Sans famille Hector Malot

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Sauvetage Notre position était devenue insupportable sur notre palier trop étroit ; il fut décidé qu’on élargirait ce palier, et chacun se mit à la besogne. À coups de couteau on recommença à fouiller dans le charbon et à faire descendre les déblais. Comme nous avions maintenant un point d’appui solide sous les pieds, ce travail fut plus facile, et l’on arriva à entamer la veine pour agrandir notre prison. Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nous étendre de tout notre long sans rester assis, les jambes ballantes. On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant nous avions été loquaces au commencement de notre captivité, autant nous fûmes silencieux quand elle se prolongea. Les deux seuls sujets de nos conversations roulaient éternellement sur les deux mêmes questions : quels moyens on employait pour venir à nous, et depuis combien de temps nous étions emprisonnés. Mais ces conversations n’avaient plus l’ardeur des premiers moments ; si l’un de nous disait un mot, souvent ce mot n’était pas relevé, ou, lorsqu’il l’était, c’était simplement en quelques paroles brèves ; on pouvait varier du jour à la nuit, du blanc au noir, sans pour cela susciter la colère ou la simple contradiction. « C’est bon, on verra. » Étions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis six ? On verrait quand le moment de la délivrance serait venu. Mais ce moment viendrait-il ? Pour moi, je commençais à en douter fortement, Au reste, je n’étais pas le seul, et parfois il échappait à mes camarades des observations qui prouvaient que le doute les envahissait aussi. « Ce qui me console, si je reste ici, dit Bergounhoux, c’est que la compagnie fera une rente à ma femme et à mes enfants ; au moins ils ne seront pas à la charité. » Assurément, le magister s’était dit qu’il entrait dans ses fonctions de chef non seulement de nous défendre contre les accidents de la catastrophe, mais encore de nous protéger contre nous-mêmes. Aussi, quand l’un de nous paraissait s’abandonner, intervenait-il aussitôt par une parole réconfortante. « Tu ne resteras pas plus que nous ici ; les bennes fonctionnent, l’eau baisse. – Où baisse-t-elle ? – Dans les puits. – Et dans la galerie ? – Ça viendra ; il faut attendre. – Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec l’à-propos et la promptitude qui caractérisaient toutes ses observations, si la compagnie fait faillite comme celle du magister, c’est votre femme qui sera volée ! – Veux-tu te taire, imbécile ! la compagnie est riche. – Elle était riche quand elle avait la mine, mais maintenant que la mine est sous l’eau ! » À l’exception du magister qui cachait ses sentiments, et de Carrory qui ne sentait pas grand-chose, nous ne parlions plus de délivrance, et c’étaient toujours les mots de mort et d’abandon qui du coeur nous montaient aux lèvres. « Tu as beau dire, magister, les bennes ne tireront jamais assez d’eau. – Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingt fois ; un peu de patience. » Si tout ne marcha pas bien et vite comme l’espérait Pagès, ce ne fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriers qui travaillaient à notre sauvetage. La descente qu’on avait commencé à creuser avait été continuée sans une minute de repos. Mais le travail était difficile. Le charbon à travers lequel on se frayait un passage était ce que les mineurs appellent nerveux, c’est-à-dire très dur, et, comme un seul piqueur pouvait travailler à cause de l’étroitesse de la galerie, on était obligé de relayer souvent ceux qui prenaient ce poste, tant ils mettaient d’ardeur à la besogne les uns et les autres. En même temps l’aérage de cette galerie se faisait mal ; on avait, à mesure qu’on avançait, placé des tuyaux en fer-blanc dont les joints étaient lutés avec de la terre glaise ; mais, bien qu’un puissant ventilateur à bras envoyât de l’air dans ces tuyaux, les lampes ne brûlaient que devant l’orifice du tuyau. Tout cela retardait le percement, et, le septième jour depuis notre engloutissement, on n’était encore arrivé qu’à une profondeur de vingt mètres. Dans les conditions ordinaires, cette percée eût demandé plus d’un mois ; mais, avec les moyens dont on disposait et l’ardeur déployée, cela devait aller plus vite. Il fallait d’ailleurs tout le noble entêtement de l’ingénieur pour continuer ce travail, car, de l’avis unanime, il était malheureusement inutile. Tous les mineurs engloutis avaient péri. Il n’y avait désormais qu’à continuer l’épuisement au moyen des bennes, et, un jour ou l’autre, on retrouverait tous les cadavres. Alors de quelle importance était-il d’arriver quelques heures plus tôt ou quelques heures plus tard ? C’était là l’opinion des gens compétents aussi bien que du public ; les parents eux-mêmes, les femmes, les mères, avaient pris le deuil. Personne ne sortirait plus vivant de la Truyère. Sans ralentir les travaux d’épuisement qui marchaient sans autres interruptions que celles qui résultaient des avaries dans les appareils, l’ingénieur, en dépit des critiques universelles et des observations de ses confrères ou de ses amis, faisait continuer la descente. Il y avait en lui l’obstination, la foi généreuse qui fit trouver un nouveau monde à Colomb. « Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, si demain nous n’avons rien de nouveau, nous renoncerons ; je vous demande pour vos camarades ce que je demanderais pour vous, si vous étiez à leur place. » La confiance qui l’animait passait dans le coeur de ses ouvriers, qui arrivaient ébranlés par les bruits de la ville et qui partaient partageant ses convictions. Et avec un ensemble, une activité admirables, la descente se creusait. D’un autre côté, il faisait boiser le passage de la lampisterie qui s’était éboulé dans plusieurs endroits, et ainsi, par tous les moyens possibles, il s’efforçait d’arracher à la mine son terrible secret et ses victimes, si elle en renfermait encore de vivantes. Le septième jour, dans un changement de poste, le piqueur qui arrivait pour entamer le charbon crut entendre un léger bruit, comme des coups frappés faiblement ; au lieu d’abaisser son pic il le tint levé et colla son oreille au charbon. Puis, croyant se tromper, il appela un de ses camarades pour écouter avec lui. Tous deux restèrent silencieux, et, après un moment, un son faible, répété à intervalles réguliers, parvint jusqu’à eux. Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche, rencontrant plus d’incrédulité que de foi, et parvint à l’ingénieur, qui se précipita dans la galerie. Enfin, il avait donc eu raison ! il y avait là des hommes vivants que sa foi allait sauver ! L’ingénieur fit sortir ceux qui l’avaient suivi et même tous les ouvriers qui faisaient la chaîne pour porter les déblais, ne gardant auprès de lui que les deux piqueurs. Alors ils frappèrent un appel à coups de pic fortement assenés et également espacés, puis, retenant leur respiration, ils se collèrent contre le charbon. Après un moment d’attente, ,ils reçurent dans le coeur une commotion profonde : des coups faibles, précipités, rythmés, avaient répondu aux leurs. « Frappez encore à coups espacés pour être bien certains que ce n’est point la répercussion de vos coups. » Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coups rythmés qu’ils avaient entendus, c’est-à-dire le rappel des mineurs, répondirent aux leurs. Le doute n’était plus possible : des hommes étaient vivants, et l’on pouvait les sauver. Les sons perçus étaient si faibles qu’il était impossible de déterminer la place précise d’où ils venaient. Mais l’indication, cependant, était suffisante pour dire que des ouvriers échappés à l’inondation se trouvaient dans une des trois remontées de la galerie plate des vieux travaux. Ce n’est plus une descente qui ira au-devant des prisonniers, mais trois, de manière à arriver aux trois remontées. Lorsqu’on sera plus avancé et qu’on entendra mieux, on abandonnera les descentes inutiles pour concentrer les efforts sur la bonne. Le travail reprend avec plus d’ardeur, et c’est à qui des compagnies voisines enverra à la Truyère ses meilleurs piqueurs. À l’espérance résultant du creusement des descentes se joint celle d’arriver par la galerie, car l’eau baisse dans le puits. Lorsque dans notre remontée nous entendîmes l’appel frappé par l’ingénieur, l’effet fut le même que lorsque nous avions entendu les bennes d’épuisement tomber dans les puits. « Sauvés ! » Ce fut un cri de joie qui s’échappa de nos bouches, et sans réfléchir nous crûmes qu’on allait nous donner la main. Puis, comme pour les bennes d’épuisement, après l’espérance revint le désespoir. Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient bien loin encore. Vingt mètres, trente mètres peut-être. Combien faudrait-il pour percer ce massif ? Nos évaluations variaient : un mois, une semaine, six jours. Comment attendre un mois, une semaine, six jours ? Lequel d’entre nous vivrait encore dans six jours ? Combien de jours déjà avions-nous vécu sans manger ? Seul, le magister parlait encore avec courage, mais à la longue notre abattement le gagnait, et à la longue aussi la faiblesse abattait sa fermeté. Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pas manger, et la faim était devenue si tyrannique, que nous avions essayé de manger du bois pourri émietté dans l’eau. Carrory, qui était le plus affamé d’entre nous, avait coupé la botte qui lui restait, et continuellement il mâchait des morceaux de cuir. En voyant jusqu’où la faim pouvait entraîner mes camarades, j’avoue que je me laissai aller à un sentiment de peur qui, s’ajoutant à mes autres frayeurs, me mettait mal à l’aise. J’avais entendu Vitalis raconter souvent des histoires de naufrage, car il avait beaucoup voyagé sur mer, au moins autant que sur terre, et, parmi ces histoires, il y en avait une qui, depuis que la faim nous tourmentait, me revenait sans cesse pour s’imposer à mon esprit : dans cette histoire, des matelots avaient été jetés sur un îlot de sable où ne se trouvait pas la moindre nourriture, et ils avaient tué le mousse pour le manger. Je me demandais, en entendant mes compagnons crier la faim, si pareil sort ne m’était pas réservé, et si, sur notre îlot de charbon, je ne serais pas tué aussi pour être mangé. Dans le magister et l’oncle Gaspard, j’étais sûr de trouver des défenseurs ; mais Pagès, Bergounhoux et Carrory, Carrory surtout, avec ses grandes dents blanches qu’il aiguisait sur ses morceaux de botte, ne m’inspiraient aucune confiance. Sans doute, ces craintes étaient folles ; mais, dans la situation où nous étions, ce n’était pas la sage et froide raison qui dirigeait notre esprit ou notre imagination. Ce qui augmentait encore nos terreurs, c’était l’absence de lumière. Successivement, nos lampes étaient arrivées à la fin de leur huile. Et, lorsqu’il n’en était plus resté que deux, le magister avait décidé qu’elles ne seraient allumées que dans les circonstances où la lumière serait indispensable. Nous passions donc maintenant tout notre temps dans l’obscurité. Non seulement cela était lugubre, mais encore cela était dangereux, car, si nous faisions un mouvement maladroit, nous pouvions rouler dans l’eau. Nous n’étions que trois sur chaque palier, et cela nous donnait un peu plus de place : l’oncle Gaspard était à un coin, le magister à un autre et moi au milieu d’eux. De temps en temps nous frappions contre la paroi pour dire à nos sauveurs que nous étions vivants, et nous entendions leurs pics saper sans repos le charbon. Mais c’était bien lentement que leurs coups augmentaient de puissance, ce qui disait qu’ils étaient encore loin. Quand la lampe fut allumée je descendis chercher de l’eau dans la botte, et il me sembla que les eaux avaient baissé dans le trou de quelques centimètres. « Les eaux baissent. – Mon Dieu ! » Et une fois encore nous eûmes un transport d’espérance. Insensiblement, ces bruits devenaient de plus en plus forts ; l’eau baissait, et l’on se rapprochait de nous. Mais arriverait-on à temps ? Si le travail de nos sauveurs augmentait utilement d’instant en instant, notre faiblesse, d’instant en instant aussi, devenait plus grande, plus douloureuse : faiblesse de corps, faiblesse d’esprit. Depuis le jour de l’inondation, mes camarades n’avaient pas mangé. Et ce qu’il y avait de plus terrible encore, nous n’avions respiré qu’un air qui, ne se renouvelant pas, devenait de jour en jour moins respirable et plus malsain. Heureusement, à mesure que les eaux avaient baissé, la pression atmosphérique avait diminué, car, si elle était restée celle des premières heures, nous serions morts assurément asphyxiés. Aussi, de toutes les manières, si nous avons été sauvés, l’avons-nous dû à la promptitude avec laquelle le sauvetage a été commandé et organisé. Le bruit des pics et des bennes était d’une régularité absolue comme celle d’un balancier d’horloge, et chaque interruption de poste nous donnait de fiévreuses émotions. Allait-on nous abandonner, ou rencontrait-on des difficultés insurmontables ? Pendant une de ces interruptions un bruit formidable s’éleva, un ronflement, un soufflement puissant. « Les eaux tombent dans la mine, s’écria Carrory. – Ce n’est pas l’eau, dit le magister. – Qu’est-ce ? – Je ne sais pas, mais ce n’est pas l’eau. » Les coups de pics étaient devenus plus distincts, et bien certainement on s’était approché de nous de manière à nous atteindre bientôt peut-être. Les eaux baissaient toujours, et nous eûmes bientôt une preuve qu’elles n’atteignaient plus le toit des galeries. Nous entendîmes un grattement sur le schiste de la remontée