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Un cas de pratique médicale

Un cas de pratique médicale

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
UN CAS DE PRATIQUE MÉDICALE

Un télégramme, envoyé de l’usine des Liâlikov,priait le professeur de venir au plus vite.

La fille d’une dame Liâlikov, apparemment la propriétaire de l’usine, était malade ; c’est tout ce que l’on pouvait démêler en un long télégramme, mal rédigé. Aussi le professeur ne se dérangea-t-il pas lui-même : il se contenta d’envoyer à sa place son interne, Koroliov.

Il fallait descendre à la troisième station au delà de Moscou et faire ensuite quatre verstes en voiture. À la gare, un attelage à trois chevaux attendait l’interne. Le cocher avait un chapeau à plumes de paon et répondait d’une voix vibrante, à toutes les questions, comme un soldat : « Pas du tout ! » ou « Exactement ça ! »

C’était le samedi soir. Le soleil se couchait.De l’usine à la gare venaient des foules d’ouvriers qui saluaient la voiture amenant l’interne. La tombée du jour, les demeures seigneuriales et les villas d’été, aux deux côtés de la route, les bouleaux, et la calme impression qui se dégageait alentour, – alors que maintenant, à cette veille de repos, les champs, les bois et le soleil, s’apprêtaient, semblait-il, à chômer, et peut-être même à prier en même temps que les ouvriers, – tout cela ravissait Koroliov…

Né et élevé à Moscou, l’interne ne connaissaitpas la campagne et ne s’était jamais intéressé aux usines ; iln’en avait jamais visité aucune ; mais après ce qu’il avait luà ce sujet, il lui était arrivé de se trouver chez des industrielset de causer avec eux. Et, quand il voyait de loin ou de près unefabrique, il pensait que, si, au dehors, tout y paraissait calme etpaisible, il devait régner au dedans l’impénétrable ignorance etl’égoïsme obtus des propriétaires, le travail ennuyeux et malsaindes ouvriers, et les intrigues, et la vodka, et la vermine…

Et maintenant tandis que les ouvrierss’écartaient de la calèche avec respect et crainte, il lisait àleurs figures, à leurs casquettes, à leur démarche, la malpropreté,l’ivrognerie, l’énervement, l’ahurissement dans lesquels ilsvivaient.

On entra par le grand portail de l’usine. Dechaque côté apparurent de petites maisons ouvrières, des figures defemmes, du linge et des couvertures sur les avant-portes. Lecocher, sans retenir ses chevaux, criait :« Attention ! »

Dans une grande cour, nette de tout brind’herbe, se développaient cinq vastes corps de bâtiments à hautescheminées, espacés, avec des magasins et des baraquements, le toutbaignant dans une sorte de buée grise, telle une fleur depoussière. Çà et là, comme des oasis dans le désert,s’éparpillaient de maigres jardinets et les toits verts et rougesdes maisons de l’Administration. Le cocher, arrêtant tout à couples chevaux, stoppa devant une maison nouvellement peinte en gris.Les lilas du jardinet étaient couverts de poussière, et le porche,peint en jaune, sentait fortement la peinture.

– Entrez, monsieur le docteur, dirent àla porte d’entrée et au seuil de l’antichambre des voix defemmes.

Et l’on entendit des soupirs et deschuchotements.

– Entrez, nous vous attendons depuislongtemps… c’est un vrai malheur. Par ici.

Mme Liâlikov, dame âgée etcorpulente, vêtue d’une robe de soie noire avec des manches à lamode, mais, à en juger sur l’apparence, simple et peu instruite,regardait le docteur avec effroi, sans se décider à lui tendre lamain ; elle n’osait pas.

Près d’elle se trouvait une personne auxcheveux courts, maigre et déjà pas jeune, portant une blousebariolée et un pince-nez. Les domestiques l’appelaient ChristînaDmîtriévna, et Koroliov devina que c’était la gouvernante.

Comme elle était la seule personne instruitede la maison, on l’avait sans doute chargée de recevoir le médecin,car elle se hâta d’exposer, avec de menus détails oiseux, lescauses de la maladie, mais sans dire qui était malade, ni de quoiil s’agissait.

Koroliov et la gouvernante causaient assis,tandis que la maîtresse de la maison, immobile près de la porte,attendait. Au cours de la conversation, Koroliov apprit que lamalade était une jeune fille de vingt ans, Lîsa, fille unique deMme Liâlikov. Elle souffrait depuis longtemps déjà,et différents médecins l’avaient traitée. La nuit précédente, elleavait, dès le soir, ressenti de telles palpitations de cœur quepersonne, dans la maison, n’avait dormi ; on avait craintqu’elle ne mourût.

– On peut dire qu’elle a été maladive dèsl’enfance, racontait Christîna Dmîtriévna d’une voix chantante,s’essuyant sans cesse les lèvres de la main. Les médecins disentque ce sont les nerfs, mais, lorsqu’elle était petite on lui a faitrentrer les humeurs froides, et c’est de là, je pense, queproviennent ses maux.

On passa chez la malade. Tout à fait formée,grande, bien faite, mais laide, ressemblant à sa mère, avec lesmêmes petits yeux et la partie inférieure du visage large etdémesurément développée, non coiffée, la couverture remontéejusqu’au menton, la jeune fille donna de prime abord à Koroliovl’impression d’une créature malheureuse, infirme, recueillie parpitié. On ne pouvait croire que ce fût l’héritière des cinq énormesbâtiments de l’usine.

– Nous venons vous soigner, dit Koroliov.Bonjour, mademoiselle.

Il se nomma et lui serra la main, une grandemain laide et froide. Elle se souleva, et, évidemment accoutuméedepuis longtemps aux médecins, indifférente à ce que ses épaules etses bras fussent découverts, elle se laissa ausculter.

– J’ai des palpitations, dit-elle. Toutela nuit, ç’a été terrible… j’ai failli mourir d’effroi. Donnez-moiquelque chose pour que ça cesse.

– Soyez sans inquiétude, je vous donneraiquelque chose.

Koroliov l’examina et leva les épaules.

– Le cœur est bon, dit-il ; tout vabien, tout est en ordre. Les nerfs clochent peut-être un peu ;mais c’est chose si courante. La crise, je crois, est déjà passée.Étendez-vous et dormez.

À ce moment on apporta une lampe. Les yeux dela malade clignèrent et, tout à coup, se prenant la tête entre lesmains, elle se mit à pleurer.

Et l’impression d’un être malheureux et laiddisparut. Koroliov ne remarqua plus ni les petits yeux ni le bas dela figure anormalement développé. Il voyait une douce expression desouffrance, très touchante et spirituelle, et la jeune fille, entout, lui parut élancée, féminine et simple. Et déjà il voulait lacalmer non par des médicaments ou des conseils, mais par un simplemot gracieux. La mère attira sa fille à elle et lui baisa la tête.Sur son visage, que de désespoir, que de chagrin !

Elle avait nourri, élevé sa fille sans rienépargner. Elle avait mis tous ses soins à lui faire apprendre lefrançais, la danse, la musique. Elle lui avait donné une douzainede maîtres, avait appelé les meilleurs médecins, pris unegouvernante, et elle ne comprenait pas d’où venaient ces larmes,tant de souffrances !… Elle ne le comprenait pas, s’y perdaitet avait une expression de culpabilité, désolée, inquiète, comme sielle eût oublié quelque chose de très urgent, comme si elle eûtnégligé quelque chose, n’eût pas appelé auprès d’elle quelqu’un.Qui ? Elle l’ignorait.

– Lîsannka, dit-elle, en pressant safille contre elle, ma chérie, ma colombe, mon petit enfant, dis-moice que tu as ? Aie pitié de moi, dis-le.

Toutes les deux pleuraient amèrement.Koroliov, s’asseyant au bord du lit, prit Lîsa par la main.

– Cessez, lui dit-il d’un ton de caresse,y a-t-il là de quoi pleurer ? Rien au monde n’est digne de ceslarmes. Allons, ne pleurons plus ; il ne le fautpas !…

Et il pensa :

« Il serait temps de lamarier… »

– Le médecin de l’usine lui donnait dubromure, dit la gouvernante, mais j’ai remarqué que cela ne luifaisait que du mal. À mon sens, ce qu’il faut pour le cœur, ce sontdes gouttes… j’en oublie le nom… Du muguet, quoi…

Et elle recommença à donner des détailsvariés. Elle interrompait Koroliov, l’empêchait de parler, et, surson visage, se lisait le tourment, comme si elle pensait qu’étantla femme la plus instruite de la maison, elle dût parler sansinterruption avec le docteur et parler absolument de médecine.

Koroliov en était gêné.

– Je ne trouve rien de particulier,dit-il à la mère en sortant de la chambre. Puisque le médecin del’usine a soigné votre fille, qu’il continue. Le traitement suivijusqu’ici a été bon ; je ne vois pas la nécessité de rienchanger. À quel propos ? C’est une maladie toutordinaire ; il n’y a rien de sérieux…

Il parlait sans se presser en mettant sesgants et Mme Liâlikov, immobile, le regardait, leslarmes aux yeux.

– Il reste une demi-heure jusqu’au trainde dix heures, dit-il ; j’espère pouvoir le prendre.

– Ne pourriez-vous pas rester ?demanda la mère, – et les larmes coulèrent à nouveau sur sesjoues ; – je me fais scrupule de vous déranger, mais, au nomde Dieu – reprit-elle à mi-voix en se retournant vers la porte, –ayez la bonté de le faire. Je n’ai que cette enfant… Elle nous aeffrayées la nuit dernière, je ne peux en revenir… Au nom du ciel,ne partez pas !

Il voulut dire qu’il avait à Moscou beaucoupde travail, que sa famille l’attendait, qu’il lui était difficilede passer sans urgence toute une soirée et toute une nuit hors deson hôpital, mais il la regarda, soupira, et se mit,silencieusement, à se déganter.

On alluma pour lui toutes les bougies ettoutes les lampes de la salle et du salon. Assis près du piano àqueue, Koroliov feuilleta la musique, puis regarda les tableaux etles portraits. Les tableaux, dans des bordures dorées, offraientdes vues de Crimée, une mer houleuse avec un petit bateau, un moinecatholique tenant un verre de liqueur, – le tout sec, léché, sanstalent… Dans les portraits, aucune figure belle,intéressante : de larges pommettes, des yeux étonnés.Liâlikov, le père de Lîsa, avait le front bas et une facesatisfaite. Un uniforme, sur son grand corps commun, formait sac.Sur sa poitrine, s’étalaient une médaille et l’insigne de laCroix-Rouge. Maigre culture, luxe d’occasion, sans raison, sansà-propos, comme cet uniforme[2]. Le luisantdes parquets irrite, le lustre aussi ; et l’on songe, on nesait pourquoi, à l’histoire de ce marchand qui allait au bain, engardant au cou sa médaille honorifique… Dans l’antichambre des voixchuchotaient tandis que quelqu’un ronflait doucement. Et soudain,dans la cour, retentirent des sons aigus, saccadés, métalliques quejamais Koroliov n’avait entendus, et qu’il ne s’expliqua pas. Ilsrésonnèrent dans son âme d’une façon désagréable et étrange.

« Il me semble que je ne resterais icipour rien au monde, pensa-t-il. »

Et il se remit à feuilleter la musique.

La gouvernante entra, l’appela àmi-voix :

– Docteur, veuillez venir souper.

Koroliov la suivit.

La table longue était chargée de hors-d’œuvreet de vins ; mais il n’y eut au souper que deuxpersonnes : lui et Christîna Dmîtriévna. Elle buvait dumadère, mangeait vite et parlait en le regardant à travers sonlorgnon.

– Les ouvriers, disait-elle, sont trèssatisfaits de nous. Chaque hiver on donne à l’usine des spectaclesoù ils jouent eux-mêmes. Naturellement il y a aussi des conférencesavec projections, une magnifique salle de thé, et que n’y a-t-ilpas ? Ils nous sont très dévoués ; et lorsqu’ils ont suque Lîsannka allait plus mal, ils ont fait dire une prière. Bienque peu instruits eux aussi ont du sentiment.

– Il semble, demanda Koroliov, qu’il n’yait chez vous aucun homme ?

– Aucun. Piôtre Nikanôrytch est mort il ya un an et demi, et nous sommes restées seules. Nous vivons ainsitoutes trois, en été ici, et l’hiver à Moscou. Il y a déjà onze ansque je suis dans la maison. J’y suis comme chez moi.

On servit du sterlet, des croquettes de pouletet une compote. Les vins coûtaient cher, c’était des vins deFrance.

– Docteur, je vous en prie, pas decérémonies, mangez ! disait Christîna Dmîtriévna en mangeantelle-même et s’essuyant la bouche avec son petit poing. (On voyaitqu’elle se passait toutes ses aises.) Mangez, je vous en prie.

Après souper, on conduisit l’interne dans unechambre où on lui avait préparé un lit. Mais il n’avait pas enviede dormir : la chambre était très chaude et sentait lapeinture ; il mit son pardessus et sortit.

Dehors il faisait frais. L’aube s’annonçaitdéjà et, dans l’air humide, se dessinaient les cinq corps debâtiments avec leurs cheminées, les baraquements et les magasins.En raison du dimanche on ne travaillait pas ; les fenêtresétaient noires, et, dans un des bâtiments seulement, où un fourchauffait encore, deux fenêtres étaient comme incendiées ; dela cheminée, parfois, du feu sortait avec la fumée. Au loin, pardelà la cour, des grenouilles croassaient, un rossignolchantait.

En regardant les bâtiments de l’usine et lesbaraquements ouvriers, Koroliov revint à ses idées accoutumées.Qu’il eût été institué des spectacles pour les ouvriers, desprojections, des médecins attitrés, toute sorte d’améliorations,les ouvriers qu’il avait rencontrés le soir sur la route, nedifféraient pourtant en rien de ceux qu’il avait vus dans sonenfance, alors qu’il n’y avait encore pour eux ni spectacles niaméliorations.

Médecin, ayant eu à se faire une idée exactedes affections chroniques, dont la cause initiale estincompréhensible et incurable, il considérait de même les usinescomme une équivoque dont la cause elle aussi est obscure etinéluctable. Toutes les améliorations du sort des ouvriers d’usine,il ne les trouvait pas superflues, mais il les comparait autraitement des maladies incurables.

« Il y a certainement là une équivoque…,pensait-il en regardant les fenêtres empourprées. Quinze cents àdeux mille ouvriers travaillent sans repos, dans un milieu malsain,pour fabriquer de la mauvaise indienne. Ils vivent, à demi affamés,ne se délivrant de leur cauchemar que de temps à autre, au cabaret.Une centaine de gens surveillent leur travail, et la vie de cescontremaîtres se passe à marquer des amendes, à proférer desinjures et à commettre des injustices. Et deux ou trois personnesseulement, appelées patrons, profitent des bénéfices, bien qu’ellesne travaillent pas du tout et dédaignent la mauvaise indienne. Maisquels sont ces bénéfices et comment en profitent cespersonnes ! Mme Liâlikov et sa fille sontmalheureuses ; elles font peine à voir. Seule, une ChristînaDmîtriévna, vieille fille bête, à lorgnon, vit à son gré. Et il sefait que ces cinq bâtiments d’usine travaillent, et que l’on vendsur les marchés d’Orient de la mauvaise indienne, uniquement pourqu’une Christîna Dmîtriévna puisse manger du sterlet et boire dumadère.

Soudain se répétèrent les sons étranges queKoroliov avait remarqués avant le souper. Près d’un des bâtiments,quelqu’un frappait sur une plaque métallique dont il amortissaittout de suite la résonance, en sorte qu’il en résultait des sonsbrefs, aigres, mal définis, ressemblant à « der… der…der… ». Puis il s’établissait une demi-minute de silence. Et,près de l’autre bâtiment, reprenaient des sons aussi saccadés, maisplus bas, graves : « drynn… drynn… drynn… » Cela serépéta onze fois. C’était évidemment les gardiens qui sonnaientonze heures. Auprès du troisième bâtiment, on entendit :« jak… jak… jak… » Et ainsi devant chacun des bâtiments,et ensuite derrière les baraquements et les portes.

Et il semblait que, dans le calme de la nuit,ces sons fussent poussés par un monstre aux yeux pourpres : lediable lui-même, qui était ici le maître et des patrons et desouvriers, et qui trompait les uns et les autres.

Koroliov sortit dans les champs.

– Qui va là ? lui cria-t-on d’unevoix grossière.

« Tout à fait comme dans uneprison… » pensa-t-il.

Et il ne répondit rien.

Dehors on entendait mieux les rossignols etles grenouilles. On sentait la nuit de mai. De la gare arrivaientdes bruits de trains ; quelque part chantaient des coqssomnolents ; mais pourtant la nuit était calme : lanature dormait paisiblement.

Dans le champ, non loin de l’usine, sedressait la carcasse d’une maison en rondins, et, à côté, setrouvaient des matériaux de construction. Koroliov s’assit sur desplanches et continua à penser.

« Seule vit ici à son gré la gouvernante,et la fabrique travaille pour la satisfaire. Mais ce n’est là quel’apparence ; elle est ici un personnage supposé : lepatron pour lequel tout se fait ici, c’est le diable. »

Et il pensait au diable auquel il ne croyaitpas. Et il se retournait vers les deux fenêtres que le feuéclairait.

Et il lui semblait que par ces yeux pourpresle démon lui-même le regardait : bref, la force inconnue qui aétabli les relations entre les forts et les faibles, cettegrossière erreur que rien maintenant ne peut racheter. Il faut quele fort empêche le faible de vivre ; telle est la loi de lanature. Mais cela n’est compréhensible et n’entre aisément dansl’esprit que dans la clarté d’un article de journal ou d’un manuel.Dans le grouillement de la vie quotidienne et dans l’embrouillementde tous les riens dont sont tissées les relations humaines, cela neparaît plus une loi ; c’est une absurdité logique danslaquelle le fort et le faible tombent victimes de leurs rapportsmutuels et se soumettent involontairement à une force conductriceinconnue, qui réside hors de la vie, et est étrangère àl’homme.

Ainsi pensait Koroliov, assis sur lesplanches, envahi peu à peu par l’impression que cette forceinconnue et mystérieuse était réellement près de lui et leregardait.

Entre temps l’orient pâlissait ; lesminutes se précipitaient. Les cinq bâtiments de l’usine et lescheminées avaient sur le fond gris de l’aube, alors qu’il n’y avaitpas âme qui vive, et que tout semblait mort, – les bâtiments etleurs cheminées avaient un aspect spécial, différent de celui dujour. On oubliait tout à fait qu’il y eût là dedans des moteurs àvapeur, de l’électricité, des téléphones ; on songeait plutôtaux habitations lacustres et à l’âge de la pierre ; on sentaitla présence d’une force grossière, inconsciente…

Et de nouveau on entendit :

– Der… der… der… der… Douze fois.

Puis le silence, – le silence une demi-minute,– et à l’autre bout de la cour on entendit :

– Drynn… drynn… drynn…

« C’est atrocementdésagréable ! » pensa Koroliov.

En un troisième endroit, ilentendit :

– Jak… jak… (Le bruit était saccadé,aigre, littéralement comme ennuyé 🙂 jak… jak…

Pour sonner minuit, il fallut quatreminutes.

Puis tout fut silence. Et, à nouveau,l’impression que tout était mort alentour.

Koroliov, après être encore resté un peuassis, revint à la maison.

Mais de longtemps encore il ne se couchapas.

On bavardait dans les chambres voisines. Onentendait des bruits de pantoufles et de pieds nus.

« N’a-t-elle pas encore unecrise ? » pensa l’interne.

Il sortit pour aller voir la malade. Dansl’appartement il faisait déjà tout à fait clair ; au mur de lasalle tremblait un faible rayon de soleil, filtrant à travers labuée matinale. La petite chambre était ouverte et Lîsa se trouvaitassise dans un fauteuil près de son lit, en robe de chambre,entourée d’un châle, les cheveux épars. Les stores des fenêtresétaient baissés.

– Comment vous sentez-vous ? luidemanda Koroliov.

– Je vous remercie.

Il lui tâta le pouls et lui arrangea sescheveux qui tombaient sur son front.

– Vous ne dormez pas ? dit-il. Ilfait beau, c’est le printemps, dehors les rossignols chantent, etvous restez assise dans l’obscurité à penser à on ne sait quoi.

Elle l’écoutait et le regardait. Elle avaitdes yeux tristes, intelligents, et l’on voyait qu’elle voulait direquelque chose.

– Cela vous arrive-t-il souvent ?demanda-t-il.

Elle remua les lèvres et répondit :

– Souvent. Presque chaque nuit je suismal à l’aise.

À ce moment-là, les gardiens, dans la cour,commencèrent à sonner deux heures. On entendit : « der…der… » Et elle tressaillit.

– Ces sons vous incommodent ? luidemanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit-elle enréfléchissant ; ici, tout m’incommode ; tout me dérange.Je sens de la compassion dans votre voix ; dès la premièreminute, il m’a semblé, je ne sais pourquoi, qu’avec vous on pouvaitparler de tout…

– Parlez, je vous en prie.

– Je veux vous dire mon avis. Il mesemble que je ne suis pas malade, mais je me tourmente et ai peurparce que cela doit être ainsi et ne peut pas être autrement.L’être, lui-même, le mieux portant ne peut pas ne pas s’inquiéterlorsqu’un brigand rôde sous sa fenêtre. On me soigne sans cesse,poursuivit-elle, baissant les yeux vers ses genoux, et sourianttimidement ; j’en suis certes très reconnaissante et je neconteste pas l’utilité de la médecine ; mais je voudraiscauser non pas avec un médecin, mais avec quelqu’un qui fût prochede mon esprit : un ami qui me comprendrait et me convaincraitque j’ai raison ou tort.

– N’avez-vous pas d’amis ?

– Je suis seule ; j’ai ma mère, jel’aime ; mais pourtant je suis seule : ma vie a tournéainsi… Les gens seuls lisent beaucoup, mais ils parlent peu, etn’entendent que peu de chose ; la vie est pour euxmystérieuse. Ils sont mystiques, ils voient souvent le diable où iln’est pas ; la Tamara de Lérmonntov était seule et voyait ledémon.

– Et vous lisez beaucoup ?

– Beaucoup. C’est que j’ai tout mon tempslibre du matin au soir. Le jour, je lis, et, la nuit, ma tête estvide ; au lieu d’idées, il y passe de vagues ombres.

– Est-ce que vous voyez quelque chose lanuit ? demanda Koroliov.

– Non, mais je sens…

Elle sourit à nouveau et leva les yeux versl’interne. Son regard était plein de mélancolie, pleind’intelligence. Il sembla à Koroliov qu’elle avait confiance enlui, voulait lui parler sincèrement et qu’elle avait des penséespareilles aux siennes. Mais elle se taisait, et, peut-être,attendait-elle qu’il parlât.

Et il savait ce qu’il avait à lui dire. Ilétait clair pour lui qu’il fallait qu’elle quittât au plus vite lescinq bâtiments de l’usine et son million, si elle en avait un, etqu’elle laissât là ce diable qui, les nuits, regardait. Il étaitégalement clair pour Koroliov qu’elle pensait cela elle aussi, etqu’elle attendait que quelqu’un, en qui elle eût confiance, le luidît.

Mais l’interne ne savait comment s’y prendre…Comment ?… Il est gênant de demander aux condamnés pourquoiils le sont. De même, il est gênant de demander aux gens trèsriches pourquoi ils ont besoin de tant d’argent ; pourquoi ilsfont un si mauvais usage de leur richesse, et pourquoi ils ne laquittent pas, lors même qu’ils y voient leur malheur… Et si l’oncommence à parler de cela, la conversation est d’habitude gênée etlongue.

« Comment le dire ? songeaitKoroliov. Et le faut-il ? »

Et il dit ce qu’il voulait, non pas toutdroit, mais par un chemin détourné :

– Vous êtes mécontente de votre situationde propriétaire d’usine et de riche héritière ; vous ne croyezpas à vos droits, et vous ne dormez pas. C’est assurément mieux quesi vous étiez satisfaite et dormiez profondément en pensant quetout va bien. Votre insomnie est respectable, et, quoi qu’il ensoit, c’est un bon signe. En vérité, avec vos parents, uneconversation telle que celle que nous avons maintenant seraitimpossible. La nuit, ils ne conversaient pas, sommeillaientprofondément, tandis que nous, ceux de notre génération, nousdormons mal. Nous languissons, nous parlons beaucoup, et nouspesons sans cesse si nous avons ou si nous n’avons pas raison. Pournos enfants et nos petits-enfants, cette question-là sera déjàrésolue. Ils verront plus clair que nous. Dans une cinquantained’années la vie sera belle ; il est dommage que nous nepuissions pas vivre jusque-là. C’eût été intéressant à voir.

– Que feront donc nos enfants et nospetits-enfants ? demanda Lîsa.

– Je l’ignore… Ils abandonnerontprobablement tout, et partiront.

– Où iront-ils ?

– Où ?… Mais où ils voudront, ditKoroliov en riant. Est-il peu d’endroits où puisse aller un hommebon et intelligent ?

Il regarda sa montre.

– Voilà déjà le soleil levé,dit-il ; il est temps que vous dormiez. Déshabillez-vous etreposez à l’aise. Je suis très heureux d’avoir fait votreconnaissance, dit-il en lui serrant la main. Vous êtes intéressanteet sympathique. Bonne nuit !

Il rentra dans sa chambre et se coucha.

Le lendemain matin, lorsqu’on avança lavoiture, tout le monde vint accompagner l’interne au pas de laporte. Lîsa en robe blanche, comme pour un jour de fête, avait unefleur dans les cheveux. Pâle, languissante, elle regardaitKoroliov, comme le soir, d’un air triste et intelligent. Ellesouriait et parlait avec toujours la même expression de vouloir luidire quelque chose de particulier, de grave, et qui fût pour luiseul. On entendait les alouettes chanter, les cloches carillonner.Les fenêtres de l’usine brillaient gaiement. Et en traversant lacour et tandis qu’on le conduisait à la gare, Koroliov ne pensaitplus aux ouvriers ni aux habitations lacustres, ni au diable. Ilpensait au temps, déjà proche peut-être, où la vie serait aussilumineuse et gaie que ce calme matin de dimanche. Il pensait commeil était agréable, en une semblable matinée de printemps, de roulerdans une bonne voiture, attelée de trois chevaux, et de se chaufferau soleil.

1898.

IVANE MATVÈITCH

Il est six heures du soir. Assis dans soncabinet de travail, un savant russe assez connu, – appelons-lesimplement un savant, – se mord nerveusement les ongles.

– C’est tout bonnement ignoble !dit-il en regardant à chaque instant sa montre. C’est le comble dumépris pour le travail et le temps d’autrui ! Un pareilindividu ne gagnerait pas, en Angleterre, un sol, et crèverait defaim. Voyons un peu quand tu vas arriver ?

Et éprouvant le besoin d’épancher sonimpatience et son dépit, le savant s’approcha de la chambre de safemme et frappa à la porte :

– Kâtia ! fit-il d’une voixindignée, si tu vois Piôtre Danilytch, dis-lui que les gens commeil faut n’agissent pas ainsi !… C’est une horreur ! Ilrecommande un copiste sans savoir à qui il a affaire ! Cejeune homme se met très régulièrement en retard chaque jour de deuxà trois heures… Est-ce là un copiste ! Ces deux ou troisheures sont, pour moi, plus précieuses que deux ou trois annéespour un autre ! Quand il va arriver, je vais le traiter commeun chien. Je ne lui donnerai pas un sou et le flanquerai à laporte. Il n’y a pas à se gêner avec des gens pareils !

– Tu dis ça chaque jour, et, toujours, ilrevient.

– Aujourd’hui, j’y suis décidé. Il m’aassez fait perdre de temps. Pardon, mais je vais crier après luicomme un cocher !

Voici enfin que la sonnette tinte. Le savantprend une mine sévère, et, la tête rejetée en arrière, entre dansl’antichambre.

Près du portemanteau se trouve son copiste,Ivane Matvèitch, jeune homme de dix-huit ans, sans moustaches, levisage allongé comme un œuf, en pardessus râpé, sans caoutchoucs.Essoufflé, il essuie avec soin ses grosses bottines, tâchant decacher à la femme de chambre un trou par lequel on voit son basblanc. Apercevant le savant, il sourit de ce sourire large,contenu, un peu bête, qui n’est que celui des enfants et des genstrès ingénus.

– Ah ! bonjour, dit-il en luitendant sa grande main mouillée. Votre mal de gorge estpassé ?

– Ivane Matvèitch ! fait d’une voixqui tressaille le savant, reculant et joignant les doigts – IvaneMatvèitch !…

Puis, bondissant vers le copiste, il le prendà l’épaule et se met à le secouer doucement.

– Que faites-vous de moi ? luidit-il d’un ton désespéré. Mauvais, terrible garçon, quefaites-vous de moi ?… Vous vous riez de moi, vous mebernez ! Hein ?

Le jeune homme, à en juger par le sourire quin’a pas encore tout à fait quitté sa figure, s’attendait à un toutautre accueil ; mais voyant le visage du savant brûlerd’indignation, il allonge encore plus son ovale et ouvre une bouchesurprise.

– Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il y a ?demanda-t-il.

– Et vous le demandez encore ! ditle savant, écartant les bras. Vous savez combien mon temps estprécieux, et vous vous mettez si en retard ! Vous êtes enretard de deux heures… Vous n’avez pas la crainte deDieu ?…

– C’est que je ne viens pas directementde chez moi, marmotte Ivane Matvèitch en déroulant irrésolument soncache-nez. Je viens de la fête de ma tante qui demeure à près desix verstes… Si je venais directement de la maison, ce serait autrechose.

– Voyons, songez-y, Ivane Matvèitch, ya-t-il de la logique dans votre conduite ? Il y a ici dutravail, une affaire urgente ; et vous allez vous trimbaler àdes anniversaires chez vos tantes !… Allons, quittez plus vitevotre affreux cache-nez. C’est insupportable à la fin !

Le savant s’élance à nouveau vers le copisteet l’aide à dénouer son écharpe.

– Quelle bonne femme vous faites !…Allons, venez !… Vite, je vous prie !

Ivane Matvèitch, se mouchant dans un mauvaismouchoir sale, roulé en boule, et étirant son mauvais veston gris,traversa le salon, la salle à manger, puis le cabinet du savant. Saplace, le papier et, même, les cigarettes, l’attendent depuislongtemps.

– Asseyez-vous, asseyez-vous !presse le savant, se frottant impatiemment les mains, vous êtesinsupportable… Vous savez qu’il y a un travail urgent, et vous vousmettez si en retard !… On s’emporte sans le vouloir. Allons,écrivez… Où nous sommes-nous donc arrêtés ?

Ivane Matvèitch aplatit ses cheveuxébouriffés, mal coupés, et prend la plume ; le savant se met àmarcher de long en large, se recueille et commence à dicter.

– Le fait est… virgule…, que quelquesformes, pour ainsi dire, fondamentales… Vous avez écrit ?…Formes qui conditionnent uniquement l’essence même de cesprincipes… virgule…, trouvent en elles leur expression et nepeuvent que s’incarner en elles… À la ligne… Un point,naturellement, avant d’y aller… Les formes qui ont un caractère nonpas seulement politique… virgule…, mais social offrent… offrent… leplus d’indépendance…

– Les lycéens, dit Ivane Matvèitch, ont àprésent un nouvel uniforme… gris… Quand j’étais lycéen, c’étaitmieux ; nous avions des uniformes…

– Ah ! mais, écrivez, s’il vousplaît !… coupe le savant, fâché. D’indépendance… vous avezécrit ?… Mais parlant des réformes qui ont trait àl’organisation des fonctions gouvernementales, et non à laréorganisation de l’état du peuple… virgule…, on ne peut pas direqu’elles se distinguent par la nationalité de leurs caractères… Lescinq derniers mots entre guillemets… En… hum ?… Quevouliez-vous dire à propos du lycée ?

– Que quand j’y étais, on avait un autreuniforme.

– Aha !… oui… Il y a longtemps quevous en êtes sorti, du lycée ?

– Mais je vous l’ai dit hier ; il ya déjà trois ans… j’ai quitté le lycée en quatrième.

– Pourquoi cela ? demande le savant,jetant un regard sur ce que vient d’écrire Ivane Matvèitch.

– Pour des raisons de famille.

– Il faut encore vous le dire, IvaneMatvèitch ! Quand perdrez-vous donc l’habitude d’écrire silâche ? Il ne doit pas y avoir dans une ligne moins dequarante lettres.

– Vous croyez que je le faisexprès ? dit Ivane Matvèitch, piqué. Il y a plus de quarantelettres dans les autres lignes… Comptez-les. Et s’il vous paraîtque j’allonge, vous pouvez me diminuer.

– Ah ! mais il ne s’agit pas deça ! Que vous êtes peu délicat, vraiment ! Tout de suitevous me parlez d’argent. Ce qui importe, c’est l’ordre, IvaneMatvèitch ! L’ordre avant tout ! Il faut en prendrel’habitude.

La femme de chambre apporte sur un plateaudeux verres de thé et des gâteaux secs dans une corbeille. IvaneMatvèitch, de ses deux mains, prend gauchement son verre et se metimmédiatement à boire. Le thé est trop chaud. Pour ne pas se brûlerles lèvres, il tâche de boire à petits coups. Il mange un biscuit,puis un autre, un troisième, et, regardant d’un air confus si lesavant le voit, allonge timidement la main pour en prendre unquatrième… Ses gorgées bruyantes, l’appétit avec lequel il mâche,l’expression d’avidité qu’il y a dans ses sourcils relevés irritentle savant.

– Dépêchez-vous… le temps estprécieux.

– Dictez. Je peux boire mon thé etécrire… J’avais faim, je l’avoue.

– Je crois bien, vous arrivez àpied !

– Oui… Et quel mauvais temps ! Cheznous, maintenant, on sent déjà le printemps qui arrive… Partout desflaques d’eau, la neige qui fond.

– Vous êtes, je crois, du Midi ?

– Du Don… En mars, chez nous, c’est déjàtout à fait le printemps ; ici, la gelée, tout le monde enpelisse ; et là-bas, il y a de l’herbe… Partout c’est sec, etl’on peut même prendre des tarentules.

– Pourquoi en prendre ?

– Pour rien… parce qu’on n’a rien àfaire, dit Ivane Matvèitch en soupirant. Elles sont si amusantes àattraper. On colle à un fil un morceau de poix ; on laissetomber la poix dans le trou, et on effleure la tarentule sur le dosavec la poix. Elle se fâche, la diablesse, saisit la poix avec sespattes, et s’y englue… Et ce que nous en faisions ?… Nous enremplissions parfois toute une cuvette et nous jetions dedans unephalange.

– Quelle phalange ?

– C’est une autre araignée, dans le genrede la tarentule, qui peut, en se battant avec elles, en tuercent…

– Ah ! oui… Pourtant écrivons. Où enétions-nous ?

Le savant dicte encore une vingtaine delignes, puis s’assied et se plonge dans ses réflexions.

Ivane Matvèitch, le cou allongé, comptant queson patron va réfléchir un instant, tâche d’arranger son faux col…Sa cravate tient mal, les boutons glissent, et son faux col sedéboutonne sans cesse.

– Allons… oui…, c’est ça…, fait lesavant… Dites-moi, Ivane Matvèitch, vous n’avez pas encore trouvéune place ?

– Non. Où en trouver ? Je songe,savez-vous, à m’engager comme volontaire. Mais mon père meconseille d’entrer dans une pharmacie.

– Bien… Vous feriez peut-être mieuxd’entrer à l’Université. L’examen est difficile, mais avec de lapatience et un travail soutenu on peut le passer. Travaillez, lisezbeaucoup… Lisez-vous beaucoup ?

– Peu, je dois l’avouer…, dit IvaneMatvèitch, allumant une cigarette.

– Avez-vous lu Tourguèniev ?

– Non.

– Et Gôgol ?

– Gôgol ! hum… Gôgol ?… Non, jene l’ai pas lu.

– Ivane Matvèitch, n’avez-vous pashonte !… Aïe, aïe ! Un si bon garçon que vous êtes, avectant d’originalité, et… et vous n’avez même pas lu Gôgol ! Ilfaut le lire. Je vous le donnerai ! Il faut absolument quevous le lisiez. Sans quoi nous nous fâcherons !

À nouveau un silence se fait. Le savant, àdemi couché sur son divan, réfléchit, tandis qu’Ivane Matvèitch,laissant en paix son faux col, accorde toute son attention à sesbottines. Il n’avait pas pris garde que sous ses pieds la neigefondue a formé deux larges flaques ; il en est gêné.

– Aujourd’hui… marmonne le savant, ça neva pas… Il me semble, Ivane Matvèitch, que vous aimez aussi àprendre les oiseaux ?

– Oui, en automne… Ici, je n’en prendspas ; mais, chez moi, j’en attrapais souvent.

– Bon… bien… Il faut tout de même quenous écrivions.

Le savant se lève avec résolution etrecommence à dicter. Mais au bout de dix lignes, il se rassied.

– Non, remettons ça, sans doute à demainmatin, dit-il. Revenez demain matin ; mais de bonne heure.Vers dix heures. Dieu vous garde d’être en retard !

Ivane Matvèitch pose la plume, se lève, ets’assied sur une autre chaise. Cinq minutes se passent en silence.Il sent qu’il est temps de s’en aller, qu’il est de trop, mais onest si bien dans le cabinet du savant ; il y fait si clair etsi chaud, et le souvenir des gâteaux au beurre et du thé sucré estsi vif, que son cœur se serre à la seule idée de revenir chez lui.Chez lui, c’est la pauvreté, la faim, le froid, les reproches, unpère qui grogne. Et ici, c’est si paisible, si calme ! On s’yintéresse même à ses tarentules et à ses oiseaux…

Le savant regarde sa montre et prend unlivre.

– Alors, demande Ivane Matvèitch en selevant, vous me donnerez Gôgol ?

– Soyez tranquille. Mais où vouspressez-vous tant, mon petit ? Restez encore un peu.Racontez-moi quelque chose.

Ivane Matvèitch, éclairé par un large sourire,s’assied. Presque chaque soir il est ainsi assis dans ce cabinet,et, chaque fois, il sent dans la voix et le regard du savantquelque chose de doux, d’attirant, de proche de lui. Il y a mêmedes minutes où il lui semble que le savant s’est attaché à lui, et,s’il le gronde pour ses retards, c’est uniquement parce que luimanquent ses bavardages sur les tarentules et la façon dont ilattrape les grisets sur le Don.

1886.

LA PHARMACIENNE

La toute petite ville de B…, que constituentdeux ou trois petites rues tortueuses, dort d’un sommeilléthargique. C’est la paix dans l’air figé. On n’entend quelquepart au loin, – sans doute hors de la ville, – que l’aboiementenroué et grêle d’un chien. Le jour va poindre. Tout dort, depuislongtemps. Seule est éveillée la jeune femme du pharmacienTchernomôrdik. Trois fois elle s’est couchée, mais sans qu’ellesache pourquoi le sommeil la fuit obstinément.

Assise près de la fenêtre, en chemise, elleregarde la rue. Elle étouffe, s’anime, s’énerve. Elle est prête àpleurer ; pourquoi, elle ne le sait pas non plus. Il rouledans sa poitrine comme une boule qui lui remonte à la gorge.

Derrière elle, à quelques pas, courbé en chiende fusil vers la muraille, son époux ronfle béatement. Une puceavide est collée au bout de son nez sans qu’il la sente, et, même,il sourit en rêvant qu’en ville tout le monde tousse et qu’on luiachète sans discontinuer des gouttes du roi de Danemark. Rien ne leréveillerait maintenant, ni morsure des bêtes, ni canon, nicaresses.

La pharmacie est située tout au bout de laville et la pharmacienne a devant elle les champs illimités… Ellevoit peu à peu blanchir la partie orientale du ciel, qui, ensuite,s’empourpre comme par l’effet d’un grand incendie.

Tout à coup, derrière les broussailleslointaines, émerge la lune à large face. Elle est rouge et atoujours l’air très gênée, on ne sait pourquoi, lorsqu’elle sort dederrière des broussailles.

Soudain retentissent, dans le calme de lanuit, des pas et des bruits d’éperons.

« Ce sont, pense la pharmacienne, desofficiers sortant de chez le chef de police, qui rentrent aucamp. »

Peu après apparaissent deux silhouettes entuniques blanches, l’une grande et grasse, l’autre petite etmince.

Indolemment, jambe à jambe, parlant on ne saitde quoi, les officiers se traînent le long de la palissade.

Approchant de la pharmacie, ils commencent àralentir encore le pas et regardent les fenêtres.

– Ça sent la pharmacie…, dit lasilhouette mince. Et en effet, en voilà une… Ah ! je mesouviens… j’y ai acheté, la semaine dernière, de l’huile de ricin…Et il y a un pharmacien à figure rébarbative et à mâchoire d’âne…Une mâchoire, mon bon !… C’est avec une pareille mâchoire queSamson tua les Philistins.

– Oui, dit d’une voix profonde l’officiergras… Et la pharmacienne, Obtiôssov, est jolie.

– Je l’ai vue. Elle m’a beaucoup plu…Dites-moi, docteur, lui est-il possible d’aimer cette mâchoired’âne ? Cela se peut-il ?

– Non, elle ne l’aime probablement pas…,soupire le docteur d’un air de plaindre le pharmacien. Elle dortmaintenant derrière la fenêtre, la petite chérie. Hein,Obtiôssov ?… Elle s’étire, elle a trop chaud !… Sa petitebouche est à demi ouverte… Sa petite jambe sort du lit. L’imbécilede pharmacien ne comprend pas, je parie, le trésor qu’ilpossède !… Pour lui, une femme ou une bouteille d’eauphéniquée, c’est la même chose !

– Savez-vous, docteur, dit l’officier ens’arrêtant, entrons à la pharmacie acheter quelque chose !Peut-être verrons-nous la pharmacienne.

– Quelle idée ! La nuit !…

– Et après ?… Ils doivent servirmême la nuit. Venez, mon cher !…

– À votre gré…

La pharmacienne, dissimulée derrière sonrideau, entend un coup de sonnette rauque. Regardant son mari quironfle, comme avant, avec délices, et sourit, elle passe sa robe,glisse dans des pantoufles ses pieds nus, et se hâte vers lapharmacie. On entrevoit, par la porte vitrée, deux ombres… Lapharmacienne remonte la mèche de sa lampe et se hâte d’ouvrir. Ellene s’ennuie plus, ne s’énerve plus, n’a plus envie depleurer ; son cœur seulement bat avec force.

