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Très-Plaisante nouvelle du démon qui prit femme

Très-Plaisante nouvelle du démon qui prit femme

de Niccolò Machiavelli

Note de l’éditeur

Il m’a paru intéressant de publier dans le même recueil, deux traductions de cette nouvelle de Machiavel :

La première, traduite par Jean-Vincent Périès, en 1825, est la version moderne que l’on trouve dans la plupart des éditions, et notamment dans le recueil de contes fantastiques publié par E. Picard – Paris, en 1867, réédité par A.Lemerre – Paris, en 1874, que vous pouvez consulter dans leur version originale sur le site Gallica.Selon les éditions, le titre de cette version est Très-plaisante nouvelle du démon qui prit femme ou Nouvelle très-plaisante de l’archidiable Belphégor

La deuxième est la première traduction en français de cette nouvelle, que nous devons à Tanneguy Lefebvre,qui fit imprimer ce texte à Saumur, en 1664, in-12, sous le titre de Mariage de Belfegor, à la suite de ses Vies des Poètes grecs. Cette traduction a été réimprimée en 1748, sous le titre Le démon marié, version ici présentée. Vous pouvez également consulter la version originale sur le site Gallica.

La comparaison de ces deux traductions,fort différentes, est pleine d’enseignements que je laisse le soin au lecteur de tirer.

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TRÈS-PLAISANTE NOUVELLE DU DÉMON QUI PRITFEMME ou NOUVELLE TRÈS-PLAISANTE DE L’ARCHIDIABLE BELPHÉGOR

 

Voici ce qu’on lit dans les ancienneschroniques de Florence. Un très-saint homme, dont la vie à cetteépoque édifiait tout le monde, raconte que, plongé un jour dans sespieuses méditations, il vit, grâce à ses prières, que la plupartdes âmes des malheureux mortels qui mouraient dans la disgrâce deDieu, et qui se rendaient en enfer, se plaignaient toutes, ou dumoins en grande partie, de n’être condamnées à cette éternelleinfortune que pour avoir pris femme. Minos et Rhadamante, ainsi queles autres juges d’enfer, ne pouvaient trop s’étonner de cesplaintes, et ne voulaient point croire que les calomnies dont lesdamnés accablaient le sexe féminin eussent le moindrefondement ; cependant, comme ces reproches se répétaientchaque jour, ils en firent rapport à Pluton, qui décida que tousles princes de l’enfer se rassembleraient pour examiner mûrementcette affaire, et délibérer sur le parti le plus propre à endécouvrir la fausseté ou à en démontrer l’évidence ; enconséquence, le conseil ayant été convoqué, Pluton s’exprima en cestermes :

« Mes très-chers amis, quoique je sois lemaître de cet empire par une disposition céleste et la volontéirrévocable du Destin, et que par conséquent je ne puisse êtresoumis au jugement ni de Dieu ni des hommes, cependant, comme laplus grande preuve de sagesse que sauraient donner ceux qui peuventtout est de se soumettre aux lois, et de s’appuyer sur le conseild’autrui, j’ai résolu de vous consulter aujourd’hui sur la conduiteque je dois tenir dans une affaire qui pourrait être honteuse pourcet empire. En effet, les âmes de tous les hommes qui arrivent dansnotre royaume disent dans leurs plaintes que les femmes en sontcause, et comme cela me paraît hors de toute croyance, je crains,si nous rendons notre jugement d’après ces plaintes, qu’on ne noustaxe de trop de cruauté, et si nous ne le rendons pas, qu’on nenous regarde comme trop peu sévères et trop peu amateurs de lajustice. Et comme de ces manières d’agir, l’une est le défaut deshommes légers, l’autre, celui des hommes injustes, et que nousvoulons éviter les inconvénients qui pourraient résulter de l’uneet de l’autre, n’en ayant point trouvé le moyen, nous vous avonsfait appeler en notre présence, afin que vous nous aidiez de vosconseils, et que cet empire qui, par le passé, a toujours subsistésans honte, vive également sans honte à l’avenir. »

Le cas parut, à chacun des princes de l’enfer,de la plus grande importance, et digne d’un examenapprofondi ; mais si tous étaient d’accord sur la nécessité dedécouvrir la vérité, tous différaient sur les moyens. Ceux-civoulaient que l’on envoyât l’un d’entre eux dans le monde, sous uneforme humaine, afin de savoir par lui-même ce qui en était ;ceux-là, qu’on y en envoyât plusieurs. Les uns pensaient qu’ilétait inutile de prendre tant de peine, et qu’il suffiraitd’obliger quelques âmes à confesser la vérité à force de tourmentsvariés ; cependant, comme la majorité penchait pour que l’onenvoyât un démon, on s’arrêta enfin à ce parti ; mais personnene se souciant de prendre volontairement sur soi une pareilleentreprise, on décida de s’en rapporter au sort. Il tomba surl’archidiable Belphégor, qui avant d’avoir été précipité du ciel,était archange. Quoique peu disposé à se charger de ce fardeau, ilse soumit toutefois à l’ordre de Pluton, et se prépara à exécuterce que l’assemblée venait d’arrêter. Il s’obligea à suivreexactement et de tous points les conditions qui avaient étésolennellement convenues entre eux. Voici en quoi ellesconsistaient : on devait donner immédiatement à celui auquelcette commission serait confiée une somme de cent mille ducats,avec laquelle il devait venir dans ce monde sous une forme humaine,y prendre femme, vivre pendant dix ans avec elle, feindre au boutde ce temps de mourir, revenir en enfer, et rendre compte à sessupérieurs, par sa propre expérience, des inconvénients et desdésagréments du mariage. Il fut convenu, en outre, que durant celaps de temps il serait exposé à toutes les incommodités et à tousles maux auxquels les hommes sont sujets, et qu’entraînent à leursuite la pauvreté, la prison, les maladies et toutes les autresinfortunes, à moins qu’il ne parvînt à les éviter par son adresseou son esprit.

Belphégor, ayant donc accepté les conditionset l’argent, s’en vint dans le monde, et accompagné d’une suitebrillante de valets et de gens à cheval, il entra dans Florence dela manière la plus honorable. Il avait fait choix de cette villeentre toutes les autres, parce qu’elle lui parut plus indulgentepour ceux qui aiment à faire valoir leur argent par l’usure. Ayantpris le nom de Roderigo di Castiglio, il loua une maison dans lequartier d’Ognissanti. Pour qu’on ne pût découvrir qui il était, ilsema le bruit qu’il avait quitté l’Espagne tout jeune encore pourse rendre en Syrie, et que c’était à Alep qu’il avait gagné tout cequ’il possédait ; qu’il était parti de ce pays pour venir enItalie, afin de se marier dans une contrée plus humaine, pluscivilisée, et plus conforme à sa manière de penser.

Roderigo était un très-bel homme, quiparaissait âgé d’une trentaine d’années ; le bruit de sesrichesses se répandit en peu de jours. Toutes ses actionsdénotaient un caractère doux et généreux ; aussi beaucoup denobles citoyens qui avaient des filles et peu d’argents’empressèrent de les lui offrir. Parmi toutes celles qui luifurent présentées, Roderigo fit choix de la plus belle, que l’onnommait Honesta, et qui était fille d’Amerigo Donati ; cedernier avait en outre trois autres filles presque en âge d’êtremariées, et trois fils déjà hommes faits. Quoique de la premièrenoblesse, et jouissant dans Florence de la meilleure réputation,toutefois Amerigo était très-pauvre, eu égard à sa nombreusefamille et à sa condition. Roderigo fit des noces splendides etmagnifiques, et ne négligea rien de tout ce que l’on exige enpareilles circonstances ; car, au nombre des obligations quilui avaient été imposées au sortir de l’enfer, se trouvait celled’être soumis à toutes les passions humaines. Il se plut auxhonneurs et aux pompes du monde, et attacha du prix aux louangesdes hommes, ce qui le jeta dans de grandes prodigalités. D’un autrecôté, il n’eut pas demeuré longtemps avec Madame Honesta, qu’il endevint éperdument amoureux, et qu’il ne pouvait plus vivrelorsqu’il la voyait triste ou ennuyée.