et l’eau clapota comme si de petits morceaux de charbon avaient tombé dedans. On alluma la lampe, et nous vîmes des rats qui couraient au bas de la remontée. Comme nous ils avaient trouvé un refuge dans une cloche d’air, et, lorsque les eaux avaient baissé, ils avaient abandonné leur abri pour chercher de la nourriture. S’ils avaient pu venir jusqu’à nous, c’est que l’eau n’emplissait plus les galeries dans toute leur hauteur. Ces rats furent pour notre prison ce qu’a été la colombe pour l’arche de Noé : la fin du déluge. Je voulus descendre au bas de notre remontée pour bien voir les progrès de la baisse des eaux. Ces progrès étaient sensibles et maintenant il y avait un grand vide entre l’eau et le toit de la galerie. « Attrape-nous des rats, me cria Carrory, que nous les mangions. » Mais, pour attraper les rats, il eût fallu plus agile que moi. Pourtant l’espérance m’avait ranimé, et le vide dans la galerie m’inspirait une idée qui me tourmentait. Je remontai à notre palier. « Magister, j’ai une idée : puisque les rats circulent dans la galerie, c’est qu’on peut passer ; je vais aller en nageant jusqu’aux échelles. Je pourrai appeler, me faire entendre, aider aussi à nous sauver ; on viendra nous chercher ; ce sera plus vite fait que par la descente. » Un moment le magister resta à réfléchir, puis, me prenant la main : « Tu as du coeur, petit, fais comme tu veux ; je crois que c’est l’impossible que tu essaies, mais ce n’est pas la première fois que l’impossible réussit. Embrasse-nous. » Je l’embrassai ainsi que l’oncle Gaspard, puis, ayant quitté mes vêtements, je descendis dans l’eau. « Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre à nager, votre voix me guidera. » Quel était le vide sous le toit de la galerie ? Était-il assez grand pour me mouvoir librement ? C’était là la question. Après quelques brasses, je trouvai que je pouvais nager en allant doucement de peur de me cogner la tête : l’aventure que je tentais était donc possible. Au bout, était-ce la délivrance ? était-ce la mort ? Je me retournai et j’aperçus la lueur de la lampe que reflétaient les eaux noires ; là j’avais un phare. « Vas-tu bien ? criait le magister. – Oui. » Et j’avançais avec précaution. De notre remontée aux échelles la difficulté était dans la direction à suivre, car je savais qu’à un endroit, qui n’était pas bien éloigné, il y avait une rencontre des galeries. Il ne fallait pas se tromper dans l’obscurité, sous peine de se perdre. Pour me diriger, le toit et les parois de la galerie n’étaient pas suffisants, mais j’avais sur le sol un guide plus sûr, c’étaient les rails. En les suivant, j’étais certain de trouver les échelles. De temps en temps, je laissais descendre mes pieds et, après avoir rencontré les tiges de fer, je me redressais doucement. Les rails sous mes pieds, les voix de mes camarades derrière moi, je n’étais pas perdu. L’affaiblissement des voix d’un côté, le bruit plus fort des bennes d’épuisement d’un autre, me disaient que j’avançais. Enfin je reverrais donc la lumière du jour, et par moi mes camarades allaient être sauvés ! Cela soutenait mes forces. Avançant au milieu de la galerie, je n’avais qu’à me mettre droit pour rencontrer le rail, et le plus souvent je me contentais de le toucher du pied. Dans un de ces mouvements, ne l’ayant pas trouvé avec le pied, je plongeai pour le chercher avec les mains, mais inutilement ; j’allai d’une paroi à l’autre de la galerie, je ne trouvai rien. Je m’étais trompé. Je restai un moment paralysé par une poignante angoisse, ne sachant de quel côté me diriger. J’étais donc perdu, dans cette nuit noire, sous cette lourde voûte, dans cette eau glacée. Mais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus par où je devais me tourner. Après être revenu d’une douzaine de brasses en arrière, je plongeai et retrouvai le rail. C’était donc là qu’était la bifurcation. Je cherchai la plaque, je ne la trouvai pas ; je cherchai les ouvertures qui devaient être dans la galerie ; à droite comme à gauche je rencontrai la paroi. Où était le rail ? Je le suivis jusqu’au bout ; il s’interrompait brusquement. Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché, bouleversé par le tourbillon des eaux, et que je n’avais plus de guide. Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, et je n’avais plus qu’à revenir sur mes pas. J’avais déjà parcouru la route, je savais qu’elle était sans danger, je nageai rapidement pour regagner la remontée ; les voix me guidaient. À mesure que je me rapprochais, il me semblait que ces voix étaient plus assurées, comme si mes camarades avaient pris de nouvelles forces. Je fus bientôt à l’entrée de la remontée et je criai à mon tour. « Arrive, arrive, me dit le magister. – Je n’ai pas trouvé le passage. – Cela ne fait rien ; la descente avance, ils entendent nos cris, nous entendons les leurs ; nous allons nous parler bientôt. » Rapidement j’escaladai la remontée et j’écoutai. En effet les coups de pic étaient beaucoup plus forts ; et les cris de ceux qui travaillaient à notre délivrance nous arrivaient faibles encore, mais cependant déjà bien distincts. Après le premier mouvement de joie, je m’aperçus que j’étais glacé, mais, comme il n’y avait pas de vêtements chauds à me donner pour me sécher, on m’enterra jusqu’au cou dans le charbon menu, qui conserve toujours une certaine chaleur, et l’oncle Gaspard avec le magister se serrèrent contre moi. Alors je leur racontai mon exploration et comment j’avais perdu les rails. « Tu as osé plonger ? – Pourquoi pas ? malheureusement, je n’ai rien trouvé. » Mais, ainsi que l’avait dit le magister, cela importait peu maintenant ; car, si nous n’étions pas sauvés par la galerie, nous allions l’être par la descente. Les cris devinrent assez distincts pour espérer qu’on allait entendre les paroles. En effet, nous entendîmes bientôt ces trois mots prononcés lentement : « Combien êtes-vous ? » De nous tous c’était l’oncle Gaspard qui avait la parole la plus forte et la plus claire. On le chargea de répondre. « Six ! » Il y eut un moment de silence. Sans doute au-dehors ils avaient espéré un plus grand nombre. « Dépêchez-vous, cria l’oncle Gaspard, nous sommes à bout ! – Vos noms ? » Il dit nos noms : « Bergounhoux, Pagès, le magister, Carrory, Rémi, Gaspard. » Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient au-dehors, le moment le plus poignant. Quand ils avaient su qu’on allait bientôt communiquer avec nous, tous les parents, tous les amis des mineurs engloutis étaient accourus, et les soldats avaient grand-peine à les contenir au bout de la galerie. Quand l’ingénieur annonça que nous n’étions que six, il y eut un douloureux désappointement, mais avec une espérance encore pour chacun, car parmi ces six pouvait, devait se trouver celui qu’on attendait. Il répéta nos noms. Hélas ! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut quatre seulement qui virent leurs espérances réalisées. Que de douleurs, que de larmes ! Nous, de notre côté, nous pensions aussi à ceux qui avaient dû être sauvés. « Combien ont été sauvés ? » demanda l’oncle Gaspard. On ne répondit pas. Il y avait une question qui me tourmentait. « Demandez donc depuis combien de temps nous sommes là. – Depuis quatorze jours. » Quatorze jours ! Celui de nous qui dans ses évaluations avait été le plus haut avait parlé de cinq ou six jours. « Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez courage. Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encore quelques heures. » Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité, en tout cas de beaucoup les plus douloureuses. Chaque coup de pic nous semblait devoir être le dernier ; puis, après ce coup, il en venait un autre, et après cet autre un autre encore. De temps en temps les questions reprenaient. « Avez-vous faim ? – Oui, très faim. – Pouvez-vous attendre ? Si vous êtes trop faibles, on va faire un trou de sonde et vous envoyer du bouillon, mais cela va retarder votre délivrance ; si vous pouvez attendre, vous serez plus promptement en liberté. – Nous attendrons, dépêchez-vous. » Le fonctionnement des bennes ne s’était pas arrêté une minute, et l’eau baissait, toujours régulièrement. « Annonce que l’eau baisse, dit le magister. – Nous le savons ; soit par la descente, soit par la galerie, on va venir à vous… bientôt. » Les coups de pic devinrent moins forts. Évidemment on s’attendait d’un moment à l’autre à faire une percée, et, comme nous avions expliqué notre position, on craignait de causer un éboulement qui, nous tombant sur la tête, pourrait nous blesser, nous tuer, ou nous précipiter dans l’eau, pêle-mêle avec les déblais. Le magister nous explique qu’il y a aussi à craindre expansion de l’air, qui, aussitôt qu’un trou sera percé, va se précipiter comme un boulet de canon et tout renverser. Il faut donc nous tenir sur nos gardes et veiller sur nous comme les piqueurs veillent sur eux. L’ébranlement causé au massif par les coups de pic détachait dans le haut de la remontée de petits morceaux de charbon qui roulaient sur la pente et allaient tomber dans l’eau. Chose bizarre, plus le moment de notre délivrance approchait, plus nous étions faibles ; pour moi, je ne pouvais pas me soutenir, et, couché dans mon charbon menu, il m’était impossible de me soulever sur le bras ; je tremblais et cependant je n’avais plus froid. Enfin, quelques morceaux plus gros se détachèrent et roulèrent entre nous. L’ouverture était faite au haut de la remontée ; nous fûmes aveuglés par la clarté des lampes. Mais instantanément nous retombâmes dans l’obscurité ; le courant d’air, un courant d’air terrible, une trombe, entraînant avec elle des morceaux de charbon et des débris de toutes sortes, les avait soufflées. « C’est le courant d’air, n’ayez pas peur, on va les rallumer au dehors. Attendez un peu. » Attendre ! Encore attendre ! Mais au même instant un grand bruit se fit dans l’eau de la galerie, et, m’étant retourné, j’aperçus une forte clarté qui marchait sur l’eau clapoteuse. « Courage ! courage ! » criait-on. Et pendant que par la descente on arrivait à donner la main aux hommes du palier supérieur, on venait à nous par la galerie. L’ingénieur était en tête ; ce fut lui qui le premier escalada la remontée, et je fus dans ses bras avant d’avoir pu dire un mot. Il était temps, le coeur me manqua. Cependant j’eus conscience qu’on m’emportait ; puis, quand nous fûmes sortis de la galerie plate, qu’on m’enveloppait dans des couvertures. Je fermai les yeux, mais bientôt j’éprouvai comme un éblouissement qui me força à les ouvrir. C’était le jour. Nous étions en plein air. En même temps, un corps blanc se jeta sur moi : c’était Capi, qui, d’un bond, s’était élancé dans les bras de l’ingénieur et me léchait la figure. En même temps, je sentis qu’on me prenait la main droite et qu’on m’embrassait. « Rémi ! » dit une voix faible (c’était celle de Mattia). Je regardai autour de moi, et alors j’aperçus une foule immense qui s’était tassée sur deux rangs, laissant un passage au milieu de la masse. Toute cette foule était silencieuse, car on avait recommandé de ne pas nous émouvoir par des cris ; mais son attitude, ses regards parlaient pour ses lèvres. Vingt bras se tendirent pour me prendre ; mais l’ingénieur ne voulut pas me céder et, fier de son triomphe, heureux et superbe, il me porta jusqu’aux bureaux où des lits avaient été préparés pour nous recevoir. Deux jours après je me promenais dans les rues de Varses, suivi de Mattia, d’Alexis, de Capi, et tout le monde sur mon passage s’arrêtait pour me regarder. Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la main avec des larmes dans les yeux. Et il y en avait d’autres qui détournaient la tête. Ceux-là étaient en deuil et se demandaient amèrement pourquoi c’était l’enfant orphelin qui avait été sauvé, tandis que le père de famille, le fils, étaient encore dans la mine, misérables cadavres charriés, ballottés par les eaux. Mais, parmi ceux qui m’arrêtaient ainsi, il y en avait qui étaient tout à fait gênants ; ils m’invitaient à dîner ou bien à entrer au café. « Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé », disaient-ils. Et je remerciais sans accepter, car il ne me convenait point d’aller ainsi raconter mon histoire à des indifférents, qui croyaient me payer avec un dîner ou un verre de bière. D’ailleurs j’aimais mieux écouter que raconter, et j’écoutais Alexis, j’écoutais Mattia, qui me disaient ce qui s’était passé sur terre pendant que nous étions sous terre. « Quand je pensais que c’était pour moi que tu étais mort, disait Alexis, ça me cassait bras et jambes, car je te croyais bien mort. – Moi, je n’ai jamais cru que tu étais mort, disait Mattia. Je ne savais pas si tu sortirais vivant de la mine et si l’on arriverait à temps pour te sauver, mais je croyais que tu ne t’étais pas laissé noyer, de sorte que, si les travaux de sauvetage marchaient assez vite, on te trouverait quelque part. Alors, tandis qu’Alexis se désolait et te pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant : « Il n’était pas mort, mais il va peut-être mourir. » Et j’interrogeais tout le monde : « Combien peut-on vivre de temps sans manger ? Quand aura-t-on épuisé l’eau ? Quand la galerie sera-t-elle percée ? » Mais personne ne me répondait comme je voulais. Quand on vous a demandé vos noms et que l’ingénieur, après Carrory, a crié Rémi, je me suis laissé aller à terre en pleurant, et alors on m’a un peu marché sur le corps, mais je ne l’ai pas senti, tant j’étais heureux. » Je fus très fier de voir que Mattia avait une telle confiance en moi qu’il ne voulait pas croire que je pouvais mourir.