Le gros major et le mince Obtiôssov entrent.On peut maintenant les examiner.

Le major pansu est brun, barbu et gauche. Àses moindres mouvements, sa tunique craque et la sueur couvre sonvisage. L’officier rose, imberbe, féminin, est souple comme unecravache anglaise.

– Que désirez-vous ? demande lapharmacienne, retenant sa robe sur sa poitrine.

– Donnez-nous… hé, hé, hé… pour quinzecopeks de pastilles de menthe.

Sans se presser la pharmacienne atteint unbocal sur un rayon et commence à peser. Ses clients, sanssourciller, regardent son dos. Le major, comme un gros chat, fermeles yeux, et le lieutenant est très sérieux.

– C’est la première fois, dit le major,que je vois une dame vendre dans une pharmacie.

– Rien d’étonnant à cela, répond lapharmacienne guignant la figure rose d’Obtiôssov ; mon marin’a pas d’aide ; je lui en tiens lieu.

– Ah ! c’est cela !… Vous avezune belle pharmacie ! Que de bocaux !… Et ça ne vous faitrien de vivre parmi les poisons ?… Brr !

La pharmacienne cachette le petit paquet et letend au major. Obtiôssov lui paye quinze copeks.

Une demi-minute passe dans le silence.

Les hommes, s’entre-regardant, font un pasvers la porte, puis reviennent…

– Donnez-moi aussi, demande le major,pour dix copeks de carbonate de soude.

La pharmacienne, d’un mouvement paresseux,étend la main vers le rayon.

– N’y aurait-il pas ici, murmureObtiôssov, en remuant les doigts, quelque chose, hum, hum… quelquechose, vous comprenez… qui ressemble à une boissonrevivifiante ?… De l’eau de seltz par exemple ?…Avez-vous de l’eau de seltz ?

– J’en ai, répond la pharmacienne.

– Bravo ! Vous n’êtes pas une femme,vous êtes une fée !… Donnez-nous-en quelquesdemi-bouteilles.

La pharmacienne cachette vivement le carbonatede soude et disparaît dans l’obscurité, derrière la porte.

– Un vrai fruit ! dit le majorclignant de l’œil. Obtiôssov, on ne trouverait pas, même en l’îleMadère, un pareil ananas ! Hein ! qu’enpensez-vous ? Et… vous… entendez ce ronflement !… C’estM. le pharmacien en personne qui daigne se reposer.

La pharmacienne revient une minute après etdépose sur le comptoir cinq demi-bouteilles. Elle remonte de lacave, est rouge et un peu haletante.

– Chut !… lui dit Obtiôssov,lorsqu’ayant débouché des bouteilles elle laisse tomber letire-bouchon !… pas de bruit ! Ne cognez pas comme ça.Vous réveilleriez votre mari.

– Et si je le réveille ?…

– Il dort de bon cœur… Il vous voit enrêve… À votre santé !…

– Bah ! dit le major de sa voixprofonde, – faisant un renvoi après avoir bu de l’eau de seltz, –les maris sont une si ennuyeuse engeance qu’ils feraient bien dedormir toujours. Ah ! si avec cette excellente eau on avait unpeu de vin rouge !…

– En voilà une idée ! dit lapharmacienne en riant.

– Ce serait splendide !… Il estdommage que l’on ne vende pas de spiritueux dans les pharmacies… Aureste, vous devez vendre du vin comme médicament ? N’avez-vouspas du vinum gallicum rubrum[3] ?

– Il y en a…

– Alors, voilà, servez-nous-en ! Quediable, apportez-en ici !

– Combien vous en faut-il ?

– Quantum satis[4] !… Servez-nous-en d’abordune once dans de l’eau ; puis nous verrons… Obtiôssov,hein ? D’abord avec de l’eau, et ensuite, per se…

Le major et Obtiôssov s’assoient près ducomptoir, quittent leurs casquettes et commencent à boire du vinrouge.

– Ce vin, il faut le dire est exécrable,vinum plokhissimum[5], bien qu’envotre présence… hé, hé, hé ! il semble du nectar… Vous êtesravissante, madame ! je vous baise la main en pensée.

– Je payerais cher pour le faireautrement, dit Obtiôssov. Ma parole d’honneur, je donnerais mavie !…

– Taisez-vous donc ! ditMme Tchernomôrdik rougissant et prenant un airgrave.

– Que vous êtes coquette tout de même,fait doucement le docteur en riant, et la regardant malicieusementen dessous. Vos petits yeux tirent comme des pistolets :pif ! paf ! Je vous félicite ; vous triomphez ;nous sommes vaincus !…

La pharmacienne regarde les figurescongestionnées des officiers, écoute leurs bavardages et bientôts’amuse elle aussi. Oh ! qu’elle se sent gaiemaintenant ! Elle cause, elle rit, elle caquette, et même,après les longues supplications de ses clients, elle boit deuxonces de vin rouge.

– Vous feriez bien, messieurs lesofficiers, dit-elle, de venir plus souvent au camp ; sans celac’est horriblement ennuyeux ; c’est à mourir toutsimplement…

– Je vous crois sans peine, dit ledocteur d’un air épouvanté. Un ananas comme vous, une merveille dela nature !… Et ici, dans ce trou… Griboièdov a dit cela àmerveille : « À Sarâtov ! oh ! dans untrou !… »[6]. Cependantil est temps que nous partions. Très heureux d’avoir fait votreconnaissance… Extrêmement ! Combien nousdevons-nous ?…

La pharmacienne, les yeux au plafond, remuelongtemps les lèvres :

– Douze roubles, quarante-huitcopeks ! dit-elle.

Obtiôssov tire de sa poche un grosportefeuille, farfouille longuement sa liasse de billets etpaye.

– Votre mari dort de bon cœur…,murmure-t-il en serrant la main de la pharmacienne ; il a dedoux rêves…

– Je n’aime pas à entendre desbêtises…

– Quelles bêtises ?… Ce n’en estpas ! Shakespeare a dit : « Heureux qui, dans sajeunesse, fut jeune ! »

– Lâchez ma main !

Les officiers, à la fin, après de longspropos, baisent la main de la pharmacienne et, indécis, semblant sedemander s’ils n’ont pas oublié quelque chose, sortent del’officine.

La pharmacienne, vite revenue dans sa chambre,s’assied à la même place. Elle voit le major et le lieutenant faireparesseusement une vingtaine de pas, puis s’arrêter et chuchoterquelque chose. De quoi parlent-ils ?… Son cœur bat, ses tempesbattent ; pourquoi ?… Elle l’ignore elle-même… Son cœurbat fortement comme si les deux hommes qui chuchotent là-basdécidaient de son sort…

Au bout de cinq minutes, le major quitteObtiôssov et s’éloigne ; Obtiôssov revient.

Il passe une fois, deux fois devant lapharmacie… Tantôt il s’arrête devant la porte, tantôt repart. Enfinla sonnette tinte doucement.

– Qui est là ?… Qu’est-ce quec’est ?… dit tout à coup la voix du mari. On sonne et tun’entends pas !… Quel désordre est-ce là ?…

Il se lève, enfile sa robe de chambre et, sebalançant, à moitié endormi, traînant ses pantoufles, entre dans lapharmacie…

– Que désirez-vous ?demande-t-il.

– Donnez-moi… donnez-moi, dit Obtiôssov,pour quinze copeks de pastilles de menthe.

Avec un reniflement qui n’en finit pas,bâillant, s’endormant en route et cognant ses genoux au comptoir,le pharmacien grimpe jusqu’au rayon et atteint le bocal.

Deux minutes après, la pharmacienne voitObtiôssov sortir de la pharmacie, et, après avoir fait quelquespas, jeter avec dépit les pastilles de menthe sur la routepoudreuse.

Au coin de la rue, le major vient au-devant delui. Ils se rejoignent et disparaissent en gesticulant dans la buéedu matin.

« Que je suis malheureuse ! dit lapharmacienne, regardant avec colère son mari qui se déshabillerapidement pour se recoucher. Oh ! que je suismalheureuse ! répète-t-elle soudain en fondant en larmes… Etpersonne ne le sait… »

– J’ai oublié quinze copeks sur lecomptoir, murmure le pharmacien en se fourrant sous sacouverture ; serre-les, je te prie, dans la caisse…

Et il se rendort aussitôt.

1886.

LA SIRÈNE

Après une audience de l’assemblée des juges depaix de N…, les magistrats se trouvaient dans la salle desdélibérations pour quitter leurs uniformes et se reposer une minuteavant d’aller dîner chez eux.

Le président de l’assemblée, très bel homme àbarbe touffue, partagée en deux, demeuré seul de son avis dans unedes affaires que l’on venait de juger, mettait en hâte, assisdevant une table, cet avis par écrit. Le juge de paixd’arrondissement, Mîlkine, jeune homme à figure languissante etmélancolique, tenu pour philosophe, mécontent de ce qui l’entouraitet cherchant le but de la vie, regardait tristement par lafenêtre.

Un autre juge d’arrondissement et un des jugeshonoraires venaient de partir.

Le juge de paix honoraire qui restait, – groset bouffi, à la respiration courte, – et le substitut du procureur,jeune Allemand à figure de dyspeptique, attendaient, assis sur ledivan, que le président eût fini son exposé pour aller dînerensemble.

Devant eux était debout le secrétaire del’assemblée, Jîline, petit homme à l’expression douce, avec despattes de lapin près des oreilles. Souriant mielleusement etregardant son gras confrère, il disait à mi-voix :

– Nous mourons tous de faim parce quenous sommes harassés et qu’il est près de quatre heures[7]. Mais ce n’est pas là, mon cher GrigôriSâvvitch, une véritable faim. La véritable faim, la faim de loup,alors qu’il semble que l’on mangerait son père, ne vient qu’aprèsles exercices physiques, la chasse à courre, par exemple, oulorsqu’on vient de parcourir, avec des chevaux de propriétaire,cent verstes sans souffler. L’imagination aussi fait beaucoup. Si,admettons, vous venez de la chasse et voulez manger avec appétit,il ne faut penser à rien d’intellectuel. L’intelligence et lesavoir coupent l’appétit. Les savants et les philosophes sont, vousle savez, les pires gens à table, et, – passez-moi le mot, – lescochons ne mangent pas plus mal qu’eux. Quand on rentre chez soi,il faut que la tête ne songe qu’aux hors-d’œuvre et au carafon devodka. Une fois, en voiture, je fermais les yeux, me représentantun cochon de lait au raifort, et, d’appétit, j’ai eu presque unecrise d’hystérie. Bref, quand vous entrez dans votre cour, il fautque de la cuisine arrive, à point nommé, une bonne odeur de quoique ce soit, vous comprenez…

– L’oie rôtie, dit le juge honoraire enrespirant avec peine, a une odeur prééminente.

– Ne dites pas ça, mon cher GrigôrySâvvitch ! Le canard ou la bécasse peuvent lui rendre dixpoints. Le bouquet de l’oie n’a ni finesse ni délicatesse. L’odeurla plus pénétrante est celle de l’oignon nouveau quand il commenceà roussir et qu’on l’entend, le pendard, grésiller dans toute lamaison. Donc, quand vous entrez chez vous, le couvert doit êtredéjà mis ; et en vous asseyant, il faut immédiatement fourrervotre serviette dans votre faux col. Puis, sans vous presser,prenez votre bon petit flacon de vodka, et versez-la, la bonnefemme, non dans un petit verre mais dans un gobelet en argentantédiluvien, venant de vos aïeux, ou dans un verre pansu àl’inscription : « Les monaults aussil’acceptent. » Ne buvez pas encore, mais, d’abord,soupirez, frottez-vous les mains, regardez avec indifférence leplafond, puis, sans vous presser, approchez-la de vos lèvres, lavodkinette[8], – et aussitôt, de votre ventre,jailliront dans tout votre corps des étincelles…

La figure miellée du secrétaire exprima labéatitude.

– Oui, répéta-t-il, des étincelles… Etdès que vous avez bu, il faut incontinent déguster leshors-d’œuvre.

– Écoutez, fit le président, levant lesyeux vers le secrétaire, parlez plus bas ! Voilà la secondefeuille de papier que je gâche.

– Ah ! pardon, PiôtreNicolâïtch ! dit le secrétaire. Je vais parler bas.

Et il reprit à mi-voix :

– Et pour déguster les hors-d’œuvre, ilfaut aussi, mon cher Grigôry Sâvvitch, en connaître la façon. Ilfaut savoir ce qu’il faut avaler. Le meilleur hors-d’œuvre, monbon, si vous désirez le savoir, c’est le hareng. Après en avoirmangé un morceau, avec de l’oignon et de la sauce à la moutarde,tout de suite, mon bienfaiteur, tant que vous sentez encore desétincelles dans l’estomac, mangez du caviar – nature – ou, si vousvoulez, avec un peu de citron ; puis, du simple radis ausel ; puis, à nouveau, du hareng. Mais le mieux de tout, monbienfaiteur, ce sont les oronges salées, hachées menu comme ducaviar, et, bien entendu, avec de l’oignon et de l’huile d’olive…C’est un régal !… Mais le foie de lotte, c’est unpoème !

– Oui, si l’on veut… accorda le jugehonoraire, fermant à demi les yeux. Comme hors-d’œuvre, les… leschampignons blancs à l’étouffée sont bons aussi.

– Oui, oui, oui, avec de l’oignon et dulaurier, et toutes sortes d’épices. Vous découvrez la casserole etdans la vapeur s’envole le parfum des champignons… ; parfois,on en pleure ! Et donc, dès qu’on a apporté de la cuisine legrand pâté feuilleté, tout de suite, sans traîner, il faut dépêcherun second verre de vodka.

– Ivane Goûriitch ! fit le présidentd’une voix éplorée, vous m’avez fait gâter une troisième feuille depapier…

– Le diable le voit, grogna le philosopheMîlkine, avec une grimace de mépris, – il ne songe qu’àmanger ! N’y a-t-il pas dans la vie d’autres intérêts que leschampignons et les croustades ?

– Donc, continua à mi-voix le secrétaire,avant le pâté feuilleté, on boit ! (Le secrétaire est déjà sientraîné, que, tel un rossignol qui chante, il n’entend plus que savoix.) Le pâté doit être appétissant, étalé sans honte dans toutesa nudité, pour qu’il vous tente. Vous lui faites les yeuxdoux ; vous en coupez un large morceau et, par excès desentiment, vous faites, comme ceci, danser les doigts au-dessus delui. Vous vous mettez à en manger, et le beurre en découle commedes larmes. Le dedans est gras, juteux, fourré de parcelles d’œufs,d’abatis, d’oignon…

Le secrétaire renversa les yeux et fit unegrimace qui lui tira la bouche jusqu’à l’oreille. Le juge honorairepoussa un gémissement et, se représentant apparemment le pâtéfourré, remua les doigts.

– Ah ! diable ! grogna le juged’arrondissement allant vers l’autre fenêtre.

– Après en avoir avalé deux bonsmorceaux, continua le secrétaire inspiré, vous en gardez untroisième pour le manger avec votre soupe aux choux. Dès que vousen avez fini avec le pâté, tout de suite, pour ne pas perdrel’appétit, faites servir la soupe… La soupe aux choux doit êtrebrûlante, ignée. Mais ce qui est encore meilleur, mon bienfaiteur,c’est la soupe à la betterave, avec du jambon et des saucisses, àla manière petite-rus-sienne[9]. On la sertavec de la crème fraîche, du persil et du fenouil. Exquis aussi lerazsolnik[10], avecdes petits rognons ! Et si vous aimez les soupes, la meilleureest encore la soupe aux légumes : carottes, asperges,choux-fleurs, et autres jurisprudences.

– Oui, soupira le président, détachantles yeux de son papier, c’est une chose merveilleuse…

Mais aussitôt il se reprit, engémissant :

– Ayez un peu la crainte de Dieu, IvaneGoûriitch ! Si ça continue, j’en aurai jusqu’à demain pourécrire mon avis motivé. C’est la quatrième feuille que jegâche !

– Pardon, dit le secrétaire ens’excusant, je ne le ferai plus ! (Et il continua enchuchotant : Dès que vous avez mangé le borchtchok oula soupe, faites immédiatement servir le poisson, monbienfaiteur ! Le meilleur entre cette gent muette est lecarassin frit, à la crème aigre. Mais pour qu’il n’ait pas le goûtde vase et soit fin, il faut le plonger encore vivant dans du laitet l’y garder vingt-quatre heures.

– Un petit sterlet en anneau est bonaussi, dit le juge honoraire, fermant les yeux.

Et à l’instant, sans que personne s’yattendît, il se leva, fit une moue féroce, et se mit à hurler,tourné vers le président :

– Piôtre Nicolâïtch, aurez-vous bientôtfini ? Je ne peux plus attendre ! Je ne le peuxplus !…

– Laissez-moi finir !…

– Alors je pars tout seul ! Allez audiable !…

Le gros juge fit un geste énervé, saisit sonchapeau et, sans prendre congé de personne, se précipita hors de lasalle.

Le secrétaire eut un soupir et, se penchant àl’oreille du substitut, reprit à mi-voix :

– Le sandre ou la carpe avec une sauceaux tomates et aux champignons sont bons aussi. Mais le poisson nerassasie pas, Stépane Frantsytch. Ce n’est pas une nourrituresubstantielle. L’essentiel, dans un dîner, n’est ni le poisson niles sauces : c’est le rôti. Quelle volaillepréférez-vous ?

Le substitut fit une mine attristée et ditavec un soupir :

– Hélas ! je ne puis pas avoir lesmêmes joies que vous : je suis dyspeptique.

– Laissez donc ça, mon cher ! Cesont les médecins qui ont inventé la dyspepsie… Ce mal provient leplus souvent de l’imagination et de l’orgueil. N’y faites aucuneattention ! Supposons que vous n’ayez pas envie de manger ouque vous ayez mal au cœur : n’y faites pas attention, mangeztout de même ! Supposons qu’on serve comme rôti deux bécasseset qu’on y ajoute une perdrix ou deux cailles grasses, vousoublierez, ma noble parole d’honneur, toute dyspepsie ! Et unedinde rôtie !… Blanche, grasse, juteuse, dans le genre,savez-vous, d’une nymphe !…

– Oui, c’est probablement bon, dit leprocureur en souriant tristement. De la dinde, j’en mangeraispeut-être.

– Seigneur, et le canard ?… Prenezun jeune canard qui ait tâté la première neige ; faites-lepasser au four avec des pommes de terre. Il faut que les pommes deterre soient coupées fines, qu’elles soient dorées, imprégnées dela graisse du canard, et que…

Mîlkine, le philosophe, fit une moue terribleet parut vouloir dire quelque chose ; mais, soudain, il remuales lèvres à l’idée d’un caneton rôti, et, sans dire un mot,entraîné par une force inconnue, saisissant son chapeau, il sortiten courant.

– Oui, soupira le substitut, je mangeraispeut-être aussi du caneton…

Le président se leva, fit quelques pas et serassit.

– Après le rôti, poursuivit lesecrétaire, l’homme est repu et se plonge dans le doux néant. À cemoment-là, le corps est à l’aise et l’âme s’attendrit. Pardélectation, vous pouvez boire trois petits verres de liqueur.

Le président, poussant un grognement, biffa safeuille.

– C’est la sixième feuille, dit-ilfâché ; c’est malhonnête !

– Écrivez, écrivez, monbienfaiteur ! murmura le secrétaire. Je n’y reviendrai plus.Je vais parler bas… Je vous le dirai en conscience, StiépaneFrantsytch, poursuivit-il en un murmure à peine distinct : laliqueur faite chez soi est meilleure que le champagne. Dès lepremier verre, l’odorat possède votre âme. C’est du mirage. Il voussemble que vous n’êtes plus chez vous dans un fauteuil, maisquelque part en Australie, bercé sur la plus douce autruche…

– Ah ! mais, à la fin, partons,Piôtre Nicolâïtch ! s’écria le procureur, retirantnerveusement le pied.

– Oui, cher ami, – continua lesecrétaire, – tout en buvant la liqueur, il est bon de fumer uncigare, en faisant décrire des ronds à la fumée. Et alors il vouspasse en tête les idées les plus chimériques comme d’être, parexemple, généralissime, ou marié à la première beauté de l’univers.Et cette beauté vous semble nager tout le jour devant vos fenêtresdans un beau bassin au milieu de poissons rouges. Elle nage et vouslui dites : « Ma petite âme, viensm’embrasser ! »

– Piôtre Nicolâïtch… gémit lesubstitut.

– Oui, mon bon, poursuivit le secrétaire.Après avoir fumé, relevez les pans de votre robe de chambre et,vite, au lit ! Vous vous étendez sur les lombes, le ventre enl’air, et vous prenez un journal. Quand vos yeux se ferment et quela somnolence vous gagne, il est agréable de lire un peu depolitique : l’Autriche a gaffé, la France a déplu à quelqu’un,le pape en a fait à sa tête… On lit, et ça fait plaisir.

Le président se leva brusquement, jeta sonporte-plume devant lui et prit son chapeau à deux mains ; lesubstitut du procureur, oubliant sa dyspepsie et brûlantd’impatience, se leva aussi.

– Partons ! s’écria-t-il.

– Piôtre Nicolâïtch, et votre avismotivé ? demanda le secrétaire effrayé. Quand doncl’écrirez-vous, mon bienfaiteur ? À six heures vous devezretourner en ville !

Le président, avec un geste navré, se hâtavers la porte. Le substitut, avec un geste pareil, prit saserviette et disparut avec le président.

Le secrétaire, soupirant, le regarda partiravec un air de reproche, et se mit à ranger les papiers.

1887.

UN HOMME HEUREUX

À la station de Bolôgôié, sur la ligne del’empereur Nicolas, un train de voyageurs s’ébranle. Dans uncompartiment de seconde classe pour fumeurs, cinq voyageurssomnolent, enveloppés dans la pénombre du wagon. Ils viennent demanger, et, accotés à la banquette, tâchent de dormir. Silencecomplet.

La porte s’ouvre et il entre un homme de hautesilhouette, droit comme un bâton, coiffé d’un chapeau havane etvêtu d’un élégant pardessus. L’homme a tout à fait l’allure desjournalistes d’opérette ou de ceux de Jules Verne.

Le voyageur s’arrête au milieu ducompartiment, souffle, et, clignant les paupières, regardelonguement les banquettes.

– Non, marmotte-t-il, ce n’est pas encoreici !… Que diable est-ce là ? C’est vraiment révoltant…Ce n’est pas mon compartiment.

L’un des voyageurs dévisage le survenant etpousse un cri de joie :

– Ivane Alexèiévitch !… Par quelhasard ? C’est vous ?

L’Ivane Alexèiévitch, pareil à un bâton,tressaille, regarde stupidement le voyageur, et, l’ayant reconnu,ouvre joyeusement les bras.

– Ah ! Piôtre Pétrôvitch !dit-il. Que d’hivers, que d’étés sans vous voir ! Je ne savaispas que vous fussiez dans ce train.

– Vous allez bien ?

– Pas mal, mais, mon petit, j’ai perdumon wagon ; je ne peux pas du tout le retrouver, idiot que jesuis ! Et qu’il n’y ait personne pour me fouetter !…

L’Ivane Alexèiévitch, semblable à un bâton,vacille en souriant.

– Peut-il arriver des chosespareilles ! continue-t-il. Je descends après le second coup decloche pour prendre un petit verre de cognac ; je le bois.Bah ! me dis-je, puisque la prochaine gare est loin, si j’enprenais un second ? Tandis que je me disais cela et buvais lesecond cognac, on sonne le troisième coup… Je me précipite comme unfou et saute dans le premier wagon qui se trouve. Ne suis-je pas ungrand idiot ? une véritable oie ?

– Je vois que vous êtes de joyeusehumeur, dit Piôtre Pétrôvitch. Asseyez-vous un peu ! À vous laplace et l’honneur !

– Nenni… je vais chercher monwagon ! Adieu !

– Dans l’obscurité !… ysongez-vous !… Vous tomberez de la plate-forme. Asseyez-vous,et, quand nous serons à une gare, vous retrouverez votrewagon ! Asseyez-vous.

Ivane Alexèiévitch soupire et s’assied enhésitant en face de Piôtre Pétrôvitch. Visiblement agité, il remuecomme s’il était sur des aiguilles.

– Où allez-vous ? lui demande PiôtrePétrôvitch.

– Moi ? Dans l’espace. J’ai dans latête un tel hourvari que je ne discerne pas moi-même où je vais. Ledestin me mène et je le suis. Ha ! ha !… Mon cher,avez-vous jamais vu un imbécile heureux ? Non ? Alorsregardez-moi ! Vous avez devant vous le plus heureuxmortel !… Oui, mon bon !… On ne remarque rien à mafigure ?…

– C’est-à-dire… on voit que… vous êtes…un peu…

– Je dois avoir une figure atrocementbête ! Quel dommage qu’il n’y ait pas une glace. Jeregarderais ma binette ! Je sens, mon petit, que je deviensidiot. Ma parole d’honneur ! Ha ! ha !…Imaginez-vous que je fais mon voyage de noce. Ne suis-je pas uneoie ?

– Vous ?… vous êtes marié !

– D’aujourd’hui, mon très cher ! Jeme marie, et, immédiatement après, en wagon.

Les félicitations et les questions accoutuméesse succèdent.

– Voyez-moi ça !… fait PiôtrePétrôvitch en riant. Voilà pourquoi vous êtes si élégammenthabillé.

– Oui, mon bon… Et pour compléterl’illusion, je me suis même aspergé de parfums. Je me suis plongéjusqu’au cou dans la vanité !… Ni soucis, ni pensées : leseul sentiment de… comment diable appeler ça ?… de laquiétude, ma foi !… Depuis ma naissance, je ne m’étais passenti si bien…

Ivane Alexèiévitch ferme les yeux et secoue latête.

– Je suis indignement heureux !dit-il. Jugez-en. Je vais à l’instant dans mon compartiment.Là-bas, près de la portière, est assis quelqu’un qui m’est, pourainsi dire, dévoué de tout son être. Une si jolie blonde, avec unpetit nez… des petits doigts… Ma petite âme ! Mon ange !Ma petite boule de chair ! Le phylloxéra de mon âme ! Etun petit pied ! Seigneur ! Rien comme nos arpions à nous.Quelque chose de tout, tout petit, de féerique…d’allégorique !… Je le mangerais, ce petit pied !Ah ! vous, vous ne comprenez rien ! Vous êtesmatérialistes, vous vous lancez tout de suite dans l’analyse, ceci,cela ! Célibataires endurcis, voilà tout ! Quand vousvous marierez, vous vous souviendrez de moi ! Où est,direz-vous, Ivane Alexèiévitch ? Oui, mon bon, je me rendsdonc tout de suite dans mon wagon… On m’y attend avec impatience…On y déguste mon retour. Un sourire court à ma rencontre. Jem’assieds bien près, et prends, comme ça, un petit menton dans mesdeux doigts…

Ivane Alexèiévitch secoue la tête et éclated’un rire heureux.

– Ensuite on pose sa grosse tête sur lapetite épaule et on entoure la taille de son bras… Dans lecompartiment, ne l’oubliez pas, la paix… une pénombre poétique… Onembrasserait tout l’univers dans ces moments-là. Piôtre Pétrôvitch,permettez-moi de vous embrasser !

– Allez-y.

Les amis s’étreignent au milieu du riregénéral des voyageurs, et l’heureux nouveau mariécontinue :

– Et pour qu’il y ait dans mon cas plusd’idiotie (ou, comme on dit dans les romans, plus d’illusion), onse rend au buffet et on y siffle deux ou trois verres. Alors il sepasse dans votre tête et votre poitrine quelque chose que l’on netrouve même pas exprimé dans les contes. Je suis un petit homme derien, et il me semble que je ne connais pas de limites… J’embrassetout l’univers.

Tous les voyageurs regardant l’heureux nouveaumarié, un peu parti, se laissent gagner à sa joie et n’ont plusenvie de dormir. Au lieu d’un auditeur, Ivane Alexèiévitch en acinq. Il tourne comme sur des aiguilles, projette des gouttelettesde salive, agite les bras et bavarde sans repos. Il rit aux éclatset tout le monde rit.

– L’essentiel, messieurs, est de moinspenser que nous ne le faisons. Au diable toutes lesanalyses !… Vous avez envie de boire, buvez ! Il n’y apas à philosopher si c’est utile ou nuisible… Au diable toutes cesphilosophies et ces psychologies !

Le contrôleur traverse le wagon.

– Mon brave, lui dit le nouveau marié,quand vous serez dans le wagon 209, trouvez-y une dame qui a unchapeau gris avec un oiseau blanc et dites-lui que je suisici !

– Bien. Seulement, dans ce train-là, iln’y a pas de wagon 209. Il y a le 219.

– Bon, 219, peu importe ! Dites àcette dame que son mari est sain et sauf.

Ivane Alexèiévitch se prend tout à coup latête et gémit :

– Un mari !… une dame !… est-cedepuis longtemps ? Un mari !… ha ! ha !… Tu esà battre, et tu es un mari ! Ah ! grand idiot !Mais, elle !… Hier encore c’était une fillette… unecoccinelle… C’est tout simplement à n’y pas croire !

– De notre temps, observe un desvoyageurs, il est même un peu étrange de rencontrer un hommeheureux. On verrait plutôt l’éléphant blanc.

– Oui, dit Ivane Alexèiévitch, enallongeant ses longs pieds à bouts pointus, et à qui lafaute ? Si vous n’êtes pas heureux, ne vous en prenez qu’àvous-mêmes ! Hein ! Qu’en pensez-vous ? L’homme créelui-même son bonheur. Si vous le vouliez, vous seriezheureux ; mais vous ne le voulez pas. Vous vous dérobezobstinément au bonheur !

– En voilà une bonne ! Et de quellefaçon ?

– Très simplement… La nature décrète que,à une certaine période de la vie, l’homme doit aimer. Ce tempsvenu, il faut donc aimer de toutes ses forces. Mais vous n’écoutezpas la nature ! Vous attendez toujours on ne sait quoi !Poursuivons… La loi dit qu’un individu normal doit semarier… ; hors le mariage, pas de bonheur ! Le tempsvenu, mariez-vous sans tarder… Mais vous ne vous mariez pas !Vous attendez toujours quelque chose !… Ensuite l’Écriture ditque le vin réjouit le cœur de l’homme… Si vous vous sentez bien etvoulez vous sentir encore mieux, allez au buffet et buvez. Leprincipal est de ne pas philosopher et de faire comme tout lemonde. Le convenu est une grande chose !

– Vous dites que l’homme crée sonbonheur ? Quel diable de créateur est-ce bien, s’il lui suffitd’une dent malade ou d’une méchante belle-mère pour que tout sonbonheur s’écroule ? Tout dépend de l’occasion. Qu’il vousarrive une catastrophe comme celle de Koukoûévo[11],vous parleriez autrement…

– Balançoire ! proteste le nouveaumarié. Il n’y a de catastrophes qu’une fois par an. Je ne crainsaucun accident, parce qu’il n’y a pas de raison pour que cesaccidents se produisent. Qu’ils aillent au diable ! Je ne veuxmême pas en parler ! Enfin nous voilà bientôt à une halte, ilme semble.

– Où allez-vous ? demande PiôtrePétrôvitch. À Moscou, ou plus au sud ?

– Bien le bonjour ! Comment, allantvers le nord, arriverais-je quelque part au sud ?

– Mais Moscou n’est pourtant pas aunord ?

– Je le sais, mais nous allons sans douteà Pétersbourg maintenant ! dit Ivane Alexèiévitch.

– Nous allons à Moscou, si vous le voulezbien !

– Comment ça, à Moscou ? s’étonne lenouveau marié.

– Étrange… Pour où avez-vous pris votrebillet ?

– Pétersbourg.

– En ce cas, tous mes compliments, monbon ! vous n’êtes pas monté dans le train qu’ilfallait !

Une demi-minute passe en silence. Le nouveaumarié se lève et regarde le voyageur avec des yeux hébétés.

– Oui, oui, lui explique PiôtrePétrôvitch ; à Bologoié, vous n’avez pas sauté dans le bontrain… Vous avez trouvé moyen, après avoir bu votre cognac, demonter dans un train qui descend…

Ivane Alexèiévitch pâlit, se prend la têteentre les mains et arpente rapidement le compartiment.

– Ah ! se lamente-t-il, quel grandidiot je fais ! Ah ! misérable ! que les diables memangent ! Que faire à présent ? Ma femme est dans l’autretrain. Elle y est seule, m’attend et se tourmente. Ah ! sacrébonhomme !

Le nouveau marié tombe sur la banquette et seratatine comme si on lui avait marché sur un cor.

– Malheureux que je suis ! gémit-il.Que vais-je faire maintenant ? Quoi ?

– Allons, allons… le consolent lesvoyageurs, mais ce n’est rien… Télégraphiez à votre femme, ettâchez de prendre en route un rapide. Vous la rattraperez.

– Un rapide ! se lamente le« créateur de son bonheur ». Mais où prendrel’argent ? Ma femme a tout mon argent !

S’étant concertés, les voyageurs, riant, secotisent, et pourvoient d’argent l’homme heureux.

1886.

L’ALLUMETTE SUÉDOISE (Affairecriminelle.)

I

Le 6 octobre 1885, au matin, entra dans lebureau du commissaire de police rurale de la seconde section dudistrict de S…, un jeune homme convenablement vêtu, qui déclara queson maître, le cornette de la garde en retraite Marc IvânovitchKlâouzov, avait été tué.

Le jeune homme, en faisant sa déclaration,était pâle et extrêmement agité. Ses mains tremblaient. Ses yeuxétaient remplis d’effroi.

– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda le commissaire.

– Psèkov, intendant de M. Klâouzov.Agronome et mécanicien.

Arrivés avec Psèkov sur le lieu du crime, lecommissaire et les témoins requis trouvèrent ce qui suit. Une foulecompacte se pressait près du pavillon habité par Klâouzov. Avec larapidité de l’éclair, la nouvelle de l’événement avait fait le tourdes environs, et, en raison du dimanche, les gens affluaient detous les villages voisins. Bruits et rumeurs. On voyait çà et làdes figures pâles et en larmes. La porte de la chambre de Klâouzovétait fermée, la clé en dedans.

– Il est évident, observa Psèkovtremblant, que les malfaiteurs se sont introduits par lafenêtre.

On se rendit au jardin sur lequel ouvrait lafenêtre de la chambre à coucher. La fenêtre, également fermée, avecun petit rideau vert déteint, avait un air sinistre, lugubre. Undes coins du rideau était légèrement relevé, ce qui donna lapossibilité de jeter un coup d’œil dans la chambre.

– Quelqu’un de vous, demanda lecommissaire, a-t-il regardé par la fenêtre ?

– Nullement, Votre Noblesse, dit lejardinier Ephrem, petit vieux à cheveux gris, l’air d’unsous-officier en retraite. On n’a pas envie de regarder quand vosjarrets tremblent.

– Ah ! Marc Ivânytch ! MarcIvânytch ! soupira le commissaire en regardant la fenêtre, jete disais bien que tu finirais mal ! Je te le disais, monâme ; mais tu ne m’écoutais pas ! La débauche ne mène àrien de bien.

– Il faut remercier Ephrem, dit Psèkov.Sans lui nous ne nous serions doutés de rien. Il a eu le premierl’idée qu’il était arrivé quelque chose. Il entre chez moi ce matinet me dit : « Pourquoi donc notre maître est-il si long àse réveiller ? Voilà toute une semaine qu’il ne sort pas de sachambre ! » Dès qu’il m’eut dit cela, ce fut, sur matête, comme un coup de masse… Cette idée me vint aussitôt… :depuis samedi dernier on ne le voit pas ; c’est aujourd’huidimanche : sept jours, c’est quelque chose.

– Oui, le pauvre !… soupira uneseconde fois le commissaire… Un garçon intelligent, instruit, sibon !… En société, c’était, on peut le dire, unboute-en-train, mais noceur… Dieu ait son âme !… Jem’attendais à tout… Stiépane, – dit-il à l’un des témoins, – vavite chez moi et envoie Anndrioûcha prévenir le chef de police.Fais dire qu’on a tué Marc Ivânytch ! Et, en passant, entrechez le garde rural. Qu’a-t-il donc à lambiner ? Dis-lui devenir ! Et tu te rendras au plus vite chez Ivane Iermolâïtch,le juge d’instruction, pour lui dire de venir. Attends, je luiécris.

Le commissaire plaça des gardes autour dupavillon, écrivit au juge d’instruction, et s’en alla prendre lethé chez l’intendant. Dix minutes après, – assis sur un tabouret etgrignotant précautionneusement son sucre, – il avalait du thé,brûlant comme de la braise.

– Et voilà !… disait-il à Psèkov,voilà !… Noble, riche… bien-aimé des dieux, on peut le dire,en empruntant l’expression de Pouchkine, et qu’est-il advenu delui ?… Rien ! Il a fait l’ivrogne, le débauché ; et…voilà… on l’a tué !…

Deux heures après arriva la voiture du juged’instruction. Il se nommait Nicolaï Iermolâïtch Tchoûbikov. Grand,râblé, solide, la soixantaine, il était en fonctions depuis déjà unquart de siècle. Tout le district le connaissait comme honnêtehomme, intelligent, énergique et aimant son métier.

Tchoûbikov arriva, accosté de son inévitableacolyte, son assesseur et greffier Dukôvski, grand jeune hommed’environ vingt-six ans.

– Est-il possible, messieurs !… semit à dire Tchoûbikov en entrant chez Psèkov et serrant rapidementla main à tout le monde. Est-il possible ?… Marc Ivânovitch,tué !… Non, c’est impossible !… Im-pos-si-ble !

– Que voulez-vous ?… soupira lecommissaire.

– Seigneur, mon Dieu, mais je l’ai vuvendredi dernier à la foire de Tarabânnkov ! J’ai bu,pardonnez-moi, de la vodka avec lui !

– Que voulez-vous ?… soupira unefois encore le commissaire.

On poussa des soupirs, on s’effraya, on but unverre de thé, et on se rendit au pavillon.

– Faites place ! cria le garde ruralà la foule. Pénétrant dans le pavillon, le juge d’instructionexamina tout d’abord la porte de la chambre à coucher. Cette porte,en sapin, peinte en jaune, était intacte. Aucune particularitépouvant servir d’indice. On fit enfoncer la porte.

– Messieurs, dit le juge d’instructionquand, après un long effort, la porte céda sous la hache et leciseau, je prie les personnes n’ayant pas affaire ici des’éloigner ! Je demande cela dans l’intérêt de la justice…Garde rural, ne laissez entrer personne !

Tchoûbikov, son aide et le commissaireouvrirent la porte, et pénétrèrent irrésolument, l’un aprèsl’autre, dans la chambre.

Voici le spectacle qui se présenta à leursyeux.

Près de l’unique fenêtre était un grand lit enbois avec un énorme édredon. Sur l’édredon chiffonné, unecouverture froissée et fripée. L’oreiller, avec une taied’indienne, aussi très chiffonnée, traînait à terre. Sur une petitetable, près du lit, se trouvaient une montre en argent et une piècede vingt copeks ; il s’y trouvait aussi des allumettessoufrées. Hormis le lit, la petite table et une seule chaise, aucunmeuble dans la chambre à coucher.

Sous le lit, où il regarda, le commissaire vitune vingtaine de bouteilles vides, un vieux chapeau de paille etune grosse bouteille de vodka. Une bottine, couverte de poussière,traînait sous la table.

Ayant, d’un coup d’œil, inspecté la chambre,le juge d’instruction fronça les sourcils et devint rouge.

– Misérables ! marmonna-t-il enserrant les poings.

– Et où est donc Marc Ivânytch ?demanda doucement Dukôvski.

– Je vous prie de ne pasintervenir ! lui dit grossièrement Tchoûbikov. Veuillezexaminer le plancher !… Evgraphe Kouzmitch, dit-il aucommissaire en baissant la voix. C’est déjà le second cas dans mapratique. En 1870, vous vous en souvenez probablement, j’ai euaussi une affaire pareille : le meurtre du marchand Portrètov.C’était la même chose. Après le meurtre, les misérables avaientenlevé le cadavre par la fenêtre…

Tchoûbikov s’approcha de la fenêtre, écarta lerideau et l’ouvrit avec précaution.

– Elle s’ouvre, donc elle n’était pasfermée… Hum ! Des empreintes sur l’appui ! Voyez ?Voici la trace d’un genou… Quelqu’un a grimpé par là. Il faudrasoigneusement examiner la fenêtre.

– Rien de particulier sur le parquet,déclara Dukôvski. Ni taches ni éraflures. Je n’ai trouvé qu’uneallumette suédoise brûlée. La voici ! Autant qu’il mesouvienne, Marc Ivânytch ne fumait pas. Il se servait dans la viecourante d’allumettes soufrées et pas du tout d’allumettessuédoises. Cette allumette peut fournir un indice…

– Ah ! s’il vous plaît,taisez-vous ! dit le juge d’instruction, importuné.Qu’allez-vous chercher avec votre allumette ? Je ne peux passouffrir les imaginations bouillonnantes ! Au lieu de chercherdes allumettes, vous feriez mieux d’examiner le lit.

Quand il l’eut fait, Dukôvskirapporta :

– Aucune goutte de sang, ni aucune autretache… Pas, non plus, d’éraflures fraîches. Sur l’oreiller, destraces de dents. La couverture est imbibée d’un liquide qui sent labière et qui en a le goût… L’aspect général du lit donne à penserqu’il y a eu lutte sur le lit…

– Je le sais sans vous, qu’il y a eulutte ! On ne vous demande rien là-dessus. Plutôt que dechercher s’il y a eu lutte, vous feriez mieux…

– Il y a ici une botte, mais l’autremanque.

– Et alors, qu’enconcluez-vous ?

– Eh bien, on l’a étranglé quand ilquittait l’autre botte. Il n’a pas eu le temps de quitter l’autreque…

– Le voilà parti !… Et commentsavez-vous qu’on l’a étouffé ?

– Il y a des traces de dents surl’oreiller. L’oreiller lui-même est très froissé et rejeté à deuxmètres du lit…

– Il discourt, ce bavard ! Allonsplutôt au jardin… Vous feriez mieux de regarder dans le jardin quede fouiller ici… Je ferai ça sans vous.

Arrivés au jardin, les enquêteurs se mirentavant toute chose à examiner l’herbe. L’herbe, sous la fenêtre,était foulée. Un pied de chardon, près de la muraille, l’étaitaussi. Dukôvski réussit à y trouver quelques branches cassées, et,dessus, un morceau d’ouate. Sur les capitules d’en haut, on trouvaquelques menus brins de laine gros bleu.