Avec sa noblesse et sa beauté, Madame Honestaavait apporté dans la maison de Roderigo un orgueil si démesuré,que Lucifer n’en eut jamais un pareil. Roderigo, qui pouvaitcomparer l’un et l’autre, regardait celui de sa femme commeinfiniment supérieur ; mais il devint plus grand encorelorsqu’elle s’aperçut de l’amour que son mari ressentait pourelle ; croyant en être de tout point l’absolue maîtresse, ellelui donnait ses ordres sans égard et sans pitié, et s’il luirefusait quelque chose, elle ne balançait pas à l’accabler dereproches et d’injures. Tout cela était pour le pauvre Roderigo lasource des chagrins les plus vifs. Toutefois, par considérationpour son beau-père, pour ses frères, pour sa famille, pour lesdevoirs du mariage et l’amour qu’il portait à sa femme, il prenaitson mal en patience. Je ne parlerai pas des dépenses considérablesqu’il faisait pour l’habiller à la mode, lui donner de nouvellesparures, attendu que dans notre cité on a l’habitude de changerassez fréquemment ; mais pressé par ses importunités, il futobligé, pour vivre sans noise avec elle, d’aider son beau-père àmarier ses autres filles : nouveau gouffre où s’engloutit uneportion de ses richesses.,

Bientôt après, pour conserver la paix duménage, il fallut envoyer un des frères de sa femme dans le Levant,avec des marchandises, ouvrir à l’autre, dans Florence, uneboutique de batteur d’or : opérations dans lesquelles il vitpasser la majeure partie de sa fortune.

Ce n’est pas tout : lorsque venait lecarnaval ou la Saint-Jean, époque où toute la ville se met en fête,et où les citoyens nobles et riches se font réciproquement leshonneurs de chez eux, en s’invitant à des repas splendides, MadameHonesta, qui ne voulait pas paraître au-dessous des autres dames,exigeait que son Roderigo se distinguât par sa magnificence. Lesraisons que j’ai déjà rapportées lui faisaient tout supporter avecbeaucoup de patience ; et il n’en aurait ressenti aucunepeine, quoique la charge fût bien lourde, s’il en avait vu naîtrela paix de sa maison et s’il avait pu attendre tranquillement lemoment de sa ruine. Mais il éprouva tout le contraire ; caraux dépenses insupportables se joignirent les humeurs plusinsupportables encore de sa femme : aussi n’y avait-il dans lamaison ni valet ni servante, qui, au bout de quelques jours, pût sedécider à y rester plus longtemps. Il en résultait pour Roderigoles inconvénients les plus graves, il ne pouvait garder undomestique sur la fidélité duquel il pût compter et qui prît à cœurses intérêts. Les diables mêmes qu’il avait amenés avec lui, et quifaisaient partie de sa maison, imitèrent les autres, et aimèrentmieux revenir briller en enfer que de vivre dans ce monde sous lesordres d’une pareille femme.

Au milieu de cette vie tumultueuse et agitée,Roderigo, grâce à ses prodigalités désordonnées, ayant mangé toutl’argent qu’il avait en réserve, commença à vivre sur l’espoir desrentrées qu’il attendait du ponant et du levant. Comme il jouissaitencore d’un excellent crédit, il se mit à emprunter pour fairehonneur à ses affaires ; mais ayant été obligé de recourir àun grand nombre de prêteurs, il fut bientôt connu de tous ceux quiexerçaient ce métier sur la place. Il n’y avait que fort peu detemps qu’il avait eu recours à cet expédient, lorsque tout à coupon reçut du Levant la nouvelle que l’un des frères de MadameHonesta avait perdu au jeu tout l’avoir de Roderigo, et quel’autre, revenant sur un vaisseau chargé de marchandises qu’ilavait négligé de faire assurer, avait fait naufrage, et s’étaitperdu corps et biens. À peine ce bruit se fut-il répandu, que tousles créanciers de Roderigo tinrent une assemblée ; ils lesoupçonnaient bien d’être ruiné ; mais ne pouvant encore s’enassurer, attendu que l’échéance de ses billets n’était pointarrivée, ils convinrent entre eux de l’observer adroitement, afinqu’il ne pût, aussitôt dit que fait, se sauver en cachette.

Roderigo, de son côté, ne voyant aucun remèdeà son mal, et sachant à quoi les lois de l’enfer le contraignaient,pensa à fuir à tout prix ; un beau matin il monta donc àcheval et sortit par la porte de Prato, voisine de sa demeure. Onne se fut pas plutôt aperçu de sa fuite, que le bruit s’en répanditparmi ses créanciers, qui s’adressèrent soudain aux magistrats etqui, non seulement mirent les huissiers aux trousses du fugitif,mais le poursuivirent eux-mêmes en tumulte.

Roderigo, quand on apprit sa fuite, était àpeine à un mille de la ville ; de sorte que se voyant dans unmauvais pas, il prit le parti, pour fuir plus secrètement, dequitter le grand chemin, et de chercher fortune à traverschamps : mais les nombreux fossés dont le pays est coupéretardaient infiniment sa marche. Voyant alors qu’il lui étaitimpossible d’aller à cheval, il se mit à se sauver à pied, laissantsa monture sur la route ; et après avoir longtemps marché àtravers les vignes et les roseaux qui couvrent la contrée, ilarriva près de Peretola, à la maison de Giov. Matteo del Bricca,l’un des laboureurs de Giovanni del Bene. Heureusement il trouvaGiov. Matteo qui revenait au logis pour donner à manger à sesbœufs ; il se recommanda à lui, et promit, s’il le sauvait deceux qui le poursuivaient pour le faire mourir en prison, de lerendre riche à jamais, et de lui en donner à son départ une marquesi évidente, qu’il ne pourrait se refuser d’y croire, luipermettant, s’il manquait à sa parole, de le livrer lui-même auxmains de ses ennemis. Quoique paysan, Giov. Matteo ne manquait pasde finesse ; jugeant qu’il ne risquait rien, il promit desauver Roderigo, et l’ayant fait monter sur un tas de fumier, il lerecouvrit avec des roseaux et d’autres broussailles qu’il avaitramassés pour faire du feu.

À peine Roderigo avait-il fini de se cacher,que ceux qui le poursuivaient arrivèrent ; mais quelquesmenaces qu’ils fissent à Giov. Matteo, ils ne purent arracher delui l’aveu qu’il l’eût aperçu. Ils poussèrent donc plus loin, etaprès avoir cherché vainement toute la journée et le lendemain, ilss’en revinrent à Florence accablés de fatigue.

Cependant tout bruit ayant cessé, Giov. Matteotira Roderigo de sa cachette, et le somma de tenir sa parole.« Frère, lui dit ce dernier, tu m’as rendu un bien grandservice, et je veux à tout prix t’en témoigner mareconnaissance ; et pour que tu ne puisses douter de mapromesse, tu vas apprendre qui je suis. » Là il lui fitconnaître en détail la nature de son être, les conditions qui luiavaient été imposées à sa sortie de l’enfer, et la femme qu’ilavait épousée. Il l’instruisit en outre de la manière dont ilvoulait l’enrichir. Voici en quoi elle consistait : lorsqu’ilentendrait dire qu’une femme était possédée, il ne devait pasdouter que ce ne fût lui qui l’obsédât ; et il lui promettaitde ne sortir du corps de la possédée que lorsque lui, Giov. Matteo,viendrait l’en tirer, ce qui lui fournirait le moyen de se fairepayer comme il l’entendrait par les parents de la fille. Lorsqu’ilseurent convenu ainsi de leur fait, Belphégor disparut soudain.

Quelques jours après le bruit se répandit dansFlorence qu’une des filles de Messer Ambrogio Amadei, mariée àBuonajuto Tchalducci, était possédée du démon. Les parents nenégligèrent aucun des remèdes dont on use en pareil cas ; ilsmirent sur sa tête le chef de san Zanobi et le manteau de sanGiovanni Gualberto ; mais Roderigo se moquait de tout.Cependant, pour que chacun demeurât convaincu que c’était un espritqui tourmentait la jeune femme, et non un mal d’imagination, ilparlait latin, soutenait des thèses de philosophie, et révélait lespéchés cachés des autres ; il découvrit entre autres chosescelui d’un moine qui avait tenu pendant plus de quatre années danssa cellule une femme habillée en novice ; tout le monde enétait émerveillé.

