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To-Ho Le Tueur d’or

To-Ho Le Tueur d’or

de Jules Lermina

Partie 1
Le Supplice de Méha

Chapitre 1

Dans le kraton de Kota-Rajia, se dressant comme un nid d’aigles au-dessus du fleuve Kroung-Daroub, à la pointe nord de l’île de Sumatra, les Orangs-Atchésse défendaient contre les conquérants hollandais avec un courage du désespoir.

Peuple aux mœurs violentes, aux instincts pillards, les Atchés semblaient indomptables ; leur sultan,Mahmoud Shah, enfermé dans l’altière et sauvage forteresse le kraton, juché sur une masse de rochers inaccessibles, repoussait tous les assauts, dirigeant avec une énergie sauvage ses troupes qui faisaient de leurs cadavres une barrière infranchissable.

Autour du maître, serviteur d’Allah, s’étaient groupés les chefs des tribus barbares et courageuses, fanatisées par le mépris de la mort, qui, oubliant dans cette crise suprême leurs querelles intestines, étaient accourues pour résister à l’envahisseur.

Ils étaient tous là, ceux de Waslah, égorgeursde bœuf ; ceux de Malaboch, les mangeurs d’oubo-oubo, méduseset poulpes ; ceux de Malivang, sortis des gorges impénétrablesdu lac de Tola ; même ceux de Tibab qui est à la pointe sud,près du détroit de la Sonde : la haine de l’étranger, ducivilisé, du roumi réunissait les peuplades les plus disparates,qui avaient accepté l’autorité des trois grands panglimas(lieutenants) du sultan, Toukou Ibrahim, le seigneur des vingt-sixmoukims (districts) : Toukou Polim, qui commandait auxvingt-deux moukims : Toukou Lampasée, le chef desvingt-cinq.

Depuis neuf ans la guerre sévissait, tenace etinfatigable de la part des Hollandais, furieuse et désespérée chezles Atchés, ces audacieux pirates qui repoussaient l’intrusion desEuropéens, des blancs détestés. Depuis des siècles, blottis dansles anses profondes de leurs rives, ils avaient guetté les naviresque, tout à coup, cernaient leurs pirogues, alertes et pareilles àdes albatros. Le pillage et le meurtre terrorisaient l’océan Indienet le détroit de Malacca. Les îles Bali, Nias, Raopat n’étaient quedes repaires d’où chaque jour surgissaient ces vautours de mer quirendaient le passage impossible.

Oulélé, qui est le port de Kota-Rajia, étaitla caverne d’où s’élançaient les brigands Atchés. Edi, sur ledétroit, épouvantait les navires marchands en route pourSingapour.

Après de longs pourparlers, après des luttespartielles dans lesquelles l’avantage était resté aux Atchés, lesHollandais s’étaient décidés au suprême effort.

En 1872, un premier ultimatum avait été envoyéau sultan qui avait répondu par d’insolentes bravades : dès1878 l’attaque commençait et une forte artillerie bombardaitOulélé. Mais, devant la résistance des Atchés, il avait fallureculer.

Le général Kohler, chef de l’expédition, avaitété tué : après lui le colonel van Gogh, puis le général vanSwieten, qui, un instant, avait cru dompter ces indomptables ets’était heurté à une nouvelle révolte, encore plus ardente.

Au cours d’un raid dans les vingt-six moukims,le général Pel tombait, frappé d’apoplexie, selon les uns ;empoisonné d’après un bruit sinistre et vraisemblable. Enfin legénéral Dianout, désespérant de vaincre renonçait à la lutte,laissant le commandement au colonel van der Hyeden.

Et maintenant c’était la suprêmeépreuve : à Samalaggen, le colonel, une balle dans la tête,aveuglé par le sang, était resté sur le champ de bataille jusqu’àce que les trompettes lui annonçassent la victoire, et, pour lapremière fois, en face de cet homme qui semblait plus fort que lamort, un souffle d’épouvante avait passé sur le pays d’Atché. Onsentait que l’heure décisive approchait.

Ce jour-là, sur la grande place qui s’étenddevant le kraton, où se tenait le sultan invisible et toujoursredouté, les chefs avaient réuni les hommes et leurs tribus. Lanouvelle venait d’arriver d’une nouvelle défaite : unecentaine de Battaks avaient été cernés dans le lit d’un ravin etavaient été massacrés jusqu’au dernier. Car c’était une guerreféroce et sans merci.

Et la fureur des Atchés tournait enfolie : des hommes, saisis de frénésie, le kriss à la main, seruaient à travers la foule, comme ivres et épileptiques, etblessaient ou tuaient tous ceux qu’ils pouvaient atteindre. C’étaitl’amok, la vésanie sanguinaire des Malaisiens, qui éclatait encette crise de désespoir.

Le panglima de Pédir, superbe guerrier d’unetaille colossale, avait bondi sur une stèle, débris de quelqueantique pagode bouddhique, les deux poings levés vers le ciel et,brandissant le sabre dentelé, criait la vengeance : non !on ne reculerait pas devant l’éternel ennemi des libresOrangs !

Il fallait que partout, dans tous les coins duterritoire, s’élevassent des béatengs (redoutes improvisées) d’oùsiffleraient les flèches empoisonnées. Chaque arbre, chaque pli deterrain cacherait un vengeur ! Se décourager, non pas !Pour quelques enfants d’Atchés qui étaient tombés, des milliersd’autres se lèveraient pour prendre leur place… déjà on annonçaitl’arrivée du kedjouronan de Passangau, le puissant rajah quidisposait de huit mille lances… Allah protégerait ses enfants, etles damnés blancs huileux (les Hollandais) seraient jetés en pâtureaux requins de la mer, amie des Atchés.

Des cris frénétiques saluaient cesexhortations ; au-dessus des têtes, c’était comme unfourmillement d’acier, et ces acclamations sonnaient comme desrugissements de fauves.

Tout à coup, une clameur s’éleva :

« À la montagne desTrois-Paliers ! »

Et, de toutes les poitrines, les motsjaillirent.

« À la montagne ! Allah !Allah ! »

C’était, à quelque distance du kraton, unétrange monument, amas de dalles de marbre formant trois immensesgradins, et qui aux temps da l’idolâtrie, – moins éloignés que laconversion mahométane ne l’eût fait supposer – servait auxsacrifices humains. Depuis lors elle était réservée aux exécutionset, sur chacune des bornes en forme d’œufs énormes qui garnissaientles paliers comme de grosses perles de pierre, formant une lignepresque ininterrompue, ou voyait encore les traces sanglantes deshécatombes.

L’appel avait été entendu : ç’avait étécomme une issue ouverte à la frénésie générale. Par la grandeavenue qui fait face au kraton de la porte à Ponté-Perak, le longdu Kroung Daroub, la foule s’était ruée, enlevant sur ses épaulesles panglimas et les kedjouronans qui, brandissant leurs goloksdentelés, hurlaient des cris de fureur.

Et quand cette vague humaine, plus sinistreque celles de la mer, passa devant le gloumpang, l’arbre à formed’oiseau éployé sous lequel le général Kohler avait été tué lors del’attaque de la mosquée (missighit), il y eut une formidableexplosion de glapissements qui n’avaient plus rien d’humain.

La course continua avec des poussées sauvages,comme si chacun avait voulu atteindre le premier le but – lamontagne des Trois-Piliers, – dont maintenant la masse se profilaitau-dessus des bananiers, des pamplemousses, des koupoulos quedominait le somptueux soukouw, l’arbre à pain, dont les vastesfeuilles se déploient ainsi qu’un dais d’émeraude.

On était arrivé : à un signal, toutes lesvoix, subitement, s’étaient tues. Des épaules qui les portaient,les grands chefs avaient été hissés jusqu’aux premiers gradins, etlà, s’étant assis sur les pierres ovales, blanches et brillantes,restaient immobiles, les yeux baissés, attendant que la protectiond’Allah se manifestât par des signes visibles.

Alors s’éleva de la foule, sourd, susurrant,obscur en quelque sorte, un murmure que l’on aurait cru venir dufond de la terre, grondement doux et mystérieux. De tous ceshommes, tout à l’heure exaspérés et criards, les lèvres à demifermées exhalaient des sons dont l’unité eût été à peineperceptible. Peu à peu, par gradation insaisissable, un bruits’élevait, grandissait, hymne des temps antiques, alors que lesAtchés s’efforçaient d’imiter les bruissements de la nature,invocation à la fois suppliante et passionnée aux forcesmystérieuses épandues sur la terre et dans l’espace.

Les chefs s’étaient dressés et, au-dessus decette étrange prière faite de milliers de soupirs, lançaient le nomd’Allah à plein gosier, en des éclats de voix stridents.

Tout à coup, comme si à ces impérieusesrequêtes le dieu de Mahomet se fût décidé à répondre, il seproduisit sur le monument un mouvement subit, instantané, pareil àun changement de décor.

Sur le deuxième et le troisième palier, à tousles angles, entre et sur les pierres rondes, des hommes s’étaientsubitement dressés, nus, brandissant des lames et des sagaies,sortes d’êtres fantastiques évoqués de quelque rêve de légende.

Les Sakeys ! les Sakeys !c’est-à-dire les peuplades sauvages de la presqu’île de Malacca,vivant dans les bois, loin du commerce des hommes, et qui jusqu’iciétaient restés indifférents aux luttes engagées contre ceux deSumatra.

Ils apparaissaient tout à coup nombreux,vigoureux. Les chefs Atchés tendaient leurs mains vers eux, lesappelaient, les encourageaient de s’approcher. Les Sakeys, quiavaient traversé le détroit à la nage, race audacieuse etcombative, cependant au moment de renoncer à leur isolement et dese mêler à leurs congénères, semblaient encore hésiter.

Mais un d’entre eux se détacha et,franchissant d’un bond l’espace qui séparait un palier de la rampeinférieure, – saut de quatre mètres au moins, – se laissa tomberdevant le Toukou panglima des vingt-six moukims et lui soulevant lepied, le plaça sur sa tête en signe de soumission.

Le Sakey qui s’était prosterné devant lepanglima était horrible à voir. Tandis que ses compagnons,vigoureux, grands, bien découplés, aux cheveux noirs et abondants,aux muscles puissants, donnaient l’impression d’êtres puisant leurvitalité aux sources primaires de la nature, celui-là était unesorte de monstre, raccourci des misères humaines. Maigre, étique,avec les os qui perçaient la peau parcheminée, squameuse, commelépreuse, les yeux bordés d’un bourrelet écarlate, ce spectre,évadé de quelque repaire diabolique, jouissait cependant dansl’archipel d’une réputation universelle. Des Sakeys, c’était leseul qui eût voyagé à travers la Malaisie, et on le disait savant,sorcier, guérisseur. Il commandait à l’orage et à la tempête, etune terreur respectueuse s’attachait à lui.

Le panglima l’avait relevé, et maintenant,entre les deux hommes, le Sakey et l’Atché, un colloque s’étaitengagé à voix basse.

Igli-Otou, c’était le nom du Sakey, parlaitavec animation et ses bras décharnés s’agitaient en gestesviolents. Le panglima l’écoutait attentivement, et quand l’autreeut achevé ; il appela du geste ses deux collègues, lespanglimas des vingt-deux et des vingt-cinq moukims.

Effrayant de laideur, presque beau à forced’horreur, Igli-Otou attendait. Ses frères sakeys n’avaient pasfait un mouvement et tenaient leurs grands yeux noirs fixées surlui : on comprenait que de lui seul ils attendaient un appel,un ordre.

Alors le panglima des vingt-six moukims,Toukou Ibrahim, s’avança sur le bord du palier de pierre, et, d’ungeste impérieux commanda le silence. Tous se turent et ToukouIbrahim cria :

« Frères d’Atché, nos frères sakeysviennent nous offrir leurs bras vaillants et leur invinciblecourage !…

– Menang ! menang ! (Bravo !)crient toutes les voix.

– Nos frères sakeys ont été pillés par lesOurangs Oulou (les hommes blancs, les Hollandais) et leurs femmesont été enlevées, et leurs enfants ont été égorgés…

– Talo ! Talo ! (Exclamations decolère).

– Nos frères sakeys se veulent venger :ils sacrifieront leur vie pour punir les envahisseurs. Ils viennentà nous pour combattre jusqu’à la dernière goutte de leur sang.Mais, avant tout, ils veulent que le sultan accepte une conditionqu’ils entendent ne révéler qu’à lui-même : si notre seigneursultan Mahmoud, le représentant d’Allah sur la terre, consent à cequ’elle soit remplie, deux mille Sakeys se joindront à nous et,avec nous, chasseront l’envahisseur… Igli-Otou, notre frère sakey,ai-je bien traduit ta pensée ? »

Le vieillard, les deux mains croisées sur sapoitrine, s’inclina en signe d’assentiment.

« Lors, reprit Toukou Ibrahim, nousallons nous rendre au kraton avec une députation de nos frèressakeys et nous solliciterons une audience du sultan. Vous tous,ayez confiance : accueillez dans vos kampongs (maisons) lesSakeys qui demain combattront pour vous… Allez, gardez la paixentre vous et qu’Allah vous protège !… »

Mais un cri rauque, de clameur sauvage,interrompit, et un des Sakeys, une sorte de colosse velu, dont levisage disparaissait tout entier sous une barbe épaisse qui luicachait les joues et montait jusqu’à son front, bondit au devant dupanglima qui se disposait à descendre, et d’une voix hurlante,effrayante d’acuité, cria :

« Non, non ! pourquoi aller ausultan ?… Mort à l’ennemi ! Le Dieu veut lesacrifice ! En avant ! en avant !… »

Sa face sauvage étincelait de fureur ; enl’état d’excitation ou se trouvait la foule, ses appels à laviolence ne pouvaient être qu’entendus…

« Talo ! Talo ! »hurlaient maintenant les Atchés.

Le chef de Waslah traduisit le sentimentgénéral :

« Que veut dire notre frère sakey ?Qu’il s’explique !… S’il est un acte de justice à accomplir,nous sommet prêts !… Qu’il parle ! qu’ilparle !…

– Frères atchés !… » commença lepanglima des vingt-six moukims.

Mais la foule lui coupa la parole par sesclameurs. Quelques-uns des Sakeys entouraient Igli-Otou, et à voirla brutalité de leur geste, il n’était pas douteux qu’ils nefussent prêts à se révolter contre son autorité, s’il n’obéissaitpas à leur volonté.

Et Igli-Otou, soucieux avant tout de sapopularité, se décida à parler.

« Frères atchés, cria-t-il, le Dieu quipréside aux choses du ciel et de la terre, qui aima les Atchés etcouvre les Sakeys de sa protection, exige, pour le salut du pays,que soit mise à mort la misérable femme blanche qui, depuis cinqans, souille de sa présence l’île sainte de Sumatra… Il ne veut pasque la race traîtresse vous brave jusque sur votre sol… il ne veutpas que les rejetons de la race maudite des hommes d’au-delà lesmers puissent, grandissant sur votre terre, vous espionner, voustrahir et vous vendre à l’ennemi !… »

De qui parlait il donc ? Quel était donccet être, si dangereux, dont le Dieu des Sakeys réclamait lechâtiment ?… mais déjà les Atchés avaient compris, et un nométait jeté, dans une exclamation de rage et de haine :

« Méha ! Méha ! oui !oui ! le Dieu des Atchés est le Dieu de justice !… À mortMéha la blanche… à mort les enfants de Méha !… »

Était-ce par politique, était-ce pure pitiéque Igli-Otou n’avait cherché à accomplir un acte de violencequ’avec l’assentiment du sultan des Atchés ?… Mais son calcul,quel qu’il fût, était déjoué… un vent de fureur soufflait surtoutes les têtes…

Peut-être l’horrible scène qu’ils prévoyaienttroublait-elle les trois panglimas… mais la rage populaire étaitdéchaînée…

Méha ! Méha !…

Ce nom maintenant était comme un cri deguerre : Igli-Otou, entraînait les Sakeys derrière lui, et lamasse entière, comme un torrent déchaîné, se rua sur la pente quiconduisait aux bords du Kroung-Deroub…

Et dans le lointain, à la porte d’une petitepaillote dont les pieds baignaient dans l’eau bleue, on apercevaitune femme aux formes délicates, qui, au milieu des herbes, jouaitavec deux enfants qui riaient à leur mère…

Cette femme, c’était Méha !

Méha, la blanche, l’exilée, la prisonnière desAtchés et qui, depuis des années, à la suite d’événements tragiquesque nous raconterons plus loin, douce et résignée, se consacraittout entière à ses deux enfants…

George, dix ans à peine.

Margaret, la petite fille au teint pur et auxgrands yeux étonnés…

Elle vivait là, dans une butte, bonne à tous,inoffensive certes et ne pressentant pas l’horrible péril qui lamenaçait.

Et voici qu’à l’appel sauvage d’Igli-Otou, lafoule se ruait à assaut du misérable abri fait de lianes et debranchages.

Méha, ce matin-là, venait de baigner ses deuxenfants : sa petite Margaret avait cinq ans maintenant etgrandissait heureuse et insouciante au milieu de cette natureluxuriante et gracieuse à la fois.

George entrait dans sa dixième année :c’était un garçon solide, hardi, aux yeux clairs, au teint foncépar le climat. Sa chevelure très brune encadrait de bouclesélégantes un visage beau et énergique.

À celui-là, Méha avait raconté les terriblesévénements du passé ; et dans l’âme de cet enfant, dont leclimat avait presque fait déjà un jeune homme, grandissaient lescolères et les désirs de vengeance.

Méha s’efforçait de le calmer, maispouvait-elle le blâmer quand il maudissait l’infâme trahison quiavait coûté la vie à son père, la liberté à sa mère, et quil’enchaînait lui-même dans cette île dont il méconnaissait lesbeautés pour ne se plus souvenir que de ses cruautés ?

« Mère ! mère ! s’écria Georgequi, monté sur un tertre verdoyant, avait aperçu la foule dévalantde la montagne des Trois Paliers. On dirait que les brigands sontaffolés de rage… où vont-ils donc ? Voici qu’ils s’engagentdans le sentier qui descend vers le fleuve… S’ils venaientici ?

– Non, mon fils, c’est impossible !répondait Méha dont cependant le cœur se serrait d’une angoisseinvolontaire… Tant d’hommes ne se réuniraient pas pour attaquer lesfaibles que nous sommes…

– Mère, écoute ces clameurs ! On diraitque ces gens sont ivres de fureur et de sang !… Mère, je tedis que c’est nous qu’ils menacent… »

Méha s’était dressée toute pâle : oui,les voix, elle les reconnaissait : ces cris, elle les avaitdéjà entendus ! Elle s’efforçait en vain de garder sonsang-froid.

D’horribles pressentiments l’agitaient et elletremblait, moins pour elle certes qui était résignée à tous lessacrifices que pour ces chers êtres qui étaient toute sa vie etqu’elle adorait de toute la force de son âme !

Mais comme si la réalité eût voulu détruired’un seul coup ses illusions suprêmes, voici que le nom répété parcent voix parvint jusqu’à elle :

« Méha ! Méha ! àmort ! »

Emportés par le vent, les mots résonnaient àses oreilles comme des éclats de tonnerre, et George, lui aussi,les avait entendus.

Il courut à la paillote et s’empara d’un arcet de flèches : il avait appris à manier ces armes dangereuseset son coup d’œil infaillible ne manquait jamais le but.

« Non, enfant ! criait Méha. Je t’ensupplie !… Ne songe pas à combattre !… Prendsgarde ! songe à Margaret !… »

La petite fille, effarée par le bruit,instinctivement se blottissait dans la robe de sa mère. Méharegardait autour d’elle. Fuir, il n’y fallait pas songer !Outre que la distance à parcourir pour atteindre le pont était troplongue pour qu’ils pussent la franchir d’une seule étape, est-ceque les Atchés ne les auraient pas bientôt rejoints ?…

Pour arriver à la paillote, il fallaitfranchir un léger pont de lianes qui unissait les deux rives dufleuve. George s’était élancé de ce côté, prêt à défendre lepassage.

Mais sa mère le rappela : puisque c’étaitpeut-être la mort, il fallait la recevoir dignement, vaillamment,en fils de la noble Europe qui donneraient, encore, en périssant,une leçon de courage à ces enragés… Et d’ailleurs tout raisonnementétait superflu !… Igli-Otou, devançant ses compagnons, avaitle premier franchi le pont, et, avec une première troupe defidèles, avait couru vers la maison des blancs.

En un instant, Méha, George, la pauvre petiteMargaret elle-même avaient été saisis, renversés, chargés de liens.Des cris de triomphe saluaient cet acte de monstrueuse lâcheté…Déjà les couteaux se levaient sur leurs têtes ; mais Igli-Otouprononça quelques paroles, lancés d’une voix vibrante. Il dessinadans l’air, de sa main de squelette, un signe mystérieux… Les brass’abaissèrent…

Et les prisonniers, ligotés, bâillonnés,furent emportés, tandis que la foule criait :

« Au kraton !… Chez le sultanMahmoud !… »

Chapitre 2

 

 

Qui était donc cette Méha, contre laquelle sedéchaînaient ces haines féroces ?

Il y avait de cela cinq ans : c’étaitpendant une des premières trêves entre les Atchés et lesHollandais ; après plusieurs combats dont le résultat avaitété indécis, mais qui en réalité avaient tourné au désavantage desenvahisseurs, les Malais avaient lentement, traîtreusement préparéun coup décisif.

Un armistice avait été conclu, avec tous lessignes de préliminaires pacifiques, et les bateaux hollandaisavaient été autorisés à relâcher à Oulélé ; et même un trafics’était organisé entre les Européens et les insulaires qui venaientéchanger leurs minerais et leurs peaux de bêtes contre lesverreries et les étoffes d’Europe.

Les Hollandais croyaient déjà avoir partiegagnée et devenir à courte échéance les maîtres du commerce :ils avaient compté sans l’astuce et la haine des Malaisiens qui nesongeaient qu’à endormir leurs défiances.

Et une nuit, par une épouvantable tempête lesnavires hollandais s’étaient vus soudainement enveloppés par lesjonques malaises… Des officiers, la plupart étaient à terre ;ils croyaient si fermement à la paix que plusieurs d’entre euxavaient fait venir leurs familles de la presqu’île de Malacca…

La surprise fut horrible : les Malaisincendiaient les navires, montaient à l’abordage et, à travers lefeu et la fumée, égorgeaient quiconque se trouvait à leur portée.Ce fut une effroyable hécatombe. De ceux qui étaient à terre et quiavaient été également surpris par les hordes des Atchés, bien peuavaient pu, soit en se jetant à la nage, soit en détachant unebarque du rivage, soit même en se précipitant dans une jonquemalaise dont ils poussaient les occupants à la mer, regagner leursnavires.

Les Hollandais, surpris en pleine sécurité,s’étaient trouvés dans l’impossibilité d’organiser la résistance.Il avait fallu fuir… et pour comble d’horreur, ceux quis’échappaient rappelés par leurs chefs et contraints de leur obéir,entendaient, sur la rive maudite, les cris des malheureux que lesAtchés égorgeaient…

Celle qui s’appelait aujourd’hui Méha portaitalors le nom de Luisa Villiers, et était la femme d’un capitainehollandais, d’origine française. – On sait quel nombre de noscompatriotes se sont réfugiés en Hollande lors des persécutionsreligieuses du siècle de Louis XIV. – Son mari, Wilhelm Villiers,commandant le brigantin L’Étoile, se trouvait à terre aumoment où éclatèrent les Vêpres malaises.

Luisa était auprès de lui avec ses deuxenfants et il causaient doucement de leurs projets d’avenir :l’île, si belle, si riche, avec son ciel radieux et ses paysagesparadisiaques, les avait émerveillés, et Wilhelm avait formé ledessein, accepté par sa compagne, de s’y venir établir… même lefrère de Wilhelm, Peter Villiers, se préparait à venir larejoindre. C’était un chimiste de grand talent, et la descriptionqu’ils lui avaient faite des richesses minérales de l’île l’avaitenthousiasmé à tel point qu’il se décidait à quitter Harlem pourvenir se fixer dans la famille de son frère.

C’était au milieu de cette placidité, de cesrêves qu’avaient éclaté tout à coup les cris de mort :Wilhelm, croyant à une rixe, à quelqu’un de ces tumultes sifréquents parmi ces populations bruyantes, s’était élancédehors.

Mais à peine avait-il mis le pied hors de samaison qu’il avait été cerné, enveloppé, entraîné. Il s’étaitvigoureusement défendu, appelant la rescousse des hommes qu’ilsavait disséminés dans Oulélé.

Ayant rallié une petite troupe, il étaitparvenu à s’ouvrir un passage. Son devoir le forçait à courir ausecours de ses chefs et, à vrai dire, il ne comprenait pas encoretoute l’atrocité de la situation.

Et quand, aveuglé par le sang, fou de rage, ilavait atteint la jetée de bois qui longeait le port, il avait vudes colonnes de flammes s’élever dans les airs : c’étaient leskampongs des Européens qui brûlaient.

Alors le malheureux avait tenté de revenir surses pas : mais que pouvait le courage, que pouvait ledésespoir contre la barrière que lui opposaient les meurtriers,ivres d’alcool et de fureur ?

Ses matelots, lui faisant un rempart de leurscorps, l’avaient emporté pantelant, la tête fendue, croyant nesauver qu’un cadavre !…

Qu’était-il devenu dans cettetourmente ?…

Mais surtout quel avait été le sort de lapauvre Luisa et de ses enfants ?…

Surprise en plein bonheur par l’épouvantableréalité, – l’incendie, le meurtre, – la noble femme avait avanttout songé à sauver ses enfants… dont l’un, l’aîné, un garçon,George, avait cinq ans, tandis que l’autre, sa fille, Margaret,était encore au sein…

Pendant que les misérables jetaient sur lekampong fragile des torches enflammées, Luisa s’était enfuie parune porte de derrière, portant Margaret, entraînant George par lamain.

Et c’était chose sinistre que cette fuited’une mère, à travers la nuit à la lueur rouge des flammes quidévoraient la ville… Mais Wilhelm ! Où était-il ?Qu’était-il devenu ? Sa femme le connaissait : intrépideet fidèle au devoir jusqu’à la mort, il avait dû tomber sous lescoups de ces forcenés dont, plusieurs fois, en sa finesse de femme,elle avait deviné la haine latente, sous des démonstrationsd’amitié.

Et voici que s’était déchaîné l’enfer deshideuses réalités. Par un bonheur singulier, – si en pareillesterreurs le mot bonheur peut avoir sa place, – la jeune femmeportait la robe malaise, blanche, ceinte à la taille d’un cordeletde soie, et ses cheveux blonds étaient cachés sous le bonnet desAtchés.

C’était une fantaisie qui plaisait à sonmari ; les enfants eux-mêmes étaient vêtus comme ceux desriches indigènes, et cette circonstance les sauva.

Alors qu’elle s’enfuyait, volant pour ainsidire à travers la foule, dans cette nuit que rendait plus profondeencore la fumée des incendies planant sur la ville, elle passaitinaperçue et ainsi elle put s’échapper du centre même de lafournaise et atteindre les grands bois qui séparent Oulélé deKota-Rajia.

Elle se plongea dans ces profondeursinextricables, sans souci des bêtes perverses qui lui semblaientmoins cruelles que les hommes. D’ailleurs elle ne pensait plus, neraisonnait plus. La fièvre martelait son cerveau en feu. Si elles’efforçait encore de courir, c’est qu’elle n’avait plus la notiondes choses. La peur et le désespoir ont leur ivresse.

Sans doute, elle était tombée enfin comme unemasse dans les hautes herbes, ayant encore eu cet instinctmerveilleux de préserver l’enfant qu’elle tenait dans ses bras.L’autre s’était couché auprès d’elle et, épuisé, s’étaitendormi.

Combien de temps cette prostration avait-elleduré ? Elle ne l’avait jamais su. Quand elle était revenue àelle, elle s’était trouvée dans une chaumière d’Atché, entourée defemmes qui la regardaient avec curiosité, mais sans colère.

Elle était incapable de s’expliquer, ignorentalors la langue du pays : mais il est entre les mères unesorte de franc-maçonnerie en laquelle les mêmes signes sontintelligibles.

Dans ces solitudes, il semblait qu’on ignorâtles épouvantables événements qui ensanglantaient Oulélé. Comme elleavait la fièvre et que son état de faiblesse l’empêchait de seremettre en route, – et où fût-elle allée ? – elle avaitaccepté l’asile que les Malaises lui offraient.

Les jours, les semaines s’étaientécoulés : un jour, des émissaires du Panglima s’étaientprésentés à la butte. On avait appris qu’une blanche et ses enfantsétaient dans la forêt : ordre était donné de l’amener devantle chef.

Elle obéit, et on l’interrogea. Elle dit toutela vérité, simplement ; de ceux qui assistaient le Panglima,certains réclamaient sa mort, celle de ses enfants. Il fallaitécraser ces reptiles jusqu’au dernier. Le chef leur imposa silenceet fit grâce. La femme blanche resterait dans le pays, avec défenseabsolue d’en sortir. Elle vivrait à sa guise, comme elle lepourrait. On consentait à l’oublier, sans autre faveur.

Elle avait interrogé, tenté de savoir cequ’était devenu son mari. On lui répondit qu’il était mort, destémoins affirmaient l’avoir vu tomber.

Elle pleura, pensa à mourir. Puis elle songeaà ses enfants et se dit que quoi qu’il arrivât, elle devait vivrepour les protéger et les défendre.

On lui assigna une modeste paillote au bord dela rivière. Elle était intelligente et bonne : malgré ladéfiance haineuse qui s’attachait à elle, elle parvint à conquérirla confiance, presque l’affection de ceux qui l’entouraient.

Elle se fit aimer des enfants et respecter deshommes : et ainsi des années passèrent. Elle cultivait sonchamp de ses propres mains, faisait de menus ouvrages qu’elleéchangeait contre les denrées indispensables à la vie. Elleparvenait à ne pas mourir.

Les enfants grandissaient, joyeux,inconscients, n’ayant pas connu le passé et croyant àl’avenir : mais que de fois la mère songeait à l’épouvantabledestinée qui leur était faite !

Un seul espoir subsistait au fond de sonâme.

Elle savait la force des Hollandais : ilétait impossible qu’ils ne cherchassent pas à prendre leurrevanche. Qui sait si un jour on ne viendrait pas la délivrer decette prison où parfois elle croyait agoniser ?

Son mari ! Oh ! elle ne pouvaitdouter qu’il fût mort ! Car, vivant, il eût trouvé le moyen dese rapprocher d’elle, fût-ce de lui faire parvenir un message… etpuis, elle le savait si vaillant ! n’eût-il pas lui-mêmeorganisé, dirigé l’expédition qui aurait arraché sa bien-aimée etses enfants aux périls qu’ils couraient ?

Car elle ne se sentait pas en sûreté. Depuisque les hostilités avaient recommencé, elle avait senti renaîtreautour d’elle les défiances, les soupçons, les colères.

Déjà on s’éloignait d’elle, et parfois desmenaces parvenaient à ses oreilles. Aujourd’hui qu’elle parlait lalangue atché, elle savait discerner ces nuances de prononciationsqui, modifiant le sens des mots, y mettent de l’ironie ou de lamenace.

Mais que pouvait-elle ? N’était-ce déjàpas une sorte de miracle qu’on lui eût permis de vivre, de garderses enfants ? Et, d’ailleurs, quel ombrage pouvait-elle porteraux plus soupçonneux ?

Femme, mère, tout entière aux soins de sonintérieur, seule de sa race et ne pouvant – l’eût-elle voulu –trouver de complicité nulle part, qui pouvait laredouter ?

Mais il faut compter avec les superstitions,avec l’ignorance, avec les haines.

Et voici que les Orangs-Sakeys – dont pas unne la connaissait ; à qui jamais, certes ; elle n’avaitfait de mal – imaginaient que les désastres guerriers dontsouffraient les Atchés étaient l’œuvre de cette étrangère ; decette Inong (femme, femelle) étrangère, que cependant on appelaitMéha, ce qui signifie douce, inoffensive ; à laquellemaintenant on reprochait d’être une sorcière, d’avoir déchaîné lesmauvais diables sur le pays !

Il n’en fallait pas davantage pour réveiller ànouveau les fureurs mal assoupies.

Et affolée, agonisante, elle était emportéepar la foule furieuse vers le kraton où l’attendaient les piressupplices…

Chapitre 3

 

Depuis les défaites successives subies par lesAtchés, le sultan Mahmoud-Schah passait ses journées confiné dansla chapelle funéraire située au centre de son palais-forteresse etoù reposaient les restes des anciens sultans.

Il sentait sa puissance lui échapper et secroyait environné de traîtres. Cauteleux et défiant, il se tenait àl’écart, n’admettant dans son intimité que la sultane favorite etquelques chefs dont il avait pu éprouver le dévouement, et dontsurtout il se croyait sûr parce qu’il tenait leur vie entre sesmains.

Pendant des journées entières, il restaitimmobile, assis par terre, adossé à une des tombes, mâchant lebétel, sans que son visage se départît d’une impassibilitéabsolue.

C’était là que le trouvaient les messagersenvoyée par les Panglimas, et les officiers : si mauvaise quefût la nouvelle apportée, Mahmoud-Schah n’avait ni untressaillement ni même un mouvement des paupières. Parfois onaurait cru qu’on parlait à une idole de pierre.

Mais sous cette froideur apparente couvaientdes fureurs sauvages.

Cet homme, le chef, le sultan, sesouvenait : il évoquait le temps où, maître de la terre et dela mer, il rançonnait et pillait impitoyablement les audacieux quis’aventuraient sur les côtes de Sumatra.

À la haine atavique que la race malaise avouée aux hommes blancs venait se joindre, en l’exaspérant, lacolère d’un abaissement qui chaque jour devenait plus profond.

Auprès du sultan, un esclave se tenaitcontinuellement, le sabre nu à la main, et plusieurs fois, sur unsigne du maître, le bourreau avait, d’un seul coup, abattu la têted’un conseiller importun qui avait osé parler de compromis avec lesHollandais.

L’homme qui avait apporté la nouvelle de ladéfaite de Samalaggan avait été écartelé.

Joignant à la sauvagerie ancestrale des Atchésles raffinements de cruauté d’une âme perverse et dépravée,Mahmoud-Schah était un monstre que tous redoutaient et dont on neprononçait le nom qu’avec terreur : tapi dans son kraton,comme un fauve à l’affût, il apparaissait aux yeux de ses sujetscomme une idole monstrueuse, prête à toutes les férocités et à tousles forfaits.

Il avait des fantaisies étranges : ilaimait les bêtes féroces et entretenait dans son palais uneménagerie formidable, et sur les animaux des forets, il cherchait àassouvir ses goûts sanguinaires.

Il enfermait un tigre dans une étroite cage defer, aux barreaux si forts qu’ils défiaient toute attaque, et, dudehors, lâchement, il se plaisait à torturer l’animal, à l’aided’une longue lance garnie de fer barbelé, ou encore avec des tigesde fer rougies au feu. Le fauve hurlait, rugissait, se débattaitsous l’étreinte de la souffrance. Lui, silencieux, frappait encoreet souriait, ménageant les coups pour prolonger l’agonie.

Une dernière capture avait été faite quil’intéressait.

Au centre de l’île existent, au faite desmontagnes tourmentées, toutes de gouffres et de précipices,d’épaisses forêts que la nature, féconde et libre, a faitesimpénétrables. Les lianes, les troncs monstrueux, les branchesentrelacées comme des bras d’acier s’opposent à l’invasion humaine,et depuis les temps légendaires, le bruit courait qu’il existaitdans ces forteresses inexpugnables une race d’êtres étranges,effrayants, qui, disaient ceux qui avaient osé s’aventurer dans cessolitudes et en étaient revenus, – ils étaient rares, – n’étaientplus des singes et n’étaient pas encore des hommes.

Ils se tenaient droit, portaient la têtehaute, connaissaient quelques arts rudimentaires, mais ne savaientpas faire de feu ; d’après les récits incohérents que lesépouvantés rapportaient, ces êtres, ces hommes primitifs, cessinges supérieurs possédaient un langage articulé, maisincompréhensible pour toute oreille humaine.

D’une vigueur formidable, ils semblaient douxet vivaient en société, par groupes, dans les rares clairières,s’abritant même contre les intempéries du ciel sous des huttes debranchages.

Mahmoud avait promis une somme énorme – cinqmille ringguits – 25,000 francs – à qui s’emparerait d’un de cesêtres mystérieux et lui amènerait vivant et prisonnier.

Mais ils semblaient à la fois invulnérables etimpossibles à surprendre.

Toutes les embuscades qu’on avait préparées,tous les pièges qu’on leur avait tendus étaient restésinutiles : une seule fois, un d’eux avait été tué, et lemeurtrier avait traîné son cadavre au kraton.

Mort, l’être n’était en somme qu’un singe detaille exceptionnelle, un gorille quelconque. Les connaissancesscientifiques des Atchés étaient trop nulles pour que, parmi eux,personne pût constater les éléments anatomiques qui eussent établiun rapport plus étroit entre cet animal et les humains.

Furieux de sa déconvenue, Mahmoud avait faitenterrer vivant le malheureux qui avait si mal compris sesintentions, et pour comble d’horreur, il avait fait lier le cadavrede la bête au corps de l’homme, pour qu’ils pourrissent deconcert.

À quelque temps de là, tout récemment, – il yavait huit jours à peine, – une troupe d’Atchés, revenant dequelque combat avec les Hollandais, avait surpris, aux portes mêmede Kota-Rajia, un des êtres fantastiques.

Il se tenait immobile, derrière les dernièrespaillettes du kampong, attentif, semblant guetter, dans unecontention de si profonde attention que les Atchés avaient pul’entourer, se jeter sur lui, le couvrir de liens avant qu’il luifût possible de se mettre en défense.

Et pourtant il avait lutté avec un couragedésespéré ; sa force était telle qu’il avait fallu celle devingt hommes pour le réduire à l’impuissance.

Finalement, frappé d’un coup de sabre qui luiavait ouvert ta poitrine, il était tombé, et ; avec des crisde triomphe, ses agresseurs l’avaient emporté et livré aux gens dusultan.

Sa blessure, si profonde qu’elle fût, s’étaitcicatrisée en deux jours. On lui avait mis au cou, aux bras, auxjambes des entraves de fers, et quand il avait été bien prouvé quetoute sa vigueur serait impuissante, on l’avait conduit àMahmoud-Schah.

Du reste, l’Être semblait résigné et nerésistait plus.

Enfin, le rêve du sultan était réalisé :il avait devant lui un homme de la forêt, un de ces individusfantastiques qu’il tenait tant à connaître.

Le singe et le potentat étaient face àface.

Le potentat était de petite taille, grêle etsimiesque.

Le singe avait plus de six pieds de haut, lesépaules très larges, le buste solide et droit, les jambesvigoureuses et bien modelées, avec cependant les rotules en dedans,les pieds larges à l’orteil long et très séparé des autresdoigts.

Les bras, de grande dimension, se terminaienten mains énormes qui touchaient au genou.

Mais ce qui caractérisait l’Être mystérieux,ce qui lui donnait une apparence à la fois étrange et effrayante,c’était la face.

Sur le cou musculeux, la tête se dressait,très légèrement inclinée en avant ; comme sur tout le reste ducorps, la peau était noire, duvetée. Sur le crâne, bombé en formed’œuf, la chevelure sombre se divisait en deux longs bandeaux qui,passant sous les oreilles, s’allaient rejoindre à la nuque où ilsétaient noués.

Il était complètement nu.

Le front était montueux, saillant, le nez trèslarge, avec des narines relevées au-dessous desquelles proéminaitune bouche dont la lèvre supérieure avançait sur des lèvres sansrebord, comme coupées d’un coup de couteau. Le menton droit, detoute la largeur de la face, donnait l’impression d’une mâchoire defer.

Figure bestiale en somme, et qui ne se fût pasdistinguée, à première vue, de celle d’un anthropoïde quelconque,si sur toute cette laideur les yeux, étonnants, n’eussent jeté unelueur saisissante.

Les paupières étaient grosses, lourdes, maisle globe des yeux saillait, avec la sclérotique très blanche,formant cercle autour de la pupille qui sans cesse se dilatait ouse rétrécissait, comme intimement liée au mécanisme de l’organismetout entier : et ces yeux avaient une expressionindéfinissable d’attente, de curiosité, d’attention.

Instinctivement, tant la stature de l’animaldifférait de celle du singe, Mahmoud lui avait parlé comme à unhomme, comme à un esclave.

« Monstre, lui avait-il crié, quies-tu ? d’où viens-tu ? Quelle est ton audace de rôderautour des demeures des humains ? Brute, réponds ! Sacheque je suis le puissant entre les puissants, et que ton ignoblecarcasse est à ma merci. Es-tu sourd ? Es-tumuet ? »

L’Être ne bougeait pas : nulle fibre desa face ne tressaillait.

Il semblait que la voix du sultan ne parvenaitpas jusqu’à lui.

Pourtant, pour qui l’eût observé de près, desrayons passaient dans ces yeux à demi clos sous les paupièreslourdes, et dans ses mains étroitement enchaînées il y avait unfrémissement.

« Maître ! dit un des soldats en seprosternant, cet animal n’est pas sourd, car lorsque nous l’avonssurpris, il a bondi en entendant, trop tard, le bruit de nos pas.Il n’est pas muet ! Car dans le saisissement premier, il alaissé échapper des sons qui ressemblaient à des mots. Je jurequ’il sait parler.

– C’est bien ! dit le sultan. Qu’on lefustige. »

L’Être fut saisi, étendu sur une planche, oùon l’attacha à plat ventre bois. Les liens lui entraient dans lachair, les anneaux de fer formaient des bourrelets sanglants.

Un Ourang-Rauté – un forçat – fut amené quireçut l’ordre de frapper, avec un bambou garni de pointes declous.

Le bourreau improvisé prit la longue baguette,la fit siffler dans l’air et attendit le signal qui tout de suitefut donné ; et le bambou ferré s’abattit sur leprisonnier.

Cinquante coups ! c’était atroce. LesAtchés rythmaient le supplice de leur chant à lèvres closes quimurmuraient comme une plainte d’agonie.

Comme le patient n’avait pas laissé échapperun cri, n’avait même pas fait un mouvement, à tel point qu’on sefit volontiers demandé si ses chairs et ses muscles étaient pétrisdu même limon que ceux des humains. Mahmoud le crut mort, eut uncri d’arrêt.

Il ne lui plaisait pas que sa victime luiéchappât aussi vite. L’Être fut détaché, redressé : le sangcoulait, d’un rouge noir, sur la peau très foncée ; et ilresta debout, regardent le tortionnaire en face, avec, dans lesyeux, une lueur d’étonnement et de mépris.

Mahmoud éprouva, sous ce regard, un malaiseinvolontaire, et ordonna qu’on écartât l’inconnu. On le garderaitenchaîné dans une cage de fer. Il aviserait plus tard.

Et depuis lors, chaque jour le sultan s’enallait à travers le kraton jusqu’à la geôle où l’Être étaitattaché ; et, sûr de n’être pas entendu, il lui parlait,tantôt d’une voix d’autorité, tantôt avec des accents desupplication.

Car il avait peur du mystère, et sous cetteenveloppe mi-animale, mi-humaine, il devinait quelque chose deterrible, comme un secret de la nature !

Pour un peu, il se serait prosterné devantl’Incompris et il l’eut supplié de lui accorder sa protection. Maisen d’autres moments, furieux de cette impassibilité qui ressemblaità du dédain, exaspéré de ce regard qui restait fixe, avec une lueurobscure, et que cependant rien ne faisait vaciller, Il se laissaitemporter à des rages folles.