– De quelle couleur étaient ses derniersvêtements ? demanda Dukôvski à Psèkov.

– Jaune, en toile.

– Parfait. Les autres étaient donc enbleu.

On coupa quelques capitules du chardon et onles enveloppa soigneusement dans du papier.

À ce moment arrivèrent le chef de policeArtsybâchév-Svistakôvski et le docteur Tioutioûév. Le chef depolice ayant salué chacun, se mit aussitôt à satisfaire sacuriosité. Le médecin, – homme grand, extrêmement maigre, les yeuxenfoncés, le nez long, le menton pointu, – ne dit bonjour àpersonne. Sans rien demander, il s’assit sur un tronc d’arbre,soupira et dit :

– Voilà encore les Serbes quis’agitent ! Que leur faut-il ? Je ne le comprendspas ! Ah ! Autriche, Autriche ! ce sont de tescoups !

L’examen extérieur de la fenêtre ne donnaabsolument aucun résultat. L’examen des herbes et des arbustesavoisinants fournit, au contraire, nombre d’indications utiles.Dukôvski parvint par exemple, à suivre sur l’herbe une longue raiesombre, faites de taches, qui, partant de la fenêtre, seprolongeaient quelques mètres. La raie se terminait par une tachemarron sombre, sous un pied de lilas. Sous ce même lilas futtrouvée une seconde botte, formant paire avec celle de la chambre àcoucher.

– C’est du sang séché ! dit Dukôvskien examinant la tache.

Au mot « sang » le docteur se levaet jeta un regard indolent sur la tache.

– Oui, marmonna-t-il, c’est du sang.

– C’est donc, fit Tchoûbikov en regardantmalicieusement Dukôvski, qu’on ne l’a pas étouffé.

– On l’a étouffé dans sa chambre, puis,craignant qu’il ne revînt à lui, on l’a frappé ici avec un objetcontondant. La tache sous le lilas montre qu’il y est resté couchéun temps relativement long tandis que l’on cherchait le moyen del’emporter du jardin.

– Et la botte ?

– Cette botte me confirme encore plusdans l’idée qu’on l’a tué quand il se déchaussait, avant de secoucher. Il avait quitté une de ses bottes ; l’autre,c’est-à-dire celle-ci, il n’a eu que le temps de la tirer à demi.La botte, à demi enlevée, est tombée d’elle-même pendant le trajetet la chute…

– Quelle imagination, voyez un peu !dit Tchoûbikov en riant ! Il tranche, il tranche ! Quanddonc perdrez-vous l’habitude de vous perdre dans vosraisonnements ? Plutôt que de raisonner, vous feriez mieux deprélever, pour l’analyse, un peu d’herbe ensanglantée.

Après avoir examiné et relevé les lieux, lesmagistrats se rendirent chez l’intendant pour rédiger leprocès-verbal et déjeuner.

À déjeuner, on causa.

– La montre, l’argent et le reste, se mità dire Tchoûbikov, prouvent, comme deux et deux font quatre, que lemeurtre n’a pas pour mobile le lucre.

– Il a été perpétré par unintellectuel ! intervint Dukôvski.

– D’où inférez-vous cela ?

– De l’allumette suédoise dont lespaysans d’ici ignorent encore l’emploi. Seuls s’en servent lespropriétaires, et encore, pas tous. Le crime, soit dit en passant,ne fut pas l’œuvre d’un seul homme, mais de trois au moins ;deux tenaient Klâouzov, et le troisième l’étranglait. Klâouzovétait vigoureux ; les meurtriers devaient le savoir.

– De quoi pouvait lui servir sa vigueur,si, admettons, il dormait ?

– Les meurtriers l’ont surpris tandisqu’il quittait ses bottes ; s’il les quittait, c’est qu’il nedormait pas.

– Il n’y a pas à imaginer ! Vousferiez mieux de manger !

– Et, à mon sens, Votre Noblesse, dit lejardinier Ephrem, en posant le samovar sur la table, cette saletén’a été faite par personne plus que par Nikolâchka.

– C’est bien possible, dit Psèkov.

– Et qui est ce Nikolâchka ?

– Le valet de chambre de Monsieur, VotreHaute Noblesse. Qui donc est-ce autre que lui ? C’est unbrigand, Votre Haute Noblesse, un ivrogne et un débauché, tel quela Mère céleste nous en garde !… Il portait toujours de lavodka à Monsieur et l’aidait à se coucher. Qui donc aurait fait lecoup sinon lui ? Même, il s’est vanté, une fois, au cabaret,le coquin, j’ose le rapporter à Votre Haute Noblesse, qu’il tueraitson maître. Tout est arrivé à cause d’Akoûlka, à cause d’une femme…Il avait une femme de soldat… Elle plut au maître, qui l’approchade lui, et Nicolâchka, ça se comprend, s’est fâché… Il estmaintenant saoul, à la cuisine… Il pleure… Il dit, en mentant,qu’il regrette Monsieur…

– Véritablement, dit Psèkov, on peut sefâcher à cause d’Akoûlka. C’est une femme de soldat, une paysanne,mais… ce n’est pas pour rien que Marc Ivânytch l’appelait Nana. Ily a en elle quelque chose qui rappelle Nana… quelque chosed’attrayant…

– Je l’ai vue… Je sais…, dit le juged’instruction, se mouchant dans son mouchoir rouge.

Dukôvski rougit et baissa les yeux. Lecommissaire se mit à tambouriner d’un doigt sur sa soucoupe. Lechef de police se mit à tousser et chercha quelque chose dans saserviette. Seul, à l’invocation d’Akoûlka et de Nana, le docteur neressentit, apparemment, aucune impression. Le juge d’instructionordonna de faire venir Nicolâchka.

Nicolâchka, jeune gars bien découplé, maigre,le nez long et grêlé, la poitrine plate, vêtu d’un veston de sonmaître, entra chez Psèkov, et s’inclina jusqu’à terre devant lejuge d’instruction. Son visage endormi était couvert de larmes. Ilétait ivre et tenait à peine sur ses jambes.

– Où est ton maître ? lui demandaTchoûbikov.

– On l’a tué, Votre Haute Noblesse.

Cela dit, Nikolâchka commença à cligner desyeux, et se mit à pleurer.

– Nous savons qu’il a été tué. Mais oùest-il maintenant ? Où est son corps ?

– On dit qu’on l’a passé par la fenêtreet enterré dans le jardin.

– Hum !… les résultats de l’enquêtesont déjà connus à la cuisine… Ça, c’est mauvais !… Mon bon,où étais-tu quand on a tué ton maître ? samedi, autrementdit ?

Nicolâchka leva la tête, tendit le cou et semit à réfléchir.

– Je ne puis le savoir, Votre HauteNoblesse, dit-il. J’étais ivre et ne me le rappelle pas.

– Un alibi ! chuchota Dukôvski,souriant et se frottant les mains.

– Bon… Mais pourquoi y a-t-il du sangsous la fenêtre de ton maître ?

Nicolâchka releva brusquement la tête et semit à réfléchir.

– Pense vite ! dit le chef depolice.

– Tout de suite. Ce sang vient d’unebêtise, Votre Haute Noblesse. J’ai tué un poulet. J’étais en trainde lui couper le cou tout simplement, comme d’habitude, et le voilàqui s’échappe de mes mains, et s’enfuit… C’est à cause de ça qu’ily a du sang…

Ephrem déclara qu’effectivement Nicolâchkatuait chaque soir un poulet à différents endroits ; maispersonne n’avait vu un poulet à demi décapité courir dans lejardin. Cependant on ne pouvait pas démentir absolument lefait.

– Un alibi ! répéta Dukôvski enriant. Et quel bête d’alibi !

– Tu connaissais Akoûlka ?

– Il y eut ce péché.

– Et le bârine te l’a soufflée ?

– Pas du tout ; c’estM. Psèkov, Ivane Mikhâïlytch, qui m’a enlevé Akoûlka, etMonsieur l’a enlevée à Ivane Mikhâïlytch… Voilà ce qu’il y eut.

Psèkov, troublé, se mit à se gratter l’œilgauche. Dukôvski, le perçant du regard, y lut le trouble et frémit.Il remarqua que l’intendant avait un pantalon bleu, ce à quoi iln’avait pas pris garde auparavant. Ce pantalon lui rappela lespetits fils bleus trouvés sur le chardon. Tchoûbikov, à son tour,jeta sur Psèkov un regard soupçonneux.

– Va-t’en ! dit-il à Nicolâchka. Etmaintenant permettez-moi, monsieur Psèkov, de vous poser unequestion : vous étiez certainement ici de samedi àdimanche ?

– Oui, j’ai soupé, à dix heures, avecMarc Ivânytch.

– Et ensuite ?

Psèkov, troublé, se leva de table.

– Ensuite… ensuite…, murmura-t-il, je neme rappelle vraiment pas… J’avais beaucoup bu… Je ne me rappellepas où et à quel moment je me suis endormi… Qu’avez-vous tous à meregarder comme ça ? Exactement comme si c’était moi quil’avais tué !

– Où vous êtes-vous réveillé ?

– Je me suis réveillé dans la cuisine desgens, sur le poêle… Tout le monde peut l’assurer… Mais commentj’arrivai sur le poêle, je ne sais…

– Ne vous émotionnez pas… Vous avez connuAkoûlka ?

– Rien de particulier à cela…

– Elle passa de vous àKlâouzov ?

– Oui… Ephrem, offre donc encore desceps ! Voulez-vous du thé, Evgraphe Kouzmitch ?

Un silence de cinq minutes, lourd et pénible,régna. Dukôvski, silencieux, ne détournait pas ses yeux aigus duvisage pâli de Psèkov. Le juge d’instruction rompit le silence.

– Il faudra, dit-il, aller dans la grandemaison et parler à la sœur du défunt, Maria Ivânovna. Elle nousdonnera peut-être quelques renseignements.

Tchoûbikov et son assesseur remercièrent pourle déjeuner et se rendirent à la grande maison. Ils trouvèrent,priant devant le haut bahut des icônes familiales, Maria Ivânovna,sœur de Klâouzov, vieille fille de quarante-cinq ans. Voyant lesserviettes et les casquettes à cocardes des survenants, ellepâlit.

– Je vous présente avant tout mes excuses– commença le galant Tchoûbikov en joignant les talons, – de ce quenous interrompons, en quelque sorte, votre temps de prières. Nousvenons vous faire une demande. Vous avez certainement déjà entendudire… il traîne un soupçon que votre frère a été tué en quelquefaçon… la volonté de Dieu…, savez-vous !… Ni tsars, nilaboureurs ne peuvent éviter la mort… Ne pouvez-vous pas nous veniren aide par quelque indication ?… quelqueexplication ?…

– Ah !… dit Maria Ivânovna, devenantencore plus pâle et se couvrant la figure de ses mains, nem’interrogez pas. Je ne peux rien vous dire ! Rien ! Jevous en prie !… Que puis-je dire ? Ah ! non, non…,pas un mot sur mon frère !… Je mourrai plutôt que de ledire !

Maria Ivânovna, en larmes, s’en fut dans lachambre voisine. Les enquêteurs, s’entre-regardant, haussèrent lesépaules et se retirèrent.

– Diablesse de femme ! jura Dukôvskien sortant de la grande maison. Il semble qu’elle sache quelquechose et le cache… Et on lit quelque chose aussi sur la figure dela femme de chambre… Attendez, diablesses ! On débrouilleratout !

Le soir, – éclairés par la lune au pâlevisage, – Tchoûbikov et son aide retournaient chez eux. Assis dansleur cabriolet, ils récapitulaient en esprit le bilan de lajournée. Tous deux étaient las et se taisaient ; Tchoûbikov,au demeurant, n’aimait pas à parler en voyage. Par égard pour lui,le bavard Dukôvski se taisait. Au bout de la route, il ne putpourtant plus y tenir et se mit à parler :

– Que Nicolâchka ait eu part à l’affaire,dit-il, non dubitandum est. On voit, à son bec, queloiseau c’est… Son alibi le livre pieds et poings liés. Il ne faitpas non plus de doute qu’il n’est pas l’initiateur de l’affaire. Ilne fut qu’un instrument bête et acheté. Me l’accordez-vous ?Le modeste Psèkov ne joue pas, dans l’affaire, le dernier rôle. Sonpantalon bleu, son trouble, le fait que par effroi, après lemeurtre, il s’est couché sur le poêle, son alibi, et Akoûlka…

– Vas-y, Mélie, de ton homélie… À votresens, l’amant d’Akoûlka est le meurtrier ?… Ah ! têtebouillante ! Vous devriez être encore au biberon et ne passuivre d’affaires ! Vous avez, vous aussi, fait la cour àAkoûlka : vous êtes donc, vous aussi mêlé àl’affaire ?

– Akoûlka est restée aussi chez vous unmois comme cuisinière, et pourtant… je ne dis rien… La nuit de cesamedi-là, je jouais aux cartes avec vous ; je vous aivu ; sans cela j’aurais pensé également à vous… Il ne s’agitpas de femme, mon cher ! Il s’agit d’un sentiment vil,dégoûtant et mauvais. Il a déplu, voyez-vous, à un modeste jeunehomme de ne l’avoir pas emporté en amour ! L’amour-propre,vous comprenez ! Il a voulu se venger… Et puis… ses grosseslèvres marquent fortement sa sensualité… Vous rappelez-vous commeil faisait claquer ses lèvres quand il a comparé Akoûlka àNana ? Que ce gredin brûle de passion, cela ne fait aucundoute ! Et donc, amour-propre blessé ; passioninassouvie : raisons suffisantes pour commettre un meurtre.Nous en tenons deux ; mais quel est le troisième ?Nicolâchka et Psèkov maintenaient Marc Ivânytch, mais qui doncl’étranglait ? Psèkov est timide, craintif, poltron, engénéral. Les Nicolâchka ne savent pas étouffer avec unoreiller : ils agissent avec la hache, la cognée… C’est untroisième complice qui l’a étouffé… Mais qui est-ce ?

Dukôvski rabattit son chapeau sur ses yeux, etréfléchit. Il se tut jusqu’au moment où le cabriolet arriva devantla maison du juge d’instruction.

– Eurêka, dit-il en entrant dansla petite demeure et quittant son manteau, eurêka, NicolaïIermolâïtch ! Je ne sais pas comment cela ne m’est pas venuplus tôt en tête ! Savez-vous quel est le troisièmecomplice ?

– Laissez-moi en paix, je vousprie ! Le souper est prêt. Asseyez-vous !

Le juge d’instruction et Dukôvski se mirent àtable. Dukôvski se versa un verre de vodka, se leva, s’étira, etdit, les yeux brillants :

– Alors, sachez que le troisièmecomplice, qui, de connivence avec le brigand Psèkov, a étouffé MarcIvânytch, est une femme. Oui, monsieur ! J’entends parler dela sœur du tué : Maria Ivânovna !

Tchoûbikov, s’engouant avec la vodka, arrêtales yeux sur Dukôvski.

– Vous… n’êtes pas ?… Vous n’avezpas… hum ?… mal de tête ?

– Je suis en bonne santé. Bon, admettonsque j’aie perdu l’esprit, comment, alors, expliquez-vous sontrouble à notre entrée ? Comment expliquez-vous son refus dedéposer ? Admettons que ce soit des bagatelles… Bien !…Entendu !… Mais, alors, souvenez-vous de leursrelations ! Elle haïssait son frère ! Elle est de lavieille foi, et lui est un débauché, un athée !… Voilà oùniche la haine ! Il a réussi à la persuader, dit-on, qu’il estun émissaire de Satan. Il s’occupait devant elle despiritisme !

– Et alors ?

– Vous ne comprenez pas ? Elle, lavieille-croyante, l’a fait tuer par fanatisme. Ce n’est pas assezd’avoir arraché l’ivraie, tué le débauché : elle a délivré lemonde de l’Antéchrist, et, en cela, pense-t-elle, est son mérite,son exploit religieux ! Oh ! vous ne connaissez pas cesvieilles filles de la vieille foi ! Lisez doncDostoïèvski ! Et Léskov et Pétcherski, ce qu’ilsécrivent ! C’est elle et elle. Tuez-moi, si vousvoulez ! c’est elle qui l’a étouffé ! Oh ! laperfide femelle ! N’était-elle pas devant les icônesuniquement pour détourner nos soupçons ? Attends, s’est-elledit, je vais me mettre à prier, et ils croiront que je suistranquille et ne les attends pas ! C’est la façon de tous lescriminels novices. Mon cher Nicolaï Iermolâïtch, passez-moi cetteaffaire ! Laissez-moi la mener personnellement jusqu’aubout ! Mon cher, je l’ai commencée et la mènerai à terme.

Tchoûbikov, hochant la tête, se rembrunit.

– Nous savons, nous aussi, débrouillerles affaires difficiles. Votre rôle est de ne pas vous mêler de cequi ne vous regarde pas. Écrire quand on vous dicte, tel est votrerôle.

Dukôvski devint cramoisi, et sortit, claquantla porte.

– Pas bête, le fripon ! murmuraTchoûbikov le regardant partir. Très intelligent ! Seulementil s’emballe hors de propos ! Il faudra que je lui achète,comme cadeau, à la foire, un étui à cigarettes…

Le lendemain matin fut amené de Klâouzovka, unjeune garçon à grosse tête et à bec de lièvre, qui, s’étant nomméle berger Danîlka, fit une très intéressante déposition.

– J’avais bu, dit-il, et suis restéjusqu’à minuit chez ma commère. Rentrant chez moi, je me mis, idéed’ivrogne, à me baigner dans la rivière. Je me baigne, et…tiens ! je vois sur la digue deux hommes qui passent, portantquelque chose de noir !… Tiou ! leur crié-je. Ils ont eupeur et, de toutes leurs forces, se sont enfuis dans les potagersde Makâriév. Que Dieu me frappe si ce n’était pas le bârine qu’ilstraînaient !

Le jour même, sur le soir, Psèkov etNicolâchka furent arrêtés et amenés sous escorte dans la ville dudistrict. Ils y furent écroués à la prison.

II

Douze jours passèrent.

Un matin, le juge d’instruction, assis à sonbureau, feuilletait « l’affaire de Klâouzovo ». Dukôvski,tel un ours en cage, allait, inquiet, d’un coin à un autre de lapièce.

– Vous êtes assuré de la culpabilité deNicolâchka et de Psèkov, disait-il en tortillant nerveusement sajeune barbe ; pourquoi donc ne voulez-vous pas vous convaincrede celle de Maria Ivânovna ? Les preuves vousmanquent-elles ?

– Je ne dis pas que je n’en sois pasconvaincu ; je le suis…, mais, en même temps, je n’y croispas… Il n’y a pas de véritables preuves ; rien qu’une sorte dephilosophie… le fanatisme, ceci, cela…

– Il faut absolument vous montrer lahache et des draps ensanglantés ?… Ah ! juristes !…Je vous le prouverai donc ! Vous cesserez d’en prendre si à lalégère avec moi qui me place au point de vue psychique. Votre MariaIvânovna ira en Sibérie ! Je vous le prouverai. Si laphilosophie ne vous suffit pas, j’ai quelque chose de plus probant.Cela vous montrera combien ma philosophie est juste !Laissez-moi seulement aller faire une tournée…

– Qu’avez-vous donc en vue ?

– L’allumette suédoise, monsieur… Vousl’avez oubliée ? Moi, pas ! Je saurai qui l’a alluméedans la chambre du tué ! Ce n’est ni Nicolâchka, ni Psèkov quin’avaient pas d’allumettes au moment de la perquisition ;c’est donc une troisième personne : Maria Ivânovna. Et je leprouverai. Laissez-moi seulement me rendre au district etm’enquérir.

– Allons, ça va bien, asseyez-vous…Procédons à l’interrogatoire.

Dukôvski s’assit à sa petite table et plongeason long nez dans le dossier.

– Faites entrer Nicolaï Tiétiôkhov !cria le juge d’instruction.

On fit entrer Nicolâchka. Il était pâle,maigre comme une latte ; il tremblait.

– Tiétiôkhov, commença Tchoûbikov, vousavez été jugé en 1879 par le juge de paix de la 1èrecirconscription pour vol, et condamné à la prison. En 1882, vousavez encore été jugé pour vol et vous avez encore fait de laprison… Nous savons tout cela…

Le visage de Nicolâchka exprima l’étonnement.Le savoir du juge d’instruction le stupéfia ; mais, bientôt, àl’étonnement succéda sur sa figure l’expression de l’affliction laplus profonde. Il se mit à sangloter et demanda la permissiond’aller se laver et se calmer. On l’emmena.

– Introduisez Psèkov ! ordonna lejuge.

On introduisit Psèkov. Le jeune homme avait,les derniers jours, beaucoup changé. Il avait maigri, pâli, s’étaittassé. L’indifférence se lisait dans ses yeux.

– Asseyez-vous, Psèkov, lui ditTchoûbikov. J’espère que vous allez être plus raisonnable que ladernière fois et ne mentirez pas comme les fois précédentes. Tousces jours-ci, vous avez nié notre participation au meurtre deKlâouzov malgré la masse des preuves qui parlent contre vous. Cen’est pas raisonnable. L’aveu diminue la faute ; demain ilsera trop tard ; allons, racontez…

– Je ne sais rien… et ne connais pas vospreuves, murmura Psèkov.

– Vous niez en vain ! Alors,permettez-moi de vous raconter comment la chose s’est passée. Lesamedi soir, assis dans la chambre à coucher de Klâouzov, vousbuviez avec lui de la vodka et de la bière. (Dukôvski plongea sonregard dans la face de Psèkov et ne l’en retira pas durant tout sonmonologue.) Nicolaï vous servait. Vers une heure, Marc Ivânytchvous exprima le désir de se coucher. Il se couchait toujours versune heure. Tandis qu’il quittait ses bottes et vous donnait sesordres pour les travaux, Nicolâchka et vous, à un signal donné,vous avez empoigné votre maître, qui était ivre, et l’avez culbutésur son lit. L’un de vous s’assit sur ses pieds, l’autre sur satête. À ce moment, entra, venant du vestibule, une femme en robenoire, connue de vous, qui avait concerté auparavant avec vous sonrôle dans cette affaire criminelle. Elle saisit l’oreiller et semit à étouffer avec M. Klâouzov. Pendant la lutte, la bougies’éteignit. La femme tira de sa poche une boîte d’allumettessuédoises et ralluma. Est-ce cela ? Je vois à votre figure queje dis la vérité. Mais allons plus loin… L’homme étouffé, etassurés qu’il ne respirait plus, Nicolaï et vous, l’avez sorti parla fenêtre, et l’avez posé près du chardon. Craignant qu’il nerevienne, vous l’avez frappé avec quelque chose de tranchant. Puisvous l’avez emporté et posé quelques instants sous le lilas. Ayantsoufflé et réfléchi, vous l’emportâtes… Vous passâtes la claie…Puis vous marchâtes sur la route… Plus loin se trouve la digue…Près d’elle, un moujik vous fit peur. Mais qu’avez-vous ?

Psèkov, pâle comme un linge, se leva etchancela.

– J’étouffe ! dit-il. Bien…soit !… Seulement… permettez-moi de sortir !

On emmena Psèkov.

– Enfin, il a avoué ! dit Tchoûbikoven s’étirant avec douceur. Il s’est livré. Ce que je l’aiadroitement cuisiné ! Je l’ai harcelé…

– Il ne nie même plus la participation dela femme en noir, dit Dukôvski en souriant. Et pourtant l’allumettesuédoise me tourmente affreusement. Je ne peux plus y tenir. Jepars !

Dukôvski mit sa casquette et partit.Tchoûbikov commença à interroger Akoûlka. Akoûlka déclara qu’ellene savait rien…

– Je n’ai connu que vous et personned’autre, dit-elle, roulant ses petits yeux huileux.

Dukôvski revint sur les six heures, ému commeil ne l’avait jamais été. Ses mains tremblaient au point qu’il nepouvait pas déboutonner son pardessus. Ses joues brûlaient. Onvoyait qu’il rapportait une grosse nouvelle.

– Veni, vidi, vici !dit-il, en se précipitant dans le bureau de Tchoûbikov et selaissant tomber dans un fauteuil. Je jure, sur mon honneur, que jecommence à croire à mon génie. Écoutez, le diable vousemporte ! Écoutez et soyez étonné, mon vieux. C’est drôle ettriste ! Nous en tenions déjà trois, n’est-ce pas ? Ehbien, j’en ai trouvé un quatrième – ou plutôt une quatrième, – carc’est une femme ! Rien que pour toucher ses épaules, j’auraisdonné dix ans de ma vie ; mais… Écoutez… Je me suis faitconduire à Klâoûzovka et me suis mis à décrire tout autour unespirale. Je suis entré, en route, dans les moindres boutiques,auberges et débits, demandant partout des allumettes suédoises.Partout on me répondait : « Il n’y en a pas. » J’airoulé jusqu’à l’heure présente. Vingt fois j’ai perdu l’espoir, etvingt fois je l’ai retrouvé. Toute la journée je me suis trimbaléet ne viens qu’il y a une heure de découvrir ce que jecherchais ; à trois verstes d’ici, on me présente un paquet dedix boîtes : il en manquait une… Je demande tout desuite : « Qui a acheté cette boîte ? »« Une telle, me répond-on. Il lui a plu que… ces allumettescraquent ! » Nicolâï Iermolâïtch, mon chéri !… Quepeut faire parfois un garçon chassé du séminaire et qui a luGaboriau ? L’esprit ne peut le concevoir !… Aujourd’huiseulement je commence à avoir de l’estime pour moi. Ouff !…Alors, partons.

– Où donc cela ?

– Chez elle. Chez la quatrième… Il fautse hâter, sans quoi… Sans quoi je brûlerai d’impatience !Savez-vous qui c’est ? Vous ne le devinez pas !… C’est lajeune femme de notre vieux commissaire rural… d’EvgrapheKouzmitch : Olga Pétrôvna ! Voilà qui c’est ! C’estelle qui a acheté cette boîte d’allumettes !

– Vous… tu… vous… tu es fou ?

– C’est très compréhensible !Primo, elle fume… secundo, elle était coifféejusqu’aux oreilles de Klâouzov ; et il rejette son amour pourune sorte d’Akoûlka !… Vengeance ! Je me souviensmaintenant de les avoir surpris, une fois, dans la cuisine,derrière le paravent. Elle lui faisait des serments, et luifumait…, et lui envoyait de la fumée dans la figure… Mais cependantpartons ! Vite ; il fait déjà sombre… Partons !

– Je ne suis pas encore devenu fou aupoint de déranger, de nuit, une femme comme il faut, honnête, àcause d’une sorte de blanc-bec.

– Une femme comme il faut !…honnête !… Vous êtes une chiffe, après cela, et pas un juged’instruction ! Je n’ai jamais eu la hardiesse de vous juger,mais, à présent, vous m’y forcez : chiffe ! robe dechambre !… Allons, mon cher Nicolaï Iermolâïtch !… Jevous en prie !

Le juge d’instruction fit un geste découragéet cracha à terre.

– Je vous en prie !… Je vous enprie, non pas pour moi, mais dans l’intérêt de la justice !…Je vous en supplie enfin ! Faites-moi un plaisir une fois dansla vie ! (Dukôvski s’agenouilla devant lui). NicolaïIermolâïtch, ayez cette bonté !… Appelez-moi gredin,misérable, si je me fourvoie au sujet de cette femme. C’en est uneaffaire ! Quelle affaire ! C’est un roman ! Le bruits’en répandra dans toute la Russie ! On vous nommera juged’instruction pour des affaires ultra-sérieuses ! Comprenezcela, déraisonnable vieillard !

Le juge d’instruction se refrogna et avança,en hésitant, la main vers son chapeau.

– Allons, dit-il, que le diablet’emporte, partons !

Il faisait déjà noir quand le cabriolet dujuge d’instruction arriva à l’avant-porte du commissaire rural.

– Quels fous nous sommes ! ditTchoûbikov prenant le cordon de sonnette ; nous dérangeons lesgens !

– Allez-y, allez-y… Ne mollissezpas !… Nous dirons qu’un des ressorts de notre voiture vientde se casser.

Tchoûbikov et Dukôvski furent reçus sur leseuil par une grande jeune femme de vingt-trois ans, en bellechair, aux sourcils noirs comme le jais, aux lèvres rouges etgrasses. C’était Olga Pétrôvna en personne.

– Ah !… dit-elle en souriant detoute sa figure, fort agréable !… vous arrivez juste pour lesouper. Evgraphe Kouzmitch n’est pas à la maison… Il s’est attardéchez le pope… Mais nous nous passerons de lui… Asseyez-vous !Vous venez d’une enquête ?

– Oui, justement… Et, figurez-vous,commença Tchoûbikov, entrant dans le salon et s’asseyant dans unfauteuil, un de nos ressorts vient de casser…

– Étourdissez-la d’un coup ! luichuchota Dukôvski. Étourdissez-la !

– Oui… un ressort… Nous nous sommesdécidés à entrer.

– Étourdissez-la, on vous dit ! Sivous lambinez, elle devinera.

– Alors, fais à ta guise, à ta façon, etépargne-moi ça ! murmura Tchoûbikov en se levant et allantvers la fenêtre. Moi, je ne peux pas ! C’est toi qui as lancéla chose ; débrouille-t’en !

– Oui, un ressort… commença Dukôvski,s’approchant de la femme du commissaire, et plissant son long nez.Nous ne sommes pas venus pour… hé, hé… pour souper, ni pour voirEvgraphe Kouzmitch : nous venons, honorée madame, pour vousdemander où se trouve Marc Ivânytch, que vous avez tué ?

– Quoi ? Quel Marc Ivânytch ?se mit à balbutier la femme du commissaire. (Et sur-le-champ, en unclin d’œil, sa large figure se couvrit d’un rouge vif.) Je… je necomprends pas.

– Je vous demande, au nom de la loi, oùest Klâouzov ? Nous savons tout !

– Qui vous l’a dit ? demandatranquillement la femme du commissaire, évitant le regard deDukôvski.

– Veuillez nous indiquer où ilest !

– Mais d’où tenez-vous cela ? Quivous l’a raconté ?

– Nous savons tout ! Au nom de laloi, j’exige…

Tchoûbikov, réconforté par le trouble de lafemme du commissaire, s’approcha d’elle, et dit :

– Montrez-le-nous, et nous partirons…,sans quoi…

– Quel besoin en avez-vous ?

– Pourquoi cette question, madame ?Nous vous prions de nous le faire voir ! Vous tremblez toute,vous êtes troublée… Oui, il a été tué, et si vous le voulez, tuépar vous ! Vos complices vous ont livrée.

La femme du commissaire devint pâle.

– Venez, dit-elle doucement, en setordant les mains. Je le tiens caché dans le pavillon de bain.Seulement, au nom de Dieu, n’en dites rien à mon mari ! Jevous en supplie ! Il n’en supporterait pas le coup.

La femme du commissaire prit au mur une grandeclé, et, leur faisant traverser la cuisine et l’entrée, emmena seshôtes dans la cour. Dehors il faisait noir. Il tombait une pluiefine. Tchoûbikov et Dukôvski suivaient la femme du commissaire,marchant dans l’herbe haute, humant l’odeur du chanvre sauvage etdes eaux grasses qui giclaient sous leurs pas. La cour étaitgrande. Les lavures cessèrent et l’on sentit sous les pieds de laterre labourée. Des silhouettes d’arbres apparurent dansl’obscurité et, entre elles, une petite maisonnette avec un tuyaupenché.

– Voici le bain, dit la femme ducommissaire ; mais, je vous en prie, ne le dites àpersonne !

S’étant approchés, Tchoûbikov et Dukôvskivirent à la porte un énorme cadenas.

– Préparez le bout de bougie et lesallumettes ! souffla le juge d’instruction à son aide.

La femme du commissaire ouvrit le cadenas etfit entrer ses hôtes. Dukôvski frotta une allumette et éclairal’avant-bain. Au milieu se trouvait une table. Sur la table, auprèsd’un samovar ventru, était une soupière avec un reste de soupe auxchoux, et un plat avec un reste de sauce.

– Avancez !

On entra dans la chambre suivante. Là aussi ily avait une table ; sur la table un grand plat avec un jambon,un carafon de vodka, des assiettes, des couteaux et desfourchettes.

– Mais où est donc… celui ?… où estle tué ? demanda le juge d’instruction.

– Il est sur le gradin d’en haut !murmura la femme du commissaire, toujours pâle et tremblante.

Dukôvski prit la bougie et monta au derniergradin. Là, il vit un long corps humain, étendu, immobile, sur ungrand lit de plumes. Le corps émettait un léger ronflement.

– On nous dupe, le diablem’emporte ! cria Dukôvski. Ce n’est pas lui ! Ici estcouché quelque grand escogriffe vivant. Eh ! quiêtes-vous ? Le diable vous emporte !

Le corps huma l’air avec un sifflement etremua. Dukôvski le poussa du coude. Le corps étendit les bras enl’air, s’étira et dressa la tête.

– Qui est-ce qui grimpe ici ?demanda une grosse voix enrouée et lourde. Que tefaut-il ?

Dukôvski approcha la bougie de la figure del’inconnu et poussa une exclamation. À son nez cramoisi, à sescheveux ébouriffés, à ses moustaches noires comme la poix, dontl’une hardiment retroussée pointait avec effronterie vers leplafond, il reconnut le cornette Klâouzov.

– Vous… Marc… Ivânytch !… Paspossible ! Le juge d’instruction leva les yeux et restaéberlué.

– C’est moi, oui… Ah ! c’est vous,Dukôvski ! Que diable avez-vous à faire ici ? Et là, enbas, quelle est encore cette binette ? Mon Dieu ! le juged’instruction ! Par quels hasards ?

Klâouzov descendit vivement et étreignitTchoûbikov. Ôlga Pétrôvna se défila, prestement, par la porte.

– Quels chemins vous amènent ?Buvons vite, que diable ! Tra-ta-ti-to-tom… Buvons !

Tout de même, qui vous a amené ici ? D’oùavez-vous su que j’y étais ? D’ailleurs, qu’importe !Buvons !

Klâouzov alluma une lampe et versa troisverres de vodka.

– C’est-à-dire, fit le juge d’instructionouvrant les bras : je ne te comprends pas ! Est-ce toi oun’est-ce pas toi ?

– Suffit, hein ?… Veux-tu me fairede la morale ? N’en prends pas la peine ! Jeune Dukôvski,vide ton verre (Il chante) : « Allons, amis, passons,cette… » Qu’avez-vous à regarder ? Buvez !

– Tout de même, dit le juge d’instructionavalant machinalement la vodka, je ne comprends pas… pourquoi tu esici ?

– Pourquoi n’y serais-je pas si je m’ytrouve bien ?

Klâouzov vida son verre et se mit à manger dujambon.

– Je demeure, comme tu vois, chez lafemme du commissaire… dans un trou, dans un fourré, comme unfollet ! Bois ! J’ai eu pitié d’elle, l’ami ! J’enai eu pitié, et je demeure ici dans un bain abandonné, comme unermite. Je me laisse vivre. Mais je compte partir la semaineprochaine… ; j’en ai déjà assez…

– C’est inconcevable ! ditDukôvski.

– Qu’y a-t-il làd’inconcevable ?

– C’est inconcevable !… Au nom duciel, comment votre botte s’est-elle trouvée dans lejardin ?

– Quelle botte ?

– Nous avons trouvé une de vos bottesdans votre chambre, et l’autre dans le jardin.

– Et quel besoin avez-vous de savoirça ? Ce n’est pas votre affaire… Mais buvez donc, que lediable vous emporte ! Vous m’avez réveillé, donc buvez !Amis, c’est une histoire intéressante que celle de cette botte. Jene voulais pas venir chez Ôlia[12]. Jen’étais pas en humeur, savez-vous, j’étais un peu gris… Elle arrivesous ma fenêtre et se met à se fâcher… comme font les femmes engénéral, tu sais… Moi, ivre, je lui lance ma botte !…« Voyons !… voyons, ne te fâche pas ! » Mais lavoilà qui monte par la fenêtre, allume la lampe et se met àm’étriller, pauvre poivrot que j’étais. Elle m’a fichu une raclée,m’a entraîné ici et m’y a enfermé. Maintenant je me laisse vivre…amour, vodka et hors-d’œuvre !… Mais, où voulez-vous doncaller ? Tchoûbikov, où vas-tu ?

Le juge d’instruction, crachant de dépit,sortit du bain. Dukôvski, tête basse, le suivit. Tous deuxmontèrent en silence dans le cabriolet et partirent. Jamais, àaucun autre moment, la route ne leur avait paru si triste et silongue. Tous deux se taisaient. Tchoûbikov, tout le long du chemin,trembla de colère. Dukôvski se cachait la figure dans son col,comme s’il eût craint que l’obscurité et la bruine ne lussent lahonte sur son visage.

Arrivé chez lui, le juge d’instruction ytrouva le docteur Tioutioûév. Assis auprès de la table, le docteurfeuilletait la Nîva et soupirait profondément.

– Que de choses arrivent dans cemonde ! dit-il, avec un sourire triste, en voyant le juged’instruction… Encore l’Autriche qui recommence… Et Gladstoneaussi, en un certain sens…

Tchoûbikov lança son chapeau sous la table etse mit à trembler.

– Squelette du diable ! fit-il, net’approche pas. Je t’ai déjà dit mille fois de me laissertranquille avec ta politique ! Et toi – dit-il à Dukôvski ensecouant le poing, – je ne t’oublierai pas dans les siècles dessiècles !

– Mais, voyons… cette allumettesuédoise ! Pouvais-je savoir !

– Puisse-t-elle t’étrangler tonallumette ! Pars et ne m’énerve pas, ou je ferai de toi lediable sait quoi ! Que l’on ne te voie jamais plusici !

Dukôvski, poussant un soupir, prit son chapeauet sortit.

– Je vais aller boire ! décida-t-ilen passant la porte.

Et il s’achemina mélancoliquement vers lecabaret.

Quand elle rentra chez elle, la femme ducommissaire trouva son mari au salon.

– Pourquoi, lui demanda-t-il, le juged’instruction est-il venu ici ?

– Il est venu dire que l’on a retrouvéKlâouzov. On ne l’a pas du tout tué. Il est au contraire sain etsauf… Figure-toi, on l’a trouvé chez une femme mariée !

– Ah ! Marc Ivânytch ! MarcIvânytch ! soupira le commissaire rural, levant les yeux enl’air. Je te le disais que la débauche ne mène à rien de bon !Je te le disais, et tu ne m’écoutais pas !

1882.

ALORS, C’ÉTAIT ELLE !

– Piôtre Ivânovitch, dirent lesdemoiselles, racontez-nous quelque chose !

Le colonel tortilla sa moustache grise etcommença :

– C’était en 1843, alors que notrerégiment se trouvait près de Czenstochowo[13]. Il fautvous dire, mesdames, que cette année-là l’hiver était rude. Il nese passait pas de jour où les sentinelles n’eussent le nez gelé,pas de jour où la tempête ne couvrît de neige les chemins. Dès lafin d’octobre, il y eut une effroyable gelée qui tint jusqu’enavril. Il vous faut observer qu’à cette époque, je n’avais pasl’air d’une vieille pipe aussi enfumée que maintenant ;j’étais – pouvez-vous le concevoir ? – un garçon blanc etrose : un bel homme en un mot. Je faisais la roue comme unpaon, je jetais l’argent par les fenêtres et relevais mesmoustaches comme nul autre lieutenant au monde. Je n’avais alorsqu’à cligner de l’œil, faire sonner mes éperons, friser mesmoustaches, pour que la plus fière beauté devînt un obéissantagneau. J’étais friand de femmes comme l’araignée de mouches et sije me mettais maintenant, mesdames, à compter les Polonaises et lesjuives qui furent dans le temps suspendues à mon cou, j’ose vousassurer que les nombres n’y suffiraient pas… Ajoutez à cela quej’étais adjudant-major, que je dansais très bien la mazurka et quej’étais marié à une très jolie femme, dont Dieu aitl’âme !

Le polisson, la tête brûlée que j’étais, vousne pouvez vous l’imaginer ! S’il arrivait dans le districtquelque piaffe d’amour, si quelqu’un arrachait les papillotes d’unjuif ou cognait dans le groin d’un petit noble polonais, on savaitque c’était l’œuvre du sous-lieutenant Vyvertov.

En qualité d’adjudant-major, je devaisbeaucoup circuler dans le district. Tantôt j’allais acheter del’avoine ou du foin ; tantôt vendre aux juifs ou aux jeunespanes[14] les chevaux réformés ; mais, leplus souvent, mesdames, sous prétexte de service, je courais à desrendez-vous avec de jolies Polonaises ou courais jouer aux carteschez de riches propriétaires.

La nuit de Noël j’allais pour affaire deservice, il me souvient, de Czenstochowo au village de Chévelki. Letemps était, je dois le dire, affreux. La gelée craquait et piquaitsi fort que les chevaux en haletaient, et nous devînmes, en moinsd’une demi-heure, mon conducteur et moi, deux glaçons… On peutencore, qu’à cela ne tienne, supporter la gelée ; mais,figurez-vous qu’à moitié route, une tourmente de neige s’éleva. Lesuaire blanc tournoyait, se démenait comme le diable avant lamesse. Le vent geignait comme si on lui eût enlevé sa femme. Laroute disparut… En moins de dix minutes, moi, mon cocher et leschevaux, nous fûmes comme modelés par la neige.

– Votre Noblesse, m’annonça leconducteur, nous avons perdu la route…

– Ah ! diable !… Imbécile, oùas-tu donc eu les yeux ? Allons, file droit devant toi ;nous tomberons peut-être sur une habitation.

Nous allâmes, allâmes, tournâmes, tournâmes…et vers minuit nos chevaux butèrent des naseaux sur la porte d’unepropriété, celle, si je m’en souviens bien, d’un riche Polonais, lecomte Boiadlôwsky. Les juifs et les Polonais sont pour moi cequ’est le raifort après dîner ; mais, il faut le reconnaître,la chliakhta (petite noblesse) est hospitalière, et iln’est pas de femmes plus ardentes que les Polonaises…

On nous ouvrit… Le comte Boiadlôwsky était àParis. Ce fut son intendant, le Polonais Casimir Hapçînnsky, quinous reçut. Moins d’une heure après, j’étais assis, il me souvient,dans le pavillon de l’intendant ; je contais fleurette à safemme ; je buvais et je jouais aux cartes. Après avoirbeaucoup bu, et gagné cinq ducats, je demandai à aller me coucher.Faute de place dans le pavillon, on me donna une chambre dans lesappartements du comte.

– Vous n’avez pas peur desrevenants ? me demanda l’intendant en me faisant entrer dansune petite chambre contiguë à une grande salle vide, remplie defroid et d’obscurité.

