THÉÉTÈTE de Platon

SOCRATE.
Eh bien, as-tu quelque autre marque évidente, à laquelle
on reconnaisse de quel côté est la vérité dans ces
jugements?

THÉÉTÈTE.
Je n’en vois aucune.

SOCRATE.
Écoute donc ce que diraient ceux qui prétendent que les
choses sont toujours réellement telles qu’elles paraissent
à chacun. Voici, ce me semble, les questions qu’ils te
feraient: Théétète, se peut-il qu’une chose totalement
différente d’une autre ait la même faculté? Et songe bien
qu’il ne s’agit pas d’une chose qui soit en partie la
même, et en partie différente, mais tout-à-fait différente.

THÉÉTÈTE.
Si on la suppose entièrement différente, il est impossible
qu’elle ait rien de commun avec une autre, ni pour la
faculté qui la constitue, ni pour quoi que ce soit.

SOCRATE.

N’est-ce pas alors une nécessité de reconnaître qu’elle
est dissemblable?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît qu’oui.

SOCRATE.
Or, s’il arrive qu’une chose devienne semblable ou
dissemblable soit à elle-même soit à quelque autre, en
tant que semblable nous dirons qu’elle est la même, et
qu’elle est différente en tant que dissemblable.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ne disions-nous pas précédemment que l’univers se
compose d’un nombre infini de causes qui donnent le
mouvement ou qui le reçoivent?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et que chacune d’elles venant à entrer en rapport tantôt
avec une chose, tantôt avec une autre, ne produira point
dans ces deux cas les mêmes effets, mais des effets
différends?

THÉÉTÈTE.
J’en tombe d’accord.

SOCRATE.
Ne pourrions-nous pas dire la même chose de toi, de
moi, et de tout le reste? Par exemple, dirons-nous que
Socrate en santé et Socrate malade sont semblables ou
dissemblables?

THÉÉTÈTE.
Quand tu parles de Socrate malade, le prends-tu en
entier, et l’opposes-tu à Socrate en santé pris aussi en
entier?

SOCRATE.
Tu as très bien saisi ma pensée: c’est ainsi que je
l’entends.

THÉÉTÈTE.
Ils sont dissemblables.

SOCRATE.
Or, ne sont-ils pas différends, s’ils sont dissemblables?

THÉÉTÈTE.
Nécessairement.

SOCRATE.
N’en diras-tu pas autant de Socrate dormant, et dans les
divers états que nous avons parcourus?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que chacune des causes agissantes de
leur nature, lorsqu’elle rencontrera Socrate en santé,
agira sur lui comme sur un homme différent de Socrate
malade, et réciproquement, lorsqu’elle rencontrera
Socrate malade?

THÉÉTÈTE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
Et dans l’un et l’autre cas nous produirons d’autres
effets, la cause active et moi qui suis passif à son égard.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Quand je bois du vin en santé, ne me paraît-il pas
agréable et doux?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Car, suivant ce qui a été convenu précédemment, la
cause active et l’être passif ont produit la douceur et la
sensation, qui se mettent en mouvement l’une et l’autre;
et la sensation se portant vers l’être passif, a rendu la
langue sentante; la douceur au contraire se portant vers

le vin, a fait que le vin fût et parût doux à la langue bien
disposée.

THÉÉTÈTE.
C’est en effet ce dont nous sommes convenus.

SOCRATE.
Mais quand le vin agit sur Socrate malade, n’est-il pas
vrai d’abord qu’il n’agit pas réellement sur le même
homme, puisqu’il me prend dans un état différent?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Ainsi, Socrate en cet état et le vin qu’il boit produiront
d’autres effets, du côté de la langue une sensation
d’amertume, et du côté du vin une amertume qui se
porte vers le vin: de manière qu’il ne sera point
amertume, mais amer, et que je ne serai pas sensation,
mais sentant.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Je ne deviendrai donc jamais différent, tant que je serai
affecté de cette manière et non d’une autre: car il faut
une sensation différente, venue d’un objet différent, pour
rendre celui qui l’éprouve différent et en faire tout autre
chose. Il n’est pas à craindre non plus que ce qui

m’affecte ainsi, en rapport avec un autre, produise le
même effet et devienne ce qu’il a été pour moi; car en
rapport avec un autre, il faut qu’il produise un autre effet
et devienne tout autre chose.

