natachacontinuait :

– Tu vas voir, papa, que nous allonsvivre comme tout le monde, à la fin… Le tout était d’éloigner lapolice, l’affreuse police… n’est-ce pas, MonsieurRouletabille ?

– Je l’ai toujours dit, moi, je suis toutà fait de l’avis de Mlle Natacha… vous pouvez être tout à faitrassurés maintenant… et je vous quitterai rassuré… oui, il faut queje songe à achever vite ma besogne… et à repartir… eh bien !…je le dis comme je le pense… restez entre vous et vous ne courrezaucun danger… du reste, le Général va mieux… et bientôt je vousverrai tous en France, je l’espère… je tiens dès maintenant à vousremercier de votre amicale hospitalité…

– Ah ! mais vous n’allez paspartir !… vous n’allez pas partir !…

Déjà Matrena s’apprêtait à protester de toutson verbiage puissant et de tout son pauvre cœur déchiré… quand uncoup d’œil du reporter coupa net son commencement de désespoir…

– Je dois rester encore une huitaine dejours en ville… j’ai retenu une chambre à l’hôtel de France. C’estnécessaire. J’ai beaucoup de monde à voir et à recevoir… jeviendrai vous faire une petite visite… de temps en temps…

– Vous êtes donc bien tranquille, demandagravement le Général, pour me laisser tout seul ?

– Tout à fait tranquille… et puis, je nevous laisse pas tout seul… je vous laisse avec la Générale etmademoiselle. Je vous répète : restez tous trois comme je vousvois là… plus de police… en tous cas, le moins possible…

– Il a raison, il a raison, répéta encoreNatacha.

À ce moment, il y eut de nouveaux coupsfrappés à la porte de la chambre de Natacha. C’était Ermolaï quiannonçait que Son Excellence le Maréchal de la Cour, le comteKaltsof ? Désirait voir le Général de la part de SaMajesté.

– Va recevoir le comte, Natacha, etannonce-lui que ton père va descendre dans un instant.

Natacha et Rouletabille descendirent ettrouvèrent le comte dans le grand salon. C’était un magnifiquegaillard, beau et grand comme un suisse d’église. Il regardait detous côtés, sur les meubles, et paraissait inquiet. Il s’avançatout de suite au-devant de la jeune fille, demandant desnouvelles.

– Elles sont bonnes, répondit Natacha.Tout le monde ici se porte à merveille. Le Général est gai. Maisqu’avez-vous, Monsieur le Maréchal, vous paraissezpréoccupé ?

Le Maréchal avait serré la main deRouletabille :

– Et mon raisin ? demanda-t-il àNatacha.

– Comment, votre raisin, quelraisin ?

– Vous n’y avez pas touché, tant mieux,j’arrivais ici bien anxieux. Je vous ai apporté, hier, deTsarskoïe-Selo, quelques grappes du raisin de l’Empereur, queFéodor Féodorovitch apprécie tant. Or, ce matin, j’apprenais que lefils aîné de Doucet, le maître jardinier français des forceriesimpériales de Tsarskoïe, était mort en mangeant de ces grappes,parmi lesquelles j’avais choisi les miennes, hier, avant de venir.Jugez de mon angoisse. Je savais pourtant bien que l’on ne mangepas, à la table du Général, de raisin qui n’a pas été lavé, etj’avais beau me dire que j’avais pris la précaution de vous faireavertir que Doucet recommandait de le laver soigneusement…n’importe, je n’imaginais point que mon cadeau pût êtredangereux ; et, en apprenant la mort du petit Doucet, cematin, j’ai sauté dans le premier train et n’ai fait qu’un bondjusqu’ici…

– Mais, Excellence, interrompit Natacha,nous n’avons point vu votre raisin…

– Ah ! on ne vous l’a pas encoreservi ! Tant mieux ! grands dieux.

– Le raisin de l’Empereur est doncmalade ? interrogea Rouletabille. Le phylloxéra envahit doncles forceries ?

– Rien ne l’arrête, m’avait dit Doucet…car il n’aurait point voulu me laisser partir, la veille, sansavoir lui-même lavé les grappes… Malheureusement, j’étais troppressé et je les emportai telles quelles ; je ne pensais pointque l’ingrédient que l’on jetait sur ce raisin pour le préserverfût si redoutable… à ce qu’il paraît que, au pays des vignes, ilarrive ainsi des accidents tous les ans. On appelle ça, je crois,de la bouillie…

– De la bouillie bordelaise, fit entendrela voix tremblante de Rouletabille… et savez-vous ce que c’est,Excellence, que la bouillie bordelaise !…

– Ma foi non…

À ce moment, le Général descendait l’escalier,s’accrochant à la rampe et soutenu par Matrena Pétrovna.

– Eh bien, continua Rouletabille, enregardant Natacha, la bouillie bordelaise, dont était couvert leraisin que vous avez apporté hier au Général Trébassof, n’est niplus ni moins que de l’arséniate de soude.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaNatacha.

Quant à Matrena Pétrovna elle poussa unesourde exclamation et laissa échapper le Général qui faillitdescendre tout seul l’escalier. Tous se précipitèrent.

Le Général riait. Matrena, sous le regardd’acier de Rouletabille, bégayait qu’elle avait eu « comme unefaiblesse ». Enfin, tout le monde se trouva réuni dans lavéranda. Le Général s’allongea sur son fauteuil etdemanda :

– Ah ça ! mais !… qu’est-ce quevous racontiez donc tout à l’heure, mon cher Maréchal, vous m’avezapporté des raisins ?

– Mais oui, dit Natacha, assez effrayée,et ce que nous raconte M. Le Maréchal n’est pas gai du tout. Lefils de Doucet, le jardinier de la Cour, vient de s’empoisonneravec le même raisin que M. Le Maréchal nous a, paraît-il,apporté ?

– Où ça ? Le raisin ? Quelraisin ? Je n’ai pas vu de raisin, moi ! s’exclamaMatrena. Je vous ai bien aperçu hier, Maréchal, dans le jardin,mais vous êtes parti presque aussitôt, et, ma foi, j’en ai étéassez étonnée. Quelle est cette histoire ?

– Certes ! il faudraitl’éclaircir ! Il faut absolument savoir où sont passées cesgrappes ?

– Certainement, dit Rouletabille, ellespourraient causer un malheur !

– Si ce n’est déjà fait, bégaya leMaréchal ?

– Mais enfin ? où étaient-elles, àqui les avez-vous remises ?

– Je les avais apportées dans une boîtede carton blanc… la première boîte qui m’était tombée sous la mainchez Doucet. Je viens ici une première fois, je ne vous trouve pas…Je reviens avec ma boîte. Le Général était en train de se coucher.J’étais pressé de prendre mon train. Michel Nikolaïevitch et BorisAlexandrovitch se trouvaient dans le jardin, ce sont eux que j’aichargés de ma commission et j’ai déposé près d’eux la boîte, sur lapetite table du jardin, en les priant de ne pas oublier de vousdire qu’il fallait laver ce raisin, que Doucet le recommandaitexpressément …

– Mais c’est incroyable ! Mais c’estépouvantable ! Gémit Matrena ; où donc ce raisin est-ilpassé ? Il faut le savoir.

– Absolument ! approuvaRouletabille.

– Il faut le demander à Boris et àMichel ! dit Natacha. Mon Dieu ! ils en ont peut-êtremangé ! Ils sont peut-être malades !

– Les voilà ! fit le Général.

Tous se retournèrent. Michel et Borisgravissaient les marches du perron. Rouletabille, qui s’étaitrejeté dans le coin sombre, sous l’escalier, ne perdait pas le jeud’un muscle sur ces deux visages qui se présentaient à lui commedeux énigmes à déchiffrer. Les deux visages étaient souriants, tropsouriants peut-être…

– Michel ! Boris ! Venezici ! criait Féodor Féodorovitch. Qu’est-ce que vous avez faitdes raisins de M. Le Maréchal ?

Ils se regardèrent tous deux, à cette brusqueinterrogation, semblèrent ne pas comprendre, et puis, se rappelanttout à coup, ils déclarèrent fort naturellement qu’ils l’avaientlaissé sur la table du jardin et qu’ils ne s’en étaient pasautrement préoccupés.

– Vous aviez donc oublié marecommandation, demanda sévèrement le comte Kaltzof.

– Quelle recommandation ? fit Boris…Ah ! oui ! Le lavage des raisins… la recommandation deDoucet.

– Savez-vous ce qui est arrivé à Doucet,avec ce raisin ? Son fils aîné est mort empoisonné…comprenez-vous maintenant que nous tenions à savoir ce qu’estdevenu mon raisin ?

– Mais on a dû le retrouver sur latable ! dit Michel.

– On n’a rien retrouvé du tout, déclaraMatrena qui, elle non plus, ne perdait pas un jeu de la physionomiedes deux officiers… Comment se fait-il que vous soyez partis, hiersoir, sans nous dire adieu, sans nous voir, sans vous être mêmeinquiétés de savoir si le Général pouvait avoir besoin devous ?…

– Madame, dit Michel, froidement,militairement, comme s’il répondait au Général lui-même, nous avonstoutes nos excuses à vous présenter de ce chef. Il faut que nousvous fassions un aveu et le Général nous pardonnera, j’en suis sûr.Boris et moi, au cours de la promenade, nous nous étions pris dequerelle. Cette querelle était dans son plein quand nous sommesarrivés ici et nous discutions les moyens de la régler au plusvite, quand M. Le Maréchal a pénétré dans le jardin. Nous nousexcusons encore de n’avoir prêté qu’une oreille distraite à cequ’il nous a dit. Sitôt qu’il fut parti, nous n’avons eu qu’unehâte, c’est de nous échapper d’ici pour vider notre différend lesarmes à la main.

– Sans m’en avoir parlé à moi !interrompit Trébassof. Jamais je ne vous pardonneraicela !

– Vous battre dans un moment pareil,alors que le Général est menacé, c’est comme si vous vous battiezentre vous devant l’ennemi… c’est une trahison, surenchéritMatrena.

– Madame, fit Boris, nous ne nous sommespas battus. Quelqu’un nous a fait toucher du doigt notre faute etj’ai présenté mes excuses à Michel Nikolaïevitch, qui les aacceptées généreusement, n’est-ce pas MichelNikolaïevitch ?

– Et qui est ce quelqu’un qui vous a faittoucher du doigt votre faute ? demanda le Maréchal ?

– Natacha !

– Bravo, Natacha ! Viensm’embrasser, ma fille !

Et le Général serra avec effusion sa fille sursa vaste poitrine…

– Et j’espère qu’on ne se disputera plus,leur cria-t-il, par-dessus l’épaule de Natacha.

– Nous vous le promettons, Général,déclara Boris. Notre vie vous appartient !

– Elle se porte bien, ma vie !…Tâchons de nous bien porter tous !… J’ai passé une excellentenuit, Messieurs ! Un somme ! je n’ai fait qu’unsomme !

– C’est vrai ! dit lentementMatrena, le Général n’a plus besoin de narcotique… il dort comme unenfant, et il n’a pas touché à sa potion !

– Et ma jambe va tout à faitbien !

– Tout de même, il est singulier que cesraisins aient ainsi disparu ! reprit le Maréchal, suivant sonidée fixe.

– Ermolaï ! appela Matrena.

L’intendant parut :

– Hier soir, quand ces messieurs ontquitté la maison, tu n’as pas remarqué une petite boîte blanche surla table du jardin ?

– Non, barinia…

– Et les domestiques ? Quelqu’und’entre eux a-t-il été malade ? les dvornicks ?le schwitzar ? Dans les cuisines ? pas demalades ?… Non ? va voir ! Renseigne-toi !

Il revint disant :

– Pas de malades !

Comme le Maréchal, Matrena Pétrovna et FéodorFéodorovitch se regardaient en répétant en français :« Pas de malades ! C’est étrange ! »Rouletabille s’avança et donna la seule explication plausible…

Pour les autres…

– Mais Général, ça n’est pas étrange dutout ! Le raisin a été volé et mangé par quelque domestiquegourmand… et, si celui-ci n’en a éprouvé aucun malaise, c’est queles grappes apportées par M. Le Maréchal avaient échappé à ladistribution de la « bouillie bordelaise ». Voilà tout lemystère !

– Ce petit doit avoir raison !s’écria le Maréchal enchanté.

– Il a toujours raison, ce petit !amplifia Matrena, orgueilleuse comme si elle l’avait mis aumonde.

Mais « ce petit », profitant descongratulations auxquelles donna lieu l’arrivée d’AthanaseGeorgevitch et d’Ivan Pétrovitch, quitta la villa, serrant dans sapoche la petite fiole qui contenait tout ce qu’il fallait pourfaire vivre le raisin et faire mourir un Général en excellentesanté. Comme il avait déjà fait deux ou trois cents mètres, sedirigeant vers les ponts qu’il fallait traverser pour rentrer enville, il fut rejoint par un dvornick haletant qui luiapportait une lettre arrivée par le courrier. L’écriture quicourait sur l’enveloppe lui était parfaitement inconnue. Il déchiraet lut en excellent français : « Prière à M. JosephRouletabille de ne point s’occuper de choses qui ne le regardentpas. Ce second avertissement sera le dernier ! » Celaétait signé : « Le comité centralrévolutionnaire ».

– Oh ! oh ! fit Rouletabille,en glissant le papier dans sa poche, ça se corse !Heureusement que je n’ai plus à m’occuper de rien du tout !…Maintenant, c’est le tour de Koupriane ! Allons chezKoupriane !

À cette date, carnet deRouletabille :

Natacha à son père :« Mais toi, papa, tu as passé une bonne nuit ? As-tu prisde ton narcotique ? »

 

Formidable et (à moins de confondre leciel et l’enfer) je n’ai plus le droit de prendre unenote.

VIII – La petite chapelle des« gardavoïs »

Rouletabille fit une longue promenade qui leconduisit au pont Troïtsky, puis, redescendant la Naberjnaïa, ilatteignit le palais d’hiver. Il semblait avoir chassé toutepréoccupation et prenait un plaisir enfantin aux divers aspects dela vie dans la cité du grand Pierre.

Il s’arrêta devant le palais d’hiver, traversalentement la place où jaillit, de son socle d’airain, le prodigieuxmonolithe de la colonne Alexandrine, marcha entre des palais, descolonnades, passa sous un arc immense : tout lui paraissaitcyclopéen et jamais il ne s’était senti si petit, si écrasé… etcependant il était heureux dans sa petitesse, il était content delui, en face de ces colosses… et tout lui plaisait, ce matin-là. Larapidité des isvos, l’humeur batailleuse desisvotchicks, l’élégance des femmes, la belle prestance desofficiers et leur aisance naturelle sous l’uniforme, si opposée àla « tenue de bois » de messieurs les officiers de Berlinqu’il avait remarquée, aux Tilleuls et dans la Frederikstrasse,entre deux trains… tout l’enchantait… le costume même desmoujiks aux blouses éclatantes, aux chemises rosespar-dessus le pantalon, les grègues larges et les bottes àmi-jambes… même les malheureux qui, en dépit de la douceur de latempérature, étaient encore affublés de la touloupe en peau demouton, tout l’impressionnait favorablement, tout lui paraissaitoriginal et sympathique.

L’ordre régnait dans la ville… lesgardavoïs étaient polis, bien astiqués, de mine superbe…les passants de ce quartier parlaient entre eux, gaiement… souventen français, et avaient les manières les plus civilisées du monde…où donc était l’ours du nord ? Jamais il n’avait vu ours sibien léché… et c’était cela cette ville qui, hier encore, était enrévolution ? C’était bien là ce parc Alexandre où, quelquessemaines auparavant, la troupe avait tiré sur les enfants réfugiésdans les arbres comme sur des moineaux… c’était là, sur ce pavé sipropre, que les cosaques avaient laissé tant de cadavres ?…enfin, il l’apercevait là-bas, cette perspective Newsky oùles balles pleuvaient naguère comme grêle sur un peuple endimanchéet joyeux ?…

Nichevô !Nichevô ! Tout cela était déjà oublié…

On oubliait hier comme on oubliaitdemain !… Les nihilistes ? Des poètes qui s’imaginentqu’une bombe peut faire, dans cette Babylone du nord, autre chosequ’un bruit de pétard. Regardez ces gens qui passent.

Ils ne pensent pas plus à l’attentat de laveille qu’à celui qui se prépare dans l’ombre destracktirs…

Heureuses gens de ce clair quartier, qui, enpleine sérénité, couraient à leurs affaires ou à leurs plaisirsdans l’air le plus pur, le plus léger, le plus transparent de laterre. Non ! non ! On ne connaissait pas le bonheur derespirer, si on n’avait pas respiré cet air-là, le plus beau dunord du monde, et qui donne faim et soif de belle eau-de-vieblanche et de blond pivô, et fouette le sang et fait devous une bête vigoureuse, et joyeuse, et fataliste, et se moquantautant des révolutionnaires que des dix mille yeux de la police,braqués sous les porches des maisons, sous les crânes desdvornicks, – tous de la police, lesdvornicks ; tous de la police aussi les joyeuxconcierges à la main tendue… Ah ! ah ! On se moquait detout dans un air pareil, pourvu que l’on eût des roubles dans sapoche, beaucoup de roubles, et que l’on ne fût pas abruti, biensûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent lebonheur de l’humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes.Ah ! ah ! Graine de nihilistes tout cela ! Despauvres petits messieurs et de pauvres petites madames, qui ont latête tournée par des lectures qu’ils ne digèrent pas ! Cartout est là, la digestion !… la digestion en tout estnécessaire. Messieurs les commis voyageurs en champagne, quis’entretiennent avec importance près du padiès de l’hôtel de lagrande morskaïa et qui ont étudié ce peuple russe jusqu’aufin fond des plus lointaines villes où l’on peut boire duchampagne, vous le répèteront à la table des zakouskis, etvous régleront la question de la révolution entre deux petitsverres de votka, avalés proprement, vivement, haut lecoude, d’un seul coup, à la russe. Affaire de digestion, vousdis-je. Quel est le fou qui oserait comparer un jeune monsieur quia bien digéré une bouteille de champagne ou deux, et un autre jeunemonsieur qui a mal digéré les élucubrations – nous disons :élucubrations – des économistes ? Les économistes ? leséconomistes ! des fous qui se défient à qui en dira de plusfortes !

Ceux qui les lisent et ne les comprennent pass’en tirent avec une bombe ! À votre santé !Nichevô !

Comme dit l’autre… la terre tourne, n’est-cepas ?

Discussions politiques, économiques,révolutionnaires et autres de la salle des zakouskis… tupasses au travers après avoir retenu ta chambre à l’hôtel, petitRouletabille… et vite, maintenant chez Koupriane, si tu ne veux pasarriver au moment du déjeuner… auquel cas il faudra remettre ausoir les affaires sérieuses…

Département de la police. Immense bâtisse bienfournie d’honorables et solides gardavoïs, grandscouloirs, vestibules, salles aux portes claquantes, beaucoup deschwitzars obséquieux pour les« gaspadines » ; beaucoup aussi de pauvresgens en touloupe assis contre les murailles, sur des bancscrasseux ; bureaux et bureaucrates, bottes et éperons sonoresdes jeunes officiers joyeux, qui se racontent avec éclat deshistoires de l’aquarium…

– Monsieur Rouletabille ! Ah !ah ! Parfaitement ! Asseyez-vous donc !Enchanté !… M. Koupriane sera très heureux de vous recevoir…mais, en ce moment, il passe l’inspection… oui, l’inspection desdortoirs des gardavoïs dans la caserne… on va vousconduire… une idée à lui !… il ne faut rien négliger, n’est-cepas ? Grand chef !… avez-vous vu les dortoirs desgardavoïs ? Admirables ! Premiers dortoirs dumonde ! disons cela sans vouloir offenser la France. Nousaimons beaucoup la France. Grande nation. Je vais vous conduireimmédiatement auprès de M. Koupriane. Sera enchanté.

– Moi aussi, fait Rouletabille, qui remetun rouble dans la main de l’honorable fonctionnaire.

– Permettez ! Vousprécède !…

Courbettes, salutations, il le précède. Pourdeux roubles, il le précéderait au bout du monde.

« Ces fonctionnaires sontcharmants », pense, en se laissant conduire à la caserne,Rouletabille, qui estime n’avoir pas payé trop cher les servicesd’un personnage dont l’uniforme est galonné sur toutes lescoutures… On arrive, on monte, on descend.

Escaliers, corridors… Ah ! ah ! Lesdortoirs…

Rouletabille se découvre : il lui sembleentrer chez des demoiselles au couvent. Couchettes bien blanches,bien alignées, la tête au mur, et des images de sainteté partout,des Vierges, des icônes… une propreté monacale… et un silenceparfait… le parfait silence…

Tout à coup, un ordre retentit dans lecorridor à côté et les gardavoïs, qui étaient on ne saitoù, se dressent à la tête de leur lit, dans la postured’ordonnance. Apparition de Koupriane et de son état-major.Koupriane regarde tout, de très près, adresse la parole à tous leshommes, les appelle par leur nom, s’enquiert de leurs besoins… etles autres bafouillent, ne savent que répondre, rougissent commedes enfants. Koupriane aperçoit Rouletabille.

Il balaie son état-major d’un geste. C’estfini, l’inspection. Et il entraîne le jeune homme dans une petitepièce qui est tout au bout du dortoir…

Rouletabille, effaré, regarde. Il se trouvedans une chapelle. C’est la petite chapelle qui complète tous lesdortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, touteenjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petitesicônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du Tsar,le cher petit père.

– Vous voyez, fait Koupriane en souriantà l’ébahissement de Rouletabille, nous ne leur refusons rien !Nous leur portons les saints à domicile.

Sur quoi, après avoir fermé la porte, il sesigna et avança une chaise vers Rouletabille. Lui-même s’assitdevant le petit autel tout chargé de fleurs, de papiers peints etde saintes papillotes :

– Ici, lui dit-il, nous allons pouvoircauser sans être dérangés. Là-bas, j’ai un peuple de solliciteursqui m’attend. Je vous écoute.

– Monsieur, fit Rouletabille, je viensvous rendre compte de ma mission et m’en décharger entièrement survous. Il ne tiendra qu’à vous d’éclaircir définitivement cetteaffaire obscure, en arrêtant le coupable que je ne veux pasconnaître. Ceci vous regarde. Je vous apprendrai seulement qu’on avoulu empoisonner le Général cette nuit, en lui versant dans sonnarcotique de l’arséniate de soude, que voici dans cette fiole,arséniate qui a été vraisemblablement ramassé sur des raisinsapportés de Tsarskoïe-Selo, au Général Trébassof, par le grandMaréchal de la Cour, et qui ont disparu sans qu’on puisse direcomment.

– Ah ! ah ! Affaire defamille ! Affaire de famille. Je vous l’avais bien dit,murmura Koupriane.

– L’affaire s’est moins passée en familleque vous le pensez, attendu que l’assassin est venu de l’extérieur.Contrairement à ce que vous pourriez croire, il n’habite point lamaison.

– Et comment donc s’y introduit-il ?demanda Koupriane.

– Par la fenêtre du petit salon qui donnesur la Néva. Il est venu assez souvent par ce chemin-là. Et c’estpar là qu’il doit revenir, soyez-en sûr ! C’est là que vous leprendrez si vous agissez avec prudence.

– Comment savez-vous qu’il est venu parlà assez souvent ?

– Vous connaissez la hauteur de lafenêtre au-dessus du petit chemin. Pour monter il s’aide d’unegouttière dont les anneaux de fer ont subi bien desfléchissements ; et enfin, la marque du grappin qu’il apporteavec lui, et avec lequel il se hisse à la fenêtre, estdistinctement visible sur le fer du petit balcon extérieur, et cesmarques accusent des dates différentes.

– Mais cette fenêtre est fermée.

– On la lui ouvre !

– Qui donc ? s’il vous plaît.

– Je n’en veux rien savoir !

– Eh ! c’est nécessairementNatacha : j’étais sûr que la villa des îles avait savipère ! Si je vous disais qu’elle n’ose plus sortir de sonnid parce qu’elle se sait surveillée, parce qu’aucune de sesdémarches ne nous échappe ! Elle le sait ! On l’en ainstruite. La dernière fois qu’elle s’est aventurée seule dehors,c’était pour aller dans le vieux derevnia ! Qu’allait-ellefaire dans ce quartier pourri ? Je vous le demande ! Etelle est revenue sur ses pas sans avoir vu personne, sans avoirfrappé à une seule porte, parce qu’elle s’est aperçue qu’elle étaitsuivie ! Elle ne peut pas les voir dehors ! Alors, elleles fait venir dedans !

– Ils ne sont qu’un, toujours lemême.

– Vous en êtes sûr ?

– L’examen des traces, sur le mur et surla gouttière, ne laisse aucun doute à cet égard, et c’est toujoursle même grappin qui sert pour la fenêtre.

– La misérable !

– Monsieur Koupriane, Mlle Natacha semblevous préoccuper beaucoup ! Je ne suis point venu vous parlerde Mlle Natacha. Je suis venu vous montrer le chemin suivi parcelui qui veut tuer !

– Eh ! c’est elle qui lui ouvre cechemin !

– Je n’en disconviens pas !

– La petite misérable !… Pourquoiintroduirait-elle, chez elle, la nuit… ? Vous croyez peut-êtreà une histoire d’amour ?…

– Je suis sûr du contraire…

– Et moi aussi !… Natacha n’est pasune amoureuse !… Natacha n’a pas de cœur ! Natacha n’estqu’un cerveau ! Et il ne faut pas beaucoup de temps, allez, àun cerveau touché par le nihilisme pour qu’il ne recule devantrien !…

Koupriane réfléchit un instant, pendant queRouletabille le regardait en silence.

– Sommes-nous seulement en face dunihilisme ?… reprit Koupriane. Tout ce que vous me dites nefait que m’ancrer davantage dans mon idée : drame de famille…pur drame de famille… savez-vous bien qu’à la mort du GénéralNatacha sera immensément riche ?

– Je le sais, répondit Rouletabille,d’une voix qui sonna singulièrement à l’oreille du Maître depolice, et qui lui fit relever la tête… mais Rouletabille sedétourna.

– Qu’avez-vous ?

– Moi ? rien ! répliqua lereporter, cette fois, sur le ton le plus ferme. Je dois cependantvous répondre ceci : je suis sûr que nous nous trouvons enface du nihilisme…

– Qu’est-ce qui vous le faitcroire ?

– Ceci !

Et Rouletabille tendit à Koupriane le messagequ’il avait reçu le matin même.

– Oh ! oh ! fitKoupriane ! Vous êtes visé prenez garde !

– Je n’ai plus rien à craindre, je nem’occupe plus de rien !… Oui, nous avons affaire à unrévolutionnaire, mais à sa mode !… Sa façon d’agir n’est pointcelle de l’un de ces petits jeunes gens que le comité central armed’une bombe et qui s’est sacrifié d’avance !…

– Jusqu’où vont les traces que vous avezrelevées ?

– Jusqu’à la petite villa deKristowsky !…

Koupriane bondit :

– Qui est habitée par Boris ?Parbleu ! nous y voilà bien. Je comprends toutmaintenant ! Boris, encore un cerveau malade !… et il estfiancé !… s’il fait le jeu des révolutionnaires, l’affairepeut lui rapporter gros, à lui !

– Cette villa, fit tranquillementRouletabille, est habitée aussi par Michel Korsakof.

– C’est le plus loyal, le plus sûr soldatdu Tsar.

– On n’est jamais sûr de rien, mon cherMonsieur Koupriane.

– Ah ! je suis sûr d’un homme commecelui-là !

– On n’est jamais sûr des hommes, moncher Monsieur Koupriane !

– Je répondrai en tous cas de tous ceuxque j’emploie !

– Vous auriez tort.

– Que voulez-vous dire ?

– Quelque chose qui peut vous servir dansl’entreprise que vous allez tenter, car j’espère bien que vousallez prendre le joli monsieur au nid ! Pour cela, je ne vouscache pas qu’il faudra que vos agents disposent d’une astuce sanségale. Il leur faudra surveiller la maison des îles, la nuit, sansqu’on s’en doute. Plus de pardessus marron à faux astrakan,hein !… des Apaches !… des Apaches sur la piste deguerre, qui « ne font qu’un » avec la terre, avec lesarbres, avec les pierres du chemin… mais, parmi ces Apaches-là,n’envoyez pas l’agent de votre okrana particulière, quisurveillait la fenêtre pendant que l’autre y grimpait.

– Hein ?

– Dame ! ces ascensions, dont onpeut lire les preuves le long du mur et aussi sur le fer forgé dubalcon, ont eu lieu pendant que vos agents, nuit et jour,surveillaient la villa. Avez-vous remarqué, Monsieur, que c’étaittoujours le même agent qui prenait son poste la nuit, derrière lavilla, sous la fenêtre ?

« Le livre de la Générale Trébassof, quitenait à cet égard un très précis état des forces dont elledisposait pendant cette période de siège, est des plus instructifsde ce côté. Les autres postes changeaient de titulaire ; maisle même agent, quand il faisait partie du groupe de garde,demandait toujours le même poste qui ne lui était, du reste,disputé par personne, car ce n’est pas gai de passer les heures dela nuit derrière un mur, dans un champ désert. Les autrespréféraient, de beaucoup, écouler leur temps de veille dans lavilla ou devant la loge où la votka et le médoc de Crimée,le kwass et le pivô, le kirsch et letchi, ne leur étaient jamais marchandés. Cet agents’appelle Touman.

– Touman !… c’est impossible !Un des meilleurs agents de Kiew. Il m’a été recommandé parGounsovski.

Rouletabille ricana.

– Oui ! oui ! oui ! grondale Maître de police… il y a toujours quelqu’un qui ricane comme çaquand on prononce ce nom-là !

Koupriane était devenu cramoisi. Il se leva,entr’ouvrit la porte, donna assez longuement un ordre en russe etrevint s’asseoir.

– Maintenant, dit-il, vous allez meraconter dans tous ses détails l’histoire du poison et des raisinsdu Maréchal de la Cour. Je vous écoute.

Rouletabille lui narra très nettement, et sansen tirer aucun commentaire, tout ce que nous savons déjà. Ilterminait son récit quand un homme, vêtu d’un pardessus marron etde faux astrakan, fut introduit. C’était celui-là même queRouletabille avait remarqué dans le salon du Général Trébassof etqui parlait français. Deux gendarmes se tenaient derrière lui. Laporte avait été refermée. Koupriane se tourna vers l’homme aupardessus.

– Touman ! dit-il, j’ai à te parler.Tu es un traître et j’en ai la preuve. Tu vas tout m’avouer :je te donnerai mille roubles et tu iras te faire pendreailleurs.

Les yeux de l’homme chavirèrent, mais il seremit vite. Il répondit en russe.

– Parle français ! je te l’ordonne,commanda Koupriane.

– Je réponds à Votre Excellence, fitTouman, d’une voix ferme, que j’ignore ce que Votre Excellence veutdire.

– Je veux dire que tu as aidé un homme àpénétrer, de nuit, dans la villa Trébassof, pendant que tu étais degarde sous la fenêtre du petit salon. Tu vois qu’il n’y a pas ànous tromper plus longtemps. Je jouerai avec toi franchement, bonjeu bon argent. Le nom de cet homme et tu as milleroubles ?

– Je suis prêt à jurer sur les saintesicônes…

– Ne fais pas de faux serment…

– J’ai toujours servi loyalement…

– Le nom de cet homme !

– Eh ! je ne sais pas, encore unefois, ce que Votre Excellence veut dire.

– Si, tu m’as compris, reprit Kouprianequi, visiblement, contenait une colère prête à éclater… un hommes’est introduit pendant que tu étais de garde…

– Je n’en ai rien vu. Après tout, c’estpossible… il y a eu des nuits noires… j’allais de long enlarge…

– Tu n’es pas un imbécile. Le nom de cethomme ?

– Je vous assure, Excellence…

– Déshabillez-le !…

– Qu’allez-vous faire ? s’écriaRouletabille.

Mais déjà, les deux gardavoïss’étaient précipités sur Touman, et lui avaient enlevé son paletotet sa chemise. L’homme était nu jusqu’à la ceinture.

– Qu’allez-vous faire ?qu’allez-vous faire ?

– Laissez donc ! dit Koupriane enrepoussant brutalement Rouletabille.

Et, saisissant un fouet qui pendait à laceinture d’un gardavoï, il en détacha un coup retentissantsur les épaules de Touman qui s’ensanglantèrent… Touman, sousl’outrage et sous la douleur, hurla : « Eh bien, oui,c’est vrai ! Je m’en vante ! » Koupriane ne setenait plus de rage. Il criblait le malheureux de coups, ayantenvoyé rouler, au bout de la pièce, Rouletabille qui avait vouluintervenir. Et, pendant qu’il procédait à cette correction, leMaître de police lâchait, contre l’agent qui l’avait trahi, unebordée d’effrayantes injures, lui promettant, avant de le fairependre, de le faire pourrir au fond des cachots les plus humides dePierre-et-Paul, sous la Néva. Touman, entre les deuxgardavoïs qui le maintenaient et qui recevaient parfois,par ricochets, des coups qui ne leur étaient pas destinés, Toumanne faisait pas entendre une plainte. En dehors des invectives deKoupriane, on n’entendait que le cinglement de la lanière et lescris de Rouletabille qui continuait de gémir que « c’étaitabominable » et qui traitait le Maître de police de sauvage…enfin le sauvage s’arrêta. Des gouttes de sang avaient giclé un peupartout.

– Monsieur, dit Rouletabille, quidéfaillait contre le mur, je me plaindrai au Tsar.

– Vous aurez raison ! lui répliquaKoupriane, mais, moi, je suis bien soulagé. Vous ne pouvez pas vousdouter de ce que cet homme a pu nous faire de mal depuis quelquessemaines qu’il est ici.

Touman, sur les épaules duquel on avait rejetéson paletot et qui était retombé sur une chaise, trouva la force dese redresser pour dire :

– C’est vrai. Tu ne me feras jamaisautant de mal que je t’en ai fait, sans que tu t’en doutes. Tout lemal que toi et les tiens êtes susceptibles de me faire est déjàaccompli. Je ne m’appelle pas Touman, mais Mataïev. Écoute. J’avaisun fils que j’aimais comme la lumière de mes yeux. Ni mon fils nimoi ne nous étions jamais occupés de politique. J’étais employé àMoscou. Mon fils était étudiant. Pendant la semaine rouge, noussortîmes, mon fils et moi, pour aller voir un peu ce qui se passaitdu côté de Presnia. On disait qu’on avait tué beaucoup de monde parlà !

« Nous passâmes devant la porte dePresnia. Les soldats nous dirent de nous arrêter, parce qu’ilsvoulaient nous fouiller. Nous avons ouvert nos pardessus. Lessoldats aperçurent la veste d’étudiant de mon fils et se mirent àcrier. Ils déboutonnèrent la veste, tirèrent de sa poche un carnetet y trouvèrent une chanson d’ouvriers qui avait été publiée dansLe signal. Les soldats ne savaient pas lire. Ils crurentque ce papier était une proclamation et ils arrêtèrent mon fils. Jedemandai à être arrêté avec lui. On me repoussa. Je courus chez legouverneur.

« Trébassof me fit rejeter à sa porte, àcoups de crosse, par ses cosaques. Et, comme j’insistais, ils megardèrent prisonnier toute la nuit et le matin du lendemain. Àmidi, je pus courir au poste ; je demandai mon fils ; onme répondit que l’on ignorait ce que je voulais dire. Mais unsoldat, que je reconnus pour avoir arrêté mon fils, la veille, memontra un chariot qui passait, recouvert d’une bâche et entouré decosaques : “Ton fils est là, me dit-il, on le conduit à lafosse !” Fou de désespoir, je me mis à suivre le chariot. Onarriva à la lisière du cimetière de Golountrine. Là, ondistinguait, dans la neige blanche, une fosse énorme, profonde.Deux sagines de long, une sagine de large, jeverrai cela jusqu’à ma dernière minute. Près de la fosse, deuxchariots étaient déjà arrêtés. Chaque chariot contenait treizecadavres. Les chariots furent déchargés dans la fosse et dessoldats commencèrent de ranger des cadavres par files de six. Jecherchai mon fils. Enfin, je le reconnus dans un corps qui étaitresté suspendu au bord de la fosse. Une horrible souffrance étaitpeinte sur son visage décomposé. Je me précipitai sur mon filsmort. Je dis que j’étais son père. On me laissa l’embrasser unedernière fois et compter ses blessures. Il en avait quatorze. Onlui avait volé la petite chaîne d’or qu’il avait au cou et quiretenait la médaille de sa mère, morte l’année précédente. Je luiparlai à l’oreille. Je jurai de le venger. Quarante-huit heuresplus tard je m’étais mis à la disposition du comitérévolutionnaire. La semaine ne s’était pas écoulée que Touman, àqui, paraît-il, je ressemblais beaucoup, et qui était un des agentsde l’okrana de Kiew, était assassiné dans le chemin de ferqui l’amenait à Pétersbourg. Assassinat secret. Je recevais lespapiers de Touman et je le remplaçai près de toi. J’étais sacrifiéd’avance et je ne demandais qu’une chose, c’est que cela durât aumoins jusqu’à l’exécution de Trébassof. Ah ! j’aurais voulu letuer de ma propre main, celui-là !

« Mais un autre avait déjà été désigné etmon rôle devait se borner à l’aider. Et tu crois que je vais tenommer cet autre-là ! Jamais !… Et si tu découvres cetautre-là, comme tu m’as découvert, un autre viendra, et unautre ! Et un autre ! Jusqu’à ce que ce Trébassof paieses crimes ! C’est tout ce que j’ai à te dire,Koupriane !… Quant à vous, mon petit, ajouta-t-il en setournant vers Rouletabille, je ne donnerais pas cher de vosos ! Nous ne valons guère mieux tous les deux. Et c’est ce quime console !…

Koupriane n’avait pas interrompu l’homme. Ille regardait en silence, tristement.

– Tu sais, mon pauvre vieux, que tu vasêtre pendu, maintenant ! lui dit-il.

– Non ! gronda Rouletabille.Monsieur Koupriane, je vous fiche mon billet que celui-là ne serapas pendu !

– Et pourquoi cela ? demanda leMaître de police, pendant que, sur un signe de lui, on emmenait lefaux Touman.

– Parce que c’est moi qui l’aidénoncé !

– En voilà une raison. Et qu’est-ce quevous voulez que j’en fasse ?

– Gardez-le pour moi ! Pour moi toutseul, vous entendez !

– En échange de quoi ?

– En échange de la vie du GénéralTrébassof, vous y gagnez !…

– Eh ! la vie du Général Trébassof,vous en parlez comme si elle vous appartenait !… comme si vousen disposiez !…

Rouletabille posa la main sur le bras deKoupriane.

– Peut-être ! dit-il.

– Voulez-vous que je vous dise une chose,Monsieur Rouletabille, c’est que la vie du Général Trébassof,d’après ce que vient de laisser échapper ce Touman qui n’est pasTouman, ne vaut guère plus cher que la vôtre si vous restezici ! Puisque vous êtes disposé à ne plus vous occuper derien, prenez le train, cher Monsieur, prenez le train, etpartez !

Rouletabille se promena de long en large, fortagité, puis, soudain, il s’arrêta :

– Impossible ! fit-il.Impossible ! Je ne… je ne puis pas partir encore.

– Pourquoi ?

– Mon Dieu ! Monsieur Koupriane,parce qu’il me reste à interviewer le président de laDouma et à finir ma petite enquête sur la politique descadets.

– Oui-da !…

Koupriane le regardait avec un souriregoguenard.

– Qu’allez-vous faire de cet homme ?demanda Rouletabille.

– Le faire soigner.

– Et après ?

– Après, il appartient à ses juges.

– C’est-à-dire au gibet !

– Dame !

– Monsieur Koupriane, je vous le répète.Vie contre vie. Donnez-moi celle de ce pauvre diable et je vouspromets celle du Général Trébassof.

– Enfin, expliquez-moi !…

– Rien du tout ! me promettez-vousque vous garderez le silence sur le cas de cet homme, ce qui, dureste, peut vous servir, et que l’on ne touchera pas à un cheveu desa tête ?…

Koupriane regarda Rouletabille, comme ill’avait déjà regardé lors de l’explication qu’il avait eue avec luisur le bord du golfe… et, comme cette fois-là encore, il sedécida :

– C’est bien ! fit-il. Vous avez maparole… le pauvre diable donc !

– Vous êtes un brave homme, MonsieurKoupriane, mais un peu vif, le fouet à la main…

– Que voulez-vous ! C’est déjà lemétier qui veut cela !…

– Adieu ! ne me reconduisezpas !… je suis déjà assez compromis, fit Rouletabille enriant.

– À bientôt ! et bonnechance !… Tâchez de trouver chez lui… le président de laDouma ! ajouta Koupriane, farceur, avec un grosrire.

Mais Rouletabille était déjà parti.

– Ce gamin, exprima tout haut le maîtrede la police, ne m’a pas dit la moitié de ce qu’il sait.

IX – Annouchka

– Et maintenant, à nous deux,Natacha ! murmura Rouletabille dès qu’il fut dehors.

Il héla le premier isvotchick quipassait et jeta l’adresse de la datcha des îles. En route,il se prit la tête entre les mains. Son front brûlait, ses jouesétaient en feu. Par un effort prodigieux de sa volonté, il parvintpresque instantanément à se calmer, à se dompter. En retraversantla Néva, sur le pont qu’il avait si joyeusement franchi quelquesinstants auparavant, en revoyant les îles, il poussa unsoupir :

– Je croyais que tout était fini pourmoi, tout à l’heure, dit-il, et maintenant je ne sais plus où jem’arrêterai !

Son regard s’alourdit une minute encore d’unebien sombre pensée : l’image de la dame en noir se dressadevant lui… puis il secoua la tête, bourra sa pipe, l’alluma,essuya une larme qui lui était venue sans doute d’un peu de fuméedans l’œil et cessa de s’apitoyer sur lui-même… un quart d’heureplus tard, il donnait, à la mode boyard, un bon coup depoing dans le dos à son cocher pour le faire stopper devant lavilla Trébassof. Un charmant tableau s’offrit à ses yeux. Toute labande déjeunait gaiement dans le jardin, autour de la table dukiosque. Cependant, il fut étonné de ne pas apercevoir Natacha.Boris Mourazof et Michel Korsakof étaient là. Rouletabille nevoulait pas être aperçu. Il fit un signe à Ermolaï, qui passaitdans le jardin, et qui le rejoignit aussitôt à la grille.

– La barinia !… commanda àvoix basse le reporter, et son doigt sur la bouche recommandait aufidèle intendant la discrétion.

Deux minutes plus tard, Matrena Pétrovnarejoignait Rouletabille dans la loge.

– Eh bien, et Natacha ? demanda-t-ilhâtivement à la Générale, qui déjà lui embrassait les mains commeelle eût fait à une idole.

– Elle est partie… oui, sortie… Ah !je ne l’ai pas retenue… je ne l’ai pas retenue… Son visage me faitpeur, vois-tu, petit ange !… Comme tu es impatient !…Qu’as-tu ? Où en sommes-nous ? Qu’as-tu décidé ?… Jesuis ton esclave… commande… commande.

– Les clefs de la villa ?… Oui,donnez-moi une clef de la véranda, vous devez en avoir plusieurs,il faut que je puisse rentrer dans la villa, cette nuit, si c’estnécessaire…

Elle détacha une clef de son trousseau, ladonna au jeune homme et dit quelques mots en russe à Ermolaï, pourlui recommander encore d’obéir, en tout, au petitdomovoï-doukh, jour et nuit.

– Et maintenant vous allez me dire où estNatacha ?

– Les parents de Boris sont venus nousvoir tout à l’heure, demander des nouvelles du Général. Ils ontemmené Natacha avec eux, comme ils faisaient souvent autrefois.Natacha s’est laissé emmener tout de suite. Petit domovoï,écoute bien… écoute bien Matrena Pétrovna… on eût dit qu’ellen’attendait qu’eux.

– Alors, elle est allée déjeuner chezeux ?

– Sans doute, à moins qu’ils ne soient aurestaurant… On ne sait pas… Le père Boris aime assez emmener lafamille déjeuner à la Barque quand il fait beau… Calme-toi, petitdomovoï, qu’as-tu ? De nouvelles craintes, dis ?de nouvelles craintes ?

– Non ! non ! tout vabien !… l’adresse, vite !… de la famille de Boris.

– La maison au coin de la placeSaint-Isaac et de la rue de la poste.

– Bien ! Merci !Adieu !

Il se fit conduire place Saint-Isaac ; enroute, il avait chargé dans son isvo l’interprète del’hôtel de la grande morskaïa, qui pouvait lui êtreutile.

C’est par son intermédiaire, en effet, qu’ilapprit que les Mourazof et Natacha Trébassof devaient avoir pris letrain pour aller déjeuner à Pergalowo, une des premières stationsde Finlande.

– Rien que ça ! fit-il, et il ajoutaà part lui : et ce n’est peut-être pas vrai !

Il paya le cocher, l’interprète, et s’en futdéjeuner, lui, tout près de là, à la brasserie de Vienne. Il ensortit, une demi-heure plus tard, assez calme. Il prit paisiblementle chemin de la grande morskaïa, pénétra dans l’hôtel,s’adressa au schwitzar :

– Pourriez-vous me donner, luidemanda-t-il, l’adresse de Mlle Annouchka ?

– La chanteuse de Krestowsky ?

– Elle-même.

– Elle a déjeuné ici. Elle vient desortir avec le prince.

Sans curiosité pour le prince, Rouletabillemaudit son mauvais sort et réitéra sa demande d’adresse.

– Mais elle habite l’un desquartirs meublés d’en face…

Rouletabille, consolé, traversa la rue, suivide l’un des interprètes de l’hôtel qu’il avait emmené… en face, ilapprenait, sur le palier du premier étage, que Mlle Annouchka étaitabsente et ne rentrerait pas de la journée. Il redescendit,toujours suivi de son interprète, et, se rappelant qu’on lui avaitdit qu’en Russie on ne se repentait jamais d’avoir été généreux, ildonna cinq roubles à l’interprète, en lui demandant quelquesdétails sur la vie à Pétersbourg de Mlle Annouchka. L’autre luirépondit à l’oreille :

– Arrivée depuis huit jours, mais nepasse jamais la nuit dans son appartement.

Et il ajouta, en montrant la maison dont ilssortaient :

– Adresse pour la police.

– Oui, oui, fit Rouletabille,parfaitement… compris. Mais elle chante ce soir !

– Monsieur, ce sera un débutmagnifique !

– Oui… oui… je sais… je sais…merci !…

Tous ces contretemps, dans ce qu’ilentreprenait ce jour-là, au lieu de l’abattre, le portaient plutôtà réfléchir. Il retourna, les mains dans les poches, en sifflotant,à la place d’Isaac… fit le tour de l’église, en surveillant lamaison du coin, pénétra dans le monument, le visita avec minutie,en sortit émerveillé, se rendit ensuite chez les Mourazof quin’étaient pas encore rentrés de leur Finlande, puis s’en futs’enfermer à l’hôtel dans sa chambre où il fuma une dizaine depipes. Il sortit de son nuage pour dîner.

À dix heures du soir, il descendaitd’isvo devant Krestowsky. Il y avait déjà nombred’équipages devant la porte. L’établissement de Krestowsky, quis’élève dans les îles, comme celui de l’aquarium, n’est ni unthéâtre, ni un music-hall, ni un café-concert, ni une foire, ni unrestaurant, ni un jardin public : il est tout cela à la foiset à plusieurs exemplaires. Théâtre d’été, théâtre d’hiver, scènesen plein air, salles de spectacle, montagnes russes, exercicesvariés, divertissements de tous genres, promenades fleuries, cafés,restaurants, cabinets particuliers, tout a été réuni là de ce quipeut amuser, charmer, entraîner aux plus folles orgies, et faireattendre l’aurore avec patience aux malheureux qui ne peuventgoûter le sommeil qu’à la troisième ou quatrième heure du jour. Lestroupes les plus célèbres, de l’ancien et du nouveau monde, s’yproduisent dans un enthousiasme toujours renouvelé par les soinsdes impresarii. Les danseuses, nationales et exotiques,mais surtout les chanteuses françaises, les petites gommeuses despetits cafés-concerts, pourvu qu’elles soient jeunes, jolies, etluxueusement habillées, peuvent y rencontrer la fortune. À défautde celle-ci, elles sont sûres de trouver chaque soir vingt-cinqroubles, et même davantage, généreusement offerts par quelqueboyard et souvent quelque officier, qui paie ainsi le seulplaisir d’avoir à sa table de souper une jolie frimousse née surles bords de la Seine. Car, après leur tour de chant, ces damesdoivent promener leur grâce et leur sourire dans le jardin ouautour des tables où sautent les bouchons de champagne. Les grandesvedettes, naturellement, ne sont pas astreintes à cettedéambulation fatigante et peuvent s’aller coucher si elles ont lamigraine.