– Y a-t-il donc des revenants ?demandai-je en suivant l’écho assourdi qui répétait mes paroles etmes pas.

– Je ne sais, répondit le Polonais enriant, mais il me semble que cet endroit est le mieux choisi dumonde pour les revenants et les malins esprits.

J’étais gris comme quarante millesavetiers ; mais cependant, il faut l’avouer, ces mots mefirent passer un petit frisson. Il vaut mieux, le diable m’emporte,cent Tcherkesses qu’un revenant… Mais il n’y avait rien à faire. Jeme déshabillai et me couchai…

Ma bougie éclairait à peine les murs, auxquelsétaient suspendus, figurez-vous, des portraits d’aïeux, l’un pluseffrayant que l’autre, des armes anciennes, des bois de cerfs etautres fantasmagories… Un silence de tombeau. Seuls les ratsfaisaient leur vacarme dans la salle voisine, et les meubles secscraquaient. Et derrière la fenêtre il se passait quelque chosed’infernal…

Le vent chantait les funérailles de quelqu’un.Les arbres se ployaient, gémissants et pleurants. Quelquediablerie, – sans doute, un volet – grinçait plaintivement etbattait sur le châssis de la fenêtre. Ajoutez à cela que ma têtetournait, et, avec elle, tout l’univers… Quand je fermais les yeux,il me semblait que mon lit s’envolait à travers la maison vide etqu’il jouait à saute-mouton avec les esprits. Afin d’avoir moinspeur, j’éteignis d’abord ma bougie, parce que, éclairées, leschambres vides sont beaucoup plus effrayantes que dansl’obscurité…

Les trois demoiselles qui écoutaient lecolonel se rapprochèrent de lui et le regardèrent fixement.

– Eh bien ! mesdemoiselles, continuale colonel, quelque effort que je fisse pour m’endormir, le sommeilme fuyait. Tantôt il me semblait que des voleurs montaient par lafenêtre, tantôt j’entendais je ne sais quel murmure, tantôtquelqu’un me touchait l’épaule ; bref, tous les sortilègesconnus de ceux qui éprouvèrent à quelque moment de la tensionnerveuse.

Mais, figurez-vous qu’au milieu de tout cesatanisme et ce chaos de sons, je distinguai nettement un bruit depantoufles traînantes. Je prête l’oreille, et qu’allez-vouspenser ? J’entends quelqu’un approcher de ma porte, tourner etouvrir…

– Qui est là ? demandai-je en mesoulevant.

– C’est moi… ne crains rien !répondit une voix de femme.

Je me dirigeai vers la porte… Quelquessecondes passèrent et je sentis des mains de femme, douces comme duduvet de cygne, se poser sur mes épaules.

– Je t’aime !… dit une mélodieusevoix de femme. Tu m’es plus cher que la vie.

Un souffle chaud effleura ma joue… Oubliant larafale, les esprits, tout au monde, j’entourai de mes bras lataille… et quelle taille !… De pareilles tailles, la naturen’en peut produire qu’une tous les dix ans, sur commande… Unetaille fine, faite littéralement au tour, brûlante, éthérée commele souffle d’un petit enfant ! Ne pouvant y tenir, je laserrai fortement dans mes bras… Nos bouches s’unirent dans unbaiser vigoureux et prolongé, et… je vous le jure par toutes lesfemmes du monde, je n’oublierai pas ce baiser jusqu’à la tombe…

Le colonel se tut, but un demi-verre d’eau etreprit en baissant la voix :

– Lorsque, le lendemain, je regardai parla fenêtre, la tourmente était encore plus forte… Il n’y avaitnulle possibilité de partir. Il fallut passer toute la journée chezl’intendant, rejouer aux cartes et boire. Le soir, je revins dansla maison vide, et, exactement à minuit, j’enlaçais à nouveau lataille que vous savez… Oui, mesdemoiselles, sans l’amour, je seraisalors mort d’ennui. Je me serais sans doute adonné à laboisson…

Le colonel fit un soupir, se leva et se mit ensilence à marcher dans le salon.

– Et… qu’est-ce qu’il y eut doncensuite ? demanda une des demoiselles, mourant d’attente.

– Rien. Le lendemain, j’étais déjà enroute.

– Mais… qui était donc cette femme ?demandèrent timidement les demoiselles.

– On le comprend, qui c’était !

– On ne comprend rien…

– C’était ma femme !

Les trois demoiselles bondirent comme si onles eût piquées.

– Mais… demandèrent-elles… Commentcela ?

– Ah ! Seigneur ! dit lecolonel, fâché, en haussant les épaules, qu’y a-t-il làd’incompréhensible ? Il me semble que je me suis assezclairement exprimé ! J’allais à Chévelki avec ma femme… Ellecouchait dans la maison vide, dans la chambre voisine… C’est trèsclair !

– Ah !… firent les demoisellesdésappointées, les bras tombants. Ça avait si bien commencé et çafinit, Dieu sait comment !… Votre femme !… Pardon, maisce n’est pas même intéressant, et… ce n’est pas du toutspirituel.

– Comme c’est curieux ! Alors vousauriez voulu que ce ne fût pas ma légitime épouse, mais quelqueautre femme ?… Ah ! mesdemoiselles, mesdemoiselles !Si dès à présent vous raisonnez ainsi, qu’en sera-t-il quand vousserez mariées ?

Confuses, les demoiselles se turent. Ellesboudèrent, se refrognèrent, et, tout à fait désenchantées, semirent ouvertement à bâiller. Au souper, elles ne mangèrent rien,roulant des boulettes de pain et gardant le silence.

– Non, ne put s’empêcher de dire l’uned’elles, c’est même… déloyal… Qu’aviez-vous besoin de nous racontercela, si cela finit ainsi ? Il n’y a rien de bien dans cerécit… C’est même… absurde !

– Vous commenciez d’une façon siattrayante, ajouta l’autre, et tout à coup… vous avez rompu le fil.C’est de la moquerie, et rien de plus.

– Allons, allons, dit le colonel, j’aiplaisanté… Ne vous fâchez pas, mesdemoiselles, j’aiplaisanté : ce n’était pas ma femme, mais la femme del’intendant…

– Oui ?

Les demoiselles s’égayèrent tout à coup, leursyeux brillèrent… Elles se rapprochèrent du colonel, et, lui versantdu vin, l’accablèrent de questions. L’ennui disparut, le souper luiaussi disparut vite, car les demoiselles se mirent à manger degrand appétit.

1886.

PERPETUUM MOBILE

Le juge d’instruction, Grichoûtkine, hommeâgé, entré dans la magistrature avant même l’émancipation desserfs, et le mélancolique docteur Svistîtski, allaient procéder àune autopsie. Ils voyageaient en automne par des chemins ruraux.L’obscurité était profonde. Une pluie tenace tombait.

– Quelle abomination ! grognait lejuge. Sans qu’il y ait à parler de civilisation et d’humanité, ceclimat est horrible. Un beau pays, il n’y a pas à dire ! Etc’est encore l’Europe, songez-y !… En voilà une pluie !…C’est comme si on la payait, la gredine !… Mais marche plusvite, anathème ! cria-t-il à l’ouvrier qui conduisait, si tune veux pas, misérable gredin, que je te casse toutes lesdents !

– C’est étrange, Aguèi Alexèitch, dit ensoupirant le docteur, s’enveloppant dans sa pelisse mouillée, je neremarque même pas le temps qu’il fait. Je suis en proie à unsingulier, à un pénible pressentiment. Il me semble qu’à l’instantun malheur va fondre sur moi… Je crois aux pressentiments… etj’attends !… Tout peut arriver… Une infection cadavérique… lamort d’un être aimé…

– Si du moins, vieille femme, que vousêtes !… vous aviez honte de parler de pressentiments devant ceMîchka[15] . Il ne peut rien y avoir de pis que ceque nous avons. Qu’y a-t-il de pis qu’une pluie pareille ?Savez-vous, Timoféi Vassîlitch ? Je ne puis plus continuer àvoyager de cette façon-là. Tuez-moi, si vous voulez, mais je ne lepuis pas ! Il faut nous arrêter quelque part pour coucher… Quidemeure près d’ici ?

– Ivane Ivânytch Iéjov, dit leconducteur. C’est là derrière ce bois ; il n’y a qu’àtraverser le petit pont.

– Iéjov ? Va pour Iéjov ! Il ya longtemps précisément que je ne suis pas allé chez ce vieuxpécheur.

On traversa le bois et le pont, on tourna àgauche, puis à droite, et on entra dans la vaste cour du présidentde l’Assemblée des juges de paix, le général en retraite Iéjov.

– Il y est ! fit Grichoûtkine, endescendant du tarantass[16] etregardant les fenêtres éclairées. C’est bien qu’il soit ici. Nousallons manger, boire et dormir… Bien que ce soit un piètreindividu, il est hospitalier, il faut lui rendre cette justice.

Iéjov vint recevoir lui-même ses hôtes dansl’antichambre. C’était un petit vieux ridé, au visage tel qu’uneboule piquante.

– À point nommé, messieurs, dit-il, àpoint nommé. Nous ne venons que de commencer à souper, et nousmangeons du petit salé, trente-trois presto… J’ai chezmoi, figurez-vous, le substitut du procureur. Merci à lui, cetange, d’être venu me voir ! Nous allons ensemble demain àl’Assemblée. Demain il y en a une… trente-troispresto…

Grichoûtkine et Svistîtski entrèrent. Lagrande table était couverte de hors-d’œuvre et de vins. À tableétait assise Nadièjda Ivânovna, la fille du maître de la maison,jeune femme brune, en grand deuil de son mari, récemment décédé. Àcôté d’elle se trouvait le substitut Tioulpânnski, jeune homme àfavoris, avec un réseau de veines bleues sur la figure.

– Vous vous connaissez ? dit Iéjovles indiquant tous les deux du doigt : le procureur…, mafille…

La jeune femme sourit, et, fermant un peu lesyeux, tendit la main aux nouveaux arrivants.

– Allons, messieurs, dit Iéjov, versanttrois verres de vodka : en descendant de voiture !…Courage, gens de Dieu ! Et je vais boire à toute la compagnie,trente-trois presto ! Allons, messeigneurs, à votresanté à tous !

On but. Grichoûtkine dépêcha un concombre etse mit à manger du petit salé. Le docteur, après avoir bu, soupira.Tioulpânnski, après en avoir demandé la permission à la dame,alluma un cigare et montra ses dents de telle façon qu’il semblaqu’il en eût au moins cent dans la bouche.

– Eh bien, messieurs, quoi donc ?Les verres n’aiment pas attendre ! Hein, procureur ?Docteur, à la médecine ! J’aime la médecine ! En général,j’aime la jeunesse, trente-trois presto ! Quoi quel’on puisse dire la jeunesse sera toujours en avant. Allons,messieurs, à votre santé…

On causa. Chacun parla, hormis le substitutqui restait assis, silencieux, émettant par le nez la fumée de soncigare. Il était manifeste qu’il se regardait comme un aristocrateet dédaignait le docteur et le juge d’instruction. Après souper,Iéjov, Grichoûtkine et le substitut du procureur jouèrent auvinnte avec mort[17] . Ledocteur et Nadièjda Ivânovna s’assirent près du piano etcausèrent.

– Vous allez procéder à uneautopsie ? demanda la jolie veuve. Disséquer un cadavre,ah ! quelle force de volonté, quel caractère de fer il fautavoir pour lever un couteau et le plonger jusqu’au manche sansbroncher ni ciller dans le corps d’un homme inanimé ! Je suis,savez-vous, en adoration devant les médecins ! Ce sont desgens à part ; ce sont des saints. Docteur, demanda-t-elle,pourquoi êtes-vous si triste ?

– J’ai un pressentiment… Je ne sais quelétrange et pénible pressentiment me poursuit… tout à fait comme sij’allais perdre quelqu’un d’aimé.

– Vous êtes marié, docteur ? vousavez des proches ?

– Pas une âme. Je suis seul et n’ai pasmême de connaissances. Dites-moi, madame, croyez-vous auxpressentiments ?

– Oh ! j’y crois !

Tandis que le docteur et la veuve parlaient depressentiments, Iéjov et le juge d’instruction quittaient sanscesse la table de jeu et grignotaient ou avalaient quelquechose.

À deux heures du matin, Iéjov, qui perdait, sesouvint tout à coup de l’assemblée du lendemain et se frappa lefront.

– Saints du paradis ! Quefaisons-nous donc ? Ah ! gens sans foi ni loi que noussommes. Il faut, demain à l’aube, se rendre à l’assemblée, et nousjouons ! Au lit, au lit, trente-troispresto !…Nâdka[18], enavant, au lit ! La séance est levée.

– Vous êtes heureux, docteur, de pouvoirdormir par une nuit pareille ! fit Nadièjda Ivânovna prenantcongé de Svistîtski ; moi, je ne puis dormir quand la pluiebat les vitres et que gémissent nos pauvres sapins. Je vais allerm’ennuyer en lisant un livre. Je ne suis pas en état de dormir.D’habitude, quand une lampe brûle dans le corridor sur la fenêtreen face de ma porte, c’est signe que je ne dors pas et que l’ennuime ronge…

Le docteur et Grichoûtkine trouvèrent étaléspar terre, dans la chambre qui leur avait été préparée, deux grandslits de plume. Le docteur se déshabilla, se coucha et remonta lacouverture sur sa tête, Le juge d’instruction se déshabilla, secoucha, se retourna longtemps ; puis il se leva et se mit àarpenter la chambre. C’était un homme extrêmement agité.

– Je pense tout le temps à la petitedame, dit-il…, à la veuve. Quelle magnifique personne ! Jedonnerais ma vie pour elle. Des yeux, des épaules, des petits piedsà bas violets… C’est du feu, cette femme-là ! Une femme,oïe-oïe !… Ça se voit tout de suite. Et Dieu sait à quiappartient une beauté pareille ? à un muscadin de l’École dedroit, à un procureur ! à cet imbécile décharné qui ressembleà un Anglais ! Je ne peux pas supporter, mon ami, cesmuscadins de l’École de droit ! Quand tu parlais avec elle depressentiments, il crevait de jalousie. Il n’y a pas à dire, c’estune femme chic ! Extrêmement chic ! Une merveille de lanature !

– Oui, dit le docteur, en sortant la têtede dessous la couverture, c’est une personne honorable. C’est unepersonne impressionnable, nerveuse, sensitive, très fine. Nous,nous allons tout de suite dormir, mais elle, la pauvre, ne peut pasfermer l’œil ; ses nerfs ne supportent pas un temps aussiorageux. Elle m’a dit que, toute la nuit, elle va s’ennuyer etlire. Pauvrette ! il est sûr que sa veilleuse brûle àprésent…

– Quelle veilleuse ?

– Elle m’a dit que lorsque sur lafenêtre, près de la porte, brûle une veilleuse, c’est qu’elle nedort pas.

– Elle t’a dit ça ? Àtoi !…

– Oui, à moi.

– En ce cas, je ne te comprendspas ! Si elle t’a dit ça, c’est que tu es le plus heureux deshommes ! Je te félicite mon ami… je t’envie, mais je tefélicite… J’en suis moins satisfait pour toi que pour l’homme del’École de droit, cette canaille rousse ! Je suis content quetu lui plantes des cornes. Allons, habille-toi !Vas-y !

Grichoûtkine, quand il était ivre, tutoyaittout le monde.

– Vous inventez vraiment on ne sait quoi,Aguèi Alexèitch…, répondit timidement le docteur.

– Allons, allons, ne muse pas,docteur ! Habille-toi et va-t’en !… Comment diable celase chante-t-il dans la Vie pour letsar ?

Et en route, un jour d’amour,

Nous te cueillerons comme une fleur…

Habille-toi, mon âme ! Allons, voyons,Timôcha ! Docteur ! Allons donc, animal !

– Pardon, je ne vous comprendspas !

– Qu’y a-t-il à comprendre ? Est-cede l’astronomie ? Habille-toi et marche à la veilleuse, voilàtout ce qu’il y a à comprendre.

– Il est étrange que vous ayez de cettepersonne et de moi… une opinion aussi peu flatteuse.

– Cesse donc de philosopher ! ditGrichoûtkine, se fâchant. Peux-tu encore hésiter ? Voyons,c’est du cynisme !

Longtemps encore il prêcha le docteur,s’irrita, supplia, se mit à genoux, finit par jurer tout haut,cracher de dégoût et se jeter sur son lit. Mais un quart d’heureaprès, il se remit debout et réveilla le docteur.

– Écoutez, lui demanda-t-il d’un tonsévère, vous refusez positivement d’aller la trouver ?

– Ah ! pourquoi irais-je ? Quevous êtes donc agité, Aguèi Alexèitch ! Aller avec vous à uneautopsie est une chose horrible !

– Alors, que le diable vous emporte, jevais la trouver !… Je… je ne suis pas pire que je ne sais quelélève de l’École de droit ou qu’une femme-médecin… J’yvais !

Il s’habilla rapidement et marcha vers laporte. Le docteur le regarda, ahuri, puis sauta en place.

– Je suppose que vous plaisantez ?dit-il, barrant la route à Grichoûtkine.

– Je n’ai pas le temps de parler avectoi… Laisse-moi passer.

– Non, Aguèi Alexèitch, je ne vouslaisserai pas passer ! Couchez-vous ! Vous êtesivre !

– De quel droit, Esculape, ne pas melaisser passer ?

– Du droit d’un homme qui doit défendreune honnête femme. Aguéi Alexèitch, revenez à vous !… Quevoulez-vous faire ? Vous êtes un vieillard ; vous avezsoixante-sept ans !

– Je suis un vieillard ? fitGrichoûtkine, fâché. Quel gredin t’a dit que je suis unvieillard ?

– Aguéi Alexèitch, vous êtes ivre etexcité. Ce n’est pas bien ! N’oubliez pas que vous êtes unhomme et non un animal ; l’animal peut suivre son instinct,mais vous êtes le roi de la création, Aguèi Alexèitch !

Le « roi de la création » devintpourpre et enfonça ses mains dans ses poches.

– Je te demande pour la dernière fois, –cria-t-il tout à coup d’une vois perçante, comme s’il eût crié enplein champ, après un cocher, – si tu me laisseras passer, oui ounon ?… Canaille !

Mais il fut aussitôt effrayé lui-même de savoix et recula de la porte vers la fenêtre. Bien qu’il fût ivre, ileut honte de son cri strident, qui avait, sans doute, réveillétoute la maison. Après un peu de silence, le docteur s’approcha delui et lui toucha l’épaule. Les yeux de Svistîtski étaient humides,ses joues brûlaient.

– Aguèi Alexèitch, dit-il, la voixtremblante, – après vos mots acerbes, après que, oubliant touteconvenance, vous m’avez traité de canaille, reconnaissez que nousne pouvons plus rester sous le même toit. Vous m’avez horriblementoffensé… Admettons que j’aie tort… mais, en somme, quelle est mafaute ? Il s’agit d’une femme honnête, d’une noble femme etvous vous permettez des expressions… Pardon, nous ne sommes pluscamarades !

– Et parfait ! Je n’ai pas besoin decamarades semblables !…

– Je pars à l’instant. Je ne puis plusrester avec vous, et… j’espère que nous ne nous rencontreronsplus.

– Avec quoi partez-vous,monsieur ?

– Avec mes chevaux.

– Et moi, avec quoi partirai-je ?… Ypensez-vous !… Vous voulez être vil jusqu’au bout ? Vousm’avez amené avec vos chevaux ; vous êtes obligé de me rameneravec eux.

– Je vous ramènerai, si vous le voulez,seulement tout de suite !… Je pars à l’instant. Je suis siremué que je ne puis plus rester ici.

Ensuite Grichoûtkine et Svistîtskis’habillèrent en silence et sortirent de la maison. Ilsréveillèrent Mîchka, puis montèrent dans le tarantass etpartirent.

– Cynique… murmurait durant toute laroute le juge d’instruction. Si l’on ne sait pas se tenir avec lesfemmes honnêtes, il faut rester chez soi, ne pas aller dans lesmaisons où il y en a !

Était-ce contre lui qu’il grognait ougrognait-il contre le docteur, c’était difficile à comprendre.Quand le tarantass s’arrêta près de la maison, il sauta à terre et,passant la porte, murmura :

– Je ne veux plus vousconnaître !

Trois jours s’écoulèrent. Le docteur, ayantfini ses visites, était étendu sur un canapé, et, de loisir,lisait, dans le Calendrier médical, les noms des médecinsde Pétersbourg et de Moscou, tâchant d’y trouver le nom qui sonnaitle mieux et était le plus beau. Il se sentait l’âme en paix, légèrecomme un ciel dans le bleu duquel plane une alouette, et, celaparce que, la nuit précédente, il avait rêvé d’un incendie, ce quiprésage du bonheur.

Tout d’un coup, le bruit d’un traîneauretentit (il était tombé une légère neige) et sur sa porte apparutle juge d’instruction Grichoûtkine. Le docteur ne l’attendaitpas.

Svistîtski se leva et le regarda, gêné eteffrayé. Grichoûtkine, toussant, baissa les yeux et se dirigealentement vers le canapé.

– Je viens m’excuser, Timoféi Vassîlitch,commença-t-il. J’ai été peu aimable envers vous et, même, je vousai dit, il me semble, quelque chose de désagréable. Vousexpliquerez assurément mon excitation passée par les liqueurs bueschez cette vieille canaille, et vous m’excuserez…

Le docteur s’élança vers lui et, les larmesaux yeux, serra la main qu’on lui tendait :

– Ah !… je vous en prie !…Maria, cria-t-il, du thé !

– Non, pas du thé !… Nous n’avonspas le temps !… Au lieu de thé, faites-nous donner dukvass[19]. Nous en boirons et irons faire cetteautopsie.

– Quelle autopsie ?

– Mais celle du sous-officier jusqu’aucadavre duquel nous ne sommes pas arrivés.

Grichoûtkine et Svistîtski burent le kvass etpartirent faire l’autopsie.

– Évidemment, disait en route le juged’instruction, je m’excuse. Je me suis emporté, mais pourtant,savez-vous, il est fâcheux que vous n’ayez pas fait porter descornes à ce procureur… à cette ca… naille !

Quand ils furent à Alimônovo, ils virent latroïka[20] d’Iéjov.

– Iéjov est ici, dit Grichoûtkine ;ce sont ses chevaux. Entrons le voir… Nous boirons de l’eau deseltz et reluquerons la patronne. Il y a ici une patronne d’aubergecélèbre. Une femme, oïe, oïe !… Une merveille de lanature.

Les voyageurs descendirent de traîneau etentrèrent à l’auberge. Ils y trouvèrent Iéjov et Tioulpânnski quibuvaient du thé, acidulé au jus d’airelle.

– Où allez-vous ? D’oùvenez-vous ? fit Iéjov en voyant Grichoûtkine et ledocteur.

– Nous allons toujours procéder à cetteautopsie, mais nous n’arriverons jamais ; nous tournons dansun cercle magique… Et vous, où allez-vous ?

– Mais à l’assemblée, mon bon !

– Pourquoi y allez-vous si souvent ?Vous y étiez, il y a trois jours !

– Du diable si nous y sommesallés !… Le procureur a eu mal aux dents, et je n’étais pasdans mon assiette tous ces jours-ci. Allons, qu’allez-vousboire ? Asseyez-vous, trente-trois presto ! Dela vodka ou de la bière ? Donnez-nous, chère patronne, del’une et de l’autre. Ah ! quelle patronne !

– Oui, appuya le juge d’instruction, unepatronne fameuse ! Une remarquable patronne. Une femme, oïe,oïe !…

Deux heures après le domestique du docteursortit de l’auberge et dit au cocher du général de dételer et depromener les chevaux.

– Monsieur l’a ordonné. Ils se sont mis àjouer aux cartes, dit-il en faisant un geste narquois. Nous nepartirons pas d’ici avant demain… Bon, voilà le chef de police quiarrive !… Nous resterons donc ici jusqu’à après-demain.

La voiture du chef de police arriva près del’auberge. Voyant les chevaux d’Iéjov, l’isprâvnik souritagréablement, et monta l’escalier…

1884.

SANS TITRE

Au cinquième siècle, comme à présent, lesoleil se levait chaque matin et se couchait chaque soir. À l’aube,lorsque les premiers rayons échangeaient des baisers avec la rosée,la terre revivait, l’air se remplissait de bruits de joie, d’extaseet d’espérance, et, le soir, la terre s’apaisait et se noyait dansle morne crépuscule. Chaque jour et chaque nuit seressemblaient.

De temps à autre survenait un nuage et letonnerre grondait, ou une étoile distraite tombait du ciel. Ou bienun moine pâle accourait et racontait à ses frères qu’il venait devoir un tigre près du couvent. Et c’était tout. Ensuite, derechefles jours et les nuits se ressemblaient.

Les moines travaillaient et priaient. Leursupérieur jouait de l’orgue, écrivait de la musique et composaitdes vers latins. Cet admirable vieillard avait un donextraordinaire : il touchait de l’orgue avec un art si grandque les vieux moines eux-mêmes, dont l’ouïe, au déclin de leursjours, s’était émoussée, ne pouvaient retenir leurs larmes quandles sons de l’instrument sortant de sa cellule leur arrivaient.

De quoi qu’il parlât, même de choses trèsordinaires, – les arbres, les animaux ou la mer, par exemple, – onne pouvait l’écouter sans sourire ou pleurer. Et il semblait quedes cordes pareilles à celles de l’orgue résonnassent dans sonâme.

S’il se fâchait ou s’adonnait à une grandejoie, ou s’il parlait de quelque chose de terrible et de grand, uneinspiration passionnée le dominait. Des larmes montaient à ses yeuxbrillants. Son visage devenait rose. Sa voix tonnait, et lesmoines, en l’écoutant, sentaient l’inspiration saisir leur âme. Endes instants aussi splendides et merveilleux, son pouvoir étaitsans bornes. S’il eût commandé à ses religieux de se jeter à lamer, tous, jusqu’au dernier, se fussent empressés avec délicesd’exécuter sa volonté.

Sa musique, ses intonations, ses vers à lalouange de Dieu, du ciel et de la terre, étaient pour ses frèresune source incessante de contentement. Il arrivait qu’en raison del’uniformité de leur vie, les arbres, les fleurs, l’été, l’automneles excédaient. Le bruit de la mer fatiguait leur ouïe, le chantdes oiseaux leur devenait désagréable ; mais les talents deleur supérieur leur étaient indispensables comme le painquotidien.

Des dizaines d’années passèrent. Les jours etles nuits se ressemblaient. Hormis les oiseaux et les animauxsauvages, aucun être vivant ne se montrait près du monastère.L’habitation la plus proche était loin, et, pour y arriver, ilfallait faire à pied dans le désert une centaine de verstes.

Seuls se décidaient à franchir cet espace, lesgens qui avaient le mépris de la vie, la rejetaient, et seréfugiaient au couvent comme dans la tombe.

Quel ne fut donc pas l’étonnement des moineslorsqu’une nuit vint frapper à leur porte un habitant de la ville,simple pécheur, aimant la vie.

Avant de demander la bénédiction du supérieuret de prier, cet homme se fit donner du vin et de la nourriture.Lorsqu’on lui demanda comment il était arrivé de la ville audésert, il raconta une très longue histoire de chasse. Parti pourla chasse, ayant bu, il s’était égaré. À la proposition qu’on luifit d’entrer au couvent afin de sauver son âme, il répondit ensouriant : « Je ne suis pas votre homme. »

Après avoir mangé et bu, il considéra lesmoines qui le servaient, secoua la tête d’un air de reproche, etdit :

– Vous restez oisifs, moines. Vous nesavez que manger et boire. Est-ce ainsi que l’on fait sonsalut ? Songez que, tandis que vous êtes ici au repos,mangeant, buvant et rêvant à la béatitude, vos prochains se perdentet vont en enfer. Voyez ce qui se passe en ville ! Tandis queles uns meurent de faim, d’autres, ne sachant que faire de leur or,se noient dans la débauche ainsi que mouches dans le miel. Il n’ya, parmi les hommes ni foi ni vérité. À qui appartient-il de lessauver et de les prêcher ? Est-ce à moi qui suis ivre du matinau soir ? Une âme docile, un cœur aimant et la foi vousont-ils donc été donnés pour que vous restiez entre quatre murs àne rien faire ?…

Bien qu’insolents et inconvenants, les proposdu citadin ivre agirent d’une étrange façon sur le supérieur. Levieillard, regardant ses moines, devint pâle et dit :

– Frères, mais il a raison ! Lespauvres gens se perdent, en effet, dans le vice et l’impiété, ladéraison et la faiblesse, tandis que nous restons inertes comme sicela ne nous regardait en rien. Pourquoi ne me rendrais-je pas enville pour leur rappeler le Christ qu’ils ont oublié ?

Les paroles de l’habitant de la ville avaientséduit le vieux moine. Dès le lendemain il prit son bâton, ditadieu à sa communauté et partit pour la ville. Les moines restèrentprivés de musique, de prônes et de poésie.

Un mois, deux mois, ils s’ennuyèrent sans quele vieillard revînt. Enfin, au commencement du troisième mois, onentendit le bruit familier de sa canne. Les moines se portèrent àsa rencontre et l’accablèrent de questions. Mais, au lieu de seréjouir à leur vue, le supérieur se mit à pleurer amèrement sansdire un mot.

Les moines remarquèrent qu’il avait beaucoupvieilli et maigri. Son visage las exprimait une profondeaffliction, et, lorsqu’il se mit à pleurer, il eut l’air d’un hommequi a été insulté.

Les moines se mirent eux aussi à pleurer et lequestionnèrent avec sollicitude. Pourquoi pleurer et avoir unvisage si lugubre ?

Mais, sans répondre, le supérieur s’enfermadans sa cellule. Il y resta sept jours sans boire ni manger, nijouer de l’orgue ; il pleurait. Lorsqu’on frappait à sa porteet que les moines le priaient de sortir et de leur faire part deson chagrin, il gardait un profond silence.

Il sortit enfin. Rassemblant tous ses moinesautour de lui, le visage rouge de larmes, avec une expression dedouleur et de dépit, il commença de raconter ce qui lui étaitarrivé en ces trois mois.

Sa voix était calme et ses yeux souriantsquand il décrivit son voyage du couvent à la ville. Chemin faisant,les oiseaux lui envoyaient leurs chants, les ruisseaux jasaient, etde douces et jeunes espérances emplissaient son âme. Il marchait,se sentant comme un soldat qui va se battre, déjà sûr de lavictoire. Il marchait en rêvant et composait des vers et deshymnes, sans remarquer comment il arriva. Mais quand il se mit àparler de la ville et de ses habitants, sa voix trembla, ses yeuxbrillèrent et il s’enflamma de colère.

Jamais il n’avait vu ni même osé se figurer cequ’il trouva en arrivant en ville. Ce ne fut qu’au déclin de sa viequ’il découvrit et comprit combien est puissant le démon, combienest beau le mal, et combien faibles, pusillanimes et nuls, sont leshommes. La première demeure dans laquelle il entra fut, parmalchance, une maison de débauche. Une cinquantaine d’êtres, quiavaient beaucoup d’argent, mangeaient et buvaient sans mesure.Ivres, ils chantaient et proféraient hardiment des mots horribles,dégoûtants, que n’oserait pas prononcer un homme ayant la craintede Dieu. Infiniment libres, forts et heureux, ils ne craignaient niDieu, ni diable, ni la mort. Ils disaient et faisaient tout ce quebon leur semblait. Ils allaient où la luxure les menait. Leur vin,net comme l’ambre, semé d’étincelles d’or, était sans douteextrêmement sucré et parfumé, car chacun, en le buvant, souriaitavec béatitude et voulait en boire encore. Au sourire de l’homme,le vin répondait par un sourire, et lorsqu’on le buvait, ilétincelait joyeusement comme s’il savait quel charme diabolique sadouceur recélait.

Le vieillard, s’échauffant toujours davantageet pleurant de colère, continuait à décrire ce qu’il avait vu. Surla table, au milieu des soupeurs, était debout une pécheresse àdemi nue. Il est difficile de s’imaginer et de trouver dans lanature quelque chose de plus beau et de plus captivant. Cette jeunevermine, – aux cheveux longs, brune, les yeux noirs, les lèvresgrasses, éhontée, cynique, – montrait ses dents, blanches comme laneige, et souriait avec l’air de dire : « Voyez comme jesuis effrontée et belle. » La soie et le brocart tombaient, enbeaux plis, de ses épaules, mais sa beauté ne voulait pas se cachersous des vêtements ; comme l’herbe nouvelle sortant du solprintanier, cette beauté pointait avidement à travers les plis.L’impudente femme buvait du vin, chantait et se donnait à qui lavoulait.

Ensuite le vieillard, agitant les bras aveccolère, décrivit des courses de cirque, des combats de taureaux,des théâtres, des ateliers d’artistes où l’on peint ou modèle avecde la glaise des femmes nues. Il parlait d’inspiration, avec nombreet beauté, comme s’il jouait sur des cordes invisibles, et lesmoines, figés, l’écoutaient avidement, suffoqués d’extase. Quand ileut décrit tous les attraits du diable, la beauté du mal et lagrâce compatissante de l’abject corps féminin, le vieillard mauditle démon, partit et disparut derrière la porte…

Le lendemain, quand il sortit de sa cellule,il ne restait plus un moine au couvent. Ils s’étaient tous enfuisen ville.

1888.

LE MIROIR DÉFORMANT (Conte de Noël.)

Nous entrâmes dans le salon, ma femme et moi.On y sentait la mousse et l’humidité. Quand nous éclairâmes lesmurs qui n’avaient pas vu la lumière durant tout un siècle, desmillions de rats et de souris s’enfuirent de tous côtés. Unebouffée de vent s’engouffra, quand nous refermâmes la portederrière nous, et agita des piles de papiers dans les coins. Nousaperçûmes, sur ces papiers, des caractères anciens et des figuresdu moyen âge. Aux murs, verdis par le temps, pendaient desportraits d’ancêtres qui nous regardèrent avec sévérité et hauteuravec un air de dire : « Tu es à fouetter, monpetit ! »

Nos pas résonnaient dans toute lamaison ; à ma toux répondait un écho, celui-là même quirépondait jadis à mes aïeux…

Et le vent hurlait, gémissait. Dans lacheminée quelqu’un pleurait et l’on sentait dans ses larmes ledésespoir. De grosses gouttes de pluie battaient les fenêtresternes et sombres, et leur bruit attristait.

– Oh ! ancêtres, ancêtres !m’écriai-je en soupirant profondément ; si j’étais écrivain,j’écrirais d’après vos portraits un long roman. Chacun de ces vieuxfut jeune autrefois ; chacun ou chacune eut son roman… et quelroman ! Regarde, par exemple, dis-je à ma femme, cettevieille, ma bisaïeule. Cette femme laide, mal faite, eut unehistoire extrêmement intéressante. Vois-tu là-bas ce miroirsuspendu dans le coin ?

Et je lui indiquai un grand miroir encadré debronze noir, près du portrait de mon aïeule.

– Ce miroir a des propriétés magiques eta perdu ma bisaïeule. Elle l’avait payé énormément cher et ne s’ensépara pas de toute sa vie. Elle s’y regardait sans cesse, jour etnuit ; elle s’y regardait même pendant ses repas. Elle lemettait près d’elle en se couchant et demanda, à son lit de mort,qu’on le plaçât dans sa bière. Si l’on ne réalisa pas son vœu, cefut uniquement parce que le miroir ne put pas loger dans soncercueil.

– Était-ce donc une coquette ?demanda ma femme.

– Admettons… Mais n’avait-elle pasd’autres miroirs ? Pourquoi donc précisément aimait-elle tantcelui-ci et pas un autre ? N’avait-elle pas de glacesmeilleures ? Non, chérie, il y a là quelque effroyablemystère. Impossible autrement ! La légende dit qu’il y a undiable dans ce miroir et que mon aïeule ressentait un faible pourles diables. C’est évidemment une absurdité, mais il ne faitpourtant aucun doute que ce miroir au cadre de bronze ne recèle uneforce mystérieuse.

J’essuyai d’un geste la poussière du miroir,m’y regardai et éclatai de rire. L’écho répondit sourdement à monrire. Le miroir déformait : mes traits furent détournés detous côtés ; mon nez entra dans ma joue gauche ; monmenton se dédoubla et s’en alla de biais.

– Ma bisaïeule, dis-je, avait un goûtétrange.

Ma femme s’approcha en hésitant du miroir ets’y regarda elle aussi. Et aussitôt quelque chose d’effroyable seproduisit : elle pâlit, se mit à trembler de tout le corps etpoussa un cri. Le bougeoir, glissant de ses mains, roula à terre etla bougie s’éteignit. Les ténèbres nous enveloppèrent. J’entendisau même instant quelque chose de lourd tomber sur le parquet :ma femme venait de s’évanouir.

Le vent gémit encore plus plaintivement ;les rats coururent de tous côtés ; les souris grouillèrentdans les papiers. Mes cheveux se dressèrent et se mirent à remuerquand une persienne, se détachant de la fenêtre, tomba dehors. Lalune apparut à la fenêtre…

Je saisis ma femme, l’étreignis et l’emportaihors de la demeure de mes ancêtres. Elle ne reprit connaissance quele lendemain soir.

– Le miroir ! dit-elle en revenant àelle. Donnez-moi le miroir ! Où est-il ?

Elle resta toute une semaine ensuite sansboire, ni manger, ni dormir. Elle demandait sans cesse qu’on luiapportât le miroir. Elle sanglotait, s’arrachait les cheveux,s’agitait, et quand le docteur déclara qu’elle pouvait mourir defaim et que sa situation était extrêmement critique, je surmontaima peur, redescendis et lui rapportai le miroir de mabisaïeule.

En l’apercevant elle se mit à rire de bonheur,puis elle le saisit, l’embrassa et y plongea ses regards.

Et il y a déjà plus de dix ans qu’elle s’yregarde sans cesse, sans pouvoir s’en détacher un instant.

– Se peut-il que ce soit moi ?murmure-t-elle. Et sur son visage s’étale, avec de l’incarnat, uneexpression de béatitude et d’extase.

– Oui, c’est moi ! Tout ment hormisce miroir ! Les gens, mon mari mentent. Ah ! si jem’étais vue auparavant, si je m’étais connue telle que je suis, jen’aurais pas épousé cet homme. Il n’est pas digne de moi. À mespieds doivent être les plus beaux, les plus nobleschevaliers !…

Un jour, me trouvant derrière ma femme, jeregardai inopinément dans le miroir et je découvris l’effroyablesecret.

Je vis dans le tain une femme d’une aveuglantebeauté, telle que je n’en avais jamais rencontré de ma vie. C’étaitun prodige de la nature, une harmonie de beauté, d’élégance etd’amour. Mais qu’est-ce donc ? qu’était-il arrivé ?Comment ma femme, laide et disgracieuse, me semblait-elle, dans lemiroir, si belle ? Pourquoi ? Mais parce que le miroirdéformant faussait, de tous côtés, la laide figure de ma femme, etque, par suite de ce bouleversement des lignes, elle devenait parhasard très belle. Moins par moins donnaitplus. Et maintenant, ma femme et moi, nous restons tousles deux devant le miroir, et nous nous y regardons sans nous endétacher un instant. Mon nez escalade ma joue gauche, mon menton sedédouble et s’en va de biais, mais le visage de ma femme estravissant. Et une passion folle, enragée, s’empare de moi, et jeris sauvagement :

– Ha ! ha ! ha !

Et ma femme murmure d’une voix que l’on entendà peine :

– Comme je suis belle !

1883.

AU BAIN

I

– Eh ! type ! – cria un grosmonsieur au corps blanc, entrevoyant dans la buée un homme, maigreet grand, à barbe clairsemée, ayant au cou une longue croix decuivre, – donne plus de vapeur !

– Je ne suis pas le garçon de bain, VotreNoblesse ; je suis le barbier. Ce n’est pas à moi à donner dela vapeur. Si vous le désirez, je puis vous appliquer des ventousesscarifiées.

Le gros monsieur passa les mains sur seshanches rouges, réfléchit, et dit :

– Des ventouses ? Bon !Applique-m’en ; j’ai le temps.

Le barbier courut chercher ses verres dansl’avant-bain, et quelques minutes après dix ventouses bleuissaientsur le dos et sur la poitrine du gros monsieur.

– Je me souviens de Votre Noblesse, ditle barbier, appliquant la onzième ventouse. Vous avez daigné vousbaigner chez nous samedi dernier et je vous ai taillé les cors. Jesuis le barbier Mikhâïlo… Vous avez daigné, vous en souvenez-vous,me questionner au sujet des jeunes filles à marier ?

– Aha… Et alors ?

– Rien, monsieur… Je fais actuellementmes pâques et c’est un péché, Votre Noblesse, de juger les autres,mais je puis vous le dire, en conscience, – que Dieu pardonne maliberté – : les jeunes filles d’aujourd’hui, c’est tout sansconduite et sans raison… Une jeune fille, autrefois, voulaitépouser un homme sérieux, sévère, ayant du bien, pouvant raisonnerde tout, pratiquant sa religion ; et celle d’aujourd’hui,c’est l’instruction qui la séduit… Il lui faut un homme instruit.Un monsieur fonctionnaire ou commerçant, n’allez pas le luiprésenter ; elle s’en moquerait. Et cependant il y ainstruction et instruction. Il y a des instruits, naturellement,qui arrivent à un haut poste ; mais d’autres restent scribestoute leur vie et ne laissent pas de quoi se faire enterrer. Iln’en manque pas de ceux-là aujourd’hui ! Il vient ici un deces « gens instruits », un télégraphiste… Il a passé tousles degrés, il peut fabriquer des dépêches, mais il se lave sanssavon. Ça fait pitié à voir !

– Il est pauvre, mais honnête !prononça une grosse voix enrouée sur le gradin le plus élevé del’étuve. Il faut être fier de gens pareils. L’instruction, alliée àla pauvreté, atteste les hautes qualités de l’âme.Ignare !

Mikhâïlo guigna le gradin du haut. Se battantle ventre avec une poignée de branches de bouleau, un homme maigre,osseux de tout le corps, et ne semblant avoir que de la peau et descôtes, y était assis. Son visage disparaissait sous de longscheveux tombants. On ne voyait que ses yeux méchants, remplis demépris, braqués sur Mikhâïlo.