Messer Ambrogio était donc extrêmementchagrin, et après avoir inutilement essayé tous les remèdes, ilavait perdu tout espoir de guérir sa fille, lorsque Giov. Matteovint le trouver et lui promit de la rendre à la santé s’il voulaitlui donner cinq cents florins pour acheter une métairie à Peretola.Messer Ambrogio accepta le marché. Alors Giov. Matteo, ayant faitdire d’abord un certain nombre de messes, et exécuté toutes lessimagrées nécessaires pour embellir la chose, s’approcha del’oreille de la jeune femme, et dit : « Roderigo, je suisvenu te trouver pour te sommer de me tenir ta promesse. »Roderigo lui répondit : «Je ne demande pas mieux ; maiscela ne suffit pas pour t’enrichir ; en conséquence, aussitôtque je serai parti d’ici, j’entrerai dans le corps de la fille duroi Charles de Naples, et je n’en sortirai point sans toi. Tu teferas donner alors la récompense que tu voudras ; maisj’espère alors que tu me laisseras tranquille. » Après cesmots il abandonna la possédée, au grand plaisir et au grandétonnement de toute la ville de Florence.

Il y avait très-peu de temps que ceci venaitde se passer, lorsque toute l’Italie fut instruite du malheurarrivé à la fille du roi Charles. Tous les remèdes des moinesfurent sans vertu ; et le roi, ayant eu connaissance de Giov.Matteo, l’envoya chercher à Florence. Notre homme, étant arrivé àNaples, après quelques feintes cérémonies guérit la jeuneprincesse. Mais Roderigo, avant de s’éloigner, dit à Giov.Matteo : « Tu vois bien que j’ai tenu ma promesse det’enrichir ; maintenant que je me suis acquitté, je ne te doisplus rien. En conséquence, je te conseille de ne plus paraîtredevant moi ; car autant je t’ai fait de bien, autant par lasuite je pourrais te faire de mal. »

Giov. Matteo retourna donc à Florenceextrêmement riche, car le roi lui avait donné plus de cinquantemille ducats, et il ne pensa plus qu’à jouir en paix de sesrichesses, ne pouvant croire que Roderigo pensât jamais à lui fairetort. Mais cette idée fut bientôt troublée par le bruit qui serépandit qu’une des filles du roi de France Louis VII était devenuepossédée. Cette nouvelle bouleversa l’esprit de Giov. Matteo, quandil vint à penser à la puissance d’un aussi grand roi, et auxmenaces que Roderigo lui avait faites. En effet le roi, n’ayant putrouver de remède au mal de sa fille, et ayant eu connaissance dela vertu que possédait Giov. Matteo, l’envoya d’abord cherchersimplement par un de ses huissiers ; mais Giov. Matteo ayantprétexté quelque indisposition, le roi fut obligé de recourir à laseigneurie, qui contraignit Giov. Matteo à obéir.

Ce dernier se rendit donc à Paris toutchagrin, et exposa au roi qu’il était bien vrai qu’il avait guériautrefois quelques possédées, mais que ce n’était pas une raisonpour qu’il sût ou qu’il pût les guérir toutes ; qu’il s’entrouvait dont le mal était d’une nature si maligne, qu’elles necraignaient ni les menaces, ni les exorcismes, ni la religionmême ; que toutefois il était prêt à faire son devoir, maisqu’il le priait de lui pardonner s’il ne parvenait à réussir. Leroi irrité lui répondit que s’il ne guérissait pas sa fille, il leferait pendre. Cette menace épouvanta Giov. Matteo, qui, ayant faitvenir la possédée en sa présence, s’approcha de son oreille, et serecommanda humblement à Roderigo, en lui rappelant le service qu’illui avait rendu, et en lui faisant sentir quel exempled’ingratitude il donnerait s’il l’abandonnait dans un péril aussigrave. Mais, Roderigo lui répondit : « Eh quoi !vilain traître, tu ne crains pas de paraître devant moi !Crois-tu pouvoir te vanter d’avoir été enrichi par mes mains ?Je veux te faire voir, ainsi qu’à tout le monde, que je sais donneret ôter à mon gré, et avant que tu puisses partir d’ici, sois sûrque je te ferai pendre. »

Giov. Matteo, se voyant alors sans ressource,chercha à tenter la fortune par une autre voie ; et ayant faitéloigner la possédée, il dit au roi : «Sire, ainsi que je vousl’ai dit, il y a un grand nombre d’esprits qui sont si malins,qu’il est impossible d’en avoir bon parti ; et celui-ci est dunombre. Je veux pourtant faire une dernière épreuve ; si elleréussit, Votre Majesté et moi nous aurons atteint notre but ;si elle est sans résultat, je serai en votre pouvoir, et vous aurezde moi la miséricorde que mérite mon innocence. Votre Majesté feradonc dresser sur la place de Notre-Dame un vaste échafaudagecapable de contenir tous vos barons et tout le clergé de cetteville ; vous ferez orner cet échafaudage de tentures d’or etde soie, et au milieu vous ferez placer un autel. Je demande quedimanche prochain, dans la matinée, votre Majesté, avec tout sonclergé, ainsi que tous les princes et les grands du royaume, vousvous rendiez avec une pompe royale, et couvert de vos parures lesplus magnifiques, sur cette place, où, après avoir fait célébrerd’abord une messe solennelle, vous ferez venir la possédée. Je veuxen outre qu’il y ait à l’un des coins de la place une vingtaine demusiciens au moins, avec des trompettes, des cors, des tambours,des cornemuses, des cymbales, des timbales, et autres instrumentsbruyants, lesquels, lorsque je lèverai mon chapeau, se mettront àfaire retentir leurs instruments, et s’avanceront versl’échafaudage. J’espère que ce moyen, joint à quelques autresremèdes secrets, aura la force de faire partir le démon. »

Le roi donna soudain les ordresnécessaires ; et le dimanche suivant arrivé, l’échafaudage setrouva bientôt rempli de hauts personnages, et la place de peuple,on célébra la messe, et la possédée fut amenée sur l’échafaudagepar deux évêques et une foule de seigneurs. Quand Roderigo vitcette foule immense réunie, et tout cet appareil, il en demeuratout stupéfait, et se dit en lui-même : « Quel est doncle dessein de ce misérable manant ? Croit-il me faire peuravec toute cette pompe ? Ne sait-il pas que je suis accoutuméà voir les magnificences du ciel et les supplices de l’enfer ?Je le châtierai comme il le mérite. »

Giov. Matteo s’étant alors approché de lui, etl’ayant supplié de vouloir bien sortir, il lui répondit :« Oh ! oh ! tu as eu là une excellente idée !Qu’espères-tu faire avec tout ce grand apparat ? Crois-tu parlà te dérober à ma puissance et à la colère du roi ? Vilainmanant, tu n’éviteras pas d’être pendu. » L’autre le suppliade nouveau, et Roderigo ne lui répondit que par de nouvellesinjures. Alors Giov. Matteo, jugeant inutile de perdre plus detemps, donna le signal avec son chapeau, et les gens qu’il avaitchargés de faire du bruit se mirent à sonner de leurs instruments,et s’avancèrent vers l’échafaudage avec une rumeur qui s’élevaitjusqu’au ciel. À ce tapage Roderigo ouvrit de grandesoreilles ; et ne sachant ce que cela voulait dire, dans sonétonnement il demanda, plein de trouble, à Giov. Matteo, ce quetout ce tumulte signifiait. Giov. Matteo, feignant une grandefrayeur, lui répondit aussitôt : « Hélas ! mon cherBoderigo, Dieu me pardonne, c’est ta femme qui vient tetrouver. » C’est vraiment merveille de voir à quel pointl’esprit de Roderigo fut épouvanté en entendant prononcer le nomseul de sa femme : sa frayeur fut si grande, que, sansréfléchir s’il était possible ou raisonnable que ce fût elle, sansrépondre un seul mot, il s’enfuit tout tremblant, délivrant ainsila jeune fille, et aimant mieux retourner en enfer rendre compte deses actions, que de se soumettre de nouveau aux ennuis, auxdésagréments et aux dangers qui accompagnent le joug matrimonial.C’est ainsi que Belphégor, de retour aux enfers, put rendretémoignage des maux qu’une femme amène avec elle dans unemaison ; et que Giov. Matteo, qui en sut plus que le diable,s’en revint bientôt tout joyeux chez lui.

FIN.