Cependant, la direction leur serareconnaissante d’accepter la loyale invitation de quelque seigneurde l’armée, de l’administration ou de la finance, qui briguel’honneur de faire entendre à la divette, en cabinet particulier,et devant de nombreux amis qui n’engendrent point la mélancolie,les chants des bohémiennes du vieux derevnia. On chante, ons’amuse, on parle de Paris, et surtout l’on boit.

Si la petite fête se termine parfois un peubrutalement, c’est encore le champagne, ami et allié, qui en estcause ; mais, le plus souvent, l’orgie garde un caractère bonenfant où, certainement, les sociétés de tempérance auraient fort àfaire, mais où M. Le Sénateur Bérenger ne trouverait point toujoursson compte.

Une guerre qui fume encore, une révolution quin’a point fini de gronder, à l’époque où se place ce récit, n’ont,en aucune façon, atténué la gaieté nocturne de Krestowsky. Beaucoupde jeunes hommes, qui promènent ce soir leurs uniformes et leur« nichevô » dans les allées éclatantes delumière du jardin public, ou s’assoient aux tables des restaurantsen plein air, ou boivent la votka aux buffets deszakouskis, ou applaudissent les jambes de la gommeuse,sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre, et enreviennent avec le même sourire enchanté et enfantin, les mêmespropos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frèressur la bouche des camarades qui passent. Et cependant, les uns ontune manche de la tunique pendante et les autres s’appuient pourmarcher sur une béquille ou sur une jambe de bois, glorieux joyeuxdébris ! Nichevô !

La foule, ce soir, est plus dense encore quede coutume, car on va réentendre, pour la première fois depuis lesjours sombres de Moscou, Annouchka. Les étudiants veulent lui faireune ovation et personne ne s’y opposera, car, en somme, si ellechante, c’est que la police le veut bien !

Si le gouvernement du Tsar lui a fait grâce dela vie, ce n’est point, n’est-ce pas, pour qu’elle meure defaim ? Chacun gagne sa vie comme il peut.

Annouchka ne sait que chanter et danser :qu’elle chante donc et qu’elle danse !

Quand Rouletabille pénétra dans les jardins deKrestowsky, Annouchka commençait son numéro qui se terminait parune « roussalka » effrénée. Entourée de tout unchœur de danseurs et danseuses russes en habits nationaux et bottésde rouge, tapant du tambourin sur leurs talons, puis s’immobilisantsoudain pour permettre à la jeune femme de faire entendre une voixd’un registre peu ordinaire, Annouchka avait concentré l’attentionimmense du public. On avait déserté tous les autres établissements,on s’était levé de toutes les tables et une cohue haletante sepressait autour du théâtre de plein air. Rouletabille monta sur unechaise dans le moment que des bravos tumultueux partaient d’ungroupe d’étudiants. Annouchka salua de leur côté, semblant ignorerl’autre partie de l’assistance qui n’osait encore manifester. Ellechantait de vieilles chansons paysannes arrangées au goût du jour,qu’elle entremêlait de danses.

Le « goût du jour » avait un succèsénorme, parce qu’elle le soulignait de toute son âme et d’une bellevoix tantôt caressante, tantôt menaçante et tantôt magnifiquementdésespérée, qui donnait toute sa signification à des paroles qui,sur le papier, n’avaient pas éveillé l’attention de la censure. Le« goût du jour », c’était à n’en pas douter le« goût de la révolution », dont on était loin d’être toutà fait guéri sur les bords de la Néva. Ce qu’elle faisait là étaitbien brave et peut-être ne s’en dissimulait-elle point l’audace,car, avec une habileté extrême, elle savait faire oublier unephrase dangereuse par un couplet patriotique où tout le monde, aulendemain de la guerre, se retrouvait pour applaudir.

Bientôt, en effet, elle remporta tous lessuffrages et on lui fit un triomphe. Les étudiants, lesrévolutionnaires, les radicaux et les cadets, en acclamant lachanteuse, glorifiaient non seulement son art, mais encore etsurtout la sœur du mécanicien Volkouski, qui avait failli périravec son frère sous les balles du régiment Semenowsky.

Les amis de la Cour, de leur côté, nepouvaient oublier que c’était elle qui, en plein Kremlin, avaitdétourné le bras de Constantin Kochkarof, chargé par le comitécentral révolutionnaire d’anéantir le Grand-Duc PierreAlexandrovitch au moment où il se rendait chez le gouverneur, dansson traîneau. La bombe alla éclater à dix pas plus loin, tuant del’un de ses éclats Constantin Kochkarof.

Peut-être, avant de mourir, eut-il le tempsd’entendre Annouchka qui lui disait : « Malheureux !on t’a dit de tuer le prince, on ne t’a pas dit d’assassiner sesenfants ! » En effet, Pierre Alexandrovitch, dans letraîneau, avait sur ses genoux les deux petites princesses, âgéesde sept et huit ans. La Cour avait voulu récompenser cet actehéroïque. Annouchka avait craché à la figure de l’envoyé du grandmaître de la police qui lui avait parlé d’argent. À l’ermitage deMoscou, où elle chantait alors, quelques-uns de ses admirateurs luiavaient fait prévoir des représailles de la part desrévolutionnaires. Ceux-ci lui firent savoir aussitôt qu’ellen’avait rien à redouter. Ils approuvaient son geste et lui firentsavoir qu’ils comptaient sur elle pour tuer le Grand-Duc, un jouroù il serait tout seul, ce qui, du reste, avait bien fait rireAnnouchka. C’était une enfant terrible, à laquelle on neconnaissait pas d’« ami », qui passait pour sage et donton n’aurait pu dire le jeu. Elle se plaisait dans les cabinetsparticuliers à faire tout à coup frissonner les soupeurs. Un jour,elle avait jeté en pleine figure à l’un des plus puissantstchinownicks de Moscou : « Toi, mon vieux, tu esprésident de telle centaine noire ; ton compte est bon. Hier,tu as été condamné à mort par les délégués du comité central àPresnia. Fais ta prière ». L’autre buvait du champagne (depremière marque). Il n’acheva pas son verre. Lesschelaviecks l’emportèrent, frappé d’apoplexie.

Depuis qu’elle avait sauvé les petitesgrandes-duchesses, la police avait ordre de la laisser faire etdire. Elle tenait des propos terribles contre le gouvernement. Ceuxqui souriaient à ces propos, et qui n’étaient point de la police,disparaissaient de la circulation. Leurs amis, même, n’osaient plusdemander de leurs nouvelles. On se doutait seulement qu’ilsdevaient travailler maintenant quelque part, du côté des mines,passé les monts Ourals. Annouchka avait, au moment de larévolution, un frère qui était mécanicien sur la ligne deKazan-Moscou. Ce Volkouski était un des plus âpres travailleurs ducomité de grève. On l’avait « à l’œil ». Éclata larévolution. Il accomplit, aidé de sa sœur, un de ces faitsformidables qui font passer les héros à la mémoire de la pluslointaine postérité. Leur chef-d’œuvre accompli, ils furent prispar les soldats de Trébassof. Tous deux furent condamnés àmort.

Volkouski exécuté le premier, la sœurattendait son tour quand un officier arriva juste, au galop de soncheval, pour faire relever les fusils. Le Tsar, informé, venaitd’envoyer télégraphiquement l’ordre de grâce. Après cette histoire,elle disparut. On la croyait partie pour quelque tournée, commeelle en avait l’habitude, à travers l’Europe, dont elle parlaittoutes les langues, ainsi qu’une vraie bohémienne. Et puis, voilàqu’elle réapparaissait dans sa gloire joyeuse, à Krestowsky. Onpouvait être sûr, cependant, qu’elle n’avait pas oublié son frère.Les malins prétendaient que, si le gouvernement et la police semontraient si longanimes, c’est qu’ils y trouvaient leurintérêt.

La vie au grand jour d’Annouchka lesrenseignait davantage que ses pérégrinations cachées. Dans cetordre d’idées, les bas policiers qui entouraient le chef del’okrana de Pétersbourg, le fameux Gounsovski, avaient dessourires entendus. Entre eux, ils avaient donné à Annouchka cesurnom ignoble : papier à mouches.

Rouletabille devait être très au courant detoutes ces particularités concernant Annouchka, car il nes’étonnait nullement de la grande curiosité et de la forte émotionqu’elle soulevait. De l’endroit où il était placé il n’entrevoyaitqu’un petit coin de scène et il se soulevait sur la pointe despieds pour apercevoir la chanteuse, quand il se sentit tiré par sonveston. Il se retourna. C’était le joyeux avocat, bien connu pourson solide coup de fourchette, Athanase Georgevitch, en compagniedu joyeux Conseiller d’Empire, Ivan Pétrovitch, qui lui faisaitsigne de descendre :

– Venez donc ! Nous avons uneloge !

Rouletabille ne se fit pas prier et, bientôt,il était installé au premier rang d’une loge d’où il pouvait voir,à la fois, la scène et le public. Dans le moment, le rideau venaitde se baisser sur la première partie du numéro d’Annouchka. Lesamis étaient bientôt rejoints par Thadée Tchichnikof, le grosmarchand de bois, qui arrivait des coulisses.

– J’ai vu la belle Onoto, qui passait sesbas, annonça le Lithuanien avec un large rire satisfait. Voilà aumoins des jambes. Vous m’en direz des nouvelles. Mais la demoiselleboude à cause du succès d’Annouchka.

– Qui donc t’a fait entrer dans la logede la belle Onoto ! Demanda Athanase.

– Eh ! Gounsovski lui-même, moncher. Il est très amateur, tu sais ?

– Comment ! tu fréquentesGounsovski ?

– Ma parole, je vous dirai, chers amis,que ce n’est pas une mauvaise connaissance… il m’a rendu un petitservice l’année dernière à Bakou !… bonne connaissance dansles moments de troubles publics…

– Tu travailles donc dans le pétrole,maintenant ?…

– Eh ! eh ! un peu de tout…pour gagner sa vie… J’ai un petit puits là-bas… oh ! pasgrand’chose… et une petite maison, une toute petite maison pour monpetit commerce…

– Quel accapareur, ce Thadée !déclara Athanase Georgevitch, en lui claquant la cuisse d’une tapeformidable de son énorme main. Gounsovski est venu lui-mêmesurveiller les débuts d’Annouchka, hein ? Seulement, il entredans la loge d’Onoto, le gros malin !

– Bah ! si tu crois qu’il segêne !… Sais-tu avec qui il soupe ce soir ? AvecAnnouchka, mon cher, et nous sommes invités !

– Comment cela ? demanda le gaiConseiller d’Empire.

– Il paraît que c’est Gounsovski qui adécidé le ministre à permettre le « numéro » d’Annouchka,en affirmant qu’il répondait de tout ; seulement, il a exigéd’Annouchka, pour sa récompense, qu’elle accepterait de souper aveclui le soir de ses débuts.

– Et Annouchka a consenti ?

– C’était la condition, il paraît… dureste, on raconte qu’annouchka et Gounsovski ne sont pas si malensemble… Gounsovski a rendu bien des services à Annouchka. On ledit amoureux.

– Il a l’air d’un marchand deparapluies ! émit Athanase Georgevitch.

– Tu l’as donc vu de si près ?demanda Ivan.

– J’ai dîné chez lui, ça n’est pas pourme vanter, ma parole !

– C’est ce qu’il m’a dit, reprit Thadée.Quand il a su que nous étions ensemble, il m’a dit :« Amenez-le, c’est un charmant garçon qui a un solide coup defourchette. Et amenez aussi ce cher seigneur Ivan Pétrovitch ettous vos amis. Plus on est de fous, plus on rit. »

– Oh ! je n’ai dîné chez lui, grognaAthanase, que parce qu’il l’a voulu pour me rendre un serviceabsolument !

– Il rend donc des services à tout lemonde, cet homme-là ? fit observer Ivan Pétrovitch.

– Parfaitement, ma parole ! Il lefaut donc bien ! regrogna Athanase. Comment voulez-vous qu’unchef de l’okrana existe, s’il ne rend pas de services àtout le monde… à tout le monde, mes chers amis, croyez-moi, et« le verre à la main » encore ! Il faut qu’un chefde l’okrana soit bien avec tout le monde, avec tout lemonde et son père, comme dit le joyeux La Fontaine (on connaît sesauteurs), s’il tient à son poste sur cette terre ! Vous m’avezcompris, s’il vous plaît ! Ah ! ah !

Énorme rire d’Athanase, enchanté de son espritbien français ; coup d’œil à Rouletabille, pour savoir si lepetit apprécie tout le sel de la conversation d’AthanaseGeorgevitch ; mais Rouletabille est trop occupé à découvrir,tout là-bas, au fond d’une loge, un profil très enveloppé d’unemantille de dentelle noire, à l’espagnole, pour répondre par unsourire conscient aux mines d’Athanase.

– Tenez ! vous êtes desenfants !… des enfants !… vous croyez qu’un chef de lapolice secrète, reprend l’avocat en baissant la tête au milieu deses amis, doit être un ogre !… Eh bien, non !… Il faut,dans ce cher poste de confiance, un mouton ! Vous entendezbien, un mouton !… Gounsovski est doux comme un mouton. Unefois, j’ai dîné avec lui. C’est un mouton plein de suif ! Il aune mine de suif. Je suis sûr qu’on l’ouvrirait, on ne trouveraitque du suif. Quand on lui serre la main, on a l’impression detoucher du suif. Ma parole ! Et, quand il mange, il remue desjoues de suif. Il est chauve avec cela ! Un crâne desaindoux ! Il parle tout doucement, en vous regardant avec desyeux de petit agneau qui demande à téter sa mère !

– … Mais… mais… c’est Natacha, murmurentles lèvres du jeune reporter.

– Mais parfaitement, c’est Natacha !Natacha elle-même, s’exclama Ivan Pétrovitch, qui a mis son binocleen or pour mieux voir ce que regarde le jeune journaliste français.Ah ! la belle enfant, il y a longtemps qu’elle voulait lavoir, son Annouchka !

– Comment, Natacha ?… Mais oui,Natacha !…

– Natacha ! firent les autres. Elleest avec les parents de Boris Mourazof.

– Mais Boris n’est pas là ! ricanaThadée Tchichnikof.

– Eh ! il ne doit pas être loin.S’il était là, on aurait déjà vu Michel Korsakof ! Ils sesurveillent tous les deux !…

– Comment a-t-elle quitté leGénéral ? Elle disait qu’elle ne voulait plussortir !

– Excepté pour voir Annouchka !reprit Ivan. Elle en avait une envie qui lui valut, devant moi, labelle colère de Féodor Féodorovitch et les rudes remontrances deMatrena Pétrovna. Mais, ce que fille veut, Dieu le veut !Ainsi soit-il !

– En vérité, je sais, reprit Athanase,Ivan Pétrovitch a raison ! La petite ne tenait plus en placedepuis qu’elle avait lu qu’annouchka allait débuter à Krestowsky.Elle disait qu’elle ne mourrait pas sans avoir vu cette grandeartiste.

– Son père lui a presque flanqué desclaques, affirma Ivan ; ça a été tout juste. Elle a dûarranger l’affaire avec Boris et les parents de celui-ci.

– Oh ! oh !… certainement queFéodor ignore que sa fille est venue applaudir l’héroïne de la garede Kazan ! C’est tout de même raide, mes amis, maparole ! dit encore Athanase.

– Natacha, il faut bien le dire, est uneétudiante, fit Thadée, en hochant la tête. Une vraie étudiante. Ily a des malheurs comme cela, maintenant, dans toutes les familles.Je me rappelle aujourd’hui, à propos de ce qu’a dit Ivan tout àl’heure, qu’elle a demandé devant moi, à Michel Korsakof, del’avertir du jour où chanterait Annouchka. Bien mieux, elle lui adit qu’elle voudrait parler à cette artiste, si c’étaitpossible.

« Michel lui a fait honte devant moi.Mais Michel, pas plus que les autres, ne sait rien lui refuser. Ilest mieux placé que quiconque pour approcher d’Annouchka. Il nefaut pas oublier que c’est lui qui est accouru à temps pourapporter la grâce de cette femme-démon ; elle ne doit pasl’avoir oublié, certainement, si elle aime la vie.

– Qui connaît Michel Nikolaïevitch saitqu’il a accompli là son devoir tout court, émit doctoralementAthanase Georgevitch. Il n’aurait pas fait un pas de plus poursauver une Annouchka. Et, maintenant, il ne compromettrait point sacarrière en se montrant chez une femme que ne quittent pas des yeuxles agents de Gounsovski, et qui n’a point été surnommée pour rien« papier à mouches » !

– Eh ! qu’allons-nous faire, cesoir, à souper avec l’Annouchka ? dit Ivan.

– Pas la même chose !… pas la mêmechose !… Nous autres, sommes invités par Gounsovski ; nel’oublions pas, s’il y avait un jour des histoires, mes petitspères, dit Thadée.

– À la vérité, Thadée, j’acceptel’invitation de l’honorable chef de notre admirable okranaparce que je ne veux pas lui faire injure… Déjà, j’ai dîné chezlui… en me rasseyant à table, en face de lui, c’est comme si je luirendais sa politesse. Ah ! ah ! que dis-tu decelle-là ?…

– Puisque tu as dîné chez lui, dis-nousbien quel homme il est, à part le suif, questionna le très curieuxConseiller d’Empire. On a raconté sur lui tant de choses !Tant de choses ! C’est un homme, certainement, avec qui il estpréférable d’être bien que mal. J’accepte aussi son invitation.Comment refuser son invitation ?

– Moi, expliqua l’avocat, quand il avoulu me rendre service, je ne le connaissais pas… je ne l’avaisjamais approché. Un agent de la police secrète était venu m’inviterà dîner par ordre ou, du moins, j’ai compris que j’aurais tort derefuser cette invitation-là, comme tu penses, IvanPétrovitch ! En allant chez lui, je croyais que j’allaisentrer dans une forteresse ! Là ! là !

« Chez un marchand de parapluies !…il y avait des parapluies partout dans l’antichambre, et desgaloches. Il est vrai que c’était un jour de pluie de déluge. Cequi m’a frappé, c’est qu’il n’y avait pas un gardavoï avecun bon revolver au côté, dans l’antichambre. Il y avait là un petitschwitzar tout timide, qui m’a pris mon parapluie en memurmurant des « barine » et en faisant descourbettes. Il me fit traverser des pièces banales, nullementgardées, un appartement de petit bourgeois à son aise ettranquille. Nous avons dîné avec Mme Gounsovski qui paraissaiten suif, elle aussi, et trois ou quatre messieurs que je n’aijamais vus nulle part. Nous étions servis par un seul domestique.Ma parole ! Au dessert, Gounsovski m’a pris à part et m’a ditque j’avais tort, réellement tort, de plaider comme ça. J’ai vouluqu’il s’expliquât sur ce qu’il entendait par là. Il m’a pris lamain entre ses mains de suif et m’a répété : “Non, non, il nefaut plus plaider comme ça !” Je n’ai pas pu en tirer autrechose. Du reste, j’avais compris, et, ma foi, depuis ce jour, je mesuis débarrassé de certains hors-d’œuvre bien inutiles dans mesplaidoiries, et qui m’avaient fait une réputation de tête libredans les journaux. Ça n’est plus de mon âge. Ah ! ce sacréGounsovski ! Au café, je lui ai demandé s’il ne trouvait pointque le pays traversait des temps bien rudes. Il m’a répondu qu’ilavait eu, en effet, un peu d’ouvrage (c’est son mot que je répète)et qu’il attendait avec impatience le mois de mai, pour aller sereposer dans une modeste propriété, ornée d’un petit jardin, qu’ila aux environs d’Asnières, près de Paris ! Ah ! nousavons bien ri tous, les messieurs inconnus et moi, quand il a ditavec ses lèvres de suif : “j’ai eu un peu d’ouvrage !”Mais lui, il resta figé dans sa cire ! Quand on parla de samaison de campagne, Mme Gounsovski soupira à cette évocationd’un prochain bonheur champêtre. Le mois de mai lui mettait leslarmes aux yeux. Le mari et la femme se regardèrent alors avec unréel attendrissement. Ils n’avaient pas l’air, une seconde, depenser : demain ou après-demain, avant le cher petit bonheurchampêtre, on nous trouvera peut-être étripés devant notrepadiès. Non ! non ! ma parole ! Ils étaientsûrs de leurs bonnes vacances et rien ne paraissait les inquiétersous leur suif.

« Gounsovski a rendu tant de servicesqu’on ne lui voudrait pas de mal, au pauvre cher homme ! Dureste, avez-vous remarqué, mes chers, mes vieux amis, qu’on ne faitjamais de mal à messieurs les chefs de la police secrète ?Jamais ! On fait sauter les maîtres de police, les préfets depolice, les ministres, les grands-ducs, et même on s’attaque à plushaut, mais jamais, jamais on ne s’attaque aux chefs de la policesecrète… Ils peuvent se promener bien tranquillement dans les ruesou dans les coulisses de Krestowsky, ou respirer en paix l’air purde la campagne suisse, finlandaise, ou même de la campagneparisienne… Ici et là, chez les uns et chez les autres, ils ontrendu tant de services que les uns et les autres, ici et là, nevoudraient pas leur faire la moindre peine. Et les uns pensenttoujours que les autres ont été moins bien servis qu’eux-mêmes.Tout le secret de la chose ! mes amis, tout le secret de lachose est là ! Qu’en dites-vous ?

Les autres firent :

– Ah ! ah ! ce bonGounsovski !… Il la connaît… il la connaît… Ma foi, acceptonsson souper. Avec Annouchka, ça peut être drôle.

– Messieurs, demanda Rouletabille, quicontinuait à faire des découvertes dans l’assistance,connaissez-vous cet officier qui est assis tout au bout, là-bas, aubout des fauteuils d’orchestre. Tenez, il se lève.

– Ça ! Mais c’est le princeGalitch ! Qui fut un des plus riches seigneurs de la terrenoire. Aujourd’hui, il est presque ruiné.

– Merci, Messieurs, c’est bien cela, jele connais, fit Rouletabille, en s’asseyant et en maîtrisant sonémotion.

– On le dit grand admirateur d’Annouchka,hasarda Thadée. Tout à l’heure, il sortait de sa loge.

– Le prince s’est ruiné avec lesfemmes ! annonça Athanase Georgevitch qui prétendait n’ignorerrien de la chronique galante de l’Empire.

– Il a serré aussi la main de Gounsovski,continua Thadée.

– Il passe pourtant, à la Cour, pour unemauvaise tête. Il a fait jadis un long séjour chez Tolstoï.

– Bah ! Gounsovski aura rendu aussiquelque signalé service à cet imprudent prince ! conclutAthanase. Mais toi-même, Thadée, tu ne nous as pas dit ce que tufaisais avec Gounsovski à Bakou !

(Rouletabille ne perd pas un mot de ce qui sedit autour de lui, mais il ne perd pas non plus de vue le profilcaché sous la mantille noire à l’espagnole, ni ce prince Galitch,son ennemi personnel, qui réapparaît, lui semble-t-il, dans unmoment bien critique.)

– Je revenais de Balakani endrojki, racontait Thadée Tchichnikof, et je rentrais àBakou, après avoir vu les débris de mon puits brûlé par les Tatars,quand je rencontrai en chemin Gounsovski qui, avec deux de sesamis, se trouvait fort en peine à la suite de la rupture d’une rouede sa calèche. Je m’arrêtai. Il m’expliqua qu’il avait un cochertatar et que celui-ci, ayant aperçu, sur la route devant lui, unArménien, n’avait rien trouvé de mieux que de lancer à toute voléeson équipage sur l’Arménien. Il avait passé dessus et lui avaitbrisé les reins, mais il avait aussi brisé une roue de la voiture.(Rouletabille tressaille, car il vient de saisir un coup d’œild’intelligence entre le prince Galitch et Natacha, qui s’estpenchée sur le bord de sa loge.)… Donc, j’offris mon char àGounsovski et nous rentrâmes tous ensemble à Bakou, après toutefoisque Gounsovski, qui pense toujours à rendre service, comme ditAthanase Georgevitch, eut recommandé à son cocher tatar de ne pasachever l’Arménien. (le prince Galitch, au moment où l’orchestreattaque « l’entrée » du nouveau numéro d’Annouchka,profite de ce que tous les yeux sont tournés vers le rideau, pourse lever et passer près de la loge de Natacha. Cette fois, il n’apas regardé Natacha, mais Rouletabille est sûr que ses lèvres ontremué quand il a touché la loge.)

Thadée continue :

– Il faut vous dire qu’à Bakou, ma petitemaison est une des premières avant d’arriver sur le quai. J’ai làquelques employés arméniens. En arrivant devant ma maison,qu’est-ce que je vois ? Une troupe avec du canon, oui, avec uncanon, ma parole ! Tourné contre ma maison, et des officiers,et le pristaf qui disait bien tranquillement :« C’est là ! Tirez ! » (Rouletabille vient defaire encore une découverte, deux, trois découvertes. Debout,derrière la loge de Natacha, se tient une figure qui n’est pasinconnue au jeune reporter… et là, aux fauteuils d’orchestre, unpeu en retrait de la loge, voici, ma foi, deux autres visages qu’ila croisés le matin même sur les paliers de Koupriane ! Ce quec’est que d’avoir la mémoire des physionomies ! Rouletabillen’ignore plus qu’il n’est pas le seul, ce soir, à surveillerNatacha.) En entendant ce que disait le pristaf, terminaithâtivement Thadée, vous pensez si je sautai dudrojki ! Je courus au commissaire de police. Il nefut pas long à m’expliquer la chose et je ne fus pas long àcomprendre. Pendant mon absence, un de mes employés arméniens avaittiré sur un Tatar qui passait. Il l’avait, du reste, tué. Legouverneur, informé, avait ordonné au pristaf de fairecanonner ma maison, pour l’exemple, comme on avait fait déjà àquelques autres. Je me précipitai vers ma voiture, où se trouvaitencore Gounsovski, et lui dis en deux mots l’affaire. Il merépondit qu’il n’avait pas à intervenir dans cette fâcheusehistoire et que je n’avais qu’à m’entendre avec lepristaf : « Donnez-lui un bon nachaï,cent roubles, et il laissera votre maison tranquille ». Jerecourus au pristaf et le pris à part ; cet homme merépond qu’il voudrait bien m’être agréable, mais qu’il a l’ordreabsolument de canonner la maison. Je rapporte la réponse àGounsovski qui me dit : « Dites-lui donc qu’il retournela gueule du canon et qu’il fasse canonner la maison du pharmaciend’en face, il pourra toujours raconter qu’il s’est trompé. Ce soir,je verrai le gouverneur ». Je retournai auprès dupristaf et il fit retourner le canon. Ils ont donc canonnéla maison du pharmacien, et moi j’en ai été quitte pour centroubles… Gounsovski, ce cher seigneur, a beau être en suif etressembler à un marchand de parapluies, je lui ai toujours étéreconnaissant du fond du cœur, tu entends, AthanaseGeorgevitch ! »

– Ce prince Galitch, à la Cour, demandatout à coup Rouletabille, quelle réputation a-t-il ?

– Oh ! oh ! firent les autresen riant, depuis qu’il est allé ostensiblement chez Tolstoï, il neva plus à la Cour !…

– Et… ses opinions ?… quellesopinions a-t-il ?…

– Oh ! oh ! les opinions detout le monde sont si mélangées maintenant… on ne sait pas !…on ne sait pas !

Ivan Pétrovitch fit :

– Il passe auprès de certains pour trèsavancé… et… très compromis…

– Et on ne l’inquiète pas ? demandaencore Rouletabille.

– Peuh ! peuh ! reprit le gaiConseiller d’Empire… c’est plutôt lui qui est inquiétant…

Thadée se baissa pour dire :

– On raconte qu’on ne peut pas le toucherparce qu’il tient, et qu’il tient bien, un très gros personnage dela Cour… Ce serait un scandale !… un scandale !

– Tais-toi, Thadée ! Interrompitrudement Athanase Georgevitch… On voit bien que tu arrives de taprovince, pour être si bavard… Mais, si tu continues, je te laissela place…

– Athanase Georgevitch a raison, couds tabouche, Thadée, conseilla Ivan Pétrovitch.

Les bavards se turent, car le rideau selevait. Dans l’assistance on parlait mystérieusement de la secondepartie du numéro d’Annouchka, mais personne n’eût pu dire de quoiil se composait, et, en fait, ce fut très simple. Après letourbillon des danses et des chœurs et tout l’éclat dont elles’était tout d’abord accompagnée, Annouchka parut en pauvrepaysanne russe dans un décor de steppe et de misère, et, toutsimplement, elle vint se mettre à genoux devant la scène, joignitles mains et chanta sa prière du soir. Annouchka étaitsingulièrement belle. Son nez aquilin aux narines palpitantes, ledessin hardi de ses bruns sourcils, son regard tantôt tendre,tantôt menaçant, toujours bizarre, la pâleur de ses joues bienarrondies du bas, et toute l’expression de sa physionomietrahissaient l’indépendance des idées, la spontanéité, larésolution et surtout la passion. Sa prière fut passionnée. Elleavait une voix admirable de contralto, qui remuait étrangement lepublic dès les premières notes. Elle eut une façon de demander àDieu le pain quotidien pour tous ceux de l’immense terre russe – lepain quotidien de la chair et de l’esprit – qui fit jaillir leslarmes de tous ceux qui étaient là, à quelque parti qu’ilsappartinssent. Et quand, sa dernière note envolée sur la steppeinfinie, elle se releva pour rentrer dans sa misérableisba, des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquementl’émotion prodigieuse d’une assistance en délire. Le petitRouletabille qui, s’il n’entendait pas les paroles, comprenait lesens de cette prière, pleurait. Tout le monde pleurait. IvanPétrovitch, Athanase Georgevitch, Thadée Tchichnikof étaientdebout, tapant des pieds et des mains comme des gaminsenthousiastes. Les étudiants, dont la troupe se reconnaissait àl’uniforme sombre liseré de vert, poussaient des cris insensés. Et,soudain, s’élevèrent les premiers rythmes de l’hymne national. Il yeut d’abord une hésitation, un flottement. Mais ce ne fut paslong.

Ceux qui avaient redouté unecontre-manifestation comprirent qu’on peut mettre tous les espoirsdans une prière pour le Tsar. Toutes les têtes se découvrirent etle Bodje tsara krari monta, unanime, vers les étoiles.

À travers ses larmes, le jeune reportern’avait cessé de regarder Natacha. Celle-ci s’était à demisoulevée, et, défaillante, s’appuyait au bord de la loge. Sa boucheentr’ouverte répétait sans fin un nom que Rouletabille n’entendaitpas, mais qu’il devinait : Annouchka ! Annouchka !…« La malheureuse ! » murmura Rouletabille, et,profitant de l’émoi Général, il sortit de la loge sans qu’on s’enfût même aperçu. Il fit le tour du public et se dirigea vers cetteNatacha qu’il avait tant cherchée depuis le matin. Le public, quiavait réclamé en vain une répétition de la prière d’Annouchka,commençait de se disperser, et le reporter fut, pendant quelquesinstants, entraîné malgré lui dans son remous.

Quand il se trouva à hauteur de la loge, il neput que constater la disparition de Natacha et de la famille quil’accompagnait. Il tourna la tête de tous côtés sans apercevoircelle qu’il cherchait et, comme un insensé, il allait se mettre àcourir dans les allées, quand une idée lui rendit tout à coup sonsang-froid. Il demanda où se trouvait la sortie des loges desartistes et, aussitôt qu’on la lui eut indiquée, il s’y rendit àpas précipités. Il ne s’était pas trompé. Au premier rang de toutle public qui attendait la sortie d’Annouchka, il reconnut Natachaà la mantille noire qui enveloppait sa tête, car on ne voyait plusrien de son visage. Et puis, cet endroit du jardin était assezsombre. Des gardiens faisaient la police. Il ne put approcher deNatacha aussi près qu’il l’aurait voulu. Et cependant il seglissait comme un serpent entre les groupes. Il n’était plus séparéde Natacha que par quatre ou cinq personnes, quand une bousculadese produisit. C’était Annouchka qui sortait. Des crisl’accueillirent : « Annouchka !Annouchka !… » Rouletabille se jeta à genoux, et, àquatre pattes, parvint à glisser sa tête dans l’espace réservé parles agents à la sortie d’Annouchka. Celle-ci, enveloppée d’unimmense manteau rouge, se hâtait au bras d’un homme queRouletabille reconnut immédiatement. C’était le prince Galitch. Onvoyait qu’ils étaient pressés d’échapper à l’étreinte de la foule.Cependant Annouchka, en passant près de Natacha, suspendit samarche une seconde – mouvement qui n’échappa pas à Rouletabille –et, tournée vers elle, dit ce seul mot :« Caracho ».

Puis elle passa. Rouletabille se redressa,bouscula, ayant une fois encore perdu Natacha. Il la cherchaencore. Il courut à la sortie. Il arriva juste à temps pour la voirmonter en calèche avec la famille Mourazof. La calèche s’éloignaaussitôt du côté d’Elaguine, vers la datcha des îles. Lejeune homme resta planté là, réfléchissant. Il eut un geste quiabandonnait le cours des choses au destin. « Au fond, dit-il,cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et à lui-même :« Allons, viens souper, mon garçon !… » Il retournasur ses pas et se retrouva bientôt dans la lumière éclatante durestaurant. La gaieté régnait là en maîtresse, arrosée dechampagne. Des officiers, debout, le verre en main, se saluaient detable en table et s’envoyaient mille compliments avec une grâcepresque féminine.

Il s’entendit héler joyeusement et il reconnutla voix d’Ivan Pétrovitch. Les trois compères étaient assis devantune bouteille de champagne, qui refroidissait dans le seau à glace,et se faisaient servir des petits pâtés en attendant l’heure dusouper qui ne pouvait tarder.

Rouletabille se laissa inviter sans difficultéet les suivit quand un maître d’hôtel vint avertir Thadée qu’ondemandait ces messieurs en cabinet particulier. Ils montèrent aupremier étage et on les fit entrer dans un cabinet assez vaste,dont la grande fenêtre-balcon donnait sur la salle du théâtred’hiver, vide dans le moment. Mais le cabinet était déjà habité.Devant une table couverte d’un service étincelant, Gounsovskifaisait les honneurs.

Il les reçut comme un domestique, le frontbas, le sourire obséquieux, l’échine courbée, s’inclinant àplusieurs reprises à chaque présentation. Athanase l’avait à peuprès décrit en le modelant en suif ; mais ce suif, encore,était jaune. Sous le vaste front penché, on apercevait à peine lesyeux qui apparaissaient et disparaissaient tout à coup, comme prisen faute derrière des lunettes noires, toujours prêtes à tomber àcause de l’inclinaison trop accentuée de cette tête viled’affranchi timide et tout-puissant. Quand il parlait de sa petitevoix de fausset, le menton gras collé au plastron de la chemise, ilavait un geste continu de la main droite, du pouce et de l’indexécarté pour retenir les grosses lentilles glissantes au long de sonnez court et fort ; et ce geste le cachait encore.

Derrière lui on apercevait la fine et hautainesilhouette du prince Galitch. Gounsovski paraissait le majordomehonteux, gangrené de vices, paillard et voleur, valet à recevoirles coups de bottes de cette seigneurie. Le prince Galitch étaitl’invité d’Annouchka, qui n’avait consenti à se risquer dans cerepaire qu’avec trois ou quatre de ses amis, des officiers quin’avaient pas besoin de la consécration de cette soirée pour être« tenus à l’œil » par l’okrana, en dépit de leurhaute naissance.

Gounsovski les avait vus venir avec unricanement sinistre et leur avait prodigué toutes les marques deson dévouement sans borne, en attendant mieux.

Il aimait Annouchka. Il suffisait d’avoirsurpris une fois la hideur glauque de son regard au-dessus de seslunettes, quand il fixait la chanteuse, pour comprendre lessentiments qui l’agitaient devant la belle fille de la terrenoire.

Annouchka était assise, ou plutôt accroupie àl’orientale, sur le canapé qui longeait la muraille, derrière latable. Elle ne prêtait d’attention à personne. Sa figure étaitméprisante et hostile. Elle se laissait, avec indifférence,caresser les cheveux, des cheveux noirs merveilleux qui tombaienten deux nattes sur ses épaules, par les mains parfumées de la belleOnoto, qui l’avait entendue ce soir pour la première fois et qui,d’enthousiasme, était allée se jeter dans ses bras, dans sa loge.La belle Onoto était, elle aussi, une artiste, et l’humeur qu’elleavait eue tout d’abord du succès d’Annouchka n’avait pas tenucontre l’émotion de la prière du soir devant la pauvreisba.

– Viens souper, lui avait ditAnnouchka.

– Avec qui ? avait demandé l’artisteespagnole.

– Avec Gounsovski.

– Jamais !

– Viens donc, tu m’aideras à payer madette et il peut t’être utile. Il est utile à tout le monde.

Décidément la belle Onoto ne comprenait rien àce pays où les pires ennemis soupaient ensemble. Elle vintcependant, parce qu’elle n’avait jamais vu au monde de plus bellesnattes que celles d’Annouchka et qu’elle adorait les cheveux.

Rouletabille avait été accaparé tout de suitepar le prince Galitch, qui, le conduisant dans un coin, lui avaitdit :

– Qu’est-ce que vous faitesici ?

– Je vous gêne ? avait demandé legamin.

L’autre avait eu un sourire amusé de grandseigneur :

– Pendant qu’il est encore temps,avait-il ajouté, croyez-moi, vous devriez partir, quitter ce pays.Ne vous a-t-on pas assez averti ?

– Si, répondit le reporter. Aussi vouspouvez vous en dispenser désormais.

Et il lui avait tourné le dos.

– Eh mais ! c’est le petit Françaisde la villa Trébassof, avait commencé la voix de fausset deGounsovski en poussant un siège au jeune homme et en le priant des’asseoir entre lui et Athanase Georgevitch qui, déjà, faisaithonneur aux zakouskis.

– Bonjour, Monsieur Rouletabille, fit lavoix belle et grave d’Annouchka.

Rouletabille salua :

– Je vois que je suis en pays deconnaissance, dit-il, sans se démonter.

Et il tourna un fort joli compliment àl’adresse d’Annouchka, qui lui envoya un baiser.

– Rouletabille ! s’écria la belleOnoto, mais alors c’est le petit du mystère de la chambrejaune !

– Lui-même !

– Qu’est-ce qu’il fait ici ?

– Il est venu pour sauver la vie duGénéral Trébassof, ricana, en sourdine, le Gounsovski. C’est unbrave petit jeune homme donc déjà !

– La police sait tout ! répliquafroidement Rouletabille qui avait entendu. Et il demanda duchampagne, lui qui ne buvait jamais.

Et le champagne commença son œuvre. Pendantque Thadée et les officiers se racontaient des histoires de Bakouou faisaient des compliments aux femmes, Gounsovski, qui avait finide railler, se penchait vers Rouletabille et lui donnait, aveconction, des conseils de père :

– Vous avez entrepris là, jeune homme,une noble tâche, et d’autant plus difficile que le GénéralTrébassof est condamné, non seulement par ses ennemis, mais encoreet surtout, par l’ignorance de Koupriane. Comprenez-moi bien :Koupriane est un ami et c’est un homme que j’estime beaucoup. Ilest bon, brave à la guerre, mais je n’en donnerais pas unkopeck pour la police. Il se mêle, depuis quelque temps,de faire de la police secrète, il a son okrana dont je neveux pas médire. Il nous amuse. Du reste, c’est une mode nouvelle.Tout le monde maintenant veut avoir sa police secrète. Etvous-même, jeune homme, qu’est-ce que vous faites ici ? Dureportage ? Non : de la police ! Où cela nousmènera-t-il et où cela vous mènera-t-il, vous ? Je voussouhaite bonne chance, mais je n’y crois guère. Remarquez que, sije puis vous aider, je le ferai volontiers. J’aime à rendreservice. Et je ne voudrais pas qu’il vous arrivâtmalheur !

– Vous êtes bien aimable, Monsieur, seborna à répondre Rouletabille, et il redemanda du champagne.

Plusieurs fois, Gounsovski avait adressé laparole à Annouchka, qui mangeait du bout des dents et lui répondaitdu bout des lèvres. Il lui dit brusquement :

– Savez-vous qui vous a le plusapplaudie, ce soir ?

– Non ! fit Annouchka,indifférente.

– La fille du GénéralTrébassof !

– Ça, c’est vrai, ma parole, s’écria IvanPétrovitch.

– Oui ! oui ! Natacha étaitlà ! reprirent les commensaux de la villa des îles.

– Moi, je l’ai vue pleurer, ditRouletabille en fixant Annouchka.

Mais Annouchka répondit sur un tonglacé :

– Je ne la connais pas !

– Elle a grand tort d’avoir un père…laissa glisser entre ses dents le prince Galitch.

– Prince, pas de politique ! Oulaissez-moi aller porter ma démission, gloussa Gounsovski… à votresanté, belle Annouchka.

– À la vôtre ! Gounsovski. Mais vousne ferez pas cela !

– Pourquoi ? demanda ThadéeTchichnikof, d’une façon assez malhonnête.

– Parce qu’il est trop utile augouvernement ! s’écria Ivan Pétrovitch.

– Non ! répliqua Annouchka… auxrévolutionnaires !

Tous éclatèrent de rire. Gounsovski retint,d’un geste précipité, ses lunettes qui glissaient, et ricana danssa graisse molle, le menton dans le potage :

– On le dit ! Et c’est maforce !

– Il est son propre agentprovocateur ! déclara Athanase avec un énorme éclat derire.

– Son système est excellent, gronda leprince. Comme il est bien avec tout le monde, tout le monde est dela police sans le savoir.

– On dit… ah ! ah !… on dit…ah ! ah ! (Athanase s’étranglait avec un petit four qu’iltrempait dans son potage)… on dit qu’il a embauché tous leskouliganes et jusqu’aux mendiants de l’église de Kazan… ondit !…

Là-dessus, ils se lancèrent dans des histoiresde kouliganes, brigands des rues qui, depuis les dernierstroubles politiques, avaient envahi Saint-Pétersbourg, et dont onne pouvait se débarrasser qu’avec un geste généreux.

Athanase Georgevitch disait :

– Il y a des kouliganes que l’ondevrait inventer s’ils n’existaient pas. L’un d’eux arrête unejeune fille devant la gare de Varsovie. La jeune fille, effrayée,lui tend immédiatement son porte-monnaie, dans lequel il y avaitdeux roubles cinquante. Le kouligane prend tout :« Mon Dieu ! s’écrie la jeune fille, je ne vais pluspouvoir prendre mon train !

« – Combien vous faut-il ? demandele kouligane.

« – Soixante kopecks !

« – Soixante kopecks ! Que ne ledisiez-vous !… » et le bandit, gardant les deux roubles,rend la pièce de cinquante kopecks à la tremblante enfant et yajoute une pièce de dix kopecks de sa poche

– Il m’est arrivé, à moi, plus beau queça, il y a deux hivers, à Moscou, dit la belle Onoto. Je sortais dela patinoire et je fus abordée par un kouligane :« Donne-moi vingt kopecks, dit le kouligane. »j’étais tellement effrayée que je ne parvenais pas à ouvrir mon sacà main : « Plus vite », dit-il. Enfin, je lui donneses vingt kopecks. « Maintenant, m’a-t-il fait, embrasse mamain ! » et il a fallu que je lui embrasse la main, cardans l’autre il avait son couteau.

– Oh ! ils sont forts avec leurcouteau ! dit Thadée. C’est en sortant du Gastini-Dvor quej’ai été arrêté par un kouligane qui me mit sous le nez unmagnifique couteau de cuisine. « Il est à vous pour un roublecinquante ! » Vous pensez si je lui ai acheté tout desuite ! Et j’ai fait une très bonne affaire. Il valait aumoins trois roubles. À votre santé, belle Onoto !

– Moi, je sors toujours avec monrevolver, dit Athanase. C’est plus prudent. Je le dis devant lapolice. Mais j’aime mieux être arrêté par les gardavoïsque lardé par les kouliganes.

– On ne trouve plus à acheter derevolver, déclara Ivan Pétrovitch. Les armuriers n’en ontplus !

Gounsovski assura ses lunettes, se frotta sesmains grasses et dit :

– Il y en a encore chez mon serrurier. Lapreuve en est que, hier, dans la petite Kaniouche, monserrurier, qui a nom Schmidt, est entré chez l’épicier du coin et aproposé un revolver au patron. Il lui a sorti unBrowning : « une arme de toute sûreté, a-t-ildit, qui ne rate jamais son homme et dont le fonctionnement est desplus faciles ». Ayant prononcé ces mots, le serrurier Schmidta fait fonctionner son revolver et a logé une balle dans le ventrede l’épicier. L’épicier en est mort, mais pas avant d’avoir achetéle revolver. « Vous avez raison, a-t-il dit au serrurier.C’est une arme terrible ! » et là-dessus il expira.

Les autres s’esclaffèrent. Ils la trouvaientbien bonne ! Décidément ce sacré Gounsovski avait toujours lemot pour rire. Comment n’aurait-on pas été son ami ? Annouchkaavait daigné sourire.

Gounsovski, reconnaissant, lui tendit sa maincomme un mendiant. La jeune femme la lui toucha du bout des doigts,comme si elle eût déposé une pièce de vingt kopecks dans la maind’un kouligane, avec dégoût. Et les portes s’ouvrirentdevant les bohémiennes. Leur troupe basanée emplit bientôt lapièce. Tous les soirs, hommes et femmes, dans leurs costumespopulaires, venaient du vieux derevnia où ils vivaient tous dansune antique communauté patriarcale, selon des mœurs qui n’ont pasvarié depuis des siècles ; ils se répandaient dans les lieuxde plaisir, dans les restaurants à la mode, où ils ramassaient unlarge butin, car c’était un luxe de plus que de les faire chanter àla fin des soupers, et on ne manquait jamais de se l’offrir, pourpeu que l’on fît partie de la riche société et que l’on tînt à saréputation. Ils s’accompagnaient de guzlas, decastagnettes, de tambourins, et faisaient entendre des vieux airsdolents et langoureux, ou précipités, haletants comme la poursuiteet la fuite des premiers nomades à l’aurore du monde.

Quand ils étaient entrés, on leur avait faitplace, et Rouletabille qui, depuis quelques instants, montrait lesmarques d’une fatigue et d’un étourdissement bien compréhensibleschez un bon petit jeune homme qui n’a point l’habitude du champagne(premières marques) en profita pour se laisser affaler sur un coindu canapé, non loin du prince Galitch qui occupait la place à ladroite d’Annouchka.

– Tiens ! Rouletabille quidort ! remarqua la belle Onoto.

– Pauvre gosse ! dit Annouchka.

Et, se tournant du côté deGounsovski :

– Tu ne vas pas bientôt nous endébarrasser ? J’ai entendu des frères, l’autre jour, qui enparlaient de façon à causer de la peine à ceux qui s’intéressent àsa santé.

– Oh ! ça, répondit Gounsovski enhochant la tête, c’est une affaire qui ne me regarde pas.Adresse-toi à Koupriane. À votre santé, belle Annouchka !