THÉÉTÈTE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Ce n’est donc pas par rapport à soi-même que le sujet
deviendra ce qu’il est, ni l’objet non plus par rapport à
lui-même.

THÉÉTÈTE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Mais n’est-il pas nécessaire, quand je deviens sentant,
que ce soit par rapport à quelque chose, puisqu’il est
impossible qu’il y ait sensation sans objet réel; et
pareillement ce qui devient doux, amer, ou reçoit
quelque autre qualité semblable, ne doit-il pas devenir
tel par rapport à quelqu’un, puisqu’il est également
impossible que ce qui devient doux ne soit doux pour
personne?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Il reste donc, ce me semble, que le sujet sentant et

l’objet senti, qu’on les suppose dans l’état d’existence ou
en voie de génération, ont une existence ou une
génération relative, puisque c’est une nécessité que leur
manière d’être soit une relation, mais une relation ni
d’eux à une autre chose, ni de chacun d’eux à lui-même;
il reste par conséquent que ce soit une relation
réciproque de tous les deux à l’égard l’un de l’autre; de
façon que, soit qu’on dise d’une chose qu’elle existe ou
qu’elle se fait, il faut dire que c’est par rapport à quelque
chose, ou de quelque chose, ou vers quelque chose; et
l’on ne doit ni dire ni souffrir qu’on dise que rien existe
ou se fait en soi et pour soi. C’est ce qui résulte du
sentiment que nous avons exposé.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai, Socrate.

SOCRATE.
Puis donc que ce qui agit sur moi est relatif à moi et non
à un autre, je le sens, et un autre ne le sent pas.

THÉÉTÈTE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
Ma sensation, par conséquent, est vraie par rapport à
moi; car elle tient toujours à ma manière d’être; et, selon
Protagoras, c’est à moi de juger de l’existence de ce qui
m’est quelque chose, et de la non-existence de ce qui ne
m’est rien.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Comment donc, si je ne me trompe ni ne bronche sur les
choses qui se font ou qui existent, n’aurais-je point la
science de ce dont j’ai la sensation?

THÉÉTÈTE.
Impossible autrement.

SOCRATE.
Ainsi tu as fort bien défini la science, en disant qu’elle
n’est autre chose que la sensation; et soit qu’on
soutienne avec Homère, Héraclite et leurs partisans, que
tout est dans un mouvement et un flux continuel; ou
avec le très sage Protagoras, que l’homme est la mesure
de toutes choses; ou avec Théétète que, s’il en est ainsi,
la sensation est la science: tous ces sentiments
reviennent au même. Eh bien, Théétète: dirons-nous que
c’est là en quelque sorte ton enfant nouveau-né, et que
tu l’as mis au jour par mes soins? Qu’en penses-tu?

THÉÉTÈTE.
Il faut bien le dire, Socrate.

SOCRATE.
Quel que soit ce fruit, nous avons eu bien de la peine à
le produire. Maintenant que l’enfantement est achevé, il
nous faut faire ici en paroles la cérémonie de
l’amphidromie ; nous appliquant à bien reconnaître

si le nouveau-né mérite d’être élevé, ou s’il n’est qu’une
production fantastique. Ou bien penses-tu qu’il faille à
tout prix élever ton enfant, et ne pas l’exposer? Voyons,
souffriras-tu patiemment qu’on l’examine, et ne te
mettras-tu pas fort en colère si on te l’enlève, comme à
une femme accouchée pour la première fois?

THÉODORE.
Théétète le souffrira volontiers, Socrate; il n’a point du
tout l’humeur difficile. Mais, au nom des dieux, dis-nous
si en effet ce sentiment est faux,

SOCRATE.
Il faut que tu aimes bien les discours, Théodore, et que
tu sois bien bon pour t’imaginer que je suis comme un
sac plein de discours, et qu’il m’est aisé d’en tirer un
pour te prouver sur-le-champ que ce sentiment n’est pas
vrai. Tu ne fais pas attention à ce qui se passe; qu’aucun
discours ne vient de moi, mais toujours de celui avec
lequel je converse; et que je ne sais rien qu’une petite
chose, je veux dire, examiner passablement ce qui est dit
par un autre plus habile. C’est ce que je vais essayer de
faire vis-à-vis de Protagoras, sans rien dire de moi-
même.

THÉODORE.
Tu as raison, Socrate; fais comme tu dis.

SOCRATE.
Sais-tu, Théodore, ce qui m’étonne dans ton ami
Protagoras?

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