LE DÉMON MARIÉ

Présentation

 

Le conte qui suit parut pour la première fois,en italien, à Rome, en 1545 dans un recueil intitulé Rime etprose, publié par Giov. Brevio. Bien qu’on l’ait quelquefoisattribué à l’éditeur de ce recueil, il paraît certain que Machiavelen est l’auteur. Il fut traduit en français par Tanneguy Lefebvre,qui le fit imprimer à Saumur, en 1664, in-12, sous le titre deMariage de Belfégor, à la suite de ses Vies des Poètesgrecs. Cette traduction, qui a été réimprimée en 1748, sous letitre qu’elle porte ici, est celle que nous reproduisons.

Nous croyons inutile de rappeler que ce contea été mis en vers par La Fontaine.

Le démon marié

 

On trouve parmi les anciennes annales deFlorence une histoire à laquelle on a d’abord assez de peine àajouter foi ; mais les circonstances en sont si notables et sipressantes, que l’esprit est enfin contraint de s’y rendre, car lespersonnes et les familles y sont nommées, et quelques-unes sontencore présentement si considérables, qu’on n’aurait pas osé lescomprendre en cette relation, si elle n’était fortauthentique ; et l’histoire en serait périe avec le temps sila vérité ne l’avait défendue contre l’oubli. Un homme de probitéde cette ville-là (je ne feindrai point de dire que c’est le fameuxMachiavel) en a laissé des mémoires qu’il dit avoir reçus deRodéric même, qui est le héros de la pièce.

Il dit donc que du temps que Florence étaitune république, une infinité de gens allaient en enfer pour êtremorts en péché mortel, et qu’à leur entrée dans ce malheureuxséjour, presque tous se plaignaient qu’ils n’étaient tombés en cemalheur que pour avoir épousé des femmes insupportables ; queles juges infernaux en étaient fort étonnés, et qu’ils ne pouvaientqu’à peine croire que la malignité des femmes fût si grande et quel’accusation en fût véritable. Mais comme depuis longtemps on neleur disait autre chose, et que presque tous les damnéss’accordaient dans cette accusation, ils en firent leur rapport àLucifer, qui jugea que la chose était digne d’en faireinformation ; il voulut être éclairci de la vérité, et pourcet effet, ayant sur-le-champ assemblé son conseil, il leur dit cesparoles :

« Messieurs, encore que ma puissance soitabsolue et arbitraire dans ce royaume sombre, et que je ne soisobligé par aucune loi ni coutume de prendre sur mes affaires l’avisde personne, néanmoins, comme il y a plus de sagesse à prendreconseil qu’à le négliger, je vous ai fait venir pour prendre vossentiments sur une chose que je trouve très-importante, et quipourrait procurer quelque blâme à mon gouvernement si je lalaissais passer sans en découvrir la vérité. Tous les hommes quiviennent ici ne se plaignent que de leurs femmes ; ils lesaccusent constamment d’être la seule cause de leur perte. Cela meparaît impossible ; mais pourtant je crains, d’une part, depasser pour ridicule en accordant ma créance à ce rapport, et,d’autre part, d’être blâmé de négligence si je ne m’en informe àfond et diligemment. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vouspensez que je doive faire en cette occasion. »

La chose parut à tous de conséquence, et ilsconvinrent d’abord qu’il fallait par tous moyens découvrir si lesplaintes des hommes mécontents de leurs mariages étaient fondéessur la vérité ; mais ils ne furent pas d’accord sur lesmesures qu’il fallait prendre pour n’y être pas trompé. Les unsopinèrent qu’il fallait envoyer sur la terre un démon en formehumaine, qui connût par lui-même du fait pour en faire ensuite sonrapport ; les autres disaient qu’on pourrait savoir la chosesans se mettre si fort en frais, et qu’il n’y avait qu’à redoublerla torture à plusieurs âmes de différentes espèces, pour leur faireavouer la vérité. Cet avis trop cruel fut rejeté, parce qu’onassura que les tourments étaient une mauvaise voie pour savoir lavérité, et qu’au contraire ils faisaient toujours mentir :ceux qui ne pouvaient les souffrir, pour s’en délivrer, et ceux quiétaient assez forts pour les endurer, par la gloire qui flattaitleur orgueil d’avoir résisté aux plus rudes peines ; mais onajouta que, s’il s’agissait de tirer de l’âme d’une femme damnée lavérité par force de tourments, on y perdrait sa peine, vu que sonobstination à résister à son devoir, étant déjà invincible durantsa vie, se trouverait encore confirmée et endurcie en enfer. C’estpourquoi il fut résolu, à la pluralité des voix, qu’on députeraitun de la troupe en l’autre monde, pour y voir de ses propres yeuxla vérité de ce qui s’y passait.

Mais personne ne s’offrant pour cet emploi, ontira au sort, et il tomba sur Belfégor, l’un des principauxministres de cette cour, et qui, d’archange avant sa chute du ciel,était devenu archidiable. Il ne prit cette commission qu’àregret ; mais il fut contraint d’obéir, et s’engagea àpratiquer et faire exactement tout ce qui avait été résolu dans leconseil. Il avait été ordonné que celui qui serait député recevraitdu trésor cent mille ducats pour aller sur la terre en formehumaine, et qu’étant là il prendrait une femme, avec laquelle ilserait obligé de tenir ménage durant dix ans, au bout desquels,feignant de mourir, il abandonnerait son corps et viendrait rendrecompte à ses supérieurs de l’expérience qu’il aurait faite desfatigues et des peines du mariage. On lui déclara encore quependant tout ce temps il serait soumis à toutes les disgrâces, àtoutes les passions et à toutes les faiblesses d’esprit auxquellesles mortels sont sujets, même à l’ignorance, à la pauvreté et à laperte de la liberté, à moins qu’il ne s’en sût défendre par laforce ou par adresse. Belfégor vint en ce monde ayant accepté cesconditions et reçu l’argent, et s’étant promptement mis enéquipage, il arriva à Florence avec une suite magnifique. Il y futreçu avec beaucoup de courtoisie, et il y établit son domicile parpréférence à toutes les autres villes de la terre, comme cellequ’il jugea plus propre à faire valoir son argent et où l’usure sepratique le mieux. Il se fit appeler Rodéric de Castille, et selogea près du bourg de Tous les Saints ; et afin qu’on nes’arrêtât pas à s’informer plus amplement de sa qualité, il déclaraqu’il était Espagnol, d’une naissance assez médiocre ; maisqu’ayant voyagé en Syrie, il avait négocié dans la ville d’Alep, oùil avait gagné tout son bien, et que, s’étant voulu retirer, ilétait venu en Italie, résolu de s’y établir et de s’y marier, commeétant un pays plus poli que l’Asie et plus conforme à son humeur.Comme il s’était fait un corps à sa manière, il était beau et debonne mine ; il paraissait être à la fleur de son âge ;et ayant dans peu de jours fait connaissance avec les principaux dela ville et fait montre de ses richesses et de sa libéralité,témoignant à tout le monde une extrême honnêteté et une grandedouceur, plusieurs des nobles qui avaient peu de biens et beaucoupd’enfants s’empressèrent de le caresser et de rechercher sonalliance ; mais il préféra à toutes les autres femmes Honorie,fille d’Améric Donati, une des plus belles de Florence, et qu’ilcrut mieux lui convenir.

Le seigneur Donati était sans doute d’unetrès-noble famille, et fort considéré dans sa ville ; mais,ayant encore trois autres filles, aussi prêtes à marier que leuraînée, et trois fils hommes faits, on peut dire qu’il étaittrès-pauvre par rapport à sa qualité et au rang qu’il était obligéde tenir, et par sa nombreuse famille.

Rodéric n’oublia rien pour rendre ses nocespompeuses et magnifiques ; tout y fut éclatant et splendide,et la fête en fut très-galante ; et comme, suivant la loi àlui imposée, il devait être sujet à toutes les passions des hommes,il eut l’ambition de rechercher les honneurs et lesapplaudissements publics. Il était avide de louanges ; ilaimait le faste, et cette passion lui fit faire de grandesdépenses. D’autre part, il prit tant d’amour pour Honorie, qu’il nepouvait vivre sans elle, et s’il la voyait triste ou mécontente,c’était assez pour le désespérer. Elle avait porté dans la maisonde son mari, avec sa noblesse et sa beauté, un orgueil si insolent,que celui de Lucifer même n’était rien en comparaison ; etRodéric, qui avait éprouvé l’un et l’autre, trouvait que celui desa femme l’emportait de beaucoup ; mais cet orgueil alla bienplus loin quand elle s’aperçut que Rodéric l’aimaitéperdument : elle se mit en tête de le gouverner absolument,et de se donner une autorité sans mesure ; elle lui commandaitdonc de faire les choses les plus difficiles, ou de s’abstenir desplus agréables ; et sans avoir ni compassion ni respect pourlui, s’il s’avisait de lui refuser quoi que ce fût, ellel’accablait d’injures et d’outrages, à quoi elle joignait un méprissi déclaré que le pauvre diable en mourait de chagrin.