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Une leçon de musique Je m’étais fait des amis dans la mine. De pareilles angoisses supportées en commun unissent les coeurs ; on souffre, on espère ensemble, on ne fait qu’un. L’oncle Gaspard, ainsi que le magister particulièrement m’avaient pris en affection ; et, bien que l’ingénieur n’eût point partagé notre emprisonnement, il s’était attaché à moi comme à un enfant qu’on a arraché à la mort. Il m’avait invité chez lui et, pour sa fille, j’avais dû faire le récit de tout ce qui nous était arrivé pendant notre long ensevelissement dans la remontée. Tout le monde voulait me garder à Varses. Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce ne fut pas sans chagrin que je quittai Varses, car il fallut me séparer d’Alexis, de l’oncle Gaspard et du magister ; mais c’était ma destinée de me séparer de ceux que j’aimais et qui me témoignaient de l’affection. En avant ! La harpe sur l’épaule et le sac au dos, nous voilà de nouveau sur les grands chemins avec Capi joyeux qui se roule dans la poussière. J’avoue que ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction, lorsque nous fûmes sortis de Varses, que je frappai du pied la route sonore, qui retentissait autrement que le sol boueux de la mine. Le bon soleil, les beaux arbres ! Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi, longuement discuté notre itinéraire, car je lui avais appris à lire sur les cartes, et il ne s’imaginait plus que les distances n’étaient pas plus longues pour les jambes qui font une route que pour le doigt qui, sur une carte, va d’une ville à une autre. Après avoir bien pesé le pour et le contre, nous avions décidé qu’au lieu de nous diriger directement sur Ussel et de là sur Chavanon nous passerions par Clermont, ce qui n’allongerait pas beaucoup notre route et ce qui nous donnerait l’avantage d’exploiter les villes d’eaux, à ce moment pleines de malades : Saint-Nectaire, Le Mont-Dore, Royat, La Bourboule. Pendant que je faisais le métier de rouleur, Mattia, dans son excursion, avait rencontré un montreur d’ours qui se rendait à ces villes d’eaux, où, avait-il dit, on pouvait gagner de l’argent. Or, Mattia voulait gagner de l’argent, trouvant que cent cinquante francs pour acheter une vache, ce n’était pas assez. Plus nous aurions d’argent, plus la vache serait belle ; et plus la vache serait belle, plus mère Barberin serait contente, et plus mère Barberin serait contente, plus nous serions heureux de notre côté. Il fallait donc nous diriger vers Clermont. En venant de Paris à Varses, j’avais commencé l’instruction de Mattia, lui apprenant à lire et lui enseignant aussi les premiers éléments de la musique ; de Varses à Clermont, je continuai mes leçons. Soit que je ne fusse pas un très bon professeur – ce qui est bien possible – soit que Mattia ne fût pas un bon élève – ce qui est possible aussi –, toujours est-il qu’en lecture les progrès furent lents et difficiles. Mattia avait beau s’appliquer et coller ses yeux sur le livre, il lisait toutes sortes de choses fantaisistes qui faisaient plus honneur à son imagination qu’à son attention. Alors, quelquefois l’impatience me prenait, et, frappant sur le livre, je m’écriais avec colère que décidément il avait la tête trop dure. Mais en musique les mêmes difficultés ne s’étaient pas présentées, et, dès le début, Mattia avait fait des progrès étonnants et si remarquables, que bien vite il en était arrivé à m’étonner par ses questions ; puis, après m’avoir étonné, il m’avait embarrassé, et enfin il m’avait plus d’une fois interloqué au point que j’étais resté court. Alors, quand je ne savais pas ce qu’il y avait à répondre, je me tirais d’embarras comme l’oncle Gaspard, quand, lui demandant ce que c’était que le charbon de terre, il me disait avec assurance : « C’est du charbon qu’on trouve dans la terre. » Avec non moins d’assurance, je répondais à Mattia, lorsque je n’avais rien à lui répondre : « Cela est ainsi parce que cela doit être ainsi ; c’est une loi. » Mattia n’était pas d’un caractère à s’insurger contre une loi ; seulement il avait une façon de me regarder, en ouvrant la bouche et en écarquillant les yeux, qui ne me rendait pas du tout fier de moi. Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses, lorsqu’il me posa précisément une question de ce genre. Au lieu de répondre à son pourquoi : « Je ne sais pas », je répondis noblement : « Parce que cela est. » Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne pus pas lui tirer une parole, ce qui avec lui était bien extraordinaire, car il était toujours disposé à bavarder et à rire. Je le pressai si bien qu’il finit par parler. « Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je crois bien que personne ne m’aurait enseigné comme toi ce que j’ai appris, cependant… » Il s’arrêta. « Quoi, cependant ? – Cependant, il y a peut-être des choses que tu ne sais pas ; cela arrive aux plus savants, n’est-ce pas ? Ainsi, quand tu me réponds : « Cela est parce que cela est », il y aurait peut-être d’autres raisons à donner que tu ne donnes pas parce qu’on ne te les a pas données à toi-même. Alors, raisonnant de cette façon, je me suis dit que, si tu voulais, nous pourrions peut-être acheter, oh ! pas cher, un livre où se trouveraient les principes de la musique. – Cela est juste. – N’est-ce pas ? Je pensais bien que cela te paraîtrait juste, car enfin tu ne peux pas savoir tout ce qu’il y a dans les livres, puisque tu n’as pas appris dans les livres. – Un bon maître vaut mieux que le meilleur des livres. – Ce que tu dis là m’amène à te parler de quelque chose encore : si tu voulais, j’irais demander une leçon à un vrai maître ; une seule, et alors il faudrait bien qu’il me dise tout ce que je ne sais pas. – Pourquoi n’as-tu pas pris cette leçon auprès d’un vrai maître pendant que tu étais seul ? – Parce que les vrais maîtres se font payer, et je n’aurais pas voulu prendre le prix de cette leçon sur ton argent. » J’étais blessé que Mattia me parlât ainsi d’un vrai maître ; mais ma sotte vanité ne tint pas contre ces derniers mots. « Tu es un trop bon garçon, lui dis-je ; mon argent est ton argent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux que moi, bien souvent ; tu prendras autant de leçons que tu voudras, et je les prendrai avec toi. » Puis j’ajoutai bravement cet aveu de mon ignorance : « Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que je ne sais pas. » Le maître, le vrai maître qu’il nous fallait, ce n’était pas un ménétrier de village, mais un artiste, un grand artiste, comme on en trouve seulement dans les villes importantes. La carte me disait qu’avant d’arriver à Clermont la ville la plus importante qui se trouvait sur notre route était Mende. Mende était-elle vraiment une ville importante ? c’était ce que je ne savais pas ; mais, comme le caractère dans lequel son nom était écrit sur la carte lui donnait cette importance, je ne pouvais que croire ma carte. Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions la grosse dépense d’une leçon de musique ; car, bien que nos recettes fussent plus que médiocres dans ces tristes montagnes de la Lozère, où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pas retarder davantage la joie de Mattia. Après avoir traversé dans toute son étendue le causse Méjean, qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable du monde, sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sans habitants, sans rien de ce qui est la vie, mais avec d’immenses et mornes solitudes qui ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui les parcourent rapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende. Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous ne pouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ; d’ailleurs nous étions morts de fatigue. Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui ne lui avait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé, possédait un maître de musique, que, tout en soupant, je demandai à la maîtresse de l’auberge où nous étions descendus s’il y avait dans la ville un bon musicien qui donnât des leçons de musique. Elle nous répondit qu’elle était bien surprise de notre question : nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ? « Nous venons de loin, dis-je. – De bien loin, alors ? – De l’Italie », répondit Mattia. Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettre que, venant de si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous ; mais bien certainement, si nous étions venus seulement de Lyon ou de Marseille, elle n’aurait pas continué de répondre à des gens assez mal éduqués pour n’avoir pas entendu parler de M. Espinassous. « J’espère que nous sommes bien tombés », dis-je à Mattia en italien. « Croyez-vous qu’il voudra nous recevoir demain matin ? – Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de l’argent dans la poche, s’entend. » Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avait été indiquée comme étant celle du professeur, nous crûmes que nous nous étions trompés, car à la devanture de cette maison se balançaient deux petits plats à barbe en cuivre, ce qui n’a jamais été l’enseigne d’un maître de musique. Nous entrâmes. La boutique était divisée en deux parties égales : dans celle de droite, sur des planches, se trouvaient des brosses, des peignes, des pots de pommade, des savons ; dans celle de gauche, sur un établi et contre le mur, étaient posés ou accrochés des instruments de musique, des violons, des cornets à piston, des trompettes à coulisse. « M. Espinassous ? » demanda Mattia. Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui était en train de raser un paysan assis dans un fauteuil, répondit d’une voix de basse-taille : « C’est moi. » Je lançai un coup d’oeil à Mattia pour lui dire que le barbier-musicien n’était pas l’homme qu’il nous fallait pour nous donner notre leçon, et que ce serait jeter notre argent par la fenêtre que de s’adresser à lui ; mais, au lieu de me comprendre et de m’obéir, Mattia alla s’asseoir sur une chaise, et d’un air délibéré : « Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveux quand vous aurez rasé monsieur ? dit-il. – Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussi, si vous voulez. – Je vous remercie », dit Mattia ; il me lança un coup d’oeil à la dérobée pour me dire d’attendre un moment avant de me fâcher. Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, la serviette à la main, il vint pour couper les cheveux de Mattia. « Monsieur, dit Mattia pendant qu’on lui nouait la serviette autour du cou, nous avons une discussion, mon camarade et moi, et, comme nous savons que vous êtes un célèbre musicien, nous pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis sur ce qui nous embarrasse. – Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens. » Je compris où Mattia tendait à arriver : d’abord il voulait voir si ce perruquier-musicien était capable de répondre à ses questions, puis, au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, il voulait se faire donner sa leçon de musique pour le prix d’une coupe de cheveux ; décidément il était malin, Mattia. « Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t-on un violon sur certaines notes et pas sur d’autres ? » Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce moment même était en train de passer le peigne dans la longue chevelure de Mattia, allait faire une réponse dans le genre des miennes, et je riais déjà tout bas quand il prit la parole : « La seconde corde à gauche de l’instrument devant donner le la au diapason normal, les autres cordes doivent être accordées de façon qu’elles donnent les notes de quinte en quinte, c’est-à-dire sol, quatrième corde ; ré, troisième corde ; la, deuxième corde ; mi, première corde ou chanterelle. » Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-il de ma mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoir ce qu’il avait voulu apprendre ? toujours est-il qu’il riait aux éclats. Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas en questions, et, à tout ce qu’on lui demanda, le barbier répondit avec la même facilité et la même sûreté que pour le violon. Mais, après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger lui-même, et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lui. Alors il se mit à rire aux éclats : « Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles ! » Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia, prenant bravement son violon, se mit à exécuter une valse. « Et tu ne sais pas une note de musique ! » s’écriait le perruquier en claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s’il le connaissait depuis longtemps. « Ce gamin est un prodige ! criait Espinassous. Si tu veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends, un grand musicien ! Le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le reste de la journée je te ferai travailler ; et ne crois pas que je ne sois pas un maître capable de t’instruire parce que je suis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir est bon. Pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’en est pas moins le plus grand poète de France ; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous. » En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia. Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami, mon camarade, mon frère, comme j’avais perdu successivement tous ceux que j’avais aimés ? Mon coeur se serra. Cependant je ne m’abandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusqu’à un certain point à celle où je m’étais trouvé avec Vitalis quand Mme Milligan avait demandé à me garder près d’elle ; je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reproches que Vitalis. « Ne pense qu’à toi, Mattia », dis-je d’une voix émue. Mais il vint vivement à moi et, me prenant la main : « Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie, monsieur. » Espinassous insista en disant que, quand Mattia aurait fait sa première éducation, on trouverait le moyen de l’envoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondit toujours : « Quitter Rémi, jamais ! – Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, dit Espinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce que tu ignores. » Et il se mit à chercher dans des tiroirs. Après un temps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de la musique ; il était bien vieux, bien usé, bien fripé, mais qu’importait ? Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page : « Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquier de Mende. » Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autres professeurs de musique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que j’ai connu et que nous n’avons jamais oublié, Mattia ni moi.