– C’est un de ces… chevelus ! fitMikhâïlo en clignant de l’œil… de ces gens à idées… C’est effrayantce qu’il en a poussé ! Impossible de les arrêter tous… Hein,ce qu’il laisse pendre ses mèches, ce squelette ! Touteconversation chrétienne lui déplaît comme l’encens au diable… Ilprend la défense de l’instruction !… C’est précisément ceux-làque les jeunes filles d’à présent aiment ; précisémentceux-là, Votre Noblesse ! N’est-ce pas dégoûtant ?… Enautomne, une fille de prêtre me fait venir :« Trouve-moi, Michel, me dit-elle – on m’appelle Michel dansles familles parce que je frise les dames, – trouve-moi, Michel, medit-elle, un fiancé dans les écrivains. Moi, par bonheur pour elle,j’en avais un sous la main… Il venait au traktir de PorphyriïEméliânytch et ne faisait que menacer de tout dire dans lesjournaux. Le garçon s’approchait-il pour lui demander l’argent desa consommation, tout de suite il lui envoyait une gifle.« Comment ça ! Me prendre de l’argent ? Sais-tu bienqui je suis ! Sais-tu que je peux imprimer dans les journauxque tu as tué quelqu’un ? » Il était malingre,déguenillé ; je l’appâtai avec l’argent du prêtre. Je luimontrai le portrait de la demoiselle, et le traînai chez elle. Jelui avais procuré un habit en location… Eh bien, il n’a pas plu àla demoiselle ! « Il n’a pas assez de mélancolie dans lafigure… » m’a-t-elle dit. Elle ne sait pas elle-même queldiable il lui faut !…

– C’est calomnier la presse, fit sur legradin du haut la grosse voix enrouée. Tu es un homme derien !

– C’est moi, l’homme derien ? !… Hum !… Vous avez de la chance, monsieur,que je fasse mes pâques cette semaine ! sans cela, je vousaurais dit ce qu’il faut pour votre « homme de rien »…Vous êtes, par conséquent, écrivain, vous aussi ?

– Bien que je ne le sois pas, n’aie pasla hardiesse de parler de ce que tu ne connais pas. Il y a eubeaucoup d’écrivains en Russie, et qui ont été utiles. Ils ontéclairé le pays, et, pour cela, nous devons les traiter non pasavec moquerie, mais avec honneur. Je parle autant des écrivainslaïques que des ecclésiastiques.

– Les personnages ecclésiastiques ne vontpas s’occuper de choses pareilles !

– Tu ne peux pas le comprendre,ignorant ! Dmîtri de Rostov, Innokénntiï de Kherson, Philarètede Moscou, et les autres prélats de l’Église ont, par leurs écrits,suffisamment contribué à l’instruction.

Mikhâïlo regarda de biais son adversaire,remua la tête et fit un grognement :

– Ça, mon seigneur, murmura-t-il enrejetant la nuque, vous y allez un peu fort !… C’est quelquechose de compliqué… Ce n’est pas pour rien que vous avez de pareilscheveux. Pas pour rien ! On comprend très bien tout cela etnous vous montrerons tout à l’heure quel homme vous êtes. Gardez unpeu, Votre Noblesse, ces ventouses sur vous, et je reviens àl’instant… Je ne fais qu’aller et venir.

Relevant en marchant son pantalon mouillé etfaisant fortement claquer ses pieds nus, Mikhâïlo entra dansl’avant-bain.

– Il va sortir à l’instant un homme àlongs cheveux, dit-il à un garçon qui était au comptoir et vendaitdu savon ; alors… tu sais… surveille-le. Il excite les gens…C’est un homme à idées… Tu ferais bien de courir chez NazareZakhârytch[21]…

– Préviens les chasseurs.

– Il va tout de suite entrer ici un hommeà longs cheveux, chuchota Mikhâïlo aux chasseurs qui gardaient levestiaire. Il excite les gens. Surveillez-le, et courez dire à lapatronne qu’elle envoie chercher Nazare Zakhârytch pour dresser unprocès-verbal. Il dit de ces choses… C’est un homme à idées…

– Quel homme à cheveux longs ?dirent les chasseurs inquiets. Aucun homme comme ça ne s’estdéshabillé ici ! Il ne s’est déshabillé que six personnes.D’abord deux Tatares, puis un monsieur, puis deux marchands, puisle diacre ; personne plus. Tu as dû prendre le Père diacrepour un homme à longs cheveux ?

– Qu’inventez-vous, diables ? Jesais ce que je dis !

Mikhâïlo regarda les habits du diacre, touchaattentivement sa soutane et leva les épaules… Un étonnement extrêmese peignit sur son visage.

– Et comment est-il, le diacre ?

– Maigriot, blondin… presque pas debarbe… Il tousse toujours.

– Hum ! marmonne Mikhâïlo,hum !… C’est donc que j’ai grogné contre un personnage duclergé. En voilà une histoire, père Grégoire !… En voilà unpéché !… En voilà un beau péché ! Et c’est que je faismes pâques, frères !… Comment pouvoir me confesser maintenantque j’ai injurié un membre du clergé ? Pardonne-moi, mon Dieu,pauvre pécheur que je suis ! Je vais aller lui demanderpardon…

Mikhâïlo, se grattant la nuque, la minelongue, rentra dans la salle de bains. Le diacre ne se trouvaitplus sur le gradin haut. En bas, près des robinets, les jambesfortement écartées, il emplissait d’eau un baquet.

– Père diacre, lui dit Mikhâïlo d’unevoix éplorée, pardonnez-moi, au nom du Christ, impie que jesuis !

– Te pardonner quoi ?

Mikhâïlo fit un soupir profond et se prosternadevant lui :

– Parce que, dit-il, j’ai pensé que vousaviez des idées dans la tête !

II

– Je suis étonné, dit Nicodime IégôrytchPotytchkine en montant sur le plus haut gradin de l’étuve, je suisétonné que votre fille, avec toute sa beauté et l’innocence de saconduite, ne se soit pas encore mariée.

Nicodime Iégôrytch, nu comme tout homme nu,avait pourtant gardé sa casquette sur sa tête chauve. Craignant lestransports au cerveau et l’apoplexie, il prenait toujours ses bainsde vapeur avec sa casquette.

À sa question, son interlocuteur, MakareTarâssytch Piéchkine, un petit vieux, aux jambes maigres et bleues,haussa les épaules et répondit :

– Elle ne s’est pas mariée parce que Dieum’a privé de caractère. Je suis d’un naturel très calme et trèssoumis, Nicodime Iégôrytch, et, aujourd’hui, on ne gagne rien avecla douceur. L’épouseur, aujourd’hui, est féroce, et il faut letraiter en conséquence.

– Que voulez-vous dire ? À quelpoint de vue est-il féroce ?…

– L’épouseur est gâté… Comment il faut secomporter avec lui ?… Avec rigueur, Nicodime Iégôrytch !Il ne faut pas se gêner avec lui, Nicodime Iégôrytch… Le traînerchez le juge de paix, lui flanquer sur la margoulette, envoyerchercher l’agent de police… voilà ce qu’il faut ! C’est uneespèce qui ne vaut rien ; une espèce nulle.

Étendus côte à côte sur le plus haut gradin del’étuve, les amis commencèrent à s’escrimer avec leurs balais debouleau.

– Une espèce nulle !… continuaMakare Tarâssytch. Ce qu’ils m’en ont fait voir, lescanailles !… Si j’avais eu plus de caractère, ma Dâcha seraitdéjà mariée et ferait des enfants. Oui, mon bon… Il y a maintenantmon bon monsieur, des vieilles filles dans le sexe, et, à le direen pure conscience, c’est la moitié du tout, cinquante pour cent…Et, remarquez-le, Nicodime Iégôrytch, chacune de ces vieillesfilles a eu, dans ses jeunes années, des fiancés. Et pourquoi, jevous le demande, ne s’est-elle pas mariée ? Pour quoi ?…Mais parce que les parents n’ont pas su retenir le fiancé, l’ontlaissé échapper.

– Ça, c’est juste.

– L’homme d’aujourd’hui est gâté, bête,libre-penseur. Il aime à tout avoir pour rien de rien et à fairetout profit. Il ne fera pas pour toi un pas gratis. Tu lui rendsservice, et il te demande de l’argent. Et, naturellement, il ne semarie pas non plus sans arrière-pensée. Je me marierai, se dit-il,pour attraper de l’argent. Cela, encore, ne serait rien, celairait : Bois, avale, prends mon argent ; mais épouse monenfant ; fais-moi cette grâce !… Mais il arrive que, mêmeen donnant de l’argent, tu en verses des larmes et endures chagrinset tourments. L’un se fiance et fait durer les fiançailles, puis,quand il arrive au point principal du mariage, il tourne bride etva se fiancer à une autre. Il fait bon être fiancé ! Il n’y aque plaisir à cela. On nourrit le fiancé ; on l’abreuve ;on lui prête de l’argent ; n’est-ce pas une belle vie ?Et le bonhomme fait le fiancé jusqu’à la vieillesse, jusqu’à lamort : pas besoin de se marier ! Il est déjà tout chauve,tout blanc, ses genoux plient, et il est encore fiancé… Et il y ena d’autres qui ne se marient pas… par bêtise !… Un sot ne saitpas lui-même ce qu’il lui faut ; il choisit etrechoisit : ceci ne va pas, ceci ne convient pas. Il vient,revient, se fiance, et, tout à coup, sans rime ni raison :« Je ne peux pas, dit-il, et ne veux pas. » Tenez,prenons par exemple M. Katavâssov, le premier fiancé de Dâcha.Professeur au lycée, même conseiller honoraire… ayant étudié toutesles sciences, sachant le français et l’allemand… Mathématicien. Et,tout compte fait, c’était un imbécile, un idiot, et rien d’autre…Vous dormez, Nicodime Iégôrytch ?

– Non, pourquoi ça ? Je fermais lesyeux de plaisir.

– Et alors voilà… Il commença à tournerautour de ma Dâcha ; et il faut vous dire que Dâcha alorsn’avait pas encore vingt ans. C’était une jeune fille telle, quetout le monde, simplement, s’en étonnait. Une datte ! Del’embonpoint, de la formance dans tout le corps, et cætera, etcætera. Le conseiller d’État[22]Tsytsérônov-Graviânnski, fonctionnaire à l’Administration descultes, se traînait à genoux pour qu’elle devînt gouvernante de sesenfants, mais elle ne voulut pas. Katavâssov se mit à fréquenterchez nous. Il venait chaque jour et restait jusqu’à minuit. Ilparlait à Dâcha de toute sorte de sciences et de physique… Il luiapportait des livres, écoutait sa musique… Et il insistait toujourssur les livres ; à ma Dâcha, qui elle-même est très instruite,il ne fallait pas du tout de livres ; c’était du temps perduet pas autre chose. Et lui, en lui recommandant de lire ceci etcela, l’a ennuyée à mort. Il l’aimait, je le voyais. Et elle, enapparence, ça marchait assez : « Il ne me plaît pas,papa, me disait-elle, parce qu’il n’est pas militaire. » Maismalgré qu’il ne le fût pas, ça allait. Il avait un rang, étaitnoble, en bon état, et ne buvait pas. Que fallait-il de plus ?Il fit sa demande ; on les fiança… Il ne parla même pas de ladot. Motus… Comme s’il n’était pas un homme, mais un pur esprit,pouvant se passer de dot. On fixa même le jour du mariage. Et quecroyez-vous ? hein ? Trois jours avant la noce, ceKatavâssov vient me trouver à mon magasin. Les yeux rouges, pâle,il tremble comme s’il avait eu peur. Que puis-je donc pour vous,monsieur ? « Pardon, Makare Tarâssytch, me dit-il, maisje ne peux pas épouser Dâria Makârovna[23]. Je mesuis trompé, dit-il. En considérant, dit-il, sa jeunesseflorissante et sa naïveté, je pensais trouver en elle un solpropice, et pour ainsi dire, la fraîcheur d’âme ; mais elle adéjà eu le temps, dit-il, d’acquérir des penchants. Elle estportée, dit-il, vers le clinquant, ne connaît pas la peine ;elle a sucé ça avec le lait de sa mère… » Je ne sais plus cequ’elle avait sucé… Il dit tout ça en pleurant. Et moi ?… Moi,mon bon monsieur, je ne fis que grogner un peu et le laissaipartir ! Je n’allai pas chez le juge de paix et ne me plaignispas à ses chefs. Je ne lui ai pas fait honte en ville. Si j’étaisallé chez le juge de paix, il aurait eu peur du scandale, necraignez rien, et aurait épousé. Ses chefs n’auraient pas étéchercher ce que ma fille avait sucé avec le lait de sa mère. Quandtu as troublé une jeune fille, épouse-la ! Le commerçantKliâkine, tenez, en avez-vous entendu parler ? il est vrai quec’était un moujik, mais quel tour il a fait !… Un fiancé, chezlui aussi, se mit à faire le difficile, chicana quelque chose dansle trousseau ; alors Kliâkine l’emmena dans un de ses dépôts,ferma à clé, et tira, savez-vous, de sa poche, un gros revolver,chargé à balles comme il faut, et armé, et lui dit :« Jure-moi, devant l’icône, vaurien, que tu l’épouseras, ou jete tue ! Jure-le à la minute ! » Le jeune homme juraet épousa. Hein, vous voyez ? Moi je ne suis pas capable deça. Pas même de battre… Un fonctionnaire du Consistoire – lui ausside l’Administration du culte, – le Petit-Russien Brudziénnko, vitma Dâcha et en devint amoureux. Il court après elle, rouge commeune écrevisse, marmotte différentes choses, et il jaillit de sabouche comme de la flamme. Le jour, il est chez nous, et, la nuit,il passe et repasse devant nos fenêtres. Et Dâcha commence àl’aimer. Ses yeux petits-russiens lui plurent. Il y a en eux,dit-elle, le feu et la nuit noire. Le Petit-Russien vint, revint,et fit sa demande. Dâcha donna son consentement, on peut le dire,dans le ravissement et l’extase. « Je comprends, papa,dit-elle, que ce n’est pas un militaire, mais il est tout de mêmede l’Administration du culte, ce qui est la même chose quel’Intendance ; et c’est pour cela que je l’aimebeaucoup. » Une jeune fille, et, tout de même, elle sait ceque c’est : l’Intendance !… Le Petit-Russien examina letrousseau, marchanda avec moi et ne fit que lever le nez ; ilconsentit à tout pourvu que le mariage se fît au plus vite. Mais lejour même des fiançailles, il regarda les invités, et, se prenantla tête : « Saints du Paradis, dit-il, ce qu’ils ont deparents ! Je ne consens pas ! Je ne peux pas ! Je neveux pas ! » Et le voilà à parler, à parler. De mon côté,je lui dis choses et autres… « Mais, perds-tu la raison, luidis-je, Votre Noblesse ? Il y a plus d’honneur à avoir plus deparents ! » Il n’en convint pas ! Il prit son bonnetet fila…

Il y eut encore un autre cas. Le forestierAlalâiév demanda ma Dâcha. Il l’aimait pour son esprit et saconduite… Et Dâcha l’aima aussi. Son caractère positif luiplaisait. C’était, effectivement, un brave homme, bien. Il fit sademande et tout se passa en bonne forme. Il examina le trousseaujusque dans les détails, fouilla dans les coffres. Il grondaMatriôna de n’avoir pas empêché la pelisse d’être mitée. Et il meremit l’inventaire de son bien. C’était un homme bien. Ce serait unpéché de mal parler de lui. Il me plaisait extrêmement, je doisl’avouer. Il marchanda deux mois avec moi. Je lui donne huit milleroubles et il en demande huit mille cinq cents. Tout enmarchandant, nous nous mettions parfois à boire du thé. Nous enbuvions chacun quinze verres et marchandions toujours. Je luiajoutai deux cents roubles ; il ne voulait pas. Nous noussommes manqués pour trois cents roubles ! En s’en allant, ilpleurait, le pauvre… Il aimait beaucoup Dâcha. Je m’en veuxmaintenant, pêcheur que je suis ; je le dis sincèrement. Ilfallait lui donner les trois cents roubles ou le menacer de luifaire partout honte en ville, ou bien l’emmener dans un réduitobscur et lui flanquer sur la margoulette. Je me suis fourrédedans, je le vois maintenant ; j’ai fait l’imbécile… Rien àfaire, Nicodime Iégôrytch, j’ai le caractère trop doux !

– Vous êtes trop paisible, en effet…Allons, je pars, il en est temps… La vapeur m’alourdit la tête…

Nicodime Iégôrytch se battit une fois de plusavec le balai et descendit. Makare Tarâssytch fit un soupir et semit à se cingler avec encore plus d’énergie.

1883-1885.

RATÉ !

Près de la porte se tenaient, prêtantavidement l’oreille, Ilia Serguèïtch Pèplov et sa femme, CléopâtraPétrôvna.

Derrière la porte, dans la petite salle, sepassait, apparemment, une déclaration d’amour entre leur filleNathâchénnka, et l’instituteur du district, Chtchoûpkine.

– Ça mord ! murmura Pèplov,tremblant d’impatience et se frottant les mains. Prends garde,Pétrôvna ; dès qu’ils parleront sentiment, décroche vivementl’icône et allons les bénir !… Nous les pincerons… Labénédiction avec une icône est chose sacrée, inviolable… Il nepourra plus alors se défiler. Qu’il aille s’il veut se plaindre autribunal !

Cependant, derrière la porte, se poursuivaitla conversation suivante :

– Laissez vos minauderies, disaitChtchoûpkine, frottant une allumette sur son pantalon à carreaux.Je ne vous ai pas du tout écrit de lettres !

– Oui, dites-le ! faisait la jeunefille en riant, poussant des petits cris maniérés et se regardant àtout instant dans la glace. Comme si je n’avais pas deviné dupremier coup votre écriture ! Et comme vous êtes drôle !Un maître de belle écriture qui écrit comme une poule !Comment enseigner l’écriture quand vous écrivez si mal ?…

– Hum ! cela, mademoiselle, ne veutrien dire. Dans la classe d’écriture, ce qui importe, ce n’est pasl’écriture elle-même : l’important, c’est que les élèves nesoient pas dissipés. On en frappe un à la tête avec unerègle ; on met l’autre à genoux… Qu’a à voir l’écriture làdedans ? Rien du tout ! Nékrâssov était écrivain, et ilest honteux de voir quelle écriture il avait ! Il y a de sonécriture dans le recueil de ses œuvres.

– Lui, c’était Nékrâssov, et, vous… (Unsoupir.) Moi, j’épouserais volontiers un écrivain. Il m’écriraitsans cesse des vers en souvenir !…

– Je peux aussi vous en écrire si vousvoulez.

– Sur quoi ?

– Sur l’amour… les sentiments… vos yeux…En les lisant, vous en perdrez la tête… Vos larmes couleront… Si jevous écris des vers poétiques, me donnerez-vous votre main àbaiser ?…

– La belle affaire !… Baisez-la toutde suite si vous voulez !

Chtchoûpkine se leva, et, les yeuxécarquillés, se baissa vers la petite main potelée qui sentait lesavon aux jaunes d’œufs.

– Décroche l’icône ! se hâta de direPèplov, touchant sa femme du coude, pâle d’émotion et seboutonnant.

Et, sans perdre une minute, il ouvrit laporte.

– Mes enfants… marmotta-t-il, levant lesbras et clignant des yeux mouillés de larmes, que Dieu vousbénisse, mes enfants ! Vivez… croissez… et multipliez…

– Et… moi aussi je vous bénis… dit lamère, pleurant de bonheur. Soyez heureux, mes chéris !Oh ! dit-elle à Chtchoûpkine, vous m’enlevez mon seultrésor ! Aimez ma fille, soignez-la…

Chtchoûpkine, étonné et effaré, ouvrit labouche. L’offensive des parents était si imprévue, si hardie qu’ilne put prononcer un mot.

« Pincé ! se dit-il en blêmissantd’effroi. Bon à tourner devant l’autel ! Tu es refait, monvieux. Tu ne t’en tireras pas ! »

Et il baissa avec soumission la tête sousl’icône comme pour dire : « Prenez-moi, je suisvaincu ! »

– Je vous… bénis… reprit le pèrecommençant à pleurer lui aussi. Nathâchénnka, ma fille… Mets-toi àcôté de lui !… Pétrôvna, passe-moi l’icône…

Mais soudain le père cessa de pleurer et safigure se crispa de colère.

– Borne ! dit-il à sa femme avecfureur. Bête que tu es ! Est-ce une icône ?

– Ah ! tous les saints duparadis ! Qu’était-il arrivé ?

Le maître de calligraphie leva timidement lesyeux et vit qu’il était sauvé : la mère, en se pressant, avaitdécroché, au lieu de l’icône, le portrait de l’écrivainLajètchnikov[24].

Le vieux Pèplov et Cléopâtra Pétrôvnarestèrent confus, le portrait en mains, ne sachant que faire et quedire…

Le maître d’écriture profita du trouble pours’enfuir.

1886.

JOURNAL D’UN HOMME EMPORTÉ

Je suis un homme sérieux dont le cerveau a unetournure philosophique. Par profession je suis financier ;j’étudie le droit financier et écris une thèse intitulée :Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens. Vousconviendrez que je n’ai positivement rien à faire avec les jeunesfilles, les romances, la lune et autres bêtises…

C’est le matin. Dix heures. Maman me sert unverre de café. Je le bois et sors sur notre petit balcon pour memettre immédiatement à ma thèse. Je prends une feuille blanche ettrace l’en-tête : Le Passé et l’avenir de l’impôt sur leschiens. Après avoir un peu réfléchi, j’ajoute :Aperçu historique.

« À s’en rapporter à quelques allusionsque l’on trouve dans Hérodote et Xénophon, l’impôt sur les chiensprend son origine vers… »

Mais, à ce moment-là, j’entends des pas trèssuspects. Je regarde et vois sur le balcon une jeune fille à figurelongue et à longue taille. Elle s’appelle, je crois, Nâdénnka ouVârénnka, ce qui est absolument indifférent. Elle cherche quelquechose, fait semblant de ne pas me voir et fredonne :

Te souvient-il de cet air,

Plein de tendresse…

Je relis ce que j’ai écrit. Je veux continuer,mais la jeune fille fait alors semblant de m’avoir vu et me ditd’une voix abattue :

– Bonjour, Nicolaï Anndrèitch !Figurez-vous quel malheur m’arrive ! J’ai perdu, hier en mepromenant, la boule de mon bracelet !

Je relis une fois encore le commencement de mathèse ; je refais la boucle de la lettre c et veux continuer,mais la jeune fille ne s’arrête pas.

– Nicolaï Anndrèitch, dit-elle, ayezl’amabilité de me reconduire chez moi. Les Karèline ont un siénorme chien que je ne me décide pas à rentrer seule.

Rien à faire ! Je pose ma plume et jedescends. Nâdénnka ou Vârénnka me prend le bras et nous nousdirigeons vers sa villa.

Lorsqu’il m’incombe de donner le bras à unedame ou à une jeune fille, je me sens toujours, je ne saispourquoi, comme un portemanteau auquel on a accroché une grossepelisse. Nâdénnka (ou Vârénnka) est, entre nous soit dit, unenature passionnée (son grand-père était Arménien). Elle a laspécialité de se pendre à votre bras de tout le poids de son corpset de se coller à votre flanc comme une sangsue. Et, ainsi, nousmarchons… En passant devant chez les Karèline, je vois un grandchien qui me rappelle mon impôt. Je me souviens avec angoisse demon étude commencée et soupire.

– Pourquoi soupirez-vous ? medemande Nâdénnka, ou Vârénnka, en soupirant elle aussi.

Ici, je dois faire une digression. Nâdénnka,ou Vârénnka – je me souviens maintenant qu’elle s’appelle, il mesemble, Nâdénnka – s’est imaginé, je ne sais pourquoi, que je suisamoureux d’elle ; aussi considère-t-elle comme un devoird’humanité de me regarder toujours avec compassion et de traiterpar des paroles mon cœur blessé.

– Écoutez, me dit-elle, en s’arrêtant, jesais pourquoi vous soupirez. Vous aimez. Hein ? est-cecela ? Mais, au nom de notre amitié, je vous prie de croireque la jeune fille que vous aimez vous estime profondément !Elle ne peut pas vous payer de retour, mais est-ce sa faute si,depuis longtemps, son cœur appartient à un autre ?

Le nez de Nâdénnka rougit et gonfle. Ses yeuxs’emplissent de larmes. Elle attend visiblement de moi une réponse.Mais, par bonheur, nous voilà arrivés… La mère de Nâdénnka estassise sous la véranda. C’est une femme bonne, mais bourrée depréjugés. Elle arrête sur moi un long regard et soupire, comme sielle voulait dire : « Ah ! la jeunesse ne sait pasmême dissimuler ! » Plusieurs jeunes filles de diversescouleurs sont avec elle sous la véranda, et, au milieu d’elles, monvoisin de villa, un officier en retraite, blessé à la tempe gaucheet au flanc droit pendant la dernière guerre.

Ce malheureux se proposait, ainsi que moi, deconsacrer cet été à une œuvre littéraire. Il écrit les Mémoiresd’un militaire. Chaque matin, il se met, ainsi que moi, à sonhonorable travail ; mais, à peine a-t-il écrit :« Je suis né à… » qu’une Vârénnka ou une Nâdénnka arrivesur son balcon et le pauvre diable blessé est mis sous bonnegarde.

Tous les gens assis sous la véranda épluchentquelque sale baie pour faire de la confiture. Je salue et veuxpartir, mais les jeunes filles de toutes couleurs m’enlèvent monchapeau en poussant des cris et exigent que je reste. Je m’assieds.On me donne une assiette, des baies, et une épingle à cheveux. Jecommence à nettoyer. Les jeunes filles versicolores parlent deshommes. Celui-ci est gentil, celui-là est beau, mais passympathique ; un troisième n’est pas beau, mais estsympathique ; un quatrième ne serait pas mal si son nez neressemblait pas à un dé. Ainsi de suite.

– Et vous, monsieurNicolas[25], me dit la maman deVârénnka, vous n’êtes pas beau, mais sympathique… Il y a quelquechose dans votre visage… Du reste, soupire-t-elle, la beauté pourl’homme n’est pas le principal, c’est l’esprit…

Les jeunes filles soupirent et baissent lesyeux… Elles accordent elles aussi que, pour l’homme, le principalce n’est pas la beauté, mais l’esprit.

Je m’examine du coin de l’œil dans la glacepour me convaincre combien je suis sympathique. Je vois une têteébouriffée, une barbe qui l’est aussi, et des moustaches, dessourcils, des cheveux sur les joues, des cheveux sous lesyeux : tout un fourré, d’où pointe à la façon d’une tour monhonorable nez. Je suis bien, il n’y a pas à dire !

– En somme, Nicolas, soupire lamaman de Nâdénnka, comme s’affermissant dans une idée secrète, vousl’emportez par les qualités…

Si Nâdénnka souffre pour moi, la conscience,par contre, qu’un homme qui l’aime est assis en face d’elle, luiprocure manifestement de grandes jouissances. Le thème masculinépuisé, les jeunes filles parlent d’amour. Au bout d’une longueconversation sur ce sujet, l’une des jeunes filles se lève et sort.Celles qui restent commencent à lui casser du sucre sur le dos.Toutes la trouvent bête, insupportable, disgracieuse, avec uneépaule déjetée.

Voilà qu’arrive enfin, Dieu merci, la femme dechambre envoyée par maman pour me demander de venir déjeuner. Jepuis quitter l’ennuyeuse société et aller reprendre ma thèse. Je melève et salue. La maman de Vârénnka, Vârénnka elle-même et lesjeunes filles versicolores m’entourent et déclarent que je n’aiaucun droit de partir : je leur avais promis, la veille, dedéjeuner avec elles et d’aller ensuite chercher les champignons. Jem’incline et me rassieds. La haine bouillonne dans mon âme ;je sens que, dans une minute, je ne vais plus pouvoir répondre demoi. Je ferai un éclat. Mais la délicatesse et la peur d’enfreindrela bienséance me forcent à me soumettre ; et je mesoumets.

On se met à table. L’officier blessé, auquelsa blessure a donné une contraction de la mâchoire, mange commes’il était bridé. Je roule des boulettes de pain, pensant à l’impôtsur les chiens, et, connaissant l’emportement de mon caractère,j’essaie de me taire. Nâdénnka me regarde avec compassion. Soupe aukvass glacée, langue aux petits pois, poulet rôti et une compote.Je n’ai pas appétit, mais, par délicatesse, je mange. Après dîner,tandis que je fume seul sur la terrasse, la maman de Nâdénnkas’approche de moi, me serre les mains et me dit, enétouffant :

– Ne désespérez pas, Nicolas…C’est un si bon, si bon cœur !…

Nous partons pour les bois chercher deschampignons. Nâdénnka, pendue à mon bras, se colle à mon flanc.Bien que j’en souffre intolérablement, je la supporte.

Nous entrons dans les bois.

– Écoutez, monsieur Nicolas,soupire Nâdénnka, pourquoi êtes-vous si triste ? Pourquoi voustaisez-vous ?

Étrange jeune fille, de quoi parler avecelle ! Qu’avons-nous de commun ?

Je me mets à penser à quelque chosed’accessible à son entendement, à quelque chose de… populaire… Jelui dis, après avoir réfléchi :

– La destruction des forêts cause à laRussie un tort énorme…

– Nicolas, soupire Nadénnka, –et son nez rougit – Nicolas, je vois que vous évitez unentretien sincère… On dirait que, par votre silence, vous voulez mepunir… Comme on ne répond pas à votre sentiment, vous voulezsouffrir en silence, seul !… C’est horrible,Nicolas,s’écrie-t-elle en me prenant par le bras, et jevois son nez commencer à gonfler. Que diriez-vous si cette jeunefille que vous aimez vous proposait une amitié éternelle ?

Je marmotte quelque chose de décousu, car jene sais absolument que lui dire…

Songez que, premièrement, je n’aime aucunejeune fille ; secondement, à quoi me servirait une amitiééternelle ; et, troisièmement, je suis très emporté.

Nadénnka-Vârénnka se couvre la figure de sesmains et dit, comme à part soi, à mi-voix :

– Il se tait… Il veut évidemment de mapart un sacrifice. Mais puis-je l’aimer si j’aime toujoursl’autre ?… Du reste… je réfléchirai… Bon, jeréfléchirai !… Je rassemblerai toutes les forces de mon âme,et, peut-être, au prix de mon bonheur, empêcherai-je cet homme desouffrir.

Je n’y comprends rien, c’est quelque chose decabalistique. Nous marchons et trouvons des champignons. Tout letemps nous nous taisons. La figure de Nadénnka exprime un combatmental. On entend des chiens aboyer ; cela me rappelle mathèse, et je soupire tout haut. J’aperçois, à travers les troncsd’arbres, l’officier blessé. Le malheureux boite de façontorturante de droite et de gauche : à droite, son flancblessé ; à gauche est pendue une des jeunes fillesversicolores. Sa figure exprime la résignation au sort.

Des bois on revient à la maison prendre lethé. Puis on joue au croquet et l’on écoute des jeunes filleschanter la romance :

Non, tu n’aimes pas ! Non ! Non !…

Au mot « non », la jeune fille sefend la bouche jusqu’à l’oreille.

– Charmant ! gémissent lesautres jeunes filles, charmant !

Arrive le soir. La lune hideuse sort dederrière les arbustes. C’est le grand calme, et le foin coupé sentdésagréablement. Je prends mon chapeau pour partir.

– J’ai quelque chose à vous dire, mechuchote Nâdénnka d’un air significatif.

Je pressens quelque chose de mauvais, mais,par délicatesse, je reste.

Nâdénnka me prend le bras et m’entraîne dansune allée.

Tout son être exprime maintenant lalutte ; elle est pâle, respire bruyamment. Elle est prête, mesemble-t-il, à m’arracher le bras droit. Qu’a-t-elle ?

– Écoutez… murmure-t-elle. Non, je nepeux pas !… Non !…

Elle veut dire quelque chose, mais hésite. Jevois pourtant à sa mine qu’elle est décidée. Les yeux brillants, lenez enflé, elle me saisit la main et dit vivement :

– Nicolas, je suis à vous !Je ne peux vous aimer, mais je promets de vous être fidèle.

Puis elle se presse contre ma poitrine, et,tout à coup, s’éloigne d’un bond.

– Quelqu’un vient… murmure-t-elle. Adieu…Demain à onze heures je serai sous la tonnelle… Adieu !

Et elle disparaît.

N’y comprenant rien, sentant une torturantepalpitation de cœur, je rentre à la maison. Le Passé etl’avenir de l’impôt sur les chiens m’y attend ; mais jene peux plus travailler.

Je suis enragé. On peut même dire que je suiseffrayant. Je ne permettrai pas, que diable ! que l’on metraite comme un gamin. Je suis emporté, et il est dangereux deplaisanter avec moi !… Quand la femme de chambre vientm’appeler pour souper, je lui crie : « Fichez-moi lecamp ! » Un pareil emportement ne présage rien quivaille.

Le lendemain matin, une température de villa,c’est-à-dire au-dessous de zéro ; un vent froid etpiquant ; la pluie, la boue, et une odeur de naphtaline parceque maman a sorti de la malle les pelisses. Une matinée diabolique.C’était précisément le 7 août 1887, jour où il y eut une éclipse desoleil.

Il faut vous dire que, durant une éclipse,chacun de nous, sans être astronome, peut être d’une énormeutilité. Chacun de nous peut :

1° Déterminer le diamètre du soleil ;

2° en dessiner la couronne ;

3° relever la température ;

4° observer pendant l’éclipse les animaux etles plantes ;

5° noter ses propres impressions. Etc.,Etc.…

C’était si sérieux que je mis momentanément decôté Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens, etdécidai d’observer l’éclipse.

Nous nous levâmes tous de très bonne heure.J’avais divisé ainsi le travail : je déterminerais le diamètredu soleil et de la lune ; l’officier blessé dessinerait lacouronne ; tout le reste serait fait par Nâdénnka et lesjeunes filles versicolores.

Nous voilà tous réunis ; nousattendons.

– Comment se font les éclipses ?demande Nâdénnka.

Je réponds :

– Les éclipses de soleil se produisentlorsque la lune, se mouvant dans le plan de l’écliptique, se trouvesur la ligne qui unit les centres du soleil et de la terre.

– Et que signifie l’écliptique ?

Je l’explique. Nâdénnka, après avoirattentivement écouté, demande :

– Est-ce que l’on peut, avec un verrefumé, voir la ligne qui unit les centres du soleil et de laterre ?

Je réponds que c’est une ligne idéale.

– Si c’est une ligne idéale, objecteNâdénnka, comment la lune peut-elle se trouver sur elle ?

Je ne réponds pas. Je sens, à cette questionnaïve, mon foie grossir.

– Tout cela est absurde, dit lamaman de Nâdénnka. On ne peut connaître ce qui arrivera,et, d’ailleurs, vous n’êtes jamais allé au ciel. Comment doncsavez-vous ce que font le soleil et la lune ? Tout cela, c’estde la fantaisie.

Mais voilà qu’une tache noire avance sur lesoleil. Alarme générale. Les vaches, les brebis, les chevaux, laqueue en l’air, braillent, courent dans les champs ; leschiens hurlent. Les punaises, s’imaginant que la nuit est venue,sortent de leurs fentes et se mettent à piquer les gens quidormaient. Le diacre qui, à ce moment-là, transportait desconcombres du jardin chez lui, pris de peur, sauta à bas de satélègue (chariot) et se cacha sous le pont, tandis que son chevalentrait, avec le véhicule, dans une autre cour que la sienne, oùles concombres furent mangés par des porcs. Le fonctionnaire de larégie, qui n’avait pas couché chez lui, mais dans la villa d’unedame, s’enfuit en simple linge de dessous, et, fendant la foule, semit à crier d’une voix sauvage :

– Sauve qui peut !

Beaucoup de dames en villégiature, même jeuneset jolies, réveillées au bruit sortirent dans la rue sans bottines.Beaucoup de choses se passèrent que je ne me résous pas àrapporter.

– Ah ! que c’est effrayant !glapirent les jeunes filles versicolores. Ah ! que c’esthorrible !

– Mesdames, crié-je,observez ! Le temps presse !

Et moi-même je me hâte de mesurer le diamètre…Je me souviens de la couronne et je cherche des yeux l’officierblessé. Il est debout et ne fait rien.

– À quoi pensez-vous ? lui crié-je.Et la couronne ?

Il hausse les épaules et, des yeux, me montreses bras. À ses deux bras étaient pendues, le pauvre, des jeunesfilles versicolores, se pressant de frayeur contre lui etl’empêchant de travailler. Je prends un crayon et inscris l’heureet les secondes. C’est important. J’inscris la positiongéographique du point où j’observe. Cela, aussi, est important. Jeveux déterminer le diamètre, mais, à ce moment-là, Nâdénnka meprend par la main et me dit :

– N’oubliez pas, aujourd’hui, à onzeheures !

Je dégage ma main, et, mettant du prix àchaque seconde, je veux poursuivre mes observations, mais Nâdénnkame prend convulsivement par le bras et se colle à mon flanc.Crayon, verre, schéma, tout tombe dans l’herbe. C’est on ne saitquoi ! Il est temps que cette jeune fille comprenne que jesuis emporté, que, quand je m’emporte, je deviens enragé et ne puispas, alors, répondre de moi. Je veux reprendre, mais l’éclipse estfinie.

– Regardez-moi ! murmure-t-elletendrement.

Oh ! c’est le comble de la dérision.Convenez qu’un pareil dédain de la patience humaine ne peut que malfinir. Ne m’accusez donc pas s’il arrive quelque chose d’horrible…Je ne permettrai pas qu’on plaisante avec moi, qu’on se moque demoi ! Et, le diable m’emporte, quand je suis exaspéré je neconseille à personne de s’approcher de moi ! Que le diableemporte tout, je suis prêt à tout !

L’une des jeunes filles, remarquantapparemment à mon air que je suis furieux, dit, – sans doute pourme calmer :

– Nicolaï Anndréévitch, j’ai suivi votrerecommandation ; j’ai observé les mammifères. J’ai vu, avantl’éclipse, le chien gris qui poursuivait un chat, et qui, ensuite,a longtemps tourné la queue.

Ainsi rien ne m’a réussi avec l’éclipse. Jerentre chez moi et la pluie m’empêche de me mettre au balcon pourtravailler. L’officier blessé s’est résigné à s’installer sur lesien et est même parvenu à écrire « Je suis né à… » Maisje vois une des jeunes filles versicolores l’entraîner chez elle,dans sa villa. Je ne puis travailler parce que je suis toujoursenragé et ressens des palpitations de cœur. Je ne me rends pas à latonnelle. C’est mal élevé, mais convenez que je ne puis y allersous la pluie. À midi, je reçois une lettre de Nâdénnka. La lettrecontient des reproches et elle me tutoie… À une heure m’arrive uneseconde lettre, à deux heures une troisième… Il y faut aller !Mais avant il faut réfléchir à ce que je lui dirai… Je me conduiraien honnête homme ; je lui dirai avant tout qu’elle a tort dese figurer que je l’aime. Pourtant on ne dit pas aux femmes depareilles choses ? Dire à une femme : « Je ne vousaime pas, » est aussi indélicat que de dire à unécrivain : « Vous écrivez mal. » Le mieux sera dedévelopper à Nâdénnka mes vues sur le mariage.

Je mets un pardessus chaud ; je prends unparapluie et je me dirige vers la tonnelle. Connaissantl’emportement de mon caractère, je crains de dire quelque chose dedéplacé. Je tâcherai de me dominer.

Sous la tonnelle on m’attend. Nâdénnka estpâle ; elle a pleuré. En m’apercevant, elle fait uneexclamation joyeuse, se jette à mon cou et dit :

– Enfin, te voilà ! Tu joues avec mapatience. Écoute, je n’ai pas dormi de la nuit… Je n’ai fait queréfléchir. Il me semble que, quand je te connaîtrai mieux, je… jet’aimerai…

Je m’assieds et commence à lui développer mesvues sur le mariage. D’abord, pour ne pas remonter trop loin etêtre le plus bref possible, je fais un petit résumé historique. Jeparle du mariage chez les Hindous, chez les Égyptiens ; puisje passe aux temps plus proches. J’emprunte quelques idées àSchopenhauer. Nâdénnka m’écoute avec attention, mais, tout à coup,par une effrayante légèreté d’humeur, elle trouve urgent dem’interrompre :

– Nicolas, me dit-elle,embrasse-moi !

Je suis troublé et ne sais que lui dire ;elle répète sa demande. Rien à faire. Je me lève et baise son longvisage. Je ressens la même sensation que j’éprouvai ce jour de monenfance, où l’on me força, à embrasser, à son Requiem, magrand’mère morte. Non contente de mon baiser, Nâdénnka bondit etm’étreint fougueusement. À ce moment-là, la mamandeNâdénnka surgit à la porte de la tonnelle… Elle prend une mineeffarée et crie à quelqu’un : « Chut ! » Etelle disparaît comme Méphistophélès dans sa trappe.

Interdit et furieux, je reviens à notre villa.J’y trouve la maman de Nâdénnka qui, les larmes aux yeux,embrasse ma maman, et ma maman pleure etdit :

– Je le désirais, moi aussi !

Ensuite – comment trouvez-vous ça ? – lamaman de Nâdénnka s’approche de moi, m’embrasse et medit :

– Dieu vous bénira ! Toi, faisattention, aime-la… Rappelle-toi qu’elle te fait un sacrifice…

Et, maintenant, on me marie.

Au moment où j’écris ces lignes les garçonsd’honneur me foulent l’âme et me bousculent. Ces gens-là neconnaissent positivement pas mon caractère ! Je suis emportéet ne puis pas répondre de moi ! Du diable, vous allez voir cequi va arriver ! Entraîner subrepticement sous la couronnenuptiale un homme emporté, colérique, est aussi spirituel, à monsens, que d’introduire le bras dans la cage d’un tigre furieux…Nous allons voir, nous allons voir ce qui va arriver !

*

**

Et me voilà marié. Tout le monde me félicite,et Nâdénnka se presse continuellement contre moi, en medisant :

– Comprends que tu es à moimaintenant ! Dis que tu m’aimes ! Dis-le !

Et ce disant, son nez gonfle.

J’ai appris par mes garçons d’honneur quel’officier blessé a évité l’hymen d’adroite façon. Il a présenté uncertificat médical établissant que grâce à sa blessure à la tempe,il n’est pas normal, et que, par suite, il n’a pas légalement ledroit de se marier. C’est une idée ! J’aurais pu présenter moiaussi un certificat : un de mes oncles s’enivrait par accès,un autre était très distrait. (Un jour, au lieu de bonnet, il mitsur sa tête le manchon de ma tante.) Ma tante jouait beaucoup dupiano et tirait la langue aux hommes qu’elle rencontrait. Ajoutez àcela mon caractère extrêmement emporté, symptôme très suspect.