Ce ne fut pas tout : pour le gourmanderdavantage, elle feignît d’en être jalouse ; mais la feintedura peu, parce qu’elle le devint tout de bon. Rodéric était assezsolitaire ; il sortait peu, méprisant les divertissementsvulgaires, auxquels il préférait l’étude et la lecture ; ilétait officieux, et, s’intriguant dans les affaires de ses amis, ilaccommodait leurs différends et leur donnait de bons conseils pourfinir leurs procès. On pouvait dire de lui, sans mentir, quec’était un bon diable.

Cette conduite attirait chez lui force gens detoutes qualités et de tout sexe ; il y venait des veuves, il yvenait des religieux, il y venait des gens d’affaires. Honorieétait incessamment aux écoutes, voulant savoir tout ce qui sepassait ; elle avait même fait percer la porte du cabinet deRodéric, afin de voir ceux ou celles qui conversaient aveclui ; mais le trou en était presque imperceptible ; iln’était su que d’elle. Par cet endroit elle pouvait entrevoir cequi se passait, ou entendre quelque chose des conversations,qu’elle tournait toujours en mauvaise part, quelque innocentesqu’elles fussent ; et, non contente de cette impertinentecuriosité, qu’on ne saurait trop condamner en une femme, elle avaitl’impudence de déclarer à son mari qu’elle avait vu et ouï tout cequ’il avait fait, tout ce qu’il avait dit, et de lui fairelà-dessus son procès sans miséricorde, sans vouloir écouter sesraisons ; et plus le bonhomme s’efforçait de se justifier,plus elle le déclarait coupable, abusant ainsi de sa bonne foi etde sa patience.

Comme il est difficile qu’en écoutant de lasorte on puisse bien entendre tout ce qui se dit et connaîtrel’intention de ceux qui parlent, Honorie en soupçonnait plusqu’elle n’en comprenait ; et comme son mauvais naturel laportait à de malicieuses explications, elle crut tout de bon queson mari manquait à la foi conjugale, ce qu’elle crut encore avoirreconnu à d’autres marques ; mais ne sachant à qui appliquerses soupçons, elle mit toute son étude à découvrir les intriguesmaritales, et n’y épargna ni soin ni dépense. Pour cet effet elletâcha de gagner tous les domestiques pour observer Rodéric, etdisposa même un de ses frères pour l’accompagner partout, sousprétexte de lui faire honneur, afin qu’il ne pût faire un pas ni unmouvement dont elle ne fût informée.

Le frère ni les domestiques ne purent jamaisrien découvrir de ce qu’elle souhaitait ; la conduite deRodéric était sage, et il se comporta toujours si honnêtement enleur présence, qu’ils ne purent se dispenser d’en faire de louablesrapports. Les démons sont chastes naturellement, et celui-ci,quoique soumis aux passions humaines, n’eut jamais de faible ducôté de l’amour que pour sa femme. Honorie ne fut pas satisfaite durapport de son frère, ni de celui des domestiques ; elle crutqu’ils étaient négligents ou gagnés par son mari : cela futcause qu’elle rompit avec ce frère, et qu’elle chassa tous lesdomestiques, en la présence même de Rodéric, qui n’eut jamais laforce de révoquer ce bannissement, quoique injuste, et que, parmiles domestiques, il s’en trouvât de bons et de fidèles, tant ilcraignait d’irriter cette femme, qui le bravait impunément. Lesdémons mêmes qu’il avait amenés avec lui pour le servir en formehumaine, comme domestiques affidés, furent si mal traités et silongtemps, qu’ils quittèrent comme les autres, et aimèrent mieuxretourner en enfer que de demeurer avec elle. Le changement dedomestiques donna lieu à d’autres ombrages et à d’autres querelles,si l’on peut appeler ainsi une persécution où la femme insultaitincessamment, et le mari souffrait tout sans rien dire. Elle voulutgagner à elle le monde nouveau qu’elle avait fait ; lapremière leçon qu’elle leur donnait était d’être toujours de sonparti contre son mari, de ne rien faire de ce qu’il commanderaitsans qu’elle l’eut examiné et permis, et de prendre garde à sesdéportements, dont elle voulait être informée sur-le-champ, à peined’être chassés. C’était autant d’espions qu’elle voulait avoirauprès de ce pauvre mari, dont elle disait tout le mal qu’ellepouvait, se plaignant toujours et n’étant contente d’aucunedémarche qu’il pût faire.

Les domestiques, prévenus contre Rodéric,employaient les premiers jours à observer sa conduite, en laquellene voyant rien que d’honnête et de raisonnable, les plus sages n’enfaisaient aucun rapport à Honorie qui ne fût à sa louange ;cela ne lui plaisait pas, et lui donnait lieu de les querellerpremièrement, et quelquefois de les battre de ses propres mains, etensuite de les chasser honteusement et avec scandale, les accusantouvertement, quoique faussement, ou de larcin ou de débauche, et ensecret d’être du parti de son mari, qui les avait gagnés, cequ’elle appelait être du mauvais parti et du plus faible.

Les serviteurs ou servantes qui valaient lemoins étaient caressés pourvu qu’ils applaudissent à la dame etqu’ils entrassent dans ses sentiments, méprisant Rodéric, et disantdu mal de lui ; elle les y forçait même souvent, et d’avouerdes choses qu’ils ne savaient pas, comme s’ils les eussent vues, àpeine d’être chassés comme les premiers ; et l’artificieusefemme, qui voulait justifier ses violences et son orgueil auprès deses parents et de ses amis, appelait en témoignage devant eux cesserviteurs corrompus, qui blâmaient la conduite de Rodéric etdonnaient gain de cause à sa femme. Ces gens ne manquaient pas dese prévaloir des folies de la femme et de la patience dumari ; ils volaient impunément l’un et l’autre, et dissipaientleur bien avec fureur. Honorie, s’en apercevant enfin, étaitcontrainte de changer encore de domestiques, et cela arriva sisouvent, qu’en une seule année elle eut plus de cinquante femmes dechambre différentes, les unes après les autres, dont les plusvertueuses méritaient le fouet par les mains du bourreau.