Alors il appelait, se faisant apporter desarmes, des lames, des bâtons, et il frappait, et il déchirait sonprisonnier, qui ne criait pas et le regardait toujours.

« Mais parle ! parle ! luicriait le sultan. Je crois, je sais que tu es un homme ! Tudétiens des secrets que je veux connaître… Oh ! je tecontraindrai bien me les livrer !… ferme les yeux ! Je neveux pas que tu me regardes ainsi !… »

Et pourtant ces yeux, dont le terne rayonpesait si lourdement, sur lui, il ne se résolvait pas à lesdéchirer. Il lui semblait qu’à faire cela il commettrait un actesacrilège.

Les jours passaient : il avait tenté deprendre l’Inconnu par la famine. Il avait ordonné qu’on ne luidonnât pas à manger.

L’Être refusait d’ailleurs toute viande,n’acceptant que des bananes ou le fruit du soukoun, qu’on appellel’arbre à pain. On ne lui en présenta plus, pendant trois jours.Alors, dans l’étroit espace dont il pouvait disposer, il s’étaitaccroupi, les jambes repliées sous lui, et pas plus qu’auparavantil n’avait remué, pas plus il n’avait gémi, pas plus il n’avaitparlé ; seulement, dans ses yeux à la blanche sclérotique, leregard main­tenant se faisait plus aigu, plus hardi, avec on nesait quel reflet de reproche et de colère. Las de cette lutte, etcependant voulant vaincre ce qu’il appelait un entêtement bestial,Mahmoud-Schah avait fait détacher l’Être, puis avait ordonné qu’onrelâcha ses entraves.

Ne gardant plus entre lui et l’Inconnu qu’ungrillage de fer, il l’avait fait amener dans le tombeau dessultans, et là, pendant de longues heures, il lui parlait, luiadressait des gestes, s’efforçait de l’amener à quelque ripostesoudaine.

Parfois il lui semblait deviner que l’Être –presque singe – était sur le point de s’humaniser ; il étaitcertain d’être compris : les yeux avaient une éloquenceinvolontaire qu’il surprenait et qui irritait d’autant plus sondésir de triompher de cette résistance.

C’était dans un de ces instants que tout àcoup on frappa à la porte du sanctuaire et un des plus hautsdignitaires, le Panglima des vingt-deux moukims, entra.

« Que me voulez-vous ? cria lesultan. Et quelle est cette audace qui vous permet de violer masolitude ?

– Maître, répondit le Panglima en sepros­ternant, des événements graves se produisent, et qui peuventavoir sur les événements prochains la plus heureuse influence.

« Les Orangs-Sakeys sont sortis de leursforêts pour venir à nous, et nous offrent l’aide de leur courage etde leur dévouement.

– Les Sakeys ! s’écria le sultan. Cesmisérables vagabonds qui sont moins que les plus ignoblesanimaux…

– Maître, ils sont nombreux, et leur hainecontre les hommes blancs est immense. Les Hollandais maudits ontpénétré dans leurs forêts et ont tué quelques-uns de leurscompagnons. Ils aspirent à la vengeance. Ce sont des auxiliairesprécieux qui donneront leur vie pour le salut de la patrie malaise…Maître, ne les repousse pas !…

« L’ennemi fait chaque jour des progrès.Le cercle qui nous investit se resserre, et nos frères tombent sousses coups. Nos frères sakeys, sur leurs sampans et leurs jonques,les attaqueront sur la côte, pendant que nous les pousserons del’intérieur, la lance aux reins… et notre antique Perak recouvrerasa liberté et, avec elle, ses richesses…

« Maître, écoute la voix de tespanglimas… accepte l’alliance des Orang-Sakeys. »

Mahmoud était retombé sur ses coussins,réfléchissant. Il avait, profondément ancré au cœur, la haine, lemépris des Sakeys qu’il jugeait de race inférieure. Cependant ilsavait que le Panglima disait vrai. Leur courage, fait desauvagerie, pouvait être d’un utile concours… et puis… !

Involontairement il tourna les yeux versl’inconnu qui semblait écouter attentivement ce qui était dit,quoique, évidemment, il ne comprit pas la langue qui étaitparlée ; et sur cette physionomie muette, il lui sembla voirse dessiner un rictus de joie… On parlait de dangers courus par lesAtchés, on refusait une aide qui pouvait les sauver !… et aufond de lui-même il riait. Mahmoud eut cette notion qu’il n’avaitplus de plus sûr ennemi que son prisonnier, son martyr… et leregardant fixement, il dit :

« Panglima, j’écoute tes conseils… queles chefs des Sakeys soient introduits devant moi…

– Maître, ce n’est pas tout ! Je tesupplie de m’écouter jusqu’au bout… Les Orangs-Sakeys ne sontsortis de leur solitude que pour se venger… et haïsseurs des hommesblancs, ils réclament un gage prouvant que les Atchés partagentcette haine…

– Un gage ! une garantie !Quoi ! ces misérables osent poser desconditions ?… »

Le Panglima baissa la voix :

« Il est des heures où la prudence est lameilleure politique… profitons d’abord du concours qui nous estoffert. Après tout, nous songerons à guérir nos alliés temporairesde leur intempestif orgueil… ?

– Soit !… Et quelle est cettecondition ?…

– Maître, par une faveur de ta bonté, nousavons laissé vivre dans ce pays une femme, une blanche, qui, avecses deux enfants, occupe une paillote sur le bord du fleuve !…Cette femme est une sorcière qui jette des malédictions sur notrepeuple… Igli-Otou, le prophète des Sakeys, a la preuve de saperversité… et il exige que cette femme et ses enfants soient mis àmort !… »

Le sultan eut un geste dédaigneux :

« Que m’importe ! fit il.Tuez !

– Maître, le peuple veut que tu rendestoi-même la sentence…

– J’y consens. Que cette misérable soit amenéedevant moi… Eh ! par Allah ! je me sens en désir dejustice… et, ajouta-t-il en se tournant vers l’inconnu, il me plaîtque tu me voies exercer mon droit de vie et de mort… »

Sur un signe, les portes s’ouvrirent et leschefs sakeys entrèrent, avec, à leur tête, l’horribleIgli-Otou…

Puis les chefs atchés. Et derrière eux lafoule qui, sur le seuil, se prosterna. Les soldats poussèrent enavant Méha et ses deux enfants.

Chapitre 4

 

Pendant cette course forcenée qui l’emportait,elle et ses enfants, à travers la ville, la malheureuse femme avaitdoublement souffert, et des liens qui tenaient ses membresdélicats, et des horribles pensées qui tout à coup s’étaientimposées à son esprit. Elle vivait si calme, presque heureuse,ayant fait le sacrifice du passé.

Ces Atchés qui l’entouraient, elle avait finipar s’intéresser à eux, par les presque aimer, leur prodiguant sessoins, leur apprenant mille choses de la vie et ne demandant pourtoute récompense qu’un peu de sympathie pour ses enfants…

Quel réveil ! Il lui avait semblé vivredans le tourbillon d’un hideux cauchemar… George !Margaret ! Était-il donc vrai qu’ils étaient aux mains de ceshommes furieux, de ces brutes sauvages qui lesmeurtrissaient !… En vain elle cherchait à conserver quelquesang-froid ; en vain elle s’efforçait de raisonner, de saisirdans ses pensées troubles quelque raison d’espérer !

Non, c’était la mort, brutale, atroce… lafoudre tombant sur des innocents, sans défense possible… et tout àcoup elle se vit debout dans le magnifique et sinistre mausolée desanciens sultans atchés, ayant auprès d’elle ses deux enfants qui,pâles, défaillants, avaient peine à ne se pas laisser tomber surles dalles de marbre…

Dans cet homme au vêtement couvert depierreries, qu’entouraient des gardes ayant en main un sabre nu,elle devina le sultan, le maître, le Mahmoud-Schah qui naguèreavait fomenté la révolte traîtresse dans laquelle avait péri sonépoux, le père de ses enfants, et sur ce visage aux traitsrabougris, à la peau tannée, elle lut un sentiment de férocité sibasse que tout son sang reflua à son cœur…

C’était de ce monstre – dont elle avaitentendu raconter les forfaits – que dépendait le sort de sesenfants.

Mais en même temps qu’une horreur plus grandeenvahissait son âme, en même temps que le péril s’affirmait plusimmédiat, se personnalisait en quelque sorte en cet homme qui étaitle maître de la vie et de la mort, elle éprouva comme une secoussede relèvement…

Elle était femme, elle était Européenne, elleétait mère… il était de son devoir, de sa dignité, de son amourmaternel de lutter jusqu’au bout…

Les femmes ont de ces héroïsmes nerveux quiles galvanisent tout entières.

Cependant, en la haute salle du mausolée, oùles stèles des morts mettaient leur note pâle et sépulcrale, sousle jour qui filtrait à travers d’étroites lucarnes ménagées dans leplafond, un silence profond s’était établi.

L’étiquette de la soumission et du respectavait repris tout son empire.

Pour la foule pressée aux portes, le sultanétait le représentant d’Allah sur la terre, et on le voyait non telqu’il était, mesquin, trapu, pareil à un gnome, mais transfigurédans la toute-puissance divine et humaine. Et comme frappés d’unéblouissement, les Atchés restaient étendus, le front contreterre.

Les Panglimas étaient à genoux.

Seuls, les Sakeys – et Igli-Otou – s’étaientcontentés de s’incliner profondément. Ces fils des libres forêtsavaient l’insolence de leur solitude.

Du reste, Igli-Otou et le sultan n’étaient pasdes inconnus l’un pour l’autre et il existait entre eux un levainde haine qui ne demandait qu’à éclater.

Cependant quelques-uns remarquaient, derrièrele sultan, séparée de lui par un treillis de fer, une formegigantesque, simiesque, et frissonnaient en se demandant si cen’était pas là quelque génie infernal. Il était debout, accroché deses doigts aux extrémités blanchâtres qui pointaient à travers lesmailles de la grille, et sa tête énorme se penchait en avant,tandis que ses yeux s’ouvraient tout grands, dans une pousséed’attention.

Le sultan, d’un signe, avait invité Igli-Otouà formuler sa requête, et le sorcier des Sakeys, avec l’emphase desorateurs officiels, avait exposé les revendications de sescongénères.

Ils étaient prêts à se dévouer pourl’indépendance du peuple malais : ils apportaient sincèrementl’appui de leur courage et de leur énergie. Bien plus leur Antou,leur dieu leur prêterait l’aide de sa toute-puissance.

Mais était-il naturel, logique que le peupleAtché protégeât, défendit, entretint dans ses rangs une ennemieimpitoyable de sa race ? Si encore cette femme eût été seule,aurait-on pu admettre qu’on la tint pour inoffensive. Mais sesenfants grandissaient ; ils étaient pour les vrais croyants,pour la liberté des Atchés, des Sakeys, des Battaks, une menacevivante…

Et le dieu des Sakeys, l’Antou, avaitparlé.

Il avait signalé à ses fidèles enfants cepéril que rien ne pouvait conjurer, sinon la mort, et sa voix avaitété entendue des Sakeys.

Oui, ils combattraient auprès de leurs frèresAtchés : ils ne marchanderaient pas leur vie et nul neprendrait de repos avant que l’homme blanc fit à jamais expulsé dusol sacré de Sumatra… mais ce qu’ils réclamaient avant tout,c’était la mort de la sorcière, la mort de ses enfants…

Et Igli-Otou concluait :

« Le chasseur ne laisse pas derrière luila tigresse et ses petits… »

Une clameur avait salué les dernières parolesdu Sakey.

Que les foules soient civilisées ou sauvages,les suggestions de haine et de férocité ont sur elles le mêmeempire.

Le Panglima, d’un geste, ordonna le silence,puis, prenant la parole à son tour, appuya la demandel’Igli-Otou.

Cette femme – de nombreux témoignages leprouvaient – avait conservé de sa race l’esprit de trahison et devengeance. C’était à elle, aux conjurations, aux cérémoniesdiaboliques qu’elle accomplissait, aux rites infernaux qu’ellepratiquait pendant les nuits noires, qu’étaient dus les quelqueséchecs subis par les Atchés…

Brusquement, bruyamment, Méhal’interrompit :

« Sultan, cria-t-elle, maître descroyants, cet homme ment !…Toutes ses informations sontfausses, il le sait. Que les Sakeys, m’accusent, encore puis-jepardonner à leur ignorance ; mais celui-là est un criminel quiprofère des mensonges, alors qu’il sait lui-même que ses parolessont calomniatrices…

– Assez ! silence ! àmort ! » crièrent cent voix de la foule.

Méha, redressée, vraiment belle dans cetterésistance de toute son énergie, croisa les bras, regarda le sultanen face, et encore une fois clama :

« Ces hommes ont perdu la raison.Seigneur, au nom de la vérité, au nom de la justice, je vous adjurede m’entendre… »

Le sultan restait impassible : ilsemblait que pas une de ces voix – de la suppliante ni du peuple –ne parvint à ses oreilles.

Igli-Otou, exaspéré, avait repris sonplaidoyer : fort de l’appui que lui apportaient et le Panglimaet la foule féroce, il élevait plus haut la voix, insistait surtoutsur la mort des enfants, traîtres de demain…

Encore une fois, Méha se débattit.

« Maître, maître, criait-elle au sultan,ce que ces hommes te conseillent est un crime infâme ! Leurfureur ne fût-elle dirigée que contre moi, je ne protesterais mêmepas… Vous auriez pu me tuer jadis, vous ne l’avez pas fait… vousm’avez laissé vivre !… et cette existence dont vous m’avezfait grâce, alors que vous avez tué mon mari, vous pouvez me lareprendre…

« En quoi suis-je coupable ? je nele sais pas. Mais, contre moi, contre moi seule, j’admets tout etje renonce même à plaider ma cause…

« Mais mes enfants ! mon pauvrepetit George, si bon, si doux, si ignorant des méchancetéshumaines ! Mais ma chère et faible Margaret, à peine détachéede mon sein ! vous osez dire que ceux-là sont des ennemis pourvous, qu’ils sont dangereux pour votre indépendance ?Maître ! maître ! regardez-les, daignez abaisser les yeuxsur les créatures chétives et innocentes !… Qui donc oseraitles accuser ?…

« S’il vous faut une victime, je suis là,moi l’Européenne, moi la blanche… que vous haïssez parce qu’ellen’est pas de votre race… mais par grâce, par pitié, par justice, aunom de ce Dieu que vous adorez et que vous nommez Allah – et quin’a droit au nom de Dieu que s’il est équitable – je vous suppliede me frapper, mais d’épargner mes enfants ! »

Méha parlait couramment, éloquemment même lalangue atché, et, malgré l’accent européen dont elle n’avait pu sedébarrasser tout à fait, pas une de ses paroles n’était incomprisede la foule où il y avait des femmes et des mères.

Déjà même une certaine émotion troublait cesnatures plus frustes que réellement méchantes, et même une voix defemme cria :

« Elle a raison… pitié pour lesenfants !… »

Mais Igli-Otou, voyant le danger, reprit sonplaidoyer, plus véhément et plus cruel :

« Est-ce que les enfants des Atchés nevalaient pas ceux de l’Européenne ?… est-ce que les mèresAtchés ne pleuraient pas leurs fils égorgés par les blancs ?…est-ce qu’elles ne souffraient pas, plus que toutes, des férocitésdes envahisseurs maudits !… Avaient-ils, oui ou non, brûléPallak, le florissant kampong, où tous, femmes et enfants, avaientpéri dans les flammes… n’avaient-ils pas massacré toute lapopulation de Sidjoh… et là, n’y avait-il pas des enfants ?…le Dieu des Sakeys réclamait un sacrifice… qui donc oserait le luirefuser ?… et d’ailleurs que les Atchés s’opposassent à ce quileur était demandé, qu’importait ! Les mille Sakeysrepasseraient la mer !… dans la crainte de se voir exposés auxsortilèges de l’abominable diablesse… et de ses impursrejetons !… »

Il avait touché la note juste. Cette évocationde scènes horribles – où la fureur des blancs s’était manifestéedans toute son horreur – fut plus puissante que tous les appels àla pitié…

Les cris de mort retentirent plus bruyants,plus autoritaires.

Le sultan leva la main, se dressa.

Tous se turent…, c’était l’instantdécisif…

D’une voix sourde, le sultan Mahmoud-Schahparla :

« Mes fils Sakeys, dit-il, enfantsd’Allah, soyez les bienvenus ! Combattez avec nous le boncombat contre l’éternel ennemi, le Hollandais avide et féroce. Nosrangs vous sont ouverts et vous prendrez place au milieu desdéfenseurs d’Atché. Nous avons pesé, dans notre sagesse, lesdemandes que vous nous adressez, en nous rappelant qu’un peuplelibre ne doit pas donner asile aux ennemis de la patrie… »

Ici il s’arrêta et fit un signe à ses gardes,qui allèrent à Méha, la saisirent et la traînèrent devant lui. Lesdeux enfants suivirent, tremblants, accrochés à sa robe.

« Femme, reprit Mahmoud, tu es convaincued’avoir, par tes maléfices, appelé le désastre et la ruine sur lepays d’Allah… qu’as-tu à dire pour ta défense ?… »

Méha s’efforçait en vain de reprendrecourage ; l’horrible plaidoyer du sorcier Sakey l’avaitfoudroyée.

Que répondre à des accusations ineptes dontelle sentait elle-même qu’il était impossible de prouverl’inanité ?… La question du sultan résumait brutalement cescalomnies absurdes. Elle ne pouvait que nier.

Elle le fit :

« Je n’ai jamais fait de mal à personne,dit-elle doucement, et me suis efforcée, au contraire, de fairetout le bien qu’il était en mon pouvoir.

– Nieras-tu que tu sois de cœur avec nosennemis ?…

– Je suis de race blanche… Mon mari, le pèrede mes enfants a été tué par les Atchés… et pourtant jamais un motde colère n’est sorti de mes lèvres…

« J’ai pu ne pas oublier… mais du fond del’âme j’ai pardonné !… »

Puis, attirant contre elle les deux enfantsqu’elle entoura de ses bras :

« Puissant seigneur, dit-elle encore, jene suis rien qu’une pauvre femme, sans force, sans défense. Quidonc pourrait avoir peur de moi ? et surtout qui pourraitredouter ces petits êtres qui ignorent la colère et lahaine ?… »

Mais un murmure lui coupa la parole : lafoule s’irritait. À quoi bon ces hésitations ? À quoi bon cesplaidoiries ? À mort ! À mort !…

Le sorcier sakey fit un pas vers lesultan :

« Fils d’Allah ! cria-t-il, prendsgarde à la langue dorée et à la parole hypocrite… Cette femme a étévue la nuit se livrant à des cérémonies infernales…

– Oui ! oui ! hurlèrent desvoix.

– Ce n’est pas vrai ! cria la pauvrefemme.

– Et les enfants étaient auprès d’elle quil’aidaient dans ses conjurations diaboliques !…

– Mensonge ! je dis que tout cela estfaux !

« Ah ! misérable Sakey, fit-elle ense redressant et en regardant Igli-Otou en face, pourquoim’accuses-tu ?… quel dommage t’ai-je porté…

« Tu sais bien que de tous les mots quetu prononces, il n’en est pas un qui ne soit une odieusecalomnie… »

D’une voix aiguë, Igli-0tourépliqua :

« Au nom des Orangs-Sakeys, je demande lamort de cette femme et de ses enfants… Sinon, nous retournons à nospirogues et regagnons les forêts profondes où nous saurons biennous dérober aux coups de nos ennemis… Frères Sakeys, ai-je bienparlé ?

– Oui ! oui ! » s’écriaient lesSakeys, brandissant leurs armes qui, dans la demi-obscurité quienveloppait la scène, étincelèrent d’une lueur sinistre.

Le Panglima des vingt-deux moukims dit à hautevoix :

« Le salut du peuple atché est la loisuprême… Sultan Mahmoud, fais justice !…

– Soit ! dit Mahmoud. Qu’il soit faitselon votre volonté… je vous donne cette femme et ses enfants…qu’ils soient conduits sur la grande place du Toko… et qu’ilssoient mis à mort devant le peuple…

– Baë ! Baë ! (bien !bien !) crièrent toutes les voix.

Méha avait entendu : elle se précipitavers le sultan, échappant aux mains qui voulaient la retenir, etelle pleurait, elle suppliait, cherchant à saisir ses vêtements,disant :

« Maître tout-puissant, grâce !… nonpour moi !… mais pour mes pauvres petits enfants !… sic’est un crime que d’être de race blanche, ils en sont innocents,car est-ce donc un crime de naître ?… Sultan, sultan !…je me livre, moi ! qu’on me tue, qu’on me torture, qu’onm’arrache les membres un à un ! mais pitié, pitié poureux !… »

Et tandis qu’elle parlait, la gorge déchiréepar les râles du désespoir, elle vit l’Être mystérieux, l’Inconnu,l’Homme-bête qui, debout dans sa cage, derrière le sultan, lesdoigts agrippés aux grilles, regardait de ses gros yeux effaréscette scène de désespoir… Comprenait-il ? Avait-il la notionde l’iniquité qui allait être commise ? Ses mâchoiresclaquaient et les muscles de son visage se tordaient.

« Ah ! s’écria Méha qu’affolait lesilence du sultan, je ne sais quel est cet être monstrueux… mais jesuis certaine qu’il aurait plus de pitié qu’unhomme !… »

Il y eut un grondement sourd, l’Homme-bêtesecoua les barreaux de sa cage.

Mais, sans y prendre garde, Mahmoud-Schah d’unton ennuyé, dit :

« Qu’on emmène cette femme et sesenfants… j’ai dit !… »

Igli-Otou courut à elle et lui posa la mainsur l’épaule.

Elle se retourna, vit cette face hideuse, et,dans le paroxysme de son désespoir, lui jeta ses mains au visagepour le repousser. Mais les Orangs-Sakeys se ruèrent sur elle, surles enfants… c’était la fin, c’était la mort !…

À ce moment retentit, violente, éperdue, unesonnerie de trompettes.

Les portes du mausolée s’ouvrirent brusquementet un chef Atché apparut, traversa la foule, s’ouvrant un passage àtravers les rangs pressée, et cria :

« Sultan Mahmoud, les Hollandais envoientun parlementaire. »

Le sultan avait entendu : ce n’était pasla première fois que des envoyés des envahisseurs avaient lecourage, pour remplir leur mission, de venir jusqu’au cœur d’Atché,porter les messages des Européens…

Pas un n’était revenu.

« Que nul ne sorte d’ici ! cria lesultan. Frères Sakeys, fils d’atché, tous. Battaks et Yolos,enfants d’Allah, serrez-vous autour de votre chef suprême… et àl’insolent envoyé de l’ennemi, nous répondrons comme ilconvient. »

L’émoi d’ailleurs était tel que subitementl’attention avait été détournée de Méha et de ses enfants :d’ailleurs la fête de mort pouvait être retardée. Les troisvictimes étaient étroitement confinées dans un des coins de lagrande salle et gardées par les Sakeys. Méha, brisée par l’émotion,gisait à terre et ses deux enfants étaient désespérément attachés àelle… Un grand silence se fit.

Un officier hollandais, de haute taille, lesyeux bandés, parut sur le seuil.

Chapitre 5

 

Un profond silence régnait dans le mausoléequi servait de salle de réception au sultan Mahmoud-Schah.

Subitement, toutes les voix s’étaienttues : mais pour ne se plus répandre en imprécations, leshaines contre l’étranger, contre l’ennemi n’en étaient que plusardentes, et des yeux des Atchés, des femme surtout, des éclairsjaillissaient vers le soldat qui, très droit, la tête haute, le pasferme, sans hésitation comme sans forfanterie, allait entre lesgardes atchés, sans voir où il était conduit.

Une large place avait été ménagée devant lesofa du sultan qui s’était accroupi dans une pose quasihiératique.

Le Hollandais, à en juger par les broderies deson uniforme, portait le grade de capitaine de vaisseau :c’était un homme d’une quarantaine d’années, dans toute saforce.

On le plaça au milieu du demi-cercle, dont lacirconférence était gardée par les soldats atchés et lesOrangs-Sakeys. Puis les portes du mausolée avaient étérefermées.

Dans la cage, l’Homme-bête était debout etregardait toujours.

Le sultan donna un ordre et le bandeau futenlevé du front de l’officier, qui jeta les yeux autour de lui aveccalme.

Le Panglima des vingt-deux moukims étaitauprès de Mahmoud : c’était à lui qu’avait été dévolu le soind’interroger le Hollandais.

« Officier, dit-il, qu’êtes-vous venufaire ici ?… Vous vous êtes présenté aux avant-postes et vousavez demandé d’être conduit devant le Sérénissime sultan, notremaître, vous soumettant d’avance à toutes les conditions qui vousseraient imposées. Votre désir a été accompli : ennemi denotre pays, vous êtes au milieu de ceux que vous persécutez… vousêtes devant le maître, le fils d’Allah. Parlez. »

L’officier s’inclina respectueusement devantMahmoud, puis, se redressant :

« Au nom de mon maître, le roi deHollande, représenté en ce pays par le colonel van der Hyeden, moicapitaine de vaisseau, parlementaire, me réclamant du droit desgens pour parler en toute liberté, je viens vous apporter, à vous,sultan Mahmoud-Schah, à vous tous, habitants de l’île de Sumatra,les propositions qui vous sont faites et dont dépendra l’avenir…Êtes-vous prêts à m’entendre ?…

– Parlez, dit le Panglima.

– Je n’ai, d’ailleurs rien à vous apprendreque vous ne sachiez déjà… nos armes ont triomphé de votrerésistance, et, en rendant hommage à votre courage, je ne dois pasvous cacher que tout espoir est perdu pour vous… nos vaisseaux ontforcé le port d’Oulélé et bloquent la côte… à Deli, nous noussommes emparés de vos arsenaux et un corps important de Battaks adu capituler… enfin, la victoire de Samalaggan nous a rendusmaîtres de tout le pays au-dessus de Kota-Rajia… Vous êtes cernés,enserrés dans un cercle de fer et de feu… et nos troupesn’attendent plus qu’un signal pour livrer au kraton, votre dernièreforteresse, un assaut décisif.

« Vous êtes courageux, vous êtes forts,mais contre la puissance des Européens, tous vos efforts seraientvains et n’aboutiraient qu’à des massacres inutiles.

« Assez de sang a déjà coulé : assezde catastrophes ont fondu sur votre malheureux pays. Au nom de laraison, au nom de l’humanité, je viens, de par mon maître, vousdemander de mettre fin à ces luttes meurtrières dont l’issue n’estplus douteuse… je vous offre la paix…

– Et à quelles conditions ? dit lePanglima dont la voix tremblait de colère.

– Vos personnes, vos biens, votre religion,vos coutumes, vos femmes seront respectées. Les soldats sortirontdu kraton et livreront leurs armes : toutes les portes, lesredoutes, les forts, les édifices publics seront remis à la gardedes Hollandais… Vous, sultan Mahmoud, votre personne sera tenuepour sacrée et nos troupes répondront de votre sécurité. Il voussera loisible de traiter avec notre maître des conditionsdéfinitives de la soumission.

– C’est-à-dire, reprit le Panglime, que vousvenez proposer à des soldats, à des patriotes, à des hommes qui ontdes armes et qui se sentent libres, de commettre la pire deslâchetés…

– Je suis un soldat, reprit le Hollandais, etmieux que tout autre je comprends combien de telles nécessités sontcruelles : mais plus vaillamment on a combattu, et plushonorablement on peut reconnaître sa défaite… Songez-y bien… il nes’agit pas ici d’illusion, mais de réalités !… Si vous refusezles propositions que je vous apporte… qui vous laissent l’honneurintact et qui sont une garantie pour votre indépendance, sous leprotectorat des Européens… si vous vous obstinez dans une lutte où,je vous le dis sans forfanterie, vous êtes vaincus d’avance,aujourd’hui même, avant que le soleil soit couché, nos obuspulvériseront vos maisons, vos palais et vos mosquées… le fer et lefeu nous ouvriront la route et nos troupes achèveront l’œuvre de laconquête…

« Sultan Mahmoud ! c’est à votrejustice, à votre humanité que je m’adresse. Il est encore tempsd’épargner à votre peuple les épouvantables péripéties d’une luttefinale dans laquelle tant d’existences seront inutilementsacrifiés… Donnez votre assentiment à une capitulation immédiate,qui sera honorable et qui, je m’y engage au nom de mon maître, necoûtera rien à vos justes sentiments d’orgueil… et les Européensentreront ici non plus en ennemi, mais en amis et enprotecteurs… »

Pendant le temps qu’il parlait, sans élever lavoix, d’un accent monotone et ferme, il semblait qu’une fièvres’emparât de tous les auditeurs. Ils ne l’interrompaient pas ;mais leurs regards, leurs gestes, leurs mains qui tourmentaientleurs armes, la trépidation de leurs membres, tout prouvait la ragegrandissante et prête à éclater…

Mais celui qui put le moins se posséder fut lesultan lui-même.

Oublieux de sa dignité, il avait bondi sur sespieds, et s’armant d’un sabre qui se trouvait auprès de lui, ilavait couru jusqu’à l’officier et, le frappant en plein front, ilavait crié :

« Chien ! oses-tu m’insulter de tespropositions infâmes ?… Meurs donc et aussi meurent tous ceuxqui osent outrager les nobles Atchés… »

D’un geste instinctif, l’officier avait écartél’arme, qui, glissant sur son crâne, avait effleuré sa peau d’oùcependant le sang jaillit, et il cria :

« Ceci est une épouvantablelâcheté !… je suis ici en parlementaire, protégé par le droitdes nations… Vous n’avez pas le droit de mettre la main surmoi !… »

Les Panglimas s’étaient jetés au-devant dusultan et parvenaient avec peine à le contenir : il leurdéplaisait que le fils d’Allah s’abaissât à cette fonction debourreau !

« Vous tous qui m’écoutez ! criaencore l’officier dont la face sanglante était terrible à voir,déjà, naguère, vous avez tué ma femme et mes enfants !…n’êtes-vous donc en réalité qu’un peupled’assassins ?… »

À ce moment, un cri aigu, déchirant, retentit…et, rompant les rangs des Sakeys qui, en raison de l’intérêtpoignant de cette scène, s’étaient relâchés de leur surveillance,Méha, pâle, échevelée, courut jusqu’à l’officier et se jeta dansses bras, criant :

« Wilhelm ! mon Wilhelm !… toivivant ! Oh ! sauve-moi, sauve tes enfants…

– Luisa ! cria-t-il à son tour enl’étreignant contre sa poitrine.

Ainsi, autrefois, l’époux avait cru aumassacre de sa femme, de ses chers petits, et elle-même avait étéconvaincue que tout était fini pour lui.

Et voici qu’ils se retrouvaient, après tantd’années, dans une situation plus tragique encore…

D’abord Méha, abattue, brisée, n’avait portéaucune attention à la scène qui se déroulait : le cerveautroublé, engourdi, elle entendait à peine les mots prononcés ;puis, tout à coup, il lui avait semblé reconnaître la voix quiparlait… elle avait prêté l’oreille et soudain, quand I’officier,emporté par le désespoir, avait prononcé ces mots : « Mafemme, mes enfants !… a elle avait été éveillée de sa torpeurcomme par un choc électrique…

L’impossible pouvait donc être vrai !…les morts sortaient donc de leur tombeau !

Et maintenant, ils étaient là, tous deux,enlacés, au milieu de cette foule hostile, affolée de colère et quirugissait comme une horde de bêtes fauves.

Et le Panglima des vingt-deux moukims essayaiten vain de les calmer. Igli-Otou, le forcené, criait :

« Au Toko ! au Toko !Tous ! L’homme, la femme, les enfants ! Sakeys, Atchés,vengez vous et rendez-nous l’Antou favorable ! À mort ! àmort ! »

À sa voix glapissante, qui retentissait commecelle d’un clairon, une ruée se fit dans la masse encorehésitante : eu un clin d’œil, Wilhelm, l’officier ; Méha,qui pour la première fois depuis tant d’années avait retrouvé sonnom d’épouse, Luisa, et le petit George et la pauvre Margaret, queleur père sans armes ne pouvait même essayer de défendre, furentrenversés, saisis, enlevés et emportés, comme des masses inertes,vers le lieu du supplice, la place du Toko, tout encombrée debasses paillotes, de boutiques, de tentes… En un instant, lemausolée était resté vide, le sultan lui-même ayant été entraîné àl’intérieur du palais.

Nul n’avait songé à l’Homme-bête qui étaittoujours dans sa cage, derrière les grillages.

Alors ses reins s’étaient arc-boutés, ses brass’étaient raidis contre les barreaux de fer, tous ses musclesénormes s’étaient tendus dans un effort surhumain, et les barreaux,pliant sous cette traction formidable, s’étaient courbés, brisés…et une ouverture s’était faite.

Mais l’Être était grand, ses épaules étaientlarges, son thorax colossal. Pourtant il se glissa, déchirant sapeau sur laquelle des gouttes de sang apparurent, meurtrissant sachair… mais il ne n’arrêtait pas, opposant ses os aux duretés dufer et le forçant à s’écarter…

Il se trouvait dehors, debout au milieu desstèles qui étaient les tombes des sultans. Un instant il s’arrêta,comme pensif, devant ces pierres où étaient incrustées desciselures d’or et des pierres précieuses…

Aussi il regarda autour de lui, curieusement,comme hypnotisé par cette ornementation orientale qui était d’or etde rubis. Puis il secoua la tête, gagna la porte que la foulen’avait pas refermée, et se glissa à travers les arbres, derrièreles paillotes, rampant ou sautant, allant en avant…

Cependant les Orangs-Sakeys, satisfaits detenir enfin leur victimes, les entraînaient vers le champ de mort…ils étaient arrivés, et au milieu d’un cercle qui s’était bien viteimprovisé, les deux Européens et leurs enfants étaient groupés,attendant le coup suprême.

Une courte délibération avait eu lieu :un Sakey colossal, portant un sabre qu’il maniait à deux mains,allait faire l’office de bourreau.

La foule hurlait d’impatience. Pourquoitardait-on ainsi ? Pourquoi n’avait-on pas encorefrappé ?… Pourquoi le peuple ne pouvait-il pas encore se ruersur les cadavres pour s’en disputer les lambeaux…

Deux des Panglimas s’étaient approchésd’Igli-Otou et lui parlaient vivement. Évidement ils luiproposaient quelque chose qu’il se refusait à accepter. Mais lesprincipaux des Atchés, se joignant aux Panglimas, s’adressaient auxchefs sakeys et essayaient de les convaincre… de quoi ?

De ceci. Moins stupides que la foule, lesPanglimas avaient compris que dans les paroles de l’Européen, iln’y avait pas de rodomontade. Ce qu’il avait dit était vrai :les Hollandais allaient, sous la protection de leur artillerie,livrer à la ville un assaut furieux, et quelle que fut la vaillancedes défenseurs de Koto-Rajia, l’issue du combat n’était pasdouteuse.

Mais un moyen se présentait de transformercette défaite possible en un triomphe certain. Le hasard fait biendes choses. Cette dramatique reconnaissance de l’époux et de safemme, du père et de ses enfants, suggérait un expédientmerveilleux, infaillible : c’était le Dieu qui offrait auxassiégés cette ressource suprême… pourquoi la rejeter ?… Etles Panglimas avaient fini par obtenir gain de cause… Igli-Otoului-même s’était laissé convaincre, et, fort de son autoritéindiscutée, il imposa à la foule la patience et l’immobilité. AlorsToukou Polim, qui commandait aux vingt-deux moukims, s’approcha del’officier hollandais, Wilhelm Villiers.

Celui-ci, prêt à la mort, mettait dans unsuprême entretien avec sa bien-aimée Luisa toutes les émotions dupassé, rappelant leurs bonheurs d’autrefois, leurs épreuves, leurssouffrances… ils échangeaient en quelques mots des pensées quicontenaient des années… La mère, oublieuse du péril, serrait dansses bras Margaret, qui, toute rose, – il est de ces grâces pour lesenfants, – s’était endormie, tandis que George, pâle, déjàcompréhensif, mais faisant bonne contenance, tenait la main de sonpère et le contemplait de ses yeux affectueux.

« Capitaine, dit Toukou Polim,voulez-vous m’accorder un instant d’entretien… »

Wilhelm eut un sourire ironique :

« Ai-je donc rien à vous refuser ?fit-il. Que me voulez-vous ? »

Alors, le tenant à l’écart, parlant d’une voixbasse et précipitée, Toukou Polim lui expliqua ceci.

Il était perdu : sa mort, celle de safemme et de ses enfants n’étaient plus qu’une question de minutes.Et cependant il pouvait être sauvé, lui et ceux qu’il aimait.

Le Hollandais regardait attentivement cevisage tanné, ridé, sur lequel on ne lisait qu’astuce et quemensonges.

« Et que devrai-je faire pour cela,demanda-t-il.

– Retournez au camp et annoncez que nousfaisons notre soumission… »

L’officier, un instant troublé, le regardaavec surprise.

« Que les Hollandais entrent dans notrecité non en ennemis, mais en amis, comme vous le disiez vous-même…que vos chefs viennent les premiers discuter avec nous lesconditions de la capitulation… que vos matelots viennent au milieude nous confiants, non point en soldats prêts au massacre, mais enfrères… nous tenons particulièrement à traiter avec le colonel vander Heyden… personnellement. Persuadez-lui de venir ici, en allié,en protecteur, avec une escorte dont le nombre ne soit pas uneprovocation ni une menace… telle est la mission que nous vousoffrons, capitaine… et si vous l’acceptez, vous êteslibre… »

Wilhelm avait compris : ce qu’on luiproposait était tout simplement une indigne trahison, c’est-à-direattirer dans un guet-apens le général et les principaux officiersde l’armée hollandaise. C’eût été le renouvellement du massacred’autrefois auquel il avait lui-même miraculeusement échappé.

Cependant il ne parut pas tout de suite avoirpercé à jour les mensonges de son interlocuteur.

« Et ma femme ? et mesenfants ? demanda-t-il.

« Vous trouverez juste que nous lesgardions comme otages… Si vous nous avez donné votre paroled’amener ici le général et sa suite, en des conditions pacifiques,nous conserverons cette garantie que vous ne nous aurez pas abusés…et si, contrairement à l’engagement pris, vos compatriotes seprésentaient en ennemis…

– Vous égorgeriez ceux que vous auriez retenusprisonniers… Eh bien ! noble Panglima, dites-vous bien qu’unofficier européen n’est pas et ne peut pas être votre dupe… Vous medemandez tout simplement de vous livrer mes chefs… ceci serait à lafois une sottise et un crime… et je ne rachèterai pas nosexistences à ce prix…

– Ah ! prenez garde ! que je fasseun signe… et le bourreau aura raison de votre insolence…

– Je n’en doute pas. Seulement, voulez-vousm’écouter à votre tour, noble seigneur ? Le tempe passe… or,il a été entendu avec mes chefs que si je n’étais pas de retourdeux heures après mon entrée comme parlementaire dans Kota-Rajia,l’attaque commencerait… Les deux heures sont écoulées… À mon tour,puisque je ne suis pas encore mort, je vous somme une dernière foisde vous soumettre, sinon notre artillerie saura vous imposer notrevolonté… »

Le Panglima poussa un cri de rage :

« Ah ! c’en est ainsi !cria-t-il. Eh bien ! du moins nous serons vengés !

Et il courut vers les Sakeys pour leur donnerl’ordre de mort.

Mais à ce moment précis, et comme par ledéclenchement chronométrique de quelque mécanisme, on entendit dansl’air une sorte de grincement formidable, et un obus s’abattit surune des paillotes du toko, dispersant ses débris.

Des hommes tombèrent, des imprécationséclatèrent. Une seconde bombe sillonna l’air, et cette foiss’écrasa au milieu des Sakeys… Ce fut un massacre.

Wilhelm avait dit vrai : à l’heureprécise le bombardement commençait, les troupes devaient être auxportes du kampong.

L’officier s’était précipité sur une arme, etentraînant sa femme et ses enfants, il cherchait à s’ouvrir unchemin… l’artillerie faisait rage. Atchés et Sakeys s’enfuyaientsous la pluie des projectiles.

Mais Wilhelm et les siens ne seraient-ils pasatteints ?

La panique des Atchés, du moins, leur laissaitl’espoir de la fuite.

« Écoute ! disait Wilhelm à Luisa,voici que j’entends les clairons de nos soldats, ils forcent lesportes… ils seront ici dans quelques minutes… Courage ! serrebien Margaret contre ta poitrine… George, ne me quittepas ! »

Et il allait devant lui, sous la trombe de feret de feu qui l’épargnait…

Déjà les uniformes coloniaux apparaissaientsur les murs de Kota-Rajia… l’artillerie, admirablement dirigée,modifiait son tir pour laisser le champ libre aux assaillants…

« Sauvés ! » s’écriaWilhelm.

Mais à ce moment, Igli-Otou, qui ne voulaitpas laisser échapper ses victimes et qui les suivait à la piste,saisit un moment où le petit George, malgré ses efforts, étaitresté de quelques pas en arrière.

Il bondit sur l’enfant, l’enleva et, sautant àtravers les paillotes, se perdant dans les ruines, il disparut…

Il tenait l’enfant : le sorcier croyait àsa sorcellerie. Se suggestionnant lui-même, il s’était convaincuque son Dieu, l’Antou – sorte d’idole informe qu’il servait dansles forêts de Malacca – exigeait un sacrifice humain… que le sangd’un blanc fut versé, offert à la divinité monstrueuse… et tous cescataclysmes, le bombardement… le sifflement des obus, la marche destroupes ennemies escaladant les remparts, tout subitements’arrêterait et les Hollandais tomberaient foudroyés…

Il s’était emparé du petit George et,bondissant à travers les rochers qui surplombent les kraton, ilarriva enfin sur une sorte de plate-forme qui se penchait à pic surune crevasse si noire, si profonde qu’on n’en voyait pas lefond…

C’était le lieu propice… il laissa tomberlourdement l’enfant sur la pierre, puis, levant les yeux vers laciel en une invocation, il tira de sa ceinture un poignard dont lalame aiguë était dentelée comme la mâchoire d’un crocodile.

L’enfant vit cela, eut horreur, voulutcrier…

Mais la main d’Igli-Otou le clouait sur lesol, tandis que l’autre levait l’arme horrible…

Tout à coup, une forme, venue on ne sait d’où,surgissant par un saut gigantesque d’une roche par-dessus leprécipice, s’abattit sur la plate-forme, saisit Igli-Otou par lanuque, l’éleva en l’air comme un jeune chat, puis, d’une détentebrusque, le précipita dans la crevasse… le Sakey s’écrasa contre laparoi, étendit les bras, raya le granit de ses ongles, tournoya etdisparut…

L’enfant était resté sur la place, inerte,évanoui.

Alors l’Homme-bête, l’être inconnu, se baissa,s’agenouilla, prit l’enfant dans ses bras… avança les lèvres commepour l’embrasser… puis, l’appuyant contre sa poitrine, se laissadévaler au bas du rocher, courut, atteignit un bois, s’y enfonça,disparut… emportant l’enfant.

Chapitre 6

 

Pendant des heures et des heures, soleiltombé, nuit profonde, sans une hésitation, sans un arrêt, l’évadéde Rota-Rajia courut à toute vitesse, avec sa proie, avec saconquête.