Mais pourquoi les bonnes idées viennent-ellessi tard ? Pourquoi ?

1887.

UNE BONNE FIN

Un jour de repos, le conducteur-chefStytchkine avait en visite chez lui Lioubov Grigôriévna, fortedame, en belle chair, d’une quarantaine d’années, qui s’occupait demariages et d’autres affaires dont on ne parle qu’à mi-voix.

Stytchkine, un peu gêné, mais, comme toujours,sérieux, positif et sévère, allait et venait dans sa chambre, enfumant un cigare, et disait :

– Il m’a été très agréable de faire votreconnaissance. Sémione Ivânovitch vous a recommandée à moi, en medisant que vous pouvez m’aider dans une affaire délicate et trèsimportante qui touche au bonheur de ma vie. J’ai déjàcinquante-deux ans, Lioubov Grigôriévna, âge auquel beaucoupd’hommes ont déjà de grands enfants. J’ai un emploi stable. Sansêtre très fortuné, je peux assurer l’existence d’un être aimé etd’une famille. Je puis vous dire, entre nous, que, outre mesappointements, j’ai de l’argent à la banque, fruit de meséconomies. Je suis un homme positif et sobre ; je mène une viecohérente, posée, en sorte que je puis m’offrir en exemple àbeaucoup. Il ne me manque qu’une chose : un foyer et unecompagne dans mon existence. Je passe ma vie comme un Hongroisnomade, allant d’un endroit à un autre, sans aucune satisfaction etn’ai personne à qui me conseiller. Si je suis malade, personne pourme donner un verre d’eau ou le reste. De plus, dans la société,Lioubov Grigôriévna, un homme marié a toujours plus de poids qu’uncélibataire… J’appartiens à la classe instruite, et possède uncapital, mais si on me regarde de ce point de vue-là, quesuis-je ? Un solitaire, quelque chose comme un prêtrepolonais. Aussi désirerais-je extrêmement me lier par les liens del’igoumêne[26] , autrement dit me marier légitimementavec une personne comme il faut.

– Bonne idée ! soupira lamarieuse.

– Je n’ai pas de parenté et ne connaispersonne en cette ville ; où aller et à qui m’adresser si toutle monde y est pour moi dans l’inconnu ? Voilà pourquoiSémione Ivânovitch m’a conseillé de m’adresser à une personnespécialiste en cette partie et faisant, par profession, le bonheurdes gens. Aussi vous prié-je de la façon la plus persuasive,Lioubov Grigôriévna, de me prêter votre aide pour organiser monsort. Vous connaissez en ville toutes les personnes à marier et ilvous est facile de m’arranger ça.

– On le peut…

– Servez-vous donc, je vous en priehumblement…

La marieuse, d’un geste habituel, porta leverre à sa bouche, et but sans sourciller.

– On le peut, répéta-t-elle. Et quelgenre de femme désirez-vous, Nicolaï Nicolâïtch ?

– Moi, madame ? Celle que le sortm’enverra.

– Bien sûr, c’est affaire de sort ;mais chacun a son goût : l’un aime les brunes, l’autre lesblondes.

– Voyez-vous, Lioubov Grigôriévna, ditStytchkine en soupirant gravement, je suis un homme positif et quia du caractère. Pour moi, la beauté, et, en général, l’apparence,ont un rôle secondaire, parce que, vous le savez, ce n’est pas labeauté qui fait le bonheur ; et, avec une jolie femme, on abeaucoup de soucis. Je suppose que, dans la femme, le principaln’est pas ce qu’on voit, mais ce qui est en dedans, autrement ditqu’elle ait de l’âme et toutes les qualités. Servez-vous, je vousen prie, humblement !… Naturellement, il est très agréablequ’une femme soit grassouillette, mais pour le bonheur mutuel, cen’est pas là une chose si importante : le principal, c’estl’esprit. À proprement parler, la femme n’a même pas besoind’esprit parce que, si elle en a, elle a une grande opiniond’elle-même et se forge de l’idéal ; à l’heure actuelle on nepeut pas se passer d’instruction, c’est certain ; mais il y adifférentes sortes d’instruction. Il est agréable que votre femmesache le français et l’allemand ; diverses langues, c’est trèsagréable. Mais à quoi cela lui sert-il si elle ne sait pas,supposons, vous coudre un bouton ? J’appartiens à la classeinstruite ; je suis avec le prince Kanitéline[27], je puis le dire, comme avec vousmaintenant ; mais j’ai le caractère simple : j’ai besoind’une jeune fille simple. Le principal est qu’elle m’estime etsente que j’ai fait son bonheur.

– Ça se comprend.

– Alors, venons maintenant au côtésubstantiel… Je n’ai pas besoin d’une femme riche… Je ne commettraipas la bassesse de me marier pour de l’argent ; je ne veux pasmanger le pain de ma femme, mais je veux que ce soit elle qui mangele mien, et qu’elle le sente. Mais il ne me faut pas non plus unefemme pauvre. Bien qu’ayant des moyens et ne me mariant pas parintérêt, mais par amour, je ne veux pourtant pas une pauvre, parceque, vous le savez vous-même, tout a augmenté, et il y aura desenfants.

– On peut trouver même une personne avecune dot, dit la marieuse.

– Servez-vous, je vous en priehumblement…

Cinq minutes, ils se turent. La marieusesoupira, regarda du coin de l’œil le conducteur-chef, etdemanda :

– Eh bien, écoute, mon petit… tu nedemandes pas, je le vois, une femme de célibataire. J’ai de labonne marchandise. L’une est Française, l’autre Grecque. Ellesvalent un bon prix.

Le conducteur réfléchit et dit :

– Non, je vous remercie. Voyant en vousune si bonne disposition à mon égard, permettez-moi de vousdemander maintenant combien vous prendrez pour vos dérangements ausujet de cette fiancée ?

– Il ne me faut pas beaucoup. Si vous medonnez vingt-cinq roubles et l’étoffe pour une robe, comme ça sefait, je vous en remercierai… Mais s’il y a une dot, ce sera unautre compte.

Stytchkine croisa les bras et se mit àréfléchir en silence ; ensuite il soupira et dit :

– C’est cher…

– Pas du tout cher, NicolaïNicolâïtch ! Autrefois quand il y avait beaucoup de mariages,on prenait meilleur marché ; mais, par le temps qui court,quels profits fait-on ? Si l’on gagne cinquante roubles dansles mois gras, il n’y a qu’à louer Dieu ! Et encore, petitpère, ce n’est pas avec le mariage que l’on gagne.

Stytchkine, étonné, regarda la marieuse etleva les épaules :

– Hum !… mais cinquante roubles,fit-il, est-ce que c’est peu ?

– Bien sûr, c’est peu ! Dans letemps passé nous gagnions, parfois, plus de cent roubles.

– Hum !… Je ne m’attendais pas dutout qu’avec de pareilles affaires on pût gagner pareillesomme ! Cinquante roubles ! Tout homme n’en reçoit pasautant ! Servez-vous, je vous en prie humblement…

La marieuse but sans sourciller. Stytchkine,en silence, la considéra de la tête aux pieds, et dit :

– Cinquante roubles… ça fait, parconséquent, six cents roubles par an… Servez-vous, je vous en priehumblement… Avec de pareils dividendes,savez-vous, LioubovGrigôriévna, qu’il n’est pas difficile de trouver un parti…

– Moi, voulez-vous dire ?… fit lamarieuse en riant. Je suis vieille.

– Pas du tout, madame… Et vous avez unesi belle complexion, et la figure si pleine, si blanche, et tout lereste…

La marieuse fut gênée ; Stytchkine, quile fut aussi, s’assit près d’elle.

– Vous pouvez très bien plaire encore,dit-il. S’il vous tombe un mari sérieux, positif, économe, vouspouvez, avec ses appointements et vos gains, lui plaire beaucoup,et vous vivrez cœur à cœur…

– Dieu sait ce que vous dites, NicolaïNicolâïtch…

– Quoi donc ! Qu’est-ce que jedis ?…

Un silence. Stytchkine se mit à se moucherbruyamment, et la marieuse devint toute rouge. Elle le regardaconfuse et demanda :

– Et vous, combien gagnez-vous, NicolaïNicolâïtch ?

– Moi ? soixante-quinze roubles,sans compter les gratifications ; de plus, il y a le profitsur les bougies et les lièvres.

– Vous chassez donc ?

– Non. Chez nous on appelle lièvres lesvoyageurs sans billets.

Une minute s’écoula encore dans lesilence ; Stytchkine se leva, et, agité, se mit à marcher dansla chambre.

– Je n’ai pas besoin d’une femme jeune,dit-il, je suis un homme mûr : j’ai besoin d’une femme… dansvotre genre… sérieuse et posée… et d’une complexion dans le genrede la vôtre…

– Dieu sait ce que vous dites… s’écria lamarieuse, se mettant à rire et cachant dans son mouchoir sa figureécarlate.

– Qu’y a-t-il à chercher plus loin ?Vous êtes selon mon cœur, et vos qualités me conviennent. Je suisun homme sérieux, posé, sobre, et je vous plais… Alors quoi demieux ? Permettez-moi de vous faire ma demande !

La marieuse, les larmes aux yeux, se mit àrire, et, en signe d’acceptation, trinqua avec Stytchkine.

– Alors, dit l’heureux conducteur-chef,permettez-moi de vous expliquer maintenant quelle conduite jedésire de vous, et quel genre de vie… Je suis un homme sévère,positif, posé ; je comprends tout de noble façon et je désireque ma femme soit sévère aussi, et comprenne que je suis pour elleun bienfaiteur et le premier des hommes.

Stytchkine s’assit et, soupirant profondément,se mit à décrire à sa fiancée ses vues sur la vie de famille et lesdevoirs de la femme.

1887.

LE MIROIR

Les yeux fatigués et à demi clos, assise danssa chambre, la veille du jour de l’an, Nelly, la jeune et joliefille d’un général retiré à la campagne qui rêve jour et nuit aumariage, se regarde dans son miroir. Elle est pâle, nerveuse, etimmobile comme le miroir[28].

La fausse perspective, formée entre les quatremurs, semblable à un étroit couloir sans fin, le nombreincalculable des bougies, le reflet de son visage, de ses mains etdu cadre du miroir, tout s’est depuis longtemps fondu en unbrouillard, pareil à une mer grise, infinie, qui ondule, miroite,et parfois s’allume comme un incendie…

En examinant les yeux immobiles et la boucheouverte de la jeune fille, il est malaisé de comprendre si elledort ou veille ; mais, cependant, elle voit.

Elle ne voit d’abord que le sourire et ladouce expression, pleine de charme, des yeux de quelqu’un ;puis, sur la grisaille mouvante, se dessinent les contours d’unetête, d’un visage, de sourcils et d’une barbe : c’estlui, le fiancé, l’objet de longues rêveries etd’espoirs.

Le fiancé, pour Nelly, est tout : sens dela vie, bonheur personnel, avenir, destinée… En dehors de lui,c’est, comme sur un fond gris, l’obscurité, le vide, le non-sens.Il n’est donc pas surprenant qu’en voyant devant elle une jolietête qui sourit tendrement, Nelly ressente les délices,l’hallucination indiciblement douce, que ne peuvent exprimer ni lavoix ni la plume. Elle entend ensuite sa voix, se voitvivre avec lui sous un même toit, voit sa vie mêlée graduellement àla sienne. Sur le fond gris, des mois, des années passent, et Nellyvoit nettement son avenir dans tous ses détails.

Sur le fond gris, des tableaux défilent l’unaprès l’autre. Nelly se voit, par une froide nuit d’hiver, frappantchez le médecin du district, Stépane Loukîtch. Derrière la porte,un vieux chien enroué aboie paresseusement. Les fenêtres sontnoires. Alentour, le calme profond.

– Au nom du ciel, au nom du ciel !murmure Nelly.

Enfin le portillon crie et Nelly voit devantelle la cuisinière du docteur.

– Le docteur y est-il ?

– Il dort… chuchote dans sa manche lacuisinière, comme craignant de réveiller son maître. Il ne vientque de rentrer de l’épidémie. Il a défendu de le réveiller.

Mais Nelly n’écoute pas la bonne. L’écartantde la main, elle s’élance comme une folle dans l’appartement. Aprèsavoir parcouru quelques pièces, renversé deux ou trois chaises,elle aboutit enfin à la chambre du docteur.

Stépane Loukîtch est étendu sur son lit touthabillé, sa redingote jetée sur lui. Il souffle sur sa main enavançant les lèvres. Près de lui vacille faiblement une veilleuse.Nelly, sans dire mot, s’assied sur une chaise et se met à pleurer.Elle pleure amèrement, toute tremblante.

– Mon… mon mari est malade !articule-t-elle enfin.

Le docteur se tait. Il se soulève lentement,se soutient la tête du poing et regarde sa visiteuse avec des yeuxensommeillés, fixes.

– Mon mari est malade, reprend Nelly,retenant ses sanglots. Au nom du ciel, venez !… Vite, le plusvite possible !

– Hein ?… mugit le docteur,soufflant sur sa main.

– Venez ! À l’instant !Autrement… autrement… c’est effrayant à dire… Au nom duciel !

Et Nelly, pâle, exténuée, avalant ses larmes,essoufflée, se met à raconter la maladie soudaine de son mari etson inexprimable peur… Son affliction toucherait une pierre, maisle docteur la regarde sans bouger et continue à souffler sur sapaume.

– Demain, marmotte-t-il, j’irai.

– Impossible ! s’écrie Nellyeffrayée. Mon mari, je le sais, a le typhus. Venez tout desuite ! On a besoin de vous à l’instant !

– Je… je ne viens que d’arriver… balbutiele docteur. Je viens de passer trois jours à l’épidémie. Je suisexténué, malade moi-même… Je ne peux absolument pas !Absolument pas ! J’ai… j’ai pris moi-même le mal…Voilà !

Et le docteur pousse sous les yeux de Nelly unthermomètre à maxima.

– J’ai près de quarante… Je ne peuxabsolument pas ! Je… je ne peux pas même rester assis…Excusez-moi, je me couche…

Le docteur s’étend.

– Mais je vous en prie, docteur !gémit Nelly au désespoir. Je vous en supplie ! Aidez-moi, aunom du ciel ! Rassemblez toutes vos forces et partons… Vousserez payé, docteur…

– Mon Dieu… mais je vous ai déjà dit…Ah !

Nelly se lève vite et marche nerveusement dansla chambre… Elle veut expliquer au docteur… le persuader… Ellepense que si le docteur savait combien son mari lui est cher, iloublierait fatigue et maladie. Mais où trouverl’éloquence ?

– Allez chez le médecin du zemstvo… luidit Stépane Loukîtch.

– Impossible !… Il habite àvingt-cinq verstes d’ici et le temps presse. Et mes chevaux neferont pas la route. De chez nous ici, il y a quarante verstes, etjusqu’à l’autre médecin presque autant… Non, c’estimpossible ! Venez, Stépane Loukîtch ! Je vous demande unprodige. Allons, faites-le ! Ayez pitié !

– C’est on ne sait quoi !… On a lafièvre… la tête lourde… et elle ne comprend pas !… Je ne puispas ! Laissez-moi !

– Mais vous devez venir ! Vous nepouvez pas ne pas venir ! C’est de l’égoïsme ! L’hommedoit sacrifier sa vie pour son prochain, et vous… vous refusez devenir !… Je porterai plainte au tribunal !

Nelly sent qu’elle dit des choses injurieuseset injustes, mais, pour sauver son mari, elle est prête à oublierla logique, le tact et la compassion… En réponse à la menace, ledocteur boit avidement un verre d’eau froide… Nelly recommence à lesupplier, à faire appel à la pitié, comme la dernière desmendiantes… Le docteur se rend enfin… Il se lève lentement,souffle, gémit et cherche sa redingote.

– Voici votre redingote ! dit Nelly,l’aidant. Permettez-moi de vous aider à la prendre… Voilà qui estfait… Venez… Je vous paierai… Toute ma vie, je vous seraireconnaissante…

Mais quel tourment !… Le docteur, aprèsavoir pris sa redingote, se recouche… Nelly le soulève etl’entraîne dans l’antichambre… Là recommence un long et douloureuxmanège avec les caoutchoucs, la pelisse…

Voilà enfin Nelly en voiture et, près d’elle,le docteur… Il ne reste plus qu’à franchir quarante verstes et sonmari aura du secours… L’obscurité pèse sur la terre. On n’y voitgoutte… Un vent d’hiver, glacial, souffle… Les roues passent surdes mottes gelées. Le cocher s’arrête à tout instant, se demandantquel chemin il faut suivre.

Nelly et le docteur se taisent pendant toutela route… Ils sont atrocement cahotés, mais ne sentent ni froid, nicahots…

– Fouaille ! fouaille !…demande au cocher Nelly, suppliante.

Vers cinq heures du matin, les chevaux,harassés, entrent dans la cour. Nelly voit le portail familier, lepuits à grue, la longue rangée des écuries et des hangars… Elle estenfin chez elle.

– Attendez… dit-elle à Stépane Loukîtchen le faisant asseoir sur le divan dans la salle à manger. Soufflezun peu, je vais voir comment il se trouve.

Revenue une minute après de chez son mari,elle voit le docteur étendu. Couché sur le divan, il marmottequelque chose.

– Venez, docteur, je vous prie…Docteur !

– Hein ?… répond le docteur.Demandez à Dômna…

– Quoi ?

– On a dit à l’assemblée… Vlâssov a dit.De quoi s’agit-il ? Quoi ?…

Et Nelly voit, à son grand effroi, que ledocteur a le même délire que son mari. Que faire ?

« Aller chez le médecin duzemstvo ! » décide-t-elle.

Et c’est à nouveau l’obscurité, le ventglacial, cinglant, les mottes gelées. Elle souffre de corps etd’âme, et pour compenser ces souffrances, la nature qui nous trompene dispose d’aucun moyen, d’aucune illusion. Mieux vaut mille fois,semble-t-il à Nelly, rester vieille fille que de revivre une nuitpareille.

Sur le fond gris elle voit ensuite son marichercher chaque printemps de l’argent, pour payer des intérêts à labanque où son bien est hypothéqué. Il n’en dort pas, ni elle nonplus, et tous deux, jusqu’à s’en fatiguer la cervelle, pensent àéviter la visite de l’huissier.

Elle voit ses enfants. C’est la craintecontinuelle des rhumes, de la scarlatine, de la diphtérie, desmauvaises notes, de la séparation… Sur cinq ou six enfants, il enmourra assurément un…

Le fond gris, on le conçoit, n’est pas exemptde morts. La femme et le mari ne peuvent pas mourir simultanément.L’un ou l’autre doit assister aux phases de l’enterrement del’autre. Et Nelly voit mourir son mari…

Cet horrible malheur se représente à elle danstous ses détails. Elle voit le cercueil, les cierges, le sacristainet même les traces que les croque-morts ont laissées dansl’antichambre.

– Pourquoi ? pourquoi cela ? sedemande-t-elle en considérant le visage de son mari mort.

Et tout le déroulement de sa vie avec son marine lui semble que la préface stupide et vaine de cette mort.

Quelque chose glisse des mains de Nelly etcogne le parquet. Elle tressaille, sursaute, ouvre largement lesyeux. Elle voit l’un des miroirs à ses pieds ; l’autre esttoujours sur la table. Elle se regarde dans ce miroir et voit safigure pâle, en larmes. Il n’y a plus de fond gris…

« Il me semble que j’ai dormi… »pense-t-elle en soupirant doucement.

1885.

UNE NOCE

Le garçon d’honneur, essoufflé, en chapeauhaut de forme et gants blancs, quitte son pardessus dansl’antichambre, et, avec l’air de vouloir communiquer quelque chosed’effrayant, entre précipitamment dans le salon.

– Le marié – déclare-t-il, la respirationcoupée – est déjà à l’église !

Le silence se fait. Tout le monde devientsubitement triste.

Le père de la mariée, lieutenant-colonel enretraite, la figure maigre et tirée, se rendant compte sans douteque sa silhouette militaire écourtée, en culotte de cheval, estinsuffisamment solennelle, gonfle gravement les joues et seredresse. Il saisit l’icône sur le guéridon tandis que sa femme,petite vieille à bonnet de tulle, à larges rubans, prend le pain etle sel et se place à côté de lui. La bénédiction commence.

Silencieuse comme une ombre, la mariée,Lioûbotchka, se laisse choir à genoux devant son père, et son voileflotte et s’accroche aux fleurs d’oranger naturelles, cousues à sarobe. Quelques épingles glissent de sa coiffure. S’inclinant devantl’Image et embrassant son père qui gonfle encore plus les joues,elle se laisse tomber également aux genoux de sa mère. Son voiles’accroche à nouveau, et deux demoiselles, émotionnées, accourent àelle, tirent, arrangent, mettent des épingles… Le silence. Nul nebouge. Seuls les garçons d’honneur, tels des bricoliers impatients,piétinent sur place, comme s’ils attendaient qu’on leur permette des’élancer.

On entend un murmure inquiet :

– Qui portera l’icône ? Spîra, oùes-tu ? Spîra !

– Tout de site ! répond del’antichambre une voix d’enfant.

– Dieu soit avec vous, DâriaDanîlovna ! dit quelqu’un, consolant à mi-voix la vieille mèrequi sanglote sur l’épaule de sa fille. Est-ce que l’on peut pleurerainsi ? Que le Christ soit avec vous ! Il faut seréjouir, ma chère, et non pleurer.

La bénédiction prend fin. Lioûbotchka pâle,solennelle, l’air grave, embrasse ses amies ; puis tout lemonde avec bruit, se bousculant, se précipite dansl’antichambre.

Les garçons d’honneur, criant sans aucunbesoin : « Pardon ! »[29] aident la mariée à revêtir sonmanteau.

– Lioûbotchka, gémit la vieille mère,laisse-moi te regarder une dernière fois !

– Ah ! Dâria Danîlovna, soupirequelqu’un avec reproche, il faut se réjouir, et Dieu sait à quoivous pensez !…

– Spîra, où es-tu ? Spîra ?Quel ennui, cet enfant !… Passe en avant.

– Tout de site !

L’un des garçons d’honneur prend la traîne dela mariée, et le cortège commence à descendre ; les femmes dechambre et les bonnes de la maison se penchent à tous les étages àla rampe et s’effacent aux portes. Elles mangent des yeux lamariée. On entend leurs murmures approbateurs. Aux derniers rangsretentissent des voix inquiètes ; quelqu’un a oublié quelquechose : on ne sait où est le bouquet de la mariée. Des damespoussent des petits cris, suppliant de ne pas faire on ne sait quoiparce que c’est un mauvais présage.

À la porte de la rue attendent, depuislongtemps, la voiture et des calèches. Les chevaux ont, à leurcrinière, des fleurs en papier. Chaque cocher a noué près de sonépaule un brassard de couleur. Sur le siège de la voiture desmariés trône un énorme géant à large barbe étalée, en cafetan neuf.Ses bras, tendus en avant, poings fermés, sa tête, rejetée enarrière, ses épaules extraordinairement larges, lui donnent unaspect qui n’a rien d’humain, rien de vivant ; il est commepétrifié…

– Oooo ! dit-il d’une toute petitevoix, et, tout de suite après, il ajoute d’une grosse voix debasse : Tiens-toi ! (On croirait qu’il y a deux voix dansson large gosier.) Oooo !… Tiens-toi !

La rue, des deux côtés est pleine demonde.

– Avancez la voiture ! crient lesgarçons d’honneur bien qu’il n’y ait rien à avancer : lavoiture est là depuis longtemps.

Spîra avec l’icône, la mariée et deux de sesamies montent ; la portière claque et la rue s’emplit dufracas des roues.

– La calèche des garçons d’honneur,avancez ! Les garçons d’honneur sautent dans la calèche, et,lorsqu’elle part, ils se lèvent, et, se tortillant comme s’ilsavaient des convulsions, mettent leurs pardessus. On fait avancerles autres calèches.

On entend des voix :

– Sôphia Dénîssovna, montez !Veuillez monter vous aussi, Nicolaï Mirônovitch ! Oooo !…Ne vous inquiétez pas, mademoiselle ; il y aura de la placepour tout le monde ! Attention !…

– Tu entends, Nakare ? crie aucocher le père de la mariée. Ne rentrez pas par le même chemin. Çaporte malheur !

Les équipages tonnent sur le pavé ; dubruit, des cris… Enfin tout le monde est parti ; le calme serétablit. Le père de la mariée rentre à la maison. Les domestiques,dans la salle, rangent la table. Dans la sombre pièce voisine, quetout le monde appelle « la chambre de passage », lesmusiciens se mouchent. Partout ce n’est qu’affairement, tohu-bohu,mais il semble au père que la maison soit vide. La musiquemilitaire grouille dans la petite chambre sombre et n’arrive pas àse caser avec ses grands pupitres et ses instruments. Elle ne vientque d’arriver, et déjà l’air de la « chambre de passage »est sensiblement plus dense. Il n’est pas possible d’y respirer.Debout devant son pupitre, le chef de musique, Ôssipov, dont lavieillesse a rendu les moustaches et les favoris pareils à del’étoupe, regarde d’un air furieux les partitions.

– Toi, Ôssipov, lui dit lelieutenant-colonel, tu es inusable ! Combien y a-t-il d’annéesque je te connais ? Il y a bien déjà vingt ans…

– Plus, Votre Noblesse. J’ai joué à votremariage, si vous daignez vous en souvenir !

– Oui, oui, soupire le lieutenant-colonelsongeur. C’en est une histoire, mon vieux !… J’ai marié, Dieumerci, mes fils ; je marie maintenant ma fille, et nousresterons seuls, ma vieille et moi… Nous n’avons plusd’enfants ! Nous en serons entièrement débarrassés.

– Qui sait, Iéfime Pétrôvitch, Dieu,Votre Noblesse, vous en donnera peut-être encore…

Le colonel regarde Ôssipov avec surprise etpouffe dans son poing.

– Encore ! fait-il… Commentdis-tu ? Dieu nous donnera encore des enfants !… Àmoi ?…

Il s’étrangle de rire et les larmes luimontent aux yeux. Les musiciens rient aussi, par politesse. IéfimePétrôvitch cherche des yeux sa femme pour lui raconter ce qu’a ditOssipov, mais la voilà qui accourt elle-même vers lui, fâchée,éplorée.

– À quoi penses-tu, IéfimePétrôvitch ! dit-elle en levant les bras. Nous ne faisons quechercher le rhum à n’en plus pouvoir, et tu restes ici ! Oùest le rhum ? Nicolaï Mirônitch ne peut s’en passer, et tu net’en préoccupes guère ! Va demander à Ignâte où il a mis lerhum ?

Le lieutenant-colonel se rend au sous-sol, àla cuisine. Dans l’escalier de service se pressent des femmes, desdomestiques. Une ordonnance, son uniforme jeté sur une épaule, ungenou appuyé sur une marche, tourne une sorbetière. La sueur coulede son visage cramoisi. Parmi des nuages de fumée, dans la cuisinesombre et étroite, des cuisiniers, tous loués à un cercle, sont àl’œuvre. L’un vide un chapon, un autre fait des étoiles decarottes, un troisième, rouge comme de l’andrinople, pousse dans lefour une tôle. Les couteaux hachent, la vaisselle tinte, le beurregrésille. Arrivé dans cet enfer, Iéfime Pétrôvitch oublie ce que safemme lui a recommandé.

– N’êtes-vous pas à l’étroit, ici, lesamis ? demande-t-il.

– Peu importe, Iéfime Pétrôvitch ! Àl’étroit, mais sans désarroi[30]. Ne vousinquiétez pas…

– Faites pour le mieux, les amis.

Dans un coin se redresse la haute taille dumaître d’hôtel du cercle, Ignâte :

– Ne vous inquiétez pas, IéfimePétrôvitch ! Tout ira pour le mieux. Que devons-nous mettredans les glaces, du rhum, du haut-sauternes, ou rien dutout ?

Remonté de la cuisine, Iéfime Pétrôvitch errelongtemps dans l’appartement, puis s’arrête à la porte de la« chambre de passage », et reprend la conversation avecÔssipov.

– Voilà, frère… Nous restons comme desorphelins. Tant que leur maison ne sera pas sèche, les nouveauxmariés habiteront avec nous, et ensuite, adieu ! Ce sera commesi on ne les avait pas vus…

Les deux hommes soupirent… Les musiciens, parpolitesse, soupirent aussi, et l’air en devient encore plusdense.

– Oui, frère, continue mollement IéfimePétrôvitch, nous n’avions qu’une fille et nous la donnons. Le mariéest instruit, il parle français… seulement il boit. Mais qui neboit pas aujourd’hui ? Tout le monde boit.

– Ça ne fait rien qu’il boive, IéfimePétrôvitch, dit Ôssipov. La principale dignité est de faire sondevoir. Et pour ce qui est de boire, supposons, pourquoi ne pasboire ? On peut boire.

– Naturellement, on le peut. On entenddes sanglots.

– Est-ce qu’il peut sentir ce que nousfaisons ? dit plaintivement Dâria Danîlovna à une vieille.Nous lui avons aligné, ma bonne amie, dix mille roubles argentcomptant. Nous avons mis la maison au nom de Lioûbotchka et neufcents arpents de terre… C’est facile à dire ! Mais est-ilcapable de sentir quelque chose ? Les gens d’à présent nesentent plus rien !

Les fruits sont déjà sur la table. Des flûtessont étroitement serrées sur deux plateaux, des serviettesenveloppent les bouteilles de champagne. Les samovars chantent dansla salle à manger. Un garçon à favoris, les moustaches rasées,inscrit sur une feuille de papier les noms des personnes dont onportera la santé au souper. Il les lit comme s’il les apprenait parcœur. On chasse des chambres un chien inconnu qui s’y est faufilé.Nerveuse attente… Mais voilà que s’entendent des voixinquiètes :

– Les voici ! les voici !…Iéfime Pétrôvitch, les voici !

La vieille mère, abattue, avec une expressiond’extrême désarroi, prend le pain et le sel ; le père gonfleles joues, et, tous deux ensemble se pressent vers l’antichambre.Les musiciens, en hâte, accordent en sourdine leurs instruments. Lebruit des voitures arrive de la rue. Derechef, un chien s’estintroduit dans la maison. On le chasse. Il geint… Encore une minuted’attente, et bruyamment, sauvagement éclate, dans la chambre depassage, une marche assourdissante, enragée, folle. L’air résonned’exclamations, de baisers ; des bouchons partent ; lesdomestiques ont des airs graves…

Lioûbotchka et son mari – un monsieur sérieuxà lunettes d’or – sont ahuris. L’assourdissante musique,l’éclatante lumière, l’attention générale, une masse de figuresinconnues les accablent. Ils regardent stupidement de tous côtés,ne voyant et ne comprenant rien.

On boit du champagne et du thé. Tout se passeavec convenance et sérieux. Les innombrables parents,d’extraordinaires grands-pères et grand’mères, que personneauparavant n’avait jamais vus, le clergé, des militaires enretraite, à nuque plate, les remplaçants des parents pour lacérémonie, les parrains et marraines debout près de la tableboivent du thé à petites gorgées en parlant de la Bulgarie. Lesdemoiselles, telles des mouches, se collent aux murs, et lesgarçons d’honneur, eux-mêmes, ayant perdu leur air agité, setiennent cois près de la porte.

Mais il se passe une heure, deux heures, etvoilà que toute la maison vibre de musique et de danses. Derechef,les garçons d’honneur ont l’air d’avoir rompu leurs chaînes. Dansla salle à manger, où le buffet est dressé en formidable fer àcheval, se groupent les vieilles gens et la jeunesse qui ne dansepas. Le colonel, qui a déjà bu cinq petits verres de vin, a lespaupières battantes, claque des doigts et étouffe de rire. Il luiest venu l’idée qu’il serait bien de marier les garçons d’honneur,et cela lui plaît, lui semble spirituel, original ; il estheureux, – si heureux qu’il ne peut l’exprimer, et ne fait querire… Sa femme, qui depuis le matin n’a rien mangé, et que lechampagne a grisée, sourit béatement, en disant à chacun :

– On ne peut pas, messieurs, on ne peutpas aller dans la chambre à coucher ! C’est indélicat ;n’y allez pas voir !

Ce qui signifie : Daignez aller voir lachambre à coucher !

Tout son orgueil maternel et tous ses talentsse sont concentrés dans cette chambre. Et il y a de quoi êtrefière ! Au milieu de la chambre se trouvent deux lits à hauteliterie. Les taies d’oreiller sont en dentelles, les courtepointesen soie, brodées d’initiales savantes et indéchiffrables. Sur lelit de Lioûbotchka est posé un bonnet à rubans roses ; surcelui de son mari, une robe de chambre, couleur souris, à glandsbleus. Chacun des invités, ayant examiné le lit, considère commeson devoir de cligner de l’œil significativement et de dire :« Hu-hum ! » Et la vieille, radieuse,chuchote :

– La chambre, mon cher, a coûté troiscents roubles. Est-ce rien ? Allons, sortez. Les hommes nedoivent pas entrer ici.

Vers trois heures du matin, on sert le souper.Le garçon à favoris porte les toasts et la musique joue une marche.Iéfime Pétrôvitch finit de se griser, et ne reconnaît pluspersonne. Il lui semble qu’il n’est pas chez lui, mais en visite,et qu’on l’a insulté. Il prend son pardessus et son bonnet dansl’antichambre, cherche ses caoutchoucs, et crie, d’une voixrauque :

– Je ne veux plus rester ici ! Vousêtes tous des misérables ! des gredins ! Je vous feraivoir qui vous êtes !

Sa femme, à ses côtés, lui dit :

– Calme-toi, âme de païen !Calme-toi, hérode, idole, ma punition !

1887.

LE VENGEUR

Peu après avoir surpris sa femme en flagrantdélit, Fiôdor Fiôdorovitch Sigâiév choisissait, au magasin d’armes,Schmooks and C°, un revolver à sa convenance. Sa figure reflétaitle courroux et une résolution inébranlable.

« Je sais ce que j’ai à faire…pensait-il. Les principes bafoués, l’honneur traîné dans la boue,le vice triomphant, je dois en qualité d’honnête homme, et à titrecivique, m’ériger en vengeur. Je vais la tuer, son amant ensuite,et puis moi… »

Sans avoir encore choisi le revolver ni tuépersonne, son imagination lui représentait trois cadavresensanglantés, des crânes fracassés, de la cervelle répandue, dubrouhaha, une foule de badauds, l’autopsie… Il se figurait, avecune mauvaise joie d’homme outragé, la terreur des parents et dupublic, l’agonie de la traîtresse, et il lisait déjà en esprit desarticles sur la dissolution de la famille.

Le commis armurier – un petit homme alerte,l’air français, bedonnant, avec un gilet blanc – étalait desrevolvers devant lui, et, avec un sourire respectueux, rassemblantmilitairement ses petites jambes, disait :

– Je vous conseillerais, monsieur, deprendre ce beau revolver, système Smith et Vaysson. C’est ledernier mot de la science des armes à feu : trois coups,extracteur, porte à six cents pas, percussion centrale. J’attire,monsieur, votre attention sur le fini du travail. C’est le systèmele plus en vogue, monsieur… Nous en vendons une dizaine par jourcontre les malfaiteurs, les loups et les amants. Tir très sûr, trèspuissant, arme à grande portée, tuant de plein fouet la femme etl’amant. Pour le suicide, monsieur, je ne connais pas de meilleursystème…

Le vendeur relevait et abaissait le chien,soufflait sur le canon, visait et faisait mine d’étoufferd’enthousiasme. On pouvait croire, voyant son visage ravi, qu’il seserait volontiers envoyé une balle dans la tête s’il eût possédéune arme d’un aussi bon modèle que celui-ci.

– Le prix ? demanda Sigâiév.

– Quarante-cinq roubles, monsieur.

– Hum… c’est cher pour moi !

– En ce cas, monsieur, je vous proposeraiun autre modèle, meilleur marché. Prenez la peine d’examiner. Nousavons un énorme choix à tous les prix… Par exemple, ce revolver, desystème Lefaucheux, ne coûte que dix-huit roubles, mais (le commisfit une moue dédaigneuse), mais, monsieur, ce système a vieilli.Seuls l’achètent les prolétaires intellectuels et les personnesnerveuses. Se tuer ou tuer sa femme avec un Lefaucheux est,maintenant, mal porté ! Le bon ton n’admet que le Smith etVaysson.

– Je n’ai besoin, dit mensongèrementSigâiév, d’une voix sombre, ni de me tuer, ni de tuer. Je n’achèteune arme que pour la campagne… pour faire peur aux voleurs…

– Nous n’avons pas à savoir dans quel butvous achetez, dit le commis avec un sourire, baissant modestementles yeux. Si nous avions, monsieur, à chercher les raisons danschaque cas, il nous faudrait fermer boutique. Pour effrayer lesvoleurs, un Lefaucheux ne vaut rien, parce que la détonation decette arme est faible et sourde, mais je vous proposerais unpistolet ordinaire à capsules Mortimer, le modèle dit de duel…

« Si je le provoquais en duel !…pensa Sigâiév. Ce serait lui faire trop d’honneur… Des animauxpareils, on les abat comme des chiens… »

Le vendeur, se tournant gracieusement etpiétinant sur place avec ses petites jambes, plaça devant lui, sanscesser de sourire et de parler un tas de revolvers. Les Smith etVaysson semblaient les plus attrayants et les plus impressionnants.Sigâiév prit en mains un revolver de ce système, s’y arrêtastupidement, plongé dans ses réflexions.

Son imagination lui dépeignait comment ilfracasserait les crânes, comment le sang coulerait à flots sur letapis et le parquet, comment la traîtresse, expirante, gigoterait.Mais cela ne suffisait pas à son âme indignée. Les tableauxsanglants, les cris et l’horreur ne le satisfaisaient pas. Ilfallait trouver quelque chose de plus atroce.

« Voilà, songea-t-il, je le tuerai et moiensuite, et la laisserai vivre. Qu’elle se consume de remords etbaigne dans le mépris de ceux qui l’entoureront… Ce sera, pour unenature aussi nerveuse, beaucoup plus torturant que la mort…

Et Sigâiév se représente son enterrement.Outragé, il repose dans le cercueil, avec un doux sourire auxlèvres, tandis que, pâle, rongé de remords, l’infidèle suit,pareille à Niobé, et ne sait où se fourrer, en raison des regardsexterminateurs et méprisants que la foule indignée jette surelle…

– Je vois, monsieur, dit l’armurier,interrompant les rêveries de Sigâiév, que le Smith et Vaysson vousplaît. S’il vous semble trop cher, qu’à cela ne tienne, je vousrabattrai cinq roubles… Du reste, nous avons encore d’autressystèmes à meilleur marché.

Le petit bonhomme à mine française se retournagracieusement, et, atteignit sur un rayon une douzaine d’autresétuis avec des revolvers.

– En voilà de trente roubles, monsieur.Ce n’est pas cher, étant donné notre change horriblement bas et lesfrais de douane qui augmentent à toute heure. Monsieur, je suisconservateur, je le jure ; mais je commence à grogner.Songez-y, le change et la douane font que, seuls, les richespeuvent acheter de belles armes ! Pour les pauvres, il nereste que des armes de Toûla, et des allumettes au soufre. Et lesarmes de Toûla, c’est une vraie malédiction. En tirant sur sa femmeavec un revolver de Toûla, on se traverse l’omoplate…

Sigâiév ressentit tout à coup du dépit et duregret d’être mort et de ne pas voir les souffrances de latraîtresse. La vengeance n’est douce que lorsqu’il est possibled’en considérer et d’en goûter les fruits. Quel intérêt y a-t-il àêtre dans son cercueil et à ne se rendre compte de rien !

« Ne vaut-il pas mieux agir ainsi ?songea-t-il. La tuer, aller à son enterrement, regarder et me tuerensuite… Mais on m’arrêtera avant l’enterrement et on me désarmera…Il faut donc s’y prendre ainsi : le tuer ; elle restevivante ; et moi… je ne me tue pas jusqu’à nouvel ordre et melaisse arrêter. J’aurai toujours le temps de me tuer. La prison acela de bon que, au cours de l’enquête, j’aurai la possibilité derévéler devant la justice et la société toute la bassesse de saconduite. Si je me tue – avec le mensonge et l’effronterie qui lacaractérisent – elle m’accusera de tout, et la société légitimerason acte, et, peut-être, se moquera-t-elle de moi. Si je restevivant, je… »

Une minute après, il pensait :

« Oui, si je me tue, on m’accusera sansdoute, et l’on me soupçonnera de sentiments bas… D’ailleurs,premièrement, pourquoi me tuer… En second lieu, se tuer c’est avoirpeur. Donc, je le tue, je la laisse vivre, et je passe en jugement.On me jugera et elle comparaîtra comme témoin… Je m’imagine saconfusion, sa honte, quand mon défenseur la questionnera ! Lessympathies du tribunal, du public et de la presse serontcertainement de mon côté… »

Il réfléchissait, et le vendeur étalait desmarchandises devant lui, considérant comme son devoir d’occuperl’acheteur.

– Voici, bavardait-il, des pistoletsanglais d’un nouveau système que nous venons de recevoir. Mais, jevous préviens, monsieur, que tous ces modèles pâlissent devant ceuxde Smith et Vaysson. Ces jours derniers – vous l’avez probablementlu – un officier nous acheta un revolver de ce système. Il tira surl’amant, et que pensez-vous ? La balle traversa de plein fouetune lampe de bronze, puis le piano à queue, et, par ricochet, elletua un chien griffon, et érafla l’épouse. L’effet est brillant etfait honneur à notre maison. L’officier est présentement arrêté. Ilsera assurément condamné et ira aux travaux forcés. D’abord noslois sont trop vieilles, ensuite, monsieur, le jugement esttoujours favorable à l’amant. La raison ? Bien simple,monsieur ! Les juges, les jurés, le procureur et le défenseurvivent avec des femmes qui ne sont pas les leurs, et ils ont plusde repos s’il se trouve en Russie un mari de moins. Il seraitagréable à la société que le gouvernement envoyât à Sakhaline tousles maris. Oh ! monsieur, vous ne savez pas quelle indignationsoulève en moi la dépravation actuelle des mœurs ! Il estaujourd’hui reçu d’aimer les femmes des autres, comme il est reçude fumer les cigarettes d’autrui et de lire ses livres. Chaqueannée, notre commerce empire, et ce n’est pas à dire qu’il y aitmoins d’amants : cela veut dire que les maris acceptent leursituation, craignant le tribunal et les travaux forcés.