Honorie n’en demeura pas là : elle voulutjouer et recevoir des joueurs chez elle ; il en vint beaucoupde tout sexe, de tout âge et de toutes qualités ; le bonaccueil qu’elle leur fit, et son peu d’adresse au jeu, les attira.Elle perdait presque toujours, et souvent de grosses sommes ;à cela elle joignait de fréquents cadeaux et des repas magnifiques,ce qui consuma beaucoup au pauvre Rodéric, car ses revenus n’ysuffisaient pas. Sa patience fut encore la même sur cechapitre ; il n’en osait rien témoigner, et s’il lui échappaitd’en toucher quelque chose dans leur conversation particulière,c’était une querelle aussi forte que sur le chapitre de lajalousie. « Quoi ! disait Honorie, blâmer mon jeu, quim’attire tant d’honnêtes gens, et où je gagne beaucoup !Veut-il donc me traiter en petite bourgeoise et me renfermer dansune chambre noire ? Ce divertissement innocent, dont je ne mesoucie, ne l’admettant que par complaisance, empêche-t-il que je neveille sur ma famille et sur les affaires domestiques ?Trouvera-t-on une maison à Florence mieux réglée que la nôtre, etoù toutes choses soient mieux en ordre, et le tout par messoins ? Aimerait-il mieux que je fisse l’amour comme telle ettelle (notamment plusieurs dames de sa ville, plus honnêtesqu’elle, et dont néanmoins elle déchirait impitoyablement laréputation) ? » C’est l’humeur des joueuses, lesquelles,pour élever leur conduite sur celle des femmes qui sont assez sagespour n’aimer pas le jeu, les accusent de galanterie, leur maximeétant qu’une femme doit jouer ou faire l’amour. Maiscelles qui étaient les plus maltraitées par Honorie étaient lesamies de Rodéric : car la jalousie, se joignant àl’inclination maligne de médire, ajoutait à leur égard tout ce quela fureur lui pouvait inspirer. Elle n’épargnait pas même sesproches parentes qui croyaient devoir quelque affection et de laconfiance à Rodéric, à cause de l’alliance ; c’était contrecelles-là qu’elle se déchaînait davantage. Un jour qu’étant à tableavec son mari, elle avait entamé cette matière avec tant devéhémence, et qu’elle parlait contre une de ses parentes comme unedissolue et qui n’avait nulle pudeur, avec des circonstances,lesquelles, bien que fausses et inventées, ne laissaient pas defaire horreur : « Mais, Madame, lui dit son mari, peut-onpenser ce que vous dites de son prochain, sans en avoir aucunepreuve ? Est-ce par votre expérience que vous jugez si mal dela vertu de votre sexe ? On ne devrait soupçonner autrui quedes faiblesses dont on est capable : pensez-vous que Dieu vousait favorisée d’un privilège spécial ? Et quand vous voulezqu’on le croie prodigue de chasteté envers vous, est-il à présumerqu’il en soit avare envers les autres femmes ? » Honorie,révoquant à injure ce qu’on venait de lui dire, s’échappa contreson mari d’une force à perdre toute considération ; elle luidit qu’il soutenait toujours le mauvais parti ; que c’étaitune preuve qu’il aimait la débauche, et qu’il avait de mauvaiseshabitudes avec celle dont elle avait parlé ; qu’elle lesferait repentir tous deux ; qu’elle publierait partout leurcommerce. Et Rodéric, ne pouvant plus souffrir que l’innocence decette dame fût plus longtemps outragée, la pria de se taire, etd’un ton ferme ajouta que la vertu de la dame était sansreproche ; qu’il n’endurerait pas qu’elle fût ainsi maltraitéepar le poison de la médisance ; qu’elle valait plusqu’Honorie, laquelle il croyait elle-même si faible, que, si savertu n’était à l’abri de son peu de mérite, son honneur serait delongtemps plus ébranlé que de raison ; qu’elle était un tyransans miséricorde, qui exigeait un tribut de patience des gens quilui en devaient le moins. Il n’en fallait pas tant pour porter lafureur de cette femme jusqu’au dernier excès : elle leva lamain contre son mari, qui évita le coup ; mais elle lui jetacertain meuble par la tête qui l’atteignit un peu. Il ne putendurer cette dernière insulte sans repousser l’injure, et ilallait se venger, peut-être assez rudement, lorsqu’un voisin, quivivait familièrement avec eux, survint inopinément. Rodérics’arrêta à sa vue, et fit même signe à Honorie de se taire ;mais c’était le moyen de la faire crier davantage. Elle déclama denouveau contre son mari ; elle l’accusa de l’avoirbattue ; elle inventa mille faussetés pour le décrier, etenfin elle ne se tut qu’à faute d’haleine, qui lui manqua plutôtque sa rage, et qui la fit retirer.

Ce voisin officieux n’approuva pas cesclameurs ; mais, ne pouvant s’empêcher de croire quelque chosede ce qu’elle avait supposé, il entra dans ses intérêts et disposaaisément Rodéric à la paix, de peur du scandale, qu’il craignait,et qui aurait infailliblement suivi une aventure aussisurprenante.

Honorie ne fut pas si traitable ni sitimide ; elle aimait à scandaliser son mari et à le traduireen ridicule ; elle en vint à bout, et dans peu de temps toutle quartier se divertit de cette querelle, plaignant la femme,qu’on supposait avoir été battue, et blâmant Rodéric d’avoir osé lafrapper.

Il y eut pourtant enfin quelqueréconciliation, et Rodéric, agissant de bonne foi, en usa selon sacoutume, c’est-à-dire comme le meilleur mari du monde, souffranttout et ne disant rien. Cette méchante femme en abusa plus quejamais, et résolut de s’enrichir avec ses parents aux dépens du bonhomme.

Elle commença par lui enlever toutes sespierreries et sa vaisselle d’argent ; après cela elle divertitses meubles les plus précieux, dont il ne savait ni le nombre nil’importance ; et enfin, le flattant pour le mieux tromper,elle lui inspira de fournir à deux de ses frères les moyensd’entreprendre un grand commerce sur mer, lequel n’est pas défenduà la noblesse de Florence ; elle lui fit entendre qu’il seraitcause de leur fortune, et qu’il augmenterait en même temps lasienne, puisqu’il aurait part au profit. Elle l’obligea encore àfournir à ses sœurs de quoi les marier, alléguant que son père, quin’avait pas trop de bien, ne pouvait pas se résoudre à les doterdurant sa vie, de crainte de manquer des choses nécessaires à sasubsistance ; mais que Rodéric trouverait après sa mort dequoi se dédommager avantageusement de ses avances, et que cen’était qu’un argent prêté, qui serait fidèlement rendu.

Les deux frères furent pareillement mis enétat de trafiquer sur mer ; il leur équipa à chacun unvaisseau, et chargea sur l’un et sur l’autre de richesmarchandises : le premier fut dépêché au Levant, et l’autrevers le Ponent[1], et ce fut là principalement que lameilleure partie de son bien fut employée.

Cependant Honorie ne rabattait rien de sonorgueil et de sa vanité ordinaires ; elle changeait de meubleset d’habits plus de douze fois l’année ; ce n’était quefestins et que régals chez lui, mais particulièrement au temps ducarnaval, et aux fêtes qu’on célèbre à Florence en l’honneur desaint Jean-Baptiste, lorsque tout le monde, et surtout les gens dequalité et les riches, font des dépenses considérables à régalerleurs amis. Honorie voulait surpasser tous les autres enmagnificence, et par conséquent en dépense, ce qui le consuma peu àpeu ; mais il aurait trouvé en cela moins d’amertume s’ilavait pu avoir une paix domestique et attendre en repos le temps desa décadence, ce que Honorie lui refusa toujours, devenant de plusen plus insupportable et intraitable.

Il passa ainsi environ une année, à la fin delaquelle, se trouvant n’avoir de reste de ses cent mille écus quela seule espérance du retour des vaisseaux qu’il avait envoyés surles deux mers, il fut réduit à prendre de l’argent à intérêt surson crédit, qui était grand, pour soutenir son train et sadépense ; et il tarda peu à faire remarquer qu’il empruntait,et qu’il était endetté, par l’emploi qu’il donnait tout à la fois àplusieurs gens de change afin de lui trouver de l’argent. Ilcommençait à perdre son crédit, lorsqu’un jour il lui vint desnouvelles sûres que l’un des frères de son honnête épouse avaitjoué et perdu toute la valeur de son vaisseau, et que l’autre,revenant de son voyage avec un vaisseau richement chargé sansl’avoir fait assurer, avait péri avec tout son bien par sonnaufrage. Ces malheureuses nouvelles ne furent pas plutôt sues, queles créanciers de Rodéric s’assemblèrent pour veiller à leursintérêts ; et, ne doutant point qu’il ne fît banqueroute, ilsconvinrent qu’il fallait l’observer pour empêcher qu’il ne prît lafuite, n’osant encore l’arrêter, parce que le terme de leurpayement n’était pas encore venu. Rodéric, d’autre part, netrouvant point de remède à ses malheurs, et pensant à l’engagementqu’il avait pris de demeurer dix ans sur la terre, se désespéraitpresque à voir seulement de loin la figure qu’il allait fairedurant un si long temps, accompagné de la pauvreté, de l’infamie,et d’une femme encore pire que l’une et l’autre. Il résolut enfinde prendre la fuite, et un jour, de grand matin, étant monté àcheval, comme il faisait quelquefois, et sa maison étant près de laporte Prado, il sortit de la ville par cette porte. Ses créanciersen furent bientôt avertis, et, ayant sur-le-champ recouru auxmagistrats pour avoir permission de le poursuivre et de le ramener,ils coururent après, la plupart n’ayant pas eu le temps de monter àcheval. Rodéric n’avait pas fait encore une lieue, lorsque d’uneéminence il aperçut le monde qui venait après lui ; il secrut, dès lors, perdu s’il suivait le grand chemin : ilrésolut donc de le quitter, et de cacher sa fuite au travers descampagnes ; mais, comme le terrain était coupé par plusieursfossés que son cheval n’aurait pu franchir, il le quitta, et,s’étant mis à pied, il s’écarta dans les vignes et en d’autresendroits couverts ; et, après un assez long chemin, sans êtreaperçu de ses créanciers, il arriva enfin dans la maison de JeanMathieu de Brica, au-dessus de Pertole, qu’il trouva heureusementdans sa cour. Ce Jean Mathieu était fermier de Jean Delbène,Florentin ; il donnait à manger à ses bœufs, qui revenaient dulabourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu’il étaitpoursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir enprison ; mais que, s’il voulait lui aider à sauver sa vie etsa liberté, il le ferait riche pour jamais, et que devant quequitter sa maison il en aurait des preuves certaines ; et que,s’il y manquait, il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrâtà ceux qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu’unpaysan, c’était pourtant un homme de résolution et de bon sens,qui, voyant qu’il n’y avait rien à perdre ni à risquer à sauverRodéric, lui promit de le mettre à l’abri de tous dangers. Il lefit cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et lecouvrit encore de paille, de cannes et d’autres matièrescombustibles qu’il avait ramassées pour l’usage de sa cuisine. Àpeine l’eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui,n’ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses,de dire seulement qu’il l’avait vu, passèrent outre ; et,l’ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, cejour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.