En des élans étonnants, franchissant unprécipice, escaladant une roche, bondissant au-dessus d’un gouffre,il allait, tenant l’enfant serré, évanoui, inerte, contre sapoitrine… Ce frêle organisme avait subi de telles secousses,morales et physiques que son cerveau était plongé dans une sorte decoma.

Cependant il semblait que l’Être énorme eut lanotion de cette faiblesse : avec une incroyable dextérité, ilécartait tout ce qui aurait pu heurter, blesser celui qu’ilemportait, et quand il se suspendait par un de ses bras à labranche d’un arbre, quand il se laissait tomber de haut sur sespieds, il procédait de telle sorte que l’enfant n’éprouvât pas dechoc violent.

Tout d’abord il avait foncé sous bois, la têteen avant ; couvrant un chemin à travers les lianesenchevêtrées, en ligne droite, avec la rectitude d’une volonté bienarrêtée qui allait à un but ; rien n’indiquait cependant uncalcul. C’était l’instinct seul qui le guidait, par une de cesfacultés naturelles qu’on retrouve peut-être chez les pigeonsvoyageurs.

Son élan était si fort, sa ruée siirrésistible que le passage s’ouvrait devant lui ; dès qu’ilétait passé, les branches retombaient, se refermaient,reconstituant derrière lui une barrière impénétrable.

Parfois lorsqu’un arbre se dressait, unfoualang aux branches dures et imbrisables, au tronc colossal dontsix hommes, se tenant par la main, n’auraient pas pu embrasser lacirconférence, le fuyard, une seconde arrêté, pliait les jarrets,puis en une détente des muscles, lancé comme une pierre qui jaillitde la fronde, il atteignait un des rameaux, se soulevait, puis despieds atteignant une autre branche, se laissait pendre pour de làs’accrocher plus loin, et ainsi par un exercice de voltige devantlequel eut reculé le plus agile de nos clowns, il arrivaitau-dessus d’une clairière et là se laissait choir, pour reprendresa course vertigineuse.

Ainsi plus loin, toujours plus loin, en dessolitudes où jamais l’homme n’avait pénétré, dans des masses deverdure, de frondaison, de germinations formidables qui étaientaussi profondes que les vagues de la mer, à travers des colonnadesd’arbres si serrées, si drues que parfois il avait peine à s’yglisser ; alors il brisait ou arrachait les tiges les plusjeunes, et encore passait.

Ou bien c’étaient des fougères arborescentesqui l’enveloppaient, cherchaient à le lier, le saisissant au cou,aux jambes, aux bras. Il luttait, se raidissait, passait toujours,sous la pluie des rosées qui tombaient des faîtes, en mettant sousses pieds la boue gluante qu’il martelait de ses talons, pourtrouver un point d’appui.

C’étaient encore des mares d’eau accumulés parl’humidité végétale, étangs glauques, laiteux ; aussi dessources jaillissantes, giclant de quelque faille de roche, et quile fouettaient au passage, choc si violent qu’il avait unhan ! de résistance, soufflait un moment… l’enfant n’était-ilpas atteint ? Non, il s’était plié à temps et de sa chair, deson poil, l’avait protégé…

À la forêt traîtresse avait succédé lamontagne, plus brutale, avec ses sites abrupts, ses mamelonsdénudés, ses pointes de diamant noir, ses amoncellements de rochesécroulées à la suite de quelque soulèvement intérieur, avec, tout àcoup, une vasque creusée, ainsi un cratère éteint, dont les paroisnettes et glissantes n’offraient aucune prise à la marche ;les pieds s’adaptaient, la fuite ne s’achevait pas…

Pendant trente heures, l’Être mystérieux avaitainsi lutté contre la nature.

La nuit avait passé, puis un jour, puis unenuit encore. Le soleil se levait, irradiant sur l’immensité salueur vivace et splendide.

Ils se trouvaient alors dans un vallonsupérieur, à mi-hauteur d’une montagne, clairière bordée d’arbrescolossaux autour d’une gorge toute capitonnée de mousse et depetits arbustes.

L’Être ralentit le pas, s’arrêta, regardaautour de lui, avisa un bouquet d’arbres qui formait comme undais : alors à la lumière blanche il contempla l’enfant, eutun rictus singulier, rapidement prépara un tas de feuilles et defougères, puis y déposa son fardeau…

Le pauvre petit George était pâle, commeexsangue : pourquoi ne bougeait-il pas ?

Lui, sans doute, se le demandait : dessons s’échappaient de sa gorge, très doux, faits de voyellesappuyées sur des consonnes fortes qui rappelaient le jota espagnoleou le ch allemand, bizarres contractions de la glotte quicependant avaient une sonorité de mélancolie, d’inquiétude. Ils’était agenouillé et sa bouche énorme touchait presque les lèvresdu petit, comme pour aspirer son souffle.

Il se redressa brusquement : il avaitsenti l’haleine lui caresser le visage. L’enfant était vivant. Maispourquoi cette immobilité ? pourquoi ce silence ?Pourquoi ces membres frêles qu’il soulevait retombaient-ils inerteset comme paralysés ?

Il s’était légèrement reculé, la tête tombantsur sa poitrine, les yeux grands ouverts, masque d’effort mental etde réflexion. Certainement un problème se posait, encore obscur,ainsi qu’en témoignait le froncement de ses sourcils etl’avancement de ses lèvres projetées en avant.

Mais, tout à coup, ses lèvres se détendirent,il releva la tête et, sur sa physionomie mobile, il y eut unépanouissement. Il avait trouvé !

Une sensation personnelle – la faim – luiavait fourni une déduction facile. L’enfant devait avoir faim, luiaussi, et c’était à cette cause qu’il fallait attribuer cet état dedépression.

Il prononça plusieurs fois unesyllabe :

« Ete ! Ete ! »

Il leva la tête, chercha des yeux et enfinaperçut à quelque distance des lianes bien connues de lui et queles indigènes appellent Akar-Loodany : ces végétauxcontiennent un liquide exquis et nourrissant, tandis que leursgraines, laiteuses et consistantes, constituent un mangerexcellent.

Seulement de la touffe verte, il était séparépar un fossé profond, une faille taillée en plein roc dans laquellel’humidité avait accumulé un cloaque boueux. Il s’agissait de lefranchir.

Encore il réfléchit : deux énormesbranches venaient en quelque sorte en devant l’une de l’autre,formant non pas un pont, mais une barre qui pouvait servir de voieaérienne.

Il fit un pas en avant, prêt à prendre sonélan : pourtant il s’arrêta, revint. Il hésitait à s’éloignerde l’enfant, sachant que ces solitudes cachent de terriblestrahisons, animaux visqueux rampant sous les ramures, fauves tapisdans les broussailles.

Tout était calme : pas un bruit, pas unmurmure.

L’enfant était bien, tranquillement couché surle lit de mousse, les branches d’arbres formant au-dessus de satête un berceau protecteur ; en ce repos profond, il respiraitrégulièrement, même une légère coloration montait à ses joues.

Tout était rassurant. L’Être eut un geste dedécision, et d’un pas résolu courut au fossé, tournant encore latête vers l’enfant qui ne bougeait pas. Il prit son élan, bondit,atteignit la première branche dont l’extrémité plia sous son poids,mais non pas assez pour qu’il ne parvint pas à saisir l’autrebranche, plus résistante, et ainsi par un geste alternatif, quilançait les bras l’un après l’autre, il parvint à l’autre bord del’abîme noire, se laissa glisser, arracha à poignées la lianenourrissante, qu’il suspendit à son cou et à ses épaules, puis avecde petits cris de joie, il reprit la voie périlleuse, suspendu à labranche qui l’avait déjà soutenu.

Mais voici que soudainement il y eut uncraquement… la branche se brisa, il fut précipité et tomba sur lapente glissante du fossé…

Qu’il allât jusqu’au fond et c’était la mortcertaine et atroce ; car la boue visqueuse et profonde lehapperait, l’envelopperait, l’enliserait… il savait cela, et de sesongles s’accrochait désespérément à la paroi où ses doigtsenfonçaient comme des chevilles de fer.

Mais la matière n’était pas assez compacte… ilsentait qu’elle fuyait sous ses doigts… il enfonça ses talons commedeux coins dans la terre détrempée… et encore il eut cettesensation horrible que tout cédait sous son poids…

Et au même instant, un cri terrible retentit,aigu, terrifiant…

La voix de l’enfant qui, de sa gorgecontractée, appelait au secours !…

Que se passait-il ? Ceci.

L’engourdissement dans lequel George étaitplongé, longtemps entretenu par la brutalité de la course, parcette agitation continuelle et secouante, peu à peu, en cettesédation d’immobilité, se dissipait. La fraîcheur qui tombait de lavoûte arborescente pénétrait ses membres délicats et en dénouait laraideur.

C’était une sensation de presque bien-être,avec cependant une légère excitation de fièvre qui enlevait encoreaux idées toute leur netteté.

Il ouvrit les yeux, et vit, aux lueursradieuses de l’aurore, tamisées par les arbres, l’étrange etmagnifique spectacle de la forêt immense, avec des arbrescolossaux, avec ses ramures liées inextricablement dont la voûteétait plus haute que celles des plus vastes cathédrales.

Il crut qu’il rêvait et ferma les yeux, pourles rouvrir encore.

Et ce fut alors qu’il poussa un cri sinistre,désespéré, fait de toutes ses terreurs du cauchemar.

Un singe monstrueux venait de bondir de laprofondeur des taillis, un véritable singe, celui-là, le Maouass,orang-outang, gorille, énorme, contrefait, au ventre ballonné, auxmembres noueux, aux jambes courtes et cagneuses, pliant sous lepoids de son torse colossal… Sa face était grimaçante. Près du nez,affreusement camard, les yeux clignotaient stupides etméchants…

Du haut de son observatoire aérien, le singeavait vu l’enfant étendu et un instinct mauvais, bestial, était néen lui de s’emparer de cette proie inconnue, dont jamais il n’avaitvu l’analogue, puisque jamais un être humain n’avait pénétré dansles mystérieuses profondeurs des forêts centrales de Sumatra.

Était-ce un appétit carnivore qui leguidait ? Non, puisque des singes même les plus féroces, iln’en est pas qui se nourrissent de chair. Il obéissait à l’instinctde la brutalité, au désir de la destruction.

Et se laissant tomber de branche en branche,le Maouass accourait vers l’enfant.

Que le malheureux Georges tombât entre sespattes énormes, c’était l’étranglement, le déchirement des membres,le brisement des os sur les rochers, en un jeu furieux etabominable de la brute déchaînée.

George avait-il deviné tout cela ? Iln’avait aperçu l’animal qu’au moment où celui-ci allait toucherterre… et dans son imagination d’enfant, la vision s’était affirméefantastique, démoniaque…

Il avait crié de toutes ses forces, à pleinspoumons, sans savoir, sans comprendre où il était, sans avoir mêmela notion d’un secours possible… et un mot avait jailli de seslèvres, ce mot que tous les petits prononcent et qui parfoisrevient sur les lèvres des vieillards à l’heure suprême…

« Maman ! maman ! »

Le cri avait été si aigu que le singe s’étaitarrêté un instant.

La brute, étant lâche, est prudente : ilavait cru de là-haut qu’il pouvait s’attaquer impunément à un êtrequi n’essaierait même pas de se défendre… il connaissait tous leshôtes des forêts et des montagnes, savait ceux qu’il était sûr dedompter, ceux devant lesquels il fallait fuir…

Et ce petit personnage qui soudain étaitdressé sur ses pieds, et, médusé par la surprise, horrifié, leregardait de ses yeux hagards, lui faisait presque peur.

Il se mit à quatre pattes, haussant le dos,tournant autour de l’enfant, s’arrêtant pour se gratter, puisfaisant de nouveau quelques pas pour reculer encore et encoreavancer.

« Maman ! maman ! »répétait follement le petit George.

Le singe se convainquit bientôt que cetinconnu, très faible, était à sa merci ; il bondit sur luid’un dernier élan.

Sentant la griffe sur lui, George, galvanisé,bondit en arrière et lui échappa. Mais, plus alerte, le monstre lerejoignit, lança ses ongles qui entrèrent dans le vêtement.

L’étoffe céda, resta aux griffes du singe quisecoua rageusement sa main, puis, décidé à en finir, se jetarésolument sur l’enfant qui cette fois était pris… et la bête semit à le traîner par les bras, vers la forêt, grinçant des dentsavec rage… George se débattait, hurlait, essayait d’arracher sespoignets à l’étreinte.

L’autre, exaspéré, se dressant sur ses jambes,lui lança les mains au cou… « Maman !maman !… »

Soudain, le singe reçut en plein front un coupviolent qui le fit rouler à terre.

C’était le sauveur.

L’Être de mystère qui, à la vue de l’enfant età la minute même où il se sentait couler dans l’abîme, avait faitun effort énorme, désespéré, était parvenu à bondir sur la crête dufossé.

Et maintenant il était devant l’enfant,dressant sa taille gigantesque et dardant ses mains formidablescontre l’assaillant.

Celui-ci, s’étant relevé, ne fuyait pas. Saface simiesque se convulsait et dans ses yeux clignotants passaientdes éclairs de rage, tandis que de sa gorge sortaient des crisaigus, inarticulés, comme des coups de clairon.

Il se rua sur son adversaire, d’une détente deses jarrets, car en lui il reconnaissait l’ennemi primordial, celuiqui, issu de même race, le méprisait et l’abhorrait : encoreune fois il lança son cri guttural.

Entre les deux êtres, l’un le singe, l’autrele demi-homme, la batailla s’engagea, furieuse, pour tuer : lesinge était d’une vigueur formidable ; l’autre, le colosse,n’était pas moins fort, mais ce qui le distinguait de la brute,c’était la coordination de ses mouvements et l’attention qu’ilapportait à sa défense ; tandis que le singe, en mouvementsfous, en gesticulations tout instinctives et désordonnées, lançaitdix fois ses membres à l’attaque, l’autre, plus maître de lui delui, frappait droit et visait juste.

Les coups résonnaient, sourds,terribles ; ils s’étreignirent enfin, le singe saisissant sonadversaire de ses quatre mains, l’enlaçant de ses bras et de sesjambes ; dans cette ruée bestiale, irraisonnée, le singe selivra, les mains de l’autre se refermèrent sur sa gorge, serrant,étouffant, et le vainqueur, tandis qu’il râlait, l’emporta versl’abîme de boue où il le précipita…

Le singe poussa un dernier cri, une clameurformidable, déchirante, et disparut…

Mais voici qu’à ce dernier cri qui avait étépeut-être un appel, de toutes les branches des arbres, des singesde toutes les tailles surgirent, accourant au secours de leurcompagnon.

Le demi-homme, son œuvre accomplie, étaitrevenu vers George. Il était temps, car la bande des singes étaitproche.

Il vit l’abominable danger : cette foulede singes allait les cerner tous deux… c’était la bataille atroce,inégale…

Rapidement il avait saisi l’enfant et l’avaitplacé derrière lui, contre un rocher, auquel, par un sentimentélémentaire de stratégie, il s’adossa lui-même, couvrant l’enfantde son corps ; puis, trouvant à sa portée un jeune troncd’arbre, il l’arracha d’une torsion et ainsi il se dressa, athlèteformidable, prêt à subir l’attaque.

Elle ne se fit pas attendre : les singesles premiers se ruèrent vers lui, jetant leurs longs bras en avant,comme cherchant à le harponner, tandis que d’autres, dévalisant lesarbres, s’armaient de projectiles, fruits, branches cassées, dontils le bombardaient.

Lui frappait, brisait des membres, ouvrait descrânes, mais les singes ne se décourageaient pas ; leurinstinct leur disait qu’ils arriveraient bien à le fatiguer,d’autant qu’il se passait cette chose dangereuse que le petit,affolé de terreur, s’accrochait aux jambes de son sauveur etpresque le paralysait.

Déjà les projectiles avaient atteint lelutteur qui, sur sa face brune, avait maintenant des tracessanglantes. Le terrible moulinet de son bras se ralentissait,encore quelques instants et il allait faiblir.

Alors, à son tour, il poussa un criformidable, étrangement modulé, qui certainement n’était passeulement une vocifération bestiale et dans laquelle dominaientdeux syllabes très claires :

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

Et voici que dans le lointain d’autres crislui répondirent :

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

Les singes, tout à leur bestiale exaspération,n’avaient rien entendu, rien compris : peut-être croyaient-ilsà un cri d’agonie désespérée. Lui, comme réconforté par uneespérance nouvelle, alors qu’il se sentait près d’être accablé parle nombre, avait tenté un effort suprême.

Rassemblant toutes ses forces, il s’étaitaccroché à un quartier de roche qu’il était parvenu à ébranler, etl’ayant arraché, il avait roulé devant lui et planté en terre,comme un rempart.

Sous cet abri provisoire qui au moins dérobaitaux coups une partie de son corps, il luttait encore, lançant sonarme sur les assaillants trop audacieux.

Mais les singes avaient pour eux le nombre,l’entêtement, l’instinct du mal.

Ils s’efforçaient de le surprendre, grimpantsur les troncs d’arbres, sautant de là sur la roche qui le couvraitpar derrière, se pendant au lianes et cherchant à le déchirer deleurs ongles ; encore un instant, et toute la horde allait luitomber sur les épaules, l’écraser sous son poids. Ses forcess’épuisaient.

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

Tout à coup, une ruée formidable se mit àtravers la forêt, une poussée éperdue crevant les broussailles etles taillis : Tô-Hô ! Tô-Hô ! et un groupe d’êtresénormes, à la fois humains et simiesques, brandissant des bâtons oudans leurs poings des pierres aux angles aigus, se jetèrent sur lessinges…

Stupéfiant et grotesque tableaud’épouvante ! Les singes furent pris d’une indescriptiblepanique. Sur leurs masques difformes, la terreur étirait lesmuscles en des contractions convulsives, et c’était unbondissement, une dégringolade, une étonnante mêlée pour lafuite…

Ils se poussaient, se culbutaient, hideux etridicules, avec des glapissements d’une cacophonie déchirante,tandis que les arrivants les poursuivaient, assommant ceux qu’ilspouvaient atteindre, cinglant les autres à coups de pierres.

Parmi ceux-ci, il y avait des femelles, deforte taille : l’une d’elles, perçant les rangs, s’étaitélancée vers le blessé, d’un effort de ses muscles elle avaitrenversé la pierre derrière laquelle il s’abritait, et elle l’avaitsaisi dans ses bras, l’embrassant, cherchant à étancher le sang quicoulait sur son visage et se coagulait sur son torse velu, et ellemurmurait doucement les deux syllabes : « Tô-Hô !Tô-Hô ! » C’était évidemment son nom, à lui-même, qu’ilavait jeté comme un appel à travers la forêt : c’était celuique répétait sa compagne en lui prodiguant des signesd’affection.

Mais tout à coup elle vit l’enfant qui,effaré, se croyant toujours en plein cauchemar, s’accrochaitdésespérément à celui qu’il savait être son ami, son défenseur. Lafemelle, d’un geste instinctif et comme terrifié, voulut lerepousser : le petit se mit à gémir.

Tô-Hô entendit et, écartant ses grosses lèvresen un bon sourire, il prononça quelques syllabes à l’adresse de sacompagne. Celle-ci eut comme un haussement d’épaules, unfrémissement d’incrédulité et de révolte. Mais Tô-Hô posa sa largemain sur la tête de l’enfant, disant encore quelque chose, d’unaccent plaintif, dans lequel il y avait des larmes contenues, et lafemelle soudain eut un air navré, avec même, sous les paupières, degrosses larmes qui perlaient.

Alors elle prit l’enfant dans ses bras et leregarda longuement.

Elle eut un geste de décision, coucha l’enfantsur une de ses épaules et tendit à Tô-Hô son bras.

Il s’y appuya.

Les autres, mâles et femelles, semblaient enproie à la joie la plus vive, sans doute d’être arrivés à temps etd’avoir dispersé les singes, leurs éternels ennemis. Les plusjeunes se livraient à des danses folles, rythmant des pas qu’ilsaccompagnaient de cris singuliers qui ressemblaient à un chantbarbare.

Et sur un nouveau cri de Tô-Hô, tous segroupèrent autour de lui et de sa compagne qui portait l’enfant,George lui avait jeté ses deux bras autour du cou et s’endormaitépuisé…

La troupe s’enfonça dans la forêt.

Partie 2
Le Rêve de Margaret

Chapitre 1

 

Que s’était passé à Kota-Rajia ?

L’assaut des Hollandais, appuyé par leurartillerie bien dirigée, avait eu raison de la résistancedésespérée des Atchés ; à travers les ruines fumantes, lesvainqueurs avaient poursuivi, traqué, massacré les défenseurs dukraton : il y avait eu des défenses héroïques.

Le Panglima des vingt-deux moukims avait tenules assaillants en échec à la montagne des Trois-Paliers ; lesSakeys s’étaient groupés autour de lui et s’étaient fait tuerjusqu’au dernier.

Le sultan, tapi dans son palais, attendait, enfataliste musulman, la fin des événements, la décision d’Allah.Tous les porteurs de mauvaises nouvelles avaient été massacrés sousses yeux, par ses ordres. À ne pas connaître la vérité, il luisemblait qu’elle n’était pas. Quand enfin les derniers rempartsavaient été forcés : quand, se faisant un pont des cadavresamoncelés, la colonel van der Hyeden s’était frayé un passagejusqu’au mausolée dont les portes furent enfoncées, Mahmoud Shah,en apparence impassible, l’avait attendu, accroupi sur ses nattes,sans un geste d’effroi.

Mais les vainqueurs entendaient respecter savie : ils savaient bien que sa soumission réelle ne tarderaitpas à se manifester par de simples exigences pécuniaires. Ainsi futfait…

Le dernier repaire des pirates était détruit,et les hourras des Hollandais saluaient le triomphe de l’invasioneuropéenne.

Alors, après de courts pourparlers avec lesconseillers du sultan, bien vite achevés, van der Hyeden avaitappelé tous les officiers autour de lui et, d’un geste solennel,avait planté le drapeau Hollandais sur les remparts de la citévaincue.

Puis, regardent autour de lui :

« Je ne vois pas le capitaine Villiers,dit-il. On m’a pourtant affirmé qu’il n’a pas péri dans cetteépouvantable aventure… il fut à la peine, je veux qu’il soit àl’honneur…

– Le voici ! le voici ! crièrent desvoix, tandis que les rangs s’ouvraient.

En effet, le capitaine Villiers venaitd’apparaître, mais si pâle, portant sur son visage les traces d’unsi profond désespoir que le colonel, qui s’était vivement avancéau-devant de lui, s’arrêta stupéfait :

« Que se passe-t-il donc ?s’écria-t-il. Il m’a pourtant été dit qu’au cours de l’héroïquemission que vous avez si vaillamment remplie, vous aviez eul’incroyable bonheur de retrouver ici même votre femme et vosenfants :

– Mes enfants ! fit tristement lecapitaine en secouant la tête. Ah ! que ne dites-vous vrai,colonel ! Oui, au moment même où le sultan d’Atché m’envoya àla mort, j’eus l’ineffable joie de marcher au supplice avec mafemme bien-aimée, celle que les bourreaux appelaient Méha… etauprès de nous étaient nos deux enfants, George, si beau, sivaillant… Margaret, la chère créature… et vraiment, ayant été silongtemps séparés dans la vie, il nous semblait doux de noustrouver tous réunis dans le mort ! Mais hélas ! lafatalité n’était pas encore vaincue.

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’au milieu du bombardement, alors que jeme frayais un passage avec les miens, mon fils… mon pauvre George adisparu et tous mes efforts pour le retrouver sont restésinutiles. »

Le malheureux père éclata en sanglots.

« Mais tout espoir n’est peut-être pasperdu ? reprit le colonel douloureusement ému. L’enfant peuts’être égaré… peut-être a-t-il été blessé… je vais ordonner desrecherches…

– Hélas ! colonel, tout a déjà ététenté : la pauvre mère a eu le triste courage de regarder un àun les blessés… et les morts : Notre enfant ne se trouve pasparmi eux… aucune trace de son passage n’a pu être relevée, etpeut-être cette ignorance de son sort est-elle plus navrante encoreque la certitude d’une catastrophe ! »

Que répondre ? Quelles consolationsoffrir à un père si cruellement atteint ?

Tous les compagnons d’armes du capitaineVilliers se mirent à sa disposition et s’employèrentconsciencieusement à résoudre le sinistre problème.

Enfin, un Sakey prisonnier parla : avecune joie mauvaise, savourant la souffrance qu’il infligeait àautrui, il affirma que l’enfant avait été enlevé par Igli-Otou. Ill’avait vu, il le jurait par le grand Anjou, et comme il indiquaitla direction prise par le sorcier Sakey, des battues furentorganisées dans le pays…

S’il fallait, on poursuivrait le misérableravisseur jusqu’au fond de la presqu’île de Malais, et onfouillerait le pays, on le mettrait à sac jusqu’à ce que cessauvages eussent restitué leur prisonnier…

Le capitaine Villiers prendrait lecommandement de l’expédition et la punition du criminel seraitterrible !…

Mais il fallait même renoncer à ce dernierespoir : car le cadavre mutilé, mais encore reconnaissable, dumisérable Igli-Otou gisait au fond de l’abîme… Comment y avait-ilété précipité ?… Détail atroce… il tenait encore dans sa maincrispée la ceinture qui serrait la taille de l’enfant !

Donc le doute était impossible !… Il estvrai qu’on ne retrouvait pas le corps du pauvre George : maisau-dessous de la place où s’était abattu le corps briséd’Igli-Otou, un torrent passait, se perdant dans les profondeurs dela montagne !… Le corps de l’enfant avait dû êtreentraîné ! Et d’ailleurs, s’il avait échappé par miracle àcette mort horrible, il se serait égaré dans la forêt ! ilaurait été la proie des fauves.

Aucune illusion ne pouvait subsister. Ledésespoir du père était effrayant, moins encore peut être quel’état de prostration dans lequel la malheureuse Louisa étaittombée. Il semblait que tous les ressorts de la vie se fussentsoudainement brisés en elle.

Longtemps Villiers eut à redouter qu’elle neperdit la raison : on avait dû la séparer de la petiteMargaret qu’elle semblait ne plus reconnaître, et des crises sesuccédaient qui faisaient craindre pour sa vie.

Quelques mois passèrent ainsi : laconquête s’organisait et le colonel van der Hyeden, dans l’espoird’adoucir la douleur du capitaine, alors promu à un gradesupérieur, lui avait offert un des postes les plus importants dansla nouvelle colonie…

Certes, un temps avait été où Villiers et safemme étaient passionnés pour cet admirable pays, où la nature estgrandiose, où le soleil prodigue la vie et la beauté !…

Mais maintenant le séjour de l’île leur étaitdevenu insupportable. La santé de Méha, loin de se rétablir,semblait compromise à jamais. Blessée au plus profond de son cœur,elle était hantée de fantastiques visions. La folie laguettait.

Villiers dut prendre une résolutiondécisive.

Il se rendit auprès de son chef, lui expliquala pénible situation dans laquelle il se débattait. Évidement celui était une véritable douleur que de briser son épée, mais ledestin décidait de son sort. Il donnait sa démission et annonçaitson départ pour l’Europe.

D’ailleurs, il paraissait vieilli de dix anset il était certain qu’il ne pouvait plus supporter les fatigues duservice colonial.

Le colonel, aujourd’hui général van derHyeden, ne combattit sa résolution que pour témoigner de l’estimeet de l’affection qu’il lui portait.

Ce lui était un profond regret de se séparerd’un serviteur dévoué, d’un ami sûr et généreux ; maispourquoi tenter de lutter contre l’inévitable ?… Il ne pouvaitqu’obtempérer à sa requête.

Villiers s’embarqua pour l’Europe avec safemme et sa fille, et retourna à Rotterdam, sa ville natale.C’était là qu’ils s’étaient aimés, mariés ; c’était là queleurs enfants étaient nés : peut-être retrouveraient-ils là lecalme ; le repos, et sinon l’oubli, tout au moinsl’engourdissement de leurs douleurs.

Ils s’étaient retirés dans la vieille maisonfamiliale de Hoogstraat, à quelques pas du Groote Markt. C’était unde ces antiques hôtels qui semblent conserver mystérieusement sousles pierres noires les tristesses de longues générations.

Pendant longtemps, la santé de Louise avaitété chancelante ; l’ébranlement subi par son cerveau nes’atténuait que lentement. Le moindre incident qui réveillaitl’horrible souvenir la plongeait en des crises dangereuses.

Villiers lui-même avait tenté de s’arracher àses perpétuelles préoccupations en se lançant dans des affairescommerciales : ce frère dont ils parlaient naguère et quidevait, lors de la catastrophe, les venir rejoindre à Sumatra,Peter Villiers, le chimiste, avait tout mis en œuvre pour lui créerde nouveaux intérêts.

Directeur de la célèbre maison Vanderheim, quipossède des mines d’or et des placers dans toutes les parties dumonde, il avait associé Wilhelm à ses travaux. Mais celui-ci, touten remplissant consciencieusement le poste administratif qu’ilavait accepté, se montrait indifférent aux combinaisons ambitieusesdont son frère lui confiait les secrets. Aussi les années avaientpassé. Le temps, qui adoucit les plus grandes souffrances, avaitexercé sur Wilhelm et sur sa femme son action bienfaisante. Mais,pour cicatrisée qu’elle fût, la blessure qu’ils avaient reçue étaittoujours douloureuse…

Et Margaret ?

Elle avait grandi, avait aujourd’hui quinzeans. C’était une belle et grande jeune fille, aux cheveux blonds,aux yeux bleus, avec l’admirable carnation des filles de Hollandeet en même temps une finesse de constitution qu’elle tenait de sonorigine française.

Elle était dévouée à sa mère avec toute lapassion d’une fille aimante ; elle se souvenait des scènesterribles auxquelles son enfance avait été mêlée, elle n’avait pasoublié ce cher petit frère qui était si bon pour elle et que déjàelle considérait comme un protecteur, et elle s’était imposé lamission de chérir doublement sa mère, pour elle-même et pour celuiqu’elle avait perdu.

Louise devinait ces bontés intenses et lui enétait reconnaissante ; mais elle ne pouvait pas oublier quel’autre, le regretté, aurait maintenant presque vingt ans, qu’ellese serait appuyée sur son bras, qu’elle aurait été fière de levoir, grand et beau, passer sur le grande promenade deRosenboom !… Et dans les sourires qu’elle donnait à sa fille,il y avait toujours un pli d’éternel regret… avec cette pensée –qui est l’égoïsme des mères – qu’un jour viendrait où un maril’emmènerait loin, bien loin, la laissant seule avec sesangoisses.

Sa seule joie – bien précaire, certes, étaitde lire tout ce qui était publié de plus récent sur l’île deSumatra : était-ce un espoir inavoué qui la guidait ?Espérait-elle qu’un jour un indice, un détail incompris de tous luirévélerait l’existence de son fils ?

Car, en vérité, elle ne croyait plus, elle nevoulait pas croire à sa mort, et chose étrange, quand, avec un peude fièvre, elle affirmait à Margaret que son frère était encorevivant, qu’elle le devinait, qu’elle le sentait, la jeune fille nela démentait pas, mais secouait la tête et murmurait :

« Pourquoi pas ?… »

Un jour, dans le RotterdamscheDagblad, un article tomba sous les yeux de Louise Villiers. Onannonçait une conférence qui devait être donnée à la Société dessciences, et qui avait pour titre :

UNE EXPLORATION DANS LE CENTRE DE SUMATRA…Les mines d’or. – L’ancêtre de l’homme.

Margaret aussi avait remarqué cet avis, maissi elle ne l’avait pas signalé à sa mère, c’est qu’elle avait eupeur en lisant le nom du conférencier, de trahir son trouble ingénupar le tremblement de sa voix.

Il y avait deux ans de cela : un jeunedocteur attaché à la maison Vanderheim, avait dit àMargaret :

« Voulez-vous être mafiancée ?… »

Margaret avait rougi, mais son regard n’avaitpas dit non.

« Votre fiancée ! murmura-elle. Jesuis bien jeune et peut-être devrons nous attendre bien longtemps.De plus, vous savez quel deuil pèse sur la maison de mes parents,vous savez le douloureux état de ma mère… je ne puis ni ne veuxjamais la quitter. J’ai une mission sur la terre, c’est deremplacer auprès d’elle le fils qu’elle a perdu…

– Je connais cette terrible aventure, avaitrépondu Frédérik Leven, – tel était le nom du jeune homme. – Mais àvotre tour écoutez-moi. Croyez-vous vous-même à la mort de votrefrère ?…

– Hélas ! comment en douter ?… Etpourtant !…

– Dites-moi toute votre pensée… je suis etserai toujours au moins votre ami…

– Eh bien… je vous en prie, ne riez pas demoi… Il y a en moi je ne sais quelle intuition, persistante,ineffaçable, qui me dit que mon frère est encore vivant…Croyez-vous aux rêves…

– Hum ! fit le savant en souriant… jecrois peu à l’incroyable. Pourtant, qui sait ? Comme ditHamlet, il y a plus de mystère entre le ciel et la terre que danstoute notre philosophie. Dites sans crainte d’être raillée.

– Voici, bien souvent, la nuit, dans une sortede demi-sommeil, je revois mon frère… non plus enfant, mais homme,grand et fort comme j’ai connu mon père… il est entouré d’êtresétranges qui ressemblent à des singes, et pourtant qui n’en sontpas… car ils parlent, car ils vivent une vie, sauvage, mais avec jene sais quelle apparence de civilisation primitive… Je sais bienque ce que je dis là doit vous paraître insensé… et pourtant… lapuissance de cette vision, le renouvellement continuel des mêmesdétails a mis en moi une sorte de croyance… je n’en ai jamais parléà ma pauvre mère… et cependant, mille fois, j’ai eu le désir de luicommuniquer ces pensées… Si les rêves étaient vrais !… si monfrère vivait encore dans les profondeurs de l’île Centrale, en cesforêts où, m’a-t-on affirmé, nul Européen n’a encorepénétré ? »

Frédérik n’avait pas interrompu la jeunefille.

« Je ne crois pas aux rêves, dit-ilenfin, mais je crois à la science… et, chose étrange, les illusionsdu sommeil que vous me décrivez concordent avec certainsenseignements, encore obscurs et qui pourtant ont une grandevraisemblance… Bien des voyageurs ont affirmé que, à Java, àSumatra, existent ou ont existé des êtres qui occuperaient uneplace intermédiaire entre la race simiesque et l’homme… C’est là undes problèmes des plus passionnants… et mon intention est d’enchercher la solution…

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci : que si je me suis hasardé devous interroger ; si, ayant caché jusqu’ici de mon mieux lasympathie profonde que vous m’inspirez, je me suis décidé à vousdemander si vous vouliez être la fiancée de mon cœur, ma compagnedans l’avenir, c’est que je vais partir…

– Vous !…

– Je suis chargé par la maison Vanderheim dediriger une exploration dans l’île de Sumatra, où, selon toutes lesdonnées acquises, doivent se trouver d’importants gisementsaurifères…

« C’est une absence d’au moins deuxannées et j’ai désiré emporter une espérance… Voulez-vous me ladonner ?…

– De tout mon cœur… mais n’oubliez pas quejamais je ne quitterai ma mère…

– Je m’en souviens… Qui sait d’ailleurs ce quenous réserve l’avenir !… Du moins je vous promets de touttenter pour retrouver, s’il est possible après tant d’annéesécoulées, les traces de votre frère… et si votre rêve disaitvrai ! »

Et Leven était parti : la jeune filleavait suivi pas à pas, dans les journaux javanais, l’explorateurqui avait couru bien des dangers et peu à peu s’était acquis uneréputation méritée de vaillance et d’érudition.

Maintenant il était en route de retour ;et cette annonce de conférence était comme la lettre de bienvenuequi devait tomber sous les yeux de celle qui était restée safiancée dans son cœur et dans sa conscience.

Mme Villiers ignorait toutcela : les jeunes filles ont de ces petits secrets qu’ellesaiment à garder au plus profond de leur âme. Et puis Margaret nesavait-elle pas qu’elle n’avait pas le droit de quitter samère ? À quoi bon lui donner une douleur nouvelle ?

Cependant Mme Villiers avaitparu tout particulièrement intéressée par cette annonce.

« Frédérik Leven ! fit-elle enlisant le nom ; n’est-ce pas ce jeune homme auquel ton pèreest beaucoup intéressé et que nous avons parfois rencontré aveclui ?…

– Oui, oui… en effet… je crois, dit la jeunefille.

– Je sais que Wilhelm en faisait le plus grandcas : il m’a souvent répété que si notre pauvre George avaitvécu, il l’eut désiré tel que ce jeune homme. Écoute, Margaret,ajouta Louise avec une agitation singulière, si tu veux nous ironsà cette conférence…

– Chère maman ! » s’écria la jeunefille en courant à Louise et en lui passant les bras autour ducou.

Mme Villiers ne devina pointle sentiment qui, joint à l’amour filial, provoquait cetteaffectueuse démonstration.

« Alors tu consentiras à venir avecmoi…

– Avec plaisir…

– Bien ! nous en parlerons ce soir à tonpère… »

Villiers n’avait, on le comprend, aucuneobjection à formuler. Quant à lui, il s’abstiendrait, ne sortantjamais le soir et ne prenant aucune distraction, hors des heures dubureau.

Pourtant il déclara que Frédérik Leven luiétait des plus sympathiques et que MM. Vanderheim l’avaient engrande estime, d’autant que ses recherches, paraît-il, avaient étécouronnées de succès et qu’il rapportait, sur les mines d’or et surles populations primitives de Sumatra, les documents les plusimportants…

Margaret écoutait, attentive et délicieusementtroublée.

Aussi passa-t-elle dans une exquise émotionles quelques jours qui s’écoulèrent avant l’arrivée du paquebot quiramenait Frédérik Leven. Et avec quelle joie, au jour fixé, ellevint s’asseoir, avec se mère, au premier rang de la vaste salle dela Société des sciences, qui occupe, comme on le sait, un véritablepalais auprès de la Bourse, sur le quai du Blaak !

Un ministre de la couronne assistait à laséance, et, avec lui, toutes les autorités de la ville avaient tenuà honneur de témoigner de leur sympathie pour le jeuneexplorateur.

Huit heures sonnèrent, un grand silence sefit. Frédérik Leven parut à la tribune.

Blond, avec d’épais cheveux relevés sur unfront haut et bombé, portant bien la redingote boutonnée jusqu’aucol, en une attitude presque militaire, il salua discrètementl’assemblée qui l’accueillait par une salve d’applaudissements.

Mais d’un premier coup d’œil il avaitdistingué celle vers qui, pendant sa longue absence, s’étaientportées toutes ses pensées, et eu milieu de cette foule qui nedevinait rien de cette idylle, deux regards se rencontrèrent,renouant la chaîne délicate du passé et renouvelant des promessed’avenir.

En une très courte allocution, le bourgmestrede Rotterdam présenta le jeune conférencier, l’enfant de la vieillecité des Quatre Lions (on sait que cet emblème figure dans lesarmes de la ville), qui avait bien mérité, par ses services, desanciens colonisateurs et qui – tout le faisait espérer –apporterait au commerce des éléments nouveaux d’activité et degrandeur.

Puis il donna la parole à Frédérik Leven.

Sans emphase, avec une simplicité nondépourvue de charme, le jeune homme commença son exposé.

Il dit les superbes beautés, de l’îleexplorée, décrivit les progrès réalisées depuis la conquête,l’heureuse condition des insulaires et les bienfaits d’uneadministration équitable et presque paternelle.

Les révoltes se faisaient de plus en plusrares.

La domination européenne, habile à ménager lessusceptibilités du pays, était acceptée de bonne foi.

Chapitre 2

 

Le tableau, naturellement un peu optimiste,que traça le sympathique conférencier fut accueilli avec desmarques unanimes de satisfaction qui permirent au jeune hommed’insister, dans un langage élevé, sur l’obligation que devaients’imposer les conquérants d’amener pratiquement les indigènes à lacivilisation.

« Toute violence, dit-il, appelle laviolence : notre rôle est de persuader, d’instruire, d’éleverles esprits et les consciences : là est seulement lajustification de la conquête. »

Margaret remercia le conférencier d’un légersigne de tête : encouragé, il passa au second point de saconférence, aux renseignements recueillis sur les richessesmétalliques du pays.

Elles étaient considérables, mais difficiles àmettre en exploitation. Il fallait agir tout d’abord avec méthode,pratiquer des défrichements, ouvrir des routes.

Se tournant vers un tableau noir, il indiquapar quelques traits de craie le système orographique de l’île,montrant dans quelles directions la pénétration devaits’effectuer : et surtout il ne fallait pas perdre de vue queles solitudes étaient infestées de fauves qui, depuis des siècles,y avaient élu leur domaine.

Certes, il avait constaté l’existence deminerais précieux et rapportait la preuve qu’une explorationrégulière serait récompensée par la découverte de filons les plusriches.

Cependant… et ici il appelait toutel’attention de son auditoire sur un des faits les plus bizarresqu’il lui eût été donné de constater.

Depuis longtemps déjà, l’île était visitée pardes prospecteurs qui, hardiment, s’étaient avancés au péril de leurvie jusqu’aux régions inexplorées : plusieurs fois, ilsavaient cru toucher au but de leurs ambitions, mais leursespérances avaient été déjouées par un phénomène dont l’explicationest encore à trouver.

On sait que fort rarement l’or se trouve àl’état de pépites pures, voire même de paillettes faciles àreconnaître et à recueillir. Leur découverte sert en générald’indication pour remonter à des gisements plus importants depyrite, de quartz aurifère, de sulfures qui constituent ce que nousappellerons le stock central.

Guidés par la découverte de petites quantitésd’or libre, les prospecteurs se sont aventurés jusqu’aux sites lesplus inaccessibles du plateau central, et souvent ont reconnu aveccertitude des gisements importants.

Alors, forts de leurs constatations, ilsrevenaient vers les centres habités, avec quelques onces de poudred’or recueillie sur leur passage et qui prouvait la véracité deleur récit. Une expédition s’organisait et s’engageait dans lessolitudes montagneuses, jusqu’à la région du Mérapi… et voici oùcommence le mystère… Sur leur route, les explorateurs ne trouvaientplus que de très rares traces d’or, infinitésimales et sans valeur,et quand ils parvenaient aux gisements de pyrites ou de quartz quiavaient excité leur convoitise, – justifiée d’ailleurs parl’analyse qui avait été faite de ces matières, – ils ne setrouvaient plus en face que de masses boueuses, noirâtres, où pasune parcelle d’or ne pouvait être recueillie.

« J’ai moi-même suivi une de cesexpéditions, disait le conférencier, et chaque fois lesaffirmations des prospecteurs ont été démenties parl’événement. »

Ils arguaient cependant de leur bonne foi avecune énergie qui n’était certainement pas sans valeur ;fallait-il croire que, dans leur passion de découverte, ils eussentété les victimes d’une sorte de mirage ?… le jeuneconférencier n’osait se prononcer, mais ce dont il était certain,c’est que, sans s’engager à fond dans les régions inconnues, ilétait possible, facile même, de mener à bien des travaux miniersqui rémunéreraient les capitaux employés.

Son expérience de géologue lui avait démontrél’existence certaine des roches aurifères, et les graphiques, leséchantillons minéraux qu’il rapportait convaincraient les plusincrédules ; les expéditions devaient être menéesméthodiquement et non point avec les emballements auxquels selaissent entraîner des prospecteurs ignorants, qui vont au hasardet sans système scientifique.

Après la conférence, il présenterait desminerais recueillis par lui-même et qui viendraient à l’appui deses dires.