30

La vache du prince J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende, mais, quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ? Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain ? Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais, quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant : « Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à la mort ? » Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux. « Je savais ça avant aujourd’hui », dit-il. Mattia, qui jusqu’alors avait très peu mordu à la lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant que j’aurais voulu et qu’il le désirait lui-même, car nous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longues étapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère et de l’Auvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu n’est pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un air placide tout ce qu’on veut bien jouer, mais, quand il prévoit que la quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte. Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villages d’eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva par bonheur que les renseignements du montreur d’ours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes. Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour qu’il se mit tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston, il étudiait son public, et il ne lui fallait pas longtemps pour voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout ce qu’il devait jouer. À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique, il avait appris dans toutes ses finesses l’art si difficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens. Dès la première fois que je l’avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, il m’avait bien étonné en m’expliquant les raisons pour lesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ; mais il m’étonna bien plus encore quand je le vis à l’oeuvre. Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute son adresse, et pour le public parisien, son ancien public qu’il avait appris à connaître et qu’il retrouvait là. « Attention ! me disait-il quand nous voyions venir à nous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, c’est du triste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et de la faire penser à celui qu’elle a perdu ; si elle pleure, notre fortune est faite. » Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis, que c’était à fendre le coeur. Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits qu’on appelle des salons : ce sont des groupes d’arbres, des quinconces sous l’ombrage desquels les baigneurs vont passer quelques heures en plein air. Mattia étudiait le public de ces salons, et c’était d’après ses observations que nous arrangions notre répertoire. Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardions bien d’aller nous camper brutalement devant lui pour l’arracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui comme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement. Du coin de l’oeil nous l’observions ; s’il nous regardait avec colère, nous nous en allions ; s’il paraissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il n’avait pas à craindre d’être renvoyé à coups de pied. Mais c’était surtout près des enfants que Mattia obtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait des jambes pour danser, et avec son sourire il les faisait rire même quand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s’y prenait-il ? Je n’en sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, on l’aimait. Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixante-huit francs. Soixante-huit francs et cent quarante-six que nous avions en caisse, cela faisait deux cent quatorze francs ; l’heure était venue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour les bestiaux. Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoir acheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquelle nous avions fait de si rudes économies. Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous le permettait : notre vache serait blanche, c’était le souhait de Mattia ; elle serait rousse, c’était le mien, en souvenir de notre pauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; tout cela était superbe et charmant. Mais maintenant il fallait de la rêverie passer à l’exécution, et c’était là que l’embarras commençait. Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elle aurait réellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pas à quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorant que moi. Ce qui redoublait notre inquiétude, c’étaient les histoires étonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges, depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée d’acheter une vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches dit artisan de ruses et de tromperies. Parmi les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins à l’égard du marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, mais combien elle nous rassurerait ! Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmes alors gaiement notre route. La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel. J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Ussel que j’avais paru pour la première fois en public dans Le Domestique de M. Joli-Coeur, ou Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense, et c’était à Ussel aussi que Vitalis m’avait acheté ma première paire de souliers, ces souliers à clous qui m’avaient rendu si heureux. Pauvre Joli-Coeur, il n’était plus là, avec son bel habit rouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaient aussi. Pauvre Vitalis ! je l’avais perdu et je ne le reverrais plus marchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant. Sur six que nous étions alors, deux seulement restaient debout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique. Malgré moi je m’imaginais que j’allais apercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue et que j’allais entendre l’appel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! » Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l’auberge où j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche d’un vétérinaire. « Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? » demanda le vétérinaire. En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire de cette vache. « Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagnerai demain matin sur le champ de foire ; mais, pour acheter, il faut être en état de payer. » Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel était enfermé notre trésor. « C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures. » À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait, et nous revînmes avec lui au champ de foire en lui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nous allions acheter. Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait et manger peu. « En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignant une vache blanchâtre. – Je crois que celle-là est meilleure », dis-je en montrant une rousse. Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni à l’une ni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’était une petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour du mufle. « Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce qu’il vous faut », dit-il. Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut à lui que le vétérinaire s’adressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache. « Trois cents francs. » Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie, avait fait notre conquête ; les bras nous tombèrent du corps. Trois cents francs ! ce n’était pas du tout notre affaire. Je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à une autre ; il m’en fit un pour me dire au contraire que nous devions persévérer. Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan. Il offrit cent cinquante francs ; le paysan diminua dix francs. Le vétérinaire monta à cent soixante-dix ; le paysan descendit à deux cent quatre-vingts. Mais, arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance. Au lieu d’offrir, le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elle avait les jambes trop faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, la mamelle n’était pas bien conformée. Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs, afin qu’elle fût en bonnes mains. Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux que c’était une mauvaise vache. « Allons en voir d’autres », dis-je. Sur ce mot le paysan, faisant un effort, diminua de nouveau de dix francs. Enfin, de diminution en diminution, il arriva à deux cent dix francs, mais il y resta. D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendre que tout ce qu’il disait n’était pas sérieux et que la vache, loin d’être mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs, c’était une grosse somme pour nous. Pendant ce temps Mattia, tournant par-derrière la vache, lui avait arraché un long poil à la queue, et la vache lui avait détaché un coup de pied. Cela me décida. « Va pour deux cent dix francs », dis-je, croyant tout fini. « Vous avez apporté un licou ? me dit le paysan ; je vends la vache, je ne vends pas son licou. » Cependant, comme nous étions amis, il voulait bien me céder ce licou pour trente sous, ce n’était pas cher. Il nous fallait un licou pour conduire notre vache ; j’abandonnai les trente sous, calculant qu’il nous en resterait encore vingt. « Où donc est votre longe ? demanda le paysan ; je vous ai vendu le licou, je ne vous ai pas vendu la longe. » La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous. Et lorsqu’ils furent payés, la vache nous fut enfin livrée avec son licou et sa longe. Nous avions une vache, mais nous n’avions plus un sou, pas un seul pour sa nourriture et pour nous nourrir nous-mêmes. « Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins de monde ; en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nous aurons une bonne recette ce soir. » Et, après avoir conduit notre vache dans l’écurie de notre auberge où nous l’attachâmes avec plusieurs noeuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notre côté, et, le soir, quand nous fîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatre francs cinquante centimes et la mienne de trois francs. Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches. Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquante était bien petite, comparée à la joie que nous éprouvions d’en avoir dépensé deux cent quatorze. Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et nous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avions bu d’aussi bon ; Mattia déclara qu’il était sucré et qu’il sentait la fleur d’oranger, comme celui qu’il avait bu à l’hôpital, mais bien meilleur. Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notre vache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude. « Tu sais qu’elle embrasse », s’écria Mattia ravi. Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que ni Mattia ni moi nous n’étions gâtés par les embrassades ; notre sort n’était pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leurs mères, et tous deux cependant nous aurions bien aimé à nous faire caresser. Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon. Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était d’aller coucher dans le village où j’avais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit de fougère où le bon Capi, voyant mon chagrin, était venu s’allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour me dire qu’il serait mon ami. De là nous partirions le lendemain matin pour arriver de bonne heure chez mère Barberin. Mais le sort, qui jusque-là nous avait été si favorable, se mit contre nous et changea nos dispositions. Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeuner de notre vache, qui consisterait en herbe des fossés de la route qu’elle paîtrait. Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbe était verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notre vache dans le fossé. Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle se montra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, et m’assis près d’elle pour manger mon pain. Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle. Alors, après l’avoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes, Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves et sérieux, ne pensant qu’à gagner de l’argent. Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître, et, quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre l’herbe à grands coups de langue, comme pour nous dire qu’elle avait encore faim. « Attendons un peu, dit Mattia. – Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la journée ? – Un tout petit peu. » Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments. « Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique. » Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade. Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop. Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nos forces en l’appelant. Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes. C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un gros village que nous nous étions arrêtés pour manger, et c’était vers ce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellement avant nous, et, comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et s’emparaient d’elle. À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et, quand nous arrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfants, qui discutaient en nous regardant venir. Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache ; mais, au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posa question sur question : D’où venions-nous ? puis, où avions-nous eu cette vache ? Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant que l’affaire s’éclaircît. L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et, comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre. Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et, comme elle ne lui parut pas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison ; on verrait plus tard. Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; alors, me rappelant la scène de Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre M. le gendarme. Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvait la prison ; on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependant nous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi ; elles s’en rapportent aux premières apparences et se tournent contre les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sont coupables ou innocents. Nous étions en prison. Pour combien de temps ? Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et, baissant la tête : « Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise. – Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi bête que toi. – J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin… notre pauvre vache, la vache du prince ! » Et il se mit à pleurer. Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave ; nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache ; le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin. « Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? » Mattia avait raison. « Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirions de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ? – Pourquoi ne la trouverions-nous pas ? – Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir. » Je fus frappé au coeur par cette crainte. C’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car, bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà ? « Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je. – Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que, quand je suis malheureux, je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé. » Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé la porte sur nous. J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger. « Eh bien, que dirons-nous ? – La vérité. – Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien, si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas : nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise. » Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille, et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance. « Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix. – C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là – il me désigna du doigt –, emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite. » Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre. « Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité. – C’est bien, c’est bien », interrompit vivement le juge de paix comme s’il voulait me couper la parole. Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’oeil pour me dire qu’il m’avait compris. « On vous accuse d’avoir volé une vache », me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux. Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat. « Cela sera vérifié. – Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence. – Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ? – Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle. – Et comment se nomme cette femme ? – Mère Barberin. – Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ? – Oui, monsieur le juge de paix. – Cela aussi sera vérifié. » Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel. Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que, s’il interrogeait mère Barberin, le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué, il n’y avait plus de surprise. Cependant, au milieu de mon embarras, j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante. J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de ces questions, le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps. Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache. « Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cette vache ? » C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu qu’elle nous serait adressée. « Nous l’avons gagné. – Où ? Comment ? » J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou à sou. « Et qu’alliez-vous faire à Varses ? » Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le juge de paix entendit que j’avais été enseveli dans la mine de la Truyère, il m’arrêta, et d’une voix tout adoucie, presque amicale : « Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il. – Moi, monsieur le juge de paix. – Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme. – Non, monsieur le juge de paix. – Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses. J’en ai lu le récit dans les journaux ; si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas. Je t’écoute, fais donc attention. » Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage ; je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile. Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuement avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en fut rien. Sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient. Je restai assez longtemps livré à mes réflexions ; mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia. « Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si, comme je l’espère, ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté. – Et notre vache ? demanda Mattia. – On vous la rendra. – Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia ; qui va lui donner à manger ? qui va la traire ? – Sois tranquille, gamin. » Mattia aussi était rassuré. « Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper. » Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris. « La vache du prince fera son entrée triomphale », dit Mattia. Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaieté, et Capi, qui jusqu’alors était resté dans un coin, triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière. Alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé vint voir si nous ne nous révoltions pas. Il nous engagea à nous taire ; mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix. Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, – le lait de notre vache. Mais ce n’était pas tout ; avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.

31

Mère Barberin Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise ; nous en avions passé de moins agréables à la belle étoile. « J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia. – Et moi aussi. » À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire, qui avait voulu venir lui-même nous mettre en liberté. Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocents ne se borna pas seulement au dîner qu’il nous avait offert la veille : il me remit un beau papier timbré. « Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passeport que je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants ! » Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaire, il nous embrassa. Nous étions entrés misérablement dans ce village ; nous en sortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe et marchant la tête haute. Les paysans qui se tenaient sur leurs portes nous jetaient de bons regards. Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avais couché avec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’une grande lande à traverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon. « Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mère Barberin, mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et des oeufs. – Cela doit être joliment bon. – Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et on s’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas de beurre ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pas riche ; si nous lui en portions ? – C’est une fameuse idée. – Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quant aux oeufs, si la mère Barberin n’en a pas, elle en empruntera, car nous pourrions les casser en route. » J’aurais voulu ne pas presser notre vache ; mais j’avais si grande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas. Encore dix kilomètres, encore huit, encore six ; chose curieuse, la route me paraissait plus longue, en me rapprochant de mère Barberin, que le jour où je m’étais éloigné d’elle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluie froide dont j’avais gardé le souvenir. Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardais l’heure à ma montre. « N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia. – Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue. – Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers ! – Avec des châtaignes ? – Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poires grosses comme ça, et bonnes ; tu verras. » En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas, nous étions arrivés au haut de la colline où commence la côte qui, par plusieurs lacets, conduit à Chavanon, en passant devant la maison de mère Barberin. Encore quelques pas, et nous touchions à l’endroit où j’avais demandé à Vitalis la permission de m’asseoir sur le parapet pour regarder la maison de mère Barberin, que je pensais ne jamais revoir. « Prends la longe », dis-je à Mattia. Et d’un bond je sautai sur le parapet ; rien n’avait changé dans notre vallée ; elle avait toujours le même aspect ; entre ses deux bouquets d’arbres, j’aperçus le toit de la maison de mère Barberin. À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s’éleva au-dessus de la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, elle monta droit dans l’air le long du flanc de la colline. « Mère Barberin est chez elle », dis-je. Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la colonne de fumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fumée sentait les feuilles de chêne. Alors tout à coup je sentis les larmes m’emplir les yeux et, sautant à bas du parapet, j’embrassai Mattia. Capi se jeta sur moi, et, le prenant dans mes bras, je l’embrassai aussi. Mattia, lui, alla embrasser la vache sur le front. « Descendons vite, dis-je. – Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arranger notre surprise ? demanda Mattia. – Tu vas entrer seul ; tu diras que tu lui amènes une vache de la part du prince, et quand elle te demandera de quel prince il s’agit, je paraîtrai. » Comme nous arrivions à l’un des coudes de la route qui se trouvait juste au-dessus de la maison de mère Barberin, nous vîmes une coiffe blanche apparaître dans la cour : c’était mère Barberin ; elle ouvrit la barrière et, sortant sur la route, elle se dirigea du côté du village. Nous nous étions arrêtés et je l’avais montrée à Mattia. « Elle s’en va, dit-il ; et notre surprise ? – Nous allons en inventer une autre. – Laquelle ? – Je ne sais pas. – Si tu l’appelais ? » La tentation fut vive, cependant j’y résistai ; je m’étais pendant plusieurs mois fait la fête d’une surprise, je ne pouvais pas y renoncer ainsi tout à coup. Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de mon ancienne maison, et nous entrâmes comme j’entrais autrefois. Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savais que la porte ne serait fermée qu’à la clenche et que nous pourrions entrer dans la maison ; mais avant tout il fallait mettre notre vache à l’étable. J’allai donc voir dans quel état était cette étable, et je la trouvai telle qu’elle était autrefois, encombrée seulement de fagots. J’appelai Mattia, et, après avoir attaché notre vache devant l’auge, nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dans un coin, ce qui ne fut pas long, car elle n’était pas bien abondante la provision de bois de mère Barberin. « Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dans la maison ; je m’installerai au coin du feu pour que mère Barberin me trouve là. Comme la barrière grincera lorsqu’elle la poussera pour rentrer, tu auras le temps de te cacher derrière le lit avec Capi, et elle ne verra que moi ; crois-tu qu’elle sera surprise ! » Les choses s’arrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans la maison, et j’allai m’asseoir dans la cheminée, à la place où j’avais passé tant de soirées d’hiver. Comme je ne pouvais pas couper mes longs cheveux, je les cachai sous le col de ma veste, et, me pelotonnant, je me fis tout petit pour ressembler autant que possible au Rémi, au petit Rémi de mère Barberin. De ma place je voyais la barrière, et il n’y avait pas à craindre que mère Barberin nous arrivât sur le dos à l’improviste. Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me sembla que j’avais quitté la maison la veille seulement : rien n’était changé, tout était à la même place ; et le papier avec lequel un carreau cassé par moi avait été raccommodé n’avait pas été remplacé, bien que terriblement enfumé et jauni. Si j’avais osé quitter ma place, j’aurais eu plaisir à voir de près chaque objet ; mais, comme mère Barberin pouvait survenir d’un moment à l’autre, il me fallait rester en observation. Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche ; en même temps la hart qui soutenait la barrière craqua. « Cache-toi vite », dis-je à Mattia. Je me fis de plus en plus petit. La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’aperçut. « Qui est là ? » dit-elle. Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regarda aussi. Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement. « Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi ! » Je me levai et, courant à elle, je la pris dans mes bras. « Maman ! – Mon garçon, c’est mon garçon ! » Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nous essuyer les yeux. « Bien sûr, dit-elle, que, si je n’avais pas toujours pensé à toi, je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci ! » Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était caché derrière le lit, je l’appelai ; il se releva. « Celui-là, c’est Mattia, dis-je, mon frère. – Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère Barberin. – Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami, et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de ton maître, Capi ! » Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière, et, ayant mis une de ses pattes de devant sur son coeur, il s’inclina gravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes. Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pour s’oublier, me fit signe pour me rappeler notre surprise. « Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’ai souvent parlé à Mattia. – Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’ai gardé tel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais, car j’ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais. » Le moment était venu. « Et l’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulait pas s’en aller ? – Non, bien sûr, j’y mets mes fagots. » Comme nous étions justement devant l’étable, mère Barberin en poussa la porte, et instantanément notre vache, qui avait faim et qui croyait sans doute qu’on lui apportait à manger, se mit à beugler. « Une vache, une vache dans l’étable ! » s’écria mère Barberin. Alors, n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire. Mère Barberin nous regarda bien étonnée ; mais c’était une chose si invraisemblable que l’installation de cette vache dans l’étable, que, malgré nos rires, elle ne comprit pas. « Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfant abandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j’ai pensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et à la foire d’Ussel nous avons acheté celle-là avec l’argent que nous avons gagné, Mattia et moi. – Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! » s’écria mère Barberin en m’embrassant. Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mère Barberin pût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamations de contentement et d’admiration. « Quelle belle vache ! » Tout à coup elle s’arrêta et me regardant : « Ah çà ! tu es donc devenu riche ? – Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huit sous. » Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante : « Les bons garçons ! » Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à Mattia, et qu’elle nous réunissait dans son coeur. Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler. « Elle demande qu’on veuille bien la traire », dit Mattia. Sans en écouter davantage je courus à la maison chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussette et que j’avais vu accroché à sa place ordinaire, bien que depuis longtemps il n’y eût plus de vache à l’étable chez mère Barberin. En revenant je l’emplis d’eau, afin qu’on pût laver la mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière. Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux ! « Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette », dit-elle. La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu’elle pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau, j’avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre et notre farine. Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise, elle recommença ses exclamations ; mais je crus que la franchise m’obligeait à les interrompre : « Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes. Te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le dernier mardi-gras que j’ai passé ici, et comment le beurre que tu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle ? cette fois-ci, nous ne serons pas dérangés. – Tu sais donc que Barberin est à Paris ! demanda mère Barberin. – Oui. – Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ? – Non. – Cela a de l’intérêt pour toi. – Pour moi ? » dis-je effrayé. Mais, avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme si elle n’osait parler devant lui. « Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai expliqué qu’il était un frère pour moi, tout ce qui m’intéresse l’intéresse aussi. – C’est que cela est assez long à expliquer », dit-elle. Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et, ne voulant pas la presser devant Mattia de peur qu’elle refusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai d’attendre pour savoir ce que Barberin était allé faire à Paris. Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin. « Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ? – Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. » Avec plaisir ! Je fus stupéfait. Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de la porte. Rassurée, elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur le visage : « Il paraît que ta famille te cherche ! – Ma famille ! – Oui, ta famille, mon Rémi. – J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère Barberin, moi l’enfant abandonné ! – Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on t’a abandonné, puisque maintenant on te cherche. – Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, je t’en prie ! » Puis tout à coup il me sembla que j’étais fou, et je m’écriai : « Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me cherche. – Oui, sûrement, mais pour ta famille. – Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre ; mais il ne me reprendra pas. – Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêterais à cela ? – Il veut te tromper, mère Barberin. – Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j’ai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs. – Je me souviens. – Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela, tu le croiras, n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, j’étais à travailler dans le fournil, quand un homme, ou pour mieux dire un monsieur, entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment. “C’est vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avec l’accent de quelqu’un qui ne serait pas de notre pays. – Oui, répondit Jérôme, c’est moi. – C’est vous qui avez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vous êtes chargé de l’élever ? – Oui. – Où est cet enfant présentement, je vous prie ? – Qu’est-ce que ça vous fait, je vous prie ?” répondit Jérôme. » Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin, j’aurais reconnu à l’amabilité de cette réponse de Barberin qu’elle me rapportait bien ce qu’elle avait entendu. « Tu sais, continua-t-elle, que, de dedans le fournil, on entend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnait envie d’écouter. Alors, comme pour mieux entendre je m’approchais, je marchai sur une branche qui se cassa. “Nous ne sommes donc pas seuls ? dit le monsieur. – C’est ma femme, répondit Jérôme. – Il fait bien chaud ici, dit le monsieur ; si vous vouliez, nous sortirions pour causer.” Ils s’en allèrent tous deux et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse de savoir ce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-être ton père ; mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai. Il me dit seulement que ce monsieur n’était pas ton père, mais qu’il faisait des recherches pour te retrouver de la part de ta famille. – Et où est ma famille ? Quelle est-elle ? Ai-je un père ? une mère ? – Ce fut ce que je demandai comme toi à Jérôme. Il me dit qu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partir pour Paris afin de retrouver le musicien auquel il t’avait loué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. J’ai bien retenu tous les noms, retiens-les toi-même. – Je les connais, sois tranquille ; et depuis son départ, Barberin ne t’a rien fait savoir ? – Non, sans doute il cherche toujours ; le monsieur lui avait donné cent francs en cinq louis d’or, et depuis il lui aura donné sans doute d’autre argent. Tout cela, et aussi les beaux langes dans lesquels tu étais enveloppé lorsqu’on t’a trouvé, est la preuve que tes parents sont riches ; quand je t’ai vu là au coin de la cheminée, j’ai cru que tu les avais retrouvés, et c’est pour cela que j’ai cru que ton camarade était ton vrai frère. » À ce moment, Mattia passa devant la porte, je l’appelai : « Mattia, mes parents me cherchent, j’ai une famille, une vraie famille. » Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager ma joie et mon enthousiasme. Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venait de me rapporter.