Le commis regarda autour de lui etchuchota :

– Et à qui la faute, monsieur ? Augouvernement !

« Aller à Sakhaline pour un porcquelconque, songeait Sigâiév, ce n’est pas non plus raisonnable. Sije vais aux travaux forcés cela donnera à ma femme la possibilitéde se remarier et de tromper son second mari. Elle triomphera…Alors ?… je la laisse vivre ; je ne me tue pas ;lui… je ne le tue pas, non plus… Il faut trouver quelque chose deplus raisonnable et de plus touchant… Je les punirai par le mépriset intenterai un scandaleux procès en divorce… »

– Voici encore, monsieur, un nouveausystème, dit le vendeur, atteignant une nouvelle douzaine derevolvers. J’attire votre attention sur le mécanisme original de lafermeture…

Sigâiév, après sa décision, n’avait plusbesoin de revolver, mais le commis, de plus en plus inspiré, necessait d’étaler devant lui la marchandise. Le mari trompé euthonte de l’avoir fait s’enthousiasmer pour rien, sourire et perdreson temps.

– Bon, murmura-t-il, en ce cas-là jereviendrai… ou j’enverrai quelqu’un.

Il ne vit pas l’expression de physionomie duvendeur, mais pour atténuer un peu la gêne qu’il causait, il sentitle besoin d’acheter quelque chose. Mais quoi ? Il regardaautour de lui, cherchant quelque chose à bon marché, et son regards’arrêta sur un filet vert, suspendu auprès de la porte.

– Qu’est-ce que cela ?demanda-t-il.

– Un filet pour la chasse auxcailles.

– Cela coûte ?

– Huit roubles, monsieur.

– Enveloppez-le-moi…

Le mari outragé paya huit roubles, prit lefilet, et, se sentant encore plus outragé, sortit du magasin.

1885.

UNE VENGEANCE

Lév Sâvvitch Toûrmanov, un indigènequelconque, ayant une petite fortune, une jeune femme et uneimportante calvitie, jouait un jour au vinnte[31]chez un ami, le jour de sa fête.

Après une belle perte, qui le mit en sueur,Lév Sâvvitch se rappela soudain que, depuis un long moment, iln’avait pas bu de vodka. Se levant et se dandinant gravement sur lapointe des pieds, il se glissa entre les tables, passa par la salleà manger où la jeunesse dansait, – y tapota paternellement, avec unsourire condescendant, l’épaule d’un jeune pharmacien fluet, – etdisparut par la petite porte conduisant au buffet.

Là, se dressaient sur une petite table rondedes bouteilles et des carafons de vodka… Près d’eux, entre autreshors-d’œuvre, était étalé sur une assiette, vert de persil etd’oignon, un hareng à demi mangé. Lév Sâvvitch se versa un verre devodka, remua les doigts en l’air comme s’il s’apprêtait à faire undiscours, but et fit ensuite une douloureuse grimace, puis ilpiqua, avec une fourchette, un morceau de hareng, et…

Mais à ce moment-là des voix retentirentderrière la muraille.

– Bien, pourquoi pas… disait vivement unevoix de femme. Mais quand cela ?

« Ma femme ! reconnut Lév Sâvvitch…Avec qui est-elle ? »

– Quand tu voudras, mon amie… réponditderrière la muraille une voix profonde et pleine. Aujourd’hui, cen’est pas très commode ; demain, je suis pris toute la saintejournée…

« Déghtiarév !… » se ditToûrmanov, reconnaissant la voix d’un de ses amis. « Toiaussi, Brutus ! Est-il possible qu’elle l’ait enchaîné luiaussi à son char ? Quelle femme inlassable, inassouvie !Elle ne peut pas rester un jour sans aventure. »

– Oui, demain je suis pris, continua lavoix de basse. Si tu veux, écris-moi un mot demain… J’en seraicontent et heureux… Seulement il faudrait mettre de l’ordre à notrecorrespondance… Il faut trouver un système quelconque. Par laposte, ce n’est pas très sûr. Si je t’écris, ton dindon peutprendre la lettre au facteur ; si tu m’écris, ma moitiérecevra la lettre en mon absence, et, certainement, ladécachettera.

– Comment donc faire ?

– Il faut trouver un moyen. On ne peutpas non plus envoyer par les domestiques, parce que tonSobakièvitch[32] a certainement la femme de chambreet les domestiques en mains… Est-il en train de jouer auxcartes ?

– Oui. Et, l’imbécile, il perdtoujours !

– C’est pour ça qu’il a de la chance enamour, dit Déghtiarév en riant. Voici, ma mie, le moyen qui mevient en tête… Demain, à six heures précises, en sortant de monbureau, je traverserai le jardin public où j’ai à voir ledirecteur ; alors, mon âme, tâche de mettre exactement poursix heures précises un billet dans le vase en marbre à gauche de latonnelle de vigne…

– Je sais, je sais…

– Ce sera poétique, mystérieux etnouveau. Ni ton pansu, ni ma chrétienne n’en sauront rien.Compris ?

Lév Sâvvitch dépêcha un autre verre et revintà la table de jeu. La découverte qu’il venait de faire ne l’avaitni frappé, ni surpris, ni indigné. Le temps où il s’indignait,faisait des scènes, jurait et même battait, était depuis longtempspassé. Il se désintéressait de la chose, et n’attachait aucuneimportance aux aventures de sa légère épouse. Mais cela lui futpourtant désagréable. Les surnoms de dindon, de Sobakièvitch, depansu, etc., froissaient son amour-propre.

– Quelle canaille tout de même, ceDéghtiarév ! songeait-il en inscrivant ses différences. Quandil me rencontre, il fait semblant d’être mon ami ; il mesourit de toutes ses dents, me tape sur le ventre, et voyez un peuquelle crasse il me fait ! En face, il me traite d’ami, et, ledos tourné, je suis un dindon, un pansu…

Plus Lév Sâvvitch s’enfonçait dans la perte,plus forte devenait sa sensation d’offense.

« Un béjaune !… pensait-il enbrisant furieusement la craie, un gamin !… Je ne veux pasavoir d’affaire, sans cela je t’en donnerais duSobakièvitch ! »

Au souper, il ne put voir avec insouciance lafigure de Déghtiarév, et l’autre, comme par un fait exprès,l’accablait sans trêve de questions : s’il avait gagné ?pourquoi il était si triste ?, etc., etc. Il eut même letoupet, s’autorisant de leur bonne connaissance, de reprocher à safemme de ne pas soigner assez la santé de son époux. Et elle, commesi de rien n’était, regardait son mari avec des yeux onctueux,riait si gaiement, causait si innocemment, que le diable lui-mêmene l’eût pas soupçonnée d’infidélité.

Rentré chez lui, Lév Sâvvitch se sentaitmécontent et méchant comme s’il eût, à souper, mangé, au lieu deveau, un vieux caoutchouc. Peut-être, en se raisonnant, aurait-iloublié, mais le babil de sa femme et ses sourires lui rappelaient àtout instant les mots : dindon, oie, pansu…

« Il faudrait le gifler, levaurien ! songeait-il, le « moucher »publiquement. »

Et il pensait qu’il serait bon de rosserDéghtiarév, de tirer sur lui, dans un duel, comme on tire sur unmoineau, de le faire révoquer ou de fourrer dans le vase de marbrequelque chose d’incongru, de puant, – un rat crevé par exemple… Ilne serait pas mal d’enlever du vase la lettre de sa femme et de laremplacer par quelque vers scabreux en signant : « TonAkoûlka, » ou autre chose de ce genre-là.

Toûrmanov arpenta longtemps sa chambre àcoucher, se délectant de rêveries de cet ordre. Soudain ils’arrêta, et, se frappa le front :

– J’ai trouvé, bravo !s’exclama-t-il. (Et il rayonna de joie.) Ce sera très, trèsbien !

Lorsque sa femme fut endormie, Toûrmanovs’assit à son bureau et, après avoir longuement réfléchi, déguisantson écriture, imaginant des fautes d’orthographe, il écrivit ce quisuit :

« Au marchand Doûlinov.

« Honoré monsieur,

« Si à six heures du soir, aujourd’hui,12 septembre, il n’y a pas deux cents roubles dans le vase demarbre qui se trouve dans le jardin public, à gauche de la tonnellede vigne, vous serez tué, et votre magasin de merceriesautera. »

Cette lettre écrite, Lév Sâvvitch sursautad’enthousiasme.

« Est-ce trouvé ? murmurait-il en sefrottant les mains. C’est épatant ! Satan lui-même n’auraitpas inventé une meilleure vengeance. Le marchand va naturellementavoir peur et avertir la police.

La police se cachera vers six heures dans lesarbustes et cueillera le chéri lorsqu’il viendra prendre lalettre !… Ce qu’il va avoir peur ! Jusqu’à ce quel’affaire soit éclaircie, il aura le temps, la canaille, d’en voirde toutes les couleurs et de rester sous clé…Bravo ! »

Lév Sâvvitch timbra la lettre et la portalui-même à la boîte. Il s’endormit avec un sourire béat et dormitcomme il n’avait pas fait depuis longtemps. Le matin, à son réveil,se souvenant de son invention, il se mit à ronronner gaiement etcaressa même au menton son infidèle moitié. En se rendant à sachancellerie, et ensuite assis à son bureau, il ne cessait desourire, se figurant l’effroi de Déghtiarév, tombant dans lepiège.

Vers six heures, n’y tenant plus, Toûrmanovcourut au jardin public pour voir de ses yeux la situationdésespérée de son ennemi.

« Aha ! » faisait-il, quand ilrencontrait un agent.

Arrivé près de la tonnelle, Lév Sâvvitch sedissimula derrière un arbuste, et, fixant sur le vase des regardsexcités, se mit à attendre. Son impatience était sans bornes.

Exactement à six heures, Déghtiarév parut. Lejeune homme était visiblement en excellente humeur. Son haut deforme était hardiment enfoncé en arrière, et, sous son pardessusdéboutonné, il semblait qu’avec son gilet, on vît son âme même. Ilsifflotait et fumait un cigare…

« Tu vas le voir à l’instant le dindon etle Sobakièvitch ! songeait méchamment Toûrmanov.Attends ! »

Déghtiarév s’approcha du vase et y enfonçanonchalamment la main… Lév Sâvvitch se souleva un peu et colla sesregards à lui… Le jeune homme retira du vase un petit paquet,l’examina en tous sens et haussa les épaules, puis il le décachetaen hésitant. Ensuite il re-haussa les épaules. Son visage exprimaun extrême étonnement. Le paquet contenait deux billets de centroubles !

Déghtiarév considéra longuement ces billets. Àla fin, haussant toujours les épaules, il les mit dans sa poche, enprononçant : « Merci. »

Le malheureux Toûrmanov entendit ce :« merci. » Toute la soirée ensuite, il se tint devant lemagasin de Doûlinov, menaçant du poing l’enseigne, et murmurant,indigné :

« Capon ! Marchand de rien dutout ! Méprisable individu ! Kîte Kîtytch[33] ! Capon ! Lièvreventru !… »

1886.

LE MÉCHANT GARÇON

Ivane Ivânytch Lâpkine, jeune homme d’unphysique agréable, et Anna Sémiônovna Zammblîtski, jeune fille àpetit nez retroussé, descendirent la rive escarpée et s’assirentsur un banc. Le banc se trouvait au bord de l’eau sous les épaissesfrondaisons de jeunes saules. Délicieux endroit ! Assis là,vous êtes cachés du monde entier. Seuls peuvent vous voir lespoissons et les cordonniers d’eau qui glissent sur l’onde commel’éclair. Les jeunes gens étaient armés de cannes à pêche,d’éprouvettes, d’un pot à vers et autres accessoires. Ils se mirentaussitôt à pêcher.

– Je suis heureux que nous soyons enfinseuls, commença Lâpkine, jetant les yeux autour de lui. J’aibeaucoup de choses à vous dire, Anna Sémiônovna… beaucoup !…Quand je vous ai vue pour la première fois… Ça mord à votre ligne…j’ai alors compris pourquoi j’existe. J’ai compris où était l’idoleà laquelle je dois vouer ma vie honnête et laborieuse… Ce doit êtreun gros poisson qui mord… En vous voyant, j’aimai pour la premièrefois ; j’aimai passionnément !… Attendez de tirer…Laissez bien mordre… Dites-moi, ma chérie, je vous en conjure,puis-je compter – non pas sur la réciprocité, non ! – cela jene le mérite pas, et je n’ose même pas y penser – puis-je comptersur… Tirez !

Anna Sémiônovna tira sa ligne et poussa uneexclamation. Un poisson vert-argent brilla dans l’air.

– Mon Dieu, une perche !… Aïe !ah !… Vite !… Il s’est détaché !

La perche, détachée de l’hameçon, sauta surl’herbe vers son élément natal, et… plouk, dans l’eau !

En cherchant à rattraper le poisson, Lâpkinesaisit, comme par mégarde, la main d’Anna Sémiônovna et l’approcha,par mégarde, de ses lèvres… Celle-ci la retira, mais il était déjàtrop tard : leurs bouches, par mégarde, s’étaient unies dansun baiser. Cela arriva comme par mégarde. Le premier baiser futsuivi d’un second, puis vinrent des serments, des assurances…Heureuses minutes ! Pourtant, dans cette vie terrestre, iln’est rien d’absolument heureux. Un événement heureux apported’ordinaire en lui son poison ou quelque chose d’extérieurl’empoisonne. Il en fut de même cette fois aussi. Comme les jeunesgens s’embrassaient, un rire soudain retentit. Ils regardèrent larivière et se figèrent : nu jusqu’à la ceinture, un petitgarçon s’y trouvait. C’était le lycéen Kôlia, frère d’AnnaSémiônovna.

Kôlia, debout dans l’eau, regardait les jeunesgens et souriait d’un air malin.

– Aha, aha ! vous vousembrassez ! dit-il. Bien ! Je le dirai à maman.

– J’espère, balbutia Lâpkine enrougissant, qu’en honnête garçon, vous… C’est mal d’espionner et derapporter ! C’est ignoble, vil, dégoûtant… Je suppose qu’enhonnête et noble garçon…

– Donnez-moi un rouble, dit le noblegarçon, et je ne dirai rien… Sans cela, je le dirai.

Lâpkine tira un rouble de sa poche et letendit à Kôlia. Celui-ci le serra dans son poing mouillé, siffla etse mit à nager. Les jeunes gens, cette fois-ci, ne s’embrassèrentplus.

Le lendemain, Lâpkine apporta à Kôlia descouleurs et un ballon, et sa sœur lui fit don de toutes ses boîtesà pilules, vides. Ensuite il fallut lui donner aussi des boutons demanchettes à tête de chien. Tout cela plaisait manifestementbeaucoup au méchant garçon, et, pour recevoir encore plus dechoses, il se mit à guetter. Où allait Lâpkine avec AnnaSémiônovna, Kôlia y allait aussi. Il ne les laissait pas seuls uneminute.

– Ignoble gamin ! disait Lâpkinegrinçant des dents. Si petit, et déjà si canaille ! Qu’ensera-t-il plus tard ?

Tout le mois de juin, Kôlia ne laissa pas lesamoureux en paix. Il menaçait de les dénoncer, les épiait, exigeaitdes présents, n’en était jamais satisfait ; et, à la fin desfins, il demanda une montre.

Il fallut la lui promettre.

Une fois, à dîner, comme on servait desgaufres, il éclata tout à coup de rire, cligna un œil et demanda àLâpkine :

– Si je le disais ? Hein ?

Lâpkine rougit horriblement, et, au lieu de lagaufre, mâcha sa serviette. Anna Sémionovna quitta la table ets’enfuit dans sa chambre.

Et les jeunes gens demeurèrent dans cettesituation jusqu’au jour où Lâpkine, à la fin du mois d’août, fit sademande à Anna Sémionovna.

Oh ! quel heureux jour ! Ayant parléaux parents de la jeune fille et obtenu leur consentement, Lâpkinecourut tout d’abord au jardin et se mit à y chercher Kôlia. L’ayanttrouvé, il fut prêt à sangloter de ravissement et attrapa parl’oreille le méchant garnement. Anna Sémionovna accourut. Ellecherchait elle aussi Kôlia. Et elle le prit par l’autre oreille. Ilfallait voir la satisfaction des amoureux quand Kôlia pleurait etles suppliait :

– Mes chers, mes gentils, mes bons, je nele ferai plus ! Aïe ! aïe ! pardonnez-moi !

Et les fiancés avouèrent ensuite tous les deuxque, tandis qu’ils avaient été amoureux l’un de l’autre, ilsn’avaient jamais éprouvé un aussi grand bonheur, une félicité plusprofonde, que pendant les minutes où ils secouaient les oreilles duméchant gamin.

1883.

LA CHANCE FÉMININE

On enterrait le lieutenant généralZapoupyrine. Désireuse de voir la levée du corps, la fouleaccourait de toutes parts vers la maison mortuaire devant laquellejouait la musique militaire et retentissaient des commandements.Dans un des groupes, qui se hâtaient vers la cérémonie, setrouvaient les fonctionnaires Prôbkine et Svistkov, accompagnés deleurs femmes.

– Messieurs, on ne passe pas ! dit,en les arrêtant, quand ils arrivèrent près du cordon, unaide-commissaire qui avait une bonne figure sympathique. Onne-pas-se-pas ! Je vous pri-e de vous reculer un peu.Messieurs, cela ne dépend pas de moi ! En arrière, je vousprie ! Enfin, soit, les dames peuvent passer !… Je vousen prie, mesdames, mais… vous, messieurs, au nom de Dieu…

Mmes Prôbkine et Svistkov,rougissant de l’amabilité fortuite de l’aide-commissaire,franchirent le cordon. Leurs maris restèrent en deçà de la haiehumaine et se mirent à contempler le dos des agents à pied et àcheval.

– Elles ont réussi à passer ! ditPrôbkine, voyant avec envie et presque avec haine les damess’éloigner. Ils ont de la chance, les chignons, Dieu mepardonne ! Il n’y aura jamais de pareils privilèges pour notresexe que pour le leur, le sexe des dames. Et, voyons, qu’y a-t-ilen elles de particulier ? On laisse passer des femmes, on peutle dire, tout à fait ordinaires, pleines de préjugés, et toi etmoi, serions-nous conseillers d’État, on ne nous laisserait passerpour rien au monde.

– Vous raisonnez étrangement,messieurs ! dit l’aide-commissaire en regardant Prôbkine d’unair de reproche. Si on vous laissait passer, vous bousculeriez toutde suite et commenceriez à faire du désordre ; tandis que,dans sa délicatesse, une dame ne se permettra rien de pareil.

– Laissez, je vous prie ! fitPrôbkine, fâché. Dans la foule, une dame bouscule toujours lapremière. L’homme reste immobile et regarde devant lui, tandisqu’une dame écarte les bras et pousse, de peur qu’on ne chiffonneses atours. Il n’y a pas à dire : le sexe féminin a toujoursde la chance en tout ! Les femmes ne sont pas soldats, ellesentrent gratuitement aux soirées dansantes, elles sont affranchiesdes punitions corporelles… Et en échange de quels services, je vousle demande ?… Une jeune fille laisse tomber sonmouchoir : ramasse-le-lui ; elle entre : lève-toi etcède-lui ta chaise ; elle part : reconduis-la… Et parlonsun peu des rangs !… Pour arriver à celui, disons de conseillerd’État, il nous faut, toi et moi, peiner toute la vie, et qu’en unedemi-heure une jeune fille épouse un conseiller d’État, la voilà unpersonnage ! Pour devenir prince ou comte, il faut conquérirl’univers, prendre Chîpka, être ministre, et une Vârénnka ou uneKâténnka quelconque, qui a encore du lait sur les lèvres, tourne satraîne devant un comte, fait des petits yeux, et la voilà« Votre Excellence »… Tu es secrétaire degouvernement[34]… tu as, on peut le dire, acquis cerang dans le sang et la sueur, et ta Maria Fomîchna, qu’a-t-ellefait ? Pourquoi est-elle secrétaire de gouvernement ?Issue du clergé, elle est devenue tout droit femme d’unfonctionnaire ! Belle fonctionnaire ! Donne-lui à fairenotre travail, elle te fourrera les recettes dans les dépenses.

– Oui, remarqua Svistkov, mais elleenfante dans la douleur.

– La belle affaire ! Si elle setrouvait devant nos chefs quand ils nous font passer le froid dansle dos, tous ces enfantements lui paraîtraient un plaisir. Ellesont, surtout, des privilèges ! Une demoiselle ou une damequelconque de notre société peut pousser à un général une énormitételle que tu n’oserais pas même la dire devant le chef dupersonnel. Mais oui… Ta Maria Fomîchna peut hardiment prendre unconseiller d’État par le bras, et toi, essaie donc de lefaire ! Dans notre maison habite, juste au-dessous de nous, unprofesseur avec sa femme… Il a le rang de général,comprends-tu ; il a le Sainte-Anne de première classe et l’onentend sans cesse de quelle façon sa femme l’arrange :« Imbécile, imbécile et imbécile ! » Et c’est unesimple femme, une artisane… Pourtant celle-là, passe encore !c’est une légitime. Il est admis depuis des siècles que les femmeslégitimes vous injurient ; mais prends les illégitimes !…Ce qu’elles se permettent !… Je n’oublierai jamais de la viece qui m’est arrivé. J’ai failli être perdu, et ce n’est que lessupplications de mes parents qui m’ont sauvé. L’an passé, notregénéral alla, tu te rappelles, pendant les vacances dans sapropriété, et m’emmena avec lui pour faire sa correspondance. Uneheure de travail, affaire de rien. La tâche expédiée, il n’y avaitqu’à aller se promener dans les bois, ou à écouter chanter desromances à l’office. Notre général est célibataire. Maison bienmontée. Des domestiques, autant que des chiens ; pas defemme ; personne pour diriger. Tout ce monde est relâché,indiscipliné… C’est une simple paysanne, la gouvernante VèraNikîtichna qui commande à tous… C’est elle qui verse le thé,commande le dîner, crie après les valets de chambre ; unefemme méchante, mon cher, empoisonnante, l’air de Satan. Grosse,rouge, glapissante… Quand elle se met à crier après quelqu’un, ellepiaille si fort que c’est à en enlever les Images. Ses injuresétaient moins agaçantes que le son de sa voix. Oh !Seigneur ! Personne, à cause d’elle, n’était tranquille. Ellene s’en prenait pas seulement aux domestiques ; ellem’attrapait moi aussi, la rosse !… Attends, me dis-je, je vaissaisir une occasion favorable et tout raconter au général. Il estabsorbé par son service, me dis-je, et ne voit pas que tu le voleset que tu persécutes les gens. Patiente un peu, je vais lui ouvrirles yeux ! Et, mon cher, je les lui ouvris de telle façon quej’ai failli fermer les miens pour toujours… Je frémis encoremaintenant quand j’y pense… Une fois, en passant dans le couloir,j’entends crier. Je crus d’abord que l’on saignait un porc, mais jeprêtai l’oreille et entendis Vèra Nikîtichna jurer :« Créature ! saleté ! diable ! » À qui ena-t-elle ? pensai-je. Et tout à coup, frère, je vois une portes’ouvrir et notre général sortir vivement, tout rouge, les yeuxhors de la tête, les cheveux comme si le diable avait soufflédessus ; et elle lui crie : « Diable !Saleté ! »

– Que racontes-tu ?

– Ma parole d’honneur ! J’en avaischaud, tu sais. Notre général court chez lui et je reste dans lecouloir comme un imbécile sans rien comprendre. Une simple paysanneignorante, une cuisinière, une serve, et qui, tout d’un coup, sepermet de ces mots et de ces agissements ! C’est, me dis-je,que le général a voulu la renvoyer, et elle, profitant de ce qu’iln’y avait pas de témoin, l’a mis à toutes les sauces. Peu luiimporte, puisque de toute façon il faudra qu’elle parte ! Çame mit hors de moi !… J’entrai dans sa chambre et luidis : « Comment as-tu osé, vaurienne, dire des motspareils à un personnage si haut placé ? Tu crois donc que,parce que c’est un faible vieillard, il n’a personne pour ledéfendre ? » Et j’y allai, tu sais, je lui flanquai deuxbonnes gifles sur ses joues grasses. Mais ce qu’elle se mit àbrailler, frère, à hurler, ah ! maudite fusses-tu trois foisdamnée, malheur de malheur ! Je me bouchai les oreilles etm’en allai dans les bois. Au bout de deux heures environ, un gaminaccourt à moi : « Monsieur vous demande. » J’y vais.J’entre. Il est assis, gonflé comme un dindon, et ne me regardemême pas.

– Dites-moi, fait-il, que trafiquez-vousdans ma maison ?

– Que voulez-vous dire ? lui dis-je.Si c’est au sujet de Nikîtichna, c’est pour vous, Excellence, quej’ai pris fait et cause.

– Avez-vous à vous mêler des affairesintimes des autres ? me dit-il.

Les affaires intimes… tu comprends ! Etil commença, frère, à me tancer, à me morigéner ; j’en étaispresque mort ! Il parla, parla, bougonna, et, tout à coup, levoilà qui éclate de rire sans motif.

– Comment, me dit-il, avez-vousosé ? Comment avez-vous eu ce courage ? C’estétonnant ! Mais j’espère, mon ami, que tout cela restera entrenous… Je comprends votre emportement, mais convenez que votreprésence dans ma maison n’est plus possible…

Et voilà, frère, il était même étonnant quej’eusse osé battre un oiseau de cette importance ! La bonnefemme l’avait aveuglé !… Conseiller d’État privé, l’AigleBlanc[35] , personne au-dessus de lui, et ils’était acoquiné à cette commère !… Le sexe féminin, frère, ade grrrands privilèges !… Mais… découvre-toi. On apporte legénéral… Que de décorations, saints de lumière ! Maispourquoi, mon Dieu, a-t-on laissé les dames passer en avant.Entendent-elles quelque chose aux décorations ? »

La musique se mit à jouer.

1886.

UN HOMME DE CONNAISSANCE

Sortie de l’hôpital, la ravissante Wanda, ou,comme elle s’appelait sur son passeport, la citoyenne honoraireNastâssia Kanâvkine, se trouvait dans une situation qu’elle n’avaitjamais connue précédemment : sans gîte et pas un copek.

Que devenir ?

Elle se rendit tout d’abord au Mont-de-Piétéet y engagea sa bague de turquoise, son seul bijou. On lui avançaun rouble sur la bague, mais… que peut-on acheter pour unrouble ? On ne peut, pour cette somme, acheter ni courteblouse à la mode, ni grand chapeau, ni petits souliers mordorés, etsans ces objets-là, Wanda se sentait comme nue. Il lui semblait quenon seulement les gens, mais même les chevaux et les chiens laregardaient et se moquaient de la simplicité de sa robe. Elle nepensait qu’à sa toilette. La question de ce qu’elle mangerait et oùelle logerait ne l’inquiétait aucunement.

« Si je pouvais rencontrer un homme queje connaisse… pensait-elle. Je lui emprunterais de l’argent… Pas unne me refusera, parce que… »

Mais elle ne rencontrait pas d’homme qu’elleconnût. Il n’est pas difficile d’en rencontrer le soir à laRenaissance , mais à la Renaissance onne laisse pas entrer une femme en robe si simple, et sans chapeau.Que faire ?

Après de longues angoisses, lorsque Wanda futlasse de marcher, et de rester assise et de réfléchir, elle sedécida à employer le dernier moyen : aller tout droit chezquelque homme qu’elle connût et lui demander de l’argent.

« Chez qui aller ? songeait-elle. Onne peut pas aller chez Mîcha ; il a sa famille… Le vieux rouxest, en ce moment, à son service… »

Wanda se souvint du dentiste Finkel, juifconverti, qui lui avait donné, il y avait trois mois, un bracelet,et sur la tête duquel, un soir, en soupant au club allemand, elleavait versé un verre de bière. S’étant souvenue de ce Finkel, elles’en réjouit beaucoup.

« Pourvu que je le trouve chez lui,pensait-elle en s’y rendant, il me donnera certainement del’argent… Et s’il ne m’en donne pas, je lui casserai toutes seslampes. »

Tandis qu’elle approchait de la maison dudentiste, elle avait déjà fait un plan. Elle monterait l’escalieren riant, pénétrerait en coup de vent dans le cabinet etdemanderait au dentiste vingt-cinq roubles…

Mais quand elle prit la sonnette, ce projet,on ne sait comment, sortit tout seul de sa tête. Wanda se mitsoudain à avoir peur et à s’inquiéter, ce qui ne lui était jamaisarrivé. Elle n’était hardie et effrontée qu’en compagnie debuveurs, et, maintenant, vêtue d’une robe simple, dans le rôled’une solliciteuse ordinaire, que l’on peut éconduire, elle sesentait timide et humiliée. Elle avait honte et peur.

« Peut-être, songeait-elle, sans osertirer la sonnette, m’a-t-il déjà oubliée… Et comment, avec cetterobe, entrerai-je chez lui ? Comme une mendiante ou n’importequelle petite artisane… »

Elle sonna timidement. Des pas retentirentderrière la porte. C’était le Suisse.

– Le docteur est-il chez lui ?demanda-t-elle.

Il lui eût été plus agréable à présent que leSuisse lui répondit : « Non, » mais il la fit entreret la débarrassa de son manteau.

L’escalier lui avait paru magnifique, luxueux,et, de tout ce luxe, la première chose qui lui sauta aux yeux futune grande glace dans laquelle elle vit une silhouette déguenillée,sans grand chapeau, sans jaquette à la mode et sans petits souliersmordorés. Et il semblait étrange à Wanda qu’elle fût à présent sipauvrement vêtue et ressemblât à une couturière ou à uneblanchisseuse. Elle eut honte et n’eut plus ni hardiesse nieffronterie ; en esprit elle ne s’appelait déjà plus Wanda,mais comme jadis Nastâssia Kanâvkine.

– Donnez-vous la peine… lui dit la femmede chambre, en l’introduisant dans le cabinet. Le docteur vient àl’instant. Asseyez-vous.

Wanda se laissa choir dans un fauteuilmoelleux.

« je lui dirai : « Prêtez-moide l’argent ! » Cela se peut, puisqu’il me connaît. Maisvoilà, il faudrait que la femme de chambre s’en allât : c’estgênant devant elle… Qu’attend-elle ici ? »

Cinq minutes après, la porte s’ouvrit etFinkel apparut, grand juif basané, les joues grasses et des yeux àfleur de tête. Ses joues, ses yeux, son ventre, ses grossescuisses, que tout cela était débordant, répugnant, imposant !À la Renaissance et au club allemand, il était,d’ordinaire, un peu parti, dépensait beaucoup et supportaitpatiemment les plaisanteries des femmes. Par exemple, le soir oùWanda lui avait versé de la bière sur la tête, il ne fit quesourire et la menacer du doigt. Mais, à présent, il avait un airmorose, somnolent ; il regardait froidement, gravement, commeun chef, et mâchait quelque chose.

– Que désirez-vous ? demanda-t-ilsans regarder Wanda.

Wanda entrevit la figure sérieuse de la femmede chambre, le gros Finkel, qui ne la reconnaissait évidemment pas,et elle rougit.

– J’ai… j’ai mal aux dents…balbutia-t-elle.

– Ah !… Quelles dents ?Où ?

Wanda se souvint qu’elle avait une dentcariée.

– À droite, en bas… dit-elle.

– Hum !… Ouvrez la bouche.

Finkel prit un air concentré, retint sarespiration et se mit à examiner la dent malade.

– Ça vous fait mal ? demanda-t-il entâtant la dent avec un bout de fer.

– Ça me fait mal… dit Wanda, enmentant.

« Si je lui rappelais, pensa-t-elle, ilse souviendrait certainement… Mais… la femme de chambre !Pourquoi reste-t-elle ici ? »

Finkel se mit, tout à coup, à lui souffler,comme une locomotive, dans la bouche, et dit :

– Je ne vous conseille pas de la plomber…De cette dent-là, vous ne tirerez, peu importe, aucun profit…

Ayant encore un peu fourragé dans la dent etayant tripoté les lèvres et les gencives de Wanda avec des doigtsqui sentaient le tabac, le dentiste retint à nouveau sa respirationet lui glissa dans la bouche quelque chose de froid… Wandaressentit soudain une horrible douleur, poussa un cri et saisitFinkel par le bras.

– Ce n’est rien, ce n’est rien,marmonna-t-il. N’ayez pas peur… De cette dent, vous n’auriez pas eugrand profit. Il faut être courageuse.

Et les doigts ensanglantés, sentant le tabac,mirent sous ses yeux la dent arrachée tandis que la femme dechambre, approchée, lui glissait une cuvette sous la bouche.

– À la maison, rincez-vous la bouche avecde l’eau froide, lui dit Finkel ; le sang cessera decouler.

Il était devant elle dans l’attitude dequelqu’un qui attend que l’on parte enfin et le laissetranquille.

– Adieu…, dit-elle en se tournant vers laporte.

– Hum !… Et qui donc paiera montravail ? demanda Finkel d’une voix riante.

– Ah ! oui…, fit Wanda sesouvenant.

Et, rougissante, elle donna au converti lerouble qui lui avait été prêté sur sa bague.

Revenue dans la rue, elle ressentit une honteencore plus grande, mais à présent ce n’était plus de sa pauvretéqu’elle avait honte ; elle ne remarquait plus qu’elle n’avaitpas de jaquette à la mode et de grand chapeau. Elle cheminait,crachait le sang, et chaque tache rouge lui rappelait sa vie –mauvaise et difficile, – les outrages qu’elle subissait et subiraitencore le lendemain, dans une semaine, dans un an, toute sa viejusqu’à sa mort.

« Oh ! murmurait-elle, que c’esteffrayant, que c’est horrible, mon Dieu ! »

Du reste, le lendemain, Wanda était déjà à laRenaissance et y dansait. Elle avait un énorme chapeaurouge, une nouvelle jaquette à la mode et des petits souliersmordorés. Et un jeune marchand, venu de Kazan, lui offrit àsouper.

1886.

EN VILLÉGIATURE

Récemment marié, un jeune couple va et vientsur la « plate-forme » d’une petite station de chemin defer. Elle se presse contre lui ; il la tientpar la taille ; ils sont heureux. Derrière des lambeaux denuages, la lune les regarde en se refrognant ; elle est sansdoute jalouse et porte peine pour sa virginité inutile à tous.L’air immobile est saturé de l’odeur des lilas et des Sainte-Lucie.Par delà la voie, quelque part, crie un râle de genêt…

– Comme on est bien, Sacha, comme il faitbeau ! dit l’épouse. On croirait, en vérité, que c’est unrêve. Comme ce petit bois nous regarde d’un air engageant etcaressant ! Combien aimables sont ces honnêtes et taciturnespoteaux télégraphiques ! Ils animent le paysage et rappellentqu’il existe quelque part, Sacha, des hommes et de la civilisation…N’aimes-tu pas l’instant où le vent apporte le léger bruit d’untrain qui approche ?

– Oui, Varia… Mais que tu as les mainsbrûlantes ! C’est que tu t’émeus, Varia… Que nous a-t-onpréparé ce soir pour le souper ?

– Un potage à la glace et un petit pouletde grain. Il y a assez d’un petit poulet pour nous deux. On t’aapporté aujourd’hui, de la ville, des sardines et del’esturgeon.

La lune, exactement comme si elle eût prisé dutabac, se cacha derrière un nuage. Le bonheur humain lui rappelaittrop sa solitude, sa couche solitaire par delà les forêts et lesvallons.

– Voici le train ! dit Varia. Quec’est bien.

Au loin apparurent trois yeux de feu. Le chefde gare sortit sur le quai. Des reflets de signaux glissèrent çà etlà sur les rails.

– Laissons passer le train, dit Sacha,bâillant, puis nous rentrerons. Nous sommes si heureux, Varia, quec’est à n’y pas croire !

Le formidable monstre noir glissa, sans bruit,vers le quai, puis s’arrêta. Aux vitres à demi éclairées des wagonsparurent des figures ensommeillées, des chapeaux, des épaules…

– Ah !… cria-t-on de l’un deswagons, Varia et son mari sont venus à notre rencontre ! Lesvoici ! Vârénnka !… Vârétchka, ah[36] !

Deux petites filles, sautant du wagon, sejetèrent au cou de Varia. Derrière eux apparurent une forte dameâgée, un monsieur maigre à favoris gris, puis deux lycéens, chargésde bagages. Derrière les lycéens, la gouvernante ; derrière lagouvernante, la grand’mère.

– Nous voilà, nous voilà, meschéris ! commença le monsieur aux favoris serrant la main deSacha. Alors, tu étais impatient de nous voir ? Tu ascertainement grogné contre ton oncle qui ne venait pas !Kôlia, Kôstia, Nîna, Fîfa… mes enfants, embrassez votre cousinSacha… Nous arrivons tous chez toi, toute la couvée, pour trois ouquatre jours. J’espère que nous ne vous gênerons pas ?Reçois-nous sans cérémonie, je t’en prie.

Apercevant leur oncle et sa famille, les épouxfurent terrifiés. Tandis que son oncle parlait et l’embrassait, cetableau passa comme un éclair dans l’imagination de Sacha : safemme et lui abandonnant à leurs hôtes leurs trois chambres, leursoreillers, leurs couvertures ; l’esturgeon, les sardines et lepotage glacé, bâfrés, lappés en une seconde ; les petitscousins arrachant les fleurs, renversant l’encre, criant ; latante malade parlant de sa maladie – ver solitaire et mal au creuxde l’estomac, – et racontant qu’elle est née baronne vonFintich[37]…

Et Sacha, regardant déjà sa jeune femme avechaine, lui chuchota :

– C’est pour toi qu’ils viennent… que lediable les emporte !

– Non, c’est pour toi !répondit-elle, pâle, elle aussi, avec haine et colère. Ce ne sontpas mes parents, mais les tiens !

Et se retournant vers ses hôtes, elle leur ditavec un sourire accueillant :

– Soyez les bienvenus !

La lune sortit de derrière le nuage. Elleparaissait sourire. Il semblait qu’il lui fût agréable de n’avoirpas de parents. Sacha s’étant détourné pour cacher à ses hôtes sonméchant visage désespéré, dit, en donnant à sa voix une expressionjoyeuse et affable :

– Soyez les bienvenus ! Soyez lesbienvenus, chers hôtes !

ÉGARÉS

Une bourgade de villas, noyée dans la nuit.Une heure sonne au clocher du village. Les avoués Koziâvkine etLâév, tous deux d’excellente humeur et titubant légèrement, sortentde la forêt, et s’acheminent vers les villas.

– Allons, grâce à Dieu, dit Koziâvkine ensoufflant, nous voilà arrivés ! En notre état, faire à pattescinq verstes depuis la gare, c’est une prouesse. Je suis atrocementfatigué. Et, comme un fait exprès, pas une voiture…

– Pètia, mon cher…, dit l’autre, je n’enpuis plus ! Si je ne suis pas au lit dans cinq minutes, jemeurs, il me semble…

– Au lit, mon vieux ?… Mais tuplaisantes ! Nous allons d’abord souper et boire du vin rouge,et alors seulement nous irons au lit. Ni moi, ni Vièrotchka, nousne te laisserons dormir avant… Ce qu’il est bien, mon vieux, d’êtremarié ! Tu ne comprends pas ça, âme desséchée. Je vais arriverà l’instant chez moi, harassé, exténué… mon aimante femme me feraaccueil, me versera du thé, me donnera à manger, et, enreconnaissance de mon travail et de mon amour, me regardera de sespetits yeux noirs avec tant d’affabilité et d’aménité, que j’enoublierai, mon vieux, et la fatigue et les vols avec effraction etla Cour d’appel et la Cour de cassation… Que c’est bon !

– Oui…, mais il me semble que mes jambessont coupées… Je marche à peine… J’ai horriblement soif…

– Allons, nous voilà arrivés.

Les amis, approchés d’une des villas,s’arrêtèrent devant la fenêtre d’angle.

– La jolie villa ! dit Koziâvkine.Tu verras demain quelle vue ! Pas de lumière aux fenêtres…Vièra est donc déjà couchée. Elle n’aura pas voulu attendre. Elleest couchée et sans doute inquiète de ce que je ne sois pas encorerentré. (De sa canne, Koziâvkine pousse la fenêtre qui s’ouvre.)Quelle femme courageuse ! Elle se couche sans fermer lafenêtre. (Il quitte son macfarlane et le jette, avec sa serviette,dans la chambre.) Qu’il fait chaud ! Donnons-lui, pour lafaire rire, une sérénade. (Il chante) :

La lune nage sur les nuages nocturnes…

La brise respire à peine… La brise

Bouge à peine…

Chante, Aliôcha !… Vièrotchka, faut-il techanter la sérénade de Schubert ?… (Il chante) :

Mon chant… vole avec suppli-ca-ti-on…

(Une toux convulsive interrompt sa voix.)Ah ! Vièrotchka, dis donc à Akssînia de venir nousouvrir ! (Une pause.) Vièrotchka, pas de paresse, lève-toi, machérie ! (Il monte sur une pierre et regarde par la fenêtre.)Viéroûnntchik, ma mie ! Viérèvioûnntchik, mon petitange !… ma femme incomparable, lève-toi et dis à Akssînia denous ouvrir la porte. Voyons ! tu ne dors pas ? Petitemère, nous sommes, Dieu le voit, si fatigués et si affaiblis quenous n’avons pas envie de plaisanter !… Nous venons de la gareà pied ! Entends-tu, oui ou non ? Mais, le diable !…(Il essaie de grimper par la fenêtre, mais retombe.) Voyons, cesplaisanteries ne plaisent peut-être pas à un invité ! Je vois,Vièra, que tu restes aussi pensionnaire que tu l’as toujours été.Tu veux toujours plaisanter !…

– Peut-être, dit Lâév, Vièra Stepânovnadort-elle ?

– Elle ne dort pas. Elle veut sans douteque je fasse du tapage et réveille tous les voisins ! Jecommence à me fâcher, Vièra ! Ah ! le diablem’emporte ! Aide-moi à grimper, Aliôcha ! Vièra, tu esune gamine, une écolière, et rien de plus… Aide-moi !

Lâév, en soufflant, aide Koziâvkine, qui entrepar la fenêtre et disparaît dans l’obscurité de la pièce. Uneminute après, Laèv entend prononcer :

– Viérka, où es-tu ? Où es-tu ?Diable !… Fi, je me suis sali la main à quelque chose !Fi !

On entend un frôlement, un battement d’aileset le cri désespéré d’une poule.