Mais, avant de terminer, il lui restait àtraiter d’une question des plus singulières, des plus graves même,puisqu’elle touchait à l’histoire de l’humanité, à son origine et àson développement.

« Tout d’abord, continua le conférencier,je dois vous faire connaître l’explication donnée par les indigènesdes insuccès des prospecteurs.

« Selon eux, ceux-ci ont bien trouvé del’or, ont bien découvert des gisements, et leur imagination aidant,les Atchés et les Battaks affirment qu’il existe, aux environs, descavernes toutes tapissées d’or pur, des aiguilles dressées sur lesroches et faites du précieux métal. Mais ces trésors sont gardéspar des êtres monstrueux qui s’efforcent de les dérober aux hommes– dont ils sont les ennemis – et si par hasard quelqu’un deshumains arrive à en constater l’existence ils les détruisent… Cesêtres mystérieux sont appelés en malais les Tang-Tomis, les Tueursd’or.

« Certes mes auditeurs comprennent,continua Leven, l’accueil incrédule que je fis à de pareilsracontars. Cependant, à bien étudier ces récits qui, différentsdans les détails, concordaient cependant sur quelques points, j’aiacquis la certitude qu’il existe sur les hauts plateaux, quiséparent du monde des fourrés impénétrables, des peuplades sansdoute peu nombreuses, mais qui présentent certainement descaractères fort intéressants… et laissez-moi dire ma pensée entoute franchise : qui constituent peut-être ce que Darwinappelait l’anneau manquant, le Missing Link, l’êtreintermédiaire entre notre ancêtre simiesque… etl’homme !… »

Ici, le conférencier fut tout à coupinterrompu :

« Ce n’est pas vrai ! L’homme nedescend pas du singe ! Darwin est un imposteur…

Très calme, presque souriant, Leven laissaitpasser l’orage, soutenu d’ailleurs par les applaudissements de lapresque unanimité de ses auditeurs.

Enfin, levant la main, il réclama le silence,et son attitude eut raison des perturbateurs.

« Messieurs, dit-il, j’admets toutes lessusceptibilités et serais au désespoir de blesser qui que ce soit.Mais je suis avant tout un homme de science et m’en tiens auxconstatations positives… Je prétends qu’il existe à Sumatra – outout au moins qu’il existait à certaine époque – des êtres qui,sans être tout à fait pareils aux hommes, cependant étaient tout àfait supérieurs aux singes… et voici ce que je vous propose.

« Mon affirmation s’appuie sur ladécouverte d’ossements que j’ai recueillis moi même à Sumatra…J’aperçois dans l’assemblée le vénérable Valtenius, notre maître àtous, le premier anatomiste du monde à qui les savants de tous lespays rendent hommage…

« Je le supplie de venir ici, auprès demoi, examiner les ossements dont je parle, et de donner sonopinion… »

Le Dr Valtenius, une vraie gloirede la science hollandaise, était d’opinions plutôtrétrogrades : il n’acceptait les idées nouvelles qu’après lesavoir passées au crible de la plus sévère critique et n’admettaitles théories de Darwin et d’Haeckel qu’avec d’importantesrestrictions.

Faire appel à ses lumières, c’était prouverson impartialité et son sincère désir de connaître toute lavérité.

Du reste, le docteur – un vieillard à longscheveux blancs – s’était levé et avait dit à haute voix :

« Jeune homme, je suis aux ordres del’assemblée : mais promettez-moi de ne point garder rancune sije détruis vos illusions…

– Maître, je vous donne ma parole d’acceptervotre opinion sans élever ici la moindre protestation…

– Bravo ! bravo ! Valtenius !…À la tribune… »

Sur un signe de Leven, des servants avaientapporté une caisse qu’ils avaient déposée sur la table. Valtenius,encore vert pour son âge, avait vivement escaladé les degrés del’estrade, impatient de connaître les termes du problème qui allaitlui être posé.

Chacun montait sur son banc pour mieux voir.Leven avait regardé Margaret et avait du remarquer sur son visageune ombre d’inquiétude ; sans doute elle avait peur que sonami fût, victime d’une déconvenue. D’un petit mouvement de main,que seule elle dut remarquer, il la rassura.

Pourtant la caisse avait été ouverte et desossements en avaient été tirés et étalés sur la table.

Leven s’était reculé pour donner auDr Valtenius toute liberté d’examen.

Celui-ci, il faut bien le dire, avait eud’abord, pendant les premiers préparatifs, un sourire dont le sensironique était intelligible pour tous. Les jeunes gens ! avecquelle facilité ils se laissent entraîner dans les champs deshypothèses ! Comme on allait faire retomber celui-ci du rêve àla réalité !…

Maintenant le silence s’était rétabli, profondet respectueux.

Or voici que le vieux docteur, au premierregard jeté sur les ossements alignés devant lui, avait laissééchapper un cri de surprise ; puis il s’était courbé, relevé,avait posé sur le lorgnon qu’il portait toujours une paire delunettes, et gesticulant, prenant un à un les objets du litige, lessoupesait, les flairait pour ainsi dire.

« C’est stupéfiant ! cria-t-ilenfin.

– Parlez, parlez ! jetèrent toutes lesvoix.

Un souffle de curiosité passait : ledémon de la science tenait toutes les âmes et serrait toutes lespoitrines…

« Une chaise ! fit Valtenius… Je nesais pas… mais l’émotion… mes jambes se dérobent sousmoi… »

Et comme on se hâtait de lui obéir, il seredressa, repoussa violemment la chaise qui dégringola, et debout,se mit à parler avec volubilité.

« Inouï ! renversant !clamait-il. Ces ossements ne sont pas d’un homme et ne sont pasd’un singe… Ah ! le cerveau… »

Il agitait au bout de ses doigts une partie deboîte crânienne qu’il faisait tourner comme un toton :

« Quelque chose comme 600 centimètrescubes de cerveau… alors qu’il n’est pas de crâne humain d’unecapacité inférieure à 11 ou 1,200 centimètres cubes… et alors, –voilà le merveilleux de l’affaire ! – alors que pas un singe,gorille, orang-outang, n’en a plus de 350 à 400 !…

« Ça, un crâne de singe, jamais !mais un crâne d’homme, pas davantage ! Ça tient à peu près lemilieu entre les deux…

« Un singe ! allons donc !voici clairement dessinées sur la face interne les circonvolutionscérébrales… et celle du langage articulé, si bien déterminée parBroca !… elle est visible, palpable… et elle n’existe pas chezles singes !…

« Et ce n’est pas le crâne d’un homme…car les races les plus inférieures n’ont pas le front bas etfuyant, cette visière frontale proéminente.

« Mais, reprenait-il en s’exaltant deplus en plus et brandissant un fémur énorme…, ça n’est pas d’unsinge… Le singe va à quatre pattes… Ceci est d’un animal à stationdroite… l’os est plus fort cependant que chez l’homme et celui quile possédait devait rudement bien grimper aux arbres !…

« Cette bête… cet homme… en vérité, je nesais quel terme employer, devait avoir une taille de 1 m 70environ… et, sac à papier ! cette dent… Vous ne me montriezpas cette dent !… et ce morceau de menton !… ce n’est pasune mâchoire de singe, cela… ni d’un homme non plus !… il n’ya pas à dire mon bel ami… cet être-là est exactement à mi-chemin del’homme et du singe !…

– L’anneau manquant ! dit une voix trèsdouce.

C’était Margaret qui, emportée parl’enthousiasme, prenait parti.

« Eh bien, tant pis ! criaValtenius… j’ai soixante-seize ans et j’en ai vu dans ma vie detoute les couleurs… eh bien !… je ne m’attendais pas, à monâge, à recevoir pareil choc en plein corps !… Ah ! jeunehomme, fit-il en tendant la main à Leven, vous pouvez vous vanterde m’avoir causé une émotion !… »

Il s’interrompit comme frappé d’une idéesubite, puis il reprit :

« Mais alors il avait peut-être raison,ce malheureux Van Kock que l’on a tant bafoué… lui qui, après unvoyage à Java, avait affirmé avoir vu… de ses yeux vu,l’anthropopithèque !…

– Ainsi, cher maître, reprit Leven, vousadmettez qu’il ait pu exister – qu’il existe peut-être des êtresintermédiaires entre l’homme et le singe ?…

– Parbleu ! si je l’admets ! à moinsd’être aveugle… ou de mauvaise foi, et je ne suis ni l’un nil’autre !…

« Tenez, j’en suis tout abasourdi !…Voyons, vous plairait-il de venir causer avec moi demainmatin ?…

– Certes, cher maître, ce sera pour moi untrès grand honneur et une joie sincère…

– À merveille ! et maintenant, pour bienprouver à tous ceux qui sont ici que je vous tiens pour mon égal enscience, – je ne veux pas dire mon supérieur, car je suismalheureusement trop vieux, – laissez-moi vousembrasser !… »

Et le brave savant déposa sur chaque joue deLeven un baiser retentissant…

Des acclamations prolongées saluèrent cet actede paternité scientifique.

Maintenant il n’était plus question d’ordre,tout le monde montait sur l’estrade et se bousculait pour voir deplus près les ossements de anthropopithèque, de l’hommesinge !…

Margaret avait entraîné sa mère. Elles’approcha de Leven et dans un élan spontané, lui tendit lamain :

« Ah ! vous ne pouvez vous doutercombien je suis heureuse ! dit-elle tout bas.

– Venez demain au laboratoire de l’Institutscientifique… je vous montrerai un document… qui, j’en suiscertain, vous intéressera beaucoup… Voulez-vous, à troisheures ?

– J’y viendrai… Seule ?

– Oui, je vous en prie… Vous déciderezvous-même des révélations que vous pourrez faire à Madame votremère. »

Cependant, l’émotion se calmait. Leven achevasa conférence, disant toute la passion scientifique dont son âmeétait remplie. Selon lui, il y avait de grands sacrifices à faire,d’énormes travaux à accomplir : mais il n’était pas douteuxque l’exploration définitive de Sumatra ne réservât à ses audacieuxconquérants de véritables triomphes, dans l’ordre scientifiquecomme dans l’ordre commercial… mais se trouverait-il des hommesassez hardis pour risquer les capitaux nécessaires…

« Monsieur Frédérik Leven, dit une voix,vous oubliez que vous appartenez à la maison Vanderheim… c’est vousdire que ces téméraires, comme vous les appelez, sont tout trouvés…et dès demain sera préparé le programme d’une expédition nouvelledont nous vous demandons d’être le chef… si du moins vous consentezà vous expatrier de nouveau…

– Oui ! oui ! cria l’auditoire. Ilfaut qu’il reparte !… Il n’a pas le droit de se dérober à sondevoir…

– Vous le voyez, fit Vanderheim, voxpopuli… vox Dei ! »

Leven reprit en souriant :

« Certes, je ne refuse pas apriori l’honorable mandat dont mon pays me veut charger… maisvous me permettrez cependant, vous mes chers patrons, et vous tousmes bons amis compatriotes, de prendre quelques jours deréflexion… »

Et il ajouta, en baissant la voix :

« Peut-être ai-je à régler quelquesquestions personnelles…

– Prenez votre temps, mon cher savant, ditVanderheim. Demain nous causerons de tout cela… mais dèsmaintenant, je le demande au docteur Valtenius, nous devons, nousaussi, au nom de notre patriotisme, assurer à la Hollande la gloiredes découvertes possibles…

– Mais… mais… certainement ! s’écria ledocteur interpellé. Ah ! si j’avais vingt ans… trente ans…cinquante ans !… Mais, sac en papier,soixante-seize !… »

Il s’arrêta brusquement :

« Hé ! hé ! fit-il en seredressant. Qui sait ? »

Chapitre 3

 

Margaret et sa mère étaient rentrées à l’hôtelde Hoogstraat dans un état d’agitation profonde. Et quand ellesfurent seules, Louisa Villiers se jeta sur un canapé enpleurant.

« Mère ! mère ! s’écria lajeune fille en courant à elle et en l’enveloppant de ses bras,pourquoi pleurer ?… d’où vient cette émotion ?

– Ah ! chère enfant, est-il vrai que tun’aies pas compris… Tandis que j’écoutais ce jeune homme, jerevoyais la scène atroce dans laquelle a disparu ton frère, monGeorge bien-aimé !… et je ne sais quel espoir insensétraversait mon cerveau !… Qui sait si dans les solitudesimpénétrables dont la description m’épouvantait, mon fils… tonfrère n’est pas encore vivant !…

– Eh bien ! je vous l’avoue, ma mère…alors que j’entendais… M. Leven, une espérance involontairenaissait en moi…

– Tu vois bien !…

– Et je regrettais de n’être pas un homme… dene pouvoir pas, moi aussi, me livrer à ces explorationshéroïques…

– Vraiment ! tu aurais le désir det’associer à ces recherches ?… »

Margaret regarda sa mère. Oui, cette penséeétait née en elle, mais oserait-elle l’émettre ? À ce moment,Wilhelm Villiers entra dans la chambre de sa femme. Entraîné parune curiosité dont il n’était pas le maître, il venait s’enquérirde cette conférence dont le sujet le préoccupait malgré lui.

Il interrogea, et sa femme lui ditl’impression ressentie.

Villiers l’écouta patiemment.

« J’ai bien peur, dit-il, que notre amiLeven ne se laisse entraîner par sa passion scientifique… Que l’îlede Sumatra renferme des mines d’or, la chose est prouvée depuislongtemps. Mais en ce qui touche des populations primitives,proches de la race humaine, ce ne sont là – selon moi – que desimaginations sans valeur.

– Pourtant le Dr Valtenius a paruconvaincu…

– Je ne nie pas que son opinion ne soit d’ungrand poids ; mais il peut avoir obéi, lui aussi, à unentraînement qui cédera à la réflexion… Quant à notre fils,hélas ! ma pauvre Louise, oublies-tu que dix années se sontpassées depuis la catastrophe de Kota-Rajia… peux-tu supposer que,s’il était encore vivant, il n’eut pas trouvé le moyen decommuniquer avec les habitants de Sumatra… Il aurait aujourd’huivingt ans… admettrais-tu qu’il soit retenu prisonnier siétroitement qu’il lui fût impossible de se rapprocher deshumains ?… Ce serait plus que croire à un miracle. J’aipresque ce regret de t’avoir laissé satisfaire ton désir, si cetteconférence a pu réveiller en toi des illusions douloureuses…Crois-moi, notre George est bien à jamais perdu pour nous ! Dureste, puisque M. Vanderheim s’intéresse à ces recherches,nous causerons demain avec Leven et tout se réduira à uneentreprise commerciale… »

De toute la nuit, Margaret ne putdormir : une émotion inexplicable la troublait. Elle avaitjoui plus que tout autre du succès de celui qu’elle avait choisidans le secret de son âme, elle avait savouré délicieusement cetriomphe dont les regards du jeune homme lui offraient la pluslarge part.

Mais de plus elle attendait impatiemmentl’entrevue que l’explorateur lui avait demandée. Dans son accent,elle avait deviné quelque chose de mystérieux et sa curiositévivement excitée lui suggérait des hypothèses, alternativementacceptées et rejetées.

Vers le matin, à l’aube, alors que, succombantà la fatigue, elle s’était légèrement assoupie, le rêve, quisouvent déjà l’avait hantée, de nouveau se dessina devant elle.

C’était une forêt profonde, si touffue que lesbranches cachaient le ciel, que les troncs immenses formaientautour de la clairière une enceinte impénétrable… Dans unedemi-obscurité, des formes se mouvaient, étranges, presquefantastiques, des êtres qui avaient forme d’hommes, mais dont ellene parvenait pas à distinguer les traits… et au milieu d’eux, ellevoyait un jeune homme, au visage blanc, aux cheveux blonds, qui,monté sur un tertre, semblait leur parler, tel un professeur quiferait un cours à ses élèves.

Et le jeune homme avait les traits de George,tels qu’elle se les rappelait dans ses souvenirs d’enfance. Tout àcoup, au milieu de cette paix profonde, un orage éclatait, leséclairs traversaient les frondaisons serrées, les arbres sebrisaient, une trombe passait détruisant tout sur son passage.Margaret voyait les êtres mystérieux tomber un à un, foudroyés, etGeorge, resté seul, s’agenouillait auprès d’un cadavre etpleurait.

Elle s’éveilla avec un sursaut d’épouvante etcourut à sa fenêtre.

Le jour venait, avec cette teinte douce etsavoureuse des aurores du Nord. Elle respira longuement,s’arrachant aux souffrances de ce cauchemar. Après tout, n’était-ilpas tout naturel que ses préoccupations de la veille eussent faitnaître ces visions dans son cerveau ? Ce n’étaient là que desévocations du sommeil, sans lien avec la réalité.

Elle courut auprès de sa mère, dontheureusement le sommeil n’avait pas été troublé par les mêmeshantises. Au contraire, elle avait recouvré son calme et embrassalonguement sa fille, comme pour lui prouver qu’elle concentrait surelle toutes les affections de son cœur.

« Tu es à la fois mon fils et ma fille,lui dit-elle. Ne sois pas jalouse du pauvre disparu, car je l’aimeen toi !… »

Margaret ne parla pas à sa mère de la visitequ’elle avait promise à Leven. Elle trouva un prétexte pour sortiravec la vieille Zabeth qui était sa gouvernante et dont ladiscrétion lui était assurée.

Quand elle arriva à l’Institut scientifique,Leven l’attendait. Le jeune savant vint vivement auprès d’elle.

« Merci d’être venue, dit-il.Pardonnez-moi d’avoir sollicité cette visite un peu contraire auxusages, mais il est des moments où le secret est nécessaire :c’est quand certaines révélations sont si étranges, si délicatesque seules certaines âmes peuvent les supporter. »

Il l’introduisit dans une des salles dulaboratoire. Il y avait là, disposés sur une longue table, deséchantillons de minerais de toute sorte. D’un tiroir soigneusementfermé à clef, Leven tira une pierre, une sorte de galet arrondi etpoli.

« Écoutez-moi, mademoiselle, dit-il d’unevoix que l’émotion faisait un peu trembler. Vous avez confiance enmoi et vous ne me supposez pas capable de me vouloir jouer d’unsentiment profond et respectable : faites appel à tout votresang-froid et regardez cette pierre. »

Il la remit aux mains de la jeune fille.

Celle-ci l’examina, puis poussa un cri.

Sur la surface lisse, deux lettres sedétachaient, profondément gravées, un G et un V.

« Qu’est cela ? s’écria-t-elle. D’oùvient cette pierre ? que signifient ces lettres ?

– Ne vous paraît-il pas, dit doucement Leven,que ce soient des initiales ?

– Cela est hors de doute ! mais, encoreune fois, où a été trouvée cette pierre ?

– Dans le lit d’un torrent qui vientévidemment des hauteurs centrales de Sumatra. Mais, je vous enprie, examinez bien ces caractères, ils sont frustes,irréguliers ; ne vous semble-t-il pas qu’ils aient uncaractère personnel ? »

Margaret s’était laissée tomber sur un siègesi pâle qu’elle semblait prête à défaillir…

– G. V., murmurait-elle, GeorgeVilliers !

– Ah ! je le savais bien, s’écria Leven,que vous traduiriez comme moi ces deux lettres énigmatiques. Maisregardez-les de plus près, n’est-il pas certain qu’elles ont ététracées par une main encore inexpérimentée, par la main d’unenfant ?

– Oui, oui, c’est certain. Quand mon frère estdisparu, il avait dix ans à peine, et à Atché, il n’avait purecevoir, vous le comprenez, qu’une instruction des plusrudimentaires.

– N’oubliez pas, reprenait Leven, que lesindigènes ignorent absolument l’usage des caractères européens,leur écriture tient du sanscrit. Donc ces lettres n’ont pu êtretracées que par un Hollandais, Or cette pierre vient de régions oùbien peu d’Européens ont pénétré. Combien de temps a-t-elle étéroulée dans le torrent où je l’ai ramassée par hasard ? Vouscomprenez maintenant pourquoi j’ai tenu à vous montrer cela, à vousseule.

– Et je vous en remercie, car l’émotion de memère eut été si forte qu’elle aurait pu la tuer, d’autant qu’aprèstout il n’y a pas là une preuve absolue de l’existence de monfrère. S’il est possible, probable même que ces lettres ont ététracées par lui, depuis combien de temps cette pierre gisait-ellelà où vous l’avez trouvée ?

– Je ne puis vous répondre ; seulement ily a là une indication précise que votre frère n’a pas périimmédiatement dans la catastrophe qui m’a été si souvent racontée,et nous devons revenir à cette hypothèse qu’en raison descirconstances qui nous échappent, il a été entraîné dans lessolitudes de Sumatra, et qu’un jour, obéissant à on ne sait quellevague espérance de signaler son existence, il a gravé les deuxlettres sur cette pierre qu’il a livrée au hasard. Quand a-t-ilfait cela ? c’est ce que nous ignorons. C’est pourquoi jen’aurais pas voulu donner à votre chère mère une illusion siprécaire. »

Margaret était redevenue maîtresse d’ellemême.

« Votre prudence vous a bien inspiré,dit-elle, et je vous en sais un gré infini. Je n’ose espérermoi-même que mon frère soit encore vivant, et pourtant… je sens enmoi une espérance contre laquelle nul raisonnement ne prévaut… jene doute pas que ce ne soit mon cher George qui ait tracé cescaractères… je veux croire, je crois à son existence… mais en mêmetemps j’éprouve une douleur poignante… en songeant que sans douteje ne le reverrai jamais ! Et pourtant, si ce miracle pouvaitse réaliser que le fils bien-aimé et tant pleuré fût rendu à samère ! Hélas ! c’est impossible… »

En disant cela, Margaret avait de grosseslarmes dans les yeux.

« Qui sait ? dit Leven. N’avez-vouspas entendu M. Vanderheim s’engager à organiser uneexpédition… Certes ce serait de grandes dépenses à supporter, il yaura de grandes fatigues, mais le plan sera établi de telle sortequ’une exploration méthodique livrera aux chercheurs tous lessecrets de Sumatra…

– Oui, oui, je comprends, fit Margaret enportant la main à son cœur, et vous êtes prêt à assumer cettetâche… vous partirez de nouveau… pour des années peut-être… etmoi ! moi… »

Elle s’interrompit. Elle pleurait.

Leven s’approcha d’elle et, lui prenant lamain :

« Margaret, dit-il doucement, j’envisagecomme vous la douleur de cette séparation, et je vous dirai plus,je ne veux pas me l’imposer…

– Que voulez-vous dire ?

– Certes, continua Leven, ce m’est un grandhonneur que d’être choisi comme chef d’une expédition dont lesrésultats scientifiques et commerciaux sont incalculables… maisqu’est cela en comparaison du bonheur de toute une existence… etmon bonheur n’est point à Sumatra… il est ici !… Dites un mot,Margaret, et je refuse la mission que l’on veut me confier…

– Oh ! non, ne faites pas cela !s’écria la jeune fille. Je n’ai pas le droit de briser votreexistence… Un avenir admirable s’ouvre devant vous, grâce à laconfiance que vous témoigne M. Vanderheim et que vous avez sinoblement méritée… ne songez plus à moi… je vous rends votreliberté…

– Et si je la refusais ?… Margaret,entendez-moi… Comme vous le dites vous-même, la confiance de mespatrons m’impose des obligations auxquelles il m’est difficile deme soustraire… pourtant je serais prêt à refuser ce contrat… maisje sens que j’ai un autre devoir, celui de résoudre le problème devie et de mort que cachent les solitude malaises… je veux connaîtrela vérité, savoir si réellement tout espoir de retrouver votrefrère doit être abandonné… Vous le voyez, je suis combattu entredes sentiments si divers que je n’ose prendre une résolution… etpourtant, je le sais, Margaret, je ne puis vivre sansvous. »

Margaret était devenue toute rouge, d’uneémotion délicieuse et profonde.

« Monsieur Leven, dit-elle, si je vous aibien compris, si vous pensez à refuser la mission queM. Vanderheim vous a offerte, c’est parce que… ce vous est ungrand chagrin de me quitter… d’être séparé de moi…

– Chagrin si douloureux que je ne me sens pasla force de le supporter…

– Qui vous dit que je le supporteraitmoi-même ?…

– Margaret…

– À mon tour, je vous dirai que je n’ai pas ledroit de vous retenir ici… non seulement parce que tout votreavenir est attaché à cette expédition… mais encore parce que, tantqu’il reste le plus faible espoir de retrouver mon frère bien-aimé,il serait criminel d’y renoncer… je vous supplie donc departir…

– Que voulez-vous dire ?…

– Si j’ai bonne mémoire, dit Margaret ensouriant, la loi dit que la femme doit suivre partout son mari…

– Achevez !…

– Allez demander ma main à mon père… etj’obéirai à la loi !…

– Ah ! que vous êtes bonne et combien jevous aime !… Mais ai-je à mon tour le droit de m’emparer devotre vie… de vous exposer aux fatigues et aux dangers qui nousattendent…

– Je suis forte et courageuse… et je seraidigne de vous… Ne dois-je pas moi aussi me dévouer pour monfrère ?… »

À ce moment, la porte du laboratoire, s’ouvritviolemment, et le Dr Valtenius apparut sur le seuil, tête nue, sescheveux ébouriffés :

« Je n’y tiens plus ! s’écria-t-il.Je n’ai pas dormi de la nuit !… je n’ai fait que voir dessinges qui étaient des hommes et qui se moquaient de mon ignorance…Monsieur Leven, vous allez repartir pour Sumatra… voulez-vous demoi pour compagnon de voyage ?… Je sais bien que je n’ai plusvingt ans… mais je suis encore solide, j’ai bon pied, bon œil…Soixante-seize ans ! mais, si l’on veut, cela fait deux foistrente-huit ans !… Dites-moi que vous acceptez !…

– Mais de grand cœur, cher maître, dit Levenen serrant ses deux mains dans les siennes… seulement je vousdemanderai quelques jours de répit…

– Bon ! mais ne tardez pas trop !… Àmon âge, vous le savez, on n’a pas beaucoup le temps d’attendre…Quelle diable de raison nous retient ici ?…

– Une raison des plus graves, dit Leven enriant. Je vous demande tout simplement le temps… de me marier… etje vous présente ma femme !…

– Vous épousez mademoiselle Villiers… Bien,très bien ! cela vous regarde !… et je ne trouve pas quevous avez tort… Seulement, sac à papier ! faitesvite !… »

Chapitre 4

 

À quelques jours de là, une scène mystérieusese passait dans une autre partie de la ville de Rotterdam.

Il y avait, sur le bord du Haringvliet, auprèsdu vieux pont de l’Ouest, un cabaret mal famé, à l’enseigne duLion Noir. C’était le rendez-vous des matelots en rupturede service, des déserteurs, de la lie des aventuriers de toutessortes qui, dans les ports de mer, forment une populationdangereuse entre toutes, prête à tous les coups de main, jusqu’aucrime.

Or, ce soir-là, un homme de haute taille,enveloppé d’un manteau qui cachait son costume, coiffé d’un largechapeau sous lequel il dissimulait ses traits, était entré par uneporte de derrière dans le cabaret en question.

Le patron du lieu, une sorte de gnome trapuqui avait eu maints démêlés avec la justice, et était à la fois leconfident et le complice de toutes les entreprises malhonnêtes dontétaient coutumiers ses clients, avait salué profondément l’arrivantet l’avait introduit dans un cabinet indépendant de la sallecommune où les ivrognes menaient grand bruit.

« Votre Seigneurie est en avance, dit-il.Mais le capitaine Ned ne saurait tarder. Je connais ce garçon-là…c’est l’exactitude en personne…

– C’est bien, dit l’autre. Apportez unebouteille de genièvre et deux verres… puis, dès que le personnagearrivera, introduisez le ici… Surtout de la prudence, souvenez-vousque la moindre indiscrétion vous coûterait cher… et vous savez que,si je récompense bien qui me sert, je saurais punir qui metrahirait…

– N’ayez crainte… je connais mon monde, dit lepatron du Lion Noir. Vous êtes de ceux à qui on n’aime passe frotter… et tenez, voici votre homme… je veillerai à ce quepersonne ne vous dérange. »

Il s’effaça pour laisser entrer celui qu’ilavait appelé capitaine Ned, un vrai loup de mer, au visage tanné, àla barbe courte enveloppant tout le bas du visage en collier desinge.

Le genièvre ayant été apporté, les deux hommesrestèrent seuls.

« Eh bien, capitaine, avez-vousréussi ?

– Au mieux, monsieur Koolman, et vous serezcontent…

– Inutile de prononcer mon nom ici… Donc vousm’avez compris… il me faut cinquante hommes déterminés, solides,des gaillards qui ne reculent devant aucune besogne…

– Cinquante bandits ! » ditsimplement Ned.

Koolman – puisque tel était son nom – fit unelégère grimace.

« Vous avez le mot dur, fit-il ;mettons aventuriers. Bref, avez-vous pu réunir cettetroupe ?…

– C’est fait… j’ai choisi moi-même… onfouillerait tous les bagnes d’Europe qu’on ne trouverait pasmieux !… »

L’autre réprima un mouvementd’impatience : la franchise de son interlocuteur leblessait.

De fait, autant la face du capitaine Nedrespirait la gredinerie franche, impudente, à ce point qu’il enressortait comme une sorte de beauté brutale, autant sur celle deM. Koolman la bassesse et l’hypocrisie mettaient leur stigmaterépugnant. On devinait l’homme de tous les mensonges, de toutes lestrahisons. Il était glabre, jaunâtre, laid, le regard fuyant.

« Et ces hommes sont prêts às’embarquer ?

– Absolument prêts dès que je leur aurai versél’acompte de cent florins par tête que je leur ai promis…

– C’est bien… je vais vous remettre lesfonds… »

Il tira de sa poche un portefeuille gonflé debillets.

« Un instant, fit Ned. Avant d’en finir,j’ai à causer avec vous… et à vous demander certainesexplications… »

Koolman eut un véritable sursaut : le tondont ces mots avaient été prononcés lui avait profondémentdéplu :

« Des explications ? fit-il. Ahçà ! maître Ned, il me semble que vous le prenez d’un peuhaut… vous oubliez sans doute qu’il suffit d’un mot de moi pourvous perdre…

– Hum ! je n’oublie rien, monsieurKoolman… je sais fort bien que je suis en votre pouvoir, en raisonde cette misérable affaire de fausse monnaie dont j’ai eu lasottise de vous faire l’aveu…

– Et de me livrer les preuves,souvenez-vous-en…

– Oui, oui, je sais… je suis un vaurien etn’en disconviens pas… mais, du moins, j’ai une excuse. Toujourspoursuivi par la malchance, j’ai fait tous les métiers et aucun nem’a réussi. Je voudrais redevenir honnête homme que je ne lepourrais pas… c’est même la seule carrière qui me soit fermée… maisce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais… de vous.

– De moi ?

– Eh ! oui. Si je suis un bandit, celas’explique de soi… je n’ai pas d’autre métier ; mais vous,monsieur Koolman, vous ne pouvez arguer de ce motif…

– Hein ! qu’est-ce à dire ? Vousvous permettez…

– Je me permets de croire que si monsieurKoolman, ancien associé de la maison Vanderheim, riche à quelquescentaines de mille florins, invite le capitaine Ned, homme de sacet de corde, à recruter pour son compte une bande de forçats d’hierou de demain, ce n’est pas uniquement pour leur demander de bonnesnotions… je dis le mot, c’est pour leur faire commettre un ouplusieurs crimes… donc j’ai raison de m’étonner… et je le fais…Cela n’est pas clair… et j’aime à y voir… Donc, monsieur Koolmanavant de conclure et de mettre mes camarades à votre disposition,je veux – vous entendez bien – je veux savoir où nous allons,pourquoi nous partons… et, grosso modo, quelle besognesera la nôtre…

– En vérité, vous êtes d’une impudence !…Et si je refusais de répondre…

– Je vous dirais de garder votre argent… et jegarderais mes hommes… comprenez-moi bien.

– Il ne s’agit pas d’un accès de vertu, c’estlà une maladie dont je suis guéri depuis longtemps… mais supposonsque M. Koolman, pour je ne sais quelle spéculation louche,ait, par exemple, le désir de faire une grosse affaire encontractant une assurance pour un navire qui sombrerait en pleinemer… cela s’est vu ! c’est de la baraterie… et ça rapportegros !

– Je vous jure qu’il ne s’agit de rien depareil ! s’écria Koolman.

– Je pourrais vous énumérer d’autrescombinaisons tout aussi compromettantes pour la santé desembarqués… cela nous mènerait trop loin… Si ce n’est rien depareil, dites-moi ce dont il s’agit… »

Koolman réfléchit un instant :

« Pourquoi pas après tout ?… Je voustiens trop pour que vous me trahissiez… Ce que je veux, c’est mevenger de la maison Vanderheim !…

– Ah bah ! rancune d’associé… celacommence à s’éclaircir… Et que diable vous ont fait les Vanderheim…vous étiez si bons amis !…

– Et maintenant nous sommes des ennemis,d’implacables ennemis… Ces gens m’ont humilié, ont émis dessoupçons sur ma probité…

– Pas possible ! fit Ned d’un ton sérieuxque démentait le pli ironique de sa lèvre…

– Ils ont critiqué insolemment mes procédésd’administration… et alors que je dirigeais nos entreprisescoloniales avec fermeté, avec énergie…

– Ah ! oui, interrompit encore Ned, cettehistoire des deux cents Malais enfumés dans une caverne…

– Ils ont joué à l’humanité… Ces imbécilescroient qu’on peut traiter ces brutes comme des hommes… et comme jerefusais d’écouter leurs criailleries, ils ont ameuté contre moileur conseil de direction, leurs actionnaires… et j’ai étécontraint de donner ma démission… Eh bien ! Ned, j’ai juré deleur faire payer cher les affronts que j’ai subis… et c’est pourcela que j’ai besoin de vous…

– Bravo ! s’écria Ned. Voilà qui estparler ! C’est clair, c’est net, c’est limpide… Et la bonne etfranche haine, ça explique tout…

– Et cette haine, je l’ai au plus profond demoi-même… pour les Vanderheim et pour ce Villiers de malheur,l’honnête homme, comme on l’appelle, et qui est mon plus violentadversaire… Oh ! de celui-là aussi je trouverai bien le moyende me venger !… Donc, dans ces conditions, puis-je compter survous…

– Tout à fait ! Moi et mes hommes, noussommes tout à vous !… Mais, dites-moi, quel sera votre rôle entout cela ?

– Je serai votre chef… inavoué, bienentendu…

– Vous partirez avec nous ?

– Non pas… mais j’arriverai en même temps quevous à destination et, selon les circonstances, j’agirai…

– Bon ! Et où allons-nous ?

– À Sumatra !…

– Beau pays et où il y a des fortunes àfaire…

– Et où je veux que les Vanderheim se ruinent…Vous connaissez le pays ?

– Parbleu ! j’étais de la conquête… Enai-je tué de ces Malais, de ces Atchés… Ai-je assez fait la chasseaux Sakeys et aux Battaks !…

– Ce sera à une chasse de ce genre que je vousemploierai… À propos, quand part le Borean qui doitemporter vers les îles Malaises le mission Leven ?…

– Pour le compte des Vanderheim ! Haha ! je commence à comprendre ! C’est contre ce savant etsa bande que nous aurons à agir…

– Peut-être… En tout cas, discrétionabsolue…

– Soyez donc tranquille. J’ai voulu voirclair… la lumière est faite et je suis votre homme… Donc, jeréponds à votre question, le Borean part dans dix jours,ce délai étant nécessaire pour que le mariage de ce Leven avecMargaret Villiers soit accompli… Mais j’y pense, Villiers ! ceLeven devient le gendre de votre ennemi ! Tout cela setient ! Ça pourra être amusant !…

– Vous parlez trop… occupez-vous de vospropres affaires… Voici les cinq mille florins pour vos hommes…plus cinq cents pour vous… je mets à votre disposition leMarsouin…

– Ah ! le bon petit steamer ? envoilà un qui file comme le vent…

– Dès demain, vous embarquerez et vousapprovisionnerez le navire… Vous prendrez les inscriptions pourMalacca, avec relâche sur les côtes de Sumatra… Bien entendu, je neparais en rien dans cette affaire… le steamer est loué en votre nomet vous vous chargez de tout…

– Et quand partons-nous ?

– Vingt-quatre heures avant leBorean… dont la marche est plus lente, ce qui vouspermettra de gagner deux jours sur lui… Vous relâcherez à Atché… etlà vous m’attendrez…

– C’est convenu !… vous pouvez comptersur moi ! »

Et Ned tendit sa main large ouverte à Koolmanqui y mit la sienne, avec une légère grimace…

 

Le mariage de Leven et de Margaret avait eulieu : Villiers et Louise avaient accepté ce douloureuxsacrifice, sans que les jeunes gens leur eussent révélé toutesleurs espérances…

Et, à la date fixée, les jeunes épouxs’embarquèrent sur le Borean avec Peter Villiers, lechimiste, oncle de Margaret.

Quelques minutes avant le départ, un homme seprécipita sur le pont : c’était le docteur Valtenius quicriait :

« Ah ça ! vous n’allez pasm’oublier, au moins !… »

Nul ne savait que la Haine était partie enavant, la veille, sur le Marsouin !…

Partie 3
Dans le Aapland

Chapitre 1

 

Pendant que les scènes précédemment racontéesse déroulaient en Europe, que s’était-il passé dans l’îlemystérieuse, depuis l’heure sinistre où Georges Villiers avait étéentraîné à travers les monts et les forêts, en des régionsinconnues ou jusque-là nul homme n’avait pu pénétrer ?

Il faut se rappeler qu’il y a cinquante ans àpeine, les cartes d’Afrique montraient de vastes taches blanches oùs’épelaient ces mots décourageants :

« Contrées inconnues. »

Est-il étonnant, alors que la terre voisine del’Europe était restée inexplorée, que des îles asiatiques, perduesdans les mers à des milliers de lieues, fussent restées formées auxexplorations des voyageurs, à peine assez hardis pour s’aventurersur des rives que défendaient d’ailleurs avec énergie des peuplesbarbares et luttant désespérément pour leur indépendance ?

De l’île de Sumatra, on connaissait les côtes,Atché, le Lohong, Edi, Déli, Siak, et, vers le Sud, Padany,Benkoelen, Rangsang qui fait face à Singapour, Palembang qu’unesorte de désert sépare de la pointe de l’île Krakatau et du détroitde la Sonde.

Mais la grande chaîne – qui est comme l’épinedorsale de l’île, longeant la côte occidentale, mais se ramifiantvers l’intérieur par des chaînons transversaux, délimitant descirques immenses, des amas de roches, des fourrés inextricables –restait toujours, est encore aujourd’hui défendue contre lesEuropéens par on ne sait quelle terreur inexpliquée.

Là, on a, sur les contreforts, constaté lesviolences d’éruptions formidables, et les terrains tertiaires,antérieurs à l’apparition de l’homme, ont émergé, sous l’action desfeux souterrains, des entrailles même de la planète ; d’autrespoussées d’une force inouïe ont dressé, au-dessus de la chaînemoyenne dont l’altitude ne dépasse pas 1,200 mètres, des cônesvolcaniques dont les cratères refroidis sont suspendus, à près de4,000 mètres, comme une éternelle menace au-dessus de l’îletoujours en péril… tandis que six de ces bouches de feuperpétuellement grondent et bouillonnent, comme pour rappeler leurterrible origine.

Ainsi le Korindji, ainsi le Kaba, d’où sanscesse coulent de large torrents de lave ; ainsi le Radja Bassequi, par des issues souterraines, se ramifie sous le détroit et, enun jour de colère, produisit l’épouvantable catastrophe deKrakatau.

Devant ces terribles gardiens, les plus hardishésitent : combien ont risqué leur vie pour arracher à l’îlemalaise son secret ténébreux et ne sont pas revenus ? Ou bien,peut-être affolés par l’épouvante, ont fait, des dangers courus,des peintures si effrayantes que nul n’osa les imiter.

Il semblait à les entendre que le centre deSumatra fût défendu par une légion de ces étranges démons dont lalégende peuple les temps préhistoriques.

Était-ce donc un peuple, encore antérieur àl’antique Jabadin de Ptolémée, ignoré de Marco Polo qui visital’île à la fin du XIIIe siècle : comment avait-ilpu subsister, résister aux invasions de toutes les races orientalesqui, selon les géographes, se sont rencontrées à ce carrefourextrême des routes terrestres et maritimes de l’Asie : Hindouset Tamouls de l’Inde, Chinois, Boughis, Arabes, Javanais etSoundanais de Java, Indonésiens et Malais, Mongols et Koubons,Kassims et Battas ?

En fait, nul n’avait vu ces êtres quasifantastiques, que les uns disaient formidables comme des géants,que les autres affirmaient subtils comme des fantômes, comme deslarves de cauchemar, évadées des enfers Bouddhiques, monstrueusesdivinités au triple buste, aux bras multiples, au masque grimaçant,autour de qui faisaient bonne garde les tigres mangeurs d’hommes,les rhinocéros, les éléphants énormes dont le pied fait éclater latête d’un homme comme un fruit mûr, les panthères qui bondissent,happent et fuient en emportent leur proie, les serpents rôdeursdont le glissement fait à peine frissonner les feuilles et lesbranches, tandis que sur la cime des arbres le gongog, aux plumesvertes et au bec rouge, fait office de vigie et dénonce l’approchede l’homme à tous ses ennemis, subitement sur la défensive.

Et cependant l’amour du gain est l’outil detoutes les hardiesses, de toutes les témérités : depuis laconquête hollandaise où, sous prétexte de civilisation, sedéchaînaient les appétits d’affaires, les aventuriers tentaientl’assaut de cette forteresse centrale, défendue par la naturecontre les envahisseurs.

Des études – un peu superficielles encore,mais relativement précises – avaient révélé l’existence de minesd’étain, de mercure, d’or surtout… Ce mot – l’or – galvanise lesplus timides et déjà de nombreuses expéditions avaient étéorganisées, couronnées d’un succès relatif.

L’appât était double : non seulementl’existence de pépites roulées par les torrents, les premièresprospections de filons aurifères indiquaient l’existence de trésorsnaturels : mais de plus, des faits curieux avaient étéconstatés.

Sous des monolithes, dont la forme et lagrandeur rappelaient les dolmens de Bretagne, de Stokenbrige, desdépôts d’or avaient été découvert, comme des cachettes où desprimitifs auraient enfoui, dissimulé, thésaurisé en quelque sorte àla façon des avares d’importantes quantités du précieux métal… lesexplorateurs avaient reconnu, sans erreur possible, que ces massesde pierre avaient été soulevées, déplacées, replacées par des mainsd’homme. On n’avait pas relevé de traces d’outils, ou tout au moinsleur rôle n’avait été que secondaire. C’était à force de muscles –et quels ouvriers avaient dû faire œuvre de vigueur ! – queces pierres énormes avaient été hissées sur les crêtes les plusaiguës, aux lieux les plus difficiles à atteindre.

Mais ce qui était inexplicable, – on serappelle que dans sa conférence Frédérik Leven avait fait allusionà cette circonstance, – le plus souvent, après avoir reconnu laprésence de l’or et avant qu’ils eussent eu le loisir de lerecueillir, les prospecteurs, revenant avec des hommes et desmachines, ne trouvaient plus, à la place des trésors annoncés,qu’une boue informe et visqueuse… Un mot avait étéprononcé :

« C’est de l’or mort !… »

Et l’imagination populaire, s’emparant del’expression, l’avait complétée en attribuant ce meurtre de l’or,cet assassinat du métal roi, aux êtres mystérieux dont ladiabolique résistance défiait tous les efforts de l’homme… LesTueurs d’or !