Mais les bohémiennes préludaient à leurschants par quelques accords et les chœurs prirent l’attention detout le monde – de tout le monde à l’exception du prince Galitch etd’Annouchka qui, à demi tournés l’un vers l’autre, échangeaientquelques propos à l’abri de tout ce retentissement musical. Quant àRouletabille, il devait dormir bien profondément pour ne point êtreréveillé par tout ce bruit, si mélodieux fût-il. Il est vrai qu’ilavait – ostensiblement – beaucoup bu et que chacun sait, en Russie,que l’ivresse assassine ceux qui ne la peuvent supporter.

Quand les chœurs se furent fait entendre troisfois, Gounsovski leur fit signe qu’ils pouvaient aller charmerd’autres oreilles et glissa entre les mains du chef de la bande unbillet de vingt-cinq roubles.

Mais Onoto voulut donner son obole et unevraie quête commença. Chacun jeta des roubles dans le plateau queprésentait une petite noiraude de bohémienne dont les cheveux,couleur aile de corbeau, mal peignés, lui tombaient sur le front,sur les yeux, sur le visage, d’une si drôle de façon qu’on eût ditde cette petite un saule pleureur trempé dans l’encre. Le plateauarriva devant le prince Galitch qui fouilla vainement sespoches :

– Bah ! fit-il, en grand seigneur,je n’ai plus de monnaie. Mais voici mon portefeuille : je tele donne en souvenir de moi, Katharina !

Katharina fit disparaître le petit sac de cuirà bank-notes et la troupe disparut. Thadée et Athanases’extasiaient sur la générosité du prince, mais Annouchkadit :

– Le prince a bien fait ; mes amisne paieront jamais assez cher l’hospitalité que cette petite m’adonnée dans son taudis quand je me cachais, dans l’attente de ceque l’on déciderait de moi à votre fameuse section,Gounsovski ?

– Eh ! répliqua Gounsovski, je vousai fait savoir qu’il ne tenait qu’à vous d’avoir un beauquartir (appartement) en ville et richement meubléencore !

Annouchka, comme un charretier, cracha parterre, et Gounsovski de jaune devint vert.

– Mais pourquoi te cachais-tu ainsi,Annouchka ? demanda la belle Onoto en caressant les lourdestresses de la belle chanteuse.

– Tu ne sais donc pas que j’avais étécondamnée à mort et graciée ; j’avais pu fuir Moscou, je netenais pas à être reprise ici pour goûter aux joies de laSibérie !

– Mais pourquoi avais-tu été condamnée àmort ?

– Mais elle ne sait donc rien !s’exclamèrent les autres.

– Seigneur ! j’arrive de Londres etde Paris, je ne peux donc pas tout savoir… Mon Dieu ! avoirété condamnée à mort ! comme ça doit être amusant !

– Très amusant ! fit Annouchka,glacée. Et si tu as un frère que tu aimes, Onoto ! songecombien ce doit être plus amusant encore si on le fusille devanttoi !

– Oh ! pardon, mon âme !…

– Pour que vous soyez instruite et quevous ne fassiez plus de peine à votre Annouchka, à l’avenir, jevais vous dire, Madame, ce qui lui est arrivé, à la chère amie, ditle prince Galitch.

– Nous ferions mieux de chasser cesvilains souvenirs ! émit timidement Gounsovski, en clapotantdes paupières derrière ses lunettes ; mais il baissa la têteaussitôt : Annouchka le brûlait de la flamme de sonregard.

– Parle, Galitch !

Le prince prit la parole :

– Annouchka avait un frère, Vlassof,mécanicien sur la ligne de Kazan, que le comité de grève avaitchargé de conduire un convoi destiné à sauver de Moscou lesprincipaux membres et les chefs de la milice révolutionnaire, quandles soldats de Trébassof, aidés du régiment Semenowsky, furentdevenus maîtres de la ville. La dernière résistance s’étaitréfugiée dans la gare. Et il fallait partir. Toutes les voiesétaient gardées par des mitrailleuses… des soldats partout !…Vlassof dit à ses camarades : « Je voussauverai ! » et les camarades le virent monter sur samachine avec une femme. Cette femme, la voilà ! Le chauffeurde Vlassof avait été tué la veille, sur une barricade. C’étaitAnnouchka qui le remplaçait. Ils se mirent à la besogne et le trainpartit, comme une fusée. Sur cette ligne courbe, tout à faitdécouverte, facile à attaquer, sous une pluie de balles, Vlassofdéveloppa une vitesse de quatre-vingt-dix verstes àl’heure… Il a poussé la pression de vapeur dans la chaudièrejusqu’à quinze atmosphères, jusqu’au point d’explosion… Madame, quevoilà, continuait de gorger de charbon cette fournaise ! Ledanger venait maintenant moins des mitrailleuses que de lapossibilité de sauter, dans l’instant ! Au milieu des balles,Vlassof ne perdait pas son sang-froid. Il marchait, non seulementle cendrier ouvert, mais avec un travail forcé du siphon. Ce futmiracle que toute cette machine en furie n’allât pas se brisercontre la courbe du talus. Et l’on passa ! Pas un homme ne futatteint ! Il n’y eut qu’une femme de blessée : elle reçutune balle en pleine poitrine.

– Là ! s’écria Annouchka.

Et, d’un geste magnifique, elle découvrit sablanche, son orgueilleuse poitrine, et mit le doigt sur unecicatrice que Gounsovski, dont le suif commençait à fondre enlourdes gouttes de sueur au long des tempes, n’osa pasregarder.

– Quinze jours plus tard, continua leprince, Vlassof entrait dans une auberge, à Lubetszy. Il ne savaitpas qu’elle était pleine de soldats. Sa mine ne plut pas. On lefouilla. On trouva sur lui un revolver et des papiers. On sut à quion avait affaire. La prise était bonne, Vlassof fut ramené à Moscouet condamné à être fusillé. Sa sœur, blessée, qui avait appris sonarrestation, le rejoignit. « Je ne veux pas, lui dit-elle, telaisser mourir tout seul. » Elle aussi fut condamnée. Avantl’exécution, on leur offrit de leur bander les yeux, mais ilsrefusèrent, disant qu’ils voulaient rencontrer la mort face à face.L’ordre était de fusiller d’abord tous les autres révolutionnairescondamnés, puis Vlassof, puis sa sœur. C’est en vain que Vlassofdemanda à mourir le dernier. Les camarades d’exécution se mettaientà genoux, sanglotaient avant de mourir. Vlassof embrassa sa sœur etvint se mettre à sa place de mort. Là, il s’adressa auxsoldats : « Tout à l’heure, vous aurez à remplir votredevoir selon le serment que vous avez prêté. Remplissez-lehonnêtement, comme j’ai rempli le mien !… Capitaine,commandez ! » La salve retentit. Vlassof est debout, lesbras croisés sur la poitrine, sain et sauf : pas une balle nel’a atteint ! Les soldats ne voulaient pas tirer sur lui. Ildut les sommer encore d’accomplir leur devoir, d’obéir à leur chef.Alors ils tirèrent, et il tomba. Il regardait sa sœur avec des yeuxpleins d’horribles souffrances. Voyant qu’il vivait, et voulantparaître charitable, le capitaine, sur la prière d’Annouchka,s’approcha et coupa court aux souffrances du malheureux en luitirant un coup de revolver dans l’oreille. Et ce fut le tourd’Annouchka. Elle se plaça d’elle-même auprès du cadavre de sonfrère, l’embrassa sur ses lèvres sanglantes, se releva etdit : « Je suis prête ! » Au moment où lesfusils s’abaissaient, un officier accourait, apportant la grâce duTsar. Elle n’en voulait pas, et, elle que l’on n’avait pas attachéepour mourir, il fallut la lier pour qu’elle vécût !

Le prince Galitch, au milieu du silenceangoissé de tous, allait ajouter quelques paroles de commentaire àson sinistre récit, mais Annouchka l’interrompit :

– L’histoire finit là ! dit-elle.Plus un mot, prince. Si je vous ai prié de la rapporter dans touteson horreur, si j’ai voulu, devant vous, revivre la minute atrocede la mort de mon frère, c’est pour que Monsieur (son doigtdésignait Gounsovski) sache bien, une fois pour toutes, que si j’aidû à, certaines heures, subir une promiscuité qui m’a été imposée…maintenant que j’ai payé ma dette, en acceptant cet abominablesouper, je n’ai plus rien à faire avec le pourvoyeur de bagne et decorde qui est ici !

Tous les convives s’étaient levés à cetteinvective. Seul, Rouletabille continuait son somme de brute.Gounsovski tremblait de rage et faisait un effort surhumain pour nepas laisser échapper des paroles qu’il eût peut-êtreregrettées.

– Elle est folle !… murmurait-il.Elle est folle !… Qu’est-ce qu’il lui prend ?… Qu’est-cequ’il lui prend ? Hier encore, elle était si… si aimable…

Et il bégayait, désolé, avec un rireaffreux :

– Ah ! Les femmes !… lesfemmes !… et celle-ci, qu’est-ce que je lui ai fait ?

– Qu’est-ce que tu m’as fait,misérable ? Où sont Belachof ? Bartowsky ? EtStrassof ? Et Pierre Slütch ? Tous les camarades quiavaient juré avec moi de venger mon frère ? Où sont-ils ?À quel gibet les as-tu fait pendre ?… au fond de quelles minesles as-tu enfouis ? Mais encore, tu faisais ton métierd’esclave !… mais, mes amis, mes amis à moi, les pauvrescamarades de ma vie d’artiste, les jeunes gens inoffensifs quin’avaient commis d’autre crime que de venir me dire trop souventque j’étais jolie et de croire qu’ils pouvaient converser enliberté dans ma loge !… Où sont-ils ?… Pourquoim’ont-ils, tour à tour, quittée ?… Pourquoi ont-ilsdisparu ?… c’est toi, misérable, qui les guettais !… quiles espionnais… me faisant, sans que je m’en doute, ton horriblecomplice… m’associant à ta besogne. Fils de chienne !… Tu saiscomment on m’appelle ?… Tu le sais depuis longtemps et tu doisbien en rire !… mais, moi, je ne le sais que de ce soir… commeje n’ai appris que ce soir tout ce que je te dois… papier àmouches !… papier à mouches !… moi !…horreur !… Ah ! ta mère, tu entends !… chien, filsde chienne !… ta mère, quand tu es venu au monde… ta mère…(là, elle lui lança l’injure la plus effroyable qu’un Russe peutjeter à la face d’un homme.)

Elle tremblait et sanglotait de rage, crachaitsa fureur, debout, prête à partir, enveloppée de son manteau commed’un grand drapeau rouge. Elle était la statue de la haine et de lavengeance. Elle était horrible et terrible. Elle était belle. À ladernière suprême injure, Gounsovski tressaillit et sursauta, commes’il avait reçu, matériellement, un coup de fouet. Il ne regardaitplus Annouchka, il fixait le prince Galitch. Et sa main ledésigna :

– C’est celui-ci, dit-il d’une voixsifflante, qui t’a appris toutes ces belles choses.

– C’est moi ! fit le princetranquillement.

– Caracho ! glapitGounsovski, qui reconquit instantanément tout son sang-froid.

– Ah ! mais celui-là… tu n’ytoucheras pas ! clama l’ardente fille de la terre noire. Tun’es pas assez fort pour cela.

– Je sais que Monsieur a beaucoup d’amisà la Cour, avança, avec un calme stupéfiant, le chef del’okrana. Je ne veux pas de mal à Monsieur. Vous parlez,Madame, du sacrifice que l’on a dû faire de quelques-uns de vosamis. J’espère qu’un jour vous serez mieux renseignée et que vouscomprendrez que j’en ai sauvé le plus que j’ai pu !

– Partons ! gronda Annouchka. Je luicracherais à la figure…

– Oui, le plus que j’ai pu, repritl’autre avec le geste habituel qui retenait ses lunettes. Et jecontinuerai. Je vous promets de ne pas causer plus de désagrémentau prince qu’à sa petite amie, la bohémienne Katharina, aveclaquelle il s’est montré si généreux tout à l’heure, sans douteparce que Boris Mourazof lui paie trop peu les petites coursesqu’elle fait chaque matin à la villa de KristowskyOstrow !…

À ces mots, le prince et Annouchka changèrentde physionomie. Leur colère tomba. Annouchka détourna la tête commepour arranger le pli de son manteau.

Galitch se contenta de hausser les épaulesavec mépris, en murmurant :

– Encore quelque abomination que vousnous ménagez, Monsieur, mais à laquelle nous saurons répondre.

Après quoi il salua la société, prit le brasd’Annouchka et la fit passer devant lui. La porte, derrière eux,était restée ouverte. Gounsovski saluait, courbé en deux,longuement. Quand il se releva, il vit devant lui les trois figuresahuries et consternées de Thadée Tchichnikof, Ivan Pétrovitch etAthanase Georgevitch.

– Messieurs, leur annonça-t-il, d’unevoix blanche qui semblait ne pas lui appartenir, le moment est venude nous séparer. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous avonssoupé en amis et que, si nous voulons le rester, nous devons tousoublier ce qui s’est dit ici !

Les trois autres, effarés, protestaient déjàde leur discrétion. Il ajouta, avec rudesse cette fois :« Service du Tsar ! » et les trois bégayèrent :« Que Dieu conserve le Tsar ! » Après quoi, il lesmit à la porte. Et, la porte refermée : « Ma petiteAnnouchka, on ne se venge pas sans moi ». Il s’en fut tout desuite vers le canapé où gisait Rouletabille oublié. Il lui donnaune tape sur l’épaule :

– Allons, debout ! ne faites pascelui qui dort ! Pas un instant à perdre. C’est ce soir qu’ilsvont régler son affaire à Trébassof !…

Rouletabille était déjà sur ses jambes.

– Eh ! Monsieur ! fit-il, je nevous attendais point pour m’apprendre cela !… Merci tout demême et bonsoir !…

Il fila. Gounsovski sonna. Unschelavieck se présenta.

– Dites que l’on peut ouvrir tous lescabinets des corridors, je ne les retiens plus ! (Ainsi furentdélivrés les amis de Gounsovski, qui veillaient près de là sur sasécurité.) Resté seul, le maître de l’okrana s’épongea lefront et se versa un grand verre d’eau glacée qu’il vida d’untrait. Après quoi, il dit :

– Koupriane aura de l’ouvrage ce soir, jelui souhaite bonne chance. Quant à eux, quoi qu’il arrive, je m’enlave les mains.

Et il se les frotta.

X – Drame dans la nuit

À la porte de Krestowsky, Rouletabille, quicherchait un isvotchik, sauta dans une calèche danslaquelle venait de monter la belle Onoto. La danseuse le reçut surses genoux.

– À Elaguine, à fond de train, cria, pourtoute explication, le reporter.

– Scari !scari ! (Vite ! vite !) répéta Onoto.

Elle était accompagnée d’un vague personnage,auquel ni l’un ni l’autre ne prêtait la moindre attention.

– Quelle soirée ! Que sepasse-t-il ? Vous ne dormez donc plus ? interrogea labelle actrice…

Mais Rouletabille, debout derrière l’énormecocher, pressait les chevaux, dirigeait la course de l’équipage quis’enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse. Au coin d’unpont, il ordonna d’arrêter.

Les chevaux stoppèrent, fumants, hennissants,cabrés. Il remercia, sauta dans les ténèbres, disparut.

– Quel pays ! quel pays !Caramba !… fit l’artiste espagnole.

L’équipage attendit quelques minutes, puisretourna vers Pétersbourg.

Rouletabille était descendu le long de laberge et, lentement, prenant des précautions infinies pour ne pasdévoiler sa présence par le moindre bruit, il s’avança du côté dela plus grande largeur du fleuve.

Bientôt, sur le noir de la nuit, la masse plusnoire de la villa Trébassof apparut comme une énorme tache.

Il s’arrêta. Il s’était glissé jusque-là commeune couleuvre, parmi les roseaux, les herbes, les fougères. Ilétait sur les derrières de la villa, près de la rive, non loin dupetit sentier où il avait découvert le passage de l’assassin, grâceaux fils de la Vierge brisés. Dans le moment, la lune se montra etles bouleaux du chemin qui, tout à l’heure, étaient de grandsbâtons noirs, devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairercette inquiétante solitude.

Le reporter voulut profiter immédiatement decette clarté soudaine pour savoir si l’on avait tenu compte de sesavertissements et si les abords de la villa, de ce côté, étaientgardés. Il ramassa un petit caillou et le lança, assez loin de lui,sur le sentier. À ce bruit insolite, trois ou quatre ombres detêtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune, maisredisparurent aussitôt, mêlées à nouveau aux grandes herbestouffues.

Il était renseigné.

L’oreille très fine du reporter perçut unglissement qui venait à lui, un léger craquement de branches, puis,tout à coup, une ombre s’allongea à son côté et il sentit le froidd’un canon de revolver sur la tempe. Il dit :« Koupriane ! » et, aussitôt, une main prit lasienne, la lui serra. La nuit était redevenue opaque. Ilmurmura :

– Comment êtes-vous là, enpersonne ?

Le Maître de police répondit à sonoreille :

– On m’a fait savoir qu’il y auraitquelque chose cette nuit. Natacha est allée à Krestowsky et aéchangé quelques paroles avec Annouchka. Le prince Galitch seraitdans l’affaire, et c’est une Affaire d’état.

– Natacha est rentrée ? demandaRouletabille.

– Oui, il y a longtemps ! Elle doitêtre couchée. Dans tous les cas, elle fait celle qui est couchée.La lumière de sa chambre, à la fenêtre du jardin, est éteinte.

– Avez-vous prévenu MatrenaPétrovna ?

– Oui, je lui ai fait savoir qu’il luifallait se tenir, cette nuit, sur ses gardes.

– Vous avez eu tort ; moi, je ne luiaurais rien dit ; elle va prendre des précautions telles queles autres seront renseignés tout de suite.

– Je lui ai fait savoir qu’il fallaitqu’elle ne descendît point de toute la nuit au rez-de-chaussée etqu’elle ne devait pas quitter la chambre du Général.

– C’est parfait, si elle vous obéit.

– Vous voyez que j’ai profité de tous vosrenseignements. J’ai suivi toutes vos instructions… le chemin de ladatcha de Kristowsky est un peu surveillé !

– Peut-être trop. Comment allez-vousopérer ?

– Nous le laisserons pénétrer… Je ne saispas à quel personnage j’ai affaire… Je veux agir à coup sûr… leprendre sur le fait… pas d’histoires après, fiez-vous-en à moi.

– Adieu !…

– Où allez-vous ?

– Me coucher !… j’ai payé ma dette àmon hôte… j’ai le droit d’aller me reposer. Bonne chance !

Mais Koupriane lui avait saisi lamain :

– Écoutez !

En effet, avec un peu d’attention, ondistinguait un léger clapotis de l’eau. Si une barque glissait, àcette heure, à cet endroit de la Néva, et qu’elle voulût restercachée, elle avait bien choisi son moment. Un nuage énorme couvraitla lune ; le vent était faible. La barque aurait le tempsd’aller d’une rive à l’autre sans se trouver à découvert.

Rouletabille n’attendit pas davantage. Àquatre pattes, il courait comme une bête, rapide et silencieux, etse relevait derrière le mur de la villa dont il faisait le tour,arrivait à la grille, se heurtait aux dvornicks, demandaitErmolaï, qui lui ouvrit aussitôt la grille.

– Barinia ?prononçait-il.

Ermolaï lui montrait du doigt le premierétage.

– Caracho !

Rouletabille avait déjà traversé le jardin, sehissait, à la force des poignets, à la fenêtre donnant sur lachambre de Natacha, et écoutait. Il entendit parfaitement Natachaqui marchait, se déplaçait, dans sa chambre obscure. Il retombalégèrement sur ses pieds, gravit le perron de la véranda et enouvrit la porte, puis la referma sur lui, avec une telle habileté,qu’ermolaï qui le regardait faire du dehors, à deux pas de là, neput entendre le moindre grincement sur les gonds. À l’intérieur dela villa, Rouletabille s’avança à tâtons. Il trouva la porte dugrand salon ouverte. La porte du petit salon, non plus, n’avait pasété fermée ou avait été réouverte.

Il revint sur ses pas, tâta dans l’ombre unfauteuil, s’y assit, attendant les événements qui ne devaient plustarder, prêt à tout, la main sur son revolver, dans sa poche. Enhaut, il entendait distinctement glisser, de temps à autre, les pasde Matrena Pétrovna. Et ceci devait évidemment donner de lasécurité à ceux qui avaient besoin quelquefois, la nuit, que lerez-de-chaussée fût libre. Rouletabille imagina que les portes despièces du rez-de-chaussée avaient été laissées ouvertes pour qu’ilfût plus facile à ceux qui se trouvaient en bas d’entendre ce quise passait en haut. Et peut-être n’avait-il pas tort.

Soudain, il y eut une barre verticale delumière pâle à la fenêtre qui donnait du petit salon sur la Néva.Il en déduisit deux choses : d’abord que la fenêtre était déjàlégèrement ouverte, ensuite que la lune venait de se dévoiler ànouveau.

La barre de lumière s’éteignit presque tout desuite, mais les yeux de Rouletabille, maintenant habitués àl’obscurité, distinguaient encore la ligne d’ouverture de lafenêtre… là, l’ombre était moins opaque. Et il sentit tout à coupson sang lui battre les tempes à gros coups sourds, car la ligned’ouverture de la fenêtre s’élargissait… s’élargissait… et l’ombred’un homme se dressa debout sur le balcon. Rouletabille sortit sonrevolver.

L’homme se dressa immédiatement derrière l’undes volets entr’ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre.Placé comme il était là, maintenant, on ne le voyait plus. Sonombre se confondait avec l’ombre du volet. Au bruit du carreau, laporte de Natacha fut ouverte avec précaution. Et Natacha pénétradans le petit salon. Marchant sur la pointe des pieds, elle allavivement à la fenêtre, qu’elle ouvrit, et l’homme entra. Le peu delumière qui commençait alors de se répandre sur les choseséclairait suffisamment Natacha pour que Rouletabille pût voirqu’elle avait encore la toilette de ville qu’il avait remarquée, lesoir même, à Krestowsky. Quant à l’homme, c’est en vain que l’oneût voulu le reconnaître : ce n’était qu’une masse sombreenveloppée d’un manteau. Il s’inclina pour embrasser la main deNatacha. Celle-ci prononça ce seul mot :« scari ! » (vite.) Mais elle n’avait pasplus tôt dit cela que, sous un effort vigoureux, les volets et lesdeux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que desombres silencieuses surgissaient, rapides, sur le balcon, sautaientdans la villa… Natacha poussa un cri déchirant où Rouletabille crutentendre encore plus de désespoir que de terreur… et les ombres seruèrent sur l’homme ; mais celui-ci, à la première alerte,s’était jeté sur le tapis, et leur avait glissé entre lesjambes ; et maintenant il était revenu au balcon, qu’ilenjambait pendant que les autres se retournaient vers lui. Dumoins, ce fut ainsi que Rouletabille crut voir se dérouler la luttemystérieuse dans la demi-ténèbre, au milieu du plus impressionnantsilence, après le cri effrayant de Natacha. L’affaire avait duréquelques secondes et l’homme était encore suspendu au-dessus duvide quand, du fond de la salle, un nouveau personnagesurgit : c’était Matrena Pétrovna.

Prévenue par Koupriane que quelque choseallait se passer cette nuit-là, et prévoyant que cette chose sepasserait au rez-de-chaussée puisqu’on lui en défendait l’approche,elle n’avait rien trouvé de mieux que de faire monter, en secret,sa Gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut,toute la nuit, pour faire croire à sa propre présence auprès duGénéral, tandis qu’elle resterait cachée en bas, dans la salle àmanger.

Matrena Pétrovna s’était donc ruée sur lebalcon, criant, en russe : « Tirez !tirez ! » et c’est ce qui arriva dans le moment quel’homme hésitait à sauter, quitte à se rompre le cou ou àredescendre par le chemin moins rapide de la gouttière. Un agenttira, le manqua, et l’homme, après avoir tiré à son tour et faitbasculer l’agent, disparut. Il faisait encore trop petit jour pourque l’on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où leclaquement sec des Brownings se faisait seul entendre. Etil n’y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver quin’étaient pas accompagnés de cris, au fond de la petite buée dumatin. L’homme, avant de disparaître, n’avait eu que le temps dejeter bas, d’un coup de pied, l’une des deux échelles qui avaientservi à l’escalade des agresseurs ; et ceux-ci, même l’agentblessé, étaient redescendus en grappe au long de celle qui leurrestait, glissant, tombant, se relevant, courant derrière l’ombrequi fuyait toujours en déchargeant son Browning àrépétition ; et d’autres ombres, accourues de la rive,s’agitaient dans le brouillard. Et tout à coup on entendit la voixde Koupriane qui donnait des ordres, excitait ses agents à lacurée, ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant. Au balcon,Matrena Pétrovna se mit à crier aussi, comme une sauvage.Rouletabille, à ses côtés, voulait en vain la faire taire. Elleétait délirante, à la pensée que l’autre pouvait échapper encore.Elle tira un coup de revolver, elle aussi, dans le tas… ne sachantpas qui elle pouvait atteindre… Rouletabille lui arracha son armeet, comme elle se retournait sur lui avec des injures, elle aperçutNatacha qui, penchée à tomber, sur le balcon, les lèvrestremblantes d’un murmure insensé, suivait, autant qu’elle lepouvait, les phases de la lutte, essayait de comprendre ce qui sepassait là-bas, sous les arbres, près de la Néva où le tumulte dela course s’éteignait. Matrena Pétrovna la releva à la poignée.Oui, elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon comme unpaquet. Alors, comme elle allait peut-être étrangler sabelle-fille, Matrena Pétrovna s’aperçut que le Général étaitlà !… il apparaissait dans le premier petit jour comme unspectre. Par quel miracle Féodor Féodorovitch avait-il pu descendrejusque-là ? Comment s’y était-il traîné ? On le sentaittrembler de colère ou de douleur sous l’ample capote de soldat quiflottait sur lui. Il demanda d’une voix rauque : « Qu’ya-t-il ? » Matrena Pétrovna se jeta à ses pieds, fit lesigne orthodoxe de la croix, comme si elle voulait mettre Dieu dansson témoignage et, désignant Natacha, elle la dénonça à son maricomme elle l’eût désignée à un juge :

– Il y a, Féodor Féodorovitch, qu’on avoulu, une fois de plus, t’assassiner !… et que celle qui aouvert, cette nuit, la datcha à ton assassin, est tafille ! » Le Général se retint, de ses deux mains, au murcontre lequel il glissait, et, regardant Matrena et Natacha qui,toutes deux, maintenant, se traînaient par terre, en suppliantes,il dit à Matrena :

– C’est toi qui m’assassines !

– C’est moi ! Par le Dieu vivant,gémit désespérément Matrena Pétrovna… Si j’avais pu te cacher cela,Jésus aurait été bon !… mais je ne parlerai plus, pour nepoint te crucifier… Féodor Féodorovitch !… Questionne tafille… et si ce que j’ai dit n’est pas vrai… tue-moi !…tue-moi comme une bête malfaisante et maudite… Je te diraimerci ! merci !… Et je mourrai bien heureuse si ce quej’ai dit n’est pas vrai !… Ah ! Je voudrais êtremorte ! Tue-moi !

Féodor Féodorovitch la repoussait de son bâtoncomme une pourriture écartée du chemin. Sans rien ajouter,farouche, terrible, elle se redressa sur ses genoux et chercha deses yeux hagards, de son regard de folle, l’arme que Rouletabillelui avait arrachée.

Si elle l’avait eue encore entre les mains,elle n’aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu’elleavait eu le malheur de s’attirer le mépris de Féodor ! Et ilsemblait à Rouletabille, épouvanté, qu’il assistait à l’une de ceshorribles scènes de famille à l’issue desquelles, au temps du grandPierre, le père ou l’époux réclamait l’intervention dubourreau.

Le Général ne daigna même point considérerplus longtemps le délire de Matrena. Il dit à sa fille, quisanglotait éperdument sur le parquet : « Relève-toi,Natacha Féodorovna. » et la fille de Féodor comprit que sonpère ne pourrait jamais croire à sa culpabilité. Elle se glissajusqu’à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse.

À ce moment, la porte de la véranda résonnasous des coups répétés. Matrena, bête de garde, prête à mourir dumépris de Féodor, mais à son poste, courut à ce qu’elle pouvaitcroire être un nouveau danger.

Mais elle reconnut la voix de Koupriane quipriait qu’on lui ouvrît. Elle l’introduisit elle-même :

– Eh bien, implora-t-elle.

– Eh bien ! il est mort !

Un cri lui répondit. Natacha avaitentendu.

– Et qui ?… qui ?… qui ?…questionnait, haletante, Matrena.

Koupriane s’avança jusque devant Féodor et luiétreignit les mains :

– Général, lui dit-il, il y avait unhomme qui avait juré votre perte et qui s’était fait l’instrumentde vos ennemis. Cet homme, nous venons de le tuer !

– Est-ce que je le connais ? demandaFéodor.

– C’était un de vos amis, vous letraitiez comme un fils.

– Son nom ?

– Demandez-le à votre fille,Général !

Féodor se retourna vers Natacha, qui brûlaitde son regard Koupriane, tâchant à deviner ce qu’il apportait aveclui, la vérité ou le mensonge.

– Tu connais l’homme qui voulait metuer ? Natacha ?

– Non ! répondit-elle à son père,avec un véritable accent de fureur… Non ! Cet homme-là, je nele connais pas !…

– Mademoiselle, dit Koupriane d’une voixferme, terriblement hostile, vous lui avez, vous-même, de vospropres mains, ouvert, cette nuit, cette fenêtre !… ainsi, dureste, que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois ! Alorsque chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne aumonde ne pût pénétrer, de nuit, dans une maison où reposait leGénéral Trébassof, gouverneur de Moscou, condamné à mort par lecomité central révolutionnaire réuni à Presnia, voilà ce que vousfaisiez, vous ; vous introduisiez l’ennemi dans la place.

– Réponds, Natacha, réponds si, oui ounon, tu as introduit dans cette maison quelqu’un la nuit.

– Père, c’est vrai !

Féodor, comme un lion, rugit :

– Son nom ?

– Monsieur vous le dira lui-même, fitNatacha, d’une voix que la terreur maintenant rendait rauque, etelle désignait Koupriane. Pourquoi ne vous dit-il pas lui-même lenom de cet homme. Il le connaît puisqu’il l’a fait tuer !

– Et si cet homme n’était pas mort,reprit Féodor qui, visiblement, se domptait, si cet homme, que tufaisais entrer, la nuit, chez moi, avait réussi à s’échapper commetu sembles l’espérer, nous dirais-tu son nom ?

– Je ne le pourrais pas, père !

– Et si je t’en priais ?

Natacha secoua farouchement la tête.

– Et si je te l’ordonnais ?

– Vous pourriez me tuer, père, mais je neprononcerais pas ce nom-là !

– Malheureuse !

Et il leva son bâton sur elle. Ainsi Ivan LeTerrible avait tué son fils d’un coup d’épieu. Mais Natacha, aulieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait, s’étaitretournée vers Koupriane et lui jetait avec l’accent dutriomphe :

– Il n’est pas mort !… si tu avaisréussi à le prendre, mort ou vivant, tu aurais déjà dit sonnom.

Koupriane fit deux pas vers elle, lui mit lamain à l’épaule et dit :

– Michel Nikolaïevitch !

– Michel Korsakof ! s’écria leGénéral.

Matrena Pétrovna, comme soulevée par cetterévélation, se redressa pour répéter :

– Michel Korsakof !

Le Général, qui ne pouvait en croire sesoreilles, allait protester, quand il aperçut sa fille quidéfaillait et tentait de fuir vers sa chambre. Il l’arrêta d’ungeste terrible :

– Natacha ! tu vas nous dire ce queMichel Korsakof venait faire la nuit, ici !…

– Féodor Féodorovitch, il venaitt’empoisonner !…

C’était Matrena qui parlait maintenant et querien n’aurait pu faire taire, car elle voyait dans la fuite deNatacha le plus sinistre aveu. Comme une furie vengeresse, elleraconta avec des cris, avec des terreurs qu’elle ressentait encorecomme si, encore, s’allongeait devant elle la main armée du poison,la main mystérieuse, au-dessus du chevet du cher malade, du cheraffreux tyran… elle raconta la nuit précédente et toutes sesaffres… et sur ses lèvres, bavardes et glapissantes, cette lugubreévocation prenait un relief saisissant. Enfin, elle dit tout cequ’ils avaient fait, elle et le petit Français, pour ne se pointtrahir devant l’autre, pour prendre enfin au piège celui qui,depuis tant de jours et tant de nuits, sans qu’on pût lesurprendre, tournait autour de la mort de Féodor Féodorovitch. Enterminant, elle montra Rouletabille à Féodor et cria :« Voilà celui qui t’a sauvé ! » Natacha, enentendant ce tragique récit, se retint à plusieurs reprises pour nepoint l’interrompre…

Et Rouletabille, qui la regardait, voyaitqu’elle faisait, pour arriver à cela, des efforts surhumains.

Toute l’horreur de ce qui semblait être, pourelle comme pour Féodor, une révélation du crime de Michel nel’abattit point, mais parut, au contraire, lui rendre ses forces,toute la vie qui, quelques secondes plus tôt, la fuyait. Matrenaeut à peine achevé son cri : « Voilà celui qui t’asauvé ! » qu’elle s’écriait, à son tour, en face dureporter sur lequel elle jetait d’effroyables regards dehaine : « Voilà celui qui a fait tuer uninnocent ! »… et, tournée vers son père :

– Ah ! Papa !… laisse-moi,laisse-moi dire que Michel Nikolaïevitch qui est venu ce soir ici,je l’avoue, et que j’ai introduit cette nuit ici, c’estvrai !… que Michel Nikolaïevitch n’est pas venu icihier !… et que l’homme qui a voulu t’empoisonner, c’était unautre ! »

À ces mots, Rouletabille pâlit, mais il ne selaissa pas démonter. Il répondit simplement :

– Non, mademoiselle, c’était le même.

Et Koupriane crut devoir ajouter :

– Nous avons, du reste, trouvé la preuvedes relations de Michel Nikolaïevitch avec lesrévolutionnaires.

– Où cela ? questionna la jeunefille, en tendant vers le maître de la police un visage atrocementangoissé.

– À la villa de Kristowsky,Mademoiselle.

Elle le regarda longuement comme si elle eûtvoulu aller jusqu’au fond de sa pensée :

– Quelles preuves ?implora-t-elle.

– Une correspondance que nous avons misesous scellés.

– Était-elle bien adressée à lui ?Quelle sorte de correspondance ?

– Si cela vous intéresse, nous ladépouillerons devant vous.

– Mon Dieu ! mon Dieu !gémit-elle. Où l’avez-vous trouvée, cette correspondance ?dites-moi bien où ? où ?

– Je vous dis : à la villa, dans sachambre. Nous avons fait sauter le tiroir de son bureau.

Elle sembla respirer, mais son père lui pritbrutalement le bras !

– Allons, Natacha, tu vas nous dire ceque venait faire ici cet homme, la nuit !

– Dans sa chambre ! s’écria MatrenaPétrovna.

Natacha se retourna vers Matrena :

– Que croyez-vous donc, vous,dites-le ?… dites-le donc !…

– Et moi, que dois-je croire ?Gronda Féodor. Tu ne me l’as pas encore dit ! Tu ignorais quecet homme avait des relations avec mes ennemis ! Tu as étépeut-être innocente de cela ! Je veux le penser ! Je leveux ! Au nom du ciel, je le veux ! Mais pourquoi lerecevais-tu ? Pourquoi ?… Pourquoi l’introduisais-tu ici,comme un voleur, ou comme…

– Ah ! Papa ! tu sais quej’aime Boris ! Que je l’aime de tout mon cœur ! Et que jene serai jamais à un autre qu’à lui !

– Alors !… alors !… alors,parleras-tu ?

La jeune fille eut une véritablecrise :

– Ah ! Père ! Père ! ne mequestionne pas !… Toi, toi surtout, ne me questionnepas ! Je ne puis rien te dire ! rien te dire ! Sinonque je suis sûre, tu entends, sûre, que Michel Nikolaïevitch n’estpas venu la nuit dernière ici !

– Il y est venu, affirma encore la voixlégèrement troublée de Rouletabille.

– Il y est venu avec le poison. Il y estvenu pour empoisonner ton père, Natacha ! gémit MatrenaPétrovna, qui se tordait les mains avec des gestes de naïve etsincère tragédie.

– Et moi, répéta, ardente, la fille deFéodor, avec un accent de conviction qui fit frémir tous ceux quiétaient là, et en particulier Rouletabille… et moi, je vous dis quece n’est pas lui ! que ce n’est pas lui ! Que ce ne peutpas être lui !… Je vous jure que c’est un autre… unautre !

– Mais, alors, cet autre, c’est vouségalement qui l’avez introduit ? fit Koupriane…

– Eh bien, oui ! C’est moi !c’est moi !… c’est moi qui avais laissé la fenêtre et le voletentr’ouverts… oui ! C’est moi qui ai fait cela !… mais jen’attendais pas l’autre !… l’autre qui est venu pourassassiner… quant à Michel Nikolaïevitch, je vous jure, mon père,sur tout ce qu’il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, qu’ilne pouvait pas commettre le crime que vous dites !… Etmaintenant, tuez-moi, car je ne puis vous en diredavantage !

– Le poison, reprit froidement Koupriane,le poison que l’on a versé dans la potion du Général est cetarséniate de soude qui se trouvait sur le raisin apporté par leMaréchal de la Cour. Ce raisin avait été remis par le Maréchal, quiavait recommandé de le laver, à Michel Nikolaïevitch et à BorisAlexandrovitch. Ce raisin a disparu. Si Michel est innocent,accusez-vous Boris ?

Natacha, qui semblait tout à coup perdre laforce de se défendre, gémit, exténuée, mourante, râlante :

– Non ! non ! N’accusez pasBoris ! Il ne manquerait plus que ça !… n’accusez pasMichel… n’accusez personne puisque vous ne savez pas !…puisqu’on ne sait pas !… mais ces deux-là sont innocents…croyez-moi ! croyez-moi !… Ah ! comment vousdire ! comment vous dire ! Je ne puis rien vousdire !… Et vous avez tué Michel !… Ah ! qu’est-ceque vous avez fait ?… qu’est-ce que vous avez fait ?…

– Nous avons supprimé un homme, fit lavoix glacée de Koupriane, qui n’était que l’exécuteur des bassesœuvres du nihilisme !

Elle parvint à se redresser avec une énergienouvelle dont, arrivée à ce degré de désespoir, on l’eût crueincapable… elle leva les poings sur Koupriane :

– Ça n’est pas vrai !… ça n’est pasvrai !… des mensonges ! Des infamies !… des horreursde la police !… des papiers fabriqués… pour le perdre. Il n’yavait rien de tout ce que vous dites chez lui !… ça n’est paspossible !… ça n’est pas vrai !…

– Où sont-ils, ces papiers ? demandala voix brève de Féodor. Apportez-les-moi tout de suite, Koupriane,je veux les voir…

Koupriane se troubla légèrement, mais cemouvement ne passa pas inaperçu de Natacha qui s’écria :

– Oui ! oui ! Qu’il les donnedonc ! Qu’il les apporte, s’il les a !… mais il ne les apas !… clama-t-elle, avec une joie sauvage… il n’a rien !Tu vois bien, papa, qu’il n’a rien. Sans cela, il me les auraitdéjà jetés à la figure… Il n’a rien. Je te dis qu’il n’a rien…Ah ! il n’a rien ! il n’a rien !

Et elle s’affala sur le plancher, pleurant,sanglotant « il n’a rien, il n’a rien ! » On eût ditqu’elle pleurait de joie…

– C’est vrai ? demanda FéodorFéodorovitch, de son air le plus sombre. C’est vrai, Koupriane, quevous n’avez rien ?

– C’est vrai, mon Général, nous n’avonsrien trouvé… on avait déjà tout enlevé.

Mais Natacha poussait un véritable hurlementd’allégresse…

– Il n’a rien trouvé !… et ill’accuse d’avoir partie liée avec les révolutionnaires…Pourquoi ? pourquoi ?… Parce que je le recevais,moi ?… mais moi, suis-je une révolutionnaire ?dites ?… ai-je juré de tuer papa ?… moi ?…moi ?… Ah ! Il ne sait plus quoi dire !… Tu voisbien, papa, qu’il se tait… Il a menti !… il amenti !…

– Pourquoi, Koupriane, nous avez-voustrompés ?

– Oh ! nous soupçonnions Micheldepuis quelque temps… et vraiment, après ce qui vient de se passer,nous ne pouvons plus avoir aucun doute !…

– Oui, mais vous affirmiez avoir despapiers et vous n’en avez pas. Ce sont là des procédés abominables,Koupriane, répliqua d’un ton de plus en plus sombre Féodor… desexpédients que je vous ai entendu, maintes fois, condamner.

– Général ! nous sommes sûrs, vousentendez, nous sommes absolument sûrs que l’homme qui a voulu vousempoisonner hier et l’homme d’aujourd’hui, celui qui est mort, nefont qu’un !

– Et à cause de quoi donc êtes-vous sisûr de cela ? Il faudrait nous le dire !… insista leGénéral qui tremblait de détresse et d’impatience.

– Oui ! qu’il le dise donc, àquoi ?

– Demandez-le à Monsieur ! fitKoupriane.

Ils se tournèrent vers Rouletabille.

Le reporter répliqua, en affectant unsang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement enréalité :

– Je puis affirmer devant vous, comme jel’ai déjà fait devant Monsieur le préfet de police, qu’une seule etmême personne a laissé les traces de ses différentes escalades surce mur et sur ce balcon.

– Insensé ! interrompit Natacha avecune fougue haineuse contre le jeune homme. Et cela voussuffit ?

Le Général saisit brutalement le poignet dureporter :

– Écoutez-moi, Monsieur !… un hommeest venu ici, cette nuit… ceci ne regarde que moi… et n’a le droitd’étonner que moi… et de ceci je fais mon affaire… une affaireentre ma fille et moi… mais vous, vous venez nous dire que vousêtes sûr que cet homme est un assassin… alors, voyez-vous, c’estautre chose !… cela, il faudrait les preuves, et les preuvestout de suite… vous parlez de traces, eh bien, nous allons lesexaminer ensemble, ces traces !… et je souhaite pour vous,Monsieur, que je sorte de cela aussi convaincu que vous l’êtes…

Rouletabille dégagea doucement son poignet etrépondit avec un calme parfait :

– Maintenant, Monsieur, je ne puis plusrien vous prouver.

– Pourquoi ?

– Parce que l’escalade des agents a passépar-dessus ma preuve, Monsieur !

– Et, en vérité, il ne nous reste quevotre parole ! Que votre foi en vous-même !… Et si vousvous étiez trompé ?

– Il ne l’avouera jamais, papa, s’écriaNatacha… ah ! C’est lui qui mériterait, à cette heure, le sortde Michel Nicolaïevitch !… n’est-ce pas ! N’est-ce pasque vous le savez ! Et que ce sera votre éternelremords !… n’est-ce pas qu’il y a quelque chose qui vousempêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé !… c’estque vous avez fait tuer un innocent !… Enfin ! vous lesavez bien ! Vous savez bien que je n’aurais pas introduit iciMichel Nikolaïevitch si j’avais su qu’il était capable de vouloirempoisonner mon père !

– Ça, Mademoiselle, répliquaRouletabille, en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudrede Natacha, ça, j’en suis sûr !

Et il mit un tel ton à dire cela que Natachacontinua de le fixer dans une angoisse incompréhensible.Ah !

Le croisement de ces deux regards ! Lascène muette entre ces deux jeunes gens dont l’un voulait se fairecomprendre et dont l’autre semblait redouter par-dessus toutd’avoir été comprise ! Natacha murmura :

– Comme il me regarde !…Voyez !… c’est le démon… Oui, oui, le domovoï … levrai domovoï … Mais prenez garde, malheureux, vous nesavez pas ce que vous avez fait !

Elle se tourna brusquement du côté deKoupriane :

– Où est le corps de MichelNikolaïevitch ? dit-elle. Je veux le voir. Il faut que je levoie.

Féodor Féodorovitch s’était laissé tomber,comme assommé, sur un fauteuil. Matrena Pétrovna n’osait serapprocher de lui. Le géant paraissait frappé à mort, abattu àjamais. Ce que n’avaient pu faire ni les bombes, ni les balles, nile poison, l’idée seule de la coopération de sa fille dans l’œuvred’horreur qui se tramait autour de lui, ou plutôt l’impossibilitéoù il était de comprendre l’attitude de Natacha, sa mystérieuseconduite, le chaos de ses explications, ses cris insensés, sesprotestations d’innocence, ses accusations, ses menaces, sesprières et tout son désordre, enfin, devant le fait certain, avouéde son entremise nocturne dans cette tragique aventure où MichelNikolaïevitch avait trouvé la mort, l’avaient brisé, lui, FéodorFéodorovitch comme un fétu. Un instant, il s’était raccroché àquelque vague espoir en constatant que Koupriane était moins assuréqu’il ne l’avait prétendu tout d’abord contre son officierd’ordonnance. Mais quoi ! Ceci n’était qu’un détail sansimportance à ses yeux. Ce qui importait seul, c’était lasignification de l’acte de Natacha ; et la malheureuse neparaissait même point se préoccuper de ce que lui, Féodor, pouvaiten penser. Pas une parole vraie pour le rassurer. Elle était là àse débattre entre Koupriane, Rouletabille et Matrena Pétrovna,défendant son Michel Nikolaïevitch pendant que lui, le père, aprèsavoir failli la broyer tout à l’heure, était là, dans un coin, àagoniser.

Koupriane s’avança vers le malheureux et luidit :

– Écoutez-moi bien, Féodor Féodorovitch.Celui qui vous parle est le grand Maître de police par la volontédu Tsar, et votre ami par la grâce de Dieu. Si vous ne demandez pasdevant nous, qui sommes au courant de tout et qui saurons garder lesecret nécessaire, si vous ne demandez pas à votre fille la raisonde sa conduite avec Michel Nikolaïevitch, et si elle ne nous répondpas, en toute sincérité, je n’ai plus rien à faire ici ! On adéjà chassé mes hommes de cette maison, comme indignes de garder leplus loyal sujet de Sa Majesté : je n’ai point protesté ;mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l’ennemile plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n’est pointvotre fille.

Ces paroles, qui résumaient nettementl’horrible situation, furent comme un soulagement pour Féodor.

Oui, il fallait savoir. Koupriane avaitraison. Il fallait qu’elle parlât. Et il somma sa fille des’expliquer, de tout dire ! De tout dire !

Natacha fixa encore Koupriane de son regard de« haine à mort », puis se détourna de lui et répéta d’unevoix ferme :

– Je n’ai rien à dire !

– La complice de vos assassins, lavoici ! gronda alors Koupriane, le bras tendu.

Natacha poussa un cri de bête blessée et seroula aux pieds de son père. Elle l’entoura de ses bras suppliants.Elle le pressa sur sa poitrine. Elle sanglota sur son cœur. Etl’autre, ne comprenant toujours pas, la laissait faire, lointain,hostile, sombre. Alors, elle gémit, éperdue, et pleura avec éclat,et l’emphase dramatique dont elle enveloppa Féodor sonnait commedes cris d’autrefois quand, au fond de l’appartement des femmes, lepère tout-puissant s’apprêtait à châtier la coupable.

– Mon père ! Père chéri !Regarde-moi !… regarde-moi !… Aie pitié de moi ! Etne demande pas que s’ouvre ma bouche qui doit rester close àjamais… et crois-moi. Ne crois pas ces hommes ! Ne crois pasMatrena Pétrovna ! Est-ce que tu ne sens pas mon cœur contreton cœur, mes larmes sur tes joues ! Est-ce que je ne suis pasta fille ?… ta fille très pure ! Ta NatachaFéodorovna !… Je ne puis pas t’expliquer, non !non ! Sur la Vierge, mère de Jésus, je ne puis past’expliquer !… Sur les saintes icônes… je ne puis pas… Sur mamère que je n’ai pas connue, et que tu as remplacée, ô mon père… neme demande rien !… ne me demande plus rien !… maisserre-moi dans tes bras comme lorsque j’étais toute petite…Embrasse-moi, père chéri !… Aime-moi… je n’ai jamais autant eubesoin d’être aimée ! Aime-moi !… Je suismalheureuse ! Une malheureuse qui ne peut même pas se tuersous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour !…Papa ! Papa !… à quoi te serviraient tes bras dans lesjours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur toncœur !… Papa ! Papa !…

Elle roulait sa tête sur les genoux de Féodor.Ses cheveux s’étaient dénoués et pendaient derrière elle dans undésordre noir, magnifique…

– Regarde dans mes yeux !… regardedans mes yeux !… Vois comme ils t’aiment,batouchka !… batouchka !… monbatouchka chéri !