32

L’ancienne et la nouvelle famille Je dormis peu cette nuit-là ; et cependant combien de fois, en ces derniers temps, m’étais-je fait fête de coucher dans mon lit d’enfant où j’avais passé tant de bonnes nuits, autrefois, sans m’éveiller, blotti dans mon coin, les couvertures tirées jusqu’au menton ! Combien de fois aussi, lorsque j’avais été obligé de coucher à la belle étoile (les étoiles ne sont pas belles par tous les temps, hélas !), combien de fois, glacé par le froid de la nuit, ou transpercé jusqu’aux os par la rosée du matin, avais-je regretté cette bonne couverture ! Aussitôt que je fus couché je m’endormis, car j’étais fatigué de ma journée et aussi de la nuit passée dans la prison ; mais je ne tardai pas à me réveiller en sursaut, et alors il me fut impossible de retrouver le sommeil ; j’étais trop agité, trop enfiévré. Ma famille me cherchait ; mais, pour la retrouver, c’était à Barberin que je devais m’adresser. Cette pensée seule suffisait pour assombrir ma joie ; j’aurais voulu que Barberin ne fût pas mêlé à mon bonheur. Je n’avais pas oublié ses paroles à Vitalis lorsqu’il m’avait vendu à celui-ci, et bien souvent je me les étais répétées : « Il y aura du profit pour ceux qui auront élevé cet enfant ; si je n’avais pas compté là-dessus, je ne m’en serais jamais chargé. » Cela avait, depuis cette époque, entretenu mes mauvais sentiments à l’égard de Barberin. Enfin il fallait bien en passer par là, puisqu’il était impossible de faire autrement ; ce serait à moi plus tard, quand je serais riche, de bien marquer la différence que j’établissais dans mon coeur entre la femme et le mari, ce serait à moi de remercier et de récompenser mère Barberin. Pour le moment je n’avais qu’à m’occuper de Barberin, c’est-à-dire que je devais le chercher et le trouver, car il n’était pas de ces maris qui ne font point un pas sans dire à leur femme où ils vont et où l’on pourra s’adresser, si l’on a besoin d’eux. Tout ce que mère Barberin savait, c’était que son homme était à Paris ; depuis son départ il n’avait point écrit, pas plus qu’il n’avait envoyé de ses nouvelles par quelque compatriote, quelque maçon revenant au pays ; ces attentions amicales n’étaient point dans ses habitudes. Où était-il, où logeait-il ? elle ne le savait pas précisément et de façon à pouvoir lui adresser une lettre ; mais il n’y avait qu’à le chercher chez deux ou trois logeurs du quartier Mouffetard dont elle connaissait les noms, et on le trouverait certainement chez l’un ou chez l’autre. Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celui qui me cherchait. Assurément c’était pour moi une joie bien grande, bien inespérée, d’avoir une famille ; cependant cette joie, dans les conditions où elle m’arrivait, n’était pas sans mélange. J’avais espéré que nous pourrions passer plusieurs jours tranquilles, heureux, auprès de mère Barberin, jouer à mes anciens jeux avec Mattia, et voilà que, le lendemain même, nous devions nous remettre en route. Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sac au dos, Capi en avant de nous ; nous marchons à grands pas, ou, plus justement, de temps en temps, sans trop savoir ce que je fais, poussé à mon insu par la hâte d’arriver à Paris, j’allonge le pas. Mais Mattia, après m’avoir suivi un moment, me dit que, si nous allons ainsi, nous ne tarderons pas à être à bout de forces, et alors je ralentis ma marche, puis bientôt de nouveau je l’accélère. Si nous n’avions pas été obligés de gagner notre pain quotidien, j’aurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas ; mais il fallait jouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notre route, et, en attendant que mes riches parents eussent partagé avec nous leurs richesses, nous devions nous contenter des petits sous que nous ramassions difficilement çà et là, au hasard. Nous mîmes donc plus de temps que je n’aurais voulu à nous rendre de la Creuse dans la Nièvre, c’est-à-dire de Chavanon à Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon, Moulins et Decize. D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encore une autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses que possible. Je n’avais pas oublié ce que mère Barberin m’avait dit quand elle m’avait assuré qu’avec toutes mes richesses je ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je ne l’avais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme l’avait été mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi ; mais, en attendant, mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec l’argent que j’aurais gagné, – le cadeau de la pauvreté. Ce fut une poupée et un ménage que nous achetâmes à Decize ; ce qui, par bonheur, coûtait moins cher qu’une vache. De Decize à Dreuzy, nous n’avions plus qu’à nous hâter, ce que nous fîmes, car, à l’exception de Châtillon-en-Bazois, nous ne trouvions sur notre route que de pauvres villages, où les paysans n’étaient pas disposés à prendre sur leur nécessaire pour être généreux avec des musiciens dont ils n’avaient pas souci. À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal, et ces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui s’en allaient doucement traînées par des chevaux, me reportèrent au temps heureux où, sur Le Cygne, avec Mme Milligan et Arthur, j’avais ainsi navigué sur un canal. Où était-il maintenant Le Cygne ? Combien de fois, lorsque nous avions traversé ou longé un canal, avais-je demandé si l’on avait vu passer un bateau de plaisance qui, par sa véranda, par son luxe d’aménagement, ne pouvait être confondu avec aucun autre ! Sans doute Mme Milligan était retournée en Angleterre, avec son Arthur guéri. C’était là le probable, c’était là ce qu’il était sensé de croire, et cependant, plus d’une fois, côtoyant les bords de ce canal du Nivernais, je me demandai, en apercevant de loin un bateau traîné par des chevaux, si ce n’était pas Le Cygne qui venait vers nous. Comme nous étions à l’automne, nos journées de marche étaient moins longues que dans l’été, et nous prenions nos dispositions pour arriver autant que possible dans les villages où nous devions coucher, avant que la nuit fût tout à fait tombée. Cependant, bien que nous eussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape, nous n’entrâmes à Dreuzy qu’à la nuit noire. Pour arriver chez la tante de Lise, nous n’avions qu’à suivre le canal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier, demeurait dans une maison bâtie à côté même de l’écluse dont il avait la garde ; cela nous épargna du temps, et nous ne tardâmes pas à trouver cette maison, située à l’extrémité du village, dans une prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter dans le brouillard. Mon coeur battait fort en approchant de cette maison, dont la fenêtre était éclairée par la réverbération d’un grand feu qui brûlait dans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappes de lumière rouge, qui illuminaient notre chemin. Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que la porte et la fenêtre étaient fermées ; mais, par cette fenêtre qui n’avait ni volets ni rideaux, j’aperçus Lise à table, à côté de sa tante, tandis qu’un homme, son oncle sans doute, placé devant elle, nous tournait le dos. « On soupe, dit Mattia, c’est le bon moment. » Mais je l’arrêtai de la main sans parler, tandis que de l’autre je faisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux. Puis, dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai à jouer. « Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, c’est une bonne idée. – Non, pas toi, moi tout seul. » Et je jouai les premières notes de ma chanson napolitaine, mais sans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas. En jouant, je regardais Lise ; elle leva vivement la tête, et je vis ses yeux lancer comme un éclair. Je chantai. Alors, elle sauta à bas de sa chaise et courut vers la porte ; je n’eus que le temps de donner ma harpe à Mattia, Lise était dans mes bras. On nous fit entrer dans la maison, puis, après que tante Catherine m’eut embrassé, elle mit deux couverts sur la table. Mais alors je la priai d’en mettre un troisième. « Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camarade avec nous. » Et, de mon sac, je tirai notre poupée, que j’assis sur la chaise qui était à côté de celle de Lise. Le regard que Lise me jeta, je ne l’ai jamais oublié, et je le vois encore.