Les savants s’épuisaient en explicationssingulières : ils ne croyaient à l’existence ni de monstrespréhistoriques ni aux tueurs d’or. Mais, pour s’en tirer, ilsattribuaient à l’influence du soleil torride, joint à l’ambiance del’air surchauffé, ce phénomène unique de la mort de l’or – ce qui,dit d’un air grave, prenait un grand sens en n’en ayant aucun.

 

Quel était ce monde mystérieux, c’est ce quenous allons raconter.

On n’a pas oublié qu’après une lutte brutalecontre les Maouass, la troupe de To-Ho s’était enfoncée dans lesprofondeurs de la montagne, emportant le jeune George qui avaitencore une fois perdu connaissance.

Il était dans l’impossibilité absolue d’avoirla moindre notion des lieux qu’il traversait : une fièvreintense s’était déclarée et, dans ce frêle organisme, le malfaisait de si rapides progrès que – comme il le sut depuis – onl’avait cru en péril de mort.

Au bout de combien de temps était-il revenu àlui ?

Un matin, il avait ouvert les yeux et lesavait refermés aussitôt, tant le spectacle premier qui frappait lesregards lui apparaissait étrange, comme une vision decauchemar.

Il était étendu dans une butte faite defeuilles et de branchages, couché sur un lit que des lianesretenaient à des troncs d’arbres, ainsi qu’un hamac, à un pied audessus du sol.

Et auprès de lui, debout, se tenait unecréature de grande ressemblance avec un singe – disons même, pourêtre tout à fait exact : une guenon qui, au mouvement qu’ilavait fait, s’était brusquement penchée, le regardant de ses grosyeux largement ouverts.

Grande comme une femme, massive, la tailleépaisse, elle était d’une laideur parfaite, et cependant dans lerictus de ses grosses lèvres, dans ses yeux, il y avait uncaractère si saisissant de douceur et de bonté que George, lapremière surprise passée, n’eut pas peur et se mit à sourire.

Sourire bien triste d’ailleurs, car le pauvregarçon avait passé par de si terribles crises qu’il n’était plusque l’ombre de lui-même : il était blanc comme la cire et sesyeux agrandis s’enfonçaient sous les arcades sourcilières.

Instinctivement, il dit :

« À boire !… »

Il n’en était pas encore à raisonner, sansquoi il eût été quelque peu étonné que sur la syllabe prononcée –drinken – il ne faut pas oublier que le jeune Villiersparlait hollandais – la guenon, sans hésiter un seul instant, avaitbaissé la tête en signe d’assentiment, puis, sortant un instant dela case, était bien vite revenue, portant une sorte de cornet faitd’une feuille lisse, d’un vert d’émeraude.

Il contenait un liquide incolore, de l’eausans doute. Elle l’approcha de ses lèvres et il but. Une saveurexquise chatouilla son palais, et, enfantinement, ilreprit :

« C’est bon…(gut !) »

Elle eut un vrai rire, cette fois, et répéta –non pas gut ! – mais une syllabe qui comportaitseulement l’articulation gu, avec une terminaison muette,quelque chose comme gue, gue, l’e étantfort peu accentué.

Certes, il n’y prit pas garde etreprit :

« Merci… vous êtes bien bonne…dites-moi !… où suis-je ?… »

Elle s’était courbée vers lui, tous lesmuscles de son visage tendus en un effort violent. Son oreilles’était pliée en forme de conque, comme pour humer en quelque sorteles sons proférés.

Mais il était évident qu’elle ne comprenaitpas. Lui s’impatientait, parlant plus vite et plus fort :

« Qui êtes-vous ?… je veux me lever,m’en aller… pourquoi me regardez-vous comme ça, au lieu de merépondre… Ah ! que vous êtes laide ! »

Il avait crié cela méchamment, rageusement,peut-être pour forcer son interlocutrice à se départir de soncalme : car elle le considérait toujours de son même airbienveillant, attentif, curieux surtout… mais elle ne prononçaitplus une seule syllabe.

Alors il s’exaspéra, se raidit dans son hamac,s’accrocha aux lianes de soutien, essayant de se dresser… l’autrele retenait, comprenant bien qu’il n’avait pas la force dedescendre et qu’il tomberait… elle lui posa ses deux mains sur lesépaules, le contraignant doucement à se recoucher…

Mais il ne voulait pas : c’était un deces accès de rage comme en ont les enfants ; il essayait derepousser le bras qui le maintenait, mais autant eût valus’attaquer à une barre de fer… alors, exaspéré, il mordit au doigtjusqu’au sang…

Elle eut un petit cri, retira sa main qu’elleregarda. Une goutte rouge perlait sur les poils bruns, alors elleeut un ho ! de reproche, sans colère d’ailleurs, et s’écartantdu hamac, elle passa sa tête par l’ouverture de la butte et appela,d’une syllabe longue… quelque chose comme ko-o-o-ok.

Le petit, fatigué peut-être de son accès decolère, était retombé sur le dos, avec cette vague peur duchâtiment qui hante les enfants.

Et ayant bien compris que la guenon avaitappelé à son aide, il regardait de tous ses yeux la porte parlaquelle il s’attendait à voir arriver le vengeur.

Voici que quelqu’un parut.

Un autre singe, mais si laid, celui-là, queGeorge ne put réprimer une clameur d’effroi et, frissonnant depeur, s’enfonça dans son lit de mousse, comme s’il eût voulu s’yengloutir.

Ce singe-là ne ressemblait ni à To-Ho ni à sacompagne.

D’abord il était moins grand, moins carré,plus semblable par la stature à un homme : mais ce qui ledistinguait tout particulièrement, c’était la couleur de sa peauqui était non pas brune, mais d’un blanc jaune ; il n’étaitpas nu, et portait autour des reins une espèce de jupe et aussi dessandales faites de lianes.

Le buste était découvert : sur lapoitrine, très maigre, squelettique, on voyait saillir les côtes…puis au bout d’un cou très long, cordé, se dressait une grossetête, au crâne chauve, avec tout autour une couronne de cheveuxblancs hérissés.

Le visage, d’une teinte indéfinissable, briqueet blanc d’Espagne pilés ensemble, était sillonné de petites rides,si menues, si nombreuses que pas une place, du nez, des joues, dufront n’en était dépourvue : les paupières elles-mêmes tombantlourdement et cachant à demi les yeux étaient flasques etchiffonnées.

Les lèvres décolorées ne faisaient même plusligne visible, et le menton disparaissait sous une barbe hirsute,broussailleuse, d’un blanc jaunâtre.

À la vue de ce masque, comique à force delaideur, George avait eu peine à retenir un fou rire, et soninquiétude première se transmuait en une insurmontable envie des’esclaffer.

Comme il entrait dans la hutte, la guenonavait échangé avec lui quelques monosyllabes gutturaux,incompréhensibles, mais qui devaient cependant comporter un sens,car le nouveau venu écoutait attentivement, hochait la tête à lamanière d’un homme, et finalement, après avoir regardé la mainblessée de la guenon, lui avait doucement tapé sur l’épaule enl’invitant à se retirer.

George vit qu’il allait rester seul avec cegnome grotesque, et encore une fois l’épouvante le reprit.

« Non ! non ! cria-t-il, je neveux pas… Vous m’entendez, madame la guenon, restez, je vous enprie ! je ne serai plus méchant, restez !… »

Mais déjà elle avait disparu, et comme,terrifié, il se pelotonnait dans son hamac, le singe inconnus’approcha de son lit et lui dit dans le plus purhollandais :

« Voyons, mon petit ! il faut êtresage… on ne te veut pas de mal !…

« Sois tranquille, te dis-je. Tu n’asrien à craindre ni de moi ni d’aucun de ceux qui sont ici…

« Tu as été malade, et tu as été biensoigné. Maintenant que tu es hors de danger, il faudra être bon etreconnaissant, t’accommoder de la vie – très heureuse – qu’on mènedans ce pays… et si je vis encore assez longtemps, je t’apprendraitout ce que j’ai appris moi-même… la science de la paix et dubonheur.

Chapitre 2

 

George était médusé.

Ce singe parlait sa langue !… et son émoifut tel que tout d’abord il ne trouva rien à répondre.

Il avait la voix faible, un peu rauque, maisl’adoucissait autant qu’il lui était possible.

Peu à peu George se rassurait, il regardaitmaintenant cette face ridée, ces yeux boursouflés, cette bouchepâle, et une sorte de commisération s’emparait de lui.

« Voyons, reprit l’autre, te sens-tu deforce à te lever… n’aie pas peur !

« Viens dans mes bras, accroche-toi à moncou.

« Je suis bien vieux, mais j’ai depuis silongtemps économisé mes forces qu’il m’en reste encore assez pourte porter… »

Sans savoir pourquoi, le petit luiobéissait : il lui avait passé ses deux bras autour du cou, etl’autre, l’enlaçant de ses bras, l’avait enlevé de son hamac.

Il le porta dehors, franchit une enceinte depierres qui entourait la hutte, gravit un sentier au milieud’arbustes et atteignit un plateau verdoyant, couronné de palmiersénormes, et là, sur les herbes denses, il déposa l’enfant…

George chancela, il le soutint. Puis, de lamain, faisant un geste circulaire, il lui dit :

« Regarde ! n’est-il pas vrai quecela est beau ?… »

Véritablement le spectacle étaitmerveilleux.

Tout autour d’eux s‘étendait un cercleimmense, que dominaient, dans un recul, des roches taillées à pic,sur lesquelles le soleil, très doux, comme tamisé, mettait desreflets bleus et violets.

Au-dessous, une vallée profonde, faite deforêts, de bouquets d’arbres, manguiers, pamplemousses, bambous,loukoums, dont les masses se fondaient sur des plans différents, enterrasses nombreuses et pittoresquement irrégulières : enréalité, un paysage de rêve…

De toute cette nature généreuse, prodigue devie, de verdure, de lumière, émanait un parfum de placidité ;l’air chargé de senteurs balsamiques, comme saturé de toutes lesémanations de la terre, emplissait les narines, les poumons d’unesensation de vie profonde…

Le ciel avait des teintes rares, délicates,donnant la sensation d’espaces infinis, et d’immenses ramesd’oiseaux passaient dont les silhouettes élégantes se dessinaientsur le fond clair…

À mi-hauteur de la vallée, sur un cône presquenu, auquel seulement des mousses faisaient une couronne, un petitlac posait sa tache d’acier.

George restait immobile, à demi couché dansl’herbe, s’appuyant sur son coude : il était comme hypnotisépar ce spectacle exquis et prenant, il oubliait tout, et ses peurs,et ses colères, et ses surprises, pour – après les secousses reçueset qui l’avaient si fort ébranlé – jouir jusqu’au plus profond delui-même.

Cette douceur était telle, si envahissante etsi exquise, qu’involontairement il tendit la main au vieux singequi parlait si bien hollandais, et qu’il lui dit :

« J’ai été méchant… il faut mepardonner… »

L’autre lui posa la main sur le front – unemain sèche, ridée, cordée et dont pourtant l’attouchement étaittrès fin – et souriant au soleil, aux arbres, à la nature, l’enfanteut un rire de joie.

Puis, en un élan de curiosité :

« Oh ! je vous en prie, dites-moi oùje suis… qui vous êtes… Vous savez, je n’ai pas peur dessinges.

– Je suis un homme, interrompit le vieillard,je me nommais jadis – oh ! il y a longtemps de cela – LudwigVan Kock… et j’habitais Rotterdam.

– Rotterdam ! mais c’est là que je suisné moi-même…

– En vérité… et tu t’appelles ?…

– George Villiers…

– J’ai connu autrefois une famille de cenom…

« Voyons, dis-moi ton histoire, petit,jusqu’au jour où To-Ho – je sais cela – t’a arraché à une mortépouvantable et t’a apporté ici… pauvre orphelin que tuest !… »

Des larmes montèrent aux yeux deGeorge :

« Orphelin ? Oh ! oui… si voussaviez… les Atchés ont tué mon père, ma mère, ma petitesœur !… C’était effroyable… nous étions dans un tourbillon defer et de feu…

– Chez les hommes ! fit Van Kock ensecouant la tête… Raconte-moi tout, je te dirai ensuite monhistoire, à moi… mais surtout ne te fatigue pas… »

George alors, en un récit assez incohérent,d’ailleurs, – la précision n’étant pas le fait des enfants, –raconta tant bien que mal les terribles aventures par lesquelles ilétait passé… pour lui, aucun détail n’était fixé.

Dans son cerveau, depuis l’heure où les Atchéss’étaient emparés de sa mère, c’était un cauchemarintraduisible.

Tout se confondait dans sa pensée, l’arrivéesubite de son père lui apparaissait comme un rêve ! Sessouvenirs, les spectacles qu’il avait eus sous les yeux, tout semêlait, se confondait… des cris, des explosions, du feu, dusang !…

Il avait vu tomber autour de lui des hommesqui râlaient, des femmes qui hurlaient ; son père, sa mère,Margaret avaient disparu dans une fournaise… il ignorait même quelétait l’être qui l’avait saisi, emporté…

La scène où To-Ho était apparu, précipitantdans le gouffre son ravisseur, ne lui avait laissé qu’uneimpression de délire, puis, plus rien, jusqu’à son premier éveildans la forêt, quand il avait senti sur lui les griffes du maouass,un singe contre lequel un autre l’avait défendu… un autre singe,n’est-ce pas ?…

« C’est de To-Ho que tu parles, monenfant… plus qu’un singe… moins qu’un homme et mieux qu’unhomme…

– Je ne comprends pas !… »

Au moment où Van Kock allait répliquer, unbruit de pas rapides résonna sur le plateau et To-Ho apparut…

Malgré lui, George eut encore comme unmouvement de recul.

C’est qu’en effet To-Ho, par sa carrurevigoureuse, par toute la force qui émanait de lui, étaiteffrayant : en ce moment, sa physionomie était terrible :certainement une colère intense l’agitait, car un tremblementpassait dans tous ses membres et ses lèvres retroussées laissaientvoir, comme en un rictus de fauve, ses dents menaçantes.

Van Kock était allé vivement au-devant delui :

« Hé ! toi, To-Ho ! lui dit-il.Qu’as-tu encore ?… tu as l’air furieux !… tu sais que jete défends de te mettre en colère… »

Il lui parlait en hollandais, mais enprononçant d’une certaine façon, appuyant fortement sur lesconsonnes, mettent en valeur ce que nous pourrions appelerl’ossature du mot. Évidemment il y avait là comme un langageabréviatif, primitif en quelque sorte, qu’il est bien difficile derendre par l’écriture.

To-Ho avait écouté, certainement compris.

Il eut un geste violent et, désignant un despoints de la vallée, où on entendait des cris gutturaux quiressemblaient à des rires, il cria :

« Dreka !…

– Encore, fit Van Kock avec colère. Ah !les misérables ! les fous !… »

Voici l’explication de ce mot Dreka.

Le mot hollandais Drunkaard signifieivre, ivrogne.

À grand’peine. Van Kock était parvenu àapprendre à To-Ho et à quelques-uns de ses congénères non pas lesmots tout entiers, qu’ils ne parvenaient pas à prononcer, mais lesarticulations-mères en quelque sorte.

Dreka – par le dr et le k – était le squelettedu mot : To-Ho disait les consonnes en les faisant suivred’une voyelle sourde, martelée, et c’est ainsi que peu à peu entrelui et Van Kock un langage intelligible s’était établi.

En s’apercevant tout à coup, dans la forêt,que le petit George devait avoir faim, il avait prononcé le motEte – qui est la racine du mot Eten, manger.

De même, la compagne de To-Ho, qui s’appelaitWaa, avait bien compris les mots drinken, boire, etgut, bon, prononcée par le petit.

Mais, en essayant de les répéter, elle disaitDreka – ou Gue.

Ainsi Van Kock avait créé de toutes pièces unesorte d’idiome monosyllabique qu’il avait appris à To-Ho et auxautres habitants de ce pays mystérieux.

Ceci compris, nous traduirons en langage clairles paroles et la mimique de To-Ho qui appuyait chacun des motsprononcés par des gestes excessifs :

« Oui, oui, là-bas, disait-il, je les aisurpris… ils se sont enivrés avec le vin de palme… et puis del’or ! de l’or !… »

L’or se nomme, Goud en hollandais, ildisait : Go… et chose curieuse, ce mot ne seconfondait pas avec Gue qui traduisait gut, bon.C’est ainsi que dans les langues primitives, les différences trèslégères de prononciation entraînent de profondes modifications desens.

« De l’or ! cria Van Kock. Ah !c’est là, l’ennemi ; par là votre race finira ! par là lamort vous détruira jusqu’au dernier… Viens, viens,To-Ho !… »

Il avait pris To-Ho par le bras.

« Mais le petit ! fit celui-ci endésignant l’enfant. Nous ne pouvons le laisser seul ici… »

Il appela :

« Waa ! Waa !… »

Celle qui avait paru à Georges n’être qu’unetrès laide guenon accourut.

To-Ho lui parla avec volubilité, non plus enpseudo-hollandais, mais en une langue spéciale, semi-animale pourainsi dire, faite de grognements, de petits cris.

Il lui disait :

« Waa ! prends l’enfant !…surtout veille bien sur lui… Comme tu l’aurais fait sur notrepauvre petit, à nous !… celui qui a été tué par leshommes… »

Waa s’approcha de George qui, instinctivement,s’accrochait à Van Kock.

« Va, mon petit, lui dit celui-ci.Celle-là est une amie, une protectrice… elle t’aime et t’aimerachaque jour davantage… »

Il le poussait dans les bras de Waa dont laface simiesque s’éclairait d’une étonnante lueur de bonté etd’amour…

Dans ses gros bons yeux, il y avait deslarmes : c’est qu’elle se souvenait…

Elle aussi avait eu un enfant, un fils,presque de l’âge de George… To-Ho-Ti, s’appelait-il, et pargentillesse, Ho-Ti.

Elle l’aimait, comme savent aimer les mères,femmes ou bêtes.

Or voici qu’un jour l’imprudent, qui, sanscesse, dévalait à travers les forêts et les montagnes, gravissaitavec une agilité merveilleuse les pics les plus dangereux,franchissait les précipices profonds, défiait les fauves etcombattait même les serpents venimeux, Ho-Ti s’était égaré… ilavait couru, bondi pendant des jours, et des jours, et des nuits…et, après cette course folle, il était tombé eu milieu d’un groupede prospecteurs, d’aventuriers en quête d’or.

Un de ces hommes l’avait ajusté au bout de sonfusil… et le petit était tombé comme une masse… To-Ho, fou dedouleur et d’inquiétude, l’avait longtemps cherché… et, au jour, ilavait retrouvé ses restes, qu’il avait reconnus… et, près de là,des traces certaines du séjour de l’homme…

L’homme ! Cet être pour lui aussimystérieux qu’il l’était lui-même pour eux… To-Ho avait vouluconnaître de plus près les assassins de son fils… et s’était risquéjusqu’aux huttes, jusqu’aux hameaux, jusqu’aux villes…

Ainsi il était arrivé au pays d’Atché, auxportes même de Rota-Raji, et c’était là qu’il avait été pris, livréau sultan Mahmoud, frappé, torturé…

Mais surtout, il avait vu… il avait contemplé,avec toute son attention d’ignorant, cette race d’êtres qui luiressemblaient et qui cependant étaient si différent de lui… enleurs fureurs barbares, en leurs raffinements de cruauté…

Certes, alors que le souverain d’Atché lefustigeait ou lacérait sa chair, il ne comprenait rien à ce besoinde faire le mal… non plus il n’entendait rien à cette lutte sauvageentre gens de même race, qui seulement différaient par lacouleur…

Ces êtres – qui lui semblaient plus fins, plusdélicats, plus élevés que lui, en même temps s’évoquaient devantlui comme des démons de cauchemar…

Certains détails le frappaient : dans lemausolée des sultans d’Atché, tout ruisselait d’or et depierreries, et To-Ho se souvenait des enseignements de Van Kock…l’or, c’était l’ennemi. C’était pour le conquérir que les hommes –ces gens s’appelaient des hommes – cherchaient à pénétrer dans lemontagne, à violer le dernier refuge des Aaps, – c’étaitle nom que Van Kock lui avait donné, Aap signifiant singeen hollandais – c’étaient des chercheurs d’or qui avaient tué sonfils !

Alors, pour la première fois, To-Ho avaitcompris pourquoi Van Kock, cet évadé de l’humanité, qui depuis desannées et des années vivait au milieu d’eux, dans cette naturesplendide et généreuse, leur avait signalé l’or comme l’ennemi,celui contre lequel il fallait lutter, qu’il fallait détruire àtout prix.

Dès qu’un filon était découvert, le salut desAaps voulait qu’il fût immédiatement anéanti… et Van Kock, le grandchimiste qui, à l’âge de vingt ans, avait pris en dédainl’ignorance méchante de ses compatriotes, et, disparaissant, réputémort, – Leven l’avait dit à Rotterdam, – était venu s’installer etvivre au milieu de ces primitifs, s’était fait leur éducateur etleur défenseur.

Et la grande science de l’Aapland, – du paysdes Aaps, – c’était la tuerie de l’or… Van Kock, refaisant àl’inverse l’œuvre des anciens alchimistes qui cherchaient la pierrephilosophale, c’est-à-dire le moyen de faire de l’or, avait trouvé,lui, le moyen d’anéantir, de tuer l’or…

Il avait appris ses procédés à To-Ho, et nousles verrons à l’épreuve…

Mais de cette incursion chez les hommes, – quil’avaient maltraité, enchaîné, déchiré, – To-Ho avait conquis cettenotion que Van Kock disait la vérité : que les hommes nevivaient, ne respiraient, ne se querellaient, ne se tuaient les unsles autres que pour l’or…

Ce sultan qui lui lacérait les membres à coupsde lame tenait son outil de torture par un manche d’or : ilavait au front un diadème d’or, au cou des colliers d’or, auxflancs une ceinture d’or… les murs de la mosquée étaient lamésd’or, l’or ruisselait sur les étoffes, sur les balustres, sur lesgrilles, sur les planches…

Les chefs qui obéissaient au sultan portaientdes casques d’or, les sabres qui servaient à leurs meurtres étaientincrustés d’or…

L’or partout ! l’or toujours !… etavec lui, autour de lui, par lui, le sang, la souffrance, lamort !…

To-Ho, alors que de sa cage de fer ilregardait l’épouvantable cohue de ces officiers, de ces soldats, deces bourreaux, pensait à ses adorables solitudes de là-haut, à sonsoleil, à ses arbres, à ses fleurs… et une horreur s’incrustait enlui de la race d’Or, qui s’appelait le race humaine.

En la tempête finale de cette lutte entre lesAtchés et les Hollandais, To-Ho avait vu comme l’explosion du malde l’Or… et sa haine pour les hommes et son dégoût du vil métals’en étaient augmentée…

Jusqu’à Igli-Otou, qui voulait tuer le petitGeorge, un enfant – de même âge à peu près que celui de To-Ho – etqui portait des bracelets d’or aux poignets et auxchevilles !…

Pourquoi To-Ho avait-il sauvé l’enfant decette race maudite ? Par instinct. Parce que l’être étaitfaible et au pouvoir d’un plus fort… parce qu’un sentiment obscurlui disait que Waa, la mère désolée, serait heureuse peut-être deretrouver l’illusion de la maternité.

Et il avait bien deviné ; puisquemaintenant Waa tendait ses bras à George… Oh ! comme ellel’avait soigné ! comme elle avait obéi au vieux Kock, nedormant pas, consacrant ses jours et ses nuits à ce petit être…qu’elle appelait tout bas du nom de son cher petit perdu…Ho-Ti…

Mais lui, George, ne se livrait pas encore… savanité d’être humain se cabrait contre cette affection simiesque…il se rappelait sa mère, si charmante en sa blondeur douce, sidélicate et si gracieuse… il regardait les pattes énormes de Waaet, malgré lui, les comparait aux petites mains qui naguère lecaressaient.

« Embrasses-la donc ! mon petit, luidit Van Kock. Tu ne vois donc pas qu’elle en meurtd’envie… »

Georges hésita encore : puis, comme unsouverain qui condescend à élever une de ses sujettes jusqu’à lui,il tendit son front à Waa qui, sanglotante, éperdue, heureuse,l’enveloppa de ses bras et l’emporta contre sa poitrine… enrépétant :

« Ete ! Ete ! »

Habile, elle lui promettait à manger, sachantqu’il devait avoir grand’faim.

Chapitre 3

 

Cependant, To-Ho et Van Kock descendaient versle vallon.

Van Kock était presque centenaire : maisencore alerte et vigoureux, tout en os et en muscles, il suivaitson compagnon à travers les fourrés et les roches.

C’était un bizarre personnage que Van Kock,qu’un accès de colère, de misanthropie, avait jeté dans la viesauvage : quoique Hollandais, il était ardent, enthousiaste ets’était adonné passionnément à la chimie et aux sciencesnaturelles.

Sa tendance d’esprit l’entraînait sur lesspéculations les plus hardies : il avait étudié à fond lesanciens alchimistes, et contrairement à tant de pseudo-chercheurs,qui parlent de leurs œuvres sans les connaître, il était remontéaux textes, avait eu le courage d’affronter les énormes in-foliosde Paracelse, de Raimond Lulle, de Bernard de Trévisan, d’Arnauldde Villeneuve, la philosophie naturelle d’Artephius, les Secretscachée de la cosmogonie de Crosset de la Haumerie, avait pâli desjours et des nuits sur la Table d’Émeraude attribuée à Hermès, etdes convictions singulières peu à peu s’imposaient à sonintelligence.

Pour lui, la nature venait de l’unité :la substance première était unique, contenait en soi-même toute laforce, tout le mouvement, et par son évolution, elle avait créétout ce qui existe, les choses dites inorganiques et les êtres, lesderniers sortant des premiers, sous l’action d’un progrèsincessant, dont les manifestations si diverses, si étonnammentvariées en apparence n’étaient que des modalités successives.

Du gaz au minéral – puis au végétal – puis àl’animal – et enfin à l’homme, la marche était ininterrompue :l’effort de la substance s’exerçait, sous la poussée intime dontelle était elle-même le foyer, et selon la force de l’élan premier,elle allait plus ou moins loin.

Au commencement des choses, cet effort s’étaitarrêté, concrété en des produits inférieurs, mais qui, une foisacquis étaient en quelque sorte des paliers sur lesquels la forces’appuyait pour aller plus loin et plus haut.

Kock n’admettait pas la métamorphose directede la pierre en végétal ni de la plante en animal, mais ilprétendait que le travail opérée par la force s’étant concrété enminéral, celle-ci, ce résultat obtenu, revenait pour ainsi dire enarrière pour prendre un nouvel élan, au bout duquel elle arrivait àun degré supérieur.

Ainsi, entre le singe et l’homme, ce n’étaitpas l’anneau manquant qui sollicitait son attention : lapoussée de la nature avait, selon lui, produit le singe ;l’œuvre n’était pas parfaite, elle était revenue en arrière,s’était lancé de nouveau en avant… Était-elle parvenue alors dansce second bond jusqu’à l’homme ? Il ne pouvait l’admettre,tant les différences étaient profondes entre les deux êtres, malgréleurs formes analogues, et il avait émis cette théorie que l’effortde la nature avait dû produire, en ses élans successifs, des êtresde plus en plus différents du singe, de plus en plus évoluée versl’homme, lesquels êtres avaient existé – ou pouvaient existerencore en tant qu’espèces fixées.

Pouvaient exister ? Là était la problème.Quand on constate aujourd’hui la disparition de races parfaitementhumaines – comme les Peaux-Rouges – repoussés, traqués, massacréspar les Américains ; quand on voit que des espèces animales,comme le bison disparaissent peu à peu à ce point qu’on cherche àen conserver à grands frais quelques types survivants, commentsupposer que des êtres voisins de l’homme eussent échappé à laviolence du conquérant, qui, par le droit de son intelligencesubitement développée, devenait le maître de la terre et supprimaitses rivaux ?

Pourtant, si quelques spécimens de ces racesanti-humaines avaient survécu ? Les anciennes légendesreposent très probablement sur des faits vrais, défigurés parl’ignorance ou embellis par l’imagination. Cette théorie fut émiseautrefois par le philosophe Evhemère. Van Kock la faisaitsienne : les géants, les monstres avaient réellement commisles forfaits dont l’histoire mythologique les accusent et avaientété détruits par des hommes que la reconnaissance publique avaitélevés au rang des demi-dieux.

Mais refoulés, repoussés de la terrecivilisée, n’en étaient-ils pas qui eussent trouvé un refuge dansdes solitudes impénétrables ?

Et voici qu’à vingt ans, Van Kock, dans sapassion de chercheur, était venu explorer l’île de Sumatra :alors que ses compatriotes ne rêvaient que conquête fructueuse, quedécouverte de richesses, lui, s’inspirant de quelques légendes quiétaient parvenues jusqu’en Europe, s’était donné la missiond’explorer, seul, avec une hardiesse admirable, la régions où nuln’avait encore pénétré.

Il était revenu dans son pays, ayant vu – deses propres yeux – des êtres qui formaient un chaînon entre lesraces simiesques et humaines. Il le proclama, exposant sesarguments, ses preuves… Alors ce fut dans le monde savant, chez lesfonctionnaires, dans la bourgeoisie, dans les académies, chez tousceux qui, exploitant les connaissances acquises, repoussentsystématiquement tout ce qui pourrait troubler leur sérénité etleur imposer des études nouvelles, un tollé formidable. On letraita d’ignorant, de menteur, d’hérétique même et, du haut de lachaire, tombèrent sur lui les anathèmes.

Ne niait-il pas la création, telle qu’elle estexpliquée par les livres hébreux ! Mais il y eut autrechose : il était riche. Sa famille le dénonça comme fou,provoqua des jugements contre lui, obtint son interdiction :la passion de l’or achevait l’œuvre commencée par l’intoléranceignorante. Il était déshonoré, montré au doigt, ruiné, menacé d’uninternement dans un hospice d’aliénés.

Alors, dégoutté des hommes, de leur sottise,de leurs petitesses et de leurs avidités, sachant d’ailleurs queson arrestation n’était plus qu’une question d’heures, il s’étaitévadé, pour ainsi dire, et, épuisant ses dernières ressources, ils’était embarqué sous un faux nom. Arrivé à Sumatra, échappant parmiracle aux dangers que lui faisait courir la haine des indigènescontre les Européens, il s’était engagé dans les forêts, avaitmarché pendant des semaines et des mois à travers les montagnes,gravissant les pics les plus inaccessibles, se défendant contre lesbêtes, et enfin il était tombé au milieu d’une tribud’anthropomorphes.

Là encore, le danger était terrible : carchez ces êtres, alors plus près du singe que de l’homme, lesinstincts de brutalité féroce prédominaient : une circonstanceimprévue l’avait sauvé. Il avait guéri, par une opérationchirurgicale… le père de To-Ho alors enfant, et dès lors les Aaps –comme il les appelait du mot hollandais qui signifie singe –l’avaient accueilli, respecté, aimé.

Depuis près de soixante ans, il vivait aumilieu de ces êtres en qui il avait reconnu des aptitudes – encorerudimentaires – à l’humanité. Il avait pris To-Ho sous saprotection, l’avait soigné, instruit. Ayant reconnu en les Aaps lafaculté du langage à l’état primitif, il l’avait développée. To-Ho,à son tour, s’était fait l’éducateur de la tribu.

Mais sur une centaine de couples qui lecomposaient, et dont le nombre diminuait chaque année par uneétrange consomption que Van Kock combattait, sans parvenir àl’enrayer tout à fait, à peine un tiers profitait réellement de sesenseignements. Seul, To-Ho et cinq de ses compagnons s’élevaientréellement, peu à peu, à la dignité d’hommes.

Chez les autres, c’étaient des continuellesalternatives de progrès et de décadence.

Les instincts d’anthropoïdes étaient les plusforts : mais, chose curieuse, ils se mélangeaient en quelquesorte aux vices humains, pour produire une floraison mauvaise etperverse.

C’est ainsi que les quelques outils dont Kockétait parvenu à leur enseigner la fabrication et l’usage déjà leuravaient servi d’armes, en des luttes brutales et meurtrières, oubien que les rudiments de vêtements dont on leur avait apprisl’utilité étaient devenus prétexte à d’orgueilleuses différences, àde ridicules ornementations.

Les Aapas surtout – les femelles –avaient compris avec une étonnante promptitude ce que tel ou teloripeau – collier de graines, coiffure de fleurs, draperie debranchages – pouvaient ajouter à ce qu’elles considéraient – lespauvres guenons ! – comme leur beauté. À l’instinct pur etsimple de la sélection entre aaps de genres différents, étaientvenus se juxtaposer les préférences nées de la vanité, de lacoquetterie, de la jalousie. Et par une étonnante prescience de lasottise humaine, ces êtres primitifs avaient fait élection de l’orcomme signe de supériorité, de puissance et d’amour !

L’or ! qui se trouvait à l’état natifdans les torrents ! qui parfois surgissait des roches ou desvallons ! L’or qui jaillissait des minerais broyés !…

Le premier, Kock, avait poussé ce cri :« L’or, c’est l’ennemi ! »

Et To-Ho l’avait compris, surtout le jour oùdes prospecteurs, s’aventurant jusqu’aux confins de ces solitude,avaient tué des aaps pour s’emparer de leurs cachettes ;avaient tué son fils, le pauvre petit, qui n’avait commis d’autrecrime que de ne pouvoir répondre à ceux qui le voulaientcontraindre à révéler les gisements !

Combien cette première notion de la perversitéde l’or s’était accrue, lorsque To-Ho s’était, une fois, aventuréchez les hommes et avait constaté par lui-même que l’or conférait àses possesseurs la toute-puissance du mal !

Dans ce cerveau aux lobes épais, auxcirconvolutions mal définies, les idées se manifestaient vagues,lourdes en quelque sorte, comme celles qui naissent dans ledemi-sommeil, en une lueur trouble.

Kock lui avait montré l’or fauteur dediscordes et de meurtres, et l’avait amené à cette conception dontla simplicité l’avait frappé : Il faut tuer l’or, partout ettoujours !

Comment ? Ceci était le secret de Kock,et il avait attendu longues années pour le communiquer à To-Ho,tant il avait redouté que l’anthropopithèque, dans un de cesmouvements de rage où reparaissaient ses instincts de bestialité, –et qui devenaient, il est vrai, de plus en plus rares, – n’usât dela puissance dont lui, Kock, était le détenteur intelligent – pourprovoquer quelque catastrophe effroyable.

Quelle était cette découverte deKock ?

Nous avons dit que, de longue date, partant del’hypothèse de l’unité de la matière, il avait étudié les procédésdes alchimistes, par lesquels ils s’efforçaient de transformer lesmétaux, plomb, mercure en or. Kock s’était fait ce raisonnement quepeut-être la régression était plus facile, c’est-à-dire laréduction de l’or – non plus considéré comme corps simple – à seséléments primitifs. L’or, il en avait la conviction, était du métalmûri ; il savait que, dans les mines du Mexique, il arrivefréquemment que les ouvriers indigènes rejettent des minerais endisant : « Cet or n’est pas mûr » estimant que lamatière minérale, pour passer à l’état d’or, a encore besoin d’unepériode d’incubation sous l’influence de la double chaleursouterraine et solaire.

D’où cette conclusion que l’or – mûri – sepouvait pourrir, comme le fruit, se désagréger et n’être plussemblable à lui-même, pas plus que la pêche ou la cerise, – ou toutcorps organique, – de par la décomposition, ne conserve sacontexture et sa forme… Tuer l’or, de telle sorte que son cadavrese décomposât, tel était le problème que Van Kock s’était posé.Pendant des années, il s’était livré à des expériences sansfin : même il avait tenté de produire une chaleur plus forteque celle du soleil, d’après cette idée préconçue que, mûri par lachaleur, l’or se devait désagréger par une chaleur supérieure àcelle qui l’avait engendré.

Il avait brûlé des forêts pour obtenir cefoyer de monstrueuses incandescences : et tout avait échoué.L’or fondait, mais se retrouvait en lingot, impérissable.

Un jour, dans le laboratoire qu’il s’étaitconstruit, – et qui, pour les Aaps, était un lieu de vénérationcraintive, comme le temple, – il soumettait à des procédésd’analyse des minerais trouvés dans un des plis de la montagne.

La désagrégation s’était opérée. Kock avaitconstaté que les éléments dissociées lui étaient déjà connus, etaprès un examen superficiel, il s’en était allé, fermant derrièrelui la porte de sa hutte.

Il était revenu, seul, le soir, et soudains’était arrêté, interdit.

À travers la vitre, qu’il avait taillée dansun bloc de mine, il apercevait une lueur, blanche, douce, d’unéclat étrange.

Que se passait-il là dedans ? Il étaitbien certain cependant de n’avoir pas allumé la lampe de résine quid’ordinaire l’éclairait et d’ailleurs, quelle différence entrecette lumière jaune, fuligineuse, et celle-ci – qui était clairecomme celle d’une étoile !

Il entra. Le foyer de cette lueur était dansle creuset : avec une hâte fiévreuse, il regarda, il étudia…dans le fond du matras, une parcelle – métallique, minérale –gisait, et de cette parcelle émanais une lumière… bien plus, unechaleur !…

Révélation foudroyante ! La matière,source par elle-même de force et de mouvement !… Avec quellepassion, il se remit à l’étude !… et quels dangers ilaffronta ! Car à mesure qu’il dégageait le mystérieux métaldes minerais dont un immense gisement se trouvait au fond de lavallée, à mesure qu’il en augmentait la masse, il constatait deseffets stupéfiants, terrifiants surtout.

Le nouveau métal, ayant en lui la forceproductrice de lumière et de chaleur, c’est-à-dire émettantplusieurs millions de vibrations par seconde, était un agentterrible de désagrégation des choses.

Plus Van Kock le purifiait, l’obtenait àl’état natif, et plus la force qui s’en dégageaitl’épouvantait : projeté à la dose d’un centième de milligrammesur la roche la plus dure, il le pulvérisait… et à son contact, lesmétaux les plus réfractaires – l’or – se volatilisaient en quelquesorte…

Avec un kilo de cette matière, Van Kock eûtfait sauter la planète…

Il varia ses expériences, les contrôla, lesamplifia… et il constata avec un orgueil terrifié qu’il étaitdésormais le maître de la vie terrestre, qu’il pouvait, s’il luiplaisait, anéantir d’un seul coup…

À quoi bon ? Pourquoi ne pas laisser leshommes vivre leur vie, évoluer lentement vers le progrès. Se vengerd’eux, de leur sottise, Van Kock avait l’âme trop haute pourconcevoir pareilles pensée !…

Il songea à rentrer dans le monde, armé decette formidable puissance. Il se disait que, grâce à elle,l’industrie prendrait un essor nouveau, que la terre changeraitd’aspect, que les montagnes m’abaisseraient pour que les peuplespussent mieux se mêler et se tendre les mains ! Un instant, cerêve d’humanité – par la puissance de la science – le hanta etl’affola presque…

Il se ressaisit : certes, si les hommesavaient droit au titre de race supérieure, quelle joie c’eût été deremettre entre leurs mains un pareil outil de progrès, de résoudretous les problèmes de mécanique, de rénover toutes les industriesde transport, de dompter en un mot la terre et de lutter à forceségales contre les forces aveugles de la nature !…

Mais Van Rock se souvint que, de cettepuissance, les hommes se serviraient avant tout pours’entre-détruire, pour s’asservir, pour se piller les uns lesautres ; les guerres se déchaîneraient plus furieuses, et,dans l’épouvantable conflit des ambitions, le monde tout entiers’écroulerait !…

Et il se résigna à garder son admirable etdangereux secret. Mais, du moins, il pouvait servir à protéger sesamis, ses frères d’élection, To-Ho et ses amis.

Grâce au Phœbium, comme il avait baptisé cettematière en l’honneur du Soleil, il pouvait repousser l’invasion deschercheurs d’or, en leur montrant, par la destruction desgisements, l’inanité de leurs tentatives.

Avec les précautions les plus minutieuses, ilavait initié To-Ho à la manipulation du terrible produit : illui avait confié une baguette qui portait à son extrémité unecapsule, contenant une parcelle infinitésimale de Phœbium, et aveclaquelle il suffirait de toucher l’or pour qu’il se désagrégeât etse transformât en une boue noire dans laquelle l’analyse chimiquela plus minutieuse n’eût pas retrouvé un vestige du précieuxmétal ; et souvent déjà, ils avaient détruit ainsi des amas depépites, recueillies et emmagasinées par les Aaps eux-mêmes, enleur vague passion de luxe et d’enrichissement, et ainsi ilsavaient transformé des embryons de mines en de véritables cloaquesdevant lesquels les plus hardis prospecteurs avaient reculé…

Mais par un dernier esprit de précaution, VanKock n’avait pas révélé à To-Ho le mode de fabrication de lamystérieuse matière, non plus que les effets foudroyants qui sepouvaient obtenir.

Ces explications données, – un peu longues,mais indispensables à l’intelligence de ce récit, – revenons à nosdeux personnages, l’homme et le pithécanthrope, qui, ainsi que nousl’avons dit, se dirigeaient vers un point du vallon où on entendaitdes clameurs et des rires.

Après avoir franchi un étroit défilé formé pardeux masses basaltiques taillées à pic, comma si elles eussent étéséparées par le coup d’un glaive énorme, ils se trouvèrent tout àcoup dans une sorte de petit cirque, clos de tous les côtés par desroches inégales, disparaissant presque complètement sous destouffes vertes.

Un cri de surprise, de colère aussi, leuréchappa. La scène qui apparaissait à leurs yeux était à la fois siétrange et si burlesque que leur stupéfaction s’expliquaitd’elle-même.

Sur un tertre, au milieu du cirque, une Aapfemelle était couchée, à demi étendue sur un amas debranchages : elle avait au front une espèce de diadème fait defleurs d’un rouge écarlate, et sur son cou, sur ses épaules, à sesbras, à ses jambes, serpentaient des lacis de lianes danslesquelles étaient retenues des pépites d’or.

Autour d’elle, d’autres femelles s’étaientdisposées, avec un singulier instinct de théâtre et de mise enscène, sur les plans inclinée du monticule, et là, en des posesétudiées – plus bizarres que gracieuses, et grotesques surtout parla laideur des coryphées – semblaient les adoratrices ou plutôt lesprêtresses de l’idole choisie.

C’étaient comme des rudiments de coquetterieféminine, quelque chose de brutal, de sauvagement passionné decouleur et de lumière : où avaient-elles trouvé les morceauxde cristal de roche, les pierres brillantes aux nuancesmultiples ?

Plus maladroites encore, plus dénuées de goûtque celle qui, au milieu, figurait une sorte de reine ou de déesse,elles s’étaient en quelque sorte ligotées, engainées de pierres, depépites, de lianes et de fleurs, et à travers ce lacis, leur peaunoire et velue, à bouquets hérissés, apparaissait en sa laideurparfaite.

Puis elles minaudaient, riaient, grognaient,tournaient les yeux dont on ne voyait plus que la sclérotiqueblanche, tandis qu’avec leurs bras et leurs jambes ellesesquissaient des gestes d’une désolante inharmonie.

Mais ceci n’était rien auprès de l’incroyableet fantastique spectacle qu’offraient les Aaps mûres. Ceux-ci, àvrai dire, ressemblaient à une troupe de démons aliénés.