Maintenant Féodor pleurait. Ses lourdes larmesvenaient se mêler aux pleurs de Natacha. Il lui releva la tête etlui demanda simplement, d’une voix brisée :

– Tu ne peux rien me diremaintenant ? Mais quand me diras-tu ?

Natacha leva les yeux vers lui, puis sonregard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrentéchapper ce mot dans un souffle :

– Jamais !

Matrena Pétrovna, Koupriane et le reporterfrémirent dans l’attente auguste et terrible de ce qui allait sepasser. Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains.Il considérait longuement ces yeux qui s’étaient levés vers leciel, cette bouche qui venait de prononcer ce« Jamais !… » puis, lentement, ses rudes lèvresvinrent se poser sur les lèvres pâles de la jeune fille. Et il latint étroitement embrassée. Elle releva la tête triomphante,égarée, et le bras tendu vers Matrena Pétrovna :

– Il me croit, lui ! il mecroit ! Et vous m’auriez crue aussi si vous aviez été mamère !…

Ayant dit, elle pencha la tête à la renverseet tomba sur le plancher, inanimée. Féodor était déjà à genoux, lasoignant, la dorlotant, chassant les autres :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-entous !… tous !… toi aussi, Matrena Pétrovna !…va-t’en…

Ils disparurent épouvantés, balayés par songeste sauvage.

Dans la petite datcha de Kristowsky,il y a un cadavre. Des agents le veillent en attendant le retour deleur chef. Frappé à mort, Michel Nikolaïevitch est venu mourir là,et les autres l’ont suivi jusqu’à son dernier soupir. Ils étaientderrière lui quand, râlant, il a pénétré sur les genoux, dans sachambre. La petite Katharina, la bohémienne, était là. Elle penchasa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie. Les autresfouillaient déjà partout, saccageant tout, faisant sauter lesserrures et les tiroirs des meubles, mettant à sac les placards. Etleurs investigations firent tout le tour de la maison, s’enallèrent jusqu’au fond des paillasses éventrées, ne respectèrentpoint le logis de Boris Mourazof, absent cette nuit-là. Ilsfouillent… ils fouillent… et s’ils n’ont rien, absolument rientrouvé chez Michel, ils ont déniché une multitude de paperasseschez Boris : des livres d’Occident, des essais d’économiepolitique, une histoire de la révolution française, des verscapables de le faire pendre. Ils ont tout mis en tas sous scellés.Pendant ce temps, Michel expirait entre les bras de Katharina quilui avait ouvert, sur la poitrine, sa tunique, arraché sa chemisesans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs. Le malheureuxavait reçu, en nageant, car il s’était jeté dans la Néva, une ballederrière la tête. C’était miracle qu’il eût pu se traînerjusque-là. Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cettemaison. Il croyait évidemment pouvoir l’atteindre, après avoiréventé ses limiers. Il ne savait pas que son dernier refuge avaitété dénoncé.

Et maintenant les agents ont terminé leurbesogne, de la cave au grenier. Koupriane, de retour de la villaTrébassof, les rejoint. Il est suivi par Rouletabille.

Le reporter ne peut supporter la vue de cecadavre encore chaud, aux yeux grand ouverts qui semblent leregarder, lui reprocher sa mort. Il se détourne avec dégoût etpeut-être avec effroi. Koupriane a saisi ce mouvement :

– Des regrets ? lui demande leMaître de police.

– Oui ! fait Rouletabille. Il fauttoujours regretter un mort. Et, cependant, celui-là était unbandit, un bandit de droit commun. Mais je regrette sincèrementqu’il soit mort avant qu’il ait été confondu.

– À la solde des nihilistes ? C’esttoujours votre avis ? interrogea Koupriane.

– Oui.

– Vous savez que l’on n’a rien découvertchez lui. On n’a trouvé de papiers intéressants que chez BorisMourazof.

– Ah !

– Que dites-vous de cela ?

– Rien !

Koupriane interroge encore ses hommes. Ceux-cilui répondent : « Non, on n’a rien découvert, rien chezMichel ». Et soudain Rouletabille constate que la conversationdes agents et de leur chef devient plus animée. Koupriane se montreen colère, violent, leur fait des reproches. Les uns se sauvent,vivement, avec des paroles précipitées. Koupriane sort.

Rouletabille le suit. Que se passe-t-il ?Il ne peut l’arrêter, mais, arrivant derrière lui, il le luidemande. Alors, en quelques mots brefs, et en marchant toujoursdevant lui, Koupriane, sans tourner la tête, lui dit qu’il vientd’apprendre que ses agents ont laissé un instant la petitebohémienne, Katharina, seule avec l’officier expirant.

Katharina était la petite femme de ménage deMichel et de Boris. Elle devait connaître les secrets de l’un et del’autre. Il était élémentaire que l’on eût l’œil sur elle ;or, on ne sait ce qu’elle est devenue. Il faut la chercher, laretrouver absolument, car elle a ouvert la tunique de Michel etc’est peut-être là la raison pour laquelle on n’a trouvé aucunpapier sur le moribond, quand les agents l’ont fouillé ! Cetteabsence de papiers, de portefeuille, n’est pas naturelle.

La chasse commence dans le petit jour rose desîles, déjà teinté de sang. Quelques agents crient des indications.On court sous les arbres, car on est presque certain qu’elle a prisle petit sentier conduisant au pont qui joint Kristowsky à KamenyOstrow. Quelques nouveaux renseignements jetés par d’autres agentsqui accourent, qui surgissent à droite et à gauche de la route,confirment cette hypothèse. Et pas une voiture ! On court.Koupriane est un des premiers. Rouletabille ne le quitte pas d’unesemelle. Mais il ne le dépasse pas. Tout à coup des cris, desappels entre agents. On se montre quelque chose là-bas qui glissesur une pente. C’est la petite. Elle file comme le vent. Courseéperdue.

On traverse Kameny Ostrow. «Ah ! unevoiture ! un cheval ! soupire Koupriane qui a laissé sonéquipage à Elaguine. La preuve est là ! C’est la preuve detout qui nous échappe !… »

Le terrain, maintenant, est découvert. Ondistingue très bien Katharina qui est arrivée au pont Elaguine. Lavoilà dans Elaguine Ostrow. Que fait-elle ? Se rend-elle à lavilla Trébassof ? Que veut dire ceci ? Non, elle serejette sur la droite.

Les agents galopent derrière elle ! Elleest encore loin. Elle paraît infatigable. Maintenant elle adisparu, sous les arbres, dans les futaies, toujours sur la droite.Koupriane pousse un cri de joie. Où qu’elle aille, elle est prise.Il donne quelques ordres haletants pour qu’on barre l’île. Elle nepeut plus s’échapper ! Elle ne peut plus s’échapper !Mais où va-t-elle ? Koupriane connaît cette île-là mieux quepersonne. Il prend un plus court chemin pour rejoindre l’autre rivevers laquelle Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombepresque sur la petite qui s’est laissé surprendre, qui jette un criet qui se sauve à nouveau, à toutes jambes.

– Arrête, ou je tire ! crieKoupriane en russe.

Et il sort son revolver. Mais une main le luia arraché.

– Pas ça ! fait Rouletabille, quijette l’arme loin de lui. Koupriane, jurant, reprend sa course. Lafureur décuple ses forces, son agilité ; il va atteindreKatharina à bout de souffle ; mais Rouletabille s’est jetédans ses jambes et tous deux roulent sur l’herbe. Quand le grandMaître de police se relève, c’est pour voir Katharina gravir, entoute hâte, l’escalier qui conduit à la Barque, le restaurantflottant de la Strielka.

Koupriane, maudissant Rouletabille, maiscroyant enfin tenir facilement sa proie, se dirige à son tour versla barque, à l’intérieur de laquelle la petite vient des’engouffrer. Il met le pied sur la première marche de l’escalier.Sur la dernière, descendant du petit navire de fête, une silhouettese dresse : c’est celle du prince Galitch.

Koupriane en reçoit comme un coup qui l’arrêtenet dans son ascension. Galitch a un air rayonnant auquel le Maîtrede police ne saurait se tromper.

Évidemment Koupriane arrive en retard. Il en ale sentiment profond, la certitude. Et cette présence du prince surla barque lui explique, d’une façon définitive, le pourquoi de lacourse de Katharina.

Si la bohémienne a chipé les papiers ou leportefeuille du mort, c’est maintenant le prince qui a le tout danssa poche.

Koupriane, en voyant le prince passer devantlui, frémit. Le prince le salue et s’amuse, avec quelque ironie, desa mine interloquée :

– Eh bien ? lui dit-il, comment vousportez-vous, mon cher Monsieur Koupriane. Votre Excellence estlevée de bien bonne heure, me semble-t-il. À moins que ce ne soitmoi qui me couche trop tard.

– Prince, fait Koupriane, mes hommes sontà la poursuite d’une petite bohémienne, une nommée Katharina, bienconnue dans les restaurants où elle chante. Nous l’avons vue monterdans la barque. L’auriez-vous rencontrée par hasard ?

– Ma foi, Monsieur Koupriane, je ne suispoint le concierge de la barque et je n’ai rien remarqué du tout,ni personne. Du reste, je suis d’un naturel un peu rêveur.Pardonnez-moi.

– Prince, il n’est point possible quevous n’ayez point vu Katharina.

– Eh ! Monsieur le Maître de police,si je l’avais vue, je ne vous en dirais rien, puisque vous lapoursuivez. Me prenez-vous pour quelqu’un de vos limiers ? Ondit que vous en avez dans tous les mondes, mais je vous affirme queje n’ai pas encore passé à votre caisse. Il y a erreur, MonsieurKoupriane.

Et le prince resalua. Mais Koupriane l’arrêtaencore :

– Prince, songez que ceci est très grave.Michel Nikolaïevitch, l’officier d’ordonnance du Général Trébassof,est mort, et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre.Toutes les personnes qui auront parlé à Katharina serontsoupçonnées. C’est une Affaire d’état, Monsieur, qui peut menertrès loin. Pouvez-vous me jurer que vous n’avez pas vu Katharina,que vous ne lui avez pas parlé ?

Le prince regarda Koupriane avec un aird’insolence tel que le Maître de police pâlit de rage. Ah !s’il avait pu !… s’il avait pu… mais on ne touchait pas àcelui-là !… Galitch s’éloigna sans ajouter un mot et ordonnaau schwitzar de lui faire avancer sa voiture.

– C’est bien ! fit Koupriane, jeferai mon rapport au Tsar.

Galitch se retourna. Il était aussi pâle queKoupriane.

– En ce cas, Monsieur, fit-il, n’oubliezpas d’y ajouter que je suis le plus humble sujet de SaMajesté !

L’équipage avançait. Le prince monta.Koupriane le regarda s’éloigner, la rage dans le cœur et les poingscrispés. À ce moment, ses hommes le rejoignaient :

– Allez ! cherchez ! leurfit-il brutalement en leur montrant la barque.

Ils se précipitèrent dans l’établissement,pénétrèrent dans les salles intérieures. On entendit des cris deméchante humeur, des protestations.

Certainement, les derniers soupeurs ne semontraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police.Les agents faisaient lever tout le monde, regardaient sous lestables, sous les banquettes, sous les nappes pendantes. Ilsvisitèrent l’office, la cale, tout. Pas de Katharina. Soudain,Koupriane, qui attendait le résultat de la perquisition, appuyé aubastingage en regardant vaguement l’horizon, tressaillit. Là-bas,tout là-bas, de l’autre côté du large fleuve, entre un petit boiset le staraia derevnia, une légère embarcation abordait.Et un petit point noir en sautait, comme une puce. Kouprianereconnut, dans ce petit point noir, Katharina. Elle était sauvée.Maintenant, il ne pouvait l’atteindre. C’était bien inutile de lachercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de Bohêmevivaient en maîtres avec des coutumes, des libertés, des franchisesqui n’avaient jamais été violées. Toute la population bohémienne dela capitale se serait soulevée. Et puis, à quoi bon maintenantKatharina ? C’est le prince Galitch qu’il aurait falluprendre. Un de ses hommes s’approcha de lui :

– Malheur ! fit-il. Nous n’avonspoint trouvé Katharina et cependant elle est venue ici. Elle s’estrencontrée, une seconde, avec le prince Galitch, lui a remisquelque chose, et est descendue dans le canot du bord.

– Parbleu ! fit le Maître de policeen haussant les épaules, j’en étais sûr.

Il était de plus en plus exaspéré. Ildescendit sur la rive et la première personne qu’il vit futRouletabille qui l’attendait, sans impatience, philosophiquementassis sur un banc.

– Je vous cherchais, cria-t-il. Nousl’avons manquée par votre faute ! Si vous ne vous étiez pasjeté dans mes jambes !

– Je l’ai fait exprès ! déclara lereporter.

– Hein ?… Qu’est-ce que vousdites ?… Vous l’avez… vous l’avez fait exprès ?

Koupriane suffoquait.

– Excellence ! fit Rouletabille, enle prenant par le bras, calmez-vous, on nous regarde. Allonsprendre une tasse de thé chez Cubat. Tout doucement, là… en nouspromenant…

– M’expliquerez-vous ?…

– Mon Dieu ! Excellence,rappelez-vous que je vous ai promis, en échange de la vie de votreprisonnier, la vie du Général Trébassof. Eh bien, en me jetant dansvos jambes et en vous empêchant de joindre Katharina, je lui aisauvé la vie, au Général !… c’est bien simple !…

– Vous voulez rire ? Est-ce que vousvous moqueriez de moi ?

Mais le Maître de police vit bien queRouletabille ne riait pas du tout et qu’il ne se moquait depersonne.

– Monsieur, insista-t-il, puisque vousparlez sérieusement, je voudrais bien comprendre…

– C’est inutile ! dit Rouletabille…il est même nécessaire que vous ne compreniez pas…

– Mais enfin…

– Non, non, je ne puis rien vousdire…

– Quand donc me direz-vous quelque chosequi me fera comprendre votre invraisemblable conduite ?

Rouletabille l’arrêta et, solennellement, luidéclara :

– Monsieur Koupriane, rappelez-vous ceque Natacha Féodorovna, en levant ses beaux yeux au ciel, a réponduà son père, qui, lui aussi, voulait comprendre :« Jamais ! »

XI – Le poison continue

À dix heures du matin, Rouletabille seprésenta à la villa Trébassof qui avait retrouvé sa garde d’agentssecrets, garde doublée, car Koupriane était persuadé que lesnihilistes ne tarderaient pas à vouloir venger la mort de Michel.Rouletabille ne fut reçu que par Ermolaï qui ne le laissa pasentrer. L’intendant lui donna en russe des explications que lejeune homme ne comprit pas, ou plutôt Rouletabille comprit trèsbien que, désormais, la porte de la villa, pour lui, étaitconsignée. En effet, il demanda vainement à voir le Général,Matrena Pétrovna et Mlle Natacha.

L’autre ne savait répondre que niet,niet, niet.

Le reporter s’en retourna donc sans avoir vupersonne. Son air était des plus mélancoliques. Il revint dans laville, à pied, longue promenade pendant laquelle il agita lespensées les plus sombres. En passant près du département de lapolice, il résolut de revoir Koupriane, entra et se fit annoncer.Introduit tout de suite auprès du grand maître, il le trouva penchésur un long rapport, qu’il finissait de compulser avec une certaineagitation.

– Voici ce que m’envoie Gounsovski,fit-il de sa voix la plus rude en montrant le rapport.

Gounsovski, « pour me rendreservice », veut bien me faire savoir qu’il n’ignore rien de cequi s’est passé, cette nuit, à la datcha Trébassof. Ilm’avertit que les révolutionnaires ont décidé d’en finir au plustôt avec le Général et que deux d’entre eux ont reçu la mission des’introduire, sous n’importe quel prétexte, dans ladatcha. Le mode d’attentat serait le suivant : ilsporteraient sur eux les bombes, qu’ils feraient exploser, sur euxet avec eux, quand ils se trouveraient aux côtés du Général.Quelles sont les deux victimes désignées de cette horriblevengeance et qui ont accepté de gaieté de cœur cette mort parl’explosion ? Voilà ce que nous ne savons pas. Voilà ce quenous saurions peut-être, si vous ne m’aviez pas empêché de saisirles papiers qui se trouvent maintenant en possession du princeGalitch, termina Koupriane en se tournant avec hostilité du côté deRouletabille.

Celui-ci était devenu très pâle.

– Ne regrettez point ces papiers-là, fitle reporter, c’est moi qui vous le dis. Mais ce que vous m’annoncezne me surprend pas. Ils doivent croire que Natacha les atrahis !

– Ah ! vous voyez donc bien qu’elleest sciemment leur complice !

– Je n’ai pas dit ça et je ne puis lecroire… mais je me comprends, et vous, vous ne pouvez pas mecomprendre. Seulement, sachez bien une chose, c’est que, en cemoment, je suis le seul à pouvoir vous sauver de cette horriblesituation. Pour cela, il faut que je voie Natacha tout de suite.Faites-le-lui savoir ; je ne quitte pas mon hôtel.

Et Rouletabille, après avoir salué Koupriane,s’en alla.

Deux jours se passèrent pendant lesquelsRouletabille ne reçut aucune nouvelle ni de Natacha, ni deKoupriane et tenta en vain de les voir. Il fit un voyage dequelques heures en Finlande, alla jusqu’à Pergalowo, s’isola ducôté de la frontière, sur des chemins et dans un pays que l’ondisait fréquentés des révolutionnaires ; puis revint, trèsinquiet, à son hôtel, après avoir écrit une dernière lettre àNatacha, implorant une entrevue. Les minutes s’écoulaient, trèslentes pour lui, dans le vestibule de l’hôtel dont il semblaitavoir fait sa demeure définitive.

Installé sur une banquette, il semblait fairepartie du personnel de l’hôtel et plus d’un voyageur le prit pourun interprète. D’autres pensèrent à un agent de la police secrètechargé de surveiller la mine des entrants et des sortants.Qu’attendait-il donc ? Qu’Annouchka revînt déjeuner ou dîneren cet endroit qu’elle fréquentait quelquefois ? Et, en mêmetemps, surveillait-il l’habitation d’Annouchka dont lequartir se trouvait juste en face ? En ce cas, ildevait être très à plaindre, car Annouchka n’avait reparu ni chezelle, ni à l’hôtel, ni même à l’établissement Krestowsky qui avaitété obligé de supprimer son numéro de chant. Rouletabille pensaitnaturellement, à ce propos, qu’il devait y avoir là-dessous quelquevengeance de Gounsovski, lequel ne pouvait avoir oublié la façondont il avait été traité. Et le reporter voyait déjà la pauvrechanteuse, malgré toutes ses protections et la reconnaissance de lafamille impériale, prendre le chemin des steppes sibériennes ou descachots de Schlusselbourg.

– Tout de même, quel pays !murmurait-il.

Mais sa pensée quittait vite Annouchka pourrevenir à l’objet de son unique préoccupation. Il n’attendait, ilne voulait qu’une chose, et le plus rapidement possible : voirNatacha. Quand le facteur entrait, le cœur du pauvre Rouletabillebattait bien fort.

C’est que, de la réponse qu’il persistait àattendre, dépendait la partie formidable qu’il était décidé à joueravant de quitter la Russie. Il n’avait encore rien fait jusqu’ici,s’il ne gagnait pas cette partie-là !

Et la lettre n’arrivait pas. Et le facteurs’en allait, et le schwitzar, après avoir examiné toutesles adresses, lui faisait un signe négatif ? Ah ! leschasseurs qui entraient ! Et les commissionnaires ! Commeil les dévisageait ! Mais ils ne venaient jamais pour lui.Enfin, le deuxième jour, à six heures du soir, un homme vêtu d’unpaletot au col de faux astrakan se présenta et remit au conciergeune lettre pour Gaspadine Rouletabille. Le reporter sautadessus. Pendant que l’homme disparaissait, il décacheta et lut.D’abord, une immense déception ; la lettre n’était pas deNatacha. Elle était de Gounsovski. Voici ce qu’il disait :« Mon cher Monsieur Joseph Rouletabille, si cela ne vousdérange point, voulez-vous venir dîner, aujourd’hui, avec moi… jeviens de recevoir des gélinottes dont vous me direz des nouvelles.Je vous attendrai jusqu’à neuf heures. Mme Gounsovski seraenchantée de faire votre connaissance. Croyez-moi votre toutdévoué. Gounsovski. » Rouletabille réfléchit et dit :

– J’irai. Il doit avoir vent de ce qui seprépare, et moi je ne sais pas où est passée Annouchka. J’ai plus àapprendre de lui, que lui de moi. Enfin, comme dit AthanaseGeorgevitch, on peut toujours regretter de ne pas avoir acceptél’honnête invitation du chef de l’okrana.

De six heures à sept heures, il attenditvainement encore la réponse de Natacha. À sept heures, il songea àfaire sa toilette. Or, comme il se levait, un commissionnairesurvint. C’était encore une lettre pour GaspadineRouletabille ; et, cette fois, elle était de la jeune fille,qui lui disait : « Le Général Trébassof et ma belle-mèreseraient très heureux de vous avoir aujourd’hui à dîner. Quant àmoi, Monsieur, vous me pardonnerez la consigne qui vous a fermé,pendant quelques jours, une demeure où vous avez rendu des servicesque je n’oublierai de ma vie. » Ceci se terminait par unevague formule de politesse.

Le reporter, la lettre entre les mains, restapensif. Il avait l’air de se demander : « Est-ce de lachair ou du poisson ? » Cette lettre était-elle unremerciement ou une menace ? Voilà ce qu’il n’aurait su dire.Enfin, il serait bientôt renseigné, car il était tout à fait décidéà accepter cette invitation.

Tout événement qui le rapprochait, dans lemoment, de Natacha était d’un intérêt capital. Une demi-heure plustard il donnait l’adresse de la villa d’Elaguine à unisvotchick ; et bientôt il descendait devant lagrille où Ermolaï semblait l’attendre.

Rouletabille était si bien pris par la penséede l’entretien qu’il allait avoir avec Natacha, qu’il en avaitcomplètement oublié cet excellent M. Gounsovski et soninvitation.

Le reporter trouva tous les agents deKoupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison etse surveillant les uns les autres. Matrena n’avait voulu aucunagent dans la maison. Il montra le mot de Koupriane et passa.

Ermolaï vint à la rencontre de Rouletabille,le visage épanoui. Il semblait tout heureux de le revoir. Il lesalua au plus bas et lui adressa des compliments auxquels lereporter ne comprit goutte et qui eurent presque le don del’agacer. Rouletabille passa outre, pénétra dans le jardin, et là,aperçut tout de suite Matrena Pétrovna, qui se promenait avec sabelle-fille. Elles semblaient au mieux toutes les deux. Toute lapropriété avait un air de tranquillité parfaite, et ses habitantssemblaient avoir complètement oublié la sombre tragédie de l’autrenuit. Matrena et Natacha s’en vinrent, en souriant, au-devant dujeune homme qui demanda des nouvelles du Général. Elles seretournèrent toutes deux et lui montrèrent Féodor Féodorovitch quilui adressait des signes d’amitié du haut du kiosque, où ilsemblait bien qu’on eût déjà transporté tout le service deszakouskis ; on allait sans doute dîner dehors parcette belle nuit blanche.

– Il va très bien, très bien, cher petitdomovoï, disait Matrena. Comme il va être content de vousvoir et de vous remercier ! Et moi donc ! Si vous saviezcomme j’ai souffert de votre absence, moi qui savais combien mafille était injuste envers vous. Cette chère Natacha ! Ellesait ce qu’elle vous doit, allez, maintenant ! Elle ne douteplus de votre parole, ni de votre chère intelligence, petit envoyédu bon Dieu ! Ce Michel Nikolaïevitch était un monstre et il aété puni comme il le méritait. Vous savez qu’on a maintenant lapreuve à la police que c’était un des plus dangereux agents ducomité central. Lui, un officier ! À qui se fier, maintenant,à qui se fier ?

– Et M. Boris Mourazof, vous l’avezrevu ? demanda Rouletabille.

– Boris est revenu nous voir hier pournous faire ses adieux, mais nous ne l’avons pas reçu, suivant lesordres de la police. Natacha lui a écrit pour lui faire part de laconsigne de Koupriane. Nous avons reçu des lettres de lui. Ilquitte Pétersbourg.

– Comment cela ?

– Oui, après l’affreux drame qui aensanglanté sa petite demeure de Kristowsky, quand il eut apprisdans quelles circonstances Michel Nikolaïevitch avait trouvé lamort, et après qu’il eut subi lui-même un sérieux interrogatoire dela police, et qu’il eut constaté que cette police avait pillé sabibliothèque et saccagé ses papiers, il a donné sa démission et ila résolu de vivre, désormais, au fond des champs, sans plus voirpersonne, comme un philosophe et comme un poète qu’il est. En cequi me concerne, je lui donne absolument raison. Quand on estpoète, il est bien inutile de vivre comme un soldat. Quelqu’un l’adit, dont je ne sais plus le nom, et, quand on a des idées quipeuvent froisser tout le monde, il est préférable, en vérité, devivre tout seul.

Rouletabille regarda Natacha, qui était aussipâle que sa guimpe, et qui n’ajouta rien au verbiage de sabelle-mère. Ils étaient arrivés près du kiosque.

Rouletabille salua le Général qui lui cria demonter. Et, comme le jeune homme lui tendait la main, il l’attirarudement à lui et l’embrassa. Pour montrer à Rouletabille commentil commençait à être ingambe, Féodor Féodorovitch marcha dans lekiosque avec le seul appui d’une petite canne. Il allait, venait,avec une sorte de gaieté maladive et furieuse :

– Ils ne m’auront pas, les c… ! Ilsne m’auront pas ! En voilà un (il pensait à MichelNikolaïevitch) qui me voyait tous les jours, qui était là pourça !… eh bien, je vous demande où il est maintenant ! Etmoi, je suis toujours là ! Oui… oui… d’attaque !…toujours là !… bon œil et je commence à avoir bon pied !Ah ! on verra !… Tenez ! Je me rappelle… quandj’étais à Tiflis… il y a eu une insurrection dans le Caucase… ons’est battu. Plusieurs fois, j’ai été littéralement passé par lesarmes ! Autour de moi, mes camarades tombaient comme desmouches ! Moi, rien ! pas ça !… Et allezdonc !… Ils ne m’auront pas ! ils ne m’auront pas !…Vous savez qu’ils doivent maintenant venir à moi comme des bombesvivantes ! Oui, ils ont encore trouvé celle-là… je ne puisplus serrer la main d’un ami sans craindre de le voirexploser !… comment « la » trouvez-vous ? Maisils ne m’auront pas !… Allons, buvons à ma santé ! Unpetit verre de votka pour nous mettre en appétit !…Vous voyez, jeune homme, nous allons prendre les zakouskisici… Quel panorama merveilleux ! On domine tout d’ici !…Si l’ennemi vient, ajouta-t-il, avec un gros rire singulier, on nemanquera pas de le découvrir !

En effet, le kiosque s’élevait au-dessus dujardin et il était isolé, ne s’appuyant à aucun mur. Et il était àclaire-voie. Son toit ne laissait tomber aucune branche defeuillage. Aucun arbre ne masquait la vue. Sur la table champêtrede bois grossier on avait étendu une courte nappe que couvraientdéjà les zakouskis. C’était un dîner servi en pleinciel.

Une assiette et un verre dans l’azur. Le tempsétait d’une douceur charmante. Et, comme le Général était gai, lerepas aurait pu s’annoncer des plus agréables si Rouletabille nes’était aperçu, déjà, que Matrena Pétrovna et Natacha étaientlugubres. Et même, le reporter ne tarda pas à constater que toutela jovialité du Général était un peu excessive pour n’être pointforcée. On eût dit que Féodor Féodorovitch parlait pour s’étourdir,pour ne point penser. Ce dont il était, du reste, fort excusable,après le drame inouï de l’autre nuit. Rouletabille remarqua encoreque le Général ne regardait jamais sa fille, même en lui parlant.Il y avait entre eux un trop formidable mystère pour que cette gênen’allât point, chaque jour, en s’accentuant ; et Rouletabille,involontairement, secoua la tête, très triste à son tour. Cemouvement fut surpris par Matrena Pétrovna qui lui serra la main ensilence.

– Eh bien, fit le Général, eh bien, mesenfants, et cette votka ? Où est-elle ?

De fait, parmi toutes les bouteilles quigarnissaient la table aux zakouskis, le Général cherchaiten vain le flacon de votka. Et comment dîner si on nes’était pas préparé à cet acte important par l’absorption rapide dedeux ou trois petits verres d’eau-de-vie blanche, entre deux outrois tartines de caviar ?

– Ermolaï l’aura oublié dans la cave auxliqueurs, fit Matrena.

La cave aux liqueurs était dans la salle àmanger. Elle se disposait déjà à l’aller chercher, quand Natachadescendit rapidement le petit escalier en criant :

– Reste ici, mama, j’y vais.

– Mais ne vous dérangez donc pas, je saisoù c’est, s’écria Rouletabille.

Et il s’était déjà élancé derrière Natacha.Celle-ci n’avait pas suspendu sa course. Les deux jeunes gensarrivèrent en même temps dans la salle à manger. Ils étaient seuls.C’est bien ce qu’avait prévu Rouletabille. Là, il arrêta Natachaet, se plaçant bien en face d’elle :

– Pourquoi, Mademoiselle, ne m’avez-vouspas répondu plus tôt ?

– Parce que je ne veux avoir aucunentretien avec vous !…

– S’il en était ainsi, vous ne seriez pasvenue jusqu’ici où vous étiez sûre que je vous rejoindrais.

Elle hésita, dans un émoi incompréhensiblepour tout autre, peut-être, que Rouletabille.

– Eh bien oui !… j’ai voulu pouvoirvous dire : ne m’écrivez plus ! Ne me parlez plus !Ne me voyez plus ! Partez, Monsieur, partez !… il y va devotre vie ! Et si vous avez deviné quelque chose,oubliez-le ! Ah ! sur la tête de votre mère, oubliez-leou vous êtes perdu ! Voilà ce que je voulais vous dire… Etmaintenant : allez-vous-en !

Elle lui prit la main dans un véritablemouvement de sympathie, qu’elle sembla regretter aussitôt…

– Allez-vous-en ! répéta-t-elle.

Rouletabille la retint encore malgré elle.Elle se détournait de lui, elle ne voulait plus l’entendre.

– Mademoiselle, fit-il, vous êtes plussurveillée que jamais !… Qui est-ce qui remplacera MichelNikolaïevitch ?…

– Malheureux ! Taisez-vous !…taisez-vous !

– Je suis là, moi !…

Il avait dit ça si bravement qu’elle en euttout de suite les larmes aux yeux :

– Mon petit !… mon petit !… monbrave petit !…

Elle ne savait plus que dire. L’émotionempêchait les mots de passer… et cependant il fallait, il fallaitqu’elle lui fît comprendre qu’il n’y avait rien à faire, rien àfaire pour lui, dans cette triste histoire…

– Jamais !… s’ils savaient ce quevous venez de me dire, de me proposer là, vous seriez mortdemain !… Qu’ils ne se doutent jamais… et surtout ne tentezplus de me revoir… Rejoignez papa tout de suite… il y a troplongtemps que vous êtes ici… s’ils le savaient… car ils saventtout… et ils sont partout et ils ont des oreillespartout !…

– Mademoiselle ! Encore un mot, unseul… doutez-vous maintenant que Michel ait voulu empoisonner votrepère ?

– Ah ! je veux le croire ! jeveux le croire !… je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant !

Rouletabille demandait, ou plutôt attendait,autre chose. Ce « Je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant ! » était loin de le satisfaire. Elle le vitblêmir. Elle tenta de le rassurer, tandis que ses mains tremblantessoulevaient le couvercle de la cave à liqueurs :

– Ce qui me fait croire que vous aveztout à fait raison, c’est que je me suis rendu compte moi-mêmequ’il n’y a qu’une seule et même personne, comme vous dites, quisoit montée par la fenêtre du petit balcon… oui… oui… de cela on nepeut pas douter et vous avez bien raisonné…

Mais l’autre la harcelait déjà :

– Et, cependant, malgré cela, vous n’êtespoint tout à fait sûre, puisque vous dites : « Je veux lecroire, mon pauvre enfant ».

– Monsieur Rouletabille, on peut avoirtenté d’empoisonner mon père et n’être point venu par lafenêtre !

– Ah ! non ! cela… c’estimpossible !…

– Rien ne leur est impossible !

Et elle détourna la tête encore…

– Tiens ! tiens ! tiens !…fit-elle avec une voix toute changée et toute indifférente, commesi elle voulait ne plus être pour le jeune que « la demoisellede la maison »… Tiens ! la votka n’est pas dansla cave à liqueurs ! Qu’en a donc fait Ermolaï ?

Elle courut au buffet et trouva leflacon :

– Ah ! La voilà, papa va êtrecontent !…

Rouletabille était déjà redescendu dans lejardin.

– Si elle n’a que cela pour son doute, sedisait-il, je puis me rassurer. On ne pouvait venir que de lafenêtre. Et il n’en est venu qu’un, et c’était celui-là !…

La jeune fille l’avait rejoint avec sonflacon. Ils rejoignirent le Général qui, en attendant savotka, s’amusait à expliquer à Matrena Pétrovna ce quec’était que la Constitution. Il avait vidé une boîte d’allumettessur la table et il la rangeait avec soin.

– Venez ! cria-t-il à Natacha et àRouletabille… venez que je vous explique aussi ce que c’est que laConstitution.

Curieux, les jeunes gens se penchèrent sur ladémonstration, et tous les yeux, dans le kiosque, étaient sur lesallumettes.

– Vous voyez cette allumette, disaitFéodor Féodorovitch, c’est l’Empereur… et cette autre allumette,c’est l’impératrice… et celle-ci, c’est le Tsarewitch… etcelle-là, le Grand-Duc Alexandre Nikolaïevitch… et celles-là, lesautres grands-ducs… voilà maintenant les ministres, et puis lesprincipaux des tchinownicks, et puis les généraux… là, cesont les métropolites.

Toute la boîte d’allumettes y avait passé, etchaque allumette était à sa place comme il convient dans un Empireoù l’étiquette n’a pas perdu ses droits…

– Eh bien, continuait le Général, veux-tusavoir, Matrena Pétrovna, ce que c’est qu’une Constitution ?…Voilà !… voilà ce que c’est que la Constitution !…

Et le Général, d’un tour de main, mêla toutesles allumettes. Rouletabille riait, mais la bonne Matrena Pétrovnadit :

– Je ne comprends pas, FéodorFéodorovitch.

– Eh ! cherche l’Empereur,maintenant !

Cette fois Matrena Pétrovna comprit. Elle ritbien, elle rit aux éclats, et Natacha aussi rit. Enchanté de sonsuccès, Féodor Féodorovitch saisit un des petits verres que Natachaavait remplis de votka en arrivant.

– Écoutez, mes enfants, fait-il, nousallons toujours commencer les zakouskis… Koupriane devraitdéjà être ici.

Ce disant, tenant toujours un petit verred’une main, il cherche de l’autre sa montre dans la poche de songilet et en sort un magnifique oignon dont on entend distinctementle tic tac :

– Ah ! ah ! la montre estrevenue de chez l’horloger ! fait remarquer Rouletabille, ensouriant, à Matrena Pétrovna. À ce qu’il paraît, elle estmagnifique !

– Elle est d’un fort joli travail !fit le Général. Elle me vient de mon grand-père, voyez ! Ellemarque les secondes et les phases de la lune et elle sonne l’heureet les demi-heures.

Rouletabille, penché sur la montre,admira.

– Vous attendiez M. Koupriane àdîner ? demanda le jeune homme, toujours en regardant lamontre.

– Oui, mais puisqu’il est si en retard,tant pis ! À votre santé, mes enfants ! dit le Général enremettant dans sa poche l’oignon que lui rendait Rouletabille.

– À votre santé, Féodor Féodorovitch,reprit, avec sa tendresse accoutumée, Matrena Pétrovna.

Rouletabille et Natacha ne firent que tremperleurs lèvres dans la votka, mais Féodor et Matrena burentleur eau-de-vie à la russe, d’un seul coup, haut le coude, lavidant à fond et en envoyant carrément le contenu au fond de lagorge. Ils n’avaient point plutôt accompli ce geste que le Généralpoussait un juron formidable et s’essayait à rejeter ce qu’ilvenait d’avaler de si bon cœur.

De son côté, Matrena crachait aussi, regardantavec épouvante le Général.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-cequ’on a mis dans la votka ? s’écria Féodor.

– Qu’est-ce qu’on a mis dans lavotka ? répétait Matrena Pétrovna d’une voix sourdeet les yeux hors de la tête.

Les deux jeunes gens s’étaient précipités surles deux malheureux. Le masque de Féodor prenait un air d’atrocesouffrance.

– Nous sommes empoisonnés !… s’écriale Général, entre deux hoquets… Je brûle !

Prête à devenir folle, Natacha avait pris latête de son père dans ses mains ; elle lui criait :

– Vomis, papa ! Vomis !…

– Il faut envoyer chercher un vomitif,clama Rouletabille, qui soutenait le Général, lequel lui avaitglissé dans les bras…

Matrena Pétrovna, dont on entendait lesefforts rauques, se jeta au bas du kiosque, traversa le jardin encourant comme si elle avait le feu à ses jupes, bondit dans lavéranda… pendant ce temps, le Général parvenait à se soulager,grâce à Rouletabille qui lui avait enfoncé une cuiller dans labouche.

Natacha ne savait plus que gémir :« Mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !… »Féodor Féodorovitch se tenait les entrailles, en répétant :« Je brûle, je brûle !… » La scène étaiteffroyablement tragique et burlesque à la fois. Pour ajouter à ceburlesque, la montre du Général se mit à sonner huit heures dans sapoche. Et Féodor Féodorovitch se dressa dans un effortsuprême : « Oh ! c’est épouvantable ! »Matrena Pétrovna accourait le visage rouge, violacé. Elleétouffait… sa bouche râlait ; mais elle tendait quelque chose,un petit sac qu’elle agitait, dont elle versa la poudre, entremblant affreusement, dans les deux premiers verres vides quiétaient à sa portée et qui étaient ceux où elle et le Généralavaient déjà bu. Et c’est elle encore qui eut la force de lesremplir d’eau, car Rouletabille était annihilé par le Général qu’iltenait toujours dans ses bras ; et Natacha ne considérait, neregardait que son père, penchée sur lui, comme pour suivre leprogrès du terrible poison… pour lire dans ses yeux si c’était lesalut ou la mort : « De l’ipéca ! » râlaMatrena Pétrovna, et ce fut elle qui fit boire le Général. Elle nebut qu’après lui. L’héroïque femme avait dû dépenser une forcesurhumaine pour aller chercher elle-même, dans sa pharmacie,l’antidote salutaire, cependant que la douleur commençait à luitenailler les entrailles…

Quelques minutes plus tard, on pouvait lesconsidérer comme sauvés tous les deux. Les serviteurs, Ermolaï entête, étaient enfin accourus. Réunis dans la loge, ils n’avaientpoint, paraît-il, entendu le commencement du drame, les cris deNatacha et de Rouletabille. Et Koupriane aussi venaitd’arriver.

C’est lui qui s’occupa, avec Natacha, de fairecoucher les deux malades. Il chargea ensuite un de ses agents decourir chercher des médecins, les plus proches que l’ontrouverait.

Puis le Maître de police se dirigea vers lekiosque où il avait laissé Rouletabille. Mais Rouletabille ne s’ytrouvait plus, et le flacon de votka et les verres danslesquels on avait bu avaient également disparu. Ermolaï se trouvaità quelques pas de là ; il lui demanda où était le jeuneFrançais. L’intendant lui répondit qu’il venait de partir enemportant le flacon et les verres. Koupriane jura. Il bousculaErmolaï et voulut même lui donner du poing pour avoir permis qu’unechose pareille se fût passée devant ses yeux sans qu’il eût oséprotester.

Ermolaï, qui était d’une grande fierté,esquiva le poing de Koupriane et répondit qu’il avait voulus’opposer à l’acte du jeune Français, mais que celui-ci lui avaitmontré un papier de la police sur lequel, lui, Koupriane, avaitdéclaré à l’avance que tout ce que ferait le jeune Français seraitbien fait.

XII – Le père Alexis

Koupriane étant monté dans sa calèche, quil’attendait à la porte, donna des ordres pour que la voiturerentrât immédiatement à Pétersbourg. Il eut, en route, l’occasionde parler à trois agents dont il était peut-être seul à connaîtrela présence en cet endroit d’Elaguine. Ces agents lui donnèrent lerenseignement qu’il désirait sur le chemin suivi par Rouletabille.Le reporter était certainement rentré en ville. La voiture volavers le pont Troïtsky. Là, au coin de la Naberjnaïa, Koupriane futassez heureux pour apercevoir le reporter au fond d’unisvo. Rouletabille donnait des coups de poing, à la russe,dans le dos de son cocher pour lui faire hâter sa course. En mêmetemps, il criait de toutes ses forces un des rares mots qu’il avaiteu le temps d’apprendre : « Naleva !Naleva !… » (à gauche).

L’isvotchick dut, en fin de compte,comprendre, car, en vérité, il ne pouvait tourner que sur sagauche.

S’il avait tourné à droite, naprava,il se serait jeté dans le fleuve. Et la petite voiture se rua surles cailloux pointus d’un quartier qui aboutit à une petiterue : Aptiekarski-pereoulok, au coin du canalKathrine. Cette ruelle des pharmaciens n’en possédait aucun ;mais il y avait là une curieuse enseigne d’herboriste, devantlaquelle Rouletabille fit arrêter son isvotchick. Presqueen même temps la calèche venait se ranger sous la voûte.Rouletabille reconnut Koupriane ; il ne suspendit même pas sacourse ; il lui cria :

– Ah ! vous voilà, eh bien,suivez-moi !…

Il tenait dans ses mains le flacon et lesverres.

Koupriane ne put s’empêcher de remarquer lasingulière physionomie qu’il avait. Il pénétra avec lui au fondd’une cour, dans un magasin sordide.

– Comment ! lui disait Koupriane.Vous connaissez le père Alexis !

Ils étaient au centre d’un capharnaüm peuordinaire.

Au plafond, entre des herbes sèches quipendaient, il y avait des guirlandes de vieilles bottes en cuirgras, des peaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille,puis des peaux de mouton, des touloupes inutilisables, et, parterre, toute une friperie de vieux habits, de blouses hors d’usage,de fourrures chauves, de peaux de mouton dont n’aurait pas voulu unmoujick des marécages. Çà et là des détritus de dentelles,de chiffons, de chapeaux de femmes, et puis d’étranges herbes dansdes bocaux rangés sur de plus étranges meubles boiteux,chancelants, fourbus depuis des siècles ; un comptoir oùs’étalait, entre une paire de balances et un abaque à gros grainsde bois pour aider à faire les comptes de ce singulier commerce,des icônes dédorées, des croix d’argent oxydé, des peinturesbyzantines représentant des scènes du vieux et du nouveautestament ; et encore des flacons emplis d’alcool oùsemblaient nager des squelettes de grenouilles. Enfin, dans un coinde la vaste pièce sombre, sous une voûte de pierre moussue, il yavait un petit autel où brûlait, devant les saintes images, unlumignon dans un verre d’huile…

Et, devant l’autel, un homme priait. Ilportait le vieux costume russe, le caftan de drap vert fermé d’unbouton près de l’épaule, serré à la taille par une étroiteceinture. Il avait une barbe touffue et de longs cheveux qui luitombaient sur les épaules.

Quand il eut fini sa prière il se releva,aperçut Rouletabille et vint lui serrer la main. Il lui dit enfrançais :

– Tiens, te voilà encore, petit.M’apportes-tu encore du poison, aujourd’hui ? Tu verras que çafinira par se savoir, et que la police…

À ce moment, il distingua dans la pénombreKoupriane, s’avança jusque sous son nez, le reconnut et tomba àgenoux… Rouletabille voulait le relever, mais il continuait de seprosterner… Il était persuadé que le grand maître de la policevenait chez lui pour le faire pendre. Enfin, il se rassura devantles bonnes paroles de Rouletabille et le rire de Koupriane. Lemaître de la police voulut savoir comment le jeune hommeconnaissait le rebouteux des gardavoïs. En quelques motsRouletabille le mit au courant.

Maître Alexis, au temps de sa jeunesse, étaitvenu en France, à pied, pour faire ses études en pharmacie, car ilse sentait un singulier goût pour la chimie.

Mais il était resté très paysan, très petitrussien, très ours d’Orient, et la science officielle ne fut passon fait. Il prit quelques inscriptions, mais ne parvint jamais àpasser ses examens. Et, jusqu’à cinquante ans passés, il vécutmisérablement comme aide-pharmacien, au fond d’une louche officinedu quartier Notre-Dame. Le patron de cette officine fut compromisdans la fameuse affaire des lingots d’or, qui commença laréputation de Rouletabille, et envoyé au dépôt avec son garçonAlexis. C’est Rouletabille qui put prouver, clair comme le jour,que le pauvre Alexis était innocent et qu’il avait toujours ignoréles crapuleries de son maître, se bornant, au fond de sonlaboratoire, à se livrer à une naïve alchimie qui avait cessé decompromettre son monde depuis le moyen âge. Au procès, Alexis futacquitté mais se trouva sur le pavé. Il pleura ce qui lui restaitde larmes dans le gilet du reporter, lui promettant le paradis s’ille faisait rapatrier, car il ne désirait plus qu’une chose,maintenant : revoir son cher pays, avant de mourir.

Rouletabille fit les démarches nécessaires etAlexis fut expédié à Saint-Pétersbourg. Là, il fut ramassé au boutde deux jours par les gardavoïs, dans quelque rafle, etjeté en prison, où il trouva immédiatement l’occasion de fairemontre de ses talents. Il guérit quelques compagnons de misère etmême ses gardiens. Un gardavoï, qui avait une plaie à lajambe dont il n’espérait plus se débarrasser, fut guéri à son tour.Au fond, on n’avait rien à lui reprocher, au père Alexis. On lelâcha et mieux on le remercia. On lui procura un petit emploi dansle stchoukine-dvor, prodigieux bazar populaire quicorrespondrait, là-bas, à notre « temple », si nousavions encore « le temple ». Il économisa quelquesroubles et vint s’installer à son compte au fond d’une courd’Aptiekarski-pereoulok où il entassa un tas devieilleries dont on ne voulait même plus austchoukine-dvor. Mais il était heureux car, derrière sonmagasin, il avait installé un petit laboratoire où il continuait,pour son plaisir, ses expériences d’alchimie et son étude desplantes. C’est qu’il se proposait d’écrire un livre dont il avaitparlé déjà, en France, à Rouletabille, pour prouver la vérité du« traitement empirique des simples, de la science desrebouteux, de la vieille expérience séculaire des sorciers ».Entre temps, il continuait à guérir tous ceux qui se présentaient àses soins, en Général, et la police en particulier. Lesgardavoïs avaient appris le chemin de son antre. Lebonhomme avait des emplâtres souverains pour « après lescandale ». Si bien que, lorsque les médecins du quartieressayèrent de le poursuivre pour exercice illégal de leur métier,une députation de gardavoïs alla trouver Koupriane, quiprit tout sur son compte et arrangea l’affaire. On le mit sous laprotection des saints, et le père Alexis ne tarda pas à être,lui-même, quelque chose comme un saint homme. Il ne manquaitjamais, à la Noël et à la Pâques russe, d’envoyer ses plus bellesimages à Rouletabille, en lui souhaitant mille prospérités et enlui disant que, s’il venait jamais à Pétersbourg, il se ferait unplaisir de le recevoir à Aptiekarski-pereoulok où il étaithonnêtement établi herboriste. Le père Alexis, comme tous les vraissaints, était un modeste.