33

Barberin Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais resté longtemps, très longtemps avec Lise ; nous avions tant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage que nous employions ! Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elle avait été prise en grande amitié par son oncle et sa tante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus, n’en avaient plus un seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourrices à Paris ; – comment ils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pas aller à l’école. Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieurs années et avec Mattia en ces derniers mois m’avaient fait parcourir bien des pays ; je n’en avais vu aucun d’aussi curieux que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment : des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la vallée étroite aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe ; on n’entendait que le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il est vrai que j’avais trouvé aussi, quelques années auparavant, que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pas qu’on me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, c’est que partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paru posséder des beautés et un charme que d’autres, plus favorisés peut-être, n’avaient pas à mes yeux. J’ai vu ce pays avec Lise, et il est resté dans mon souvenir éclairé par ma joie. Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour se remettre en route. Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais si souvent caressé mes rêves de richesse que j’en étais arrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, mais que j’étais riche déjà, et que je n’avais qu’à former un souhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain, très prochain, presque immédiat. À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route que nous avions suivie six mois auparavant quand nous avions quitté Paris pour aller à Chavanon, et, avant d’arriver à Villejuif, nous entrâmes dans la ferme où nous avions donné le premier concert de notre association en faisant danser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurent, et ils voulurent que nous les fissions danser encore. On nous donna à souper et à coucher. Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pour faire notre rentrée dans Paris ; il y avait juste six mois et quatorze jours que nous en étions sortis. Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celle du départ : le temps était gris et froid ; plus de soleil au ciel, plus de fleurs, plus de verdure sur les bas côtés de la route. Le soleil d’été avait accompli son oeuvre, puis étaient venus les premiers brouillards de l’automne ; ce n’étaient plus des fleurs de giroflées qui, du haut des murs, nous tombaient maintenant sur la tête, c’étaient des feuilles desséchées qui se détachaient des arbres jaunis. Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, il était de plus en plus mélancolique, et souvent il marchait durant des heures entières sans m’adresser la parole. Jamais il ne m’avait dit la cause de cette tristesse, et moi, m’imaginant qu’elle tenait uniquement à ses craintes de séparation, je n’avais pas voulu répéter ce que je lui avais expliqué plusieurs fois, c’est-à-dire que mes parents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer. Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner, avant d’arriver aux fortifications, que, tout en mangeant son pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait si fort. « Sais-tu à qui je pense au moment d’entrer à Paris ? – À qui ? – Oui, à qui ; c’est à Garofoli. S’il était sorti de prison ? Quand on m’a dit qu’il était en prison, je n’ai pas eu l’idée de demander pour combien de temps ; il peut donc être en liberté, maintenant, et revenu dans son logement de la rue de Lourcine. C’est rue Mouffetard que nous devons chercher Barberin, c’est-à-dire dans le quartier même de Garofoli, à sa porte. Que se passera-t-il si par hasard il nous rencontre ? il est mon maître, il est mon oncle, il peut donc me reprendre avec lui, sans qu’il me soit possible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous la main de Barberin, tu sens combien j’ai peur de retomber sous celle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Et puis la tête, ce ne serait rien encore à côté de la séparation ; nous ne pourrions plus nous voir, et cette séparation par ma famille serait autrement terrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudrait te prendre avec lui et te donner l’instruction qu’il offre à ses élèves avec accompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pas venir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n’as jamais été battu, toi ! » L’esprit emporté par mon espérance, je n’avais pas pensé à Garofoli ; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possible, et je n’avais pas besoin d’explications pour comprendre à quel danger nous étions exposés. « Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pas entrer dans Paris ? – Je crois que, si je n’allais pas dans la rue Mouffetard, ce serait assez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrer Garofoli. – Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, j’irai seul ; et nous nous retrouverons quelque part ce soir, à sept heures. » L’endroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouver fut le bout du pont de l’Archevêché, du côté du chevet de Notre-Dame ; et, les choses ainsi arrangées, nous nous remîmes en route pour entrer dans Paris. Arrivés à la place d’Italie nous nous séparâmes, émus tous deux comme si nous ne devions plus nous revoir, et, tandis que Mattia et Capi descendaient vers le Jardin des Plantes, je me dirigeai vers la rue Mouffetard, qui n’était qu’à une courte distance. C’était la première fois depuis six mois que je me trouvais seul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris, cela me produisait une pénible sensation. Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment ; n’allais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille ? J’avais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; mais cela avait été une précaution superflue, je n’avais oublié ni ces noms ni ces adresses, et je n’eus pas besoin de consulter mon papier : Pajot, Barrabaud et Chopinet. Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon chemin en descendant la rue Mouffetard. J’entrai assez bravement dans une gargote qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison meublée ; mais ce fut d’une voix tremblante que je demandai Barberin. « Nous n’avons pas ça ! connais pas ! » Je remerciai et j’allai un peu plus loin chez Barrabaud ; celui-là, à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier. Je posai de nouveau ma question. « Ah ! oui, Barberin… Nous avons eu ça dans les temps ; il y a au moins quatre ans. – Cinq, dit la femme, même qu’il nous doit une semaine ; où est-il, ce coquin-là ? » C’était justement ce que je demandais. Je sortis désappointé et jusqu’à un certain point inquiet. Je n’avais plus que Chopin et, à qui m’adresser, si celui-là ne savait rien ? où chercher Barberin ? Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et, lorsque j’entrai dans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger, plusieurs personnes étaient attablées. « Barberin, me répondit-il, il n’est plus ici. – Et où est-il ? demandai-je en tremblant. – Il n’a pas laissé son adresse. » Ma figure trahit sans doute ma déception d’une façon éloquente et touchante, car l’un des hommes qui mangeaient à une table placée près du fourneau m’interpella. « Qu’est-ce que tu lui veux, à Barberin ? » me demanda-t-il. Il m’était impossible de répondre franchement et de raconter mon histoire. « Je viens du pays, son pays, Chavanon, pour lui donner des nouvelles de sa femme ; elle m’avait dit que je le trouverais ici. – Si vous savez où est Barberin, dit le maître d’hôtel en s’adressant à celui qui m’avait interrogé, vous pouvez le dire à ce garçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr ; n’est-ce pas, mon garçon ? – Oh ! non, monsieur ! » L’espoir me revint. « Barberin doit loger maintenant à l’hôtel du Cantal, passage d’Austerlitz ; il y était il y a trois semaines. » Je remerciai et sortis ; mais, avant d’aller au passage d’Austerlitz qui, je le pensais, était au bout du pont d’Austerlitz, je voulus savoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia. J’étais précisément tout près de la rue de Lourcine ; je n’eus que quelques pas à faire pour trouver la maison où j’étais venu avec Vitalis. Comme le jour où nous nous y étions présentés pour la première fois, un vieux bonhomme, le même vieux bonhomme, accrochait des chiffons contre la muraille verdâtre de la cour ; c’était à croire qu’il n’avait fait que cela depuis que je l’avais vu. « Est-ce que M. Garofoli est revenu ? » demandai-je. Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans me répondre ; il me sembla que je devais laisser comprendre que je savais où était Garofoli, sans quoi je n’obtiendrais rien de ce vieux chiffonnier. « Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsque la toux fut apaisée. – Trois mois. » Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvait respirer, car, avant trois mois, mes parents auraient bien trouvé le moyen de mettre le terrible padrone dans l’impossibilité de rien entreprendre contre son neveu. Si j’avais eu un moment d’émotion cruelle chez Chopinet, l’espérance maintenant m’était revenue ; j’allais trouver Barberin à l’hôtel du Cantal. Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage d’Austerlitz, plein d’espérance et de joie et, par suite de ces sentiments sans doute, tout disposé à l’indulgence pour Barberin. En traversant le Jardin des Plantes, la distance n’est pas longue de la rue de Lourcine au passage d’Austerlitz ; je ne tardai pas à arriver devant l’hôtel du Cantal, qui n’avait d’un hôtel que le nom, étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par une vieille femme à la tête tremblante et à moitié sourde. Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mit sa main en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéter ce que je venais de lui demander. « J’ai l’ouïe un peu dure, dit-elle à voix basse. – Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon ; il loge chez vous, n’est-ce pas ? » Sans me répondre elle leva ses deux bras en l’air par un mouvement si brusque, que son chat endormi sur elle sauta à terre épouvanté. « Hélas ! hélas ! » dit-elle. Puis me regardant avec un tremblement de tête plus fort : « Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle. – Quel garçon ? – Celui qu’il cherchait. » Qu’il cherchait ! En entendant ce mot, j’eus le coeur serré. « Barberin ! m’écriai-je. – Défunt, c’est défunt Barberin qu’il faut dire. » Je m’appuyai sur ma harpe. « Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pour me faire entendre, mais d’une voix que l’émotion rendait rauque. – Il y a huit jours, à l’hôpital Saint-Antoine. » Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, comment la trouver maintenant ? où la chercher ? « Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme, celui qu’il cherchait pour le rendre à sa riche famille ? » L’espérance me revint, je me cramponnai à cette parole : « Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez. – Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de vous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur. – Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille ? Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses. » Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel : « En v’là une histoire ! » En ce moment une femme qui avait la tournure d’une servante entra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtresse de l’hôtel du Cantal, m’abandonnant, s’adressa à cette femme : « En v’là une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeune monsieur que tu vois, c’est celui de qui Barberin parlait ; il arrive, et Barberin n’est plus là, en v’là… une histoire ! – Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ? dis-je. – Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche. – Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ? – Ah ! voilà ; Barberin ne m’a jamais parlé de ça. Vous comprenez, il en faisait mystère ; il voulait que la récompense fût pour lui tout seul, comme de juste, et puis c’était un malin. » Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que trop ce que la vieille femme venait de me dire : Barberin en mourant avait emporté le secret de ma naissance. Je n’étais donc arrivé si près du but que pour le manquer. Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances ! « Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en aurait dit plus qu’à vous ? demandai-je à la vieille femme. – Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; il était bien trop méfiant pour ça. – Et vous n’avez jamais vu quelqu’un de ma famille venir le trouver ? – Jamais. – Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ? – Il n’avait pas d’amis. » Je me pris la tête à deux mains ; mais j’eus beau chercher, je ne trouvai rien pour me guider ; d’ailleurs j’étais si ému, si troublé, que j’étais incapable de suivre mes idées. « Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme après avoir longuement réfléchi, une lettre chargée. – D’où venait-elle ? – Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, je n’ai pas vu le timbre. – On peut sans doute retrouver cette lettre ? – Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu’il avait laissé ici. Ah ! ce n’était pas par curiosité bien sûr, mais seulement pour avertir sa femme ; nous n’avons rien trouvé ; à l’hôpital non plus, on n’a trouvé dans ses vêtements aucun papier, et s’il n’avait pas dit qu’il était de Chavanon, on n’aurait pas pu avertir sa femme. – Mère Barberin est donc avertie ? – Pardi ! » Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que dire ? Que demander ? Ces gens m’avaient dit ce qu’ils savaient. Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ils avaient tout fait pour apprendre ce que Barberin avait tenu à leur cacher. Je remerciai et me dirigeai vers la porte. « Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieille femme. – Rejoindre mon ami. – Ah ! vous avez un ami ? – Mais oui. – Il demeure à Paris ? – Nous sommes arrivés à Paris ce matin. – Eh bien, vous savez, si vous n’avez pas un hôtel, vous pouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m’en vanter, et dans une maison honnête. Faites attention que, si votre famille vous cherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barberin, c’est ici qu’elle s’adressera et non ailleurs ; alors vous serez là pour la recevoir ; c’est un avantage, ça ; où vous trouverait-elle, si vous n’étiez pas ici ? ce que j’en dis, c’est dans votre intérêt. Quel âge a-t-il, votre ami ? – Il est un peu plus jeune que moi. – Pensez donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ; on peut faire de si mauvaises connaissances ! Il y a des hôtels qui sont si mal fréquentés ! ce n’est pas comme ici, où l’on est tranquille ; mais c’est le quartier qui veut ça. » Je n’étais pas bien convaincu que le quartier fût favorable à la tranquillité ; en tout cas, l’hôtel du Cantal était une des plus sales et des plus misérables maisons qu’il fût possible de voir, et dans ma vie de voyages et d’aventures j’en avais vu cependant de bien misérables ; mais la proposition de cette vieille femme était à considérer. D’ailleurs ce n’était pas le moment de me montrer difficile et je n’avais pas ma famille, ma riche famille, pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels du boulevard, ou dans sa belle maison, si elle habitait Paris. À l’hôtel du Cantal notre dépense ne serait pas trop grosse, et maintenant nous devions penser à la dépense. Ah ! comme Mattia avait eu raison de vouloir gagner de l’argent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris ! Que ferions-nous, si nous n’avions pas dix-sept francs dans notre poche ? « Combien nous louerez-vous une chambre pour mon ami et moi ? demandai-je. – Dix sous par jour ; est-ce trop cher ? – Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi. – Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit. » Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia, et j’avais encore plusieurs heures devant moi, avant le moment fixé pour notre rendez-vous. Ne sachant que faire, je m’en allai tristement au Jardin des Plantes m’asseoir sur un banc, dans un coin isolé. J’avais les jambes brisées et l’esprit perdu. Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude ! J’épuiserais donc tous les malheurs les uns après les autres, et chaque fois que j’étendrais la main pour m’établir solidement dans une bonne position, la branche que j’espérais saisir casserait sous mes doigts pour me laisser tomber ; – et toujours ainsi ! N’était-ce point une fatalité que Barberin fût mort au moment où j’avais besoin de lui, et que, dans un esprit de gain, il eût caché à tous le nom et l’adresse de la personne – mon père sans doute –, qui lui avait donné mission de faire des recherches pour me retrouver ? La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je me dirigeai vers l’église Notre-Dame dont les deux tours se détachaient en noir sur le couchant empourpré. Au chevet de l’église je trouvai un banc pour m’asseoir, ce qui me fut doux, car j’avais les jambes brisées, comme si j’avais fait une très longue marche, et là je repris mes tristes réflexions. Jamais je ne m’étais senti si accablé, si las. En moi, autour de moi, tout était lugubre ; dans ce grand Paris plein de lumière, de bruit et de mouvement, je me sentais plus perdu que je ne l’aurais été au milieu des champs ou des bois. Un peu avant sept heures j’entendis un aboiement joyeux ; presque aussitôt dans l’ombre j’aperçus un corps blanc arriver sur moi. Avant que j’eusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mes genoux et il me léchait les mains à grands coups de langue ; je le serrai dans mes bras et l’embrassai sur le nez. Mattia ne tarda pas à paraître : « Eh bien ? cria-t-il de loin. – Barberin est mort. » Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ; en quelques paroles pressées, je lui racontai ce que j’avais fait et ce que j’avais appris. Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux au coeur, et je sentis que, s’il craignait tout de ma famille pour lui, il n’en désirait pas moins sincèrement, pour moi, que je trouvasse mes parents. Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me consoler et surtout de me convaincre qu’il ne fallait pas désespérer. « Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils s’inquiéteront de ne pas entendre parler de lui ; ils chercheront ce qu’il est devenu et tout naturellement ils arriveront à l’hôtel du Cantal : allons donc à l’hôtel du Cantal ; c’est quelques jours de retard, voilà tout. » C’était déjà ce que m’avait dit la vieille femme à la tête branlante ; cependant, dans la bouche de Mattia, ces paroles prirent pour moi une tout autre importance. Évidemment il ne s’agissait que d’un retard ; comme j’avais été enfant de me désoler et de désespérer ! Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattia ce que j’avais appris sur Garofoli. « Encore trois mois ! » s’écria-t-il. Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant. Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi : « Comme la famille de celui-ci n’est pas la même chose que la famille de celui-là ! Voilà que tu te désolais parce que tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne est perdue. – Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un oncle comme Garofoli ; si tu avais perdu ta soeur Cristina, danserais-tu ? – Oh ! ne dis pas cela. – Tu vois bien. » Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, et, comme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, je pus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle est éclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettes d’argent sur ses eaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.