Debout, gesticulant, hurlant, bondissant, seculbutant, ils tournaient en une ronde sabbatique autour du tertredes déesses, tandis que d’autres, non moins fous, non moinsdéséquilibrés, tapaient à tour de bras sur des morceaux de bois,dont le son claquant arrivait, par des dissonances exaspérées, àproduire une épouvantable cacophonie.

Chose curieuse, ces primitifs avaient lanotion des différentielles sonores. Chacun avait choisi, pour samanifestation musicale, un morceau de bois, une pierre qui,frappée, donnait une note inadéquate aux autres : et les tons,et les notes se mêlaient en un tohu-bohu inextricable, d’autantplus fatigant que les résonances n’étaient que bruyantes, mates etsans prolongement vibratoire.

Mais ce qui donnait à cette orchestration uncaractère plus diabolique, c’est qu’elle s’accompagnait d’effets devoix… – et quelles voix !… Rien que des cris, venant de lagorge, de la poitrine, tantôt pareils à des gargouillements deliquides retenus dans un conduit étroit, tantôt larges, rauques,émis des profondeurs de la cage thoracique.

Et il semblait que chacun de ces êtres n’eût àsa disposition que quelques vociférations spéciales, toujours lesmêmes, et qu’il répétait dans un ordre invariable, avec plus oumoins de force, en variant seulement le rythme. Là était d’ailleursla profonde différence qui séparait ces manifestations vocales decelles des animaux sauvages, sans parler des oiseaux, bienentendu.

Tandis que le rugissement du lion, du tigre,que le sifflement du serpent, que le barrissement de l’éléphant,que le hennissement du cheval, ou le braiment de l’âne onttoujours, pour chaque individu, la même sonorité, ce qui prouvequ’ils ne sont pas maîtres de leur voix et ne la jettent que dansun effort réflexe, les Aaps au contraire semblaient calculer laportée, la durée, la périodicité de leurs cris.

Et comme justement, en ce moment, ils étaientau comble de l’exaltation, ces cris – dont les modalités étaient enmoyenne de six – mais dont les intermittences étaient innombrables– produisaient une musique de Babel, discordante, croissante,beuglante, insupportable à entendre.

Il y avait des rires qui jaillissaient commedes glapissements, tandis que tous les corps étaient agités demouvements convulsifs, et cette furie était partagée par les mâles,les femelles et les petits Aaps qui se trémoussaient en turbulencesépileptiques.

Du premier coup d’œil, Van Kock avait compris.À l’exception d’un groupe de six ou huit Aaps qui, réfugiés dans uncoin de roche, regardaient cette scène démoniaque de leurs grosyeux étonnés, presque terrifié, tous ces êtres étaient ivres.

Ivres, comment ? Certes, To-Ho savait quecertains avaient trouvé le moyen, en concassant, en écrasent desbaies facilement trouvées dans cette plantureuse végétation, decomposer une liqueur qu’ils laissaient ensuite fermenter et quiproduisait sur eux un effet d’ivresse, d’empoisonnement plutôt,dont Van Kock avait dû souvent combattre les effets, mais quijusqu’ici n’avait déterminé chez eux qu’une agitation passagère etsans caractère convulsif.

Mais jamais le pithèque n’avait vu ses frèresen cet état de monstrueuse dégradation. Ils semblaient ne rienvoir, tout à leurs chants, à leurs danses.

To-Ho courut à ceux qui étaient restés calmeset les interrogea. Il comprenait mal leurs réponses, d’autant quele langage rudimentaire qu’ils employaient entre eux comportaittrop peu de vocables pour exprimer des idées peut-êtrenouvelles.

Van Kock s’était approché, et, ayant écouté,son intelligence plus subtile le mit bientôt sur la voie del’énigme à résoudre.

« Viens, dit-il à To-Ho en leurhollandais de convention, et que nos six amis nous suiventcourageusement… »

Et il se lança résolument à travers lesgroupes de convulsionnaires, les bousculant, les écartant ;ils chancelaient, titubaient, tombaient. Mais alors que le plusfaible d’entre eux n’aurait eu qu’à saisir le docteur entre sesmains énormes pour le pulvériser, ils le laissaient faire, abrutis,stupides.

To-Ho avait obéi à l’ordre de Van Kock, etainsi tous deux étaient arrivés, suivis des Aaps sobres, jusqu’aupied du monticule sur lequel les femelles étaient juchées, et commeils cherchaient à les écarter, les mégères simiesques se blottirentles unes contre les autres, formant une phalange que défendaient,comme les hastes des soldats anciens, leurs ongles dardés enavant.

Van Kock reçut une estafilade en pleinvisage ; une d’elles s’accrocha à To-Ho, cherchant à luicrever les yeux, tandis que les autres, furieuses grinçaient desdents, griffant ceux qu’elles pouvaient atteindre, mordant etgrimaçant effroyablement.

Mais, d’une poussée vigoureuse, To-Ho et sescompagnons parvinrent à se frayer un passage, et tout à coup VanKock poussa un cri…

L’appui, le coussin moelleux sur lesquels lesguenons – car en ce moment elles ne méritaient pas d’autreappellation – étaient étendues en leurs poses poétiques, c’étaient…quatre fûts, dont trois étaient défoncés et d’où coulaient encoreles derniers restes d’une liqueur que Van Kock, le bon Hollandais,reconnut à premier odorat pour du genièvre de choix…

Les fûts avaient été crevés au hasard, lesbrutes s’étaient jetées à plat ventre pour boire, léchant même lesol imbibé… et bientôt si ivres, qu’ils ne s’étaient même pasaperçus que le dernier fût était encore intact.

Comment les fûts se pouvaient-ils trouverlà ? D’où les Aaps les avaient-ils amenés ?

« Les hommes sont-ils donc près denous ? dit Van Kock. Ah ! les misérables seront destraîtres sans le savoir et amèneront la ruine de leur pauvretribu. »

To-Ho, lui aussi, avait compris les causes decette ivresse formidable : tous avaient bu jusqu’à folie, lesfemelles comme les mâles ; celles-ci s’étaient hâtées d’allerdéterrer les pépites d’or qu’elles avaient enfouies pour lesdérober aux recherches de Van Kock.

To-Ho n’hésita pas : il alla droit au fûtqui restait et, le soulevant de ses deux bras tendus, il le juchasur son épaule ; puis, criant d’un ton d’autorité pour qu’onlui fit place, il se mit à marcher…

On comprend son dessein : il voulaitaller le précipiter dans une des crevasses de la montagne. Lescompagnons s’étaient groupés autour de lui.

Pendant ce temps, en une seconde, Van Kock,tirant de son vêtement une baguette de phœbium, avait touché lespépites d’or, éparses sur le sol : il y eut une sorte decrépitation et le métal éclata, se dissolvant en boue. Chosesingulière, chacune des parcelles d’éclat semblait douéeinstantanément des mêmes propriétés que le phœbium, et l’or sedésagrégeait par une espèce de contagion.

Les femelles, les premières, s’avisèrent del’œuvre à laquelle se livrait Van Kock, et, exaspérées, coururentpour défendre leurs trésors, se jetant à terre, ramassant la boue àpoignées, gémissant de cette transformation, essayant de sauver lespépites non encore gangrenées. Mais les derniers morceaux d’orencore restés intacts éclataient entre leurs doigts… Ellescriaient, portaient leurs mains à leur tête, à leurs épaules, commepour préserver du moins les bijoux rudimentaires qu’elles s’étaientfabriquée, et ceux-ci, à peine touchés, claquaient, s’écrasaient,s’émiettaient en une poudre brune et visqueuse…

À la vue de leur trésor anéanti, les femellesentrèrent dans une fureur indescriptible, se livrant à d’horriblescontorsions de terreur : puis, leur rage ne connaissant plusde bornes, elles se ruèrent sur Van Kock pour le déchirer.

Celui-ci reculait, se débattant de son mieux,retrouvant pour se défendre une vigueur supérieure à celle de sonâge.

Mais l’exaspération de ces furies veluesdécuplait leurs forces.

« To-Ho ! To-Ho ! cria leHollandais. À moi ! À moi ! »

Mais, de son côté, To-Ho était aux prises avecles Aaps qui, irrités de voir emporter le fût de genièvre,s’étaient jetés au devant de lui pour l’empêcher de passer.

En vain, il leur parlait. En vain, aidé parceux de ses compagnons qui, n’étant pas ivres, lui restaientfidèles, il s’efforçait de se frayer un passage, à chaque minute ledanger devenait plus terrible.

Ces primitifs – d’ordinaire si doux, indolentset indifférents – étaient affolés par cette boissonempoisonneuse.

Comment donc se l’étaient-ilsprocurés ?

C’étaient des prospecteurs qui, plus hardisque les autres, étaient arrivés à proximité de leur retraite etavaient installé, dans une gorge sauvage, un camp d’où,pensaient-ils, ils pourraient examiner le pays.

Les Aaps les avaient surpris : ils seseraient contentés de les mettre en fuite, si les Européens,épouvantés de ces apparitions fantastiques, ne s’étaient défendus àcoups de feu…

Deux Aaps étaient tombés, foudroyés. Alors lesautres, exaspérés, et d’autant plus courageux qu’ils n’avaientaucune notion du danger, s’étaient ruée sur leurs adversaires, lesavaient enveloppés et massacrés, jusqu’au dernier.

Puis, retrouvant en quelque sorte tous leursinstincts ataviques de brutes simiesques, ils avaient saccagé lestentes, brisé les armes, les outils, lacéré les étoffes, lesvêtements… jusqu’au moment où le hasard, les mettant en présencedes fûts de liqueur, leur avait révélé ce qu’ils contenaient.

On devine le reste ; comment, chargeantces petits tonneaux sur leurs épaules, ils les avaient rapportésdans leur repaire. Déjà hypocrites, et devinant par une intuitionsingulière que To-Ho ne devait pas être averti de l’aventure, ilsétaient venus se cacher dans cette partie éloignée du val, etl’orgie avait commencé. Mâles et femelles s’étaient gavés de cegenièvre brûlant dont la saveur leur était inconnue, et maintenant,ils rétrogradaient rapidement au stade des plus basanthropoïdes…

Ils n’étaient plus hommes que par l’instinctde la jouissance immédiate et perverse : sous l’influence del’ivresse, les ignobles passions de l’animal se réveillaient, et,en quelques heures, toute l’œuvre de progrès, tentée, à demiréalisée par Van Kock et To-Ho, était anéantie…

Les Aaps n’étaient plus que des singesredescendus au degré le plus intime de la bestialité, stupidementféroces.

To-Ho avait entendu le cri d’appel de son ami,de celui qu’il considérait comme son père, de l’homme qui lui avaitcommuniqué une parcelle de son humanité, et qui, dans l’obscuritéde se conscience encore ensommeillée, avait fait luire lespremières aurores du progrès…

Il avait bondi sur une roche et de là avait vuVan Kock prêt à succomber sous les attaques des forcenés.

Alors, s’armant du tonneau qu’il portait,comme d’une énorme massue, il fonça à travers les Aaps, quejusque-là il avait tenté de ménager, tant le sentiment de lafraternité peu à peu s’était introduit dans son cerveau ; maismaintenant il avait la notion d’un devoir supérieur, le salut dubienfaiteur.

Son élan fut si violent qu’il parvint jusqu’àlui, et, en quelques horions bien distribués, dispersa les femellesqui s’enfuirent vers les Aaps en poussant des cris discordants.

Ceux-ci, surexcités encore par le traitementmérité que venaient de subir leurs compagnes, se mirent à arracherdes quartiers de roche et à lapider les deux amis : cespithèques étaient robustes et sous leurs efforts, dont leur fièvredoublait l’énergie, des blocs énormes se détachaient. Ils semettaient à dix pour les hisser sur la hauteur et de là lesfaisaient rouler sur leurs adversaires qui plusieurs fois déjàavaient failli être écrasés.

To-Ho s’était placé devant Van Kock et avechabileté parvenait à détourner les coups. Mais il était évident queleur résistance ne pouvait durer longtemps.

Nous avons dit que le lieu où se passait cettescène était une sorte de cirque, enclos de toutes parts par desrochers à pic dont l’escalade était impossible.

Une seule issue : la faille par laquelleTo-Ho et Van Kock étaient entrés et qui maintenant était occupéepar les Aaps, fous de rage et décidés à tuer celui qu’ilsconsidéraient comme leur implacable ennemi, To-Ho, qui leur avaitarraché le fût de liqueur et qui maintenant l’avait brisé sur lesol, en l’y précipitant.

Les Aaps voyaient cela, le flot de breuvage serépandant sur la terre qui le buvait, l’absorbait… et deshurlements forcenés criaient leur rage et leur désappointement. Lespierres pleuvaient plus dru sur les deux amis… mais tout à coup undes Aaps eut une idée démoniaque…

Tout le cirque était occupé par de hautesherbes, très sèches.

Il y avait eu soudain un arrêt dans l’attaque.Était-ce une accalmie ? L’épuisement avait-il raison de lafureur ? Était-ce la paix prochaine ? L’illusion nepouvait exister : car si To-Ho et Van Kock hasardaient un pasvers l’entrée du défilé, aussitôt la lapidation recommençait, plusviolente et plus dangereuses.

Déjà To-Ho avait été atteint en plein crâne etson sang coulait.

Van Kock avait été renversé et n’avait pu seredresser qu’à grand’peine.

« Mais que font-ils donc ? murmurale Hollandais à l’oreille de son compagnon. Voyez ce petit groupequi se cache derrière les assaillants et autour duquel les femelless’empressent, avec des gestes de curiosité et d’admiration… ma vueest affaiblie… je ne puis distinguer… »

To-Ho était monté sur la tertre,regardant.

Tout à coup, il poussa une exclamation desurprise, de terreur :

« Vou ! Vou ! »cria-t-il àpleins poumons.

Et ce mot, qui était le rudiment du mothollandais vuur, signifiait le feu !

Van Kock comprit et cria à son tour :

« Nous sommes perdus ! et c’est moiqui leur ai appris cela ! »

Cela, c’est-à-dire la manière de produire dufeu, en faisant tourner violemment une pointe de bois dans uneplaque d’arbre dur et sec. Et soudain la réalité leur prouva qu’ilsavaient bien deviné.

Les Aaps étaient parvenue à enflammer unetouffe d’herbes sèches et, avec des clameurs sauvages, ils venaientde mettre le feu aux broussailles du cirque…

Il y eut une série de crépitations, de petitesdétonations multipliées, puis soudain la flamme jaillit,étincelante, conquérante, et avec une rapidité prodigieuse elle sepropagea, courut, en cercle d’abord, le long des roches,enveloppant les deux amis d’un anneau d’incendie…

To-Ho et Van Kock voyaient cela etfrissonnaient.

C’était la mort, la mort douloureuse ethorrible !

La fuite ? elle était impossible !Les Aaps, – que leur instinct démoniaque ne trompait pas –fermaient le défilé, prêts à s’enfuir dès que l’œuvre sinistreserait accomplie… ils saluaient de leurs rugissements féroces lavictoire de leur lâcheté… les femelles les excitaient, montraientle poing aux deux condamnés et lançaient des crachats dans leurdirection…

Le feu accomplissait son œuvre :maintenant c’était dans les broussailles des grondements sourds.Parfois il semblait que la flamme se fût arrêtée, mais la fumée quisortait au-dessus des brindilles prouvait qu’elle continuaitsournoisement son chemin, et c’était tout à coup comme des fuséeshorizontales qui traçaient dans la végétation des lignesd’incendie.

Peu à peu, l’espace encore indemne serétrécissait. To-Ho et Van Kock fuyaient devant le fléau qui lespoursuivait, les cernait. Le pithèque s’était lancé dix fois àl’assaut des roches, mais il était retombé…

Van Kock, concluant à l’impossibilité del’effort, restait calme, la tête inclinée sur sa poitrine, pensifet comme absorbé par une méditation intérieure.

Il y eut un nouveau jaillissement defeu : tout l’espace qui se trouvait au fond du cirque brûlait,et les victimes étaient repoussées vers le défilé où les Aaps lesattendaient, pour les repousser dans la fournaise.

À ce moment, les six pithèques qui, depuis lecommencement de cette scène, avaient refusé de faire cause communeavec leurs congénères se séparèrent, avec leurs compagnes, dugroupe des assaillants et coururent vers To-Ho.

Ils venaient mourir avec lui.

Et pour accomplir leur sacrifice, ilsarrivaient à peine à temps, car maintenant, entre la limite del’incendie et l’entrée du défilé, il restait à peine une dizaine demètres, plus dénudés d’ailleurs et où le feu n’avait pas deprise.

C’était quelques minutes de répit, car lachaleur se faisait intolérable et, en ce peu d’espace, la stationétait impossible…

Pourtant To-Ho voulut faire une dernièretentative. Le malheureux, qui tant de fois s’était dévoué pour sescompagnons ; qui avait rêvé de les élever peu à peu à un stadesupérieur à l’animalité ; qui, dernier survivant d’une racedont l’origine se perdait dans les origines de la terre, avait lanotion d’une vie plus intime, d’une cérébralité plus large dont unvague reflet s’était glissé jusqu’aux intimités de son être, To-Hocontemplait son œuvre perdue…

Il voyait le martyre de Van Kock dont labonté, la patience lui avaient ouvert des horizons moraux jusque làinconnus : de ses fidèles qui, moins évolués que lui,cependant prouvaient par leur admirable sacrifice qu’ils étaientdignes de monter plus haut dans l’échelle des êtres…

Et puis il pensait à sa compagne, à l’enfantdes hommes qu’il avait voulu sauver – et que ces brutes tenaientdans un stupide paroxysme de vengeance.

Il parla, il adjura ses compagnons, ses amis,ses frères de renoncer à leur dessein barbare. Il les suppliait deleur livrer passage.

Il employait alors la langue des pithèques,faite de modulations, de grondements, et dans son désespoir, cettelangue que Van Kock était parvenue à comprendre révélait, dans sesexpressions incomplètes et rudimentaires, une grandeur douloureuseet presque sublime…

Des huées, des vociférations, des discordancesâpres et croissantes lui répondirent…

Il était condamné et, avec lui, Van Kock etses amis :

« Ma pauvre Waa ! »murmura-t-il en se tournant vers le Hollandais.

Mais celui ci, tressaillant comme s’ils’éveillait d’un profond sommeil, regarda autour de lui… la mort –et quelle mort ! n’était plus qu’une question de minutes, desecondes peut-être…

« Ma foi ! tant pis ! cria-t-ilà son tour. Jamais je n’ai tué personne – mais puisqu’il lefaut… »

Il avait brandi la baguette de Phœbium dont ilne s’était pas dessaisi.

Elle était munie à l’intérieur d’un ressorttrès habilement ménagé, et qui pouvait lancer la terrible substanceà une distance assez longue… Il hésita encore un instant :justement To-Ho reçut en plein corps, à ce moment même, une pierrequi, sous le choc, le plia en deux… il n’y avait aucun quartier àattendre…

Van Kock brandit son arme et déclencha leressort…

Le morceau de Phœbium alla frapper de biaisune des roches du défilé et ricocha sur l’autre côté… Etinstantanément toute la masse se dégagea, s’effondra, se pulvérisa,enfouissant dans sa chute de boue noire les Aaps qui n’avaient pasmême conçu la notion du danger…

En même temps, des deux côtés, grâce àl’écroulement, des voies s’ouvraient…

« En avant ! » cria VanKock.

Le petit groupe s’élança ; au moment oùil parvenait à l’issue miraculeuse, le cirque s’enflamma toutentier…

Mais ils étaient sauvés…

To-Ho et Van Kock coururent, hors d’haleine,jusqu’au sommet de la colline… Waa était auprès de George… ilsn’avaient rien vu, rien entendu… l’enfant des hommes jouait avec lapithèque, qui était toute joyeuse.

Chapitre 4

 

La catastrophe du défilé avait eu desrésultats terribles.

La population du Aapland s’était trouvée toutà coup réduite à une vingtaine de familles : et chez ceux quiavaient été témoins du cataclysme, la terreur avait produit unesorte de dépression nerveuse qui se traduisait par une régression àl’état animal.

To-Ho lui-même avait reçu le contre-coup decette terrible secousse : certes il ne reprochait pas à VanKock l’acte libérateur auquel il devait la vie et celle de sesamis : mais, malgré lui, le vieil Hollandais lui inspiraitmaintenant un sentiment d’épouvante dont il ne pouvait sedéfendre.

C’est qu’aussi jamais Van Kock ne lui avaitrévélé les effets foudroyants du Phœbium dont il croyait le pouvoirlimité à la destruction de l’or. Dans cette tête fruste, où leslobes cérébraux ne fonctionnaient que dans un engourdissement, lesidées très lentes ne s’affirmaient qu’après un long enfantement,comme si elles dussent d’abord, par un travail patient, êtredégagées de leur gangue.

Van Kock lui apparaissait maintenant comme unêtre doué d’une puissance colossale, appartenant à la race bizarre,effrayante qu’il n’avait entrevue qu’à travers un brouillard desang. En vain le brave Hollandais, qui, en somme, ne s’était laisséentraîner à son œuvre de destruction que pour l’arracher à la mort,pensant plus au pithèque et à ses amis qu’à lui-même, s’efforçaitde le ramener à une plus saine intelligence des choses.

To-Ho lui témoignait toujours la mêmeaffection : mais Van Kock s’apercevait que lorsque le primitifs’entretenait avec lui, une angoisse inexpliquée hérissait son poilfauve.

L’enfant cependant les rapprochait : lejeune George, remis enfin de ses terribles fatigues et de sesangoisses, bien vite s’habituait au monde étrange dans lequel ilvivait. La bonne Waa, d’ailleurs, subissait tous ses caprices et decette inlassable complaisance, il avait abusé bien vite avecl’inconscient despotisme des enfants gâtés.

To-Ho et sa compagne, comme les autres Aaps,apparaissaient à George comme des êtres inférieurs, des animaux surlesquels sa qualité d’homme lui conférait une autorité sanslimite.

Van Kock ne lui était point sympathique :outre que le centenariat approchant l’enlaidissait à souhait, ilétait certain que la continuelle fréquentation des pithèquesimprimait à sa physionomie, à ses allures, un caractèreparfaitement simiesque. Ainsi les époux arrivent, par une longuecommunauté d’existence, à se ressembler physiquement.

Les cheveux et la barbe hirsutes, la faceplissée de mille rides croisillées, Van Kock – pour être franc –était plus laid qu’un singe, et la bonté de son regard intelligentne compensait pas aux yeux du jeune homme la bizarrerie grotesquede son extérieur.

Puis Van Kock avait à ses yeux un autredéfaut.

L’éducation de George était plus querudimentaire : ce n’était pas auprès de Kota-Rajia qu’il avaitpu acquérir des connaissances bien étendues et le vieux Hollandaisavait entrepris de lui apprendre les éléments des sciences,particulièrement chimiques et naturelles.

Mais le jeune homme – l’enfant pour mieux dire– aimait beaucoup mieux aller faire dans les montagnes, à traversla forêt, de longues excursions avec To-Ho qui, en son instinct depaternité retrouvée, ne savait rien lui refuser.

Aussi To-Ho était un professeur de gymnastiquecomme il s’en pouvait difficilement trouver : la course, lesaut étaient des jeux pour lui, et George était devenu bien vite unélève émérite.

Une façon de langage s’était instituée entreeux, aidée d’une pantomime expressive. Naturellement le nombred’idées dont disposait To-Ho n’était pas considérable, mais, en cessolitudes, aucun intérêt n’en exigeait davantage. George s’amusait,riait, courait, se plaisait à inventer mille tours par lesquels iltaquinait le bon pithèque dont la naïveté lui était un perpétuelsujet de joie…

Très fier de son humanité, ayant compris – àpeine ce que Van Kock lui avait expliqué de la situationintermédiaire occupée par To-Ho dans l’échelle des êtres, ilcherchait parfois à l’étonner en lui parlant de la civilisationhumaine, du luxe des villes, de la grandeur de l’industrie :surtout, en raison de son éducation première et de sa jeunesse, ilavait l’admiration de la guerre et s’efforçait de faire comprendreà To-Ho la gloire des batailles, les beautés de l’histoiremilitaire.

To-Ho écoutait : il se rappelait, eneffet, avoir vu à Kota-Rajia des hommes qui se ruaient sur d’autreshommes, tandis que l’air éclataient d’épouvantablesdétonations : les êtres tombaient dans des mares de sang… ilavait vu tout cela. Il se souvenait aussi de ce personnage à laface impassible, couvert d’or et de pierreries, et qui, pendant desheures, le frappait et le torturait.

Et le pithèque paraissait très ridicule àl’enfant des hommes, parce qu’il ne semblait pas se passionner auxrécits de guerre et de massacres.

Du reste, l’imagination de To-Ho n’arrivaitpas à évoquer les spectacles grandioses que George cherchait àdécrire : et quand George avait longtemps parlé et gesticulé,le pithèque cueillait un beau fruit mûr, odorant et coloré, et lelui tendait avec un bon rire.

« Ça, bon ! » disait-ilsimplement.

Aussi, aux tableaux de richesses, desplendeurs européennes que George lui étalait complaisamment,To-Ho, en l’âme de qui ces notions restaient vagues et obscures, nerépondait qu’en montrant d’un geste large le ciel profond etlumineux, les montagnes aux reflets bleus, les arbres énormes etvivants, et aussi le soleil dont le disque rayonnant éclatait dansl’immensité.

« Mon vieux singe, lui disait George enlui tirant les oreilles, tu ne seras jamais bon à rien. »

Le pithèque riait, content de cettefamiliarité un peu méprisante, mais qui était une caresse.

La vie était d’ailleurs si facile, lanourriture si savoureuse et si abondante, que George en arrivait àoublier son passé : assez habile de ses mains, il passait sontemps à tresser des lianes et avait construit une sorte de mobilierà son usage : l’excellente Waa, était ravie.

Dans une excavation de rochers, George avaitcréé une véritable chambre à coucher, toute tendue de nattes, avecdes rudiments de meubles en bambous, et c’était un des plaisirs deWaa que de venir le réveiller le matin dans son lit qui avait – mafoi – bonne tournure, étant capitonné de fougère que la bonne Aapallait choisir pour lui parmi les plus douces et les plusmoelleuses.

To-Ho – et c’était un perpétuel sujet deraillerie – préférait coucher sur un arbre, entre les branches lesplus hautes. Waa, plus sybarite, se blottissait dans les feuillesimmenses du Taolak, qu’elle roulait autour d’elle comme descouvertures.

Van Kock, lui, couchait sur la terre, devantla porte de son laboratoire dont nul ne franchissait le seuil etdont George, d’ailleurs, ne cherchait pas à pénétrer le secret,ayant, en sa qualité d’homme, un fonds de craintesuperstitieuse.

Cependant, plusieurs fois la curiosité dujeune homme s’était éveillée : comment se faisait-il que de lacabine fermée du vieux Van Kock, il sortit de la fumée, alors quejamais To-Ho ni ses amis ne faisaient de feu depuis l’aventure ducirque qui avait amené la catastrophe que l’on sait ? Il avaitquestionné To-Ho qui n’avait pas voulu répondre nettement.

Le feu lui avait fait trop de mal, lui coûtaittrop de remords pour qu’il voulût renouveler la terribleexpérience. Seul, Van Kock avait le droit d’en allumer, et encorele faisait-il chez lui, portes closes.

George, à qui personne n’avait raconté ce quis’était passé, s’étonnait donc, s’irritait de n’avoir point de feuà sa disposition, d’autant qu’il lui était venue une idée assezsingulière. Ayant trouvé des poignées d’herbe séchée quiressemblaient à du tabac et qui dégageaient une odeur forte etaromatique, une envie irrésistible s’était emparée de lui. Ilvoulait fumer.

To-Ho n’entendait rien à son désir ets’obstinait à ne point lui montrer le moyen d’enflammer le bois.George, instinctivement, avait bien essayé le frottement, mais ildemande une vigueur et une persévérance qui lui manquaient ;le hasard devait le servir. Il découvrit une sorte de champignondont la chair lui rappela l’amadou, dont il avait vu son père seservir pour allumer sa pipe.

Mystérieusement, il se mit à l’œuvre,cherchant les silex les plus durs : quand il avait été sauvépar To-Ho, il avait dans sa poche un petit couteau d’enfant qu’ilavait depuis jeté à l’aventure. Il le retrouva et s’improvisa ainsiun briquet avec lequel il battait les pierres, et, finalement, unjour il parvint à faire jaillir des étincelles qui enflammèrent leslames séchées de l’agaric.

To-Ho ne se trouvait pas auprès de lui et,comme il cherchait son jeune compagnon, allant de branche enbranche pour l’apercevoir de plus loin, il le découvrit tout à coupqui, très gravement, jetait dans l’air des spirales de fumée.

Le pithèque eut une horrible peur. L’enfantdevait être malade. Que pouvait être ce phénomène inconnu ?Avoir un incendie dans l’estomac ! To-Ho bondit vers l’enfantet, d’un mouvement instinctif, arracha de ses lèvres le cigare –très primitif, d’ailleurs – fabriqué de feuilles sèches.

Exaspéré, George se jeta sur lui, le battant,cherchant – tant il était furieux – à lui faire du mal, à sevenger. To-Ho ne s’irrita pas, il le prit par le milieu du corps,le mit sous son bras – il avait alors quinze ans et s’étaitvigoureusement développé – et le porta à Van Kock à qui il expliquason émoi.

Le vieux Hollandais, déplié par l’insouciancedu jeune homme, par son indifférence aux sciences, s’était peu àpeu désintéressé de lui, poursuivant solitairement les recherchesqu’il avait entreprises.

Quand To-Ho eut remis George sur ses pieds et,en son langage primitif, eut décrit le phénomène auquel il avaitassisté, Van Kock se montra d’abord surpris. Il interrogea le jeunehomme qui, maté par la vigueur du pithèque, ne songeait plus à serévolter : il raconta l’aventure et montra le couteau qui luiavait servi de briquet.

Van Kock fronça les sourcils : cettedécouverte pouvait avoir des conséquences fatales pour la tribu –déjà si appauvrie – des Aaps ; les herbes choisies au hasardpouvaient renfermer des principes toxiques, l’enivrement pouvaitvenir et provoquer une nouvelle catastrophe. Il confisqua lecouteau.

George, furieux, cria, tempêta, menaça. VanKock resta impassible et rentra chez lui. Le jeune homme eut unaccès de rage folle, se rua sur la porte qu’il voulut enfoncer. Ilfallut que To-Ho l’attachât et il ne se calma qu’à la longue…

Mais de ce jour-là, quelque chose s’étaitbrisé entre lui et To-Ho. En vain celui-ci redoublait de bonté,cherchant à varier les distractions, se complaisant à satisfairetous ses caprices.

George se sentait de plus en plus devenirhomme : il repoussait presque brutalement les avances de celuiqu’il appelait tout bas une brute.

Une autre circonstance, développant cetteantipathie qui se doublait d’ingratitude, amena une crise.

Au cours de ses pérégrinations qui, parfois,l’éloignaient de la hutte assez pour que To-Ho s’inquiétât, Georgetrouva dans le lit desséché d’un torrent quelques pépites d’or… Sijeune qu’il eût été arraché à la vie des hommes, il avait déjà dansla tête, dans le sang, – pourrait-on dire – le respect, l’amour, lapassion du précieux métal.

Il avait ramassé avidement les pépites etétait revenu, tout orgueilleux, les montrer au pithèque.

To-Ho, en qui manquait l’initiativeintellectuelle, pensait, agissait mécaniquement en quelque sorte,et par action réflexe ; et comme George, enthousiasmé,déposait devant lui la matière brillante, le pithèque,instantanément, saisit la baguette que Van Kock lui avait confié ettoucha l’or, qui s’effrita, se désagrégea, tomba en boue.

C’en était trop !… George s’exaspéra, etencore Van Kock fut appelé.

Cette fois, le centenaire parla.

« Mon enfant, dit-il, tu ne comprendsrien à ce qui se passe ici : tes instincts d’homme t’empêchentde savourer le bien-être au milieu duquel tu vis. J’ai déjà tentéde t’expliquer que ces êtres primitifs ont l’insigne bonheur de nepas connaître nos passions mauvaises.

« Ils ignorent l’ambition, la jalousie,la guerre. Au milieu de l’adorable nature dont l’effluve lesenveloppe, ils sont heureux de vivre et ne demandent rien deplus : c’est pourquoi je les admire et je suis resté parmieux. Tu les considères comme des brutes, et tu as tort ; carévadés de l’animalité, ils en ont perdu les férocités brutales, etn’étant pas encore parvenu à l’humanité, ils n’ont pas encoreacquis les perversités que tu connais bien toi-même, puisque c’estaux cruautés humaines que tu dois la mort de ceux que tu aimais etqui t’aimaient.

« Peut-être t’es-tu déjà étonné que je neleur aie pas révélé maint secret de la civilisation qui, selon toi,aurait amélioré leur sort : oui, autrefois, j’ai fait ce rêvede les élever peu à peu – je disais élever en ce temps-là – à lacondition d’hommes plus évolués…

Je leur ai appris les rudiments d’une langue,ils s’en sont servis pour se menacer et s’injurier ; je leurai appris à faire du feu à l’aide de deux morceaux de bois, et ilsont voulu me brûler comme un hérétique… j’ai appris à leursfemelles à se vêtir de lianes et de feuilles, et la mauditecoquetterie a failli provoquer des violences et des meurtres…

« Enfin, l’or trouvé à fleur de terre lesavait séduits, et déjà ils devenaient avares et entassaient destrésors, d’où à courte échéance la guerre civile etl’asservissement des pauvres par les riches…

« C’est pourquoi, mon fils, j’ai apprisau plus sage à tuer l’or, comme l’ennemi le plus dangereux qu’ilspussent rencontrer !…

« Car je ne t’ai pas encore toutdit : les hommes, en leur passion de richesse, en leur aviditétoujours en éveil, ne sont pas sans avoir deviné qu’en ces contréesvierges, sous le soleil éblouissant, – qui est la vie de laplanète, – le métal le plus parfait, qui est l’or, naît, croit,grandit plus vite qu’ailleurs. L’immobilité même, le silence quirègnent en ces régions heureuses permettent à la nature de parfaireen toute liberté son œuvre mystérieuse…

« En ces solitudes, l’or abonde… leshommes le pressentent, le savent, et déjà vingt expéditions ont étépréparées, dirigées vers ces plateaux encore inaccessibles, maisque demain l’industrie humaine livrerait à l’exploitation desmineurs.

« Et si le fait se produisait, si la ruéehumaine envahissait cet Éden de paix et de bonheur, les premièresvictimes seraient ces êtres aimants et bons qui relient la barbarieanimale à la trop intelligente humanité.

« J’ai déjà essayé de t’expliquer toutcela : tu n’as pas voulu m’entendre. Tu es homme et tu n’espas arrivé comme moi à la sérénité scientifique qui donne la bontéet la justice, suprêmes…

« Oui, j’ai fait de To-Ho un tueur d’or,pour qu’il n’eût pas un jour la pensée de se faire tueurd’hommes.

« Il se défend, il défend sa tribu enanéantissant ce qui appelle, ce qui entraîne, ce qui affole leshommes… il combat l’invasion à la suite de laquelle parviendraientici l’alcool et ses fureurs, – j’en ai eu la prouve, – la luttesous toutes ses formes, le despotisme, l’exploitation du faible etla mort…

« Ces êtres – que tu dédaignes – neconnaissent pas la bataille pour la vie, qui fait de la terre deshommes un champ de carnage ; ils sont bons, parce qu’ils ont àprofusion ce qui suffit à leurs besoins et qu’ils ne s’en créentpas d’artificiels.

Ils s’aiment les uns les autres, s’aident etse secourent, parce qu’ils ne se connaissent pas d’autresadversaires que les fauves des forêts ou les forces aveugles de lanature…

« Et j’ai tout tenté pour que ce bonheurleur fût conservé…

« Enfant des hommes, m’as-tucompris ?… »

George, d’abord, avait protestésilencieusement contre ces exhortations qui, en somme, venaient àl’encontre de son caprice immédiat ; mais il n’était enréalité ni inintelligent ni méchant, et à mesure que le vieillardparlait, sa physionomie se détendait. Peu à peu la grandeur, lasimplicité de ces idées le pénétraient, s’infusaient en lui ;il comprenait toute la distance qui séparait ces hommes qu’il avaitvus furieux, féroces, poussant des cris de mort, se ruant sur lesfaibles, et les primitifs si doux et si patients…

To-Ho avait écouté, lui aussi, avec uneattention en quelque sorte douloureuse : car, à voir lacontraction de ses traits, le plissement de son front, il étaitévident qu’il comprenait à peine les paroles de Van Kock ;mais toutes les fibres de son cerveau, toutes les énergies de sonintellect obscur se tendaient comme les cordes d’un instrument quivibre à se rompre.

Il savait seulement qu’il y avait quelque partdes êtres, à peu près semblables à lui, violents et cruels, etqu’ils étaient attirés par l’or : oui, il étaitconsciencieusement le tueur d’or, l’ennemi de l’ennemi.

Et, regardant George, il se demandait si lesparoles nombreuses, qu’il comprenait à peine, arrivaient àconvaincre cet enfant des hommes qu’il aimait de tout son instinctde primitif, et qui, lui, n’était pas, ne pouvait pas être unennemi…

« M’as-tu compris ? répéta Van Kock.Je l’espère. Maintenant, écoute ceci : en fait, tu es libre.Si tu le veux, je te reconduirai, moi, parmi les hommes, car nuln’a ici le droit de te retenir prisonnier contre ton gré… oui, jete mènerai jusqu’à l’extrême limite de l’Aapland, et jet’enseignerai le moyen de rejoindre tes congénères… du moins mepromets-tu de ne pas nous trahir ?…

– Moi ! s’écria le jeune homme. Ah !pouvez-vous me croire capable…

– Tu es homme, te dis-je, et une fois parmiles hommes, ressaisi par la perversité du milieu, tu te souviendraspeut-être qu’il y a dans ce pays des richesses immenses… tuparleras, des expéditions se formeront et tu leur serviras deguide… je te le dis, nous lutterons désespérément… La science,grâce à mon travail de soixante années, m’a livré des secretseffrayants et, s’il le faut, nous soutiendrons un siège qui coûteraplus cher que les plus sinistres épisodes des guerres humaines…Voilà donc ce que tu peux faire… libre, va vers les hommes etparle… sinon reste au milieu de nous… travaille, demande au sphinxde la nature la solution de ses plus troublantes énigmes… vis dansl’admirable jouissance du labeur intellectuel, dans le bien-êtreadorable que te donne la complaisante nature…Choisis !… »

Dans un élan d’enthousiasme juvénile, Georgetendit ses mains à Van Kock et s’écria :

« Je reste ! »

Chapitre 5

 

Les années passèrent.

Une transformation complète s’était opéréedans le caractère de George Villiers.

Son insouciance encore enfantine avait faitplace à la passion d’apprendre : encore, pendant quelquetemps, Van Kock s’était montré défiant, puis, peu à peu, il avaitmieux apprécié celui qui ne demandait plus qu’à être son élève…

Mais il était un point sur lequel, sans biens’en rendre compte, le maître et l’élève n’étaient pas en parlaitaccord : pour Van Kock, évadé de la société humaine, toutesles théories se limitaient, quant à leur application, au très petitgroupe au milieu duquel il vivait.

Tout entier à ses spéculations, il rêvait decréer, de par cette souche d’anthropoïdes, une race nouvelle, qui,peu à peu évoluée jusqu’à la complète cérébralité, prendraitpossession de la terre et s’y établirait en réalisant le rêveutopique de la société équitable et justement équilibrée ; oùtous ces hommes nouveaux, enfants directe de la nature,ignoreraient les dissensions et les compétitions sociales ; oùnul ne dominerait, où nul ne songerait à s’enrichir et où régneraitseulement la solidarité universelle, dans son expression la pluscomplète et la plus pure.

George, l’écoutant, avait saisi toute lagrandeur, toute la beauté de ces théories dont la réalisation,disait Van Kock, serait facilitée par l’emploi des substances parlui découvertes, et dont la puissance défierait touterésistance.

« Si bien, objectait le jeune homme, quepour donner corps à votre rêve, il faudra d’abord détruire la racehumaine, anéantir tous les mouvements de ses civilisations…

– Pourquoi non ? répliqua le vieilutopiste. Nos Aaps n’auront-ils pas bientôt repeuplé la terre… ets’ils ne construisent pas de monuments, du moins dans leurscolonies de huttes et de champs nul ne sera plus exposé à mourir defaim…

– Et pour cette œuvre de bonté, vousn’hésiteriez pas, s’il vous en était donné le pouvoir, à anéantirdes millions d’être humains ?

– Pour que l’humanité recommence !Certes !

– La mesure me paraît quelque peu radicale,objectait George en riant. Mais passons à un autre ordre d’idées…N’avez-vous pas remarqué, cher maître, que cette race sur laquellevous comptez pour régénérer le monde semble décliner tous lesjours ? Ne dirait-on pas qu’une sorte d’épidémie s’abat surelle : la mort fait chaque jour des vides parminous… »

C’était vrai. La tribu des Aaps diminuait sanscesse. Les enfants ne grandissaient plus et leurs mères hurlaientsur leurs cadavres. Les mâles maigrissaient jusqu’à l’étisie, et onles voyaient s’asseoir tristement au bord des précipices etregarder dans le vide, comme si le gouffre les attirait ; mêmequelques-uns s’étaient laissés entraîner par ce vertige.

Que se passait-il donc ? À quoi attribuercette subite dégénérescence ? Était-ce, comme Van Rock l’avaitmurmuré à l’oreille de George, la présence de l’homme qui, par onne sait quel phénomène mystérieux, souillait, empoisonnait enquoique sorte l’air vital et le rendait impropre à l’existence deces créatures inférieures.

To-Ho lui-même vieillissait : son torseénorme se pliait, non que sa force eût diminué, non que son agilitéfût devenue moins vigoureuse, mais il semblait qu’une pensée, qu’ilne pouvait pas formuler, pesât sur lui et l’accablât.

George était devenu un jeune homme. Waa,jugeant sans doute qu’il n’avait plus besoin d’elle, le contemplaitmaintenant avec un respect craintif.

La solitude, si belle cependant de toutel’exubérance de la nature, devenait silencieuse, lourde.

Un jour, To-Ho s’arrêta devant George qui,tout joyeux, car la jeunesse lui tenait lieu de toute philosophie,revenait d’une excursion à travers les gorges les plussauvages :

« Va-t’en ! lui dit brusquement lepithèque.

– M’en aller, et pourquoi ?…

– Parce que tu es un homme !…

– Je ne te quitterai jamais… »

L’Aap réfléchit, puis reprit :

« Explique-moi au juste ce que c’estqu’un homme ! »

George le savait à peine : depuis delongues années, il vivait de la vie sauvage, à ce point que, soussa longue chevelure, sous sa face encadrée d’une barbe déjàtouffue, il avait presque pris l’apparence de ceux au milieudesquels il s’était fixé. Seulement sa peau blanche et lisserestait un caractère indélébile. Cependant il essayait de plaiderauprès de To-Ho la cause de sa race.

Mais à tous ses souvenirs d’enfance semêlaient des scènes de violences et de carnage : tout petit,il avait été traqué avec sa mère et sa sœur comme une bête sauvage.Puis, encore une fois, les hommes avaient voulu l’égorger, lui ettous ceux qui lui étaient chers.

« Hommes cruels ! répétaitTo-Ho.