Quand le père Alexis fut un peu revenu de sonémoi, Rouletabille lui dit :

– Père Alexis, c’est encore du poison queje vous apporte, mais vous n’avez rien à craindre puisque SonExcellence le Maître de police est avec moi. Voilà ce que vousallez faire. Vous allez nous dire quel poison ont contenu cesquatre verres et contiennent encore ce flacon et cette petitefiole.

– Quelle est cette petite fiole ?demanda Koupriane en voyant sortir de la poche de Rouletabille unepetite bouteille bouchée. Le reporter lui répondit :

– J’ai mis dans cette petite bouteille lavotka que contenaient le verre de Natacha et le mien, et àlaquelle nous n’avons pour ainsi dire pas touché !

– C’est donc vous que l’on veutempoisonner, seigneur Jésus ! s’écria le père Alexis.

– Non ! ce n’est pas moi !répliqua Rouletabille très énervé, ne vous occupez pas de ça.Faites simplement ce que je vous dis. Enfin vous analyserezégalement ces deux serviettes.

Et il sortit de son pardessus deux lingesmaculés.

– Très bien ! fit Koupriane, vousavez pensé à tout.

– Ce sont les serviettes du Général et desa femme !

– Bien, bien, j’ai compris…, dit leMaître de police.

– Et toi, Alexis, as-tu compris ?interrogea le reporter. Quand aurons-nous le résultat de tesanalyses ?

– Dans une heure, au plus tard.

– C’est parfait ! fit Koupriane,maintenant je n’ai point besoin de te dire de retenir ta langue. Jevais te laisser ici un de mes hommes. Tu nous écriras un mot que tucachetteras et qu’il m’apportera à la police. C’est bienentendu ? Dans une heure ?

– Dans une heure, Excellence !…

Ils sortirent pendant qu’alexis les suivait ense courbant jusqu’à terre. Koupriane fit monter Rouletabille danssa voiture. Le jeune homme se laissa emmener. On eût dit qu’il nesavait plus où il était ni ce qu’il faisait. Il ne répondait pasaux questions du grand maître de la police.

– Ce père Alexis, reprenait Koupriane,c’est une figure… une vraie figure !… et, pour moi, un rudemalin… Il a vu que le père Jean De Cronstadt réussissait et ils’est dit : « Puisque les marins ont leur père Jean DeCronstadt, pourquoi les gardavoïs n’auraient-ils pas leurpère Alexis d’Aptiekarski-pereoulok ?

Mais Rouletabille ne répondait toujours point.Koupriane finit par lui demander « ce qu’il avait ».

– J’ai, répondit Rouletabille, qui neparvenait plus à cacher son angoisse… j’ai que le poisoncontinue…

– Ça vous étonne ? constataKoupriane : moi, pas !

Rouletabille regarda et secoua la tête. Ildit, avec des lèvres qui tremblaient :

– Je connais votre pensée. Elle estabominable. Mais ce que j’ai fait est certainement plus abominableencore…

– Qu’avez-vous donc fait, MonsieurRouletabille ?

– J’ai peut-être fait tuer uninnocent !

– Tant que vous n’en serez pas sûr, nevous désolez donc pas, mon cher ami.

– C’est assez que la question se posepour que je n’en puisse plus respirer, fit le reporter… et ilexhala un soupir si douloureux que cet excellent M. Koupriane eutpitié de cet enfant. Il lui tapota le genou.

– Allons ! allons ! jeunehomme, il faut que vous sachiez donc une chose. Déjà, on ne faitpas d’omelette sans casser des œufs… c’est comme cela que l’on dit,je crois, à Paris.

Rouletabille se détourna de lui, le cœur pleind’épouvante : ah ! si c’était un autre ! Un autreque ce Michel ! Si c’était une autre main que la sienne quileur était apparue, à Matrena et à lui, Rouletabille, dans la nuitmystérieuse !… Si Michel Nikolaïevitch était innocent !…Ah ! il se tuerait, bien sûr !… Et les terribles parolesqu’il avait échangées avec Natacha lui revenaient à la mémoire,sonnaient à ses oreilles à l’assourdir…

– Doutez-vous maintenant, avait-ildemandé, que Michel ait voulu empoisonner votrepère ? »

Et Natacha avait répondu : « Je veuxle croire ! Je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant !… » Et ceci, qui lui revenait encore et qui étaitplus effrayant que tout : « On peut avoir tentéd’empoisonner mon père et n’être point venu par lafenêtre ! » Il avait fait le brave devant une pareillehypothèse… mais maintenant, maintenant que le poison continuait…continuait, à l’intérieur de cette maison dont il croyait si bienconnaître les êtres et les choses… continuait, maintenant queMichel Nikolaïevitch était mort !… Ah ! d’où pouvait-ilvenir, ce poison ? Et quel était-il ?… Que le père Alexisse presse donc dans son analyse… s’il a quelque reconnaissance pourle pauvre Rouletabille ! Douter, lui… Rouletabille… et dansune affaire où il y avait un cadavre par sa faute !… douter,mais c’était pour lui un supplice pire que la mort !…

Quand ils arrivèrent à la police, Rouletabillesauta de la voiture de Koupriane et, sans lui dire un mot, héla unisvo qui passait à vide. Il se faisait reconduire chez lepère Alexis. C’était plus fort que lui ; il ne pouvait pasattendre. Sous la voûte d’Aptiekarski-pereoulok, il revitl’agent que Koupriane avait placé avec l’ordre de lui apporter lepli du père Alexis ; l’agent le regarda avec étonnement.Rouletabille traversa la cour ; il pénétra à nouveau dans lecapharnaüm. Le père Alexis ne s’y trouvait naturellement point,occupé qu’il était dans son laboratoire. Mais un personnage, qu’ilne reconnut pas tout d’abord, attira l’attention du reporter. Dansla demi-ténèbre du magasin, une ombre était mélancoliquementpenchée sur les vieilles icônes du comptoir. Ce n’est quelorsqu’elle se redressa avec un profond soupir et qu’un peu de lalumière du dehors, salie et jaunie d’avoir passé à travers desvitres qui n’avaient point connu le coup de torchon depuis qu’ellesavaient été posées là, vint l’éclairer doucement au visage, queRouletabille devina qu’il se trouvait en face de BorisMourazof.

Eh quoi ! c’était là le brillant officierdont il avait admiré l’élégance et le charme, aux pieds de la belleNatacha, dans la datcha d’Elaguine.

Maintenant, plus d’uniforme ; il avaitjeté sur ses épaules courbées un mauvais paletot dont les manchespendaient à ses côtés, désespérées ; et un chapeau de feutreaux bords rabattus cachait à moitié sa mauvaise mine. En quelquesjours, en quelques heures, comme il était changé ! Mais, telqu’il était, il gênait encore Rouletabille. Que faisait-illà ?

Est-ce qu’il n’allait pas s’en aller ? Ilavait ramassé sur le comptoir une icône dont il alla faire brillerl’argent oxydé près de la fenêtre, en la considérant avec assezd’attention pour que le reporter pût espérer atteindre la porte dulaboratoire sans être aperçu. Déjà il avait la main sur la poignéede cette porte qui se trouvait derrière le comptoir, quand ils’entendit interpeller par son nom.

– C’est vous, Monsieur Rouletabille,demanda la voix triste de Boris. Qu’est-ce qui vous amène donc parici ?

– Tiens ! tiens ! MonsieurBoris Mourazof, si je ne me trompe !… Ah ! bien, je nem’attendais pas à vous trouver chez le père Alexis !

– Pourquoi donc ? MonsieurRouletabille… on trouve tout chez le père Alexis… Tenez !…Voici deux vieilles petites icônes en bois, ornées de ciselures,qui viennent directement de l’Athos et dont on ne trouverait pointles pareilles, je vous assure, au gastini-dvor, ni même austchoukine-dvor !

– Oui, oui, c’est bien possible, fitRouletabille, impatient… Vous êtes amateur ? ajouta-t-il, pourdire quelque chose.

– Mon Dieu ! comme tout le monde…Non, je vais vous dire, Monsieur Rouletabille… j’ai donné madémission d’officier… je suis résolu à me retirer du monde… je vaisfaire un long voyage… (Rouletabille pensait : « Pourquoine part-il pas tout de suite ? »)… et, avant de partir,je suis venu ici, me munir de quelques petits cadeaux à laisser àceux de mes amis au bon souvenir desquels je tiens plusparticulièrement… bien que, maintenant, mon cher MonsieurRouletabille, je ne tienne plus à grand’chose…

– Oui, vous avez l’air tout à faitdésolé…

Boris poussa un soupir d’enfant…

– Comment ne le serais-je point ?fit-il. J’aimais et je croyais être aimé… mais il n’en était rien,hélas !…

– On s’imagine quelquefois des choses…dit Rouletabille, dont la main tourmentait toujours la poignée dela porte.

– Oui, oui, fit l’autre, de plus en plusmélancolique, l’homme souffre ; lui-même est sontourmenteur ; lui-même est l’ouvrier de la roue sur laquelle,lui-même bourreau, il s’attache !…

– Il ne faut pas ! Monsieur !Il ne faut pas !… conseilla le reporter…

– Écoutez !… implora Boris dont lavoix se mouillait de larmes… Vous êtes encore un enfant, mais enfinvous savez voir les choses… croyez-vous que Natacham’aime ?…

– J’en suis sûr, Monsieur Boris, j’ensuis sûr !…

– Moi aussi, j’en suis sûr… mais,maintenant, je ne sais plus que penser… elle m’a laissé partir…sans essayer de me retenir… sans une parole d’espoir…

– Et où allez-vous comme cela ?…

– Je retourne en Orel où je l’ai vue pourla première fois…

– C’est bien… c’est bien cela, MonsieurBoris… au moins, là, vous êtes sûr de la revoir… elle y retournetous les ans quelques semaines avec ses parents… c’est un détailque vous ne devez pas ignorer…

– Non, certainement… je vous dirai mêmeque c’est cette perspective qui m’a fait choisir le lieu de maretraite.

– Voyez-vous cela !…

– Dieu ne donne rien, mais il ouvre sestrésors et chacun en prend ce qu’il peut…

– Oui, oui… et Mlle Natacha sait-elle quec’est en Orel que vous avez résolu de vous retirer ?

– Je n’avais point de raison pour le luicacher ! Monsieur Rouletabille…

– Eh bien, c’est parfait ! Il nefaut pas se désoler comme cela, mon cher Monsieur Boris ! Toutn’est pas perdu !… je dirais même que je vous vois un avenirplein d’espoir…

– Ah ! si vous pouviez direvrai ! Je suis heureux de vous avoir rencontré… Je n’oublieraipas ce câble que vous m’avez tendu quand les vagues fondaient surma tête… Merci, Monsieur !…

– Adieu, Monsieur !

– Pardon !… Monsieur, pardon !encore un mot… je voulais vous demander… vous qui avez revu lesTrébassof… qui avez revu Natacha… cette Natacha, que j’aime, estquelquefois si bizarre… tant de fois elle m’a ainsi repoussé,désespéré, puis rappelé… ne croyez-vous pas que, si je retournais àla datcha encore une fois… enfin, que meconseillez-vous ?

– Je vous conseille de partir en Orel,Monsieur, et le plus vite possible…

– Bien ! bien ! vous devezavoir des raisons pour me dire cela… je vous obéis, Monsieur, jem’en vais !…

Et, comme il se dirigeait vers la voûte desortie, Rouletabille en profita pour entrer dans le laboratoire dupère Alexis. Celui-ci était penché sur ses cornues. Une méchantelampe éclairait à peine son obscur travail. Il se retourna au bruitque fit le reporter.

– Ah ! c’est toi, petit !…

– Eh bien ?

– Oh ! ça ne va pas si vite queça !… j’ai tout de même déjà pu analyser les serviettes, tusais !… ces deux serviettes…

– Oui, les déjections… Eh bien !…mais parle donc ! pour l’amour de Dieu !

– Eh bien, petit, c’est encore del’arséniate de soude !…

Rouletabille, frappé au cœur, jeta un crisourd et il lui sembla que tout se mettait à danser une danse desabbat autour de lui. Le père Alexis, au milieu de ces étrangesobjets de laboratoire, lui parut Satan lui-même, et il repoussa sesbras charitables qui se tendaient vers lui pour le soutenir ;dans l’ombre où dansaient, çà et là, les petites flammes bleues descreusets, agiles comme des langues, il crut apercevoir le spectrede Michel Nikolaïevitch qui venait lui crier :« l’arséniate de soude continue et je suis mort ! »…Il tomba contre la porte qui s’ouvrit et il roula jusqu’au comptoiroù il se heurta le front. Ce choc, qui aurait pu lui être fatal, letira de son rapide cauchemar et le rendit à lui-même.

Instantanément, il fut debout, sautapar-dessus des tas de bottes et de falbalas, se précipita dans lacour. Là, Boris eut encore l’aplomb de le retenir par son veston.Rouletabille se retourna furieux :

– Que me voulez-vous ?… Vous n’êtespas encore en Orel ?

– Monsieur, j’y vais, mais je vous seraisreconnaissant de porter ces objets vous-même à… à Natacha… (il luimontrait avec une telle mine de désespoir ses deux icônes du montAthos, que Rouletabille les prit, les fourra dans sa poche, etcontinua sa course en lui criant : « c’estentendu »…) Dehors, le reporter essayait de se ressaisir, dereprendre un peu de son sang-froid. Était-il possible que sonerreur eût été mortelle !… Hélas ! hélas ! commenten douter maintenant ?… « l’arséniate de soudecontinuait »… Il fit un effort surhumain pour chasser,momentanément, l’horreur de cela : la mort de Michel Nikolaïevitch,innocent !… et pour ne plus penser qu’aux conséquencesimmédiates auxquelles il fallait parer… si l’on voulait éviterquelque nouvelle catastrophe… Ah ! L’assassin ne se lassaitpas !… et cette fois, quelle besogne !… quelle hécatombe,s’il avait réussi !… le Général, Matrena Pétrovna, Natacha etlui, Rouletabille ! (qui regrettait presque, en ce qui leconcernait, que l’affaire n’eût point réussi)… et… etKoupriane !… Koupriane qui devait venir déjeuner… Quel couppour les nihilistes !…

C’était bien cela !… c’était biencela !… Rouletabille comprenait maintenant pourquoi ilsn’avaient pas hésité à empoisonner tout le monde à la fois :Koupriane en était !… Michel Nikolaïevitch aurait été bienvengé !

Le coup était manqué cette fois-ci, mais àquoi ne fallait-il pas, désormais, s’attendre ? Du moment queMichel Nikolaïevitch n’était pas coupable, tel qu’il l’avaitimaginé, Rouletabille retombait dans un abîme sans fond.

Où aller ? Depuis quelques instants, iltournait autour de la rotonde qui sert de marché à ce quartier, etqui est le plus bel ornement d’Aptiekarski-pereoulok.

Il tournait sans savoir, sans s’arrêter àrien, sans plus rien voir ni comprendre. Tel un cheval poussiftourne avec ses chevaux de bois, tel il tournait avec sa penséequi, elle aussi, était en bois. Quand il se frappait le front, illui paraissait qu’il cognait sur une boule de buis.

Rouletabille n’était plus Rouletabille.

XIII – Les bombes vivantes

À tout hasard, car le hasard seul semblaitconduire maintenant ses pas, il retourna à la datcha. Ledésordre y était grand. La garde avait été doublée.

Les amis du Général, appelés par Trébassoflui-même, étaient accourus auprès des deux empoisonnés etremplissaient la maison de leur bruyant dévouement et de leursprotestations d’amour. Cependant un tout petit docteur du quartierpopulaire de Vassili Ostrow, ramené par la police, avait fini parrassurer tout le monde. La police n’avait pas trouvé chez eux lesmédecins ordinaires du Général, mais annonçait l’arrivée prochainede deux célébrités, à la porte desquelles elle était allée frapper.En attendant, elle avait ramassé en route ce petit docteur quiétait gai et bavard comme une pie. Il avait eu cependant beaucoup àfaire avec Matrena Pétrovna, laquelle avait été si malade que sonépoux, Féodor Féodorovitch en tremblait encore… « pour lapremière fois de sa vie », affirmait l’excellent IvanPetrovitch.

Le reporter fut tout étonné de n’apercevoirNatacha ni chez Matrena, ni chez Féodor. Il demanda à Matrena où setrouvait sa belle-fille. Matrena tourna vers lui un visaged’effroi. Quand ils furent seuls, elle lui dit :

– Je ne sais pas, nous ne savons pas oùelle est.

Presque aussitôt après votre départ, elle adisparu et on ne l’a plus revue. Le Général l’a demandée plusieursfois. Je me suis vue obligée de lui répondre que Koupriane l’avaitemmenée avec lui pour avoir des détails nécessaires sur ce quis’était passé…

– Elle n’est pas avec Koupriane, ditRouletabille…

– Où est-elle ? Cette disparitionest plus qu’étrange au moment où nous râlons… où son père… MonDieu ! laissez-moi, mon enfant… j’étouffe…j’étouffe !…

Rouletabille appela le petit docteur et sortitde la chambre. Il était venu avec l’idée de visiter la maison,pièce par pièce, morceau par morceau, pour se rendre compte de lapossibilité d’y pénétrer par un endroit que, tout d’abord, iln’aurait pas découvert !… endroit par lequel se serait glissécelui qui avait continué de se promener dans la datchaavec du poison. Mais voilà qu’un fait nouveau se dressait devantlui, et dont l’importance primait tout le reste : ladisparition de Natacha. Ah ! comme il maudit son ignorance dela langue russe…

Et pas un de ces hommes de Koupriane qui sûtle français. Enfin, il put tirer quelque chose d’Ermolaï.L’intendant avait aperçu un moment Natacha, hors de la grille,regardant le chemin à droite et à gauche… et puis il avait étéappelé près du Général, et il ne savait plus rien… c’est tout ceque le reporter put comprendre aux gestes beaucoup plus qu’auxparoles d’Ermolaï.

Le malheur, encore, était que le crépuscules’était fait plus sombre et qu’il eût été impossible, maintenant,au reporter de relever la piste légère de Natacha.

Était-il vrai que la jeune fille se fût enfuiedans un moment pareil ? Immédiatement, après le poison ?Avant même de savoir si son père et sa belle-mère étaient tout àfait hors de danger ? Si Natacha était innocente, commevoulait le croire encore Rouletabille, cette attitude devenaitprodigieusement incompréhensible, car la jeune fille ne pouvaitignorer que les soupçons de Koupriane en allaient êtresingulièrement fortifiés. Le reporter avait le plus grand intérêt àla voir immédiatement, le plus grand intérêt pour tous, surtoutdans ce moment où les nihilistes précipitaient leurs coups, le plusgrand intérêt pour elle et pour lui, menacé également de mort, às’entendre avec elle, à lui renouveler la proposition qu’il luiavait faite quelques minutes avant le poison, et dont elle n’avaitpas voulu entendre parler, par pitié pour lui ou par défiance. Oùétait Natacha ? Il pensa qu’elle avait pu tenter de rejoindreAnnouchka, et il y avait des raisons à cela, soit qu’elle fûtinnocente, soit qu’elle fût coupable. Mais où étaitAnnouchka ? Qui aurait pu le dire ? Gounsovskipeut-être ?

Rouletabille se jeta dans un isvo quirevenait à vide de la pointe et donna l’adresse particulière deGounsovski. Il daigna alors se rappeler qu’il avait été invité, lejour même, à dîner chez Gounsovski. On ne devait plus l’attendre…il se trompait. On l’attendait. Mais on avait, depuis longtemps,fini de dîner.

M. Et Mme Gounsovski jouaient une partiede dames sous la lampe. Rouletabille, à son entrée dans le salon,reconnut le crâne luisant de saindoux du terrible homme. Gounsovskivint à lui, courbé, obséquieux, ses mains grasses en avant. Il leprésenta à Mme Gounsovski qui était couverte de bijoux sur unerobe de soie noire montante. Elle avait le teint sale avec des yeuxmagnifiques. Elle aussi débordait de graisse : « On vousattendait, Monsieur », dit-elle, en minaudant timidement, avecle charme d’une dame un peu mûre qui joue à faire l’enfant.

Et comme le jeune homme se récriait,s’excusait : « Oh ! nous savons que vous êtes trèsoccupé, Monsieur Rouletabille ; mon mari ne me parle que devous, donc ! Mais nous savions aussi que vous finiriez parvenir. On finit toujours par venir à une invitation de monmari ! » acheva-t-elle, avec son important et grassourire.

Rouletabille, à cette dernière phrase, eut unfrisson. Il eut vraiment peur devant ces deux figures atrocementbanales, au fond de cet horrible honnête petit salon.

La femme reprit :

– Mais vous avez dû très mal dîner doncdéjà, à cause de la fâcheuse chose chez le Général Trébassof ?Venez dans la salle à manger, pajaost ?

– Ah ! on vous a dit ?…interrogea Rouletabille. Non, non, merci, je n’ai besoin derien ! Vous savez ce qui s’est passé ?

– Si vous étiez venu dîner, il ne seserait peut-être rien passé du tout, vous savez ? dittranquillement Gounsovski en se rasseyant sur ses coussins et en seremettant à considérer sa partie de dames du haut de ses lunettes,et il ajouta : « Enfin, félicitations à Koupriane d’enavoir été quitte pour la peur ! » Pour Gounsovski, il n’yavait que Koupriane ! La vie ou la mort de Trébassof nel’occupaient point.

Seuls les faits et gestes du préfet de policeavaient le don de l’émouvoir. Il commanda à une femme de chambre,qui glissait dans l’appartement sans faire plus de bruit qu’uneombre, d’approcher de la table de jeu un guéridon chargé dezakouskis et de bouteilles de champagne, et il poussa unpion en disant : « Vous permettez ? Ce coup m’estdû. Je ne veux pas le perdre. » Rouletabille osa poser sa mainsur ce poignet huileux et poilu qui sortait d’une manchettedouteuse :

– Que me dites-vous là ? Commentauriez-vous pu prévoir ?

– Il faut tout prévoir, répliquaGounsovski en offrant des cigares, tout prévoir du moment queMataiew a été remplacé par Priemkof.

– Eh bien ? questionna avecinquiétude Rouletabille en se rappelant la scène du fouet dans lachapelle des gardavoïs.

– Eh bien, ce Priemkof, entre nous (et ilse pencha à l’oreille du reporter), ne vaut guère mieux pour lapolice de Koupriane que Mataiew lui-même… très dangereux… aussi.Quand j’ai appris qu’il remplaçait Mataiew à la datcha desîles, j’ai pensé à bien des malheurs… mais ce n’est pas monaffaire, n’est-ce pas ? Koupriane aurait pu me fairedire : « Occupez-vous de ce qui vous regarde,donc !… » c’était déjà beaucoup que je l’eusse prévenudes bombes vivantes. Elles m’ont été « annoncées » par lemême indicateur qui nous a fait prendre les deux bombes vivantes(des femmes, s’il vous plaît) qui se rendaient au tribunalmilitaire de Cronstadt, après la rébellion de la flotte.Rappelez-lui cela. Cela le fera réfléchir, en vérité. Je suis unbrave homme. Je sais qu’il dit du mal de moi ; je ne lui enveux pas. L’intérêt de l’Empire avant tout. Je ne parlerais pasavec vous de tout cela si je ne savais que le Tsar ne vous honorede sa faveur. Alors, je vous ai invité à dîner. En dînant, oncause. Mais vous n’êtes pas venu ! Et, pendant que vous dîniezlà-bas et que Priemkof veillait sur la datcha, il estarrivé « cette fâcheuse chose » dont parlaitMme Gounsovski.

Rouletabille n’avait pas voulu s’asseoirmalgré les objurgations de Mme Gounsovski ; il enlevabrutalement des mains du chef de l’okrana la boîte decigares que celui-ci continuait de lui tendre… détail d’hospitalitéqui, dans l’instant, l’énervait par-dessus tout, car ce que l’autredisait ne faisait qu’augmenter les ténèbres dans lesquelles, depuisquelques heures, il se débattait.

Il ne comprenait bien qu’une chose, c’estqu’un nommé Priemkof, dont il n’avait jamais entendu parler, aussidéterminé que Mataiew à la perte du Général, avait la confiance deKoupriane pour la garde de la datcha des îles. Mais ilfallait avertir Koupriane tout de suite.

– Comment ne l’avez-vous pas déjà fait,vous, Monsieur Gounsovski ? Pourquoi attendez-vous de m’enparler à moi ? C’est inimaginable !

– Permettez ! permettez ! fitl’autre en souriant béatement derrière ses lunettes, ça n’est pasla même chose…

– Non ! non ! Ça n’est pas lamême chose… appuya la dame en soie noire aux brillants bijoux et aumenton flasque, nous parlons à un ami en dînant… en dînant… à unami qui n’est pas de la police… nous ne dénonçons personne…

– Il faut vous dire… mais asseyez-vousdonc, insista encore Gounsovski en allumant son cigare… soyezraisonnable ! Ils viennent de l’empoisonner… Ils vont prendredéjà le temps de respirer avant de tenter autre chose !… Etpuis, ce poison me fait penser qu’après tout ils ont peut-êtrerenoncé aux bombes vivantes ! Et puis, n’est-ce pas ? Cequi est écrit est écrit…

– Oui, oui, approuva la grasse dame, lapolice n’a jamais empêché ce qui doit arriver. Mais parlons de cePriemkof, entre nous, n’est-ce pas ! Entre nous.

– Oui, il faut vous dire donc, ricanamollement Gounsovski, qu’il vaut mieux ne point faire savoir àKoupriane que vous tenez le renseignement de moi. Car, alors,comprenez-moi bien, il ne vous croirait pas ! Ou plutôt il neme croirait pas … Voilà pourquoi nous prenons des précautions endînant, en fumant un cigare… Nous parlons de choses et d’autres etvous faites, vous, de nos paroles, ce que vous voulez !… Mais,pour leur garder leur valeur, je le répète, il est nécessaire, toutà fait nécessaire, que vous en taisiez l’origine ! (disantcela Gounsovski, à travers ses lunettes, brûle de son regardRouletabille, et c’est la première fois que le reporter voit bience regard-là. Jamais il ne lui eût soupçonné un pareil feu)…Priemkof, continue à voix basse Gounsovski en toussotant et encrachotant dans son mouchoir à carreaux de couleur, a été employéchez moi et nous nous sommes quittés dans de mauvais termes, ilfaut le dire, par sa faute. Alors, il a obtenu la confiance deKoupriane en disant pis que pendre de nous, mon cher petitMonsieur.

– Oh ! tout ce qu’il a pu dire… deshistoires de concierge, mon cher petit Monsieur ! répéta lagrasse dame qui roulait de gros yeux noirs furieux magnifiques. Deshistoires dont on a fait justice à la Cour, bien certainement…Mme Daquin, la femme du premier cuisinier de Sa Majesté, quevous connaissez certainement, et le neveu de la seconde damed’honneur de l’impératrice, qui est très bien avec sa tante, nousl’ont répété. Des histoires de concierge, qui auraient pu nousnuire et qui n’ont produit aucun effet dans l’esprit de Sa Majesté,pour qui nous donnerions notre vie, sur le Christ !…

– Eh bien ! Vous comprenez donc quevous viendriez dire maintenant à Koupriane :« Gaspadine Gounsovski m’a dit du mal dePriemkof ! » qu’il ne voudrait pas en entendre davantage.Or, Priemkof est dans l’affaire des bombes vivantes… c’est tout ceque je puis vous dire. Du moins il y était quand il n’était pasencore question du poison. Cette affaire de poison est bienétonnante, entre nous. Elle n’a pas l’air de venir du dehors,tandis que l’affaire des « bombes vivantes », elle, doitou devait venir du dehors, comme j’ai le plaisir de vous le dire.Et Priemkof en est !

– Oui, oui, approuva encoreMme Gounsovski, il est obligé d’en être ! On a racontésur lui aussi des histoires de concierge. Tout le monde peutraconter aussi bien que lui des histoires de concierge, et ce n’estpas difficile. Il est obligé de donner des gages, de marcher avectoute la clique d’Annouchka.

– Koupriane, ce cher Koupriane,interrompit Gounsovski légèrement troublé en entendant sa femmeprononcer le nom d’Annouchka, Koupriane devrait comprendre que,cette fois, il faut, pour Priemkof, que l’affaire réussisse ouPriemkof est « brûlé » définitivement !

– Priemkof s’en rend compte ! repritla dame en remplissant les verres, mais Koupriane ne le saitpas ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire ! Est-ceassez ? Le reste donc est de l’histoire deconcierge !…

Oui, oui, c’était assez pourRouletabille ; Rouletabille en avait assez ! Ah !ces histoires de concierge et de bombes vivantes !… cespotins, ces racontars susurrés dans ce décor de petits bourgeois deprovince, ces combinaisons politico-policières dont seul le côtégrotesque apparaissait, tandis que le côté terrible, le côtéSibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil etmort et martyre, restait si jalousement caché qu’on n’en parlaitjamais ! Tout cela, tout cela était le comble de l’horreurentre un bon cigare et « un petit verre d’anisette, Monsieur,si vous ne prenez pas de champagne ! » Et il lui fallutboire avant de partir, « trinquer à la santé », promettrede revenir une autre fois, quand il voudrait ; la maison luiétait ouverte. Rouletabille put se rendre compte qu’elle étaitouverte à tout le monde, la maison… à tous… à tous ceux qui avaientune délation à faire, quelqu’un à envoyer au bagne ou à la mort ouà l’oubli… Pas un gardavoï au padiès pour arrêterl’élan des visiteurs… On entrait chez Gounsovski comme chez un amiet il était toujours prêt à vous rendre service, biensûr !

Il accompagna le reporter jusque sur lepalier.

Rouletabille allait se risquer à leur parlerd’Annouchka (pour arriver à Natacha), quand l’autre lui ditsubitement, avec un sourire singulier :

– À propos, croyez-vous toujours àNatacha Trébassof ?

– J’y croirai jusqu’à ma mort ! luijeta Rouletabille ; mais j’avoue qu’en ce moment, je ne saispas où elle est passée !

– Surveillez donc la baie deLachka ! Et vous viendrez me dire demain « si vous ycroyez toujours ! » lui répliqua l’autre,confidentiellement, dans l’oreille, avec un horrible ricanement quifit bondir le reporter dans l’escalier.

Et maintenant, c’était Priemkof !Priemkof après Mataiew ! Il semblait au jeune homme qu’ilavait à combattre non seulement tous les révolutionnaires, maisencore toute la police russe ! Et Gounsovski lui-même !Et Koupriane ! Et tous ! Tous ! Mais il fallaitaller au plus pressé, à ce Priemkof et à ses bombes vivantes !Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle dunihilisme et de la police russe ! Koupriane et Gounsovskiemployaient un homme qu’ils savaient être un révolutionnaire etl’ami des révolutionnaires. Le nihilisme, de son côté, considéraitcomme un des siens cet homme de la police. À tour de rôle, l’homme,pour se maintenir en équilibre, devait faire les affaires de lapolice ou celles de la révolution et, de part et d’autre, on étaitprêt, quoi qu’il arrivât, à se déclarer satisfait, parce qu’il luifallait donner des gages. Seuls, les imbéciles, comme Gapone, selaissaient pendre, ou finissaient par être exécutés comme Azef, àforce de maladresses. Mais un Priemkof, en jouant des deux polices,avait des chances de vivre longtemps et un Gounsovski mouraittranquillement dans son lit avec tous les secours de lareligion.

Cependant, de jeunes cœurs sincères, bardés dedynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce dumystère russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal,car ils ne demandent qu’à exploser de haine et d’amour :bombes vivantes !

Au coin d’Aptiekarski-pereoulok, Rouletabillese heurta à Koupriane qui sortait de chez le père Alexis et qui,ayant aperçu le reporter, fit arrêter sa voiture en criant qu’il serendait immédiatement à la datcha.

– Eh bien ! Vous avez vu le pèreAlexis ?

– Oui, fit Koupriane. Et, cette fois, jevous tiens ! Tout ce que je vous disais, tout ce que j’avaisprévu, est arrivé ! Mais vous avez des nouvelles desmalades ? À propos, une chose assez curieuse : tout àl’heure, je rencontre Kister sur la Newsky.

– Le médecin ?

– Oui, un des médecins de Trébassof chezqui j’avais envoyé un de mes inspecteurs avec mission de le ramenerà la datcha, ainsi que son ordinaire compagnon le docteurLitchkof ! Eh bien ! Ni Litchkof ni lui n’avaient étéprévenus ! Ils ne savaient pas ce qui s’était passé à ladatcha. Ils n’avaient pas vu mon inspecteur. J’espère quecelui-ci aura rencontré en route un autre docteur et que, vul’urgence, il l’aura envoyé à la datcha.

– C’est ce qui est arrivé, réponditRouletabille qui était soudain devenu très pâle. Cependant, il estétrange que ces messieurs n’aient pas été prévenus, car on a faitsavoir à la datcha que, les docteurs ordinaires du Généralne se trouvant pas chez eux, la police en avait fait prévenir deuxautres qui allaient incessamment se présenter.

Koupriane sursauta :

– Mais Kister et Litchkof n’avaient pasquitté leur domicile ! Kister, qui venait de rencontrerLitchkof, me l’a affirmé ! Qu’est-ce que celasignifie ?

– Pourriez-vous me dire, demandaRouletabille qui sentait venir le coup de foudre, comment se nommecet inspecteur que vous aviez chargé de la commission ?

– Priemkof, un homme en qui je peux avoirtoute confiance.

Ah ! elle vole vers les îles, la voiturede Koupriane ! Le soir tardif est venu. Seuls sur la routedéserte, les chevaux semblent partis pour les étoiles ; lechar, derrière eux, ne pèse plus. Le cocher est penché au-dessusd’eux, les bras tendus, comme pour les lancer dans le vide.Ah ! la belle nuit, la belle nuit de paix assise au bord de laNéva et que viennent troubler ces prodigieux chevaux fous augalop.

– Priemkof ! Priemkof ! Unhomme de Gounsovski ! J’aurais dû m’en douter, râle Kouprianeaprès les explications de Rouletabille. Et maintenant,arriverons-nous à temps ?

Ils sont debout dans le char, excitant lecocher, excitant les chevaux : « Scari !Scari ! Plus vite, dourak ! »Arriveront-ils avant les « bombes vivantes » ?… Lesentendront-ils avant d’être arrivés ?… Ah ! voilàElaguine !

Ils bondissent de rive en rive comme s’ilsn’avaient pas de ponts pour soutenir leur course insensée. Et lesoreilles sont tendues vers l’explosion, vers l’abomination qui vaéclater tout à l’heure, qui se prépare sournoisement au fond de lanuit hypocrite et douce, sous le regard froid des étoiles. Soudain« Stoi ! stoi !(arrête) ! » commande Rouletabille au cocher.

– Êtes-vous fou ? hurleKoupriane.

– Nous sommes fous si nous arrivons commedes fous !… C’est nous qui déterminerons lacatastrophe !… Tandis que, s’il y a encore une chance… uneseule ! une seule !… si nous ne voulons pas la perdre…alors… arrivons tout doucement… et tranquillement, comme des amisqui savent le Général hors de danger…

– Notre seule chance est d’arriver avantles médecins !… l’affaire ne devait pas être tout à faitprête, sans quoi elle serait déjà terminée !

Priemkof a dû être surpris par l’histoire dupoison et il a sauté sur l’occasion ; mais, heureusement, iln’a pas trouvé tout de suite ses médecins !

– Voilà la datcha ! Au nomdu ciel, ordonnez à votre cocher d’arrêter ses chevaux ici ;si les médecins sont déjà là, c’est nous qui aurons tué leGénéral !

– Vous avez raison !…

Et Koupriane modère sa fièvre et celle de soncocher et celle de ses bêtes, et l’équipage s’arrête sans bruit,non loin de la datcha. Ermolaï s’avance.

– Priemkof ? interroge en tremblantKoupriane.

– Il est reparti, Excellence !

– Comment, reparti ?

– Oui ! Mais il a ramené lesmédecins !

Koupriane brise les poignets deRouletabille : les médecins sont là !…

– Mais la Générale va mieux, continueErmolaï qui ne comprend rien à cette émotion. Le Général va lesrecevoir. Il va les conduire lui-même auprès de labarinia !

– Où sont-ils ?…

– Ils attendent dans le salon !…

– Oh ! Excellence, dusang-froid ! Du sang-froid ! Et tout n’est pas perdu,supplie le reporter…

Rouletabille et Koupriane se sont habilementglissés dans le jardin. Ermolaï les suit.

– Là ? demande Koupriane.

– Là ! fait Ermolaï.

De l’endroit où ils se trouvent, à travers lavéranda, ils peuvent voir les médecins.

Ceux-ci étaient assis sur des fauteuils, l’unà côté de l’autre, à un endroit du salon d’où ils pouvaient toutvoir, dans les pièces et dans une partie du jardin, en face d’eux,et d’où ils pouvaient tout entendre. Une fenêtre se serait ouverteau-dessus de leur tête, au premier étage, qu’ils en auraient perçule bruit. On ne pouvait les surprendre d’aucun côté et ils avaientvue sur chaque porte. Ils parlaient doucement, avec tranquillité,en regardant devant eux. Ils paraissaient jeunes. L’un avait undoux visage pâle et souriant et de longs cheveux dorés. L’autreavait une figure anguleuse, une tenue roide, une physionomie grave,un nez d’aigle et des lunettes. Ils étaient vêtus tous deux delongues redingotes noires fermées sur leur calme poitrine.

Koupriane et le reporter, suivis d’Ermolaï,s’étaient avancés avec de grandes précautions, en marchant sur lespelouses. Masqués par l’escalier de bois qui conduisait à lavéranda et par la rampe fleurie, ils étaient maintenant assez prèsd’eux pour les entendre. Koupriane tendit une oreille avide auxpropos de ces deux jeunes hommes, qui auraient pu être si riches dejours, et qui allaient mourir d’une si horrible mort, en détruisanttout autour d’eux.

Ils parlaient du temps qu’il avait fait, de ladouceur de la nuit et de la beauté du crépuscule, ils parlaient del’ombre sous les bouleaux et les arbres, des golfes rayonnantsd’une lumière d’or, de la fraîcheur des flots et de la douceur duprintemps du nord. Voilà de quoi ils parlaient.

Koupriane murmura : « Lesassassins ! » Cependant il fallait prendre une résolutionet c’était cela qui était terrible. Un faux mouvement, unemaladresse, et ils étaient avertis et tout sautait ! Ilsdevaient avoir des bombes sous leur redingote ; à eux deux,ils étaient bien deux bombes vivantes !

Leur poitrine, en respirant, devait souleverla mort et leur cœur s’appuyait déjà sur l’explosion !

En haut, on entendait un rapide remue-ménage,des pas sur le plancher et un bruit de voix ; des ombrespassaient derrière les vitres éclairées. Koupriane, rapidement,interrogea Ermolaï qui lui apprit que les amis du Général étaientencore là. Quant aux deux médecins, il n’y avait pas deux minutesqu’ils étaient arrivés. Le petit docteur de Vassili Ostrow étaitparti aussitôt, disant qu’il n’avait plus rien à faire du momentque deux pareilles célébrités de la faculté se trouvaient dans lamaison. Toutefois, malgré cette célébrité-là, ces messieurs avaientprononcé des noms que personne ne connaissait. Koupriane pensa quele petit docteur était un complice. Le plus pressé était d’avertirceux d’en haut. Le danger immédiat était que l’on vînt, d’en haut,chercher les médecins pour les conduire auprès du Général, ou quele Général descendît lui-même. Évidemment, ils n’attendaient quecela. Ils attendaient cela. Ils voulaient mourir dans ses bras,être sûrs que, cette fois, il ne leur échapperait pas !Koupriane ordonna à Ermolaï de monter dans la véranda, des’adresser très naturellement à eux, sur le seuil du salon, pourleur dire, très naturellement, très naturellement, qu’il allaitvoir s’il pouvait maintenant les accompagner chez labarinia. En haut, il avertirait les autres qui ne devaientrien faire en attendant Koupriane ; puis Ermolaï redescendraitet dirait à ces messieurs : « Dans une petite seconde,s’il vous plaît ».

Ermolaï recula jusqu’à la loge et vinttranquillement, normalement, en faisant crier le gravier du sentiersous ses pas pesants, tranquilles et normaux, jusqu’à la véranda.C’était un homme intelligent. Il avait compris et il avait unsang-froid extraordinaire d’important intendant de campagne.

Doucement, naturellement, il gravit l’escalierde la véranda, passa devant le salon, prononça les mots qu’ilfallait et monta au premier étage. Koupriane et Rouletabilleregardaient maintenant les fenêtres du premier étage. Les ombres yfurent, tout à coup, immobilisées ; et tout remue-ménagecessa ; on n’entendit plus le bruit des pas sur le plancher,plus rien. Et ce silence subit fit que les deux médecins levèrentla tête vers le plafond. Puis leur regard se croisa. Ce changementd’apparence dans les choses d’en haut était dangereux. Kouprianemurmura : « Les maladroits ! » Ils avaient reçule coup, là-haut, et, d’apprendre qu’ils marchaient sur une mineprête à exploser, cela leur avait évidemment brisé les jambes.Heureusement, Ermolaï réapparut presque aussitôt et dit auxmédecins, avec un bon sourire de domestique bien stylé :

– Une petite seconde, Messieurs, s’ilvous plaît ?…

Et cela, tranquillement, naturellement. Et ilretourna à sa loge pour revenir auprès de Koupriane et deRouletabille par les pelouses. Rouletabille, très froid, trèsmaître de lui, aussi calme maintenant que Koupriane était nerveux,inquiet, disait au préfet de police :

– Il faut agir, et vite. Pour moi, ilscommencent à se douter de quelque chose. Avez-vous unplan ?…

– Voilà ce que je viens de trouver, fitKoupriane. Faire descendre le Général par le petit escalier deservice et le faire sortir de la maison par la fenêtre du petitsalon de Natacha, à l’aide d’un drap. Matrena Pétrovna viendra leurparler pendant ce temps-là ; ça leur fera prendre patience enattendant que le Général soit hors de danger. Aussitôt Matrena seretire dans le jardin où j’ai appelé mes hommes qui les fusillent àdistance.

– Et la maison saute ! Et les amisdu Général aussi !

– Qu’ils tentent donc de descendreégalement par l’escalier de service et qu’ils se laissentrapidement tomber derrière le Général ! Il faut bien essayerquelque chose… Dire que je les tiens au bout de monrevolver !…

– Votre plan n’est applicable, réponditRouletabille, que si la porte du petit salon de Natacha est ferméesur le grand salon.

– Elle l’est ! Je la vois d’ici…

– Et si la porte de l’office où donne lepetit escalier est fermée également sur le grand salon… et vous nepouvez pas la voir…

– La porte de l’office est ouverte !dit Ermolaï.

Koupriane jura. Mais il se reprit presqueaussitôt.

– La Générale, en leur parlant, fermerala porte de l’office.

– Impraticable ! fit le reporter.Leur attention sera, plus que jamais, éveillée. Laissez-moi faire.J’ai mon plan.

– Lequel ?

– J’ai le temps de l’exécuter, pas celuide vous le raconter. Ils ont déjà trop attendu ! Mais il fautque je monte près des autres, là-haut. Qu’Ermolaï m’accompagne,comme un familier de la maison !

– Je monte avec vous !

– S’ils vous aperçoivent, vous leurdonnez l’éveil, vous, le préfet de police !…

– Allons donc ; du moment où ilsm’apercevront – et ils savent que je dois être là – du moment queje me montre à eux, ils en concluront que je ne saisrien !…

– Vous avez tort.

– C’est mon devoir ! Je dois êtreauprès du Général pour le défendre jusqu’à la dernière minute.

Rouletabille haussa les épaules devant cedangereux héroïsme, mais ne s’attarda pas à discuter. Il fallaitque son plan réussît tout de suite, ou, dans cinq minutes au plustard, il n’y aurait plus que des ruines, des morts et des mourantsà la datcha des îles.

Rouletabille, cependant, restait étonnammentcalme. En principe, il avait admis qu’il allait mourir. La seulechance de salut qui leur restât résidait tout entière dans leursang-froid, à eux, et dans la patience des bombes vivantes.

Auraient-elles encore trois minutes depatience ?

Ermolaï précédait Koupriane et Rouletabille.Au moment où le groupe arrivait au pied de l’escalier de lavéranda, l’intendant dit, tout haut, répétant sa leçon :

– Oh ! Le Général vous attend,Excellence ! Il m’a dit de vous faire monter tout de suiteauprès de lui. Il est tout à fait bien et la bariniaaussi.

Quand ils furent dans la véranda, ilajouta :

– Elle va recevoir, du reste, tout desuite, ces Messieurs, qui pourront constater qu’il n’y a plus aucundanger.

Et tous trois passèrent, cependant queKoupriane et Rouletabille saluaient vaguement les deuxgaspadines aperçus au fond du grand salon. Le moment étaitdécisif. En reconnaissant Koupriane, les deux nihilistes pouvaient,comme l’avait dit le reporter, se croire découverts, et précipiterla catastrophe. Cependant Ermolaï, Koupriane et Rouletabillegravissaient l’escalier du premier étage, comme des automates, nepouvant pas regarder derrière eux, s’attendant à tout, à la fin detout !… mais rien n’avait bougé. Ermolaï était redescendu, surl’ordre de Rouletabille, normalement, naturellement,tranquillement. Ils se trouvèrent dans la chambre de la Générale.Tout le monde était là. C’était une assemblée de spectres.

Et voilà ce qui s’était passé, en haut :si les médecins étaient encore en bas, si on ne les avait pas reçustout de suite, bref, si la catastrophe avait été retardéejusque-là, c’était encore à Matrena Pétrovna qu’on le devait, à sonamour toujours en éveil, à son flair supérieur de chienne de garde.Ces deux médecins dont elle ignorait les noms, qui arrivaient sitard, et le départ si précipité de ce petit bruyant docteur deVassili Ostrow ne lui avaient dit rien qui vaille.

Avant de les laisser monter auprès du Général,elle avait résolu d’aller elle-même les « respirer » unpeu, en bas. Elle s’était levée pour cela ; et voilà que sonpressentiment ne l’avait pas trompée ! Quand elle avait vuentrer l’envoyé de Koupriane, Ermolaï, lugubre et mystérieux, elleavait été fixée tout de suite : il y avait des bombes dans lamaison. Pendant qu’ermolaï parlait, cela avait été un coup pourtout le monde !… d’abord, elle, Matrena Pétrovna, avait montréune effrayante figure de folle dans la grande robe de chambre àramages, appartenant à Féodor, dont elle s’était, à la hâte,enveloppée. Ermolaï parti, le Général, qui savait qu’elle netremblait que pour lui, avait voulu la rassurer et, au milieu dusilence affreux de tous, avait prononcé quelques mots rappelant lavanité des tentatives passées. Mais elle secouait la tête, secouaitla tête et tremblait, grelottait de peur, pour lui, en leregardant, se mourant de ne pouvoir rien faire, au-dessus de cesbombes vivantes, qu’attendre qu’elles éclatent ! Quant auxamis, ils avaient déjà les jambes cassées, absolument cassées, envérité… pendant un moment, ils furent incapables de bouger. Lejoyeux Conseiller d’Empire Ivan Pétrovitch n’était plus farceur dutout, et la perspective abominable du « fâcheux mélange »qui allait se produire tout à l’heure le rendait moins gai qu’auxbeaux jours de chez Cubat.

Et ce pauvre Thadée Tchichnikof était plusblanc que la neige qui couvre les champs de l’antique Lithuanie aumoment des grandes chasses d’hiver.

Encore un qui n’irait plus jamais autiaga et qui ne ferait plus canonner les boutiques depharmaciens par les pristaffs amoureux dunatchaï.