Alors Jean Mathieu retira Rodéric du lieu oùil était si bien caché, et l’ayant sommé de sa parole :« Mon frère, lui dit Rodéric, je vous ai une obligation àlaquelle je dois satisfaire, et le veux ainsi de tout moncœur ; mais, afin que vous en soyez persuadé, et que j’aie lepouvoir de m’acquitter de ma promesse, je veux vous dire qui jesuis. » Et pour lors il lui raconta son histoire, lui dit leslois qu’on lui avait imposées au sortir de l’enfer, lui parla deson mariage, et n’oublia rien de ce que nous venons de dire ;il lui dit aussi par quel moyen il voulait l’enrichir, et le voicien peu de mots : « Toutes les fois que vous apprendrezqu’il y aura quelque femme ou fille possédée, en quelque pays quece soit, soyez sûr, lui dit-il, que c’est moi qui la posséderai, etqui me serai rendu le maître de son corps, duquel je ne sortiraipoint que vous ne veniez pour m’en chasser ; et comme vousrendrez par là un service très-considérable à la possédée et à sesparents, vous en tirerez tout ce que vous voudrez, soit en argent,soit en autres choses de valeur. » Jean Mathieu fut content dela proposition, et, Rodéric s’étant retiré, il arriva peu de joursaprès que la fille d’Ambroise Amédée, mariée à Bonalde Tébaluci,tous deux habitants de Florence, parut avoir tous les accidentsd’une démoniaque. Son mari et ses parents eurent d’abord recoursaux remèdes ordinaires, même aux exorcismes ; mais tout celane profita point, et afin que nul ne pût douter que ce ne fût unevéritable obsession du démon, cette femme parlait latin et toutesles autres langues ; elle traitait avec facilité des plushauts points de la philosophie, et découvrit à plusieurs leurspéchés les plus cachés, et entre autres à un soldat qui avait gardéchez soi quatre ans durant une concubine vêtue en homme, ce quiétonnait tout le monde.

Le seigneur Ambroise, qui aimait sa fille,était désespéré de voir son mal au-dessus de tous les remèdes,lorsque Jean Mathieu, qui avait observé tout ce qui s’était passé,le vint trouver, et osa lui promettre de guérir sa fille s’ilvoulait lui donner cinq cents florins pour acheter un fonds àPertole. Don Ambroise accepta le parti. Jean Mathieu ayant fait etordonné quelques prières, et pratiqué quelques autres cérémonies,par forme seulement, s’approcha de l’oreille de la dame, et dit àRodéric, qu’il savait bien être dans son corps : « Cherami, je suis ici pour vous sommer de votre parole. — Je le veuxbien, repartit Rodéric ; mais ce que son père vous donnera nepouvant suffire pour vous faire riche, aussitôt que je serai sortid’ici, je vais entrer dans le corps de la fille de Charles, roi deNaples, et je n’en sortirai que par vos exorcismes ; c’estpourquoi faites-y bien votre compte, et pensez à vos affaires et àvotre fortune, avant que de l’entreprendre ; parce qu’aprèscela je vous déclare que vous n’avez plus de pouvoir sur moi, etque vous ne délivrerez plus de possédés. » Après ce peu demots, la fille se trouva délivrée, au grand étonnement de toute laville, et à la satisfaction des parents.

Quelque temps après, le bruit fut grand partoute l’Italie que la fille du roi Charles était possédée, et tousles autres remèdes n’ayant de rien servi, on dit au roi ce quiétait arrivé à Florence en semblable cas, par le moyen de JeanMathieu ; c’est pourquoi il l’envoya demander. Celui-ci, étantà Naples, guérit la princesse, comme il avait délivré lapremière ; mais Rodéric, avant de quitter le corps de la filledu roi, parla encore à Jean Mathieu : « Tu vois, luidit-il, combien amplement je me suis acquitté de mespromesses ; te voilà riche par mon moyen ; c’est pourquoije ne te dois plus rien aussi ; et ne te présente plus devantmoi, parce qu’au lieu de te faire plaisir, je te ferai dupréjudice. »

Jean Mathieu retourna à Florence, chargé d’oret d’argent, car le roi lui avait fait donner plus de cinquantemille ducats, et il ne pensait plus qu’à jouir en repos de sesrichesses, et à vivre doucement le reste de sa vie, sans rienentreprendre davantage, quoiqu’il ne pût croire que Rodéric pûtjamais se résoudre à lui nuire. Mais la tranquillité de son espritfut troublée peu après par les nouvelles qui vinrent à Florence quela fille de Louis VII, roi de France, était possédée comme lesprécédentes. Cette nouvelle l’affligea beaucoup, lorsqu’il pensaità la grande autorité du roi, auquel il ne pourrait se dispenserd’obéir, et aux dernières paroles de Rodéric. Il ne fut paslongtemps dans cette inquiétude, parce que tout le mal qu’ilcraignait lui arriva. Le roi, informé du don qu’avait Jean Mathieude faire sortir les esprits des corps des possédés, envoya àFlorence un simple courrier, pour le prier de venir délivrer laprincesse sa fille ; mais cette première invitation n’ayantpas réussi, parce que Jean Mathieu ne voulut pas venir, feignantquelque indisposition, le roi fut contraint de le demander à laseigneurie, qui le fit obéir. Il partit donc pour Paristrès-triste, et fort incertain de l’événement, n’en pouvant espérerque de mauvais résultats ; étant arrivé, il représenta au roiqu’à la vérité il savait quelque chose qui avait opéré ci-devant laguérison de quelques démoniaques, mais que ce n’était pas uneconséquence qu’il pût les guérir tous, parce qu’il y avait desesprits si obstinés, qu’ils ne craignaient ni effets ni menaces, nienchantements, ni même la religion ; qu’il ne laisserait pasnéanmoins d’y faire son devoir ; mais que, si le succès nerépondait pas à ses soins, il en demandait d’avance pardon à SaMajesté. Le roi, étant déjà fâché de ce que Jean Mathieu s’étaitfait prier et contraindre pour venir, fut tellement piqué de cettepréface, qu’il prenait pour un effet de la mauvaise volonté duFlorentin, qu’il lui répondit que, s’il ne guérissait sa fille, ille ferait pendre.