– Non ! non ! pas tous… Mon pèreétait vaillant et doux… ma mère apparaît dans ma mémoire comme unange de grâce et de bonté !…

– Tu m’as dit que les hommes les ont tués…

– C’est vrai ! »

Et peu à peu, dans l’âme de George, la terreur– la haine – de l’homme s’implantait. Comme Van Kock, comme To-Ho,il en était arrivé à redouter l’invasion de l’Aapland par cetterace dangereuse…

Van Kock leur disait sans cesse :

« Tuez l’or… partout où vous letrouverez… car il est l’amorce qui attire les hommes… c’est lui quiles appelle, et pour le conquérir, ils ne reculent devant aucuneviolence, devant aucun crime… »

Maintenant le meurtre de l’or était devenuchez To-Ho une idée fixe.

Dans ce cerveau fruste, – et incapable decombattre une pensée par une autre, – l’instinct de la conservationétait tout-puissant : sans cesse il errait autour du domaineque la nature avait assigné à ses congénères et qui chaque jourdevenait trop large pour les suivants. Il guettait l’or, ledevinait, le sentait et, armé de la baguette de Phœbium, ildétruisait les moindres parcelles qu’il rencontrait.

George avait fini par s’intéresser à cettechasse, d’autant qu’elle les entraînait tous deux à des distancesparfois considérables de leurs huttes et que c’était bonheur pourle jeune homme de se livrer à ces sports de fatigue etd’agilité.

Et voici qu’un jour, comme George s’étaitaventuré sur la cime d’un pic qui dominait une plaine ardue, il sedressa surpris et, à grands gestes, appela To-Ho qui, penché versle sol, cherchait à reconnaître les traces bien connues quidécelaient la présence de l’or.

L’appel du jeune homme était si pressant quele pithèque crut à un danger immédiat. D’un bond prodigieux, il selaissa tomber près du jeune homme, prêt à le défendre, et regardadans la direction que celui-ci indiquait.

Des silhouettes se profilaient, suivant unsentier à peine tracé à travers les épais buissons.

Des hommes ! C’étaient deshommes !

Ils marchaient en file indienne, ayant aveceux des chevaux de bât qui portaient des tentes, des ustensiles,des outils…

« Ho ! eux ! eux ! »gronda To-Ho en brandissant son poing énorme.

George était resté immobile, pensif,attristé.

Il ne pouvait pas s’y méprendre :c’étaient bien ceux de sa race qui hardiment s’aventuraient dansces solitudes, et pour les mieux voir, pris d’une angoisse dont ilne pouvait expliquer la nature, – faite à la fois de crainte et deje ne sais quelle involontaire attraction, George s’avança sur lacrête du rocher, regardait de tout ses yeux.

Les hommes, – car ils ne s’étaient pas mépriset c’était bien à la race redoutée qu’appartenaient ces inconnus, –semblaient indécis, marchaient comme au hasard, arrêtés d’ailleursà chaque pas par les lianes inextricables qui s’enchevêtraient etopposaient à leur marche une barrière presque infranchissable.

Malgré lui, George se penchait, se penchait deplus en plus, obéissant à une aimantation qui était irrésistible…des hommes ! c’était à cette famille d’êtres qu’ilappartenait ! et soudain lui revenaient des souvenirsattendris…

Non, non ! les hommes n’étaient pas tousméchants ! car dans les temps de son enfance, il avait étéaimé, choyé, caressé… N’appartenait-il pas à la race des hommes, lepère si doux, qui autrefois le tenait dans ses bras, qui lepromenait, juché sur ses larges épaules ?

N’était-ce pas une femme que Louise Villiers,– sa mère, – dont la complaisance jamais ne s’était démentie, quis’était sacrifiée au bonheur, à la sécurité de sesenfants ?

N’était-ce pas enfin une petite, toute petitefemme que Margaret, sa sœur aimée, dont il s’était fait leprotecteur et qui riait de si bon cœur à ces gaietés degamin ?…

Et aussi il revoyait la case, sur les bords dugrand fleuve, où si longtemps des hommes et des femmes quin’étaient pas tout à fait semblables aux Européens, mais quiétaient bons, eux aussi, les traitaient comme s’ils eussent été deleur race !

Non, non, les hommes n’étaient pas tous desmonstres de cruauté… George, à la vue de ces inconnus qui venaient,sentait son cœur battre plus fort, des larmes monter à sesyeux.

Et soudain, tandis que To-Ho, qui ne pouvaitdeviner cette émotion, dardait sur la petite troupe ses regards àla fois inquiets et haineux, voici que George, sans réfléchir, sanssavoir pourquoi il agissait, comme saisi par une main invisible quil’attirait en avant, se jeta à corps perdu sur la déclivité de laroche, s’accrochant à une anfractuosité, saisissant une racinejaillie entre deux pierres, sans souci du péril d’une chuteeffroyable…

To-Ho vit cela, crut d’abord à unaccident : le pied lui avait manqué, il allait se butter lecrâne sur le sol… Et en bon pithèque, mû par ce sentiment depaternité qui s’était imposé à lui, se jeta à son tour, plus agileencore, plus téméraire, franchissant des distances que Georgearrivait à peine à atteindre.

Mais le jeune homme avait une forte avance… iltoucha terre le premier, et là se mit à courir de toutes ses forcesdans la direction des inconnus…

To-Ho, d’un bond énorme, était venu rouler surla terre, était resté un instant étourdi : mais, bien vite, seredressant, retrouvant toute son énergie, s’était élancé sur lestraces de George…

Pourquoi cette fuite ? pourquoi cettecourse ? To-Ho ne le comprenait pas… il appelait de toutes sesforces, lançant à plein poumons le nom qu’il avait donné à George…Go ! Go !

Mais lui n’entendait pas, ne voulait pasentendre… L’attraction à laquelle il obéissait était siirrésistible que nulle puissance au monde ne pouvait l’arrêter… ilallait, il allait !…

To-Ho parvint à le devancer, et, se ruant surson passage, voulut le saisir par le bras…

Il l’atteignit, le toucha… mais il avait sigrand’peur de lui faire du mal !

La pression ne fût pas assez forte :George, dont la surexcitation nerveuse décuplait les forces, sedégagea… et encore s’enfuit plus vite…

Aussi, ils arrivèrent, l’un poursuivantl’autre, sur une large dalle de pierre qui surplombait la route oùles hommes passaient… encore un effort et George touchait à sonbut… déjà il criait, il appelait…

To-Ho avait bondi auprès de lui, résolu, parinstinct de défense, à employer cette fois toute sa vigueur,dût-il, pour ce qu’il considérait comme le salut commun, faire actede brutalité…

À ce moment, tous deux se dressaient, ensilhouettes très visibles, sur l’aspect du ciel…

On entendit d’autres cris : c’étaient leshommes qui les poussaient, répondant aux appels de George par desclameurs de mort… Ils les avaient vus !

Ils s’arrêtèrent, des armes furent braquées etune explosion crépitante se fit entendre…

George, atteint, tomba !…

To-Ho avait déjà entendu, là-bas, auprès dukraton malais, ces bruits qui ressemblaient à celui dutonnerre…

Les hommes ayant vu tomber un des êtres contrelesquels ils avaient dirigé leurs fusils, – se mirent à courir pourles atteindre, pour les cerner, pour les achever…

To-Ho, de ses bras convulsés, arracha unquartier de roche et le lança.

Il y eut des blasphèmes et deux hommesrestèrent étendus… une nouvelle salve retentit… les ballessifflèrent aux oreilles de To-Ho. Il se secoua, grinça des dents,brandit vers les ennemis son poing de géant… encore on tira surlui. Une balle le toucha à l’épaule, ne put pénétrer le cuir de sapeau épaisse, mais le fit chanceler.

Alors il eut peur… oui, peur !

Oui, c’était bien des hommes ! Il lesreconnaissait bien maintenant, ces très de férocité et d’injustice…car dans cette conscience obscure, il y avait ce sentiment qu’ilsn’avaient attaqué personne et qu’il était mal de les vouloirblesser ou tuer…

Et George tomberait aux mains de cesmonstres…

Il rassembla toute sa vigueur, se baissa,saisit dans ses bras le jeune homme qui gisait sur la terre, avec,autour de lui, une mare de sang qui allait s’élargissant, et lejucha d’un effort de muscles sur son épaule, comme jadis une foisdéjà il l’avait porté tout enfant…

Et il s’enfuit… droit devant lui…

On le poursuivait… il le savait, il lesentait. On criait derrière lui et des coups de feu craquaient dansl’air.

Les explosions, multipliées par les parois desprécipices, avaient des échos sinistres. Les assaillants essayèrentde le gagner de vitesse. On les entendait crier :

« Tuez ! tuez leshommes-singes. »

Mais To-Ho ne se laissait pas atteindre. Envérité, il semblait qu’il volât dans l’air. Malgré le poids quialourdissait ses épaules, il faisait des sauts prodigieux et ladistance qui le séparait de ses persécuteurs augmentait à chaqueminute.

Mais les hommes étaient munis d’armes qui leurdonnaient un avantage décisif.

« Hé ! Ned ! cria une voix, toiqui ne rates jamais ton coup… abats le singe. »

Sur un des rochers, un homme se dressa,épaula, visa longuement, tira…

Mais malgré la rapidité de son mouvement, unfait inattendu se produisit soudain…

La roche sur laquelle il se tenait s’écroulatout à coup, comme eût fait un monceau de boue délayée par lapluie… l’homme culbuté disparut, tandis qu’un rempart de débrisarrêtait les autres dans leur marche…

Par bonheur, To-Ho se trouvait à ce moment surune crête séparée par un véritable précipice : l’ébranlementne vint pas jusqu’à lui… seulement le bruit avait été si fort queGeorge, tiré de sa torpeur, poussa un gémissement douloureux.

Épouvanté, To-Ho se jeta derrière un énormetronc d’arbre, déposa le jeune homme sur la terre et se penchaanxieusement sur lui. Il vit qu’il portait à la tête une blessured’où le sang coulait en abondance.

Le pithèque émit comme un sanglot.

« Mort ! mort ! cria-t-il dansson langage. Moi mort aussi !…

– Allons, pas de sottises ! lui réponditune voix. On ne meurt que quand on le veut. Le gamin en reviendra,et je lui dirai alors qu’il n’a eu que ce qu’il mérite… Ah !il aime les hommes ! Ils le lui rendent bien, n’est-cepas ? Allons. To-Ho ! la hutte et plus vite que ça… toutde même, je me défiais et j’ai bien fait de vous suivre… la chancea voulu que j’arrivasse à temps… et mon brave Phœbium a encore unefois fait merveille…

Et Van Kock, d’une baguette qu’il tenait à lamain, frappa doucement les reins de To-Ho, en lui disant :

« En route ! Prends le plus court, –moi, je serai arrivé aussitôt que vous… »

Et il ajouta en aparté :

« Tout de même, je crois bien que c’estle dernier exploit du centenaire !… »

Chapitre 6

 

« Par le diable ! les laisserez-vousdonc échapper !… je vous avais ordonné de les prendre vivants,l’un ou l’autre !

– Ah ! vous savez, monsieur Koolman, sicela vous plaît de courir à travers ce damné pays, faites-levous-même… et gare à ces effondrements qui ont tout l’air desecousses volcaniques ! »

De ces deux hommes, l’un – on l’a déjà compris– était ce Koolman qui, pour une œuvre de haine, avait engagé à sasolde une bande de véritable outlaws, prêts à tout risquer parcequ’ils n’avaient rien à perdre.

Et l’autre était le capitaine Ned que laProvidence – commettant une lourde erreur – venait d’arracher aupéril de mort : car il avait roulé sous l’avalanche et malgréquelques contusions se retrouvait sur ses pieds…

La douzaine de bandits qui les accompagnaientavait brusquement reculé et regardaient stupidement ce murimprovisé qui s’était tout à coup dressé devant eux.

Il y avait déjà près de deux mois que latroupe de Koolman avait abordé sur la rive de Sumatra…

Là Koolman, mis en demeure par le capitaineNed de lui révéler ses plans, avait dû se décider à parler :grâce à la rapidité du Marsouin, ils avaient une forteavance sur le Borean qui devait amener dans l’île lamission Leven, dont le départ avait été retardé par le mariage dujeune homme avec Margaret Villiers.

Ces plans se résumaient à deux points, d’unecriminelle simplicité.

Empêcher à tout prix la réussite de la missionLeven – fût-ce au prix de meurtres – et aussi s’approprier lesrésultats possibles de la mission, tant au point de vue des minesd’or que de l’existence – à laquelle d’ailleurs Koolman ne croyaitpas – d’êtres mystérieux qui tiendraient le milieu entre le singeset les hommes.

Dès que la troupe avait été remise, Ned enavait pris le commandement, – plus apparent que réel, – Koolman seréservant la direction décisive : il payait richement etentendait que ses ordres, quels qu’ils fussent, seraient exécutésaveuglément. Du reste, de tous ceux qui composaient cette bande,pas un n’était homme à reculer devant une brutalité, voir même unassassinat.

Doué d’une énergie peu commune, et d’ailleursstimulé par la haine, Koolman eut rapidement organisé l’expéditionà l’intérieur : sous prétexte d’exploration purementcommerciale, il avait obtenu des autorités hollandaises toutes lesinformations désirables, les cartes incomplètes déjà dressées ducentre de l’île et aussi l’autorisation de requérir l’aide desMalais qui lui servaient de guides.

Bien pourvus de provisions, d’armes, ayantbien entendu, très léger bagage de scrupules, les explorateurss’étaient mis en route.

Le chemin était difficile : bientôt tousles lieux habités avaient été laissés en arrière et la troupes’avançait à travers les gorges profondes du massif central. Sanscesse. Koolman les harcelait pour hâter leur marche : ilconnaissait l’activité de Leven, il se doutait bien que sesconnaissances topographiques, jointes à l’expérience scientifiquedu vieux Valtenius, lui permettraient de regagner l’avanceperdue.

Raison de plus pour se hâter ; mais sides hommes on pouvait obtenir quelque effort par la persuasion oula menace, la chose n’était pas aussi facile pour les animaux quiportaient les provisions et les outils. Où un être humain passait,les chevaux malais – en dépit de leur prestesse – parfoiss’aventuraient difficilement. Déjà des accidents s’étaientproduits : des bêtes étaient tombées dans des précipices avecleurs fardeaux, et toutes les fureurs de Koolman et de Ned neprévalaient pas contre la fatalité de ces accidents.

La situation devenait critique : trèsexpérimenté dans la guerre des villes – où l’on guette un passantau coin d’un carrefour – Ned se sentait quelque peu désorienté aumilieu de cette nature sauvage. Cette solitude perpétuellel’irritait, et surtout exaspérait ses hommes qui regrettaient déjàles belles routes de Hollande, ponctuées de tavernes où le genièvrevient réconforter à souhait les membres fatigués.

Un mois déjà était passé en recherchesinfructueuses. Koolman, un peu minéralogiste, – mais en fait dénudéde connaissances positives – avait cru que l’or affleurait le solet qu’il suffirait d’un peu d’audace et de persévérance pour queles solitudes inexplorées livrassent leur secret.

Trouver un trésor, puis établir une embuscadedans laquelle tomberaient ses ennemis, se débarrasser de toutaccusateur ou témoin gênant, tout cela lui était apparu de loincomme aisément réalisable.

Il commençait à comprendre qu’il s’étaitpeut-être un peu trop lancé à l’aventure.

Ned, du reste, ne lui mâchait pas lavérité : certes, il était sûr de ses hommes, mais la patiencehumaine a des bornes. Plus on s’enfonçait dans les forêts, pluséloigné et plus périlleux paraissait le retour.

Koolman augmentait la paie, il promettait deplus larges parts sur les bénéfices certains : on ne lui ensavait aucun gré.

Une terrible aventure avait encore compromisson prestige et diminué son autorité.

Et la nuit qui justement avait précédé larencontre des hommes-singes, c’est-à-dire de To-Ho et de George, labande s’était trouvée en face d’un couple de tigres, les mangeursd’hommes, comme on les appelle à Sumatra. Et avant qu’on eût pu semettre en défense, avant même qu’on eût le temps de se rendrecompte du danger, un des Hollandais avait été saisi au bond par undes féroces animaux qui, d’un coup de crocs, lui avait brisé lacolonne vertébrale, puis, d’un seul élan, s’était jeté dans lesfourrés avec son compagnon, et tous deux avaient disparu.

Les fauves allaient-ils donc se mettre de lapartie et défendre contre l’homme les solitudes qui étaient leurdomaine…

Il y avait eu des murmures, des injuresproférées, même un commencement de révolte que Ned et Koolmanétaient parvenus à apaiser. Mais la corde était tendue et pour unpeu la mesure était comble.

Où allait-on ? Quel était le butfinal ? Pouvait-on suivre des chefs qui ne savaient pasprévoir le danger ?…

Malgré son cynisme, Koolman perdait de sonassurance, et pourtant devait-il s’avouer vaincu ? Un instinctlui disait qu’à cette heure même la troupe de Leven, mieuxoutillée, mieux dirigée même, s’était engagé dans lesmontagnes ! Quoi ! il abandonnerait la partie, ilreculerait alors que sans doute le succès n’était plus qu’unequestion de jours, d’heures peut-être !…

Encore une fois, la passion mauvaise qui lepossédait lui donna une force nouvelle de persuasion, et, pourvaincre les dernières hésitations, il consentit à ce qu’on perçâtun des petits tonnelets d’eau-de-vie que les bêtes portaient surleur dos.

Il y eut ripaille, ivresse, mais aussirenouveau d’énergie. Chez tous ces aventuriers, le mirage de l’orétait tout-puissant, et quand l’alcool eut surexcité leurscerveaux, ils acclamèrent l’homme qui leur promettait les richessesd’un eldorado prochain.

En marche ! et plus loin, toujours plusloin ! Ned lui-même ne doutait plus du succès… Enavant !…

Et ce fut quelques heures après cetterenaissance d’énergie que tout à coup ils avaient aperçu, dressésur un des rocs qui formaient l’horizon, les silhouettes de Georgeet de To-Ho.

Des hommes ? des singes ?qu’importait ! Depuis si longtemps ils n’avaient rencontréd’autres êtres vivants que des fauves en quête de proie. Mais voicique de ces deux êtres, l’un se détachait, bondissait avec uneagilité étonnante ; une épouvante saisit les Hollandais,surtout quand ils virent l’autre, To-Ho, qui, d’un élan surhumain,s’était jeté, lui aussi, en avant.

Ils crurent à l’attaque d’une horde puissante,nombreuse, qui allait les écraser… les armes s’abaissèrentd’elles-mêmes… la fusillade retentit…

Koolman, qui n’avait pas perdu son sang-froid,leur criait de ne plus tirer, de courir sur le blessé, de s’emparerde lui… Ils n’entendaient rien, et Ned lui-même, en qui seréveillaient les instincts de tireur émérite, voulait abattreTo-Ho, le grand diable qui se découvrait tout entier, comme unecible aux balles…

Puis ce fût la secousse du sol, l’envolementdans l’air d’un nuage de poussière, l’abaissement subit dumonticule comme si la terre l’avait englouti…

Ned avait été renversé, et auprès de lui deuxde ses hommes avaient disparu sous l’éboulement… les autres,épouvantés, se rejetaient en arrière, prêts à la fuite… Koolmanseul, qui se trouvait protégé par une faille de roche, avait àpeine ressenti le choc… et maintenant, il objurguait Ned, ilinjuriait les hommes qu’il taxait de lâcheté…

Mais ceux-ci n’étaient pas d’humeur à selaisser tancer trop violemment. Ils avaient peur, car rienn’épouvante plus l’homme que de douter de la solidité du sol surlequel il marche ; tous savaient que ces îles étaient lesterres classiques des tremblements de terre, effroyables phénomènescontre lesquels le plus courageux est sans défense…

Et puis deux d’entre eux étaient enfouis souscette masse de poussière visqueuse et noirâtre… aujourd’huiceux-là, demain les autres…

C’étaient d’épouvantables clameurs de terreuret de colère ; les bandits avaient couru vers Koolman et lemenaçaient des pires représailles.

C’en était assez, c’en était trop !… Tousvoulaient retourner en arrière, fuir ce damné pays… mais il y avaitplus, ils entendaient avant tout se venger de leur déconvenue,punir ceux qu’ils en rendaient responsables… Koolman et Ned, soncomplice…

L’épouvante était plus forte que touteraison : en vain Koolman se débattait, en vain Ned lesappelait par leurs noms, s’efforçant de réveiller des souvenirs deluttes déjà soutenues ensemble… On n’écoutait rien, on ne voulaitrien entendre…

Une sorte de géant, Frans Rod, qui avait purgénaguère de longues années de bagne, avait pris la direction dumouvement…

« Il faut les juger ! cria-t-il.

– Oui, oui !

– Et les exécuter !… »

Dans ces lieux solitaires, cette poignéed’hommes prenait les proportions d’une foule et était agitée de lamême passion de folie. On se rua sur les deux hommes.

Ned épaula, visa : un coup de crossebrisa son arme, et il tomba. Koolman avait été saisi par la gorgeet renversé sur le sol.

Puis, courant aux chevaux, d’autres étaientallés chercher des cordes solides, puis revinrent vers lesprisonniers.

Les Malais qui conduisaient les bêtes, voyantla bataille, jugèrent sans doute que c’étaient là affaires qui neles regardaient pas, sautèrent sur les chevaux et, au bout d’uninstant, disparurent à travers la forêt.

L’incident ne fit qu’augmenter la rage deFrans Rod.

« Vite ! vite ! hurla-t-il,vengeons-nous d’abord… et ensuite, nous saurons bien rattraper cesmisérables Battaks… »

Ned et Koolman étaient solidement attachés,chacun à un tronc d’arbre.

Comment les tuer ? Eh ! quelquesballes dans la tête, c’était encore le moyen le plus expéditif, etpour que tout le monde eût sa part de vengeance, Frans Rod divisasa petite troupe en deux groupes.

Il les plaça à distance égale, assez granded’ailleurs pour que le jeu gagnât d’intérêt en réclamant l’adressedes tireurs.

Frans se réservait les coups de grâce.

C’était une brute mauvaise qui ne se délectaitque dans le crime.

Il vérifia si tout le monde était à son posteet leva la main pour commander le feu. Ned et Koolman se tordaientdans leurs liens, en poussant d’effroyables imprécations… ilsétaient adossés au monceau de pierres et de poussière qui s’étaitformé par l’éboulement.

Au moment même où Frans ouvrait la bouche pourlancer le commandement décisif, un fait stupéfiant se passa…

Juste entre les deux condamnés, de la masse dutertre un bras sortit, puis une tête, et une voix cria :

« À moi ! À moi ! Au secours,camarades ! »

Et Frans reconnut un des deux hommes quiavaient été engloutis, et qui, par quelque miracle inattendu,subitement surgissait de sa tombe.

« Bas les armes ! » hurlaFrans.

Tirer sur les deux condamnés, c’eût étéinfailliblement casser la tête de ce mort vivant.

L’ordre de Rod avait été exécuté : cartous avaient reconnu le camarade disparu.

On courut vers lui : des mains, desongles, de la crosse des fusils on déblaya le tout autour de lui,et bientôt on put le saisir aux épaules.

Il suffoquait, les yeux hors de la tête, maisil était vivant.

« Eh ! Peter, lui criait-on,courage, tu reviens de trop loin pour ne pas faire un derniereffort. »

On le tira de la gangue qui l’enveloppait, età la place d’où il sortait, un trou resta béant.

On l’étendit sur la verdure et Frans luiprésenta, lui ingurgita de force une large goulée d’eau-de-vie.

Il toussa, s’ébroua, puis regarda autour delui :

« Damnation ! fit-il. Oùsuis-je ?

– Eh ! parmi tes camarades… tu peux tevanter de l’avoir échappé belle… Voyous, dis-nous vite ce qui s’estpassé… »

L’homme ne put parler tout de suite, mais peuà peu il revint tout à fait à lui.

Ce qui s’était passé ? Parbleu, cen’était pas détails faciles à se rappeler…

« Il m’a semblé, disait-il en hoquetant,qu’il me tombait une montagne sur la tête… je ne savais pas ce quim’arrivait… une fois, j’ai été roulé dans les vagues comme uneépave… c’était quelque chose comme cela, seulement c’était cettefois-ci des vagues épaisses et lourdes qui m’écrasaient… puis, toutà coup, il m’a paru que quelque chose cédait sous moi, comme despierres qui se brisaient ou se disjoignaient, et j’ai eu cettesensation que ma chute s’achevait dans un trou…

« Oui, j’étais éreinté, moulu, rompu,mais je n’étais plus écrasé…

« Je pouvais remuer la tête, les bras,les jambes… Où étais-je ? Mon idée première… je vais vous ladire… une cave où ça sentait une toute drôle d’odeur de moisi, derenfermé… ça me prenait à la gorge, au cerveau comme une griserie…mais enfin j’étais vivant, je le sentais… je le savais… et jevoulais que cela durât…

« Où étais-je ?

« Justement, je me suis souvenu… j’avaisdans ma poche quelques allumettes… une demi-douzaine, peut-être,…car vous savez que moi, je ne fume pas…

« J’ai bien hésité à allumer la première…c’était comme si je dépensais une parcelle de vie… d’abord j’avaisvoulu me rendre compte, avec les mains, en tâtant…

« Étendant lès bras, j’ai exploré autourde moi… et tout à coup, j’ai eu une peur… oh ! à enmourir !… Savez-vous ce que mes doigts avaient rencontré… unemain, une main froide et raide… Il m’a fallu plus de cinq minutespour me remettre… je restais immobile, n’osait plus bouger, n’osantpas lâcher cette main qui, m’avait-il semblé s’était refermée surla mienne…

« Mais, je ne suis pas un poltron… j’airésisté, je me suis raidi… et alors calme, j’ai enflammé uneallumette…

« Et qu’est-ce que j’ai vu… des statues…de grands bonhommes tout droit dressés… et qui – cela, je n’enjurerait pas – avaient l’air d’être en or ! oui, en or !…il y avait des coins brillants comme du beau métal neuf… j’aiallumé, allumé encore… et j’en ai vu d’autres… et puis de grandstrous sombres qui semblaient s’en aller sous terre…

« S’en aller !… et moi ? est-ceque j’allais rester enterré au milieu de ce peuple de morts dontles yeux vides me regardaient… et pensant à l’agonie lente ethorrible qui me menaçait, j’ai cherché à attaquer la muraille… eten un point, cela a cédé sous mes coups… j’ai frappé, gratté,troué, vrillé, et soudain j’ai senti que mon bras passait,… et puisma tête… et j’ai crié de toutes mes forces… et me voilà ! Parle diable ! donnez-moi encore à boire… »

Bouche béante, les hommes avaient écoutés cerécit… et, réellement, ils croyaient que l’éboulement avait quelquepeu troublé la tête du camarade…

Ces hommes, à vrai dire étaient de véritablesbrutes, ignorantes et défiantes.

« Tu es fou ! lui disaient-ils. Tuas eu des cauchemars !…

– Non, non ! criait l’autre, j’ai vu, demes yeux vu…

– Et pourquoi croyez-vous qu’il ment ?fit une voix. Vous ne savez rien, ne comprenez rien et vous mêlezde discuter !… »

C’était Koolman qui avait parlé : dupoteau de mort auquel il avait été attaché, il avait entendu lerécit du ressuscité… et il avait deviné que sous ce récit de rêveil pouvait bien se cacher une réalité…

« Alors, si tu as compris, ditbrutalement Rod, explique-nous ce que ce fatras veut dire.

– Alors détachez-nous, moi et la camarade Nedaussi… »

La générosité de Koolman s’expliquait :mieux valait s’assurer la sympathie du capitaine.

Rod hésita à donner l’ordre libérateur :peut-être bien chercherait-on à se venger sur lui des angoissespassées ; mais Ned cria à son tour :

« Eh ! vieux Frans !… tire-moide là… à charge de revanche… je ne t’en veux pas, va ! Ça,c’est les risques du métier… »

Du reste, Rod eut peut-être été impuissant àarrêter les hommes dont la curiosité était surexcitée et quiretrouvaient leur confiance en leur chef.

Koolman et Ned furent détachés.

« Viens-là, mon garçon, dit Koolman auressuscité, et conte-moi bien ton histoire. Ned, vous n’êtes pas detrop… »

Peter Ganzen – c’était le nom de l’exhumé – nese fit pas prier et recommença son récit : Koolman écoutaitattentivement et échangeait des regards avec Ned. Puis ils seconsultèrent à voix basse : un assentiment mutuels’ensuivit.

« Camarades, dit Koolman, je compte quechacun de vous a honte et regret des procédés dont il a usé à monégard… je veux me montrer généreux et oublier… jusqu’à un certainpoint… et je suis prêt, si vous vous engagez désormais à la plusabsolue obéissance, de vous expliquer le secret que ce brave hommea découvert sans le vouloir… »

Il prit un temps et jeta d’une voixforte :

« Secret qui fera votre fortune àtous… »

Les hommes jusque là se défiaient : ilsne croyaient pas à la générosité. Le mot de fortune cependantamollit leurs scrupules.

« Vous avez besoin de Ned et de moi pouracquérir cette fortune… nous avons également besoin de vous… c’estun pacte que je vous propose… si vous le refusez, c’est bien… nousvous abandonnerons dans ce désert où vous mourrez de faim ou serezdévorés par les tigres… Choisissez !… »

Il avait eu raison – comme toujours – deparler haut et ferme, et voici que maintenant tous s’excusaient,demandaient pardon, se déclaraient prêts à toute soumission.

« C’est ce Frans Rod qui a tout fait…

– Vous avez raison, dit Koolman, et seul ildoit être puni…

– Moi ! rugit l’homme, Ah ! c’esttrop fort ! Quand je pouvais vous casser la tête…

– Il fallait le faire ! » repritfroidement Ned qui comprenait, lui aussi, qu’on jouait en ce momentune partie suprême…

Et délibérément, tirant un revolver de saceinture, il le déchargea sur Frans Rod, en plein crâne. Lemisérable tomba, mort.

« Et maintenant, cria Koolman, autravail, camarades… et vous serez tous riches… »

Domptés, exaltés par la cupidité irraisonnée,les bandits de Ned se retrouvaient lâches, prêts à tout :l’acte d’énergie de Ned avait glacé ces fureurs de bêtes.

« Mais les outils… cria Ned tout à coup.Ces misérables les ont emportés… »

On se rua dans la direction qu’avaient priseles Battaks, et il y eut des cris de joie. À quelque distance, dansles hautes herbes, on retrouva les outils dont, pour s’enfuir plusvite, ils avaient allégé leurs chevaux. Il y avait des pics, despelles, des pioches… Dans le moment, on ne songea même pas quetoutes les provisions de bouche avaient disparu…

On revint et, sur les indications de PeterGanzen, on commença des fouilles. Le travail n’était pas dur. Carce n’était que terre désagrégée sans aucune cohésion, et qu’onenlevait à la pelle, largement. Ainsi on finit par mettre àdécouvert une dalle qui chose curieuse, semblait faite du granit leplus dur, et qui pourtant, sous le poids ou plutôt sousl’attouchement de cette terre, s’était fendillée en de centainesd’éclats, laissant un trou béant, celui dans lequel Peter Ganzenétait tombé et dont il s’était échappé…

Alors, excités par Koolman, les hommes seprécipitèrent, frappant à tour de bras, brisant des dalles quiévidemment formaient le plafond supérieur de quelque caverne, ouplutôt – comme Koolman l’avait deviné – d’un temple remontant à desépoques très anciennes.

Enfin, on put pénétrer dans le lieumystérieux, des torches furent allumées et des cris d’admiration,des clameurs affolées de joie, de cupidité satisfaite, éclatèrent àla fois.

On se trouvait dans une vaste salle, autour delaquelle, debout, se dressait tout un peuple de statues avec, aufond, un trône supportant une idole colossale, et de ces statues ilen était plusieurs qui rutilaient comme de l’or…

Koolman s’était rué vers l’une d’elles,comptant sur son expérience d’orfèvre, et il eut comme un hoquetconvulsif.

De l’or, c’était bien de l’or : puis,dans l’orbite des yeux, sur les bras, sur les épaules, aux borduresdes vêtements, des pierres étincelaient. C’était une visionféerique, l’évocation des chimères les plus audacieuses…

Les hommes s’étaient jetés sur les statuesd’or pour les saisir, pour en calculer approximativement le poids.Leurs mouvements étaient si brusques, si désordonnés, qu’une desstatues, dont le socle avait été désagrégé par l’humidité, glissa,chancela, tomba… il y eut un râle sinistre. Un des hommes avait étéécrasé sous la masse.

Mais on ne s’arrêtait pas : c’était unerage de palper, de jouir de cette préhension matérielle, de lasensation manuelle de l’or : l’un d’eux, d’un effort violent,avait arraché de son piédestal une statue d’un demi-mètre de haut,l’avait chargée sur son épaule et délibérément se dirigeait versl’issue…

Il y eut des clameurs furieuses :« Voleur ! » L’homme fut empoigné, jeté à terre,piétiné.

Koolman et Ned étaient eux-mêmes en proie àune fièvre qui leur enlevait tout sang-froid, et cette salle setransformait en un pandémonium où la bestialité humaine sedéchaînait dans toute son horreur.

Enfin Koolman et Ned, revenus à eux, seconcertèrent rapidement : un fait était acquis. Le butprincipal de l’expédition était atteint : il y avait làplusieurs millions de valeurs, tangibles, monnayables. Il nes’agissait plus que de s’en emparer, de les tirer hors de cettesolitude, de les traîner à la côte, de les embarquer sur leMarsouin.

Koolman, usant de toute la force de sespoumons, parvint à se faire entendre.

Une accalmie se fit.

« Camarades, cria-t-il, votre fortune estfaite… à quoi bon se quereller, lutter ?… il y a là de quoienrichir chacun de vous…

– Il faut partager ! hurla une voix.

– Le partage se fera, reprit Koolman, de lafaçon la plus équitable, soyez-en sûrs.

– Par parts égales !

– Oui, oui ! ne redoutez rien, puisque,je vous le répète, ces trésors sont assez considérables pour vousrendre tous millionnaires !…

Il y eut des grondements de joie.Millionnaires ! ceci dépassait les plus folles espérances et,à partir de ce moment, Koolman fut écouté avec plus decomplaisance.

« Une difficulté se présente, celle dutransport. Nous n’avons pas à craindre que qui que ce soit viennenous dérober notre butin, mais, avant tout il nous faut deschevaux, des voitures, des brancards… toute notre attention doit seporter sur ce point capital… d’autant qu’une fois rentrés dans lazone des régions habitées, nous aurons à compter avec la curiositédes uns, l’avidité et le brigandage des autres. Vous voyez que jevous parle franchement. Il faut que nous cherchions ensemble unplan… je suie tout prêt à écouter ceux de nous qui auraientquelques idées… parlez donc et faisons pour le mieux… »

En quelques mots, il avait éveillé l’attentionsur les vraies difficultés du moment.

« Il faut rattraper les chevaux et lesBattaks ! crièrent quelques-uns.

– Ce serait évidemment le mieux : maisils sont sans doute déjà bien loin… cependant si quelques-uns denous veulent se détacher à leur poursuite… »

Quelques-uns ! c’est-à-dire que de lapetite troupe, certains s’éloigneraient, tandis que les autresrestaient seuls gardiens du trésor !

Une discussion violente bientôt s’engagea.Même, encore une fois, les couteaux sortiront des fourreaux.

« Eh bien, dit Ned, je me dévouerai s’ille faut. Vous voyez que moi j’ai confiance en vous…

« D’ailleurs, n’est-il pas absurde desupposer que ceux qui resteraient ici enlèveront ces énormes blocsde métal ?… En vérité, je vous défierais bien d’emporter leplus petit à plus d’un mille d’ici… L’ami Koolman restera avecvous… j’irai seul, avec deux d’entre vous, mes plus fidèles, quin’hésiteront pas à me suivre… et du diable si, avant vingt-quatreheures, noue n’avons pas rejoint et surpris ces imbéciles Battaks,perdus en quelque dédale d’où ils ne peuvent plussortir… »

Dans la singulière situation où se trouvaientces gens, – riches, au centre des montagnes de Sumatra, d’un trésordont il leur serait impossible de jouir, – le conseil de Ned étaitle seul qui eût quelque chance de réussir.

Encore ils avaient essayé de remuer lesstatues, ils ne parvenaient qu’à les précipiter sur le sol. Pourles sortir du souterrain, il eût fallu des cordes, des crics, ilsmanquaient de tout cela. On proposa bien de combler la caverne etde retourner à la capitale où on s’approvisionnerait de tout… maisoutre qu’il fallait plus d’un mois pour effectuer le voyage,comment arriverait-on à dissimuler aux autorités l’œuvre projetée,et si l’administration hollandaise avait quelque soupçon dutrésor…

Il fallait coûte que coûte transporter lesstatues sur un point désert de la côte, où le Marsouinviendrait les embarquer.

Finalement, le mieux était encore d’accepterl’offre de Ned et de s’en fier à la providence pour quelque tempsdu moins…

Koolman n’était pas très satisfait de resterpour ainsi dire en otage au milieu de ces bandits qui pouvaientavoir idée de le supprimer pour augmenter d’autant leur part deprise.

Mais il se résigna ; on tira au sort lesdeux compagnons qui s’adjoindraient à Ned : pour lessubsistances, on compterait sur la chasse et sur les produits de laforêt, et on patienterait… tant qu’il serait possible.

Ned partit avec ses deux compagnons : sonintérêt personnel répondait de lui.

Chapitre 7

 

On avait dû revenir lentement au pays desAaps.

Van Kock avait examiné la blessure du jeunehomme et avait constaté que fort heureusement la balle n’avait paspénétré dans la boite crânienne ; seulement, la plaie sansêtre profonde avait déterminé une forte hémorragie qui l’avaitgrandement affaibli.

Après un premier pansement, il avait falluprendre des précautions pour ne pas fatiguer le malade qui parfoissemblait en proie à une sorte de surexcitation évidemmentdéterminée par l’émotion que lui avait causé la vue de sescongénères.

Quand on était arrivé à la hutte, la bonne Waaavait poussé des cris de désespoir : il lui semblait encoreune fois que c’était son enfant à elle qui était frappé.

Et To-Ho lui ayant raconté ce qui s’étaitpassé, dénonçant les hommes comme les meurtriers de Go, – la bravepithèque s’exaspéra ; elle voulait courir après eux, lesatteindre, les tordre entre ses bras énormes.

Car elle éprouvait contre ces monstres unehaine, née du mal que déjà ils lui avaient fait, agrandie de celuiqu’ils venaient de faire encore en frappant cet adolescent qu’elleaimait à ce point d’oublier qu’il appartenait à l’espècemaudite.

Les autres Aaps étaient venus à la hutte deTo-Ho ; eux aussi avaient écouté son récit et avaientcompris.

Mais chez eux le sentiment éveillé était moinsde colère que de terreur.

Une épouvante les saisissait : dans leslégendes obscures que les pères transmettaient aux enfants, il yavait de très vagues souvenirs de tueries, de chasses menées contreles Aaps par les hommes qui les avaient refoulés, en fuiteséperdues, dans les solitudes où du moins ils se croyaient en paix.Tandis que Van Kock et To-Ho s’empressaient auprès du blessé, ilsse réunirent à quelque distance de le hutte et là conversèrententre eux, avec force gestes.

L’un d’eux, un vieux pithèque au poil blanchi,leur expliquait quelque chose en désignant la hutte de ses doigtscrochus : des grondements saluaient les périodes bien scandéesde son discours par des cris bizarrement modulés.

Les faces des Aaps se contractaient ; lesfemelles surtout semblait peu à peu s’irriter et monter à unparoxysme de fureur.

Mais le vieil Aap ardemment leur prêchait lapatience, du moins pour un temps. Il se frappait la poitrine quisonnait, sous son poing, comme un coffre vide, et en même tempsrelevait la tête d’un air de défi.

Rien qu’à sa pantomime, on devinait qu’ilprenait en main la cause des Aaps et qu’il répondait de tout. Onverrait bien ce que deviendrait l’affaire, dès qu’il s’enmêlerait.

Quelle affaire ?

Le vieux pithèque, un ancêtre au moinssexagénaire, était un colosse aux membres noueux, aux épaulesénormes, planté sur ses jambes arquées comme sur deux piliers.

Il frayait peu avec To-Ho, comme si, entre euxdeux, il avait existé une sourde rivalité.

Le fait est que naguère, Rô-Ka – c’était lenom de cet Aap – avait prétendu disputer Waa, alors très jeune, àTo-Ho, qu’elle avait choisi pour compagnon.

Il y avait eu combat, Rô-Ka avait étévaincu.

Vingt années s’étaient passées depuislors : mais chez ces êtres encore plus près que l’homme del’animalité, les rancunes étaient tenaces. Peut-être allait-iltrouver enfin l’occasion d’assouvir une vengeance qui couvaitdepuis si longtemps. Les autres n’étaient que des faibles, desbrutes ignorantes, toutes prêtes à se laisser mener, selon lapassion de l’heure.

Cependant Van Kock, habilement, pansait lablessure de George et rassurait Waa. C’était en somme une contusionsans gravité : quelques compresses d’une herbe saine, durepos, et il n’y paraîtrait plus.

Du reste, voici que déjà il revenait à lui,et, ne se rendant pas exactement compte de ce qui s’était passé,croyait sortir d’un mauvais rêve.

Van Kock, prudemment, réveillait sessouvenirs : et George fondit en larmes. C’était vrai pourtantque lui si heureux, si choyé au milieu des Aaps, si paisible entreTo-Ho et Waa, avait été traité par des frères humains comme unebête fauve.

Ils avaient voulu le tuer, et cela au momentoù, dans l’élan de son cœur, il courait au-devant d’eux, les mainsouvertes pour les serrer dans ses bras !

Ce lui était une désillusion profonde, commesi quelque chose s’était brisé en lui et, tendant la main à VanKock, il lui disait tristement :

« Il est donc bien vrai que les hommessont méchants et cruels…

– Laissez-moi seul avec lui, dit le Hollandaisà To-Ho : je saurai le calmer. »

To-Ho sortit de la hutte, pensif. Il avait dedouloureux pressentiments, et sa haute taille se courbait comme siun poids se fût alourdi sur ses épaules.

Et comme il s’éloignait, la tête baissée, sansregarder autour de lui, l’énorme silhouette de Rô-Ka se dressadevant lui.

Celui-là ne parlait que la langue fruste desAaps, s’étant refusé aux enseignements apportés par le Hollandais,sa voix était rauque, dure, jetant les monosyllabes brutalementhachées.

« To-Ho, j’ai à te parler.

– Je t’écoute…

– To-Ho, nous sommes trahis !…

– Que veux-tu dire ?

– Que les ennemis qui sont au milieu de nousveulent nous livrer…

– De quels ennemis veux-tu parler ?

– De l’étranger Van Kock… du jeuneGo !

– Ce ne sont pas des ennemis… mais desamis !…

– Tu mens ou ils te trompent… Ce sont eux quiont attiré ici les hommes pour nous traquer et nous tuer…

– Tu es fou ! C’est Van Kock qui nous adéfendus, sauvés…

– Pour mieux te tromper, pour endormir tesdéfiances…

– Mais George a été frappé…

– Les hommes ne l’ont pas reconnu pour un desleurs… ils l’ont pris pour un Aap comme toi… »

En vain To-Ho discutait : Rô-Ka necomprenait pas, ne voulait pas comprendre, et les autres, quis’étaient approchés, l’appuyaient. Maintenant c’étaient les plusstupides imaginations qui prenaient corps, qui s’affirmaient.