Athanase Georgevitch lui-même n’était pasbrillant et sa bonne mine était tout à fait partie, comme s’il nepouvait digérer son dernier excellent « coup defourchette ». Mais ceci, en vérité, était le résultat fatal dela première fâcheuse impression. On ne peut donc apprendre, commecela, tout d’un coup, que l’on va mourir dans un affreux mélange,sans que le cœur en soit un peu arrêté. Les paroles d’Ermolaïavaient donc changé en statues de cire ces aimablesgaspadines. Mais, peu à peu, les cœurs amis avaientrecommencé de battre, et la parole était revenue à chacun pourdiscuter les moyens de salut avec une incohérence remarquable,cependant que Matrena Pétrovna invoquait la Vierge Marie en aidantmaintenant Féodor Féodorovitch à suspendre son sabre à l’ordonnanceet à boucler son ceinturon ; car le Général voulait mourir enuniforme.

Athanase Georgevitch, les yeux hors de la têteet le torse courbé comme s’il craignait que les nihilistes, qui setrouvaient juste au-dessous de lui, n’aperçussent sa haute taille,sans doute à travers le plancher, proposait que l’on se jetât touspar la fenêtre, quitte à se rompre les membres. Le tristeConseiller d’Empire déclara ce projet absolument idiot car, entombant, ils se mettaient à la disposition des nihilistes qui,attirés par le bruit, feraient d’eux de la poussière degaspadines avec un seul geste, par la fenêtre. ThadéeTchichnikof, qui ne trouvait rien, accusait Koupriane et les autresde la police de n’avoir pas déjà inventé quelque chose. Comment nes’étaient-ils pas déjà emparé des nihilistes ?

Après le silence d’abrutis où ils avaient étéplongés tout à l’heure, ils parlaient tous maintenant à la fois, àvoix basse, rauque et rapide, à souffles courts, avec deshalètements, des mouvements désordonnés de la tête et des bras, etils tournaient dans la chambre sans raison, mais avec précaution,sur la pointe des pieds, allant aux fenêtres, en revenant, écoutantaux portes, penchés aux serrures, échangeant des propos absurdes,pleins d’imaginations ridicules : « Si on faisait… si…si… » et tous parlaient en faisant aux autres le signe de setaire : « Plus bas ! S’ils nous entendent, noussommes perdus ! » et Koupriane qui ne venait pas, cettepolice qui avait amené elle-même, elle-même, deux assassins, et quiétait incapable maintenant de les faire sortir sans tout fairesauter !… Oui, oui ! ils étaient bien perdus ! Ilsn’avaient plus qu’à faire leur prière ! Ils se tournèrent versle Général et Matrena Pétrovna qu’ils virent étroitement enlacés.Féodor avait pris entre ses mains la bonne tête échevelée de labonne Matrena et la serrait sur sa poitrine et, doucement,l’embrassait. Et il lui disait : « Sois calme sur moncœur, Matrena Pétrovna ! Il n’arrivera que ce que Dieuvoudra ! » Alors, les autres eurent honte de leurdésordre.

L’harmonie de ce couple qui s’embrassaitau-dessus de la mort les rendit à eux-mêmes et à leur courage et àleur nitchevo ! Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitchet Thadée Tchichnikof répétèrent après Matrena Pétrovna :« Ce que Dieu voudra ! » et encore ils dirent« Nitchevo ! nitchevo ! (cela nefait rien !) Nous mourrons tous avec toi, FéodorFéodorovitch ! » Et, tous, ils s’embrassèrent sur leslèvres et s’étreignirent sur la poitrine les uns des autres, lesyeux humides d’amour les uns pour les autres, comme à la fin d’ungrand banquet où l’on a bien bu et bien mangé tous ensemble en sefaisant honneur.

– Écoutez !… on monte… soufflaMatrena, à l’oreille fine, et elle échappa à l’étreinte de sonmari.

Haletants, ils coururent tous à la porte dugrand palier, mais avec une légèreté de pieds incroyable, commes’ils marchaient sur des œufs. Et ils étaient tous les quatre là,penchés, ne respirant plus, maintenant. On entendait deux pas quimontaient.

Étaient-ce Koupriane et Rouletabille ?Étaient-ce les autres ? Ils avaient leurs revolvers à la mainet ils reculèrent un peu quand le bruit des pas fut tout près de laporte. Derrière eux, Trébassof s’était tranquillement assis dansson fauteuil. La porte fut poussée, et Koupriane et Rouletabilleaperçurent ces figures de morts, immobiles et muettes.

Nul n’osait parler, faire un mouvement, tantque la porte n’avait pas été repoussée. Mais, la porteclose :

– Eh bien ? eh bien ?sauvez-nous !… Où sont-ils ?… Ah ! mon cher petitdomovoï-doukh, sauve le Général, pour l’amour de la ViergeMarie !

– Chut ! chut !silence !…

Rouletabille, très pâle, mais très calme,parle :

– Voilà, c’est simple. Ils sont entre lesdeux escaliers, surveillant l’un et l’autre. Je vais aller leschercher et les faire monter par l’un pendant que vous descendrezpar l’autre !

– Caracho !… une chose sisimple, si simple ! Comment n’y avoir pas pensé plustôt ? Comment ?

– Pourquoi ? Parce que tout le mondeavait perdu la tête, excepté le cher petitdomovoï-doukh !

Mais voilà que se produisit un événement surlequel Rouletabille n’avait pas compté. Le Général s’était levé, etdisait :

– Vous n’avez oublié qu’une chose, monjeune ami, c’est que le Général Trébassof ne descend pas parl’escalier de service !

Ses amis le considéraient avec stupéfaction,se demandant s’il n’était pas devenu fou.

– Qu’est-ce à dire, Féodor ? imploraMatrena.

– Je dis, continua le Général, que j’enai assez de cette comédie et que, puisque M. Koupriane n’a pas suarrêter ces gens-là, et que, de leur côté, ils ne veulent pas sedécider à faire leur besogne, je vais aller moi-même les mettre àla porte de chez moi !

Il tenta de faire quelques pas, mais iln’avait pas son bâton, et, tout de suite, il chancela. MatrenaPétrovna se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras comme s’iln’avait pesé qu’une plume.

– Pas par l’escalier de service !Pas par l’escalier de service ! grondait l’entêté Général.

– Tu descendras, lui répliqua Matrena,par où je te descendrai !

Et elle l’emporta au fond de l’appartement,tandis qu’elle jetait à Rouletabille :

– Va, petit domovoï !… etque Dieu nous protège !

Rouletabille disparaissait aussitôt par laporte du grand palier, et tout le groupe, formé par Koupriane,traversait le cabinet de toilette et la chambre du Général, MatrenaPétrovna en tête, avec son précieux fardeau ! Ivan Pétrovitchavait déjà la main sur le fameux verrou qui fermait la porte dupetit palier, quand ils se retournèrent tous, en entendant unbondissement derrière eux. C’était Rouletabille quirevenait :

– Ils ne sont plus dans lesalon !

– Plus dans le salon ! Où doncsont-ils ?…

Rouletabille montra la porte qu’on allaitouvrir.

– Peut-être derrière cette porte !Prenez garde !

– Mais Ermolaï doit savoir où ilssont ! s’exclama Koupriane. Ils sont peut-être sortis, sevoyant découverts !

– Ils ont assassiné Ermolaï…

– Assassiné Ermolaï !…

– J’ai vu son corps étendu au milieu dusalon, en me penchant du haut de l’escalier. Mais eux, ilsn’étaient plus dans le salon !… et j’ai craint que vous nevous heurtiez à eux, car ils peuvent s’être réfugiés dansl’escalier de service…

– Mais ouvrez donc la fenêtre,Koupriane ! Et appelez vos hommes, qu’ils viennent nousdélivrer !

– Je veux bien, répondit froidementKoupriane, mais c’est le signal de notre mort !…

– Eh ! Qu’attendent-ils pour nousfaire mourir ! gronda Féodor Féodorovitch. Je trouve qu’ilssont bien longs, moi ! Qu’est-ce que tu as donc, IvanPétrovitch ?

La figure de spectre d’Ivan Pétrovitch,penchée du côté de la porte du petit palier, semblait entendre deschoses que les autres ne percevaient point, mais qui lesépouvantèrent assez pour leur faire fuir la chambre du Général, endésordre. Ivan Pétrovitch les poussait, les yeux hors de la tête,la bouche glapissante :

– Ils sont là ! Ils sontlà !…

Athanase Georgevitch ouvrit une fenêtre commeun fou, et dit :

– Je saute !

Mais Thadée Tchichnikof l’arrêta d’unmot :

– Moi, je ne quitte pas FéodorFéodorovitch !

Et Athanase eut honte, et Ivan eut honte, et,en tremblant, mais bravement, ils se serrèrent autour du Général,et dirent encore : « Nous mourrons ensemble !… Nousmourrons ensemble ! Nous avons vécu avec FéodorFéodorovitch : nous mourrons avec lui !… »

– Qu’attendent-ils ?… maisqu’attendent-ils ?… grondait le Général.

Matrena Pétrovna claquait des dents.

– Ils attendent que nousdescendions ! dit Koupriane.

– Eh bien, descendons ! Il faut enfinir !… ordonne Féodor…

– Oui, oui ! firent-ils tous, envoilà assez ! Descendons ! descendons ! Et que Dieu,la Vierge Marie et les saints Pierre et Paul nous protègent !Descendons !

Tout le groupe arriva ainsi sur le grandpalier, avec des gestes de gens ivres, des mouvements de brasfantastiques et des bouches qui parlaient toutes ensemble, disantdes choses que personne d’eux ne savaient. Rouletabille les avaitdéjà précédés en éclaireur, avait redescendu rapidement l’escalier,avait eu le temps de jeter un coup d’œil dans la salle à manger,avait enjambé le grand corps étendu d’Ermolaï, avait pénétré dansle petit salon, dans la chambre de Natacha, avait vu toutes cespièces désertes et revenait en bondissant dans la véranda au momentoù les autres commençaient à descendre les marches autour de FéodorFéodorovitch. Le reporter, dont les yeux fouillaient tous les coinssombres, n’avait encore rien aperçu de suspect quand, dans lavéranda, il déplaça un fauteuil. Une ombre s’en détacha et glissaaussitôt sous l’escalier. Et Rouletabille cria au groupe quidescendait l’escalier :

– Ils sont sous l’escalier !

Alors, sur l’escalier, voilà ce qui sepassa…

Rouletabille eut là une vision qu’il ne devaitoublier de sa vie.

Au cri qu’il venait de pousser, touss’arrêtèrent, après un mouvement instinctif de recul. FéodorFéodorovitch, qui était toujours dans les bras de Matrena Pétrovna,cria :

– Vive le Tsar !

Et voici que ceux-là, que le reporters’attendait à voir fuir, éperdus, soit d’un côté, soit de l’autre,ou se jeter comme des fous du haut de l’escalier, ou revenir enarrière et regagner le palier, en abandonnant Féodor et Matrena,ceux-là se resserrèrent au contraire d’un même mouvement autour duGénéral comme un peloton de garde, dans la bataille, autour dudrapeau. Koupriane marchait en avant. Et ils se mirent tous ainsi àdescendre lentement les degrés terribles, au-dessus de la mort, enentonnant le Bodje tsara krani !

Et, tout à coup, avec un bruit formidable, quidéchira la terre et les cieux et les oreilles de Rouletabille, lamaison tout entière sembla projetée en l’air ; l’escalier sesouleva au milieu de la flamme et de la fumée ; et le groupequi chantait le Bodje tsara krani disparut dans unehorrible apothéose.

XIV – Les marécages

Il fut établi, dès le lendemain, qu’il y avaiteu deux explosions quasi simultanées, une sous chaque escalier. Lesdeux nihilistes, qui s’étaient sentis découverts et surveillés parErmolaï, s’étaient jetés silencieusement sur lui pendant qu’ilpassait et leur tournait le dos. Ils l’avaient, d’un lacet,proprement étranglé. Puis, ils s’étaient séparés pour guetter,chacun de son côté, les issues du premier étage, pensant bien queKoupriane et Féodor devraient se décider à descendre.

Maintenant, la datcha des îlesn’était plus qu’une ruine fumante. Toutefois, de ce que les bombesvivantes avaient explosé séparément, l’effet de destruction s’étaittrouvé amoindri, et s’il y eut beaucoup de blessés comme il arrivalors de l’attentat de la datcha Stolypine, au moins il n’yeut point de morts, en dehors des deux nihilistes dont on neretrouva que quelques lambeaux.

Rouletabille avait été projeté dans le jardinet il fut assez heureux pour être relevé, à moitié assommé, maissans une égratignure. Le groupe de Féodor et de ses amis futétrangement protégé par la légèreté même de la construction.L’escalier de fer, qui n’était en quelque sorte que posé entre lesdeux étages, s’était soulevé sous eux et renversé sur eux en sebrisant en mille morceaux, mais après les avoir garantis du premieréclat de la bombe. Ils furent relevés de ce fouillis sans blessuresmortelles. Koupriane avait eu une main fortement« flambée ». Athanase Georgevitch avait le nez et lesjoues en capilotade ; Ivan Pétrovitch perdait uneoreille ; le plus éclopé était encore Thadée Tchichnikof quiavait les deux jambes cassées. Chose extraordinaire, la premièrepersonne qui apparut, se relevant au milieu des décombres, avaitété Matrena Pétrovna, tenant toujours Féodor dans ses bras.

Elle en était quitte pour quelques brûlures etle Général, servi plus que jamais par sa chance de soldat heureuxdont la mort ne voulait pas, n’avait absolument rien ! Féodorpoussait des hurlements de joie. On dut le faire taire, car enfin,autour de lui, quelques gaspadines étaient bienendommagés, sans compter que ce pauvre Ermolaï était, lui, tout àfait mort. Si les domestiques, dans les sous-sols, avaient été plussérieusement blessés, brûlés et déchirés, c’est que la force del’explosion s’était fait sentir surtout par en bas, ce qui avait,peut-être, sauvé les habitants d’en haut.

Rouletabille, comme les autres victimes, avaitété transporté dans une datcha voisine. Mais, sitôt qu’ilse fut réveillé de cet épouvantable cauchemar, il s’échappa. Ilregrettait sincèrement de n’être point mort. En vérité, lesévénements le dépassaient ! Et il s’accusait, absolument, detout le désastre.

Avec quelle anxiété il s’était enquis del’état de « ses victimes » ! Féodor Féodorovitch,maintenant, délirait en prononçant vingt fois par heure le nom deNatacha, laquelle n’avait point reparu. Celle-là, Rouletabillel’avait crue innocente. Serait-elle coupable ?

– Ah ! si elle avait voulu ! sielle avait eu confiance ! s’écriait-il en levant au ciel desmains suppliantes, rien de tout cela ne serait arrivé ! Etl’on n’aurait pas attenté et l’on n’attenterait plus jamais à lavie de Trébassof !… car je n’ai pas eu tort de prétendredevant Koupriane que la vie du Général était dans ma main etj’avais le droit de lui dire : « Vie contre vie !Donne-moi celle de Mataiew, je te donne celle duGénéral !… » et voilà qu’on a failli une fois de plustuer Féodor Féodorovitch, et c’est de la faute de Natacha, je lejure, de Natacha qui n’a pas voulu m’écouter !… Natachaserait-elle donc coupable, ô mon Dieu ?

Ainsi s’entretenait Rouletabille avec ladivinité, car il n’attendait plus aucun secours de la terre.

Natacha ! Innocente ou coupable, oùétait-elle ? Que faisait-elle ? Ah ! savoircela ! savoir si on a eu tort ou raison ! Et, si l’on aeu tort, disparaître, mourir !

Ainsi le malheureux Rouletabille gémissait-ilsur la rive de la Néva, non loin des décombres de la pauvredatcha où les joyeux amis de Féodor Féodorovitch neferaient plus de bons dîners, jamais. Ainsi monologuait-il, la têteen feu.

Et, tout à coup, il retrouva la trace de lajeune fille, cette trace perdue la veille, trace laissée au momentde la fuite, après la scène du poison et avant celle del’explosion ! N’y avait-il pas là une coïncidenceterrible ? Car enfin… car enfin, la scène du poison avait bienpu n’être qu’une préparation à l’attentat final, le prétexte àl’arrivée des deux médecins tragiques !… Ah ! Natacha,Natacha, mystère vivant qui déjà s’entourait de tant demorts !…

Non loin de ce qui restait de ladatcha, Rouletabille acquit bientôt la certitude qu’unepetite troupe, la veille au soir, avait séjourné là, venant du boistout proche, et y était retournée. S’il pouvait, avec une facilitérelative, relever encore ces traces de la veille, c’est que,justement à cause de l’attentat, les abords de la datchaavaient été gardés par les troupes et la police, qui avaient reçumission d’éloigner la foule curieuse accourue à Elaguine. Ilregardait attentivement les herbes, les fougères, les branchespiétinées, brisées ; certainement, il y avait eu là une lutte.On distinguait parfaitement sur la terre molle, dans une étroiteclairière, le dessin des deux petites bottines de Natacha au milieude fortes semelles.

Il continuait ses recherches, le cœur de plusen plus oppressé. Il avait comme la sensation qu’il était sur lepoint de découvrir un nouveau malheur… Les traces s’enfonçaientmaintenant sous les branches toujours du côté de la Néva… à unbuisson, il releva un coin d’étoffe blanche… et il lui sembla bienqu’il y avait eu là une vraie bataille… des rameaux arrachésgisaient sur l’herbe… il continua…

Enfin, tout près de la rive, il apprit parl’examen du sol, où ne se retrouvait plus la trace des petitstalons et des petites bottines, que la femme qui s’était trouvée làavait été emportée… et emportée dans une barque dont l’attachepassagère à la rive était encore visible.

– Ils ont emporté Natacha !s’écria-t-il, plein d’angoisse. Ah ! malheureux que je suis,tout cela est de ma faute !… de ma faute !… de mafaute !… Ils veulent venger la mort de Michel Nikolaievitch,dont ils croient Natacha responsable, et ils ont enlevéNatacha !

Ses yeux cherchent sur le large bras du fleuveune embarcation… le fleuve est désert… pas une voile !… pasune nacelle visible sur ces flots morts ! « Ah ! quefaire ? que faire ? Il faut que je la sauve ! »Il reprit sa course le long de la rive. Qui donc pourrait luidonner un renseignement utile ? Il s’approcha d’une petitebâtisse habitée par un garde. Ce garde était en train de parler basà un officier.

Le garde avait peut-être remarqué quelquechose, la veille au soir, sur le fleuve. Ce bras du fleuve étaitpresque toujours désert le soir. Une barque qui glisse entre cesrives, au crépuscule, doit être remarquée, certainement.Rouletabille exhiba au garde le papier que lui avait donnéKoupriane et, par l’intermédiaire de l’officier (qui étaitjustement un officier de police), il posa ses questions. Le gardeavait, en effet, été assez intrigué par les allées et venues d’unelégère embarcation qui, après avoir un instant disparu à un coudedu fleuve, était revenue à force de rames et avait accosté un cotrequi louvoyait à l’ouverture du golfe. C’était un de ces petitscotres élégants et rapides comme on en voyait aux régates deLachtka. … Lachtka ! La baie de Lachtka !

Ce mot fut un trait de lumière pour lereporter qui se rappela immédiatement le conseil deGounsovski : « Surveillez la baie de Lachtka ! Etvous me direz si vous croyez toujours à Natacha ! »Gounsovski, quand il lui disait cela, savait déjà certainement queNatacha s’était embarquée avec des compagnons nihilistes, mais ilignorait évidemment qu’elle les avait accompagnés deforce !

Était-il trop tard pour sauver Natacha ?En tout cas, avant de mourir, Rouletabille tenterait tout, commes’il en était temps encore, pour sauver au moins celle-là !…Il courut à la barque, près de la pointe.

Ce fut d’une voix ferme qu’il héla le canot dece restaurant flottant où était venu se heurter, grâce à lui,l’impuissance de Koupriane. Il se fit conduire au-dessus duStaraïa-Derevnia et sauta à l’endroit où il avait vudisparaître, quelques jours auparavant, la petite Katharina. Ilenfonça dans la boue et grimpa sur les genoux la pente d’unechaussée qui suivait le rivage. Ce rivage conduisait à la baie deLachtka, non loin de la frontière de Finlande.

À la gauche de Rouletabille, c’était la mer,l’immense golfe aux flots pâles ; à sa droite, c’était lapourriture des marais. Une eau stagnante qui se perdait àl’horizon, des herbes et des roseaux, un enchevêtrementextraordinaire de plantes aquatiques, de petits étangs dont laglace verdâtre ne se ridait même point sous la brise du large, deseaux lourdes et boueuses. Sur l’étroite langue de terre jetée ainsientre le marais, le ciel et la mer, il avançait, il avançaittoujours, trébuchait, mais sans fatigue, l’œil fixé sur la merdéserte. Tout à coup, un bruit singulier lui fit tourner la tête.D’abord, il ne vit rien ; il entendait au lointain unclapotement immense, cependant qu’une sorte de buée commençait demonter au-dessus des marais. Et puis il distingua, plus près delui, les herbes hautes des marécages qui ondulaient ; etenfin, il se rendit compte que, du fond des marécages, destroupeaux sans nombre accouraient. Des bêtes, des escadrons debêtes, dont on voyait les cornes dressées comme des baïonnettes, sebousculaient pour tenir plus tôt la terre ferme. Beaucoup d’entreelles nageaient et, çà et là, sur le dos de quelques-unes, il yavait des hommes nus, des hommes tout nus, dont les cheveuxdescendaient aux épaules ou flottaient derrière eux comme descrinières. Ils poussaient des cris de guerre et agitaient desbâtons. Rouletabille s’arrêta devant cette invasion préhistorique.Jamais il n’eût imaginé qu’à quelques kilomètres de la perspectiveNewsky il pourrait lui être donné d’assister à un spectacle pareil.Ces sauvages n’avaient même point une ceinture. D’où venaient-ilsavec leurs troupeaux ? De quel bout du monde ou de l’histoireaccouraient-ils ? Quelle était cette nouvelle invasion ?Quels prodigieux abattoirs attendaient ces hordes galopantes ?Elles faisaient un bruit de tonnerre dans les marais. Et cela avaitmille croupes et cela ondulait comme un océan à l’approche del’orage. Les hommes tout nus sautèrent sur le chemin, levèrentleurs bâtons, poussèrent des cris gutturaux qui furent compris. Lestroupeaux bondirent hors des marécages, s’ébrouèrent vers la cité,laissant derrière eux s’apaiser et retomber une nuée pestilentiellequi faisait comme une gloire aux hommes nus aux longs cheveux.C’était terrible et magnifique. Pour ne pas être emporté par latrombe, Rouletabille s’était accroché à une pierre debout sur laroute, et il était resté là comme pétrifié lui-même. Enfin, quandles barbares eurent passé, il se laissa glisser, mais la routeétait devenue un cloaque immonde.

Heureusement, un bruit de char antique sefaisait entendre derrière lui. C’était une téléga.

Curieusement primitive, la téléga secompose de deux planches jetées en long sur deux essieux oùs’emmanchent quatre roues. Un homme était debout là-dessus, à quiRouletabille donna un billet de trois roubles. Le reporter monta àcôté de lui sur les planches, et les deux petits chevauxfinlandais, dont la crinière pendait dans la crotte, partirentcomme le vent. À de tels chemins, il faut de telles voitures. Mais,au voyageur, il faut des reins solides. Le reporter ne sentaitrien ; il regardait la mer, du côté de la baie de Lachtka. Levéhicule atteignit enfin un pont de bois, au bord d’une criquelivide, dans une fin de journée sans couleur.

Rouletabille sauta près de la grève, et sonrustique équipage s’éloigna du côté de Sestroriesk.

C’était cet endroit désert et morne comme sapensée, qu’il devait surveiller. « Surveillez la baie deLachtka ! » Le reporter n’ignorait pas que cette plainedésolée, ces marais impénétrables, cette mer qui offrait à la fuiteles refuges innombrables de ses fjords, avaient été toujourspropices à l’aventure nihiliste. Cent légendes couraientPétersbourg sur les mystères des marais de Lachtka.

Et cela suffisait à son dernier espoir.Peut-être pourrait-il surprendre quelques révolutionnaires aveclesquels il s’expliquerait sur Natacha, aussi prudemment quepossible. Peut-être, enfin, reverrait-il Natacha elle-même.Gounsovski n’avait pas dû lui parler en vain.

Entre les marais Lachkrinsky et la grève, ilaperçut, sur la lisière des forêts qui vont jusqu’à Sestroriesk,une petite habitation de bois dont les murs étaient peints en rougebrun et le toit en vert. Ceci n’était déjà plus l’isbarusse, mais bien la touba finnoise. Cependant uneinscription en russe annonçait une maison de restauration. Le jeunehomme n’eut que quelques pas à faire pour passer la porte de cettepetite demeure rébarbative. Il n’y avait là aucun client. Un vieilhomme à longue barbe grise et à lunettes, qui devait être le patronde l’établissement, était debout derrière le comptoir, surveillantses zakouskis.

Rouletabille choisit quelques petites tartinesqu’il déposa dans une assiette. Il prit une bouteille depivô et fit comprendre à l’homme qu’il mangerait bien, sicela était possible, une bonne soupière fumante de tchi.L’autre fit signe qu’il avait compris et l’introduisit dans lapièce adjacente qui servait de salle de restaurant. Rouletabillevoulait bien mourir, mais il ne voulait pas mourir de faim.

Une table était installée au coin d’unefenêtre donnant sur la mer et sur l’entrée de la baie. Il nepouvait être mieux et, l’œil tantôt sur l’horizon, tantôt sur leproche estuaire, il commença de manger mélancoliquement. Il avaitune grande pitié de lui-même. « Pourtant, deux et deux fonttoujours quatre, se disait-il ; mais, dans mon calcul,peut-être ai-je oublié l’absurde ? Ah ! il fut un tempsoù je n’aurais rien oublié du tout ! Et, cependant, je n’airien oublié du tout, si Natacha est innocente ! » Ayantproprement nettoyé son assiette de tchi, il donna un groscoup de poing sur la table et dit : « Ellel’est ! » Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit.Rouletabille croyait voir entrer le patron de la touba.C’était Koupriane !

Tout effaré, il se leva. Il ne pouvaitimaginer par quel mystère le grand maître de la police se trouvaitlà. Mais, au fond de lui-même, il s’en réjouit, car, puisqu’ils’agissait d’enlever Natacha aux mains des révolutionnaires,Koupriane lui apportait un rare concours.

– Ah ! bien, fit-il, presque joyeux,je ne vous attendais pas !… Comment va votreblessure ?

– Nitchevo ! Ne parlons pasde ça ! Ce n’est rien !

– Et le Général et… Ah !l’effroyable nuit !… Et ces deux malheureux qui…

– Nitchevo !…nitchevo !

– Et ce pauvre Ermolaï…

– Nitchevo !nitchevo !… ce n’est rien…

Rouletabille le regarda. Le maître de lapolice avait un bras en écharpe, mais il était propre et reluisantcomme une pièce de dix roubles toute neuve, alors que lui,Rouletabille, était abominablement crotté. D’où sortait-il ?Koupriane comprit et sourit :

– Eh ! eh ! Moi, j’ai pris letrain de Finlande, c’est tout de même plus propre.

– Mais qu’est-ce que vous êtes venu faireici, Excellence ?

– La même chose que vous !

– Bah ! s’exclama Rouletabille, vousaussi vous venez pour sauver Natacha !

– Comment !… la sauver !… Jeviens pour la prendre !

– Pour la prendre ?

– Monsieur Rouletabille, j’ai à laforteresse Pierre et Paul un joli petit cachot quil’attend !

– Vous allez jeter Natacha dans uncachot !

– Ordre de l’Empereur, MonsieurRouletabille ! Et, si vous me voyez ici en personne, c’est queSa Majesté tient à ce que la chose se passe le plus proprement etle plus discrètement du monde.

– Natacha en prison ! s’écria lereporter qui voyait, avec épouvante, tous les obstacles se dresserà la fois devant lui. Et pour quelle raison ?

– Elle est simple ! NatachaFéodorovna est la dernière des misérables et ne mérite aucunepitié !… elle est la complice des révolutionnaires etl’inspiratrice de tous les crimes contre son père !

– Je suis sûr que vous vous trompez,Excellence ! Mais comment avez-vous été conduit dans cesparages ?

– Par vous, tout simplement !

– Par moi ?

– Oui, nous avions perdu toutes traces deNatacha… mais, comme vous aviez disparu, vous aussi, je me suis ditque vous ne pouviez être occupé qu’à la rechercher… et qu’en vousretrouvant, moi j’avais des chances de mettre la main surelle !…

– Mais je n’ai pas vu vosagents ?

– Allons donc ! C’est l’un d’eux quivous a conduit ici !

– Moi !

– Oui, vous ! N’êtes-vous pointmonté sur une téléga ?…

– Ah ! le conducteur ?…

– Parfaitement !… j’avais prisrendez-vous avec lui à la gare de Sestroriesk. Il m’a désignél’endroit où vous étiez descendu. Et me voilà !

Le reporter baissa la tête, rouge dehonte.

Décidément l’idée sinistre qu’il pouvait êtreresponsable de la mort d’un innocent et de tous les malheurs quis’en étaient suivis lui avait enlevé tous ses moyens !… Il lereconnaissait maintenant !… à quoi bon lutter ? Si on luiavait prédit qu’il serait un jour joué de la sorte, lui,Rouletabille, il aurait bien ri… autrefois !…

Non ! non ! il n’était plus capablede rien !… Il était son plus cruel ennemi… Non seulement, parsa faute, par son erreur abominable, Natacha était aux mains desrévolutionnaires… mais encore, dans le moment où il voulait lasecourir, il conduisait niaisement, naïvement, la police dansl’endroit même où celle-ci devait s’en emparer… c’était le comblede l’humiliation. Koupriane eut pitié du reporter.

– Allons ! ne vous désolez pastrop ! fit-il ; nous aurions retrouvé Natacha sans vous.Gounsovski nous a fait savoir qu’elle devait débarquer ce soir à labaie de Lachtka avec Priemkof !…

– Natacha avec Priemkof ! s’exclamaRouletabille. Natacha avec l’homme qui a introduit chez son pèreles deux bombes vivantes !… Si elle est avec lui, Excellence,c’est qu’elle est sa prisonnière… et cela seul suffira à prouverson innocence… Je remercie le ciel qui vous a envoyé ici !

Koupriane avala un verre de votka,s’en versa un autre, enfin daigna traduire sa pensée :

– Natacha est l’amie de ces gens-là etnous les verrons débarquer la main dans la main !

– Vos agents n’ont donc pas relevé lestraces de la lutte que « ces gens-là » ont dû soutenirsur les bords de la Néva avant d’emporter Natacha ?

– Oh ! Ils ne sont point aveugles.Mais, en vérité, la lutte était trop visible pour qu’elle ne fûtpoint seulement apparente… Quel enfant vous faites !…Comprenez donc que la présence de Natacha à la datchadevient trop dangereuse pour cette charmante jeune fille aprèsl’empoisonnement manqué de son père et de sa belle-mère !… Etdans le moment que ses camarades se préparaient à envoyer auGénéral Trébassof un joli cadeau à la dynamite…pajaost ?… elle se fait enlever et la voilàvictime !… comme c’est simple !

Rouletabille releva la tête :

– Il y a quelque chose de beaucoup plussimple à imaginer que la culpabilité de Natacha. C’est l’initiativede Priemkof versant le poison dans le flacon de votka etse disant que, si le poison ne réussit pas tout à fait, il aura dumoins fait naître l’occasion d’introduire à la datcha soncadeau à la dynamite dans la poche des médecins qu’on lui enverrachercher !

Koupriane saisit le poignet de Rouletabille etlui jeta ces mots terribles en le regardant jusqu’au fond desyeux :

– Ce n’est pas Priemkof qui a versé lepoison, car il n’y avait pas de poison dans le flacon !

Rouletabille, à cette révélationextraordinaire, se leva, plus effrayé qu’il ne l’avait jamais étéau cours de cette effrayante campagne.

S’il n’y avait pas de poison dans le flacon,le poison avait donc été versé directement dans les verres par unepersonne se trouvant dans le kiosque ! Or, il n’y avait dansle kiosque que quatre personnes : les deux empoisonnés,Natacha, et lui, Rouletabille. Et ce kiosque était si parfaitementisolé qu’il était impossible à toutes autres personnes que cellesqui se trouvaient là de verser du poison sur la table !

– Mais ça n’est pas possible !s’écria-t-il.

– C’est si bien possible que celaest ! Le père Alexis affirme qu’il n’y a pas de poison dans leflacon et je dois dire que l’analyse que je fis faire ensuite lui adonné raison… il n’y avait pas de poison non plus dans la petitebouteille que vous avez apportée au père Alexis et où vous avezversé vous-même le contenu des verres de Natacha et du vôtre… pasde trace de poison non plus dans deux des quatre verres… on neretrouve l’arséniate de soude que sur les serviettes maculées deTrébassof et de la Générale et dans les deux verres où ils ontbu !…

– Oh ! c’est épouvantable !gémit le reporter hébété… c’est épouvantable, car l’empoisonneur…c’est Natacha ou moi !

– J’ai beaucoup de confiance envous ! déclara avec un gros rire satisfait Koupriane, en luitapant sur l’épaule… et j’arrête Natacha !… Hein ?… vousqui aimez la logique, vous devez être satisfait…

Rouletabille ne dit plus un mot. Il se rassitet laissa retomber sa tête dans ses mains, comme assommé.

– Ah ! nos petites filles !…Vous ne les connaissez pas ! Elles sont terribles !terribles !… faisait Koupriane en allumant un gros cigare…bien plus terribles que les garçons !… Dans les bonnesfamilles, les garçons font encore la noce… mais les filles… elleslisent !… elles se montent la tête… elles sont prêtes à tout…elles ne connaissent plus ni père… ni mère… c’est le cas de ledire… Ah ! vous êtes un enfant !… Vous ne pouvez pascomprendre !… deux beaux yeux, un air de mélancolie, une voixdouce… et vous êtes pris… vous croyez avoir devant vous une bonnepetite fille inoffensive… Tenez ! Rouletabille… tenez… il fautque je vous raconte… pour votre instruction…

« C’était au moment de l’attentatTchipoff… les révolutionnaires qui devaient exécuter Tchipoffétaient déguisés en cochers et en commissionnaires. Tout avait étésoigneusement préparé et il semblait bien que personne nes’aviserait d’aller découvrir les bombes là où elles se trouvaient…Eh bien, savez-vous où elles se trouvaient, les bombes ?… chezla fille du gouverneur de Wladimir !… parfaitement, mon petitami, parfaitement !… chez la fille du gouverneurelle-même !… chez Mlle Alexeiew !… Ah ! ces petitesfilles !… Du reste, c’est cette même Mlle Alexeiew qui, sigentiment, a brûlé la cervelle d’un honnête négociant suisse quiavait le tort de ressembler à l’un de nos ministres !… Si onavait pendu plus tôt cette charmante jeune fille, mon cher MonsieurRouletabille, ce dernier malheur aurait pu être évité… Une bonnecorde au cou de toutes ces petites femelles !… c’est le seulmoyen !… le seul !…

Un homme entra. Rouletabille reconnut leconducteur de la téléga. Il y eut quelques phrases rapidesentre le chef et l’agent. Celui-ci alla fermer les volets de lasalle par les interstices desquels on pouvait voir ce qui sepassait dehors. Puis l’agent sortit. Koupriane, en écartant latable qui se trouvait près de la fenêtre, dit aureporter :

– Vous feriez bien de vous approcher dela fenêtre. Mon homme vient de me dire que le cotre approche. Vousallez pouvoir assister à un spectacle intéressant. Nous sommes sûrsque Natacha est encore à bord. Le bâtiment, après l’explosion de ladatcha, a été rejoint par un canot monté par deux hommeset, depuis, il n’a fait que louvoyer dans le golfe. Nous avionspris nos précautions, en Finlande comme ici, et c’est ici qu’ilsvont tenter de débarquer. Attention !

Koupriane avait pris son poste d’observation…Le soir, lentement, tombait… Le ciel était d’un gris noir qui semêlait à la teinte d’ardoise de la mer…

On entendait celle-ci qui venait mourir, toutdoucement, sur le rivage. Au loin, on apercevait une voile. Entrela grève et la touba où Koupriane veillait, il y avait ungros renflement, un remblai qui ne cachait point au préfet depolice le rivage ni la baie, car son regard, du point élevé où ilse trouvait, passait au-dessus. Mais, de la mer, ce remblai cachaitparfaitement ce qui pouvait se dissimuler derrière lui… Or, onapercevait, à plat ventre et grimpant lentement le renflement, unecinquantaine de moujiks qui obéissaient, dans tous leursmouvements, à deux d’entre eux dont la tête seule dépassait leremblai. Si l’on suivait le regard de ces deux têtes-là, onapercevait tout de suite la voile blanche qui avait singulièrementgrandi. La barque était inclinée sur l’eau et glissait avecélégance, le cap sur la baie. Soudain, dans le moment qu’il eût pucroire qu’elle allait prendre ses dispositions pour y entrer, lesvoiles tombèrent et le cotre mit à l’eau un canot. Quatre hommes ydescendirent ; puis une femme sauta allègrement d’une petiteéchelle dans le canot. C’était Natacha.

Koupriane n’eut point de peine, malgré le peude jour restant à flotter sur les eaux, à la reconnaître.

– Ah ! mon cher MonsieurRouletabille, fit-il… Voyez donc la prisonnière !… Constatezcomme on l’a ligotée !… Ses cordes, certainement, lui fontmal !… comment peut-on traiter ainsi une jeune fille del’aristocratie ?… Ces révolutionnaires sont vraiment desbrutes !…

La vérité était que Natacha s’était mise trèslibrement au gouvernail et, pendant que les autres nageaient,dirigeait la légère embarcation sur l’endroit de la plage qui avaitdû lui être indiqué…

Et, bientôt, la proue du canot entra dans lesable.

Il semblait qu’il n’y eût sur la grève aucuneâme.

C’est ce dont les hommes du canot, qui setenaient debout maintenant, semblaient se rendre compte… et troisd’entre eux sautèrent ; puis ce fut le tour de Natacha… Elleaccepta la main de ceux qui l’aidaient, tout en conversant trèsamicalement avec eux. Elle eut même un geste pour serrer la main del’un d’eux. La petite troupe s’avança sur le sable…

Pendant ce temps, on pouvait voir les fauxmoujiks qui, prêts à bondir, s’étaient glissés à platventre jusque sur le dessus du remblai.

Derrière son volet, Koupriane ne put retenirun mouvement de joie ; il venait de reconnaître quelquesfigures du groupe, et il murmura :

– Eh ! eh ! Voilà Priemkoflui-même et les autres !… Gounsovski a raison et il estfameusement renseigné ; décidément, son système a dubon !… Quel coup de filet !…

Et il n’en respira plus, dans l’attente de cequi allait se passer…

Il pouvait voir encore, du côté de la baie, auras du sol, se dissimulant derrière les moindres monticules,d’autres faux moujiks… Il en était de même du côté desbois de Sestroriesk… Le groupe des révolutionnaires, que suivaitlibrement Natacha, s’était arrêté pour parlementer… encore trois,deux minutes peut-être, et ils allaient être entourés… cernés, prisau piège. Soudain, un coup de feu retentit dans la nuitcommençante, et le groupe, à toute allure, rebroussait chemin,courait silencieusement à la mer, tandis que, de toutes parts,surgissaient les agents qui se précipitaient, luttaient, seruaient, poussaient des cris… mais des cris de rage, car le groupegagnait du côté de la grève, gagnait… on voyait Natacha, qui étaitsoutenue par Priemkof lui-même, repousser l’aide du nihiliste quine voulait pas l’abandonner. Elle finit par le rejeter et, voyantqu’elle allait être rejointe, s’arrêta, attendant l’ennemistoïquement, les bras croisés. Cependant, ses trois autrescompagnons avaient réussi à se jeter dans le canot, et déjà ilsfaisaient force de rames, tandis que les hommes de Koupriane,entrés dans l’eau jusqu’à la poitrine, déchargeaient leursrevolvers dans la direction des fuyards… Ceux-ci, peut-être dans lacrainte de blesser Natacha, ne répondirent point aux coups de feu.Quand ils accostèrent le cotre, le bateau était prêt… et ilrepartit à tire-d’aile vers le mystère des fjords de Finlande,hissant audacieusement à sa poupe la flamme noire de larévolution…

Maintenant, dans la salle de latouba, les agents, tremblants de la colère de Koupriane,sont entassés. Le maître de la police laisse éclater sa fureur etles traite comme les derniers et les plus infâmes des animaux de lacréation. La capture de Natacha ne saurait le calmer. Il avait tropespéré, et la stupidité de ses hommes lui a fait perdre tout sonsang-froid. S’il avait eu un fouet sous la main, il se seraitsoulagé avec plus de facilité. Natacha, debout, dans un coin, levisage singulièrement calme, regarde cette extraordinaire scène deménagerie où le dompteur lui-même semble être changé en bête fauve.Dans un autre coin, Rouletabille fixe Natacha qui ne semble points’apercevoir de sa présence… Ah ! cette figure fermée pourtous !… pour tous !… même pour lui qui avait cru lire,naguère, sur ses traits, dans ses yeux, des choses invisibles pourles autres vulgaires hommes… figure impassible de cette fille donton avait tenté, quelques heures auparavant, d’assassiner le père,et qui venait de serrer la main de Priemkof, l’assassin !… Unmoment elle tourna la tête légèrement du côté de Rouletabille. Lereporter tendit alors son visage ardent vers elle, la brûla de sesyeux qui lui disaient : « n’est-ce pas, Natacha, que tun’es pas la complice des assassins de ton père ? N’est-ce pas,Natacha, que ce n’est pas toi qui as versé lepoison ?… »

Mais le regard de Natacha tourna, sansrencontrer celui de Rouletabille. Ah ! ce masque mystérieux etfroid, cette bouche qui avait, dans le moment, un sourireétrangement amer et impudent, un sourire atroce qui semblait direau reporter : « Si ce n’est pas moi qui ai versé lepoison, c’est donc toi ! » c’était le masque bien connudes petites filles terribles dont parlait tout à l’heure Koupriane,des petites filles qui lisent et qui viennent, la lecture faite,d’accomplir quelque chose de terrible, quelque chose pour quoi, detemps en temps, on attache une bonne corde au cou de toutes cespetites femelles !

Enfin, Koupriane est au bout de sa bave etfait un signe. Les hommes sortent dans un silence épouvanté.

Deux d’entre eux restent pour garder Natacha.On entend dehors le bruit d’une voiture qui vient de Sestroriesk,et qui doit certainement conduire la jeune fille aux cachots dePierre et Paul. Un dernier geste du préfet de police et les mainsbrutales des deux gardes s’abattent sur les poignets fragiles de laprisonnière. Ils la bousculent, la jettent dehors, en la heurtantaux murailles, passent sur elle la colère qui leur vient desreproches de leur chef. Quelques secondes plus tard la voitures’éloigne pour ne plus s’arrêter qu’au-dessus des tombes moisiespar les eaux du fleuve, et dans lesquelles on descend, avant lamort, les petites filles terribles qui ont trop lu, sans lecomprendre peut-être tout à fait, Monsieur Kropotkine.

À son tour, Koupriane s’apprête à partir.Rouletabille l’arrête :

– Excellence ! je désirerais avoirl’explication de la colère que vous avez montrée tout à l’heuredevant vos hommes !

– Ce sont des brutes ! s’écrie leMaître de police, de nouveau hors de lui… Ils m’ont fait rater leplus beau coup de filet de ma vie !… Ils se sont jetés sur legroupe deux minutes trop tôt !… l’un d’eux a tiré un coup defeu qu’ils ont pris pour un signal et qui n’a réussi qu’à avertirles nihilistes !… mais je les laisserai pourrir tous aucachot… jusqu’à ce que je sache qui a tiré ce coup defeu-là !

– Ne cherchez pas plus longtemps !fait Rouletabille. C’est moi !…

– C’est vous ? Vous étiez donc sortide la touba ?

– Oui, pour les avertir !… Mais j’aiencore tiré trop tard, puisque vous avez pris Natacha !

Les yeux de Koupriane lançaient desflammes :

– Vous êtes leur complice, à tous !lui jeta-t-il dans la figure. Et je vais de ce pas demander au Tsarla permission de vous arrêter !

– Dépêchez-vous donc, Excellence,répondit froidement le reporter, car les nihilistes, qui ontégalement à régler un petit compte avec moi, pourraient bienarriver avant vous !…

Et il le salua.

XV – « Je vousattendais ! »

À l’hôtel, une lettre de Gounsovski :« n’oubliez pas, cette fois, de venir demain déjeuner avecmoi. Bon souvenir d’amitié de Madame Gounsovski. » Nuithorrible sans sommeil, nuit toute retentissante des bruits del’explosion, des clameurs des blessés.

Ombre solennelle du père Alexis, tendant àRouletabille une fiole remplie de poison et lui disant :« c’est Natacha ou toi ! » puis, surgissant dans lesténèbres, le spectre au front ensanglanté de Michel Nikolaïevitch,l’innocent !

Au matin, lettre du Maréchal de la Cour.

Monsieur le Maréchal ne devait pas avoir unetrès bonne nouvelle à apporter au jeune homme, car c’est en destermes sans enthousiasme qu’il l’invitait à déjeuner pour le jourmême, de très bonne heure, à midi… désireux qu’il était de voir unefois encore le reporter, avant son départ pour la France.

« Allons bon ! se dit Rouletabille,voici mon congé que m’apporte M. Le Maréchal ! » et il enoublia, cette fois encore, le déjeuner Gounsovski. Le rendez-vousétait au grand restaurant de l’ours.

Rouletabille y entra à midi. Il demanda auschwitzar si le grand Maréchal de la Cour était arrivé. Illui fut répondu qu’on ne l’avait pas encore vu, et on le conduisitdans une immense salle où ne se trouvait encore qu’une personne.Celle-ci, debout devant la table des zakouskis,s’empiffrait. Au bruit que firent les pas de Rouletabille sur leparquet, l’unique client affamé se retourna et leva les bras auciel en reconnaissant le reporter. Quant à celui-ci, il auraitdonné tous les roubles qui étaient dans sa poche pour n’avoir pasété reconnu. Mais il se trouvait déjà en face de l’avocat, célèbrepour son fameux coup de fourchette, l’aimable Athanase Georgevitch,la tête tout emmaillotée de bandes, de pansements au milieudesquels on n’apercevait distinctement que les yeux et surtout labouche.

– Comment cela va, petit ami ?

– Et vous ?

– Oh ! moi, ce ne sera rien queça ! Dans huit jours on n’en parlera plus donc !

– Quelle terrible histoire ! dit lereporter. J’ai bien cru que nous étions tous morts !

– Non ! non ! Ce n’est rien queça ! Nitchevo !…

– Et ce pauvre GaspadineTchichnikof, avec ses deux jambes cassées ?

– Eh ! Nitchevo !… Ila deux bons solides appareils qui lui referont deux bonnes solidesjambes ! Nitchevo ! Ne pensons plus à ça. Cen’est rien !… Vous venez déjeuner ici ? Très bonne maisoncélèbre ici !… Caracho !

Il s’empressa de lui en faire les honneurs. Oneût dit que le restaurant lui appartenait. Il en vantaitl’architecture et la cuisine « à la française ».