Ces paroles furent un coup de foudre pour lepauvre Jean Mathieu ; mais enfin, ayant repris courage, il fitvenir la possédée, et s’étant approché de son oreille, il serecommanda très-humblement à Rodéric, le priant de se ressouvenirde ses services passés, et quelle serait son ingratitude s’ill’abandonnait dans un péril aussi pressant. Mais Rodéric, encoreplus en colère que le roi : « Traître infâme que tu es,lui dit-il, oses-tu bien encore paraître devant moi, après tel’avoir défendu ? et ton avarice ne devait-elle pas êtreassouvie des biens que je t’ai procurés ? L’ambition d’enavoir davantage te fera perdre ceux dont tu jouis ; tu ne tevanteras pas longtemps d’être devenu grand seigneur par monmoyen ; je te ferai sentir, et à tout le reste des mortels,qu’il est en mon pouvoir de donner et d’ôter quand il meplaît ; et avant qu’il soit peu je te ferai pendre. »

Dans cette extrémité, Jean Mathieu, se voyantdéchu de tout espoir de ce côté, voulut tenter fortune d’une autrepart ; et, s’étant retiré, il fit voir assez de fermeté, etdit au roi, après avoir fait retirer la princesse :« Sire, je vous ai déjà fait entendre qu’il y a certainsesprits si malins et si opiniâtres qu’on ne peut prendre aucunesmesures certaines avec eux ; celui-ci est de cetteespèce ; mais je veux faire une dernière épreuve, de laquelleVotre Majesté et moi en aurons du plaisir ; et si elle manque,je suis en votre disposition, et j’espère que vous aurez pitié demon innocence. Je supplie donc Votre Majesté d’ordonner que l’onfasse devant l’église de Notre-Dame un grand enclos, fermé debarrières, qui puisse contenir toute votre cour et tout le clergéde cette ville. Vous ferez garnir tout cet enclos de riches tapisd’or et de soie, et d’autres ornements les plus beaux ; onélèvera au milieu un autel, sur lequel je prétends qu’on célèbreune messe dimanche au matin, à laquelle Votre Majesté et tous lesprinces et seigneurs de la cour assisteront dévotement, etviendront en ce lieu avec une pompe royale ; la princesse ysera pareillement amenée lors du sacrifice, et vous ferez, s’ilvous plaît, tenir à l’un des bouts de la place, hors de l’enceinte,vingt ou trente personnes avec des trompettes, tambours ou autresinstruments de guerre et de musique faisant grand bruit, touslesquels, aussitôt que je leur en donnerai le signal, qui sera delever mon chapeau, joueront de leurs instruments et s’avanceront àpetit pas, en jouant, vers l’enclos où sera Votre Majesté, et jecrois que cette musique avec quelques autres secrets que j’yajouterai feront sortir cet esprit résistant.

Le roi donna incontinent ses ordres que toutfût prêt comme Jean Mathieu l’avait dit ; et le dimanche étantvenu, l’enceinte fut remplie de toute la cour et du clergé, et lesrues aboutissantes à la place furent remplies de peuple ; lamesse fut célébrée avec solennité, et la démoniaque amenée dans lesbarrières par deux évêques et suivie de plusieurs seigneurs.

Quand Rodéric vit tant de peuple assemblé, etun si bel appareil, il en fut surpris, et dit en soi-même :« Quelle est la pensée de ce faquin ? Croît-il m’éblouirpar cette faible pompe, moi qui suis accoutumé à voir celle duciel, aussi bien que les fureurs de l’enfer ? Il me lapayera ; je le châtierai assurément de son audace. »Alors Jean Mathieu s’approcha de lui et le conjura encore devouloir sortir ; mais le démon, irrité : « Est-celà, lui dit-il, tout ce que tu sais faire ? Et ce bel appareilest-il pour me tenter, ou pour éviter ma puissance et la colère duroi ? Ce sera plutôt pour te voir pendre avec plus d’ornementet en meilleure compagnie, malheureux, coquin ! infâmeaffronteur ! » Et comme il continuait à l’outrager deparoles en présence de tout le monde, Jean Mathieu crut qu’iln’avait plus de temps à perdre, et, ayant donné le signal avec sonchapeau, toutes les trompettes, les clairons, fifres et tambours,hautbois et autres instruments ordonnés pour jouer commencèrent àfaire un bruit si grand qu’il fut facilement entendu de tous ceuxqui étaient dans l’enceinte ; et comme les instruments enapprochaient toujours et que le bruit en augmentait, Rodéric, quine s’y attendait point, en fut étonné, et, la curiosité lepressant, il demanda à Jean Mathieu (qui était encore près de lui)ce que ce bruit signifiait. À quoi Jean Mathieu, feignant de latristesse, répondit : «Hé ! mon cher Rodéric, je vousplains : c’est votre femme qui vient vous retrouver.» Chosemerveilleuse, le trouble que conçut Rodéric à cette nouvelle fut sigrand, et la crainte de retomber encore au pouvoir de cette follefut si véhémente, que, sans avoir le loisir d’examiner si la choseétait vraisemblable, ou même possible, et sans considérer l’intérêtde celui qui lui en faisait le conte, et qui pouvaitraisonnablement lui être suspect, il quitta promptement le corps dela princesse, plein d’épouvante et de dépit, sans répliquer uneseule parole, et retourna sur-le-champ en enfer, où il aima mieuxaller rendre raison de sa commission, quoique avant le temps, quede se voir de nouveau exposé à la tyrannie du mariage et auxdouleurs, dégoûts et périls que cause une mauvaise compagne. AinsiBelfégor, retournant en enfer, vérifia authentiquement par sonrapport l’excès des maux qu’une méchante femme amène avec soi dansla maison d’un mari facile, et Jean Mathieu fit voir qu’il ensavait plus que le démon même, et s’en retourna chez lui riche etcontent.

Quelques années après on vit aux enfers uneautre aventure, qui confirma davantage combien grand est le malheurd’avoir une méchante femme. Un nouveau venu auquel, suivant lacoutume, on faisait sentir pour sa bienvenue les plus rudestourments, n’en parut pas ému davantage que si on l’eût biencaressé. Ses bourreaux, indignés de lui voir cet air indolent, sipeu connu aux enfers, crurent de s’être relâchés à son égard, etque les pointes des instruments qu’ils employèrent pour la tortureétaient émoussées ; ils s’armèrent donc d’armes nouvelles etd’une cruauté que leur colère augmentait, et s’étant jetés avec ladernière fureur sur ce malheureux, ils l’auraient mis en piècesmille fois, s’il avait pu autant de fois mourir ; mais lesdamnés ne meurent pas, en souffrant pourtant mille morts à chaquemoment. Celui-ci résista toujours comme auparavant, et fut muetdurant la plus grande rage des coups, montrant même un air assezsatisfait qui bravait tous les ministres de l’enfer. Ceux-ci,plutôt las de le tourmenter que lui de souffrir, avouèrent den’avoir jamais rien vu de semblable, et en firent leur rapport àLucifer, lequel, étonné d’une chose si rare, voulut lui-même levoir et l’interroger. Cet homme, étendu sur la terre, disaitquelque chose entre ses dents quand Lucifer arriva. « Et quies-tu, lui dit-il, à qui tout l’enfer ne saurait faire peur, et quicomptes pour rien tous nos supplices et tous nos malheurs ? —Comment, seigneur, répondit l’inconnu, serait-il vrai que je suisen enfer ! Hélas ! je croyais n’être qu’en purgatoire, etje disais en moi-même, quand vous êtes venu, que j’étais encorebien heureux au prix de ce que j’étais en l’autre monde en lacompagnie de la plus détestable femme que le soleil ait jamais vue.Durant vingt ans de mariage je n’ai pu avoir un quart d’heure derepos avec elle, et son esprit était si ingénieux à me tourmenterqu’elle me régalait tous les jours de quelque nouvelle persécution,dont la moindre surpassait tout ce que j’ai trouvé ici de plus rudeet de plus cruel ; c’est la raison pour laquelle je n’ai nigémi, ni crié, quoi qu’on m’ait pu faire ; et, si je suis enenfer, je dirai toujours qu’on y est mieux qu’avec une telle femme,plus redoutable que tout l’enfer même. »

Le prince des démons frémit à ce discours, et,avant que de se retirer, il ordonna de nouveaux supplices à cediscoureur. Mais rien ne put le faire dédire de ce qu’il avaitavancé. Il disait qu’il trouverait du rafraîchissement au milieudes flammes, et que, pourvu que sa femme ne vînt pas le rejoindreet se mettre de la partie, il prendrait patience, et tous lesautres maux à gré. Il tint en effet parole, et jamais on ne le vitsoupirer ni se plaindre par les efforts de la douleur. Mais enfinsa femme mourut, et Lucifer, que la pitié ne toucha jamais, l’ayantreçue comme elle le méritait, la renvoya à son mari : elle letourmenta comme elle avait de coutume, et le pauvre infortuné,rencontrant dès lors véritablement son enfer, est celui de tous lesdamnés qui crie le plus et qui souffre davantage.

FIN.

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