34

Recherches Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que j’avais appris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail. Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ? Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durant de longues années ensemble, et elle serait peinée, si je ne prenais pas part à son chagrin. Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d’affection sans cesse répétées, j’arrivai au bout de mon papier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m’avertir aussitôt, et surtout de me transmettre l’adresse qu’on lui donnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôtel du Cantal. Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplir envers le père de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, – au moins sous un certain rapport. Lorsque, à Dreuzy, j’avais dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avais expliqué que, si mes parents étaient riches comme je l’espérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que je n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmener avec moi. Cela entrait dans le programme des joies que je m’étais tracé : le père Acquin d’abord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que ce qu’on faisait pour moi-même, et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelle déception d’aller à la prison les mains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque je l’avais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance ! Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis ; puis, comme je voulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pu aller chez Étiennette, il m’interrompit : « Et tes parents ? dit-il. – Vous savez donc ? » Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberin quinze jours auparavant. « Il est mort, dis-je. – En voilà un malheur ! » Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui pour savoir ce que j’étais devenu. En arrivant à Paris, Barberin s’était rendu chez Garofoli, mais, bien entendu, il ne l’avait pas trouvé ; alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris qu’après la mort de Vitalis j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin. Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que, si l’on ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, il était certain qu’à une époque quelconque je passerais chez l’un de ses enfants. Alors il m’avait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avais pas trouvé sa lettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sans doute lorsqu’elle y était arrivée. Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma par toutes sortes de bonnes raisons : « Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien à l’hôtel du Cantal : restes-y ! donc. » La langue me démangea pour lui dire que mes parents le feraient bientôt sortir de prison ; mais je pensai à temps qu’il ne convenait point de se vanter à l’avance des joies que l’on se proposait de faire, et je me contentai de l’assurer que bientôt il serait en liberté avec tous ses enfants autour de lui. « En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsque nous fûmes dans la rue, mon avis est que nous ne perdions pas notre temps et que nous gagnions de l’argent. D’ailleurs nous n’avons rien de mieux à faire qu’à chanter et à jouer notre répertoire ; attendons pour nous promener que nous ayons ta voiture, cela sera moins fatiguant ; à Paris je suis chez moi et je connais les bons endroits. » Il les connaissait si bien, les bons endroits, places publiques, cours particulières, cafés, que le soir nous comptâmes avant de nous coucher une recette de quatorze francs. Alors, en m’endormant, je me répétai un mot que j’avais entendu dire souvent à Vitalis, que la fortune n’arrive qu’à ceux qui n’en ont pas besoin. Assurément une si belle recette était un signe certain que, d’un instant à l’autre, mes parents allaient arriver. Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau se produisît et sans que la femme de l’hôtel répondît autre chose à mes questions, toujours les mêmes, que son éternel refrain : « Personne n’est venu demander Barberin, et je n’ai pas reçu de lettre pour vous ou pour Barberin » ; mais le quatrième jour enfin elle me tendit une lettre. C’était la réponse de mère Barberin, ou plus justement la réponse que mère Barberin m’avait fait écrire, puisqu’elle ne savait elle-même ni lire ni écrire. Elle me disait qu’elle avait été prévenue de la mort de son homme, et que, peu de temps auparavant, elle avait reçu de celui-ci une lettre qu’elle m’envoyait, pensant qu’elle pouvait m’être utile, puisqu’elle contenait des renseignements sur ma famille. « Vite, vite, s’écria Mattia, lisons la lettre de Barberin. » Ce fut la main tremblante et le coeur serré que j’ouvris cette lettre : « Ma chère femme, « Je suis à l’hôpital, si malade que je crois que je ne me relèverai pas. Si j’en avais la force, je te dirais comment le mal m’est arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vaut mieux aller au plus pressé. C’est donc pour te dire que, si je n’en réchappe pas, tu devras écrire à Greth and Galley, Greensquare, Lincoln’s-Inn, à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouver Rémi. Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvelles de l’enfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles ; il faut que cet argent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tu sauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nommé Acquin, ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichy à Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car dans cette affaire il ne faut se fier à personne. N’entreprends rien avant de savoir si je suis mort. « Je t’embrasse une dernière fois. « Barberin. » Je n’avais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia se leva en faisant un saut. « En avant pour Londres ! » cria-t-il. J’étais tellement surpris de ce que je venais de lire, que je regardai Mattia sans bien comprendre ce qu’il disait. « Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens de loi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie, n’est-ce pas, que tes parents sont anglais ? – Si je suis anglais, je serai du même pays qu’Arthur et Mme Milligan. – Comment, si tu es anglais ? mais cela est certain : si tes parents étaient français, ils ne chargeraient point, n’est-ce pas, des gens de loi anglais de rechercher en France l’enfant qu’ils ont perdu ? Puisque tu es anglais, il faut aller en Angleterre. C’est le meilleur moyen de te rapprocher de tes parents. – Tu n’as pas été à Londres ? – Tu sais bien que non ; seulement nous avions au cirque Gassot deux clowns qui étaient anglais ; ils m’ont souvent parlé de Londres, et ils m’ont aussi appris bien des mots anglais pour que nous pussions parler ensemble sans que la mère Gassot, qui était curieuse comme une chouette, entendît ce que nous disions. Lui en avons-nous baragouiné des sottises anglaises en pleine figure sans qu’elle pût se fâcher ! Je te conduirai à Londres. » En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous descendîmes prêts à partir. Après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattia et Capi m’attendaient. Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu’à Moisselles, où nous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménager notre argent pour la traversée, Mattia avait dit qu’elle ne coûtait pas cher ; mais encore à combien montait ce pas cher ? Tout en marchant, Mattia m’apprenait des mots anglais, car j’étais fortement préoccupé par une question qui m’empêchait de me livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils le français ou l’italien ? Comment nous entendre, s’ils ne parlaient que l’anglais ? Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à mes soeurs, si j’en avais ? Ne resterais-je point un étranger à leurs yeux tant que je ne pourrais m’entretenir avec eux ? Quand j’avais pensé à mon retour à la maison paternelle, et bien souvent depuis mon départ de Chavanon je m’étais tracé ce tableau, je n’avais jamais imaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan. Il me faudrait longtemps sans doute avant de savoir l’anglais, qui me paraissait une langue difficile. Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne, car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villes qui se trouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer, afin de donner quelques représentations et de reconstituer notre capital. Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore trente-deux francs dans notre bourse, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il ne fallait pour payer notre passage. J’avais souvent dit à Mattia qu’il n’y avait rien de si agréable qu’une promenade en bateau : on glissait doucement sur l’eau sans avoir conscience de la route qu’on faisait ; c’était vraiment charmant, – un rêve. En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage sur le canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à un canal. À peine étions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla s’enfoncer dans la mer, puis il se releva, s’enfonça encore au plus profond des eaux, et ainsi quatre ou cinq fois de suite par de grands mouvements comme ceux d’une immense balançoire ; alors, dans ces secousses, la vapeur s’échappait de la cheminée avec un bruit strident, puis tout à coup une sorte de silence se faisait, et l’on n’entendait plus que les roues qui frappaient l’eau, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon l’inclinaison du navire. « Elle est jolie, la glissade ! » me dit Mattia. Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nous étions en vue de hautes falaises ! blanches, et çà et là on apercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua, et notre navire glissa sur l’eau tranquille presque aussi doucement que sur un canal. Nous n’étions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement on les devinait à travers les brumes du matin : nous étions entrés dans la Tamise. Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires à l’ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire. Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais imaginé qu’une rivière pût être peuplée, et, si la Garonne m’avait surpris, la Tamise m’émerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train d’appareiller, et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient fines comme des fils d’araignée. Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensant qu’à regarder, qu’à admirer. Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s’arrête, des câbles sont jetés à terre : nous sommes à Londres, et nous débarquons au milieu de gens qui nous regardent, mais qui ne nous parlent pas. « Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petit Mattia. » Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un gros homme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main, le chemin de Greensquare. Il me semble que Mattia est bien longtemps à s’expliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots ; mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami. Enfin il revient. « C’est très facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ; nous allons suivre les quais. » Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en avait pas à cette époque, les maisons s’avançaient jusque dans la rivière : nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent longer la rivière. Nous avançons, et de temps en temps Mattia demande si nous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il me rapporte que nous devons passer sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je n’ose pas lui dire que je crois qu’il se trompe. Cependant il ne s’est point trompé, et nous arrivons enfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales : c’est Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin, et l’on répond de tourner à droite. Tout à coup, au moment où nous nous croyons perdus, nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou du cirage : c’est Greensquare. Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je m’arrête pour tâcher d’empêcher mon coeur de battre ; je ne respire plus et je tremble. Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque en cuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Galley. Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrête son bras. « Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle ! – Attends un peu que je reprenne courage. » Il sonne, et nous entrons. Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctement autour de moi ; il me semble que nous sommes dans un bureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant. C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse, car, bien entendu, je l’ai chargé de porter la parole. Dans ce qu’il dit reviennent plusieurs fois les mots de family et boy, Barberin ; je comprends qu’il explique que je suis le garçon que ma famille a chargé Barberin de retrouver. Le nom de Barberin produit de l’effet ; on nous regarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir une porte. Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers ; un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, s’entretient avec lui. En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous sommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la tête aux pieds. « Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? » dit en français le monsieur assis devant le bureau. En entendant parler français, je me sens rassuré et j’avance d’un pas : « Moi, monsieur. – Où est Barberin ? – Il est mort. » Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs. « Alors, comment êtes-vous venus ? » demande le monsieur qui avait commencé à m’interroger. Je fis aussi court que possible le récit qu’on me demandait. À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il me regardait d’une façon qui me gênait ; il faut dire que son visage était dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire. Le moment me parut venu de poser enfin la question qui depuis le commencement de notre entretien m’oppressait. « Ma famille, monsieur, habite l’Angleterre ? – Certainement elle habite Londres, au moins en ce moment. – Alors je vais la voir ? – Dans quelques instants vous serez près d’elle. Je vais vous faire conduire… » Il sonna. « Encore un mot, monsieur, je vous prie. J’ai un père ? » Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot. « Non seulement un père, mais une mère, des frères, des soeurs. – Ah ! monsieur. » Mais la porte en s’ouvrant coupa mon effusion : je ne pus que regarder Mattia les yeux pleins de larmes. Le monsieur s’adressa en anglais à celui qui entrait, et je crus comprendre qu’il lui disait de nous conduire. Je m’étais levé. « Ah ! j’oubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll ; c’est le nom de votre père. » Malgré sa mauvaise figure, je crois que je lui aurais sauté au cou, s’il m’en avait donné le temps ; mais de la main il nous montra la porte, et nous sortîmes.

35

La famille Driscoll Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d’un habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc. Lorsque nous fûmes dehors, il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme s’il voulait envoyer au loin ses bottes éculées et, levant le nez en l’air, il aspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatitude d’un homme qui a été enfermé. « Il trouve que ça sent bon », me dit Mattia en italien. Le vieux bonhomme nous regarda, et, sans nous parler, il nous fit « psit, psit », comme s’il s’était adressé à des chiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et ne pas le perdre. Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine l’alcool de grain ou de betterave. « Psit ! psit ! » fait notre guide. Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde ; cependant il ne m’interroge pas. Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il est perdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d’une longue redingote bleue et coiffé d’un chapeau garni de cuir verni ; autour de son poignet est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; c’est un homme de police, un policeman. Une conversation s’engage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées. Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare. « Red Lion Court », dit le policeman. Ces mots, que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà, signifient : « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia. Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cette cour que demeurent mes parents ? Mais alors ?… Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions qui passent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la porte d’une sorte de hangar en planches, et notre guide le remercie : nous sommes donc arrivés ? Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne. Nous nous sommes compris ; l’angoisse qui étreint mon coeur étreint le sien aussi. J’étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte ; mais, à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu’éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent. Devant ce feu, dans un fauteuil en paille, qui avait la forme d’une niche de saint, se tenait, immobile comme une statue, un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir. En face l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente, mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pas de regard, et l’indifférence ou l’apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents. Dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre. Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi. « Lequel de vous deux est Rémi ? » demanda en français l’homme au costume de velours gris. Je m’avançai d’un pas. « Moi, dis-je. – Alors, embrasse ton père, mon garçon. » Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père. « Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes soeurs. » J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas. « Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement ; il est paralysé. » Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma soeur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais, comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa. « Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il ? » J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je le fis en m’efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l’amitié que j’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer la reconnaissance que je lui devais. « Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne t’avons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l’idée d’aller trouver Barberin. – Oh ! oui, très curieux, je vous assure, bien curieux. – Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela. » En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille ; je débouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée. « Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que, le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France, et j’allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicien ambulant, et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandai d’avertir les gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ; pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment, après treize ans, tu reprends ici ta place dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché, car tu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disons, de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espère que tu t’habitueras vite. » Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas tout naturel, puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allais vivre étaient mes père et mère, mes frères et soeurs ? Les beaux langes n’avaient pas dit vrai. Pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m’avaient secouru, c’était un malheur. Je ne pourrais pas faire pour eux ce que j’avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout qu’ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches ; mais, pour moi, qu’importait après tout ? j’avais une famille, et c’était un rêve d’enfant de s’imaginer que la fortune serait ma mère. Tendresse vaut mieux que richesse ; ce n’était pas d’argent que j’avais besoin, c’était d’affection. Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de boeuf cuit au four avec des pommes de terre autour. « Avez-vous faim, les garçons ? » nous demanda mon père en s’adressant à Mattia et à moi. Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches. « Eh bien, mettons-nous à table », dit mon père. Mais, avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu’à la table. Puis, prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roastbeef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre. Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt, pour dire vrai, bien que je n’eusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma soeur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, qu’ils trempaient dans la sauce et qu’ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s’en apercevoir. Quant à mon grand-père, il n’avait d’attention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants, mes frères se moquaient de lui. Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé ; là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l’une, et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superposés. « Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien. » Telle fut ma réception dans ma famille, – la famille Driscoll.