– Connaissez-vous, lui disait-il, uneplus grande salle de restaurant « chic » aumonde ?…

De fait, il semblait à Rouletabille, quilevait la tête vers la haute voûte vitrée, qu’il se trouvait dansun hall de gare où était attendu un illustre voyageur, car il yavait des fleurs et des plantes partout. Mais le visiteur que lehall attendait, c’était le mangeur russe ! L’ogre qui nemanquait jamais de venir manger chez l’ours ! Montrant lesrangées de tables qui alignaient leurs nappes blanches et leursservices éclatants, Athanase Georgevitch, la bouche pleine,disait :

– Ah ! cher petit Monsieur français,il faut voir cela à souper, avec les femmes, et les bijoux, et lamusique ! On n’a aucune idée de cela en France, aucune. Lagaieté, le champagne !… Et des bijoux, Monsieur, pour desmillions de millions de roubles !… nos femmes sortent tout,tout ce qu’elles ont. Elles sont parées comme les saintes châsses…tous les bijoux de famille, tout le fond des coffrets !Ah ! c’est magnifique, tout à fait russe ! Moscovite… quedis-je ? Asiate !… Monsieur !… le soir, dans lafête, nous sommes asiates ! Je vais vous dire quelque chose àl’oreille… Vous voyez que cette énorme salle est entourée defenêtres à balcons… chacune de ces fenêtres donne sur un cabinetparticulier… tenez, Monsieur, cette fenêtre-là… oui, là… c’était lecabinet du Grand-Duc… oui, lui-même… un joyeux Grand-Duc. Eh bien,un soir où il y avait ici un monde fou !… des familles,Monsieur ! Des familles… d’honorables familles… la fenêtre dubalcon s’est ouverte… et une femme toute nue, toute nue comme cettemain, Monsieur, a été jetée dans la salle qu’elle a traversée encourant…

« C’était un pari, Monsieur, un pari dujoyeux Grand-Duc… et la demoiselle l’a gagné ! Mais quelscandale !… Ah ! n’en parlons plus !… cela nousporterait malheur !… Mais est-ce assez asiate, hein ?…vraiment asiate ?… Et cela, qui est beaucoup plus triste,tenez, à cette table… c’était la nuit du 1er janvierrusse… à souper… une réunion de toute beauté… toute la capitale.Là, au fond, la musique, à minuit juste, venait de commencer leBodje tsara krani, pour l’inauguration de la joyeuse annéerusse, et tout le monde s’était levé, comme de juste, et écoutaiten silence, comme il faut, loyalement… eh bien, à cette table… il yavait, avec sa famille, un jeune étudiant très bien, très correct,en uniforme… Ce malheureux jeune étudiant, qui s’était levé, commetout le monde, pour écouter le Bodje tsara krani, mit, parmégarde, son genou sur une chaise. Alors, vraiment, la positionn’était plus déjà correcte : mais ce n’était pas une raisonpour le tuer, n’est-ce pas ? Certainement non ! Eh bien,une brute en habit, un monsieur très chic, a pris dans sa poche unrevolver et l’a déchargé sur l’étudiant, à bout portant… Vouspensez quel scandale, l’étudiant était mort !… Il y avait là,à côté, des journalistes de Paris qui n’en revenaient pas, maparole ! M. Gaston Leroux, tenez, était à cette table,quel scandale !… Il y a eu une bataille. On a cassé descarafes sur la tête de l’assassin, car c’était, ni plus ni moins,un assassin, un buveur de sang… un asiate ! On a enlevél’assassin qui saignait de toutes parts pour le soigner ;quant au mort, il resta étendu là, sous une nappe, attendant lapolice… et les soupeurs ont continué de boire aux autres tables…Est-ce assez asiate ?… Ici, la femme nue… là, un cadavre… etles bijoux et le champagne ?… qu’est-ce que vous dites deça ?…

– Son Excellence le grand Maréchal de laCour vous attend, Monsieur !

Rouletabille serra la main d’AthanaseGeorgevitch qui retourna à ses zakouskis et suivitl’interprète qui lui entr’ouvrit la porte d’un cabinetparticulier.

Le haut dignitaire était là. Avec cettepolitesse pleine de charme dont les Russes de la haute société ont,plus que tous autres, le secret, le Maréchal fit entendre àRouletabille qu’il avait cessé de plaire.

– Vous avez été très desservi parKoupriane, qui vous rend responsable des échecs qu’il a essuyésdans cette affaire.

– M. Koupriane a raison, réponditRouletabille. Et Sa Majesté doit le croire puisque c’est la vérité.Mais ne craignez plus rien de moi, Monsieur le grand Maréchal, carje ne gênerai plus M. Koupriane, ni personne… Je vaisdisparaître !

– Je crois que Koupriane s’est déjàchargé du visa de votre passeport…

– Il est bien bon, et il se donne bien dumal…

– Tout cela est un peu de votre faute,Monsieur Rouletabille… nous croyions pouvoir vous considérer commeun ami… et vous n’avez jamais manqué, paraît-il, l’occasion deprêter votre concours à nos ennemis…

– Qui est-ce qui dit cela ?

– Koupriane !… Oh ! il fautêtre avec nous !… et vous n’êtes pas avec nous !… et,quand on n’est pas avec nous, on est contre nous !… Vouscomprenez, n’est-ce pas, je crois ? Il le faut ! Lesterroristes en sont revenus aux procédés des nihilistes, qui onttrop bien réussi contre Alexandre II. Si je vous disais qu’ils sontparvenus à se ménager des intelligences jusque dans le palaisimpérial !…

– Oui, oui ! fit Rouletabille, d’unevoix lointaine, comme s’il était déjà détaché de toutes lescontingences de ce monde… Je sais que le Tsar Alexandre II trouvaitquelquefois, sous sa serviette, une lettre renfermant sacondamnation à mort…

– Monsieur, il s’est passé, hier matin,au château, un événement qui est peut-être plus effrayant que cettelettre trouvée par Alexandre II sous sa serviette…

– Quoi donc ? On a découvert desbombes ?

– Non !… c’est un événement bizarreet incroyable… les édredons, tous les édredons de la familleimpériale ont disparu hier matin.

– Non !…

– C’est comme je vous le dis !… etil a été impossible de savoir ce qu’ils étaient devenus… jusqu’àhier soir où on les a retrouvés à leur place, dans les chambres.Nouveau mystère !

– Oui-da !… Et par où doncétaient-ils passés ?

– Est-ce qu’on le saura jamais ?… Ona retrouvé seulement deux plumes, ce matin, dans le boudoir del’impératrice, ce qui tend à faire croire que les édredons ont dûau moins passer par là… Ces plumes, les voici, je dois les porter àKoupriane.

– Montrez voir ! pria lereporter.

Rouletabille regarda les plumes et les renditau Maréchal en lui demandant :

– Et quelles conclusions tirez-vous delà ?

– Nous sommes d’avis qu’il faut voir dansce fait un avertissement des révolutionnaires… Du moment qu’ilspeuvent enlever les édredons, vous pensez qu’il leur serait aussifacile d’enlever…

– La famille impériale ?… Non, je nepense pas que ce soit cela !…

– Et que pensez-vous donc ?

– Moi, plus rien !… Non seulement jene pense plus rien… mais je ne veux plus penser à rien… dites-moi,Monsieur le grand Maréchal, il est bien inutile, n’est-ce pas,qu’avant mon départ, j’essaie de voir Sa Majesté ?…

– À quoi bon ! Monsieur !Maintenant, nous savons tout !… Cette Natacha, que vous avezdéfendue contre Koupriane, était bien la coupable… La dernièreaffaire ne doit plus, raisonnablement, nous laisser aucun doute. Etelle est réglée dès maintenant. Sa Majesté ne veut plus entendreparler de Natacha sous aucun prétexte.

– Et qu’allez-vous faire de cette jeunefille ?

– Le Tsar a décidé qu’il n’y aurait aucunprocès et que la fille du Général Trébassof serait dirigéeadministrativement sur la Sibérie. Le Tsar, Monsieur, est bien bon,car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait.

– Oui, oui, le Tsar est bienbon !…

– Comme vous êtes triste, MonsieurRouletabille, vous ne mangez pas ?…

– Pas d’appétit, Monsieur le Maréchal…Dites-moi, l’Empereur doit bien s’ennuyer àTsarskoïe-Selo ?

– Oh ! il a tant àtravailler !… Il se lève à sept heures ! Petit déjeuneranglais, tea and toasts. À huit heures, il se metau travail jusqu’à dix. De dix à onze, promenade…

– Dans le préau ? demandainnocemment Rouletabille.

– Vous dites ?… Ah ! vous êtesun enfant terrible !… certainement, vous faites bien de vousen aller… certainement. Jusqu’à onze heures, il se promène doncdans une allée du parc… de onze heures à une heure,réception ; à une heure, déjeuner jusqu’à deux heures etdemie, en famille.

– Qu’est-ce qu’il mange ?

– De la soupe ! Sa Majesté adore lasoupe ! Elle en prend à chaque repas. Après le repas, ellefume, mais jamais le cigare… toujours la cigarette, cadeau duSultan… et elle ne boit qu’une seule liqueur : le marasquin. Àdeux heures et demie, elle va prendre un peu l’air… dans son parc,toujours… puis elle se remet au travail jusqu’à huit heures :un travail effrayant, colossal de paperasses et de signatures. Pasde secrétaire pouvant lui démêler cette ingrate et bureaucratiquebesogne. Il faut signer, signer, signer, lire, lire, lire desrapports. Et c’est le travail sans commencement et sans fin ;des rapports s’en vont, d’autres arrivent. À huit heures,dîner ; et puis encore des signatures, le travail jusqu’à onzeheures. À onze heures, elle se couche…

– Et elle s’endort au bruit rythmé du pasdes gardes sur le chemin de ronde… termine Rouletabille, sanssourciller.

– Oh ! jeune homme ! jeunehomme !…

– Pardonnez-moi, Monsieur le grandMaréchal, dit le reporter en se levant… je suis, en effet, un trèsmauvais esprit et je sais que je n’ai plus rien à faire en ce pays.Vous ne me verrez plus, Monsieur le grand Maréchal ; mais,avant de partir, je tiens à vous dire combien j’ai été touché del’hospitalité de votre grande Nation. Cette hospitalité estquelquefois un peu dangereuse, mais elle est toujours magnifique.Il n’y a que les Russes au monde qui sachent recevoir, Excellence,et je le dis comme je le pense ; ça ne m’empêche pas de vousquitter, car vous savez aussi mettre à la porte !… Adieudonc !… sans rancune !… Mes hommages très respectueux àSa Majesté… Ah ! Encore un petit mot… vous vous rappelez queNatacha Féodorovna était fiancée à ce pauvre Boris Mourazof… encoreun qui a disparu et qui, avant de disparaître, m’a chargé de faireremettre à la fille du Général Trébassof ce dernier souvenir… cesdeux petites icônes… Je vous en charge, Monsieur le grandMaréchal !… Votre serviteur, Excellence !…

Rouletabille redescendit la grandekaniouche… « Maintenant, se disait-il, c’est à montour d’acheter mes cadeaux… » Et il traversa, à pas lents, laplace des grandes-écuries, le pont du canal Katherine. Il entradans Aptiekarski-pereoulok et alla pousser la porte dupère Alexis, sous la voûte, au fond de son obscure cour.

– Salut et prospérité, AlexisHütch !…

– Ah ! C’est toujours toi,petit ! Eh bien ? Koupriane t’a fait part du résultat demes analyses ?

– Oui, oui… Dis-moi, Alexis Hütch, tu net’es pas trompé, dis ?… Tu ne penses pas t’être trompé ?…réfléchis bien avant de répondre. C’est une question de vie ou demort !…

– Pour qui ?…

– Pour moi !…

– Pour toi, petit grand ami !… Tuveux rire… ou faire pleurer ton vieux père Alexis ?…

– Réponds !…

– Non ! je ne puis m’êtretrompé !… La chose est aussi sûre que nous sommes là tous lesdeux : arséniate de soude dans les maculations des deuxserviettes… trace d’arséniate de soude dans deux des quatre verres…rien dans la carafe, rien dans la petite bouteille, rien dans lesdeux autres verres… Je le dis devant toi et devant Dieu !…

– C’est bien cela ! Merci, AlexisHütch. Koupriane n’aurait pas voulu me tromper… Ce n’est pas unecrapule… Eh bien, voilà… Sais-tu, Alexis Hütch, qui a versé lepoison ?… c’est elle ou moi !… et, comme ce n’est pasmoi, c’est elle !… et puisque c’est elle, moi, je vaismourir !

– Tu l’aimes donc, elle ? demanda lepère Alexis.

– Non ! répondit Rouletabille avecun sourire désenchanté. Non, je ne l’aime pas… mais, si c’est ellequi versait le poison, ce n’est pas Michel Nikolaïevitch, et moi,j’ai fait tuer Michel Nikolaïevitch. Tu vois bien que, moi, je doismourir. Montre-moi tes belles images…

– Ah ! mon petit, si tu voulaispermettre à ton vieil Alexis de te faire un cadeau, je t’offriraisbien ces deux pauvres icônes, qui sont certainement de la meilleureépoque du couvent de Troïtza… regarde comme elles sont belles, etvieilles, et patinées. As-tu jamais vu une aussi belle Mère deDieu. Et ce saint Luc, crois-tu qu’on lui a soigné la main,hein ?… deux petites merveilles, petit ami… Si les vieuxmaîtres de Salonique revenaient au monde, ils seraient contents deleurs élèves de Troïtza… mais il ne faut pas te tuer à tonâge !…

– Allons ! Batouchka (petitpère), j’accepte ton cadeau, et si je rencontre, sur un prochainchemin, les vieux maîtres de Salonique, je ne manquerai point deleur dire qu’ils n’ont personne, ici-bas, pour les apprécier commecertain petit père d’Aptiekarski-pereoulok, AlexisHütch !…

Ce disant, Rouletabille enveloppait et mettaitdans sa poche les deux petites icônes. Ce saint Luc plairaitcertainement à Sainclair. Quant à la Mère de Dieu, elle irait toutdroit, bien sûr, à la dame en noir.

– Comme tu es triste, petit fils !Et comme ta voix me fait de la peine !

Rouletabille détourna la tête pour voir entrerdeux moujiks qui portaient un long panier.

– Que voulez-vous ? leur demanda lepère Alexis en russe, et qu’est-ce qui vous amène ? Avez-vousl’intention de remplir votre panier de mes marchandises ?Auquel cas je vous salue bien et suis votre serviteur.

Mais les deux autres ricanèrent :

– Oui, oui, nous sommes venus justementpour débarrasser la boutique d’une vilaine marchandise quil’encombre.

– Que voulez-vous dire ? interrogeaAlexis Hütch assez inquiet, et s’approchant de Rouletabille :petit, regarde-moi donc ces gens-là, leur tête ne me revient pas etje ne comprends pas où ils veulent en venir…

Rouletabille regarda les nouveaux venus quis’approchaient du comptoir, après avoir déposé leur grand panierprès de la porte. Ils avaient une allure sarcastique et méchammentmoqueuse qui le frappa tout d’abord. Alors, pendant qu’ilscontinuaient à jargonner avec le père Alexis, il bourra sa pipe, ettranquillement l’alluma. Sur ces entrefaites, la porte fut denouveau poussée et trois autres hommes entrèrent, habilléssimplement comme de bons petits tchinownicks. Eux aussiavaient de drôles de façons en regardant tout autour d’eux dans laboutique. Le père Alexis s’effarait de plus en plus et les autreslui riaient indécemment à la barbe.

– Je parie que ces gens-là sont venuspour me voler !… s’écria-t-il en français… qu’en dis-tu, petitfils ? Si j’appelais la police ?

– Garde-t-en bien, répondit Rouletabille,impassible. Ils sont tous armés. Ils ont des revolvers dans leurspoches !…

Aussitôt, le père Alexis commença à claquerdes dents… Comme il tentait de se rapprocher de la porte de sortie,il fut assez brutalement repoussé et un dernier personnage entra.Celui-ci était fort correctement mis. C’était tout à fait ungentleman, sauf qu’il avait une casquette à visière de cuir sur latête.

– Ah ! mais, dit-il tout de suite enfrançais, c’est le jeune journaliste français de l’hôtel de lagrande morskaïa… Salutation et bonne santé… Je vois avecplaisir que vous aussi vous appréciez les conseils de notre cherpère Alexis…

– Ne l’écoutez pas, petit ami, je ne leconnais pas ! s’écria encore Alexis Hütch.

Mais le gentleman de la Névacontinuait :

– C’est un homme tout près de la premièrescience et par conséquent pas bien loin de la divinité ; c’estun saint homme qu’il est bon de consulter dans les moments oùl’avenir paraît difficile. Il sait lire comme pas un – le père JeanDe Cronstadt excepté, pour être fidèle à la vérité – sur lesfeuilles de cuir de taureau où des anges maudits ont tracé lesmystérieux signes du destin… (ici le gentleman s’empare d’unevieille paire de bottes éculées qu’il jette sur le comptoir aumilieu des icônes). Père Alexis ! Ceci n’est peut-être pointdu cuir de taureau, mais peut-être bien de vache. Peux-tu lireencore sur ce cuir de vache l’avenir de ce jeune homme ?…

Mais ici Rouletabille s’avance vers legentleman, et lui lance une énorme bouffée de sa pipe en pleinefigure.

– Inutile, Monsieur, dit Rouletabille, deperdre votre temps et votre salive, je vous attendais !

XVI – Devant le tribunalrévolutionnaire

Seulement, Rouletabille ne voulut jamaisentrer dans le panier. Il ne consentit à se laisser désarmer quesur la promesse certaine qu’on allait lui faire avancer unevoiture. Celle-ci roula jusque dans la cour et, pendant que le pèreAlexis était maintenu, revolver sur le front, dans sa boutique, lereporter monta tranquillement dans son landau, en fumant sa pipe.Celui qui paraissait le chef de la bande (le gentleman de la Néva)monta avec lui et s’assit à son côté. Des volets glissèrent àchaque fenêtre, fermant toute communication avec le dehors,cependant qu’une petite lanterne était allumée à l’intérieur. Etl’équipage s’ébranla. Il était conduit par deux hommes au manteaubrun dont le col était garni de faux astrakan. Lesdvornicks saluèrent, croyant avoir affaire à la police. Leconcierge fit le signe de la croix.

Cette promenade dura plusieurs heures sansautres incidents que ceux que faisaient naître les énormes cahotsqui jetaient les deux voyageurs de l’intérieur l’un sur l’autre.Ceci eût pu être l’objet d’un début de conversation, et legentleman de la Néva l’essaya, mais en vain. Rouletabille ne luirépondait pas. À un moment, cependant, le gentleman, quis’ennuyait, devint tellement énervant, que le reporter finit parlui dire d’un petit ton net qu’il prenait volontiers quand onl’agaçait :

– Je vous en prie, Monsieur, laissez-moifumer tranquillement ma pipe.

Sur quoi le gentleman s’employa à baisserprudemment le haut d’un volet, car il commençait à étouffer.

Enfin, après bien des cahots, un arrêt pendantlequel on changea de chevaux, le gentleman pria Rouletabille de selaisser bander les yeux. « Voilà le moment venu ! Ilsvont me pendre sans autre forme de procès ! » pensa lereporter, et quand, aveuglé par le bandeau, il se sentit soulevésous les bras, il eut toute une révolte de l’être, de l’être qui,maintenant qu’il était sur le point de mourir, ne voulait plusmourir. Rouletabille se serait cru plus fort, plus courageux, plusstoïque en tous cas. Mais l’instinct reprenait le dessus,l’instinct de la conservation qui ne voulait plus rien savoir despetites bravades du reporter, de ses belles manières héroïques, deses poses pour bien mourir, car l’instinct de la conservation, quiest, comme son vilain nom l’indique, essentiellement matérialiste,ne demandait, ne pensait, lui, qu’à vivre. Et c’est lui qui avaitlaissé s’éteindre la dernière pipe de Rouletabille !

Le jeune homme était furieux contre lui-mêmeet il pâlit de la peur de ne pouvoir se dompter. Et il se dompta etses membres, qui s’étaient raidis au contact des autres membres quile faisaient prisonnier, se détendirent et il se laissaconduire.

Vraiment il avait honte de cettedéfaillance.

Rouletabille avait déjà vu des hommes mourir,qui savaient qu’ils allaient mourir. La tâche de reporter l’avaitconduit, plus d’une fois, au pied de la guillotine. Et les gensqu’il avait vus là étaient morts bravement. Chose extraordinaire,les plus criminels étaient ordinairement les plus braves.

Sans doute avaient-ils eu le loisir, enpensant longtemps à l’avance à cette minute-là, de s’y préparer.Mais ils affrontaient la mort presque avec négligence, trouvantmême la force de dire des choses, banales ou redoutables, à ceuxqui les entouraient. Il se rappelait surtout un gamin de dix-huitans, qui avait assassiné lâchement une vieille femme et deuxenfants au fond d’une ferme, et qui avait marché à la mort sanstrembler, rassurant le prêtre et le procureur, prêts à se trouvermal à ses côtés. Ne serait-il donc pas aussi brave que ce lâcheenfant-là ?…

On lui fit gravir quelques marches et ilsentit qu’il pénétrait dans l’atmosphère étouffante d’une salleclose. On lui enleva son bandeau. Il était dans une pièce d’aspectsinistre où se tenait une assez nombreuse compagnie.

Entre ces murs blêmes et nus, ils étaient bienlà une trentaine de jeunes gens dont quelques-uns paraissaientaussi jeunes que Rouletabille, avec des yeux bleus candides et unteint pâle. D’autres, plus âgés, avaient des types de christs, nonpoint des christs animés d’Occident, mais tels qu’on les voitpeints sur les panneaux de l’école byzantine et qu’on les trouveenchâssés dans les icônes aux ciselures d’argent et d’or. Leurslongs cheveux, séparés par une raie médiane, leur tombaient en unflot bouclé et doré sur les épaules. Les uns étaient appuyés contrela muraille, debout, immobiles. D’autres étaient assis par terre,les jambes croisées. La plupart étaient vêtus de paletots, achetésd’occasion dans les bazars. Mais il y avait aussi des hommes de lacampagne, avec leurs peaux de bêtes, leurs sayons, leurs touloupes.L’un d’eux avait des lacis de cordelettes autour des jambes etétait chaussé de souliers d’osier. Le contraste de quelques-unes deces figures graves et attentives attestait qu’il y avait là commeune sélection du parti révolutionnaire tout entier. Au fond de lapièce, derrière une table, se tenaient assis trois jeunes gens,dont l’aîné pouvait avoir vingt-cinq ans et qui avait la figuredouce de Jésus, aux jours de fête, sous les rameaux.

Au milieu de la pièce, une petite table, toutenue, était là, sans utilité apparente.

Sur la droite, une autre table sur laquelletraînaient des papiers, des plumes, des encriers.

C’est là que l’on conduisit Rouletabille etqu’on le pria de s’asseoir. Alors il vit qu’à côté de lui un hommeétait debout. Sa figure était pâle et défaite, hâve. Ses yeuxbrillaient d’un feu sombre.

Malgré la déformation effrayante de laphysionomie, Rouletabille reconnut un des amis inconnus queGounsovski avait amené avec lui au souper de Krestowsky. Lereporter pensa que, depuis, il lui était arrivé malheur. On étaiten train de juger cet homme. Celui qui semblait présider cesétranges débats prononça un nom :« Annouchka ! » Une porte s’ouvrit et Annouchkaparut.

C’est tout juste si Rouletabille put lareconnaître, tant elle était attifée en pauvresse russe, avec sonjupon de flanelle rouge et le mouchoir qui, noué sous le menton,enfermait sa magnifique chevelure.

Aussitôt elle déposa en russe contre l’hommequi protestait et que l’on faisait taire. Elle sortit de sa pochedes papiers qui furent lus tout haut et qui parurent écraserl’accusé. Celui-ci se laissa retomber sur son banc. Il grelottait.Il se cacha la tête dans ses mains et Rouletabille voyait tremblerses mains. L’homme garda cette position pendant les autrestémoignages qui, par instant, soulevaient des murmuresd’indignation vite réprimés. Annouchka était remontée avec lesautres contre le mur, dans l’ombre qui envahissait de plus en plusla pièce, en cette fin de jour lugubre. Deux fenêtres aux carreauxsales et dépolis laissaient passer difficilement la lueur blêmed’un pauvre crépuscule.

Bientôt on ne vit plus que toutes ces figuresimmobiles contre les murs, pareilles à des visages de fresques dontles siècles ont effacé les couleurs, au fond des couventsorthodoxes…

… Maintenant, quelqu’un au fond de l’ombre etdu silence effrayant lisait quelque chose : le jugement sansdoute.

Et puis la voix se tut.

Et puis, du mur, quelques figures sedétachèrent, s’avançèrent.

Alors, l’homme, auprès de Rouletabille, sereleva, d’un bond sauvage, et cria des choses rapides, farouches,suppliantes, menaçantes… et puis, plus rien que des râles… Lesfigures qui s’étaient détachées du mur lui avaient sauté à lagorge.

Le reporter dit : « c’estlâche !… » La voix d’Annouchka, là-bas, au fond del’ombre, lui répondit : « c’est juste ! » MaisRouletabille était satisfait d’avoir dit cela, parce qu’il s’étaitprouvé à lui-même qu’il pouvait encore parler. Son émotion étaittelle, depuis qu’on l’avait poussé au sein de cette sinistre etexpéditive assemblée de justice révolutionnaire, qu’il ne pensaitqu’à la terreur de ne pouvoir leur parler, leur dire quelque chose,n’importe quoi qui leur prouverait qu’il n’avait pas peur !…Eh bien, c’était parti !… Il ne leur avait pas envoyédire : « c’est lâche ! » Et il croisa les bras.Mais bientôt il dut détourner la tête, pour ne pas voir jusqu’aubout à quoi servait la petite table qui se trouvait au milieu de lapièce, sans utilité apparente.

Ils avaient transporté l’homme qui sedébattait encore sur la petite table. Et ils lui passaient unecorde au cou. Et l’un des « justiciers », un de cesjeunes hommes blonds qui ne paraissaient pas être plus âgés queRouletabille, était monté sur la table et glissait l’autre bout dela corde dans un gros piton qui était enfoncé dans une poutre duplafond. Pendant ce temps, la bataille continuait autour dessoubresauts du corps de l’homme et on entendait le bruit de soufflede forge du râle de l’homme. Enfin, l’homme fut pendu et la petitetable mise de côté, pour qu’il eût toute la place de se débattrejusqu’au dernier souffle. Mais son dernier souffle fut expiré dansune secousse telle que l’appareil de mort céda, corde et piton, etque le mort roula par terre.

Rouletabille poussa un cri d’horreur :« Vous êtes des assassins ! fit-il… Mais est-il mort aumoins ? » c’est ce dont les figures pâles aux cheveuxblonds s’assurèrent. Il l’était. Alors on apporta deux sacs et lemort fut glissé dans l’un d’eux.

Rouletabille leur dit :

– Vous êtes plus braves quand vous tuezpar l’explosion, vous savez !…

Il regrettait amèrement de n’être point mortla veille. Il ne faisait pas le brave. Il leur parlait bravement,mais il tremblait à son tour. Cette mort-là l’épouvantait. Ilévitait de regarder l’autre sac. Il sortit de sa poche les deuxicônes de saint Luc et de la Mère de Dieu et il pria. Et il pleuraen pensant à la dame en noir.

Une voix, dans l’ombre, dit :

– Il pleure, le pauvre petit !C’était la voix d’Annouchka.

Rouletabille sécha ses larmes etdit :

– Messieurs, l’un de vous a bien unemère…

Mais toutes les voix lui répondirent :« Non ! non ! Nous n’avons plus demères ! »… « Ils les ont tuées ! »disaient les uns… « Ils les ont envoyées enSibérie ! » disaient les autres…

– Eh bien, moi, j’ai encore une mère, fitle pauvre gosse… Je n’aurai pas eu beaucoup le temps del’embrasser… c’est une mère que j’avais perdue le jour de manaissance et que j’ai retrouvée, mais seulement… on peut le dire…le jour de ma mort… je ne la reverrai plus… j’avais un ami, je nele reverrai plus non plus… j’ai là deux petites icônes pour eux… etje vais leur écrire, si vous le permettez, une petite lettre…Jurez-moi que vous leur ferez parvenir tout cela…

– Je le jure ! fit, en français, lavoix d’Annouchka.

– Merci, Madame, vous êtes bonne. Etmaintenant, Messieurs, c’est tout ce que je vous demanderai. Jesais que je suis ici pour répondre à des accusations fort graves.Permettez-moi de vous dire tout de suite que j’en reconnais lebien-fondé. En conséquence, il ne saurait y avoir aucune discussionentre nous : j’ai mérité la mort, je l’accepte. Aussi, vous mepermettrez de ne point m’intéresser à ce qui va se passer ici. Jevous demanderai simplement, comme dernière grâce, de ne point trophâter votre procédure, pour que je puisse terminer moncourrier.

Sur quoi, content de lui, cette fois-ci, il serassit et se mit à écrire fébrilement. On le laissa tranquille,comme il le désirait. Il ne releva point une seule fois la tête,même aux endroits où un murmure plus accentué de l’assistanceattestait que les crimes de Rouletabille produisaient la plusfâcheuse impression. Et il eut la joie d’avoir achevé entièrementsa correspondance quand on le pria de se lever pour entendre lejugement. Cet entretien suprême qu’il venait d’avoir avec son amiSainclair et avec la chère dame en noir lui avait rendu des forces.Il écouta respectueusement la sentence qui le condamnait à mort,tout en glissant sa langue, peu hygiéniquement, mais suivant unevieille habitude, sur la gomme de ses enveloppes.

C’est ainsi qu’il allait être pendu : 1pour être venu en Russie se mêler d’affaires qui ne regardaientpoint sa nationalité, et cela malgré l’avertissement préalablequ’on lui avait fait tenir en France ; 2 pour n’avoir pointtenu des promesses de neutralité qu’il avait librement faites à unreprésentant du comité central révolutionnaire ; 3 pour avoiressayé de pénétrer le mystère de la datchaTrébassof ; 4 pour avoir fait fouetter et arrêter parKoupriane le compagnon Mataiew ; 5 pour avoir dénoncé àKoupriane la personnalité de deux médecins qui avaient reçu missionde guérir le Général Trébassof. 6 pour avoir fait arrêter NatachaFéodorovna.

Évidemment, c’était plus qu’il n’enfallait.

Rouletabille embrassa ses icônes et les remità Annouchka ainsi que les lettres ; puis il déclara, leslèvres légèrement tremblantes et une sueur froide au front, qu’ilétait prêt à subir son sort.

XVII – La dernière cravate

Le gentleman de la Néva lui dit :« Si ça ne vous fait rien, nous allons sortir dans lacour ».

Rouletabille se rendit compte, en effet, quesa pendaison, dans la pièce où venait d’être prononcé le jugement,avait été rendue impossible par les extravagances du précédentcondamné à mort. Non seulement l’appareil avait cédé, corde etpiton, mais encore une partie de la poutre s’était détachée.

– Ça ne me fait rien ! réponditRouletabille.

Il mentait. Ça lui faisait si bien quelquechose qu’il était devenu subitement plus blanc que sa chemise etqu’il dut s’appuyer au bras du gentleman de la Néva pour lesuivre.

La porte fut ouverte. Tous ces messieurs quiavaient voté sa mort sortirent au milieu du silence le pluslugubre. Et le gentleman de la Néva, qui était décidément chargé delui rendre les derniers devoirs, poussa tout doucement le reporterdans une cour.

Elle était très vaste, entourée d’un haut murde planches ; quelques petits bâtiments, portes closes,s’élevaient à droite et à gauche. Une haute cheminée à moitiédémolie se dressait dans un coin. Rouletabille jugea qu’il devaitêtre dans une ancienne fabrique abandonnée. Au-dessus de lui leciel avait une pâleur de suaire. Un bruit sourd et répété, rythmécomme celui que produit la vague qui roule sur la grève, lui appritqu’il ne devait pas être bien loin de la mer.

Il eut grandement le temps de faire toutes cesconstatations, car on avait arrêté, pour un instant, sa marche ausupplice, et on l’avait fait asseoir, dans la cour, sur une vieillecaisse. À quelques pas de là, sous le hangar où certainement ilallait être pendu, un homme monté sur un escabeau (l’escabeau quiallait servir à Rouletabille tout à l’heure) avait le bras en l’airet enfonçait à coups de marteau un gros piton dans une poutre quipassait au-dessus de sa tête.

Les yeux du reporter, qui n’avaient pas perdul’habitude de faire le tour des choses, s’arrêtèrent encore sur unsac de toile grossière qui gisait sur le sol. Le jeune homme eut unléger tressaillement, car il vit que ce sac avait une formehumaine… il détourna la tête, mais ce fut pour rencontrer le sacvide qui lui était destiné. Alors il ferma les yeux… Un bruit demusique lui parvint du dehors… un bruit de balalaïka. Ilse dit : « Tiens ! nous sommes décidément enFinlande », car il savait que, si la guzla est russe,la balalaïka est plutôt finnoise. C’est une espèced’accordéon dont on voit les paysans jouer mélancoliquement sur leseuil de leur touba. Ainsi en avait-il vu et entendu, unaprès-midi qu’il était allé à Pergalowo et, un peu plus loin, surla ligne de Viborg. Il se représentait la bâtisse où il se trouvaitenfermé avec le tribunal révolutionnaire telle qu’elle devaitapparaître du dehors, au passant : inoffensive, pareille àbeaucoup d’autres, abritant, sous ses toits délabrés d’anciennefabrique abandonnée, quelques ménages d’ouvriers occupés à jouer dela balalaïka sur leur seuil, après les travaux dujour…

Et, soudain, dans la paix ineffable du derniersoir, cependant que la balalaïka pleurait et que l’hommelà-bas essayait la solidité de son clou, une voix, dehors, la voixgrave et profonde d’Annouchka, chanta pour le petit Français :« Pour qui tressons-nous la couronne, de lilas, de rose et dethym ? Quand ma douce main t’abandonne, qui donc portera tacouronne de lilas, de rose et de thym ?… Oh ! parmi voussi quelqu’un peut m’entendre, qu’il vienne me presser la main qu’ilmêle aux miens les pleurs d’une âme tendre, ici doit finir monchemin… »

Rouletabille écouta mourir la voix… avec ledernier soupir de la balalaïka…

– C’est trop triste ! fit-il, en selevant. Allons-nous-en ! » et il chancela.

Du reste, on venait le chercher. Tout devaitêtre prêt là-bas. On le poussait doucement vers le hangar. Quand ilfut sous le clou, près de l’escabeau, on le fit se retourner et onlui lut quelque chose en russe, sans doute moins pour lui que pourquelques-uns de ceux qui étaient là et qui ne comprenaient pas lefrançais. Rouletabille avait grand’peine à se maintenircorrectement sur ses pauvres jambes molles.

Le gentleman de la Néva lui ditencore :

– Monsieur, on vient de vous lire ladernière formule. Elle vous demande si, avant de mourir, vousn’avez rien à ajouter à ce que nous savons concernant le jugementqui vous frappe.

Rouletabille pensa que sa salive, qu’il avaitpour le moment le plus grand mal à avaler, ne lui permettrait plusde placer un mot. Mais la honte d’une telle défaillance, alorsqu’il se rappelait le sang-froid de tant d’illustres condamnés àmort à leurs derniers moments, lui apporta les dernières forcesnécessaires à sa réputation :

– Mon Dieu ! dit-il, ce jugementn’est pas mal rédigé du tout. Je lui reproche seulement d’être tropcourt. Pourquoi ne fait-il pas mention du crime que j’ai commis, encollaborant à la mort tragique de ce pauvre MichelKorsakof ?

– Michel Korsakof était un misérable,prononça la voix sourde et vindicative du jeune homme qui avaitprésidé au jugement et qui se retrouvait, à cette minute suprême,en face de Rouletabille… la police de Koupriane, en tuant cethomme, nous a débarrassés d’un traître !…

Rouletabille poussa un cri… un cri de joie… Etcependant, il avait quelque raison de croire qu’au point où ilétait arrivé de sa trop courte carrière, il ne devait plusescompter que la douleur… Mais voilà que la providence, en sa grâceinfinie, lui envoyait, avant de mourir, cette consolationineffable : la certitude de ne s’être point trompé !…

– Pardon !… pardon !…bégaya-t-il, dans une allégresse qui l’étouffait presque aussisûrement que l’allait faire le méchant nœud que l’on préparaitderrière lui… pardon !… une seconde encore, une petiteseconde !… nous n’en sommes pas à une seconde près !…Alors, Messieurs, alors, nous sommes bien d’accord, n’est-cepas ?… ce Michel… Michel Nikolaïevitch était le… dernier desmisérables ?…

– Le premier ! fit la voixsourde…

– C’est la même chose, mon cherMonsieur !… un traître, un vilain traître ?… continuaitRouletabille…

– Un empoisonneur… reprirent desvoix.

– Vulgaire !… n’est-ce pas !…mais dites-le donc : un vulgaire empoisonneur ! Qui, souscouleur de nihilisme, faisait ses petites affaires !…travaillait pour lui-même !… et vous trompait tous !…

Maintenant la voix de Rouletabille éclataitcomme une fanfare. Quelqu’un dit :

– Il ne nous a pas trompéslongtemps ; nos ennemis eux-mêmes se sont chargés de lechâtier !…

– Moi !… moi !… s’exclama,radieux, Rouletabille !… c’est moi qui ai monté ce beaucoup-là ! Hein ? Croyez-vous que c’était arrangé !…c’est moi qui vous en ai débarrassés !… Ah ! je savaisbien, voyez-vous !… je savais bien, Messieurs, tout au fond demoi-même, que je ne pouvais pas, moi, m’être trompé… Deux et deuxfont toujours quatre, n’est-ce pas ?… Et Rouletabille esttoujours Rouletabille !… Messieurs, il y a du bon !…

Mais il est probable qu’il y avait aussi dumauvais, car le gentleman de la Néva s’avança, la casquette à lamain, et lui dit, d’un air fort triste :

– Monsieur, vous savez donc pourquoi lesattendus de votre jugement ne relèvent point contre vous un faitqui était au contraire tout en votre faveur. Maintenant, il ne vousreste plus qu’à laisser exécuter une sentence, qui est entièrementjustifiée par ailleurs…

– Ah ! mais ! Ah !mais ! Attendez donc un peu, que diable !… Maintenant queje suis sûr de ne pas m’être trompé et que je suis toujoursRouletabille, je tiens à la vie, moi…

Un murmure hostile prouva au condamné que lapatience de ses juges commençait à avoir des bornes.

– Monsieur, demanda le président, noussavons que vous n’appartenez pas à la religion orthodoxe.Néanmoins, nous tenons un pope à votre disposition…

– Oui ! oui ! C’est cela !faites venir le pope ! cria Rouletabille.

Et, en lui-même, il se dit : « c’esttoujours ça de gagné. » Un des révolutionnaires s’en fut versl’une des petites cabanes, qui avait dû être transformée enchapelle, cependant que les autres compagnons regardaient lereporter avec moins de sympathie que tout à l’heure. Si sa bravoureles avait agréablement influencés, ils commençaient à êtreprofondément dégoûtés par ses cris, ses protestations et toutecette mimique qui était évidemment destinée à retarder l’heure dela mort.

Et, tout à coup, Rouletabille monta surl’escabeau fatal. On crut qu’il était enfin décidé à mettre fin àcette comédie et à mourir convenablement ; mais il n’étaitmonté là-dessus que pour prononcer un discours :

– Messieurs !… comprenez-moibien !… du moment où vous ne me supprimez pas pour vengerMichel Nikolaïevitch… pourquoi me pendez-vous ?… pourquoim’infligez-vous cet odieux supplice ? Parce que vous m’accusezd’être la cause de l’arrestation de Natacha Féodorovna !…évidemment j’ai été maladroit, de cela seul je m’accuse…

– C’est vous qui, avec votre revolver,avez donné le signal aux agents de Koupriane !… vous avez faitœuvre de bas policier !…

Rouletabille voulait en vain protester,s’expliquer, dire que son coup de revolver avait, au contraire,sauvé les révolutionnaires. Mais on ne voulut pas l’entendre ou onne le crut pas.

– Voici le pope, Monsieur, fitle gentleman de la Néva.

– Une seconde !… ce sont mesdernières paroles et je vous jure qu’après je me passe moi-même lacorde au cou… mais écoutez-moi !… écoutez-moi bien !Natacha Féodorovna était pour vous la plus précieuse des recrues,n’est-ce pas ?…

– Un véritable trésor ! déclara lavoix de plus en plus impatientée du président.

– C’est donc un coup terrible… continuaitle reporter… un coup terrible pour vous que cette arrestation…

– Terrible ! Reprirentquelques-uns…

– Ne m’interrompez pas !… Eh bien,moi, je vais vous dire : si je parais ce coup-là !… Si,après avoir été la cause inconsciente de l’arrestation de Natacha,je faisais remettre en liberté la fille du GénéralTrébassof !… Hein ?… et cela, dans les vingt-quatreheures !… Qu’en dites-vous ?… Est-ce que vous me pendrieztoujours ?…

Le président, celui qui avait la figure doucede Jésus, au jour des rameaux, dit :

– Messieurs ! Natacha Féodorovna esttombée, victime d’une terrible machination dont nous n’avons pujusqu’alors pénétrer le mystère. Elle est accusée d’avoir vouluempoisonner son père et sa belle-mère, et dans des conditionstelles qu’il semble impossible à la raison humaine de démontrer lecontraire ! Natacha Féodorovna elle-même, écrasée parl’événement, n’a pu rien répondre à ceux qui l’accusaient, et sonsilence a pu passer pour un aveu !… Messieurs, NatachaFéodorovna va prendre demain la route de Sibérie… Nous ne pouvonsrien pour elle… Natacha Féodorovna est perdue pour nous !…

Et, avec un geste à l’adresse de ceux quientourent Rouletabille :

– Faites votre devoir,Messieurs !…

– Pardon ! Pardon !… Et si,moi, je prouve l’innocence de Natacha !… Attendez donc,Messieurs !… Il n’y a que moi qui puisse prouver cetteinnocence !… c’est en me tuant que vous perdrezNatacha !…

– Si vous aviez pu prouver cetteinnocence, Monsieur, la chose serait déjà faite !… Vousn’auriez pas attendu…

– Pardon ! Pardon !… Mais c’estqu’à ce moment-là je ne le pouvais pas !…

– Pourquoi cela ?

– C’est que j’étais malade, voyez-vous,très gravement malade ! Cette histoire de Michel Nikolaïevitchet « du poison qui continuait » m’avait enlevé tous mesmoyens !… Maintenant que je suis sûr de ne pas avoir faitexécuter un innocent !… je suis redevenu Rouletabille ?…Il n’est pas possible que je ne trouve pas, que je ne devinepas !…

Voix terrible de la douce figure deJésus :

– Faites votre devoir, Messieurs…

– Pardon ! Pardon !… Ceci estd’un grand intérêt pour vous ! Et, la preuve, c’est que vousne m’avez pas encore pendu !… Vous n’avez pas fait tant demanières avec mon prédécesseur, hein ?… Vous m’avez écoutéparce que vous avez espéré… Eh bien, laissez-moi, laissez-moiréfléchir… que diable !… j’en étais, moi, de ce déjeunerfatal, je sais mieux que personne comment les choses se sontpassées… cinq minutes !… Je vous demande cinq minutes !Ça n’est pas beaucoup !… Cinq petites minutes !…

Les dernières paroles du condamné semblaientavoir singulièrement influencé les révolutionnaires. Ils seregardèrent en silence.

Alors le président tira sa montre etdit :

– Cinq minutes !… Nous vous lesaccordons.

– Mettez votre montre ici… là, à ce clou…il est moins six, hein !… le temps que je m’installe. Vous medonnez jusqu’à l’heure…

– Oui, jusqu’à l’heure, c’est la montreelle-même qui vous avertira.

– Ah ! elle sonne !… comme lamontre du Général, alors… Eh bien, nous y sommes !

Alors, il y eut ce spectacle curieux deRouletabille assis sur l’escabeau du supplice, la corde fatalependante au-dessus de sa tête, les jambes croisées, les coudes auxgenoux, dans l’attitude éternelle que l’art a donnée à la penséehumaine, les poings au menton, le regard fixe… et, autour de lui,tous ces jeunes gens penchés sur son silence… ne remuant pointd’une ligne, changés eux-mêmes en statues pour ne pas dérangercette statue qui pensait…

XVIII – Une singulière expérience

Les cinq minutes s’écoulèrent et la montrecommença de sonner les sept coups de l’heure. Sonnait-elle la mortde Rouletabille ?… Peut-être point !… car, au premierdéclenchement du tintinnabulement argentin, on vit Rouletabilletressaillir, lever une tête, un front inspiré, aux yeux pleins derayons… on le vit se dresser… étendre les bras ets’écrier :

– J’ai trouvé !…

Une telle joie rayonnait de son visage enextase qu’il en était comme auréolé et nul ne douta plus, de ceuxqui étaient là, qu’il n’eût trouvé la solution de l’impossibleproblème.

– J’ai trouvé ! j’ai trouvé…

Ils se pressaient tous autour de lui. Il lesécarta d’un geste d’halluciné…

– Faites-moi place… j’ai trouvé, si monexpérience réussit… Un, deux, trois, quatre…

Que faisait-il ? Il comptait ses pas,maintenant, de larges pas, comme dans les affaires de duel. Et lesautres, tous les autres, le suivaient en silence, stupéfaits, maissans protestation, comme s’ils étaient entraînés dans la mêmebizarre hallucination.

Toujours comptant ses pas, il traversa ainsila cour, toute la cour, qui était vaste…

– Quarante… quarante et un…quarante-deux !… s’écria-t-il avec force !… Voilà qui estbien étrange ! Et de bon augure !…

Les autres, qui ne comprenaient pas, ne lequestionnaient pas, car ils voyaient qu’il n’y avait qu’à lelaisser faire sans l’interrompre, de même qu’il faut se garder deréveiller trop brusquement un somnambule. Ils n’avaient aucuneméfiance, car l’idée ne pouvait leur venir que Rouletabille fûtassez niais pour espérer se sauver d’eux, par quelque subterfugeimbécile… Non ! non ! Ils se laissaient conduire par cefront inspiré… et plusieurs d’entre eux étaient tellement frappésqu’ils répétaient ses gestes, inconsciemment… Rouletabille étaitainsi arrivé au seuil de la bâtisse où avait eu lieu le jugement.Là, il fallait monter une espèce de perron en bois vermoulu dont ilcompta les marches… il pénétra dans le corridor ; mais,laissant de côté la porte qui ouvrait sur le prétoire, il sedirigea vers un escalier qui montait au premier étage, et dont ilcompta encore les marches, en le gravissant. Les uns le suivaient,d’autres, marchant à reculons, le précédaient. Mais ni les uns niles autres ne semblaient exister pour lui qui ne vivait que« dans sa pensée ». Ainsi fut atteint le palier surlequel il s’engagea. Là, il poussa une porte, se trouva dans unechambre garnie d’une table, de deux chaises, d’une paillasse, etd’une énorme armoire. Il alla à l’armoire, en tourna la clef,l’ouvrit. L’armoire était vide. Il referma la porte de cettearmoire et mit la clef dans sa poche. Et il revint sur lepalier.

Là, il demanda la clef de la porte de lachambre d’où il sortait. On la lui donna et il ferma encore cetteporte à clef et mit aussi cette clef dans sa poche.

Puis il redescendit dans la cour. Il demandaune chaise. On la lui apporta. Aussitôt, il se mit le front dans lamain, réfléchit profondément, prit la chaise et alla la porter unpeu en retrait du hangar.

Les autres le regardaient toujours faire etils ne souriaient pas, car on ne sourit pas des choses quand il y ala mort au bout.

Enfin Rouletabille parla :

– Messieurs, fit-il, d’une voixprofondément émue, car il sentait bien qu’il touchait à la minutedécisive après quoi il ne pouvait plus y avoir que del’irrévocable… Messieurs, pour continuer mon expérience, je vaisêtre obligé de me livrer à des exercices qui pourraient évoquerchez vous l’idée d’une tentative de fuite, d’évasion. J’espère quevous ne me croyez pas assez sot pour avoir eu cette penséegrossière…

– Oh ! Monsieur, dit le chef, vouspouvez vous livrer à tous les exercices que vous voudrez. On ne sesauve pas de nous !… Dehors nous vous tiendrons au bout denotre bras aussi bien qu’ici !… Et, du reste, il estimpossible de s’échapper d’ici…

– Parfait ! C’est entendu !…Dans ces conditions, je vous demande de rester aux places que vousoccupez en ce moment et de n’en point bouger, quoi que je fasse, sivous ne voulez pas me gêner. Envoyez dès maintenant quelques-unsdes vôtres au premier où je vais remonter, et qu’ils regardent cequi va se passer sans intervenir, du fond du palier.  Enfin,pendant l’expérience, ne m’adressez pas la parole.