Pourquoi une mortalité s’était-elle abattuesur les Aaps, sinon parce que Van Kock et George, par leursmaléfices, – car ces brutes croyaient à une sorte de magie noire, –avaient empoisonné les sources, les herbes, les fruits desarbres…

Les femelles leur reprochaient la mort deleurs nouveau-nés, les mâles leur attribuaient leurs tares, leursblessures…

Et le cri s’éleva, définitif, menaçant. Ilfallait tuer Van Kock, il fallait tuer Go.

Puis on déserterait le pays : il en étaitun autre, peu éloigné, qu’ils connaissaient bien – car ilsl’avaient habité autrefois – où les solitudes étaient encore plusprofondes, les montagnes plus escarpées, où l’homme n’avait paspénétré…

Ils parlaient de Java, qui, pour eux, était levéritable Aap-Land. Ils se jetteraient à la nage, traverseraient lamer (le détroit de la Sonde), puis, longeant les côtes, ilsaborderaient sur des rives désertes d’où ils se lanceraient àtravers les forêts.

De fait, la terreur les incitait à la fuite,n’importe où. Le voisinage de l’homme – qu’ils devinaient proche,presque présent – faisait grelotter les femelles qui se perdaienten lamentations, dont s’augmentaient la peur et la fureur desAaps.

Incapables de raisonner, figée dans leur idéesimpliste, ils voulaient partir… mais auparavant ils entendaient sevenger. Et autour de To-Ho, dont l’intelligence plus ouverteappréciait leur injustice, ils se poussaient avec des grimaces etdes gestes menaçants.

Animal à peine évadés de la bestialité, To-Hoavait des rages folles : la colère montait à son énorme têteet c’était à grand’peine qu’il se contenait, sentant que d’uneseconde à l’autre les Aaps allaient le toucher.

Si une des mains brandies s’abattait sur lui,c’en était fait, l’animalité reprenait le dessus et il frappait àson tour.

Aussi il reculait pas à pas, les mâchoiresclaquantes, les poings crispés. Un nouveau cri retentit :cette fois, celui qui l’avait lancé l’accusait lui-même d’êtrepassé au parti des hommes et de trahir ses amis.

Le voyant reculer, ces lâches se croyaient lesplus forts, et, aussi ingrats que les foules humaines, voulaientprendre leur revanche de sa supériorité.

Une injure – un certain grognement qui chezles Aaps était la forme du plus violent mépris – lui futlancée.

C’en était trop : il s’arrêtabrusquement, détendant ses deux bras avec une violence de ressort,et il saisit son insulteur à la gorge et, le soulevant de terre, ille fit tourner dans l’air, atteignant de ses membres qui ballaientles Aaps groupés et furieux…

« To-Ho ! To-Ho ! cria une voixderrière lui.

C’était Van Kock qui sortait de la butte, toutjoyeux, certain maintenant de la guérison de George : il vitla terrible scène, comprit, s’élança… Les Aaps, l’apercevant, –lui, leur principal ennemi, à qui stupidement ils attribuaientleurs maux et leurs périls, – se ruèrent à se rencontre…

To-Ho lâcha celui qu’il tenait et qui allas’abattre dans un massif de lianes, et d’un bond courut au secoursde Van Kock.

Mais celui-ci, prévoyant le danger, avaitbrandi sa fameuse baguette et, devant les Aaps, sans les toucher,il faisait jaillir dans l’air un crépitement d’étincelles qui secroisaient, tourbillonnaient, mettaient devant lui une barrièreinfranchissable… Et l’émoi des Aaps fut tel que, tout à coup,désorientés, affolés, ils tournèrent le dos et s’enfuirent enpoussant des vociférations d’horreur.

Le feu d’artifice s’éteignit.

« Que se passe-t-il donc ? »demanda Van Kock à To-Ho.

Celui-ci rapidement s’expliqua :

« Bah ! fit le Hollandais en riant,ce sont de grands enfants qui se calment aussi vite qu’ilss’emportent… je me réconcilierai avec eux… »

Mais To-Ho secouait la tête. Il connaissaitses congénères : il savait avec quelles difficultés il avaitpu naguère leur faire accepter la présence parmi eux d’un homme etd’un enfant. Rô-Ka exploitait contre le Hollandais et contrelui-même le souvenir de la tragédie du défilé. En admettant qu’ilsrevinssent au calme, ce ne serait qu’hypocrisie.

« Donc, nous sommes entre deux dangers,dit Van Kock. Ici les Aaps qui nous veulent mal de mort, là-bas leshommes qui sont en chemin de pénétrer jusqu’ici. Pour moi, je ne medemande pas quel est le plus terrible… je le sais… c’estl’homme… »

À mesure qu’il vieillissait, le vieilHollandais avait plus ancrée, plus profonde la haine de sescongénères : il préférait les Aaps, avec leur sauvagerie, avecleurs animosités spontanées qu’il redoutait moins que ce qu’ilappelait les tartuferies humaines…

« Écoute, dit-il à To-Ho. Les Aaps ont eupeur et d’ici quelque temps ils se tiendront cois. De ce côté, lepéril n’est pas imminent. Il n’en va pas de même de l’autrecôté.

« La troupe qui vous a surpris, toi etGeorge, n’a pas été détruite : je connais ma race, elle nes’embarrassa pas de quelques morts et, après un désastre, n’est queplus ardente à marcher de l’avant…

« Donc, je suis convaincu que ces hommes,après quelque temps d’hésitation, se seront remis en marche, pourgagner nos montagnes… Combien sont-ils ?… Nous n’en savonsrien. Ce qu’il faut, c’est les empêcher d’avancer et leur ôter àjamais l’envie de s’aventurer dans ces pays qu’ils devront redouteret maudire…

« Je vais partir, me mettre en campagne,j’ai encore le pied sûr et la tête solide… je saurai bien découvrirle secret de cette aventure…

– Je vais avec vous, dit simplement To-Ho.

– Y penses-tu ?… Et George, et Waa !Vas-tu les laisser au pouvoir des révoltés ?…

– Nous les emmènerons, dit To-Ho.

– George ne peut encore marcher, supporter unefatigue…

– Je le porterai… »

Longtemps ils discutèrent, mais To-Ho étaittenace. Il fut convenu qu’ils attendraient deux jours, puis qu’ilsse mettraient en route avec Waa et George.

En fait, il s’agissait pour les Aaps d’unequestion de vie ou de mort. Les autres – les révoltés, comme disaitVan Kock, – avaient disparu et pendant ces quarante-huit heures onn’entendit plus parler d’eux.

À l’heure dite, le groupe se mit en route.George était déjà presque rétabli, et c’était la bonne Waa quis’était constituée son garde du corps.

Chapitre 8

 

Revenons à Koolman et à Ned.

Le plan tracé avait admirablement réussi. Onavait retrouvé les Battaks, les voitures, les chevaux, lesoutils.

L’entreprise touchait un succès. Avec uneactivité que doublait la certitude du gain, les deux hollandaisfaisaient opérer les canaux de déblaiement de la grottemystérieuse.

Le doute était impossible : c’était bienlà un vieux temple, vestige de temps disparus, antérieurs peut-êtreà toutes les civilisations connus ; les statues d’or étaientdes dieux qui ne figuraient dans aucune mythologie, les personnagesqu’elles représentaient tenaient plus encore de la bête que del’homme.

On eût dit que, dans ces temps oubliés, desêtres avaient habité la terre, qui étaient demi-hommes etdemi-animaux, sans qu’on pût discerner où s’arrêtait la nature dechacune des deux races.

Mais c’étaient là considérations quitouchaient fort peu Koolman et ses acolytes, non enclins aux étudesarchéologiques. Le fait intéressant, c’est que ces statues étaientd’or et d’or pur, et que leur masse constituait une richesseincalculable.

Si on avait pu, sur la place même, lesdiviser, les réduire en lingots, mais on n’avait pas en possessionde l’outillage nécessaire ; il fallait agir plusélémentairement, les arracher de leurs socles, les renverser, lesdéplacer, au moyen de rouleaux, les hisser sur des brancards quis’en iraient ensuite, au pas lent des chevaux, jusqu’à la côte.

Un Battak, tenu dans l’ignorance du travail,avait été dépêché à Kotja, pour porter au Marsouin l’ordrede venir accoster en un certain point, où Koolman et sa troupe lerejoindraient sans attirer l’attention.

La tâche était rude, le socle sur lequelreposaient ces statues était d’un ciment tellement dur et sisolidement joint au métal, qu’il fallait parfois jouer de poudrepour produire l’arrachement.

Koolman et Ned se multipliaient, s’improvisantmécaniciens et ingénieurs.

Avant que les blocs d’or fussent sortis de lacaverne, il avait fallu aussi défricher les entours de l’issue,ouvrir une route à travers les futaies, pratiquer des issues par lahache et par le feu… et les jours passaient dans une agitation quichaque jour se faisait plus fiévreuse.

Instinctivement Koolman et Ned ne pouvaient sedéfendre d’une sensation d’angoisse : ils redoutaient on nesait quel hasard, impossible à prévoir, et qui, au moment décisif,compromettrait leur œuvre.

Cependant, quelle probabilité que se produisitune catastrophe invraisemblable ?

Ce soir-là, Koolman et Ned avaient constatésque les préparatifs étaient achevés : au prix de grandsefforts, les blocs d’or avaient été chargés sur des trucks solides,dont une partie serait tirée par des chevaux et l’autre par deshommes se relayant.

La route était ouverte, facile en somme, àl’exception des passages escarpés sur lesquels on se serviraitd’espèces de schlittes, ainsi qu’il se pratique dans certains paysmontagneux ; ailleurs, on avait tout préparé pour le flottagequ’on accélérerait par le halage.

Et, sous un ciel splendide, dont la profondeurbleue s’éclairait d’étoiles, les engins de transport étaientalignés sur la vaste clairière ménagée maintenant autour de lagrotte où gisaient encore des blocs dédaignés, qu’on reviendraitchercher plus tard, peut-être.

Les hommes dormaient : Koolman et Nedeux-mêmes, comme les héros militaires à la veille d’une grandebataille, après avoir longuement causé et avoir trinqué d’ungenièvre excellent dont ils avaient su dissimuler un caskde petite contenance, avaient fini par s’assoupir…

Le silence de la grande nature pesait.

Tout à coup, au sommet de la haute roche quidominait les groupes, une ombre parut, se détachant, noire, sur leciel profond.

Elle se pencha, regardant ; puis,lentement, s’accrochant de ses longs bras aux anfractuosités de lapierre… elle se mit à descendre…

C’était To-Ho !

À quelque distance de là, en arrière, danscaverne, Van Kock était avec Waa. Depuis des jours et des nuits,ils allaient, s’éloignant de leur retraite, à la recherche deshommes, et jusqu’ici ils ne les avaient pas rencontrés. Ce soir-là,ils s’étaient prudemment terrés, prêts à reprendre leurs recherchesau lever du soleil.

George était tout à fait rétabli : cesrégions aux senteurs balsamiques ont des grâces d’hygiène pour lesblessures. Van Kock n’avait eu qu’à aider la nature. Le jeune hommeavait rapidement reconquis ses forces. Il savait le but assigné àl’expédition de To-Ho et de Van Kock : l’expulsion deshommes.

Il ne protestait pas : en vérité,l’horreur qu’éprouvaient les Aaps pour leurs ennemis finissait parle pénétrer lui-même.

Van Kock attisait cette antipathie : levieil Hollandais était plus intransigeant que jamais, et pour luila haine de l’homme se confondait avec celle de l’or.

To-Ho, fiévreux, exaspéré, furetait de toutesparts, armé de la baguette de Phœbium, et avec un flair merveilleuxil devinait la présence de l’or, des minerais, des filons les pluscachés.

Van Kock, bien entendu, se défiant de sescolères instinctives, ne mettait en son pouvoir que des parcellesinfinitésimales de Phœbium, juste ce qui était nécessaire pourdésagréger l’or, mais non point ce qui aurait pu produire descatastrophes plus grandes.

De même qu’en Aaps Land, la provision qu’ilavait amassée du terrible métalloïde était à l’abri de touterecherche.

Cette nuit-là, To-Ho, qui ne dormait pas,était sorti de la caverne : l’air était doux, le ciel étaitpur, le pithèque aspira largement la brise qui fraîchissait.Soudain, il tressaillit. Quelque chose d’intangible, d’innommablel’avait frappé… il ouvrit ses narines toutes grandes, élargissantses pectoraux.

Il ne s’y trompait pas… cela sentaitl’or !

Il alla en avant, comme attiré par uneaimantation qui ne le trompait pas.

Il suivit le souffle, imperturbablement, sansdévier.

Enfin, il arriva à l’extrémité d’une table deroche qu’il reconnaissait bien, parce que c’était là déjà qu’ilavait rencontré des hommes et que George avait été frappé. Il sepencha et, dans la pénombre douce, il vit…

C’était le campement des chercheursd’or : à peine s’il distinguait la forme des hommes,enveloppés dans leurs manteaux, formant au hasard des massesnoires.

Quels ils étaient, peu lui importait,c’étaient des hommes… Et les chauds effluves de l’or montaientjusqu’à lui…

Alors, serrant dans son poing la baguette oùpointait la parcelle de Phœbium, il descendit… Si lourd qu’il fût,il ne faisait pas crisser les herbes, pas une pierre ne roulait… ilarriva en bas… et vit alors les chariots sur lesquels s’étendaientles idoles d’or enveloppées d’herbes et de lianes…

Mais il ne s’y trompa pas : il ne songeapas à se demander d’où venait cet or… il était là, cela luisuffisait.

Il rampait, avec une lenteur de sauvage,passant au milieu des groupes endormis sans que nul s’éveillât.

Il arriva à l’entrée de la grotte, et là, ilcomprit bien vite : ce n’était pas la première fois que, dansces gorges profondes, il avait découvert de ces antiques réduitsdont la nature lui échappait, mais qui, pour lui, n’était que desamas de choses maudites.

Il hésita : fallait-il commencer par làl’œuvre de destruction ?… Décidément, non.

Ce qui était le plus proche des hommes devaitêtre anéanti d’abord. Il revint, toujours glissant et faisant moinsde bruit qu’un reptile, jusqu’aux chariots.

Les statues d’or étaient à peine couvertes, ons’était réservé de les cacher tout à fait au moment où onatteindrait la côte.

Il vit la première, lentement avança labaguette de Phœbium, la toucha : il y eut une très légèrecrépitation, l’or se désagrégea, et sur les herbes, un tas resta,de boue noirâtre… Nul n’avait rien entendu, il passa à la seconde,à la troisième.

Ce lui était une jouissance infinie de voircette matière brillante, solide, dont il connaissait bien larésistance, s’écraser en une poussière impalpable et humide… et ilallait, il allait, prenant maintenant moins de précautions, tant letriomphe l’enivrait, se hâtant, voulant en finir…

« Eh ! qui va là ?Alerte ! Aux armes ! »

Les détonations répétées, si sourdes qu’ellesfussent, avaient, par leur monotonie même, troublé le sommeil desdormeurs.

Quelques-uns levèrent la tête, virent lemonstre courbé, allant de place en place, se baissant, puis serelevant avec un grognement de joie…

D’abord ils eurent peur : ces brutescroyaient volontiers aux démons de la nuit, et les légendessataniques hantaient plus d’un cerveau… Mais le cri d’alarmejaillit, et soudain tous les hommes furent sur pied, Koolman et Nednon des derniers.

Des coups de feu partirent au hasard, sansmême effleurer To-Ho, qui n’entendait pas laisser sa besogneinachevée.

Comme on courait sur lui, on se heurta auxchariots, et d’horribles clameurs s’élevèrent… Le jour venait et,de sa lumière crue, éclairait cette scène stupéfiante…

Qu’était-ce que cette boue, ce mucilageignoble et gluant qui tenait la place des statues, de cesadmirables statues d’or ?…

En ce moment, To-Ho s’attaquait à la dernière…et dans la rage qui le possédait, il l’avait jetée d’un coup dereins hors du chariot… Elle était tombée sur le sol… où là encoreson adorable reflet jaune disait sa pureté, sa valeur, se divinitéde richesse…

On se rua pour la lui arracher… il la toucha,simplement…

Clac !… de la boue… encore de laboue…

C’étaient des hurlements de folie !

On ne songeait même pas à s’étonner, às’épouvanter de cette œuvre démoniaque… la rage n’était faite quede désespoir… Et dans le paroxysme de cette furie qui s’affirmaitpar des cris rauques, par des gestes d’épileptiques, les armespartaient, mal dirigées, frappant amis plutôt qu’ennemis…

À peine si To-Ho avait été effleuré…

On était autour de lui, on le pressait…

Koolman, se frayant un passage, sans sedemander quel était cet adversaire, jeté tout à coup dans uncauchemar, dans une vision d’enfer, braqua son revolver sur To-Ho,à la hauteur de son crâne…

Instinctivement, tandis qu’un coup partait,lui rasant le crâne, To-Ho leva le bras, saisit l’arme, l’arrachaet, par un de ces hasards extraordinaires que rien ne pourraitexpliquer, le tourna vers ses assaillants, ayant le doigt sur lagâchette, et il tira les cinq balles qui restaient dans lebarillet… Ned, frappé en plein front, lança une malédiction ettomba… Koolman s’était baissé : un des hommes, derrière lui,reçut un projectile dans la gorge et s’écroula, rendant du sang parla bouche…

Trois autres gisaient à terre, plus ou moinsgrièvement blessés… Et l’épouvantable monstre, qui maintenantsemblait bien vomi par l’enfer, faisant tournoyer le revolver qu’ilavait maintenant avait par le canon, frappait, brisait des os,cassait des têtes…

On n’osait plus tirer sur lui, tant cettesilhouette géante avait un caractère fantastique… et il ne selassait pas…

Tout à coup, dans le lointain, très, trèsloin, semblait-il, un cri s’éleva, lent, avec une sonorité delamentation et d’appel…

« To-Ho ! To-Ho !… »

Le pithèque se redressa, et, la tête baissée,fonçant sur le groupe qui se pressait dans des affres d’épouvante,il passa au travers, culbutant Koolman qui, encore au passage, luienvoyait un coup de carabine, lança dans l’ouverture de la cavernesa baguette de Phœbium pour achever l’œuvre interrompue… Puis,s’accrochant aux roches, monta, monta…

Dix balles sifflèrent…

Il avait disparu !…

Chapitre 9

 

La voix qui avait lancé le cri douloureux, ill’avait bien reconnut…

C’était celle de Waa !

Était-elle donc en danger ? Quesignifiait cet appel ?

Pour l’expliquer, il nous faut remonter d’uneheure un arrière, au moment précis où le jour pointait, éclairantles hautes cimes du massif.

Waa dormait profondément, blottie aux pieds deGeorge, en pleine sécurité : car non seulement la caverne oùTo-Ho les avait abrités leur offrait une retraite tranquille, maisde plus Van Kock était là, muni de son infaillible Phœbium, quivalait toutes les armes des hommes.

Vers le matin, le vieil hollandaiss’éveilla : comme tous les vieillards, il avait le sommeiltrès léger et peut-être un froissement de branche avaitsuffi ; du reste, sans aucune inquiétude, dédaignant même des’armer de sa terrible baguette, il était venu s’étirer sur leseuil de la grotte, tout heureux de sentir sur sa vieille chair lacaresse du soleil levant.

Il se sentait heureux, oubliait sesinquiétudes, ses angoisses de la veille.

Ah ! que les hommes ne s’avisassent pointde venir troubler cette paix, car il serait impitoyable. Il voulaitachever sa vie dans le sein de cette splendide nature, si généreuseà qui sait comprendre ses bienfaits…

Et il allait devant lui, la tête haute,sentant la brise dans ses cheveux blancs, qui, hérissés, sedressaient en touffes broussailleuses.

Tanné, bruni, ridé, plissé, le centenaireétait d’une admirable laideur : son torse, où les côtessaillaient, était velu comme celui de ses compagnons et, sans lesavoir, il avait pris la marche balancée, à bras ballants, despithèques avec lesquels il vivait depuis si longtemps. Ilréfléchissait… agréablement…

Or, voici que, derrière un tronc d’un touahanygigantesque, une tête avait surgi, surmontée comme la sienne d’unetignasse énorme, blanche, hérissée… et cela s’était précipitammentcaché, pour un instant après reparaître… Sous l’ombre qui tombaitdes hautes branches, le masque était indécis, les yeux à peinevisibles… sous les broussailles des sourcils.

Van Kock eut une intuition, et brusquement seretourna.

La tête encore reparut et disparut.

« Un maouass ! murmura le Hollandaisavec dédain. C’est bizarre, il est rare que ces singes s’aventurentsi près de nous… »

Il se mit à tourner autour de l’arbre.

Le maouass ne semblait pas disposé à entrer enrelations : il reculait, sautant en arrière à travers leslongues herbes qui le cachaient jusqu’aux épaules. Van Kock necomprenait rien à ce manège, car d’ordinaire les maouass, quand onmarchait droit à eux, sautaient à quelque branche d’arbre,s’évadaient à porté de vue…

« Quel drôle de singe ! »murmura-t-il en hâtant le pas.

L’autre, allant toujours à reculons, se heurtatout à coup à une souche et tomba, disparaissant dans lesbroussailles, en criant :

« Sac à papier ! ce singem’ennuie ! »

Van Kock bondit : un maouass quiparlait !

« Quel singe, sale bête ? »s’écria t-il, lui répondant sans savoir pourquoi.

L’autre se redressa d’un effort de reins etcria à son tour :

« Un singe qui comprend et parlehollandais ! Voilà qui est fort ! »

Et voici que les deux êtres, au masque devieux gibbon, aux cheveux hérissés, à la figure plissée, setenaient nez à nez, se regardant de leurs grands yeux ouverts…

« Ah ça ! qui es-tu, singe demalheur, orang manqué ? hurla Van Kock en étendant vers luises longs bras maigres, comme pour le prendre à la gorge…

– Mais… je ne suis pas un singe… je suisValtenius… le Dr Valtenius, professeur à l’Université de Groningue,membre de la société Artis et scientiæ de Rotterdam… Maisvous !… vous n’êtes donc pas un gorille ?

– Ah ! tu es un homme ! cria VanKock exaspéré, brandissant le gourdin qu’il tenait à la main ;alors ton affaire est bonne ! je vais t’assommer !…

– Mais… mais… pourquoi ?…

– Simplement parce que tu es unhomme !…

– N’en êtes pas un vous-même ?

– J’en fus un autrefois… et comme toi, je fusun docte professeur d’université… le docteur Van Kock…

– Van Kock… qui partit pour Sumatra il y asoixante, quatre-vingt ans !…

– Et qui y est resté… et qui a juré que luivivant, jamais un homme ne pénétrerait dans ces solitudes…Ah ! si j’avais mon Phœbium ! Mais bah ! j’ai encorela poigne solide et le jarret vigoureux… attends un peu que jet’assomme, vil professeur qui n’as d’un singe que la fallacieuseapparence… »

Et Van Kock faisait tournoyer autour desoreilles de Valtenius son énorme gourdin… Celui-ci sautait,protestait du geste et de la voix, cherchant à fuir, ne comprenantrien d’ailleurs à l’idée de ce savant dont il était tout prêt à sedéclarer l’ami…

Deux fois déjà le bâton avait failli luifracasser le crâne, quand soudain une diversion le sauva.

Waa s’était éveillé à son tour et, prêtantl’oreille, elle avait reconnu la voix de Van Kock : que luiarrivait-il donc ? Courait-il quelque danger ? To-Hon’était pas là, c’était à elle qu’échéait le rôle deprotectrice.

Elle sortit de la caverne, courut versl’endroit où la querelle s’entendait…

« Coupez la retraite à ce damnéprofesseur ! » cria Van Kock.

Mais il avait parlé le pur hollandais :elle ne comprit pas, et Valtenius, profitant d’une éclaircie,s’était mis à courir de toute la vigueur de ses jambes… desoixante-seize ans !…

« Il va nous échapper ! Waa, à sapoursuite !… »

Et il s’élança à son tour pour saisir le vieuxsavant qui détalait de son mieux, mais qui évidemment allait tomberau pouvoir de son redoutable adversaire…

Valtenius hurlait à pleins poumons :

« À moi ! Au secours !…

– Crie tant que tu voudras, répliquait VanKock, tu n’en seras pas moins assommé… »

Et de fait il allait l’atteindre, quand tout àcoup des voix humaines, nombreuses, jaillirent de la profondeur dubois :

« Nous voilà ! Courage ! tenezbon ! nous sommes là !…

– Damnation ! fit Van Kock d’un accentdésespéré, la catastrophe arrive… voilà leshommes !… »

Et d’un bond, il se rejeta à côté de Waa, lecou tendu, haletant…

Du bois surgit un troupe d’hommes armés defusils… l’un d’eux vit Van Kock et Waa… c’étaient évidemment desorangs-outangs féroces qui en voulaient à la vie de Valtenius.

L’arme s’abaissa et sans doute Van Kock allaitpayer de sa vie son intransigeance ; mais le généreuxValtenius s’était jeté au-devant de ses amis, les bras étendus.

« Ne tirez pas ! Ce n’est pas unsinge… c’est un confrère !… »

Ce fut à ce moment que Waa, épouvantée,apercevant ces êtres qu’on lui avait appris à considérer comme sespires ennemis, lança à pleins poumons son cri d’appel :

« To-Ho ! To-Ho !… »

C’était lui le seul sauveur en qui elle eûtconfiance, le compagnon, le fort des forts !…

« Mais si c’est un homme, docteurValtenius, il sait bien qu’il n’a rien à craindre de nous…

– Mon cher docteur Leven, il ne veut rienentendre… il a voulu m’assommer…

– Comme je vous assommerai tous, tas d’hommesque vous êtes ! hurla Van Kock au paroxysme de la fureur…Viens, Waa, fit-il en saisissant la pithèque par le bras ;dans la caverne et grâce au Phœbium… nous sommesinvincibles… »

Et il s’élança avec elle à travers le fourré…tous deux disparurent…

On l’a compris déjà, c’était la mission Levenqui venait d’arriver au cœur de ces solitudes.

Le jeune homme interrogeait Valtenius sur larencontre qui l’avait si fort ému : quoi ! il venait deretrouver dans les profondeurs de ces forêts inextricables l’hommedont le nom était resté légendaire en Hollande, ce docteur Van Kockqui, devant l’injustice de ses contemporains dont l’ignoranceentêtée niait ses découvertes, s’était expatrié, sans que jamaisplus on entendit parler de lui.

« Oui, oui, c’est lui !… répondaitValtenius. Et c’est une des plus grandes douleurs de ma vie qu’iln’ait pas voulu me reconnaître pour un ami, moi qui l’ai toujoursdéfendu ! Il m’a pris d’abord pour un singe. Et quand il a suque j’étais un homme, il a voulu me tuer ! C’estinimaginable !…

– Monsieur Valtenius dit une voix douce,peut-être lui avez-vous fait peur vous-même… je suis sûre que si jepouvais l’approcher, il m’écouterait…

– Ah ! madame Margaret, ne vous y risquezpas… cet homme qui n’est pas un singe est plus féroce que le plussinge des singes !…

– Je veux essayer… Mon cher Frédérik, fit-elleen se détournant vers son mari : venez avec moi… nous sauronsbien découvrir la retraite de ce brave savant, et à nous deux, nousle convaincrons que nul ici ne lui veut du mal… et puis, quisait ? ne pourrait-il pas nous donner quelque indice sur lesort de mon frère bien-aimé ?…

– Chère femme, dit Leven, je suis tout prêt àvous obéir… mais ne précipitons rien… pour l’instant, il est urgentd’abord de rallier nos hommes qui se sont quelque peu dispersésdans ces solitudes… peut-être nous cherchent-ils ets’inquiètent-ils de nous…

– Faites, mon ami. J’ai confiance en vous etserai patiente… mais mettez votre main sur mon cœur et sentezcomment il bat…

– Oui, en vérité ! D’où vient cetteémotion ?

– Ne riez pas de moi Frédérik. Vous savez queles femmes ont des intuitions inexplicables… une voix intérieure medit que mon frère est près d’ici… et que si jel’appelais… »

Elle fut brusquement interrompue.

Un des hommes du convoi accourait à toutesjambes. Il s’arrêta devant Leven.

« Chef, dit-il, nous avons trouvé au basde la côte un homme couvert de blessures, agonisant… nous avonsimprovisé une civière et nous l’avons apporté jusqu’ici…

– Vous avez certes bien agi… peut-être ledocteur Valtenius pourrait-il lui donner des soins efficaces… Oùest ce malheureux ?

– Ici… à deux pas… la civière ne peuts’engager dans ce fourré d’arbres…

– Allons vite ! s’écria Margaretressentant toute la pitié qui est au cœur des femmes ;hâtons-nous de lui porter secours… »

Pendant qu’ils parlaient, regardant tous ducôté que l’homme leur avait désigné, la tête de To-Ho avait surgiau-dessus de la côte du roc qui supportait le plateau où scène sepassait…

Arrivant à l’appel de Waa, le pithèque avaitescaladé la pente presque à pic, et il s’apprêtait à bondir sur leplateau, quand tout à coup il aperçut le groupe des hommes, Leven,Margaret, vêtue d’un costume de sport qui dessinait ses formessveltes et jeunes ; Valtenius, que d’abord il prit pour VanKock et qu’il accusait de trahison… puis d’autres encore quiportaient des armes.

C’était la catastrophe tant redoutée, c’étaitl’invasion…

Où était Waa ? Où était le vieilHollandais ? Où était George ?…

Est-ce qu’on les avait tués ? Les hommesn’étaient capables que de crimes…

Il songea à se ruer, à saisir les plusproches, à les écraser dans une étreinte furieuse…

Non. Il fallait d’abord savoir où étaient ceuxqu’il aimait.

Il se glissa le long de la crête, invisible,contournant le plateau, et ainsi gagna un point d’où, sans être vu,il pouvait regagner la caverne.

Il y entra.

Ils étaient là tous trois, Van Kock, Waa etGeorge qui venait de s’éveiller, et qui, entendant le Hollandais etla pithèque causer avec véhémence, regardait et ne comprenaitpas.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écriale jeune homme en courant vers To-Ho dont la physionomie contractéel’effrayait.

Le pithèque eut un geste violent :

« Il y a, cria-t-il, que les hommes sontlà !…

– Les hommes !

– Oui… nos ennemis, nos persécuteurs ontpénétré dans nos solitudes… pour y porter la guerre et la mort…Oh ! ajouta-t-il en serrant les poings et en grinçant desdents, pas un ne sortira d’ici vivant… Van Kock, nous allons nousdéfendre, n’est-ce pas ?…

– Certes ! répliqua le centenaire, etdussé-je y périr moi-même, ce sera la joie de mes derniers joursque d’avoir exterminé cette race maudite !…

– Des hommes ! reprenait Georgepensif : où sont-ils ?…

– Là… à quelques pas de la caverne…

– Quels sont-ils ? Êtes-vous sûrs qu’ilsviennent en ennemis…

– Eh ! ne sont-ils pas nos ennemis par ceseul fait qu’ils sont des hommes ? clama Van Kock.Allons ! plus de paroles, des actes… To-Ho, donne moi tabaguette que je la garnisse de Phœbium en quantité suffisante pourque tout ce que tu toucheras se désagrège et s’écroule… et moi,moi !

Il courut à un coin de la caverne et sous untas de feuilles prit une petite boîte qu’il y avait cachée.

Il la brandit à bout de bras :

« Il y a là, cria-t-il en relevant latête d’un ait de défi, de quoi faire éclater toute la terre… Qu’ilsviennent donc et je les pulvériserai comme le sable desplaines… »

George les regardait alternativement tousdeux. Ces menaces sauvages l’épouvantaient et il ressentait au plusprofond de lui-même un trouble dont il n’était pas le maître…Certes, il était bien près, lui aussi, de haïr les hommes qui nelui avaient fait que du mal… et pourtant une voix s’élevait en luiqui doucement plaidait en leur faveur… Tuer ! tuer !aucune solution ne pouvait-elle intervenir…

« Pourquoi ne pas fuir devant eux ?dit-il ; il y a dans nos montagnes des gorges inaccessibles oùils ne pourront nous atteindre ?…

– Et pourquoi donc leur céder ce territoirequi est notre domaine… ils sont les envahisseurs, nous avons ledroit de les chasser… et nous le ferons !… To-Ho, peux-tuexaminer les environs et nous dire ce qui se passe… avant de sortird’ici il nous faut connaître exactement la situation de nosadversaires, pour les frapper à coup sûr… »

To-Ho sortit par une faille de roche et duhaut de la caverne regarda…

En ce moment, on avait amené le blessé ramassépar les hommes de Leven.

Le misérable – c’était Koolman – portaitd’horribles blessures et sa face disparaissait sous un masque desang.

Cependant il avait encore en lui un souffle devie…

Après la fuite de To-Ho, ç’avait été, parmices hommes enragés de désespoir, affolés par leur sinistredéconvenue, une frénétique explosion de fureur : ils s’étaientrués sur la boue de l’or dans l’espoir d’y recueillir encorequelques parcelles du précieux métal… et dans cette poussée, ils sebattaient, se frappaient, s’écharpaient…

C’était une tuerie.

Koolman avait, le premier, songé à lacaverne : peut-être les blocs qui y restaient avaient-ilséchappé à l’incroyable phénomène ?

Mais ceux qui étaient le moins grièvementblessés avaient surpris son mouvement et deviné ses intentions… eton se jeta sur lui, les uns, les autres se traînant, se piétinant,cherchant à se déchirer les chairs et à se crever les yeux…

Or, voici que la baguette jetée par To-Ho dansl’intérieur de la caverne prit, par cette bousculade, contact avecune des parois… et la désagrégation commença : d’abord ce futun amollissement, une pluie fine qui tombait ; puis lapulvérisation s’accéléra, la terre cédait sous les pas : leshommes étaient pris par les pieds, par les jarrets, en unenlisement rapide, et du buste et des bras qui restaient libres,ils se battaient encore…

La voûte s’effondra… ce futl’engloutissement…

Seul Koolman avait pu gagner l’issue à temps,mais il avait été tailladé à coups de couteau… il titubait,aveuglé, hurlant, et tomba sur le sol avec une imprécation…

C’est là que les hommes de Leven l’avaientramassé au milieu des cadavres.

Et maintenant, agonisant, il regardait ceshommes qui étaient autour de lui et qui lui parlaient.

Il les reconnut et toute sa haine monta à seslèvres en un dernier spasme.

« Leven ! cria-t-il en un hoquet,Leven et la belle Margaret Villiers… et l’imbécile Valtenius…Ha ! ha ! vous vous croyez triomphants… on vous tuera,vous aussi… les démons vous attendent…

– Qui donc êtes-vous, fit Leven en se penchantsur lui, vous qui semblez si bien nous connaître ?… »

De fait, sous les plaques de sang quisouillaient son visage, ses traits disparaissaient.

« Qui je suis ?… L’homme qui voushait, comme il hait votre père, comme il hait ce bandit deVanderheim qui vous a envoyé ici… Koolman ! vous savez bien,Koolman qui a été humilié, outragé… et qui va êtrevengé !… »

Margaret s’approcha vivement de lui :

« Monsieur Koolman, pourquoihaïssez-vous ?… Mon père, je vous le jure, ne vous a jamaisfait de mal. »

Le moribond se dressa à demi :

« Ah ! c’est vous, la petite !…Tenez, vous avez raison… je vais mourir… je veux être bon !…Ha ! ha ! oui, très bon… Vous cherchez votre frère… ehbien ! il est ici… oui, oui !… Les indigènes m’ont parléd’un jeune blanc qui vit au milieu des hommes-singes… et vous letuerez sans le connaître… ou il vous tuera… et je seraivengé !… Ha ! ha ! c’est bon de mourir en faisant dumal… »

Et le misérable retomba avec un râle…

Margaret l’avait entendu : qu’avait-ildit ? Était-il vrai qu’il eût recueilli quelque indice surGeorge ?…

Vivant ! il serait vivant ! Il setrouverait, au milieu de ces affreuses solitudes, des êtresformidable qui les habitaient ?…

Et dans un élan plus fort que sa volonté, elleappelait… elle criait de toutes ses forces :

« George ! mon Georgebien-aimé !Où es-tu ? C’est moi, ta sœur Margaret,qui t’appelle ! George ! George !… »

… À l’intérieur de la caverne, Van Kock etTo-Ho se préparaient au combat suprême… La provision de Phœbiumavait été divisée en portions dont chacune était suffisante pourproduire ses effets terribles…

George restait immobile : il devinaitmaintenant toute la puissance de la mystérieuse matière… et ilsongeait que tout à l’heure des hommes – ses frères, après tout –allaient périr d’une mort horrible…

Et il frissonnait…

To-Ho, descendu de son poste d’observation,avait dit que les hommes étaient nombreux… qu’ils étaient jeunes…« Même, avait ajouté le pithèque, il doit y avoir parmi euxune femelle… qui a les cheveux presque blancs et la peau touterose… »

Une jeune fille ! George en avait vuautrefois !…

« Allons ! dit Van Kock, trêve auxphrases ! Ces bandits vont nous donner l’assaut… ils ont desarmes qui tuent de loin… il faut agir… »

Ils monteraient sur le faîte de la caverne etde là, à tour de bras, ils lanceraient vers le groupe humain desparcelles de Phœbium… Van Kock avait construit une sorte de cannecreuse qui projetait la matière à plus de trente mètres… c’étaitassez… c’était l’anéantissement certain de la horde… en quelquesminutes…

To-Ho obéissait, ne discutait pas. Waatremblait et se taisait.

Ils commencèrent à se hisser…

À ce moment, la voix de Margaret monta dansl’air : « George ! George ! »

Le jeune homme leva la tête, bondit sur sespieds.

Cette voix, mais il la reconnaissait… ou dumoins croyait la reconnaître… car elle lui rappelait celle de samère…

Et la voix, douce, douloureuse, répétait sonnom !…

Van Kock l’avait entendue, lui aussi, etregardant la physionomie du jeune homme, il comprenait ce qui sepassait en lui.

« Toi ! s’écria-t-il, tu penses ànous trahir… prends garde !…

– Mais… c’est la voix de ma mère ! elleest là… elle m’appelle !…

– Eh ! que me font ta mère et toute lafamille ! hurla Van Kock. Tu ne sortiras pas d’ici… To-Ho,attache-le !…

To-Ho ne savait plus, ne comprenaitplus !… En cette âme obscure, un combat se livrait.

« Go, dit-il, reste avec nous… n’écoutepas cette voix !…

– C’est moi… Margaret… ta sœur,George !…

– Ah ! je ne puis résister pluslongtemps ! » cria le jeune homme en s’élançant versl’issue…

Instinctivement, To-Ho se jeta devant lui, lespoings levés…

Mais Waa, qui jusque là n’avait rien dit, seplaça entre le pithèque et George…

« Qu’il s’en aille ! dit-elle d’unevoix qui mourait.

– Non ! non ! fit Van Kock, je neveux pas… »

Waa lui jeta les mains à la gorge sibrusquement qu’il n’avait pu prévoir le mouvement.

« Qu’il s’en aille, »répéta-t-elle.

Alors, To-Ho s’écarta… George ne s’arrêta mêmepas pour embrasser la pauvre Waa… pour étreindre la grosse main deTo-Ho…

Il s’élança dehors…

Waa avait lâché Van Kock et était tombée surle sol, affaissée, sanglante…

… Et George était dans les bras de Margaret,de Leven… c’était une scène d’un sentiment joyeux, une rentrée dansla vie… Cependant, chez les hommes eux-mêmes, l’ingratituden’abolit pas la mémoire : après les premières effusions,George se souvint tout à coup des amis qu’il venaitd’abandonner…

En deux mots, il s’expliqua, négligeant lesdétails.

Valtenius, qui ne tenait plus rancune à VanKock, brûlait du désir de se réconcilier avec lui ; Leven,enthousiasmé à la pensée de trouver enfin l’anneau manquant, étaitprêt à tout pour arriver au but…

« Que faut-il faire ? demanda-t-il àGeorge. Il est bien entendu que nous ne voulons user aucuneviolence. »

George réfléchit un instant.

« Laissez-moi agir, dit-il. J’espère qu’àma voix ils consentiront à entrer en pourparlers. »

Il fit quelques pas en avant… mais il étaitencore à plus de vingt mètres de la caverne, quand soudain unedétonation retentit, sèche, brutale.

Il se fit un soulèvement de terre, de pierresqui s’éparpillèrent dans les airs…

Tous les hommes s’élancèrent… mais à la placede la caverne ne restait plus qu’un trou béant, noir, profond… eten même temps, d’une des parois du gouffre, fendue par l’explosion,une nappe d’eau énorme, comme d’un torrent, jaillit et noya laterre et les pierres…

« Perdus ! morts ! »s’écria George avec un accent de désespoir.

Et en ce moment revinrent à sa pensée tous lessouvenirs du passé, toutes les preuves de bonté, de douceur, depatience qui lui avaient été données, et, tombant dans les bras desa sœur, il pleura…

 

Que s’était-il passé ?…

Au paroxysme de la rage, Van Kock s’étaitélancé à la porte de la caverne, le bras levé, pour foudroyer lefugitif…

Mais Waa s’était jetée sur lui, l’enveloppantde ses longs bras, le réduisant à l’impuissance…

To-Ho, désorienté, fou de douleur, tant ledépart de George éveillait en lui des regrets poignants, sauta surle toit pour regarder ce qui se passait au loin…

Pendant ce temps, Van Kock, dans l’élan de safureur, luttait contre Waa qui ne le lâchait pas… tous deuxroulaient sur le sol de la caverne…

Van Kock avait laissé tombé la boîte dePhœbium… son corps l’écrasa… le contact se fit… une crépitationéclata… Le Phœbium s’était éparpillé… la désagrégation se fit…l’effondrement !…

To-Ho avait senti le terrain se dérober souslui et, instinctivement, d’un bond formidable, il s’était lancé enavant, franchissant une crevasse… et ainsi il était sain etsauf !… Seul !…

 

Tristement, courbé, vieilli de vingt ans, lemalheureux To-Ho s’en alla à travers le pays qui avait abrité sesjours de joie et de tristesse…

Les hommes le parcouraient maintenant,cherchant, ne trouvant rien.

To-Ho les sentait, les dépistait…

De ses anciens compagnons, il n’en restaitplus un seul. Tous avaient suivi le conseil de Ro-Ka. Ils avaientémigré, à travers le détroit de la Sonde, vers Java…

Et il était seul… et il restait seul… ainsi ilvint un soir se coucher au pied d’un arbre… il eut voulu s’allerblottir dans les branches… il ne pouvait plus monter, ses forces lelui refusaient.

Le soleil couchant jetait à travers lesfrondaisons ses lueurs d’or…

« Go !… mon pauvre petitGo ! » murmura To-Ho une dernière fois.

Et il mourut.

Et jamais on ne put retrouver la trace deTo-Ho, le tueur d’or.

Valtenius ne se consola jamais d’avoir touchéde si près la solution de l’anneau manquant et de l’avoir laissééchapper… et puis il regrettait son vieux Van Kock auquel il avaitpardonné de l’avoir pris pour un singe…

Leven a trouvé des mines d’or. La maisonVanderheim prospère : George Villiers y occupe une bellesituation…

Il pense quelquefois à la sincère affection deTo-Ho et de la bonne Waa.

Mais il fait si bon vivre auprès de ceux quireprésentent la vraie famille… et Louisa Villiers l’aime sipassionnément…

Pauvre To-Ho !

FIN

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