36

Père et mère honoreras Mon père, en se retirant, nous avait laissé la chandelle ; mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture. Nous n’avions donc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions l’habitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie. « Bonsoir, Rémi, me dit Mattia. – Bonsoir, Mattia. » Mattia n’avait pas plus envie de parler que je n’en avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence. Mais n’avoir pas envie de parler n’est pas avoir envie de dormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournant et me retournant dans mon étroite couchette. Le sommeil ne vint pas, et le temps, en s’écoulant, augmenta l’effroi vague qui m’oppressait. Tout d’abord je n’avais pas bien compris l’impression qui dominait en moi parmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse ; mais maintenant je voyais que c’était la peur. Peur de quoi ? Je n’en savais rien, mais enfin j’avais peur. Et ce n’était pas d’être couché dans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Green, que j’étais effrayé. Combien de fois, dans mon existence vagabonde, avais-je passé des nuits, n’étant pas protégé comme je l’étais en ce moment ! J’avais conscience d’être à l’abri de tout danger, et cependant j’étais épouvanté ; plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenais à me rassurer. Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans que je pusse me rendre compte de l’avancement de la nuit, car il n’y avait pas aux environs d’horloges qui sonnassent. Tout à coup j’entendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que la cour du Lion-Rouge ; puis, après plusieurs appels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notre voiture. Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder ; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que je n’avais pas remarquée en me couchant parce qu’elle était recouverte à l’intérieur par un rideau ; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, l’autre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis je regardai au-dehors. Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruit ouvert la porte de la rue ; puis il l’avait refermée de la même manière après l’entrée de deux hommes lourdement chargés de ballots qu’ils portaient sur leurs épaules. Alors il posa un doigt sur ses lèvres et, de son autre main qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture dans laquelle nous étions couchés ; cela voulait dire qu’il ne fallait pas faire de bruit, de peur de nous réveiller. Cette attention me toucha, et j’eus l’idée de lui crier qu’il n’avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormais pas ; mais, comme ç’aurait été réveiller Mattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je me tus. Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets ; l’un était plein de pièces d’étoffes ; dans l’autre se trouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants. Alors je compris ce qui tout d’abord m’avait étonné : ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises à mes parents. Mon père prenait chaque objet, l’examinait à la lumière de sa lanterne et le passait à ma mère qui, avec de petits ciseaux, coupait les étiquettes, qu’elle mettait dans sa poche. Cela me parut bizarre, de même que l’heure choisie pour cette vente me paraissait étrange. Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelques paroles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots. Si j’avais su l’anglais, j’aurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce qu’on ne comprend pas ; il n’y eut guère que les mots bob et policemen, plusieurs fois répétés, qui frappèrent mon oreille. Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité, mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrer dans la maison, et de nouveau l’obscurité se fit autour de nous ; il était évident qu’ils allaient régler leur compte. Je voulus me dire qu’il n’y avait rien de plus naturel que ce que je venais de voir ; cependant je ne pus pas me convaincre moi-même, si grande que fût ma bonne volonté. Pourquoi ces gens venant chez mes parents n’étaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge ? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse, comme si l’on craignait d’être entendu du dehors ? Pourquoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effets qu’elle achetait ? Ces questions n’étaient pas faites pour m’endormir et, comme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasser de mon esprit ; mais c’était en vain. Après un certain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveau je regardai par la fente de mon rideau ; mais cette fois ce fut malgré moi et contre ma volonté, tandis que la première ç’avait été tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je me disais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais qu’il vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulus voir. Mon père et ma mère étaient seuls. Tandis que ma mère faisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayait un coin de la remise. Sous le sable sec qu’il enlevait à grands coups de balai apparut bientôt une trappe ; il la leva, puis, comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots, il les descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandis que ma mère l’éclairait avec la lanterne. Les deux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et, avec son balai, replaça dessus le sable qu’il avait enlevé. Quand il eut achevé sa besogne, il fut impossible de voir où se trouvait l’ouverture de cette trappe ; sur le sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol de la remise. Ils sortirent. Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison, il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme s’il reposait sa tête sur l’oreiller. Avait-il vu ce qui venait de se passer ? Je n’osai le lui demander. Ce n’était plus une épouvante vague qui m’étouffait ; je savais maintenant pourquoi j’avais peur : des pieds à la tête j’étais baigné dans une sueur froide. Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, qui chanta dans le voisinage, m’annonça l’approche du matin ; alors seulement je m’endormis, mais d’un sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemars anxieux qui m’étouffaient. Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture fut ouverte ; mais, m’imaginant que c’était mon père qui venait nous prévenir qu’il était temps de nous lever, je fermai les yeux pour ne pas le voir. « C’est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté ; il est déjà parti. » Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas si j’avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question. Comme il me regardait à un certain moment, je détournai les yeux. Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne s’y trouvaient point ; mon grand-père était devant le feu, assis dans son fauteuil, comme s’il n’avait pas bougé depuis la veille, et ma soeur aînée, qui s’appelait Annie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frère, Allen, balayait la pièce. J’allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrent leur besogne sans me répondre. J’arrivai alors à mon grand-père ; mais il ne me laissa point approcher, et, comme la veille, il cracha de mon côté, ce qui m’arrêta court. « Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai mon père et ma mère ce matin. » Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père, en entendant parler anglais, se radoucit ; sa physionomie perdit un peu de son effrayante fixité, et il voulut bien répondre. « Que dit-il ? demandai-je. – Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mère dort et que nous pouvons aller nous promener. – Il n’a dit que cela ? » demandai-je, trouvant cette traduction bien courte. Mattia parut embarrassé. « Je ne sais pas si j’ai bien compris le reste, dit-il. – Dis ce que tu as compris. – Il me semble qu’il a dit que, si nous trouvions une bonne occasion en ville, il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté, cela j’en suis sûr : “Retiens ma leçon ; il faut vivre aux dépens des imbéciles.” » Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m’expliquait, car, à ces derniers mots, il fit de sa main qui n’était pas paralysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche, et en même temps il cligna de l’oeil. « Sortons », dis-je à Mattia. Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoir où nous nous dirigions. « Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avec une certaine inquiétude. – Je ne sais pas, quelque part où nous pourrons causer. J’ai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas. » En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, je m’étais habitué, à l’école de Vitalis, à ne jamais rien dire d’important quand nous nous trouvions au milieu d’une rue de ville ou de village, et, lorsque j’étais dérangé par les passants, je perdais tout de suite mes idées. Or, je voulais parler à Mattia sérieusement en sachant bien ce que je dirais. Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivions dans une rue plus large que les ruelles d’où nous sortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue. C’était peut-être la campagne ; nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce n’était point la campagne ; mais c’était un parc immense avec de vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là à souhait pour causer. « Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner en France. – Te quitter, jamais ! – Pourquoi ? – Parce que… » Il n’acheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur. « Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sans ménagement pour moi, sans peur ; tu ne dormais pas cette nuit ? tu as vu ? » Il tint ses yeux baissés, et d’une voix étouffée : « Je ne dormais pas, dit-il. – Qu’as-tu vu ? – Tout. – Et as-tu compris ? – Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pas achetées. Ton père les a grondés d’avoir frappé à la porte de la remise et non à celle de la maison ; ils ont répondu qu’ils étaient guettés par les bob, c’est-à-dire les policemen. – Tu vois donc bien qu’il faut que tu partes, lui dis-je. – S’il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela n’est pas plus utile pour l’un que pour l’autre. Si tu as peur pour moi, moi j’ai peur pour toi, et c’est pour cela que je te dis : « Partons ensemble, retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tes amis. » – C’est impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur dois rien ; moi ils sont mes parents, je dois rester avec eux. – Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père ! cette femme, couchée sur la table, ta mère ! » Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement, non plus sur celui de la prière, je m’écriai : « Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends ! C’est de mon grand-père, c’est de ma mère que tu parles ; je dois les honorer, les aimer. – Tu le devrais, s’ils étaient réellement tes parents ; mais, s’ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tu quand même les honorer et les aimer. – Tu n’as donc pas écouté le récit de mon père ? – Qu’est-ce qu’il prouve, ce récit ? Ils ont perdu un enfant du même âge que toi ; ils l’ont fait chercher et ils en ont retrouvé un du même âge que celui qu’ils avaient perdu. Voilà tout. – Tu oublies que l’enfant qu’on leur avait volé a été abandonné avenue de Breteuil, et que c’est avenue de Breteuil que j’ai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu. – Pourquoi deux enfants n’auraient-ils pas été abandonnés avenue de Breteuil le même jour ? Pourquoi le commissaire de police ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon ? Cela est possible. – Cela est absurde. – Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique peut être absurde ; mais c’est parce que je le dis et l’explique mal, parce que j’ai une pauvre tête ; un autre que moi l’expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ; c’est moi qui suis absurde, voilà tout. – Hélas ! non, ce n’est pas tout. – Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveux blonds, comme tes frères et soeurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? D’un autre côté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouver un enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas un Driscoll ; je sais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujours dit, c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair. Jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi ; s’il faut travailler, nous travaillerons ensemble. »

37

Capi perverti Ce fut seulement à la nuit tombante que nous rentrâmes cour du Lion-Rouge ; nous passâmes toute notre journée à nous promener dans ce beau parc, en causant, après avoir déjeuné d’un morceau de pain que nous achetâmes. Mon père était de retour à la maison, et ma mère était debout. Ni lui ni elle ne nous firent d’observations sur notre longue promenade ; ce fut seulement après le souper que mon père nous dit qu’il avait à nous parler à tous deux, à Mattia et à moi, et pour cela il nous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valut un grognement du grand-père, qui décidément était féroce pour garder sa part de feu. « Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vie en France ? » demanda mon père. Je fis le récit qu’il nous demandait. « Vous avez donc bien du talent ! demanda mon père ; montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables. » Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas ma chanson napolitaine. « Bien, bien, dit mon père ; et Mattia, que sait-il ? » Mattia aussi joua un morceau de violon et un autre de cornet à piston. Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements des enfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous. « Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Je ne pense pas que c’est pour votre seul agrément que vous traînez un chien avec vous ; il doit être en état de gagner au moins sa nourriture. » J’étais fier des talents de Capi, non seulement pour lui, mais encore pour Vitalis ; je voulus qu’il jouât quelques-uns des tours de son répertoire, et il obtint auprès des enfants son succès accoutumé. « Mais c’est une fortune, ce chien-là », dit mon père. Je répondis à ce compliment en faisant l’éloge de Capi et en assurant qu’il était capable d’apprendre en peu de temps tout ce qu’on voulait bien lui montrer, même ce que les chiens ne savaient pas faire ordinairement. « Puisqu’il en est ainsi, continua mon père, voici ce que je vous propose. Nous ne sommes pas riches, et nous travaillons tous pour vivre ; l’été nous parcourons l’Angleterre, et les enfants vont offrir mes marchandises à ceux qui ne veulent pas se déranger pour venir jusqu’à nous ; mais l’hiver nous n’avons pas grand-chose à faire. Tant que nous serons à Londres, Rémi et Mattia pourront aller jouer de la musique dans les rues, et je ne doute pas qu’ils ne gagnent bientôt de bonnes journées, surtout quand nous approcherons des fêtes de Noël. Mais, comme il ne faut pas faire de gaspillage en ce monde, Capi ira donner des représentations avec Allen et Ned. – Capi ne travaille bien qu’avec moi », dis-je vivement ; car il ne pouvait pas me convenir de me séparer de lui. « Il apprendra à travailler avec Allen et Ned, sois tranquille, et en vous divisant ainsi vous gagnerez beaucoup plus. – Mais je vous assure qu’il ne fera rien de bon, et d’autre part nos recettes à Mattia et à moi seront moins fortes ; nous gagnerions davantage avec Capi. – Assez causé, me dit mon père ; quand j’ai dit une chose, j’entends qu’on la fasse, et tout de suite ; c’est la règle de la maison ; j’entends que tu t’y conformes, comme tout le monde. » Il n’y avait pas à répliquer, et je ne dis rien ; mais tout bas je pensai que mes beaux rêves pour Capi se réalisaient aussi tristement que pour moi. Nous allions donc être séparés ! quel chagrin pour lui et pour moi ! Le lendemain, il fallut faire la leçon à Capi ; je le pris dans mes bras, et doucement, en l’embrassant souvent sur le nez, je lui expliquai ce que j’attendais de lui ; pauvre chien, comme il me regardait, comme il m’écoutait ! Quand je remis sa laisse dans la main d’Allen, je recommençai mes explications, et il était si intelligent, si docile, qu’il suivit mes deux frères d’un air triste, mais enfin sans résistance. Pour Mattia et pour moi, mon père voulut nous conduire lui-même dans un quartier où nous avions chance de faire de bonnes recettes, et nous traversâmes tout Londres pour arriver dans une partie de la ville où il n’y avait que de belles maisons avec des portiques, dans des rues monumentales bordées de jardins. Dans ces splendides rues aux larges trottoirs, plus de pauvres gens en guenilles et à mine famélique, mais de belles dames aux toilettes, voyantes, des voitures dont les panneaux brillaient comme des glaces, des chevaux magnifiques que conduisaient de gros et gras cochers aux cheveux poudrés. Nous ne rentrâmes que tard à la cour du Lion-Rouge, car la distance est longue du West-End à Bethnal-Green, et j’eus la joie de retrouver Capi, bien crotté, mais de bonne humeur. Je fus si content de le revoir qu’après l’avoir bien frotté avec de la paille sèche je l’enveloppai dans ma peau de mouton et le couchai dans mon lit ; qui fut le plus heureux de lui ou de moi ? cela serait difficile à dire. Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours. Nous partions le matin et nous ne revenions que le soir après avoir joué notre répertoire tantôt, dans un quartier, tantôt dans un autre, tandis que de son côté Capi allait donner des représentations sous la direction d’Allen et de Ned ; mais un soir, mon père me dit que le lendemain je pourrais prendre Capi avec moi, attendu qu’il garderait Allen et Ned à la maison. Par malheur pour le succès de notre entreprise, depuis deux jours le brouillard ne s’était pas éclairci ; le ciel, ou ce qui tient lieu de ciel à Londres, était un nuage de vapeurs orangées, et dans les rues flottait une sorte de fumée grisâtre qui ne permettait à la vue de s’étendre qu’à quelques pas. On sortirait peu, et, des fenêtres derrière lesquelles on nous écouterait, on ne verrait guère Capi ; c’était là une fâcheuse condition pour notre recette : aussi Mattia injuriait-il le brouillard, ce maudit fog, sans se douter du service qu’il devait nous rendre à tous les trois quelques instants plus tard. Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talons par un mot que je lui disais de temps en temps, ce qui avec lui valait mieux que la plus solide chaîne, nous étions arrivés dans Holborn qui, on le sait, est une des rues les plus fréquentées et les plus commerçantes de Londres. Tout à coup je m’aperçus que Capi ne nous suivait plus. Qu’était-il devenu ? cela était extraordinaire. Je m’arrêtai pour l’attendre en me jetant dans l’enfoncement d’une allée, et je sifflai doucement, car nous ne pouvions pas voir au loin. J’étais déjà anxieux, craignant qu’il ne nous eût été volé, quand il arriva au galop, tenant dans sa gueule une paire de bas de laine et frétillant de la queue. Posant ses pattes de devant contre moi, il me présenta ces bas en me disant de les prendre ; il paraissait tout fier, comme lorsqu’il avait bien réussi un de ses tours les plus difficiles, et venait demander mon approbation. Cela s’était fait en quelques secondes, et je restais ébahi, quand brusquement Mattia prit les bas d’une main et de l’autre m’entraîna dans l’allée. « Marchons vite, me dit-il, mais sans courir. » Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes qu’il me donna l’explication de cette fuite. « Je restais comme toi à me demander d’où venait cette paire de bas, quand j’ai entendu un homme dire : “Où est-il, le voleur ?” Le voleur, c’était Capi, tu le comprends ; sans le brouillard nous étions arrêtés comme voleurs. » Je ne comprenais que trop ; je restai un moment suffoqué. Ils avaient fait un voleur de Capi, du bon, de l’honnête Capi ! « Rentrons à la maison, dis-je à Mattia, et tiens Capi en laisse. » Mattia ne me dit pas un mot, et nous rentrâmes cour du Lion-Rouge en marchant rapidement. Le père, la mère et les enfants étaient autour de la table occupés à plier des étoffes ; je jetai la paire de bas sur la table, ce qui fit rire Allen et Ned. « Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient de voler, car on a fait de Capi un voleur ; je pense que ç’a été pour jouer. » Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je ne m’étais jamais senti aussi résolu. Mon père me regarda en face, et il fit un geste de colère comme pour m’assommer ; ses yeux me brûlèrent ; cependant je ne baissai pas les miens ; peu à peu son visage contracté se détendit. « Tu as eu raison de croire que c’était un jeu, dit-il : aussi, pour que cela ne se reproduise plus, Capi désormais ne sortira qu’avec toi. »

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