Deux des révolutionnaires montèrent aupremier, dont ils ouvrirent une fenêtre pour regarder ce qui sepassait dans la cour. Tous, maintenant, se montraient intrigués auplus haut point des faits et gestes de Rouletabille.

Le reporter était retourné sous le hangar,entre son escabeau et sa corde.

– Attention ! fit-il, je vaiscommencer !

Et, tout à coup, il partit comme un fou,traversa en droite ligne, et telle une flèche, toute la cour,s’engouffra dans la touba, bondit dans l’escalier, fouilladans sa poche pour en tirer les clefs, ouvrit la porte de lachambre dont il avait également fermé la porte à clef, fitvolte-face, redescendit avec la même vivacité, se retrouva dans lacour, et, cette fois, obliqua droit sur la chaise, la contournatoujours en courant, et revint à la même allure au hangar. Il nefut pas plutôt arrivé là qu’il jeta un cri de triomphe en regardantla montre suspendue au poteau. « J’ai gagné ! »fit-il, et il se laissa tomber avec une émouvante allégresse sur lefatal escabeau. Tous l’entouraient et sur tous les visagesRouletabille pouvait lire la plus ardente curiosité.

Soufflant encore de sa course désordonnée, ildemanda à dire deux mots en particulier au chef du comitésecret.

Alors, celui qui avait prononcé le jugement etqui avait la douce figure de Jésus s’avança, et il y eut un breféchange de paroles entre les deux jeunes gens. Les autres s’étaientécartés et assistaient de loin, toujours dans le plusimpressionnant silence, à ce colloque mystérieux qui, certainement,décidait du sort de Rouletabille.

– Messieurs, dit le chef, le jeuneFrançais va être rendu à la liberté. Nous lui accordonsvingt-quatre heures pour qu’il délivre Natacha Féodorovna. Dansvingt-quatre heures, s’il n’a pas réussi, il redeviendra notreprisonnier, où qu’il se trouve !

Un heureux murmure accueillit ces paroles. Dumoment que leur chef parlait ainsi, c’est que le salut de Natachane pouvait faire de doute.

Et le chef ajouta :

– Comme la libération de NatachaFéodorovna devra être suivie, me dit le jeune Français, de celle denotre compagnon Mataiew, nous décidons que, si ces deux conditionsse réalisent, M. Joseph Rouletabille pourra, en toute sécurité,retourner en France, qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Deux ou trois seulement dirent :« Cet enfant se joue de nous, ça n’est paspossible ! » mais le chef déclara :

– Laissez faire cet enfant ! Ilaccomplira des miracles !

XIX – Le Tsar

« Je l’ai échappé belle ! »s’écria Rouletabille en se retrouvant, au milieu de la nuit, aucoin du canal Katherine et d’Aptiekarski-pereoulok,cependant que la mystérieuse voiture qui l’avait amené repartait, àtoute allure, du côté des grandes écuries… « Quel pays !…quel pays !… » Il courut d’une traite à la grandemorskaïa, qui était près de là, entra dans l’hôtel commeune bombe, jeta l’interprète hors de sa paillasse, lui demanda« de quoi écrire », sa note et l’heure du train pourTsarskoïe-Selo. Et, comme l’interprète lui disait qu’on ne pouvaitpas avoir de note à cette heure-ci, qu’il ne pouvait pas le laisserpartir sans passeport et qu’il n’y avait plus de train pourTsarskoïe-Selo, Rouletabille se livra à un chambard qui réveillatout l’hôtel. Les voyageurs, craignant encore « unscandale », restèrent enfermés dans leur chambre. Mais M. Ledirecteur descendit, tremblant, aux nouvelles.

Quand il sut « de quoi ilretournait », il voulut faire le malin, mais Rouletabille, quiavait vu jouer Michel Strogoff, lui lança un « Service duTsar » qui le rendit immédiatement docile comme un mouton. Ilprépara la note du jeune homme et lui donna son passeport, qu’onavait apporté de la police dans l’après-midi. Rouletabille écrivitrapidement à l’adresse de Koupriane un mot dont le directeur del’hôtel fut chargé et qu’il devait lui faire parvenir sans perdreune minute… et « sous peine de mort », assura le gamin,qui n’ajouta pas qu’il s’agissait de la sienne. Puis, ayantconstaté sur l’indicateur qu’en effet le dernier train pourTsarskoïe-Selo était parti, il commanda une voiture et courut à sachambre faire sa malle.

Et lui, ordinairement si méticuleux, sisoigneux de ses affaires, entassa tout à la diable, linge,vêtements, à coups de poing, à coups de pied !…

Pan ! Pan ! Ça le soulage après lesémotions qu’il vient de traverser. « Quel pays ! »ne cesse-t-il de grogner. « Quel pays !… » Allons,la voiture est prête : deux de ces petits chevaux finlandaisdont il connaît le courage… un méchant isvô qui fera toutde même l’affaire… la malle !… et des roubles auxdomestiques…

« Spacibo !Barine… Spacibo ! »… (merci.) Ah !tous ces roubles, quand donc ne lui en restera-t-ilplus ?…

L’interprète demande quelle adresse il fautdonner à l’isvotchick.

– Chez le Tsar !…

L’interprète chancelle, croit à une détestableplaisanterie, fait un geste vague, et voilà les petits finlandaisqui démarrent.

« Pour ça… ça trotte ! On n’a pasidée de ça en France ! » fait Rouletabille… LaFrance ! la France !… Paris !… Est-il vrai qu’il varevoir tout cela ?… et la chère dame en noir !…Ah !

Il faut qu’il lui envoie, dès la premièreheure, une dépêche lui annonçant son retour… avant qu’elle reçoiveses icônes… et ses lettres lui annonçant sa mort !…Scari ! Scari ! Scari !(vite !…).

Et l’isvotchick fouette, fouette seschevaux à tour de bras, bousculant les dvornicks quiveillent au coin des portes sur la nuit pétersbourgeoise :dirigi !… dirigi !…dirigi !… (prends garde.) La campagne… morne, dans lanuit morne… l’immense campagne… quelle désolationuniforme !…

Rapide, dans les vastes espaces de silence, lepetit char glisse sur la route déserte entre les bras noirs dessapins !…

Rouletabille se soulève sur sa banquette,regarde : « Mon Dieu ! Mais c’est triste comme unecérémonie funèbre, ici ! » De petites isbasglacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, etil n’y a de vivant dans le paysage que le bruit de cette course,que ces deux bêtes au poitrail fumant !…

Crac !… un brancard de cassé !…« Quel pays ! » (à entendre Rouletabille on croiraitqu’il n’y a qu’en Russie que les cochers cassent des brancards) etce fut un raccommodage difficile et sommaire, avec des cordes… etce fut la marche lente et prudente après la course effrénée. Envain, Rouletabille essayait de raisonner : « Tu arriverastoujours bien pour le matin. Tu ne vas pas faire réveillerl’Empereur en pleine nuit »… Son impatience ne connaissaitplus la raison… « Quel pays !… quel pays !… »Après quelques petites aventures (ils versèrent une fois dans unravin et ils eurent toutes les peines du monde à repêcher la malle)on arriva à Tsarskoïe-Selo à sept heures moins un quart.

Ah ! ça, non plus, ça n’était pas encoregai !…

Rouletabille se rappelait le joyeux réveil descampagnes de France… là, il trouvait qu’il y avait quelque chose deplus mort que la mort : c’était cette petite ville avec sesrues où ne passait personne, pas une âme, pas un fantôme, avec sesmaisons aux fenêtres impénétrables, aux vitres de verre glauque ettout aveuglées du givre matinal, plus fermées sur le regard que despaupières closes.

Derrière cela il se représentait un mondeinconnu, un monde qui ne parle, ni ne pleure, ni ne rit, un mondedans lequel ne résonne aucune corde vivante… « Quelpays !… Où est le château ?… Je ne sais pas moi, j’y suisvenu une fois, mais dans la voiture du Maréchal… Je ne m’yreconnais plus ! Pas au grand palais !… » L’idiotd’isvotchick qui le conduit devant le grand palais !…pour le visiter, sans doute !… Est-ce que Rouletabille a lamine d’un touriste ?… dourak !

– Chez le Tsar, on te dit !… Chez leTsar !… chez le petit père !… chezbatouchka !…

L’autre fouette, fouette… le fait passer partoutes les rues : « stoï ! » (arrête)crie Rouletabille… une grille, un soldat, l’arme sur l’épaule,baïonnette au canon… une autre grille… un autre soldat… une autrebaïonnette… un parc avec des murs autour et, autour des murs, dessoldats…

« Y a pas d’erreur ! Ça doit êtrelà ! pense Rouletabille. Il n’y a qu’un seul prisonnier pourlequel on puisse faire des frais pareils !… » Et ils’avance vers la grille… Ah ! on lui croise la baïonnette sousle nez !… On le met en joue !…

– Halte là !…

– Eh !… pas de blagues !…Joseph Rouletabille, du journal L’Époque !…

Confondons pas !… Un sous-officier sortd’un corps de garde et avance. L’explication va être évidemmentdifficile. Le jeune homme se dit que, s’il demande le Tsar, on vale prendre pour un fou, et que ça ne fera que compliquer leschoses. Il demande le grand Maréchal de la Cour. On lui donneratoujours bien son adresse à Tsarskoïe. Mais le sous-officier luifait tourner la tête… lui montre une silhouette quis’avance !… Mince de veine alors !… c’est M. Le grandMaréchal lui-même !… un service exceptionnel l’appelle sansdoute de grand matin à la Cour.

– Tiens ! Que faites-vous là ?…vous n’êtes donc pas encore parti, MonsieurRouletabille ?…

– La politesse avant tout, Monsieur legrand Maréchal ! Je ne pouvais pas m’en aller comme cela sansavoir dit au revoir à l’Empereur. Seriez bien aimable, puisque vousallez le voir et qu’il est levé (c’est vous-même qui m’avez ditqu’il se levait à sept heures)… seriez bien aimable de lui dire queje voudrais lui présenter mes hommages avant de partir.

– Votre dessein est sans doute de luireparler de Natacha Féodorovna ?… Sous aucun prétexte…

– Jamais de la vie !… Dites-luidonc, Excellence, que je suis venu pour lui expliquer le mystèredes édredons !…

– Ah ! ah ! Les édredons, voussavez quelque chose ?…

– Je sais tout !

Le grand Maréchal vit bien que le jeune hommene plaisantait pas. Il le pria de l’attendre quelques instants ets’éloigna dans le parc.

Un quart d’heure plus tard, JosephRouletabille, du journal L’Époque, était introduit dans lepetit cabinet qu’il connaissait bien, pour y avoir eu sa premièreentrevue avec Sa Majesté. Un bureau de travail de campagne des plussimples. Quelques figures au mur, le portrait de la Tsarine et desenfants impériaux sur la table. Des cigarettes d’Orient dans despetits godets d’or. Rouletabille n’était point du tout rassuré, carle grand Maréchal lui avait dit :

– Prenez garde, l’Empereur est d’unehumeur terrible contre vous !

Une porte s’ouvre et se referme. Le Tsar faitun signe au Maréchal qui disparaît. Après s’être incliné très bas,Rouletabille se redresse et regarde l’Empereur bien en face.

Pour sûr, Sa Majesté n’est pas contente.

La figure du Tsar, ordinairement si calme, sidouce et souriante, a l’air le plus sévère ; les yeux brillentd’un méchant éclat. L’Empereur s’assoit et allume unecigarette.

– Monsieur, commence-t-il, je ne suis pasautrement fâché de vous voir avant votre départ pour vous diremoi-même que je ne suis pas content de vous. Si vous étiez un demes sujets, je vous aurais déjà fait prendre un bon petit chemin ducôté des monts Ourals…

– Je reviens de plus loin,Sire !

– Monsieur ! je vous prie de nepoint m’interrompre et de ne parler que lorsque je vousinterrogerai !

– Oh ! pardon, Sire !…pardon !…

– Je ne suis point dupe du prétexte quevous avez donné à M. Le grand Maréchal pour pénétrer jusqu’àmoi…

– Ce n’est point un prétexte,sire !…

– Encore !…

– Oh ! pardon, Sire !…pardon !…

– Je tenais à vous dire que, venu chezmoi pour m’aider contre mes ennemis, ceux-ci n’ont point trouvé deplus solide ni de plus criminel appui que le vôtre !

– De quoi m’accuse-t-on, Sire ?

– Koupriane…

– Ah ! ah !… pardon…

– Mon grand Maître de police s’estjustement plaint que vous vous soyez jeté au travers de tous sesdesseins et que vous ayez tout mis en œuvre pour les faire échouer.D’abord, vous avez éloigné ses agents qui vous gênaient,paraît-il ; ensuite, dans le moment où il allait saisir lapreuve de l’abominable alliance de Natacha Féodorovna avec lesnihilistes qui tentaient d’assassiner son père, votre interventiona permis que cette preuve lui échappât… et de ce haut fait,Monsieur, vous vous êtes vanté !… de telle sorte que l’on peutvous considérer comme responsable des attentats qui ont suivi. Sansvous, Natacha n’aurait pas tenté d’empoisonner son père ! Sansvous, on ne serait pas allé chercher ces médecins qui ont faitsauter la datcha des îles ! Enfin, pas plus tardqu’hier, alors que ce serviteur fidèle avait dressé contre lesprincipaux révolutionnaires un piège auquel ils ne pouvaientéchapper, vous avez eu l’audace, vous, de les avertir ! Et ilsvous doivent leur salut !… monsieur, voilà bien des attentatscontre la Sûreté de l’état, et qui méritent le pirechâtiment !… comment ! Vous êtes sorti un jour d’ici enme promettant de sauver le Général Trébassof de toutes les tramesassassines qui s’ourdissaient dans l’ombre !… et vous faitesle jeu des assassins !… votre conduite est aussi misérable quecelle de Natacha Féodorovna est monstrueuse !

L’Empereur se tut et regarda Rouletabille quin’avait pas baissé les yeux.

– Qu’avez-vous à me répondre ?…Maintenant, parlez !…

– J’ai à répondre à Votre Majesté que jeviens prendre congé d’elle parce que ma tâche, ici, est terminée…Je vous avais promis la vie du Général Trébassof : je vousl’apporte ; elle ne court plus aucun danger !… j’ai àrépondre encore à Votre Majesté qu’il n’existe pas au monde defille plus dévouée à son père, dévouée jusqu’à la mort, de filleplus sublime que Natacha Féodorovna, ni de plusinnocente !…

– Prenez garde, Monsieur, je vous avertisque j’ai étudié cette affaire personnellement, de très près !…vous avez les preuves de tout ce que vous avancez là ?…

– Oui, Sire !

– Et moi, j’ai la preuve que NatachaFéodorovna est une misérable !

– Non, Sire !

À ce démenti, jeté d’une voix ferme,l’Empereur se leva, le rouge de la colère et de la Majesté outragéeau front. Cependant, après ce premier mouvement, il parvint à secontenir, ouvrit brusquement un tiroir, y prit des papiers et lesjeta sur la table.

– Les voilà !…

Rouletabille se pencha sur les papiers.

– Vous ne savez pas lire le russe,Monsieur !… faut-il que je vous le fasse traduire ?…Apprenez donc qu’il y a là un échange mystérieux de lettres entreNatacha Féodorovna et le comité central révolutionnaire et qu’ilressort de cette lecture que la fille du Général Trébassof estparfaitement d’accord avec les bourreaux de son père pourl’exécution de leur abominable projet !

– La mort du Général ?…

– Parfaitement !

– J’affirme à Votre Majesté que ça n’estpas possible !…

– Petit entêté, je vais vous lire…

– Inutile, Sire, c’est impossible… ilpeut être question ici d’un projet… mais je suis fort étonné queces messieurs aient été assez imprudents pour écrire en touteslettres qu’ils comptaient sur Natacha pour empoisonner sonpère…

– Cela, en effet, n’est pas écrit, etvous vous rendez bien compte vous-même que cela ne saurait l’être…il n’en résulte pas moins que Natacha Féodorovna était d’accordavec les nihilistes !

– Ceci est exact ! Sire !…

– Ah ! vous avouez…

– Je n’avoue pas, j’affirme que Natachaétait d’accord avec ces nihilistes.

– Qui précipitaient leurs abominablesattentats contre l’ex-Gouverneur de Moscou…

– Sire, si Natacha était d’accord avecles nihilistes, ce n’était point pour tuer son père, c’était pourle sauver !… Et le projet dont vous avez ici les preuves, maisdont vous ignorez la nature, consistait à faire cesser cesattentats dont vous parliez à l’instant…

– Vous dites ?

– Je dis la vérité, sire !

– Où sont vos preuves ?… Montrez-moivos papiers !…

– Moi !… Je n’en ai pas !… Jen’ai que ma parole !

– Cela ne suffit pas !

– Cela suffira quand vous m’aurezentendu !…

– Je vous écoute !

– Sire, avant de vous dévoiler un secretdont dépend la vie du Général Trébassof il faut que vous mepermettiez quelques questions. Votre Majesté tient-elle beaucoup àla vie du Général ?…

– Que signifie ?…

– Pardon ! Je désirerais que VotreMajesté me répondît sur ce point.

– Le Général a défendu mon trône… il asauvé l’Empire d’un des plus graves dangers qu’il ait jamaiscourus… si le serviteur d’un tel service doit en être payé par lamort, par le supplice que les ennemis de mon peuple lui préparentdans l’ombre… je ne m’en consolerai jamais ! Il y a déjà eutrop de martyrs !

– Vous avez répondu, Sire, et de tellesorte que je dois comprendre qu’il n’y ait point de sacrifice –même un sacrifice d’amour-propre, le plus grand qui puisse coûter àune Majesté – point de sacrifice trop cher pour racheter de la mortl’un de ces martyrs-là !…

– Ah ! ah !… Ces messieurs meposent des conditions !… Donnant, donnant !… Ils ontbesoin d’argent !… Et à combien estiment-ils la tête duGénéral ?…

– Sire ! cela ne regarde point VotreMajesté, et jamais je ne serais venu lui offrir un marchépareil ! Cela ne regarde que Natacha Féodorovna qui a offertsa fortune !…

– Sa fortune !… mais elle ne possèderien !

– Elle possédera tout à la mort duGénéral ! Or elle s’engage à tout donner ce jour-là au partirévolutionnaire, si le Général meurt de sa belle mort !

L’Empereur se leva dans une grandeagitation.

– Au parti révolutionnaire ! fit-il…que me dites-vous là ?… la fortune du Général !…Eh ! mais, les voilà riches !…

– Sire, je vous ai dit tout lesecret : vous seul devez le connaître et le garder à jamais,et j’ai votre sainte parole que, lorsque l’heure sera venue, vouslaisserez le prix aller où on l’attend !… si le Généralapprenait jamais une pareille chose, un pareil traité, ils’arrangerait facilement pour qu’il n’en restât rien, et ilmaudirait sa fille qui l’a sauvé, et il ne tarderait pas à être laproie de ses ennemis et des vôtres, auxquels vous voulezl’arracher !… j’ai dit le secret non à l’Empereur, mais aureprésentant de Dieu sur la terre russe… je me suis confessé auprêtre qui doit oublier la parole prononcée seulement devantDieu !… laissez faire Natacha Féodorovna, sire ! Et sonpère, votre serviteur, dont les jours vous sont si chers, estsauvé !… à la mort naturelle du Général la fortune ira à safille qui en a disposé.

Rouletabille s’arrêta un instant pour juger del’effet produit. Il n’était point bon. Le front de son augusteinterlocuteur s’était de plus en plus rembruni.

Le silence se prolongeait et maintenant lereporter n’osait plus le rompre. Il attendait…

Enfin, l’Empereur se mit à marcher de long enlarge, tout pensif. Un moment il s’arrêta à la fenêtre et adressaun signe paternel au petit Tsarevitch, qui jouait dans leparc avec les grandes-duchesses…

Puis il revint à Rouletabille, dont il pinçale bout de l’oreille.

– Mais enfin ! Comment avez-vousappris tout cela ?… et qui donc aurait empoisonné le Généralet sa femme, dans le kiosque, si ce n’est pas Natacha ?

– Natacha est une sainte !… Ce n’estrien, Sire, que d’avoir été élevée dans le luxe et de se vouer à lamisère, mais ce qui est sublime, voyez-vous, c’est de garder dansson cœur le secret de son sacrifice, et cela envers et contre tous,parce que ce secret est nécessaire et qu’on l’exige. C’est del’avoir gardé devant un père qui a pu croire au déshonneur de safille, et de s’être tue quand on pouvait s’innocenter d’unmot ; c’est de l’avoir gardé vis-à-vis d’un fiancé que l’onaime et que l’on repousse parce que le mariage est défendu à cettefille que l’on croit riche et qui sera pauvre ; c’est surtoutde l’avoir gardé et de le garder encore au fond des cachots, etd’être prête à prendre le chemin de Sibérie, sous l’accusationd’assassinat, parce que cette ignominie est nécessaire au salut deson père !… Cela, voyez-vous, Sire, c’est quelque chose…

– Mais toi, petit, comment as-tu pupénétrer ce secret si bien gardé ?

– En regardant ses yeux… en l’observantquand elle se croyait seule, en épiant sur son beau visage lessentiments de terreur et les marques d’amour !… et, surtout,en la regardant quand elle regardait son père !… Ah !Sire !… Il y avait des moments où, sur sa face mystique, onlisait l’âpre joie du dévouement et du martyre !… Et enécoutant, et en reliant entre eux des bouts de phrases,incompréhensibles avec l’idée de la trahison, mais qui reprenaienttout de suite un sens si on songeait à la contre-partie : ausacrifice !… car, tout est là, Sire !… examiner toujoursla contre-partie !… ce que je voyais, moi, personne de ceuxqui avaient leur opinion faite sur Natacha ne pouvait levoir !

« Et pourquoi ceux-là avaient-ils leuropinion faite ?… parce que l’idée de compromission avec desnihilistes éveille immédiatement l’idée de complicité !… Pources gens-là, c’est toujours la même chose : ils n’envisagentjamais qu’un seul côté de la question. Et cependant, la questionavait deux faces, comme toutes les questions. Cette question étaitsimple : la compromis­sion était assurée. Mais pourquoiNatacha se compromettait-elle avec des nihilistes ?… était-cenécessairement pour perdre son père ?… n’était-ce pas, aucontraire, pour essayer de le sauver ?… Quand on a rendez-vousavec un ennemi, ce n’est point forcément pour entrer dans son jeu,c’est quelquefois pour le désarmer avec un traité decompensation !… Entre les deux hypothèses, que j’étais le seulà examiner, je n’hésitai point longtemps, car toute l’attitude deNatacha me criait son innocence ; et deux yeux, Sire, danslesquels on lit la pureté et l’amour, prévaudront toujours, devantmoi, contre toutes les apparences passagères de la honte et ducrime !…

« Pour moi, Natacha traitait !… Quepouvait-elle donc donner contre la vie de son père ?…Rien ! Que la fortune qu’elle pouvait avoir unjour !…

« Quelques paroles sur l’impossibilité dumariage immédiat, sur la pauvreté qui peut toujours frapper à laporte d’une maison, propos que je pus surprendre entre Natacha etBoris Mourazof qui, lui, n’y comprenait rien, me mirentdéfinitivement dans le droit chemin. Et je ne fus point longtemps àme rendre compte que cette affaire formidable était en train de setraiter dans la maison même des Trébassof ! Poursuivie audehors par l’espionnage incessant de Koupriane, qui aurait étéheureux de la surprendre avec des nihilistes, et aussi parl’espionnage amoureux de Boris qui était jaloux de MichelNikolaïevitch, Natacha dut arrêter les conditions possibles d’untraité pareil, la nuit, chez elle !… le seul endroit où, àcause même de l’audace de l’entreprise, elle pouvait jouir dequelque sécurité.

« Michel Nikolaïevitch connaissaitAnnouchka. Ce fut là, certainement, le point de départ desnégociations que cet officier félon, traître à tous les partis,mena à son gré pour la réalisation de ses infâmes projets. Je nepense pas que Michel avoua jamais à Natacha qu’il était, depuis lepremier jour, l’instrument des révolutionnaires. Natacha, quicherchait à joindre le parti de la révolution, dut le charger d’unecorrespondance pour Annouchka, à la suite de quoi il prit ladirection de l’affaire, trompant les nihilistes qui, dans leurpénurie d’argent au lendemain de la révolution, avaient été séduitspar la proposition de la fille du Général Trébassof, et trompantNatacha qu’il prétendait aimer et dont il se crut aimé. Au point oùen étaient les choses, Natacha avait compris qu’il fallait ménagerMichel Nikolaïevitch, l’intermédiaire nécessaire, et elle dut leménager si bien que Boris Mourazof en conçut la plus sombrejalousie. De son côté, Michel put penser que Natacha n’auraitd’autre mari que lui. Mais son affaire n’était point d’épouser unefille pauvre. Et, fatalement, il arriva ceci : que Natacha,dans cette infernale intrigue, traitait pour la vie de son père,par l’intermédiaire d’un homme qui, sournoisement, essayait defrapper le Général ; car, avant la conclusion du traité, lamort immédiate du père faisait riche Natacha, qui avait laissé tantd’espoir à Michel !… Cette effroyable tragédie, Sire, dontnous avons vécu les heures les plus pénibles, m’apparut, avec lapensée de l’innocence de Natacha, aussi simple qu’elle eût été,pour d’autres, compliquée. Natacha croyait avoir, en MichelNikolaïevitch, un homme qui travaillait pour elle, mais il netravaillait que pour lui-même !… le jour où j’en fusconvaincu, Sire, par l’examen de l’escalade du balcon, j’eus lapensée d’avertir Natacha… d’aller la trouver, de lui dire :“Lâchez cet homme ! Il vous perd ! Si vous avez besoind’un commissionnaire, me voilà !…” Mais, ce jour-là, àKristovsky, le destin voulut que je ne pusse rejoindre Natacha… etje laissai faire au destin qui avait arrêté la perte de cet homme…Michel Nikolaïevitch, qui était un traître, était de trop dans la“combinaison” et, s’il en avait été rejeté, il eût tout faitéchouer ! Je l’ai laissé disparaître !…

« Le grand malheur fut alors que Natacha,me rendant responsable de la mort d’un homme à l’innocence duquelelle croyait, ne voulût pas me revoir tout de suite et que,lorsqu’elle me revit, elle refusa d’entrer en pourparlers avec moiquand je lui proposai de remplacer Michel auprès desrévolutionnaires. Elle me ferma la bouche pour que n’en sortîtpoint son secret. Pendant ce temps, les nihilistes se croyaienttrahis par Natacha en apprenant la mort de Michel et ils tentaientde le venger. Ils s’emparaient de la jeune fille et l’embarquaientde force. La malheureuse enfant apprenait à bord, le soir même,l’attentat qui détruisait la datcha et, heureusement,épargnait encore son père. Cette fois, elle s’entenditdéfinitivement avec le parti révolutionnaire. L’affaire doit êtrefaite. Je n’en veux pour preuve que son attitude lors de sonarrestation et, en ce moment même, son sublime silence !…

Pendant que Rouletabille parlait, l’Empereurle laissait dire… le laissait dire… et, de nouveau, ses yeuxs’étaient obscurcis.

– Est-il possible que Natacha n’ait pasété la complice, en tout, de Michel Nikolaïevitch ?demanda-t-il… c’est elle qui lui ouvrait, la nuit, la maison de sonpère. Si elle n’était pas sa complice, elle eût dû se méfier !Le surveiller !…

– Sire ! Michel Nikolaïevitch étaitbien habile !… il savait si bien, auprès de Natacha, jouerd’Annouchka en qui elle avait mis tout son espoir !… c’estd’Annouchka qu’elle voulait tenir la vie de son père !… c’estla parole, c’est la signature d’Annouchka qu’elle exigeait avant dedonner la sienne !… Le soir de la mort de MichelNikolaïevitch, celui-ci était chargé de lui porter cettesignature-là… Je le sais, moi qui, simulant l’ivresse, avais pusurprendre un coin de la conversation d’Annouchka et d’un hommedont il me faut taire le nom. Oui, ce dernier soir-là, MichelNikolaïevitch, lorsqu’il pénétra dans la datcha, avaitcette signature dans sa poche, mais encore y portait-il l’arme oule poison avec lesquels il avait déjà tenté et résolu d’atteindrele père de celle qu’il croyait déjà sa femme !

– Vous parlez là d’un papier bienprécieux que je regrette de ne point posséder, Monsieur ! fitle Tsar, glacial, car ce papier-là, seul, m’eût prouvé l’innocencede votre protégée !

– Si vous ne l’avez point, Sire !Vous savez bien que c’est parce que je ne l’ai pas voulu ! Lecadavre avait été dépouillé par Katharina, la petite bohémienne… etc’est moi, Sire, qui ai empêché Koupriane de trouver cettesignature entre les mains de Katharina… Ce matin-là, en sauvant lesecret, j’ai sauvé la vie du Général Trébassof qui aurait préférémourir plutôt que d’accepter un traité pareil !…

Le Tsar arrêta Rouletabille dans sonenthousiasme.

– Tout cela serait très beau et peut-êtreadmirable, fit-il de plus en plus froidement, car il s’étaitentièrement repris, si Natacha n’avait pas, elle-même, de sa propremain, empoisonné son père et sa belle-mère !… toujours avecl’arséniate de soude !

– Oh ! il en restait dans lamaison ! répliqua Rouletabille. On ne m’avait pas tout donnépour l’analyse, après le premier attentat ! Mais de celaNatacha est innocente encore, Sire… Je vous le jure !… aussivrai que j’ai failli, bien sûr, être pendu !…

– Comment, pendu !

– Oh ! il ne s’en est pas fallu debeaucoup, allez ! Majesté !…

Et Rouletabille raconta la sinistre aventure,jusqu’à la minute de sa mort, c’est-à-dire jusqu’à la minute où ilavait bien cru qu’il allait mourir.

L’Empereur écoutait maintenant ce gamin avecune stupéfaction grandissante. Il murmura : « Pauvrepetit ! » et, tout de suite :

– Mais comment avez-vous pu leuréchapper ?…

– Sire, ils m’ont donné vingt-quatreheures pour que vous rendiez Natacha à la liberté, c’est-à-dire quevous lui rendiez ses droits, tous ses droits, et pour qu’elle soittoujours la digne fille du Général Trébassof… Vous me comprenez,Sire !…

– Je vous comprendrai peut-être, quandvous m’aurez expliqué comment Natacha n’a pas empoisonné son pèreet sa belle-mère !…

– Il y a des choses qui sont si simples,Sire, qu’on ne peut y penser que la corde au cou ! Maisraisonnons. Nous nous trouvons en face de quatre personnes, dontdeux se présentent comme ayant été empoisonnées, et dont les deuxautres sont indemnes.

Or, il est sûr que, de ces quatre personnes,le Général n’a pas voulu s’empoisonner, que sa femme n’a pas vouluempoisonner le Général et que, moi, je n’ai voulu empoisonnerpersonne. Cela étant absolument sûr, il ne reste plus, commeempoisonneur, que Natacha. Cela est si sûr, si nécessaire, qu’iln’y a qu’un cas, un seul où, dans de pareilles conditions, Natachane puisse être considérée comme une empoisonneuse.

– Je vous avoue que, logiquement, je nele vois pas, fit le Tsar, de plus en plus intrigué. Quelest-il ?

– Logiquement, ce seul cas serait celuioù personne n’aurait été empoisonné, c’est-à-dire où personnen’aurait pris de poison !

– Mais la présence du poison a étéconstatée ! s’écria l’Empereur.

– Justement, la présence de ce poison neprouve que sa présence et nullement le crime ! On a trouvédans les doubles déjections du poison et de l’ipéca. D’où l’on aconclu au crime. Que faudrait-il pour qu’il n’y eût pascrime ? Il faudrait simplement que le poison fût arrivé dansles déjections après l’ipéca ! Il n’y aurait pas euempoisonnement, mais on aurait voulu y faire croire ! Et, pourcela, on aurait versé du poison dans les déjections !

Le Tsar ne quittait plus des yeuxRouletabille.

– Ça ! fit-il, c’estextraordinaire ! Mais enfin c’est possible. En tout cas cen’est encore qu’une hypothèse !

– Et, quand ce ne serait qu’une hypothèseà laquelle nul n’a songé, ce serait encore cela, Sire !… Mais,si je suis ici, c’est que j’ai la preuve que cette hypothèsecorrespond à la réalité ! Cette preuve nécessaire del’innocence de Natacha, Majesté, je l’ai trouvée la corde aucou !… Ah ! Je vous jure qu’il était temps !…Qu’est-ce qui nous avait empêchés jusque-là, je ne dis pasd’envisager, mais de penser même à cette hypothèse-là ? C’estque nous pensions que le malaise du Général avait commencé avantl’absorption de l’ipéca, puisque Matrena Pétrovna avait été obligéed’aller le chercher dans sa pharmacie après l’apparition dumalaise, pour chasser le poison dont elle paraissait elle-même êtrealors victime.

« Mais, si j’acquiers la preuve queMatrena Pétrovna avait déjà l’ipéca avant le malaise, mon hypothèsede simulation d’empoisonnement prend alors une force irrésistible.Car, si ce n’était pas pour s’en servir avant, pourquoil’avait-elle sur elle avant ? Et si ce n’était pas pour cacherqu’elle s’en était servi avant, pourquoi aurait-elle voulu fairecroire qu’elle allait le chercher après ?

« Donc, pour prouver l’innocence deNatacha, c’est cela qu’il faut prouver : que Matrena Pétrovnaavait l’ipéca sur elle, même quand elle allait lechercher !

– Petit Rouletabille, je n’en respireplus, dit le Tsar.

– Respirez, Sire ! La preuve estfaite. Matrena Pétrovna avait nécessairement l’ipéca sur ellepuisque, après le malaise, elle n’a pas eu le temps d’aller lechercher ! Comprenez-vous, Sire ? Entre le moment où elles’est sauvée du kiosque et où elle y est revenue, elle n’a pas eule temps matériel d’aller chercher l’ipéca dans sapharmacie !

– Comment as-tu pu mesurer cetemps-là ? demanda l’Empereur.

– Sire ! Le Seigneur Dieu veillaitqui me faisait admirer la montre de Féodor Féodorovna, au momentque nous allions lire, et lire au cadran de cette montre, l’heuremoins deux minutes. Et le Seigneur Dieu veillait encore qui, aprèsla scène du poison, lors du retour affolé de Matrena apportantpubliquement l’ipéca, faisait sonner l’heure à cette montre, dansla poche du Général !

« Deux minutes ! Il était impossibleà Matrena d’avoir accompli cette course en deux minutes. Ellen’avait fait qu’entrer dans la datcha déserte et en étaitressortie aussitôt. Elle n’avait pas pris la peine de monter aupremier étage où se trouvait, nous a-t-elle dit et répétéelle-même, son ipéca dans sa pharmacie ! Elle mentait !…et si elle mentait, tout était expliqué !

« Et c’est une sonnerie de montre, Sire,au déclenchement et à la sonorité pareils à ceux de la montre duGénéral, qui, chez les révolutionnaires, a réveillé toute mamémoire et m’a enseigné en une seconde l’argument dutemps !…

« Je suis descendu de ma potence pourfaire moi-même l’expérience, Votre Majesté !… Oh ! rienni personne ne m’aurait empêché de faire cette expérience-là avantde mourir ! De me prouver à moi-même que Rouletabille atoujours eu raison !… j’avais assez étudié de près le terrainde la datcha pour être renseigné très exactement sur lesdistances. Je trouvai dans la cour, où je devais être pendu, lemême nombre de pas qu’il y a du kiosque au perron de lavéranda ; et, comme l’escalier de messieurs lesrévolutionnaires avait moins de marches, je m’obligeai à augmenterma course de quelques pas, en tournant autour d’une chaise… enfin,je m’astreignis à l’ouverture et à la fermeture des portes queMatrena devait nécessairement ouvrir… j’avais une montre sous mesyeux, quand je m’élançai !… Quand je revins, Sire ! Etquand je regardai la montre, j’avais mis trois minutes à accomplirle chemin… et ce n’est pas pour me vanter, mais je suis un peu plusleste que cette excellente Matrena !

« Matrena avait menti !… Matrenaavait simulé l’empoisonnement du Général !… Matrena avaitfroidement versé de l’ipéca dans le verre du Général pendant quecelui-ci nous faisait, avec des allumettes, une assez curieusedémonstration sur la nature de la Constitution del’Empire !

– Mais c’est abominable ! s’écrial’Empereur, cette fois définitivement conquis par l’argumentirréfutable de Rouletabille. Et dans quel but cettesimulation ?

– Dans le but d’éviter un crimeréel ! Dans le but qu’elle croit avoir atteint, Sire :celui de faire éloigner pour toujours Natacha qu’elle estimaitcapable de tout !

– Mais c’est monstrueux !… FéodorFéodorovitch m’avait dit souvent que la Générale aimait sincèrementNatacha !…

– Elle l’a aimée sincèrement jusqu’aujour où elle l’a crue coupable. Matrena Pétrovna était restéepersuadée de la complicité de Natacha dans l’empoisonnement duGénéral tenté par Michel Nikolaïevitch !… j’ai assisté à sastupeur, à son désespoir, quand Féodor Féodorovitch a pris sa filledans ses bras, après la nuit tragique !… et l’aembrassée ! Il semblait l’absoudre ! C’est alors qu’elles’est résolue, dans sa pensée, à sauver, malgré lui, le Général,mais je reste persuadé que, si elle a osé monter une tellemachination contre Natacha, il a fallu qu’elle y fût déterminée parce qu’elle a cru être la preuve définitive de l’infâmie de sabelle-fille… ces papiers, Sire, que vous m’avez montrés, et quiattestent, sans plus, les relations d’entente entre Natacha et lesrévolutionnaires, ne pouvaient être qu’en possession de Michel oude Natacha. On n’a rien trouvé chez Michel ! dites-moi doncque Matrena les a trouvés chez Natacha !… Alors, elle n’a plushésité !…

– Si on lui montre son crime, croyez-vousqu’elle avouera ? demanda l’Empereur.

– J’en suis si sûr, que je l’ai faitvenir. À cette heure Koupriane doit être au château avec MatrenaPétrovna !…

– Vous pensez à tout, Monsieur !

Le Tsar allait appuyer sur un timbre.Rouletabille étendit la main :

– Pas encore, Sire !… Je vais vousdemander de me permettre de ne point assister à la confusion decette brave héroïque bonne dame qui m’a beaucoup aimé. Mais,auparavant, Sire, qu’allez-vous me promettre ?

L’Empereur croyait avoir mal entendu ou malcompris.

Il fit répéter cette chose qu’avait diteRouletabille.

Et l’autre répéta :

– Qu’allez-vous me promettre ?… Non,Sire, je ne suis pas fou ! J’ose vous demander cela,moi !… je me suis confié à Votre Majesté ! Je vous ai ditle secret de Natacha ! Eh bien, maintenant, avant les aveux deMatrena, j’ose vous demander : me promettez-vous d’oublier cesecret-là ? Il ne s’agit pas seulement de rendre Natacha à sonpère : il s’agit de laisser faire Natacha… si vous voulezréellement sauver le Général Trébassof !… qu’allez-vousdécider, Sire ?

– C’est la première fois qu’onm’interroge, Monsieur !

– Eh bien, ce sera la dernière, mais jesupplie humblement Votre Majesté de me répondre…

– Voilà bien des millions donnés à larévolution !

– Oh ! Sire ! Ils ne le sontpas encore !… le Général a soixante-cinq ans, mais il estencore plein de jours, si vous le voulez ! D’ici qu’il meurede sa belle mort, si vous le voulez, vos ennemis aurontdésarmé !

– Mes ennemis ! murmura le Tsard’une voix sourde… non, non, mes ennemis ne désarmerontjamais !… Qui donc pourrait les désarmer ? ajouta-t-ilmélancoliquement en secouant la tête.

Et le petit Rouletabille, crânement, luijeta :

– Le progrès, Sire ! Si vous levoulez !…

Le Tsar devint tout rouge et considéra cejeune audacieux qui ne baissait pas son regard sous celui d’uneMajesté.

– C’est gentil ce que vous dites là, monpetit ami !… mais vous parlez comme un enfant !

– Comme un enfant de France au père dupeuple russe !

Cela avait été dit d’une voix si profonde et,en même temps, si naïvement touchante que le Tsar tressaillit.

Il fixa quelque temps encore en silence legamin qui, cette fois, détourna ses yeux humides :

– Le progrès et la pitié, Sire !

– Allons ! fit l’Empereur, c’estpromis !

Rouletabille ne put retenir un mouvement dejoie très peu protocolaire.

– Vous pouvez sonner, maintenant,Sire !…

Et le Tsar sonna.

Le reporter passa dans un petit salon oùattendaient le Maréchal, Koupriane et Matrena Pétrovna qui était« dans tous ses états ».

Elle jeta un regard louche à Rouletabille quine fut pas traité, ce matin-là, de cher petitdomovoï-doukh.

Et elle se laissa conduire, déjà défaillante,devant l’Empereur.

– Que se passe-t-il ?… demandaKoupriane, lui-même très agité.

– Il se passe, mon cher MonsieurKoupriane, que j’ai obtenu la grâce de l’Empereur pour tous lescrimes dont vous m’avez chargé et que j’ai voulu vous serrer lamain avant de partir, sans rancune !… Monsieur Koupriane,l’Empereur vous dira lui-même que le Général Trébassof estsauvé ! Et que sa vie ne sera plus jamais en danger !…Vous savez ce que cela veut dire !… Cela veut dire qu’il faut,sur-le-champ, rendre la liberté à notre Mataiew que j’ai pris, s’ilvous en souvient, sous ma protection !… Dites-lui donc qu’ilvienne se faire pendre en France… Je lui trouverai une petiteplace, à la condition qu’il oublie certains coups de fouet…

– Chose promise ! Chose tenue avecmoi, Monsieur ! Lui jeta Koupriane, assez inquiet. Maisj’attendrai que l’Empereur me dise toutes ces belleschoses-là !… et votre Natacha, qu’en faisons-nous ?

– Nous la remettons également en liberté,Monsieur !… Ma Natacha n’a jamais été le monstre que vouspensiez !…

– Cela vous plaît à dire, car enfin il ya une coupable ?

– Il y a deux coupables !… d’abordM. Le Maréchal.

– Hein ? s’exclama le Maréchal.

– M. Le Maréchal qui a eu l’imprudence denous apporter du raisin trop dangereux à la datcha desîles… et… et…

– Et l’autre ?… questionna, de plusen plus anxieux, Koupriane.

– Écoutez-la ! fit Rouletabille, lebras tendu dans la direction du cabinet de l’Empereur.

En effet, des pleurs, des sanglots, venaientjusqu’à eux. La douleur et le repentir de Matrena Pétrovnatraversaient les murs… Koupriane en était bouleversé.

Soudain l’Empereur fit son apparition… ilétait dans un état d’exaltation qu’on ne lui avait jamais vu…

Effrayé, Koupriane se recula.

– Monsieur ! lui dit le Tsar… jetiens à ce que, dans deux heures, Natacha Féodorovna soit ici… etqu’elle y soit amenée avec les honneurs dus à son rang. Natacha estinnocente, Monsieur, et nous lui devons réparation !

Puis, se tournant vers Rouletabille :

– Je tiens à ce qu’elle sache ce qu’ellevous doit ! Ce que nous vous devons ! Mon petitami !

Le Tsar disait à Rouletabille :« mon petit ami ! » Rouletabille mit son doigt sursa bouche et, au moment de partir, parla russe.

– Qu’elle ne sache donc rien !Sire ! Cela vaudra mieux, car, Votre Majesté et moi, nousdevons oublier déjà aujourd’hui que nous savons quelquechose !

– Vous avez raison ! fit le Tsarpensif… Mais, mon enfant, que puis-je faire pour vous ?

– Sire ! Une grâce ! Ne mefaites pas manquer le train de dix heurescinquante-cinq !…

Et il se jeta à ses genoux.

– Restez donc à genoux, mon enfant. Vousêtes très bien ainsi… M. Le Maréchal vous préparera, aujourd’huimême, un brevet que j’ai hâte de signer… en attendant, Monsieur leMaréchal, allez donc me chercher, dans mon armoire particulière,une de mes cravates de sainte-Anne !…

Et c’est ainsi que Joseph Rouletabille, deL’Époque, fut créé Officier de sainte-Anne de Russie parl’Empereur lui-même, qui lui donna l’accolade.

« Ils embrassent tout le temps dans cepays ! » se dit Rouletabille, qui était si ému qu’ils’essuyait les yeux avec sa manche.

Au train de dix heures cinquante-cinq, il yeut beaucoup de monde à la gare de Tsarskoïe-Selo. Parmi tous ceuxqui étaient venus de Pétersbourg serrer la main au jeune reporter,dont on avait appris le départ, on remarquait Ivan Pétrovitch, lejoyeux Conseiller d’Empire, et Athanase Georgevitch, le gai avocatbien connu pour son fameux coup de fourchette. Ils étaient venusnaturellement avec tous leurs bandages et pansements qui lesfaisaient ressembler à de glorieux débris. Ils apportaient lesamitiés de Féodor Féodorovitch, qui avait encore un peu la fièvre,et de Thadée Tchichnikof, le Lithuanien, qui avait les deux jambescassées.

Dans le wagon même, il fallut prendre ladernière bouteille de champagne (première marque). Et quand il neresta plus rien dans la bouteille et que l’on se fut bien embrassé,comme le train ne partait pas encore, Athanase Georgevitch fitdéboucher une seconde dernière bouteille. C’est alors que M. Legrand Maréchal arriva, tout essoufflé. On l’invita et il accepta.Mais il avait hâte de parler à Rouletabille en particulier et ilentraîna, un instant, en s’excusant, le reporter dans lecouloir.

– C’est l’Empereur qui m’envoie, exprimaavec émotion ce haut dignitaire. Il m’envoie à cause desédredons ! Vous avez oublié de lui parler desédredons !

– Niet ! répondit en riantRouletabille. Cela n’est rien ! Nitchevo ! Lesédredons de Sa Majesté devaient être déjà du plus fin« eider », ainsi que l’une des plumes que vous m’avezmontrées l’atteste. Eh bien !… qu’il les fasse ouvrirmaintenant ! Ils sont du plus vulgaire canard, comme laseconde plume le prouve. Le retour des édredons au canard, avant lesoir, prouve donc déjà que l’on espérait que la substitutionpasserait inaperçue. Voilà tout ! Caracho !Bombe au canard ! À votre santé ! Vive leTsar !…

– Caracho !Caracho !

La locomotive sifflait quand on vit accourirun couple, un homme et une femme, qui suaient et fondaient comme dusuif : c’étaient M. Et Mme Gounsovski.

Gounsovski monta sur le marchepied :

– Mme Gounsovski a tenu à venir vousserrer la main. Vous lui êtes très sympathique.

– Compliments, Madame !

– Dites-moi, jeune homme, vous avezencore eu tort de ne pas venir hier déjeuner chez moi. Je vousaurais certainement évité une petite course désagréable enFinlande !…

– Je ne la regrette pas,Monsieur !…

Le train s’ébranla. On cria : « Vivela France ! Vive la Russie ! ». Athanase Georgevitchpleurait, Matrena Pétrovna, à une fenêtre de la gare, où elle setenait discrètement, agita un mouchoir du côté du cher petitdomovoï-doukh qui lui en avait fait voir de toutes lescouleurs, et qu’elle n’osait pas aller embrasser après cetteterrible affaire du faux poison et la terrible colère duTsar !

Le reporter lui envoya un gracieux baiser.

Comme il l’avait dit à Gounsovski, il neregrettait rien.

Tout de même, quand le train prit son élanvers la frontière, Rouletabille se laissa retomber sur les coussinset fit :

– Ouf !…

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