– En voilà une bonne ! grogneKoziâvkine. Vièra, depuis quand avons-nous des poules ? Lediable m’emporte en voilà une quantité !… Une corbeille oùcouve une dinde !… Elle pique du bec, la rosse !…

Deux poules s’envolent avec bruit par lafenêtre et courent dans la rue en criant à plein gosier.

– Aliôcha ! dit Koziâvkine d’unevoix lugubre, nous ne sommes pas où il faut !… Ici, il y a despoules… Je me suis probablement trompé. Mais au diablesoient-elles !… Elles volent de tous côtés, lesanathèmes !

– Alors sors vite de là ! Tum’entends ? Je meurs de soif !

– Une minute… il faut que je retrouve monmacfarlane et ma serviette.

– Fais partir une allumette.

– Mes allumettes sont dans ma pèlerine…J’en ai eu, du flair, de m’introduire ici !… Toutes ces villassont pareilles. Dans l’obscurité, le diable lui-même s’y perdrait.Aïe, la dinde m’a becqueté la joue ! La mâtine !

– Sors vite, ou l’on croira que nousvolons les poules !

– Tout de suite… Je ne retrouve plus dutout mon macfarlane. Il y a ici des tas de bardes, et je ne senspas, parmi elles, où est mon pardessus. Lance-moi desallumettes.

– Je n’en ai pas.

– Belle situation, on peut dire !Que faire ? Je ne puis laisser ici mon macfarlane, ni maserviette. Il faut les trouver.

– Je ne comprends pas, dit Lâèv indigné,comment on peut ne pas reconnaître sa propre maison !… Têted’ivrogne… Si j’avais su qu’il arriverait pareille histoire, je neserais venu avec toi pour rien au monde. Je serais maintenant chezmoi à dormir paisiblement, et, au lieu de cela, me voilà à metourmenter… Je suis horriblement fatigué. J’ai soif… Ma têtetourne !

– Tout de suite, tout de suite… tu n’enmourras pas…

Par-dessus la tête de Lâév s’envole un grandcoq. L’avoué soupire profondément, et, avec un geste accablé, selaisse choir sur une pierre. La soif le brûle, ses yeux se ferment,sa tête tombe de sommeil… Cinq minutes, dix, vingt minutes sepassent, et Koziâvkine continue à batailler avec les poules.

– Piôtre, reviens-tu bientôt ?

– Tout de suite. J’avais trouvé maserviette, mais je l’ai reperdue.

Lâév, la tête appuyée sur ses poings, fermeles yeux. Les cris des poules deviennent toujours plus forts. Leshabitantes de la villa déserte s’envolent par la fenêtre et ilsemble à l’avoué qu’elles tournent comme des chouettes au-dessus desa tête. Leurs cris font tinter ses oreilles. Son âme se remplitd’effroi. « L’animal ! pense-t-il. Il m’a invité, m’apromis de me régaler de lait caillé et de bon vin, et, au lieu decela, il m’oblige à venir à pied de la gare et à écouter cespoules… »

Lâév, tout en s’indignant, enfouit son mentondans son col, appuie sa tête sur sa serviette et s’apaise peu àpeu. La fatigue agit. Il commence à somnoler.

– J’ai trouvé ma serviette ! crieenfin Koziâvkine triomphant. Je retrouve à l’instant monmacfarlane, et, ça y est, nous filons !

Mais à travers sa somnolence, Lâév entend deschiens aboyer. Un seul chien d’abord, puis un second, un troisième…Les aboiements, mêlés aux cris des poules, font un concert sauvage.Quelqu’un s’approche de l’avoué et lui demande quelque chose. Surce, il entend que, par-dessus sa tête, on escalade la fenêtre, quel’on heurte à la porte et que l’on crie… Une femme en tablierrouge, une lanterne à la main, est auprès de lui et lui demandequelque chose.

– Vous n’avez pas le droit de direça ! crie la voix de Koziàvkine. Je suis l’avoué, licencié endroit, Koziàvkine. Voici ma carte de visite !

– Qu’ai-je besoin de votre carte ?dit une grosse voix enrouée. Vous avez effarouché toutes mespoules, cassé tous les œufs. Voyez un peu ce que vous avezfait ! Aujourd’hui ou demain ces œufs de dinde seraient éclos,et vous les avez cassés. Qu’ai-je à faire, monsieur, de votrecarte ?

– N’osez pas me retenir ? Vousentendez ! Je ne le souffrirai pas.

« Que j’ai soif !… » penseLâèv, tâchant d’ouvrir les yeux et sentant que quelqu’un passeencore par-dessus sa tête.

– Je suis Koziàvkine. J’ai ici mavilla ! Chacun, ici, me connaît !

– Nous ne connaissons ici aucunKoziâvkine.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ?Appelez l’ancien du village. Il me connaît !

– Ne vous échauffez pas ; l’officierrural va venir tout de suite… Nous connaissons tous les habitantsd’ici, et ne vous avons jamais vu.

– Il y a déjà cinq ans que j’ai une villaaux Gnîlyié-Vyssièlki.

– Eh là ? Est-ce Vyssièlki,ici !… Ici, c’est Khîlovo ; Gnilyié-Vyssièlki est plus àdroite, derrière la fabrique d’allumettes, à quatre verstesd’ici.

– Ah ! diable, j’ai donc pris unmauvais chemin !…

La voix humaine et le cri des volailles semêlent aux aboiements, et de ce chaos sonore se détache la voix deKoziâvkine :

– N’osez pas faire cela ! Jepaierai ! Vous saurez à qui vous avez affaire !

Enfin, peu à peu, les voix se calment. Lâévsent qu’on lui tapote l’épaule.

1885.

NOCTURNE

Une mouche de moyenne grandeur s’introduisitdans le nez du conseiller de cour Gâguine, substitut du procureur.Fut-ce la curiosité passionnée qui l’y poussa ou y tomba-t-elle àl’étourdie en raison de la nuit, toujours est-il que le nez dusubstitut, ne tolérant pas la présence d’un corps étranger, donnales signes de l’éternuement.

Gâguine éternua donc, éternua avec délices,avec un sifflement aigu, et si fort que le lit en trembla et renditun bruit de ressort.

Maria Mikhâïlovna, la femme du substitut,blonde corpulente, tremblant elle aussi, s’éveilla. Elle ouvrit lesyeux dans l’obscurité, soupira et se retourna dans son lit. Cinqminutes après, elle se retourna à nouveau et ferma plus fortementles yeux ; mais le sommeil ne revenait pas.

Après avoir soupiré et s’être retournée d’uncôté sur l’autre, elle se souleva, enjamba son mari, et, fourrantses pieds dans ses pantoufles, se rendit à la fenêtre.

Il faisait noir. On ne voyait que des massesd’arbres et des toits de hangars, obscurs. L’orient pâlissait àpeine, et encore des nuages s’apprêtaient-ils à couvrir cettepâleur. Dans l’air assoupi et enveloppé de brume, le calme régnait.Bien que payé pour troubler ce calme, le gardien des villaslui-même se taisait[38]. Le râlede genêt, le seul volatile sauvage qui ne fuit pas le voisinage deshabitants des capitales en villégiature, se taisait aussi.

Le calme, ce fut Maria Mikhâïlovna en personnequi le rompit. Regardant dehors, elle poussa soudain un cri. Il luisembla qu’une forme noire, indéfinie, sortant du parterre, plantéd’un maigre peuplier tondu, se dirigeait vers la maison. Elle cruttout d’abord que c’était une vache ou un cheval, puis, s’étantfrotté les yeux, elle commença à distinguer nettement des contourshumains.

Il lui parut que la forme noire s’approchaitde la fenêtre de la cuisine et, après avoir un peu attendu,hésitant apparemment, mettait un pied sur la corniche – et…disparaissait dans l’ombre de la fenêtre.

« Un voleur ! » ce fut l’idéequi lui vint en tête, et une pâleur mortelle couvrit sonvisage.

L’imagination de Maria Mikhâïlovna lui dessinaen un clin d’œil le tableau que craignent toutes les dames à lacampagne : un voleur s’introduisant dans la cuisine, de lacuisine à la salle à manger, prenant l’argenterie dans l’armoire…puis, pénétrant dans la chambre à coucher… armé d’une hache… unefigure de brigand… s’emparait des bijoux… Les genoux de la femme dusubstitut fléchirent, et des fourmis lui coururent dans le dos.Elle secoua son mari :

– Vâssia !… Basile ! VassiliProkôfytch !… Ah ! mon Dieu ! il est commemort ! Réveille-toi, Basile, je t’en supplie !

– Hein ? rugit le substitut,aspirant l’air et faisant des bruits de mastication.

– Au nom du Créateur, réveille-toi !Il vient d’entrer un voleur dans notre cuisine. Je regardais à lafenêtre, et ai vu quelqu’un grimper. De la cuisine, il vas’introduire dans la salle à manger… Les cuillers sont dansl’armoire ! Basile ! c’est ainsi qu’on s’est introduitl’an dernier chez Mâvra Iégôrovna.

– Que… que te faut-il ?

– Dieu, il n’entend pas !… Maiscomprends donc, statue, que je viens de voir, à l’instant, un hommequi a grimpé dans notre cuisine ! Pélaguèia va s’effrayer, et…l’argenterie est dans l’armoire !

– Baliverne !

– Basile, c’est insupportable ! Jete parle d’un danger et tu dors, tu meugles ! Veux-tu doncqu’on nous vole et qu’on nous égorge ?

Le substitut du procureur se soulevapesamment, s’assit dans son lit, emplissant l’air de sesbâillements.

– Le diable sait quels gens vous êtes,marmonna-t-il. On ne peut pas même se reposer la nuit ! Onvous réveille pour des bêtises !…

– Mais, Basile, je te jure que j’ai vu unhomme grimper par la fenêtre !

– Eh bien, après ? Qu’il grimpe…C’est, selon toute vraisemblance, le pompier de Pélaguèia qui vientchez elle.

– Quo-oi ?… Qu’est-ce que tudis ?…

– Je dis que c’est le pompier dePélaguèia qui est là.

– C’est encore pire !… s’écria MariaMikhâïlovna. Pire qu’un voleur ! Je ne veux pas supporter decynisme dans ma maison.

– Quelle vertu, voyez ça !… Tu nesupporteras pas de cynisme ?… Mais en est-ce donc ?Pourquoi employer hors de propos des mots étrangers ? Cela, mamie, existe de toute éternité ; c’est consacré par latradition ; il est pompier, c’est pour fréquenter lescuisinières.

– Non, Basile, tu ne me connaispas ! Je ne puis admettre l’idée que dans ma maison, ceci…cela… Veux-tu te rendre à l’instant à la cuisine, et lui enjoindrede déguerpir ! À l’instant même ! Et demain, je dirai àPélaguèia qu’elle ne se permette pas de pareilles choses. Moimorte, vous pourrez tolérer chez vous de pareils cynismes ;mais pour l’instant ne l’osez pas ! Veuillez yaller !

– Du diable !… grommela Gâguineennuyé. Mais réfléchis un peu avec ta microscopique cervelle defemme. Pourquoi irais-je ?

– Basile, je m’évanouis !

Gâguine, crachant de dépit, mit ses pantoufleset se rendit à la cuisine. Il faisait noir comme dans un tonneaubouché, et le substitut dut avancer à tâtons. Il palpa en chemin laporte de la chambre des enfants et réveilla la vieille bonne.

– Vassilîssa, dit-il, tu as pris hiersoir ma robe de chambre pour la nettoyer ; oùest-elle ?

– Je l’ai donnée, Monsieur, à nettoyer àPélaguèia.

– Quel désordre ! Vous prenez lesvêtements et ne les remettez pas en place… Il faut maintenant mepromener sans robe de chambre.

Entrant dans la cuisine, Gâguine se renditvers l’endroit où, sur une malle, en dessous de la planche auxcasseroles, couchait la cuisinière.

– Pélaguèia, fit-il, en lui tâtantl’épaule et la secouant, est-ce bien toi ? Pélaguèia ?Qu’as-tu à faire semblant de dormir ? Voyons, tu ne dorspas ! Qui est-ce qui vient d’entrer chez toi par lafenêtre ?

– Hum ?… bo-jour ! Quelqu’unest entré par la fenêtre ! Qui peut entrer ?

– Ah !… n’obscurcis pas leschoses ! Dis plutôt à ton vaurien de filer au plus vite. Tuentends ? Il n’a rien à faire ici.

– Mais où avez-vous la tête,Monsieur ? Bo-jour… Me prenez-vous pour une imbécile ?…Toute la sainte journée on s’éreinte à courir ; on n’a pas decesse, et, la nuit, vous allez dire des choses pareilles !… Jesuis payée quatre roubles par mois… avec mon thé et mon sucre, et,sauf cela, aucune considération de personne ! J’ai servi chezdes commerçants et n’ai pas connu pareille honte.

– Allons, allons… pas dejérémiades ! Qu’à la minute ton soudard déguerpissed’ici ! Tu m’entends ?

– C’est péché à vous, Monsieur, ditPélaguèia avec des larmes dans la voix. Des gens instruits, nobles,et ils n’ont pas idée que, dans notre chagrin…, dans notre viemalheureuse… (Elle se met à pleurer) on peut nous insulter. Etpersonne pour nous défendre !

– Allons, allons…, moi, tu penses, çam’est égal ! C’est Madame qui m’a envoyé… Pour ce qui est demoi, laisse même entrer un diable par ta fenêtre, je m’enmoque.

Il ne restait au substitut qu’à reconnaîtrequ’il avait eu tort dans cette perquisition, et à revenir vers safemme.

– Pélaguèia, dit-il à la cuisinière,écoute : tu as pris ma robe de chambre à nettoyer ; oùest-elle ?

– Ah ! pardon, Monsieur. J’ai oubliéde la mettre sur la chaise. Elle est pendue à un clou près dupoêle.

Gâguine chercha à tâtons sa robe de chambreprès du poêle, puis l’endossa et s’achemina paisiblement vers sachambre à coucher.

Après le départ de son mari, Maria Mikhâïlovnas’était remise au lit à attendre. Elle y resta tranquille troisminutes, puis commença à s’inquiéter. « Comme il restelongtemps ! pensa-t-elle. C’est ce… cynique qui est là ;c’est bien ; mais si c’est un voleur ? »

Et son imagination lui dessina cetableau : son mari entre dans la cuisine noire… pan, un coupde hache !… Il meurt sans avoir proféré un son… une mare desang…

Cinq minutes, cinq minutes et demie, enfin sixminutes passent… Une sueur froide mouille son front.

– Basile ! s’écria-t-elle.Basile !…

– Qu’as-tu à crier ? Je suis ici…(Et elle entendit les pas de son mari.) Est-ce que l’ont’égorge ?

Le substitut s’approcha du lit et s’assit surle bord.

– Il n’y a personne, dit-il. Pureimagination, farceuse ! Tu peux te tranquilliser. Ta bête dePélaguèia est aussi vertueuse que sa maîtresse. Quelle poltronne tufais ! Que tu es…

Et le substitut se mit à taquiner safemme ; il avait perdu le sommeil et ne voulait plusdormir.

– Quelle poltronne ! disait-il enriant. Va dès demain chez le docteur faire soigner teshallucinations… Tu es une psychopathe !

– Ça sent le goudron… dit MariaMikhâïlovna. Le goudron ou… quelque chose qui ressemble à del’oignon… ou à de… la soupe aux choux.

– Oui…, ça sent on ne sait quoi… Je n’aiplus envie de dormir. Attends, je vais allumer… Où sont lesallumettes ? Et, en même temps, je vais te montrer laphotographie du procureur de la Cour d’appel. Hier, en prenantcongé, il nous a donné à tous son portrait, avec un autographe…

Gâguine frotta au mur une allumette et allumasa bougie. Mais avant qu’il eût fait un pas pour aller chercher laphotographie, un cri pénétrant, déchirant l’âme, retentit derrièrelui. En se retournant il vit, braqués sur lui, les deux grands yeuxde sa femme, remplis de stupeur, d’effroi et de colère.

– Tu as quitté ta robe de chambre à lacuisine ? demanda-t-elle en pâlissant.

– Eh bien ?

– Regarde-toi !

Le substitut du procureur se regarda et poussaun ah !… Sur ses épaules, au lieu de sa robe de chambre,flottait une capote de pompier. Comment s’y trouvait-elle ?Tandis qu’il résolvait ce problème, un nouveau tableau, horrible,impossible, se dessinait dans l’imagination de sa femme : lanuit, le silence, des chuchotements, et « cætera,et cætera… »

1887.

GENS DE TROP

Sept heures. Un soir de juin.

De la halte de Khilkôvo s’écoule vers unhameau de villégiature une foule, descendue du train. Ce sont, pourla plupart, des pères de famille, chargés de serviettes de gensd’affaires, de paquets et de cartons de dames. Tous ont l’airexténué, affamé, méchant, comme si, pour eux, le soleil ne brillaitpas et l’herbe ne verdissait pas.

Parmi eux chemine Pâvel Matvèiévitch Zaïkine,membre du tribunal de première instance, grand, voûté, vêtu degrosse futaine à bon marché, une cocarde déteinte à sa casquette defonctionnaire. Il sue, il est rouge et morne.

– Vous venez chaque jour à votrevilla ? lui demande un villégiaturant à pantalon roux.

– Non, pas chaque jour, répond sombrementZaïkine. Ma femme et mon fils y habitent continuellement ; moije viens deux fois par semaine. On n’a pas le temps de venir chaquejour, et ça coûte cher.

– C’est vrai que c’est coûteux, soupirel’homme au pantalon roux. On ne peut pas aller à pied de la maisonà la gare ; il faut prendre une voiture, et le billet seulcoûte quarante-deux copeks… En route, on achète le journal, on boitpar faiblesse un verre de vodka ; tout cela n’est que descopeks, presque rien ; mais, tout de même, prenez-y garde, aubout de l’été ça fera deux cents roubles. Le sein de la nature,évidemment, coûte plus que la ville. Certes, je ne discute pas…l’idylle, et cætera, et cætera… mais avec nosappointements de fonctionnaires, vous le savez, chaque copekcompte… On dépense sans y songer un copek, et, ensuite, de toute lanuit, on n’en dort pas… Oui… honoré monsieur (je n’ai pas l’honneurde connaître votre nom patronymique), je gagne environ deux milleroubles par an ; j’ai le rang de conseiller d’État, etpourtant je ne fume que du tabac de seconde qualité et il ne mereste pas un rouble de disponible pour acheter l’eau de Vichy quim’a été ordonnée contre les calculs hépatiques. En somme, repritZaïkine après un peu de silence, c’est dégoûtant. Je professel’opinion, honoré monsieur, que la vie de villa a été inventée parles diables et par les femmes. Dans l’espèce, c’est la malice quidirigea le diable, et les femmes, l’extrême légèreté. Ce n’est pasune vie, songez-y, mais le bagne, l’enfer. Il fait chaud, onétouffe, on a du mal à respirer et l’on se traîne comme une âme enpeine d’un endroit à un autre sans trouver de gîte. En ville, nimeubles, ni domestiques ; tout est parti pour la campagne… Onse nourrit à la diable ; on ne boit pas de thé parce qu’il n’ya personne pour allumer le samovar ; on ne peut pas avoir debain ; et lorsqu’on arrive ici au sein de cette bonne nature,il faut aller à pied dans la poussière et la chaleur… fi !Vous êtes marié ?

– Oui, soupire l’homme au pantalon roux.Trois enfants.

– En somme, c’est dégoûtant. Il est toutsimplement surprenant que nous soyons encore en vie.

Les citadins arrivent enfin au hameau. Zaïkineprend congé de l’homme au pantalon roux et se dirige vers sa villa.Chez lui, il trouve un silence de mort. On n’entend que desbourdonnements de moustiques et celui d’une mouche qui, dévolue audîner d’une araignée, implore du secours. À travers les petitsrideaux de mousseline des fenêtres, rougissent des fleurs fanées degéraniums. Aux cloisons de bois qui n’ont reçu aucune peinture, desmouches, entourant des chromos, somnolent. Dans le vestibule, dansla cuisine, dans la salle à manger, pas une âme. Dans la pièceappelée indifféremment le salon ou la salle, Zaïkine découvre sonfils Pètia, garçonnet de six ans. Assis auprès de la table, etsoufflant avec bruit, l’enfant, la lèvre inférieure allongée,découpe avec des ciseaux un valet de carreau.

– Ah ! papa, dit-il sans seretourner, c’est toi ? Bonjour !

– Bonjour… Et où est ta mère ?

– Maman ? Elle est partie avec ÔlgaKirîllovna à la répétition, jouer le théâtre. Il y aura,après-demain, représentation. On m’y mènera… Et toi, papa,iras-tu ?

– Hum !… Quand doncreviendra-t-elle ?

– Elle a dit qu’elle reviendrait cesoir…

– Et où est Nathâlia ?

– Nathâlia, maman l’a prise avec ellepour l’aider à se rhabiller pendant la représentation, et Koûlina(Akoûlina) est allée dans le bois chercher des champignons. Papa,pourquoi, quand les moustiques piquent, leur ventre devient-ilrouge ?

– Je ne sais pas… Parce qu’ils boivent lesang. Alors il n’y a personne à la maison ?

– Personne. Je suis tout seul.

Zaïkine s’assied dans un fauteuil, et, uneminute, regarde bêtement par la fenêtre.

– Qui donc nous servira à dîner ?demande-t-il.

– On n’a pas préparé de dîneraujourd’hui, papa ! Maman croyait que tu ne viendrais pas etn’a pas fait de dîner. Elle mangera à la répétition avec ÔlgaKirîllovna.

– Ah, grand merci ! Et toi,qu’est-ce que tu mangeras ?

– J’ai mangé du lait. On m’a acheté poursix copeks de lait. Papa, pourquoi les moustiques sucent-ils lesang ?

Zaïkine sent soudain quelque chose de lourdrouler sous son foie et commencer à le sucer. Il se sent simortifié, si dépité et si mal, qu’il respire avec difficulté etfrissonne. Il voudrait se lever, jeter à terre quelque chose delourd, sacrer, mais il se souvient que le docteur lui arigoureusement défendu de s’agiter, et, se contenant, il se met àsiffloter un air des Huguenots.

– Papa, demande la voix dePètia, sais-tu jouer au théâtre ?

– Ah ! ne me pose pas de questionsstupides !… dit Zaïkine, irrité. Tu te colles à moi comme aubain une feuille de bouleau ! Tu as déjà six ans et tu esaussi sot qu’il y a trois ans… Un gamin nigaud, mal élevé.Pourquoi, par exemple, abîmes-tu ces cartes ? Comment as-tuosé les prendre ?

– Ce ne sont pas tes cartes, dit Pètia ense retournant. Nathâlia me les a données.

– Tu mens ! Tu mens, mauvaisgamin ! dit Zaïkine, s’irritant de plus en plus. Tu menscontinuellement. Il faut te fouetter, petit porcelet. Jet’arracherai les oreilles.

Pètia, sautant à bas de sa chaise, tend le couet regarde la figure rouge et encolérée de son père. Ses grandsyeux, d’abord, clignent, puis se couvrent de moiteur, et son visagese crispe.

– Pourquoi te fâches-tu ? gémitl’enfant. Pourquoi t’en prends-tu à moi, bêta ? Je ne touche àrien, je ne fais pas le polisson, je suis obéissant, et tu… tefâches ! Pourquoi te fâches-tu ?

L’enfant parle avec tant de conviction etpleure si amèrement que Zaïkine en est gêné.

« C’est vrai, songe-t-il, pourquoi m’enprendre à lui. »

– Allons assez… assez !… dit-il entapotant l’épaule de l’enfant. J’ai eu tort, Pètioûkha…pardonne-moi. Tu es gentil, charmant ; je t’aime.

Pètia, de sa manche, s’essuie les yeux, serassied en soupirant où il était et se met à découper une dame.Zaïkine passe dans son cabinet. Il s’y étend sur le divan, et, lesmains sous la tête, se met à réfléchir. Les larmes de l’enfant ontabattu sa colère, et son foie se calme peu à peu. Il ne ressent quede la fatigue et de la faim.

– Papa, entend Zaïkine derrière la porte,veux-tu que je te montre ma collection d’insectes ?

– Montre-la-moi.

Pètia entre dans le cabinet et tend à son pèreune longue petite boîte verte. Zaïkine, avant même de l’avoirapprochée de son oreille, entend contre les parois un bourdonnementdésespéré et un grattement de pattes. Levant le couvercle, il voitune quantité de papillons, de hannetons, de grillons et de mouches,piqués par des épingles au fond de la boîte. Toutes ces bestioles,sauf deux ou trois papillons, sont vivantes et remuent.

– Le grillon est encore vivant ! ditPètia étonné. On l’a attrapé hier matin et il n’est pas encoremort !

– Qui t’a appris ainsi à piquer lesbêtes ? demande Zaïkine.

– Ôlga Kirîllovna.

– On devrait la piquer de même elleaussi ! dit Zaïkine avec répugnance. Emporte ça d’ici !C’est honteux de torturer les bêtes !

« Dieu, pensa-t-il après le départ dePètia, comme on l’élève mal ! »

Pâvel Matvèiévitch a déjà oublié la fatigue etla faim. Il ne songe qu’au sort de son petit garçon. Derrière lesfenêtres, s’éteint peu à peu la lumière du jour… On entend leshabitants des villas qui, par bandes, reviennent de se baigner.Quelqu’un, arrêté près de la fenêtre, crie : « Nevoulez-vous pas des champignons ? » et, sans attendre deréponse, pousse plus loin ; on entend claquer des pieds nus…Mais voilà que le crépuscule s’épaissit, les contours des géraniumsse perdent dans la mousseline du rideau, et, par la fenêtre,commence à entrer la fraîcheur du soir. Soudain la porte duvestibule s’ouvre avec fracas et on entend des pas rapides, desconversations, des rires…

– Maman ! crie le petit.

Zaïkine, regardant hors de son cabinet, voit,bien portante et rose, comme toujours, sa femme NadiéjdaStépânovna… Elle est avec Ôlga Kirîllovna, blonde sèche à grossestaches de rousseur, et deux inconnus : l’un jeune, long, lachevelure rousse frisée, avec une grosse pomme d’Adam ;l’autre, petit, râblé, avec une face rasée d’acteur et un mentonbarbu, de travers.

– Nathâlia ! crie NadiéjdaStépânovna, dont la robe fait un grand bruit, vite lesamovar ! On dit que Pâvel Matvèiévitch est arrivé ?Pâvel ! où es-tu ? Bonjour, Pâvel ! fait-elle, enaccourant hors d’haleine dans le cabinet. Tu es arrivé ? Trèsheureuse ! Deux de nos amateurs m’ont accompagnée… Viens, jevais te présenter… Tiens, le grand, c’est Koromyslov… Il chantetrès bien. Et l’autre, ce petit… c’est un certain Smerkâlov, unvéritable acteur… Il joue magnifiquement. Ouf, je suisfatiguée ! Nous venons d’avoir une répétition… Ça marche trèsbien. Nous jouons le Locataire au trombone et Ellel’attend… Le spectacle est pour après-demain…

– Pourquoi les as-tu amenés ?demande Zaïkine.

– C’est indispensable, coco ! Aprèsle thé, il faut que nous répétions nos rôles et chantions quelquechose… Je chante un duo avec Koromyslov… Oui, pour ne pasoublier : envoie Nathâlia, mon ami, chercher des sardines, dela vodka, du fromage et encore autre chose. Ils souperont sansdoute… Oh ! que je suis fatiguée !

– Hum !… Mais je n’ai pasd’argent !

– Voyons, coco, on ne peut pas faireautrement ! C’est une situation gênante ! Ne me fais pasrougir !

Une demi-heure après, on envoie Nathâliachercher de la vodka et des hors-d’œuvre. Zaïkine, ayant bu du théet dévoré tout un pain français, s’en retourne dans sa chambre àcoucher et s’étend sur le lit. Nadiéjda Stépânovna et les invitéscommencent à répéter leurs rôles. Pâvel Matvèiévitch entendlonguement le débit nasillard de Koromyslov et les exclamationsd’acteur de Smerkâlov… Une longue conversation, coupée par le rireaigu d’Ôlga Kirîllovna, suit la répétition. Smerkâlov, dans lesdroits d’un véritable acteur, explique les rôles avec chaleur etaplomb.

Ensuite vient un duo, et, après le duo, unbruit de vaisselle… Zaïkine entend, dans un demi-sommeil, que l’onsupplie Smerkâlov de dire la Pécheresse[39],et, après s’être beaucoup fait prier, il commence à déclamer. Ilchuinte, se bat la poitrine, pleure et rit avec une voix de basseenrouée… Zaïkine, se crispant, se cache la tête sous lacouverture.

Au bout d’une heure, il entend la voix de safemme :

– Vous avez à aller loin, et il faitnoir. Pourquoi ne resteriez-vous pas coucher ici ? Koromyslovcouchera ici, au salon, sur le canapé, et vous, Smerkâlov, sur lelit de Pètia… Nous mettrons Pètia dans le cabinet de mon mari…Vraiment, restez !

Enfin, lorsque la pendule sonne deux heures,tout se tait… La porte de la chambre à coucher s’ouvre et NadiéjdaStépânovna paraît.

– Pâvel, chuchote-t-elle, tudors ?

– Non, pourquoi ?

– Va te coucher dans ton cabinet sur ledivan, mon chéri. Je ferai mettre Ôlga Kirîllovna sur ton lit.Vas-y, mon petit. Je la mettrais dans le cabinet, mais elle a peurpour dormir seule… Enfin, lève-toi donc !

Zaïkine se lève, passe sa robe de chambre,prend un oreiller et se traîne vers son cabinet… Ayant en tâtonnantatteint le divan, il fait partir une allumette et voit Pètia couchédessus. L’enfant ne dort pas. De ses grands yeux, il regardel’allumette.

– Papa, demande-t-il, pourquoi lesmoustiques ne dorment-ils pas la nuit ?

– Parce que… parce que… marmonne Zaïkine,parce que nous sommes de trop ici, toi et moi… Nous n’avons pasmême un endroit pour dormir !

– Papa, pourquoi y a-t-il des rousseurssur la figure d’Ôlga Kirîllovna ?

– Ah ! laisse-moi ! Tum’ennuies !

Après avoir réfléchi un instant, Zaïkines’habille et sort dans la rue prendre le frais… Il regarde le cielgris, matinal, les nuages immobiles. Il écoute le cri somnolent etpeureux d’un râle de genêt et commence à penser rêveusement au jourqui vient, alors qu’il rentrera en ville, et que, revenant dutribunal, il se couchera…

Soudain apparaît au coin de la rue une figurehumaine. « Sans doute le veilleur de nuit… », penseZaïkine.

Mais s’étant approché et ayant regardé, ilreconnaît son compagnon au pantalon roux.

– Vous ne dormez pas ? luidemande-t-il.

– Oui, je ne peux pas dormir en quelquesorte, soupire l’homme au pantalon roux… Je savoure la nature… Chezmoi, figurez-vous, est arrivée par le train de nuit une chèrehôtesse… la maman de ma femme… Elle a amené mes nièces… des jeunesfilles charmantes… J’en suis extrêmement heureux… bien qu’il fassefort humide ! Et vous aussi vous daignez déguster lanature ?

– Oui, mugit Zaïkine, moi aussi je lasavoure… Ne sauriez-vous pas s’il n’y a pas ici tout près quelquecabaret ou un petit restaurant ?

L’homme au pantalon roux lève les yeux au cielet réfléchit profondément.

1886.

LE BAISER

Le 20 mai, à huit heures du soir, les sixbatteries de la brigade d’artillerie de réserve de N…, se rendantau camp, s’arrêtèrent pour la nuit au village de Miéstitchki. Enplein brouhaha de la rupture des rangs, tandis que quelquesofficiers étaient encore occupés à leurs pièces, et que les autres,groupés sur la place, près de la grille de l’église, écoutaient lesfourriers, un civil, venant de derrière l’église, apparut, montésur un cheval étrange. Le cheval, baillet et petit, avec une belleencolure et la queue taillée court, ne se présentait pas droit,mais un peu de biais, faisant de petits mouvements dansants, commesi on lui eût touché les jambes avec une cravache.

Arrivé près des officiers, le cavalier soulevason chapeau et dit :

– Son Excellence le lieutenant généralvon Rabbek, propriétaire aux environs, prie messieurs les officiersde lui faire l’honneur de se rendre sur-le-champ chez lui pourprendre le thé…

Le cheval salua, se remit à danser et reculade côté. Le cavalier resouleva son chapeau et disparut en uninstant derrière l’église avec son cheval étrange.

– Que diable est-ce là ? maugréèrentquelques officiers en se rendant à leurs cantonnements ; onveut aller dormir, et voilà ce Rabbek avec son thé ! Leursthés, on les connaît !

Les officiers des six batteries avaient lesouvenir précis d’une invitation analogue faite l’année précédente,pendant les manœuvres. Un comte, militaire en retraite, les avaitconviés avec les officiers d’un régiment de cosaques. Hospitalieret cordial, le comte les accueillit et les traita fort bien, etpour ne pas les laisser revenir au cantonnement, les fit coucherchez lui. Tout cela était certainement à merveille, et l’on nepouvait rien souhaiter de mieux, mais le malheur voulut que lecomte, heureux plus qu’on ne saurait croire de la venue de cettejeunesse, raconta jusqu’à l’aube des épisodes de son passé,accompagna les officiers dans leurs chambres et leur montra destableaux précieux, des gravures anciennes, des armes rares, et leurlut des lettres autographes de personnages haut placés. Lesofficiers, éreintés, écoutaient, regardaient, et, mourant del’envie de se mettre au lit, bâillaient à la dérobée dans leursmanches. Lorsqu’enfin leur hôte les quitta, il était trop tard pourse coucher.

Ce von Rabbek n’était-il pas un homme de cetteespèce-là ?

Tel ou autre, il n’y avait pas à choisir. Lesofficiers se mirent en tenue, se brossèrent et partirent decompagnie à la recherche de la propriété. On leur dit, sur laplace, que l’on pouvait s’y rendre en descendant vers la rivière etsuivant la rive jusqu’au jardin même où il n’y avait plus qu’àprendre les allées, ou qu’il fallait passer par en haut et suivretout droit le chemin, qui, à une demi-verste du village,aboutissait aux granges de la propriété.

Les officiers décidèrent de prendre par enhaut.

– Qui est donc ce von Rabbek ? sedemandaient-ils. N’est-ce pas le général qui commandait la divisionde cavalerie de N… à Plevna ?

– Non, celui-là n’avait pas la particuleet était simplement Rabbe.

– Ah ! quel beau temps !

Près de la première grange, le cheminbifurquait. Un embranchement allait tout droit, disparaissant dansla buée du soir ; l’autre menait à la maison des maîtres. Lesofficiers prirent à droite et se mirent à baisser la voix. Lesgranges en pierre, aux toits rouges, lourdes et rébarbatives,ressemblant beaucoup aux casernes d’une ville de district,s’allongeaient de chaque côté du chemin ; en avant, brillaientles fenêtres éclairées de la maison.

– Messieurs, dit un des officiers, bonprésage : notre « setter » nous précède ; ilsent qu’il y aura du gibier !…

Le lieutenant Lobytko, qui marchait en tête,grand et râblé, mais tout à fait imberbe – bien qu’il eût plus devingt-cinq ans, aucune végétation n’apparaissait sur sa figureronde et pleine, – le lieutenant Lobytko était connu dans labrigade pour son flair et son habileté à dépister à distance lesprésences féminines.

Il se retourna et dit :

– Oui, il doit y avoir des femmes ici…Mon instinct me le dit…

Au seuil de sa demeure, von Rabbek en personneaccueillit les officiers. C’était un homme bien, approchant de lasoixantaine, vêtu en civil.

Serrant les mains de ses hôtes, il se dit trèsheureux de les voir, tout en les priant, de la façon la plusinstante, au nom du ciel, de l’excuser de n’avoir pu les inviter àcoucher. Ses deux sœurs, avec leurs enfants, son frère et desvoisins étaient arrivés chez lui, en sorte qu’il n’y avait plus unechambre libre.

Le général s’excusait en souriant, mais ilsemblait loin d’être aussi heureux de la visite des officiers quele comte de l’année précédente. On voyait qu’il ne les avaitinvités que parce que la bienséance, selon lui, l’exigeait.

Et les officiers, en montant l’escalier,couvert de tapis, et en écoutant le général, sentaient qu’ilsn’étaient invités que parce qu’il eût été impoli de faireautrement. À la vue des domestiques qui, en bas, se hâtaientd’allumer les lampes, il leur sembla qu’ils apportaient dans lelogis le trouble et le désarroi. Là où deux sœurs avec leursenfants, un frère et des voisins s’étaient réunis, – sans doutepour quelque fête ou quelque événement de famille, – la présence dedix-neuf officiers inconnus pouvait-elle être unagrément ?

En haut, au seuil de la salle, une grandevieille, élancée, à longue figure et à sourcils noirs, ressemblantbeaucoup à l’impératrice Eugénie, reçut les officiers. Souriante,avec une majestueuse cordialité, elle dit son plaisir de les voiret s’excusa à son tour de n’avoir pas la possibilité de leur donnerà coucher. À son beau sourire solennel, qui tombait instantanémentdès qu’elle se détournait de ses hôtes pour quelque motif, onvoyait qu’elle avait rencontré dans la vie beaucoup d’officiers,mais qu’en ce moment elle n’en avait que faire, et que, si elle lesavait invités et s’excusait, c’était uniquement parce quel’éducation et les convenances le voulaient.

Dans la grande salle à manger où les officiersentrèrent, une dizaine de messieurs et de dames, vieux et jeunes,assis à l’une des extrémités d’une longue table, prenaient le thé.Derrière leurs chaises, se tenait un groupe d’hommes, enveloppés defumée de tabac. Parmi eux, un jeune homme maigre, à favoris roux,disait quelque chose en anglais, en grasseyant. Derrière ce groupe,on apercevait une pièce éclairée, aux meubles bleu clair.

– Messieurs, dit le général, élevant lavoix et voulant paraître gai, vous êtes si nombreux qu’il n’est paspossible de faire des présentations, faites tout simplementconnaissance vous-mêmes.

Les officiers, les uns avec des minessérieuses et même sévères, les autres avec des sourires forcés,tous très gênés, firent connaissance n’importe comment ets’assirent pour prendre le thé.

Le plus gêné de tous était le capitained’état-major Riabôvitch, petit officier voûté, portant deslunettes, et agrémenté de favoris ressemblant à ceux d’un lynx.Tandis que certains de ses camarades restaient sérieux et qued’autres souriaient avec contrainte, sa figure, ses favoris et seslunettes semblaient dire : « Je suis l’officier le plustimide, le plus modeste et le moins remarquable de labrigade. » Les premiers instants, en entrant dans la salle àmanger, puis assis à table, il n’arrivait pas à fixer son attentionsur une seule figure ou sur un seul objet. Les gens, les robes, lescarafons de cognac, la fumée des verres de thé, les moulures descorniches, tout se fondait en une seule impression générale,énorme, n’inspirant à Riabôvitch que le trouble et l’envie decacher sa tête. Pareil au conférencier qui paraît en public pour lapremière fois, il voyait tout ce qu’il y avait sous ses yeux, mais,apparemment, il le comprenait mal. (Les physiologistes appellent« cécité psychique » cet état dans lequel le sujet voitsans comprendre.)

Peu à peu, Riabôvitch s’étant apprivoisé,commença à voir et à observer. Timide et peu sociable qu’il était,ses yeux furent d’abord frappés de ce qu’il n’avait jamais vu, àsavoir l’extraordinaire hardiesse de ses nouvelles connaissances.Von Rabbek, sa femme, deux dames âgées, une demoiselle en robemauve et le jeune homme aux favoris roux, qui se trouva être lefils de von Rabbek, se placèrent très adroitement au milieu desofficiers, et, comme s’ils eussent fait d’avance une répétition,ils entamèrent tout de suite une chaude discussion à laquelle lesinvités durent prendre part. La demoiselle en mauve se mit àprouver avec feu que les artilleurs sont dans une situationbeaucoup meilleure que les cavaliers et les officiersd’infanterie ; mais Rabbek et les dames âgées soutenaient lecontraire. Une conversation croisée s’engagea. Riabôvitch regardaitla demoiselle mauve discuter très chaudement de ce qu’elle neconnaissait pas et qui n’avait pour elle aucun intérêt ; et ilsuivait les sourires factices qui apparaissaient et disparaissaientsur sa figure.

Von Rabbek et sa famille entraînaienthabilement les officiers dans la dispute, tout en donnant eux-mêmesune attention intense à leurs verres et à leurs bouches, observantsi tous buvaient, si tous avaient du sucre, pourquoi un tel nemangeait pas de biscuits ou ne buvait pas de cognac ; et plusRiabôvitch écoutait et regardait, plus cette famille, dépourvue desincérité, mais si bien disciplinée, lui plaisait.

Après le thé, les officiers passèrent dans lasalle. L’instinct n’avait pas trompé le lieutenant Lobytko :il y avait dans la salle beaucoup de jeunes filles et de jeunesdames. Le lieutenant-setter était déjà devant une très jeuneblonde, en robe noire, et, s’inclinant avec désinvolture comme s’ils’appuyait sur un sabre invisible, il souriait et roulaitcoquettement les épaules. Il disait probablement quelque futilitéfort peu intéressante, car la blonde, regardant d’un air distraitsa ronde figure, disait avec indifférence : « Paspossible ? » Et, à ce « pas possible »,indifférent, le « setter » eût conclu, s’il avait eu del’esprit, qu’on ne lui crierait pas :« Pille ! »

Les violents accords du piano à queueretentirent ; une valse triste s’envola par les fenêtresgrandes ouvertes, et chacun se souvint, on ne sait pourquoi, quec’était le printemps et un soir de mai ; tout le monde sentaitl’air embaumé par les feuilles nouvelles des peupliers, les lilaset les roses. Riabôvitch, sous l’influence de la musique et ducognac, regarda vers la fenêtre et se mit à suivre en souriant lesmouvements des femmes ; et déjà il lui semblait que les odeursdes peupliers, des lilas et des roses ne venaient pas du jardin,mais des visages et des robes des femmes.

Le jeune Rabbek, ayant invité une jeune fillemaigre, fit avec elle deux tours de valse. Lobytko, glissant sur leparquet, s’approcha de la demoiselle en mauve, et s’envola avecelle dans la salle. Les danses commencèrent…

Riabôvitch, debout près de la porte au milieudes danseurs, observait ceux qui ne dansaient pas. Il n’avaitjamais dansé. Pas une fois en sa vie il n’avait enlacé la tailled’une honnête femme. Quand aux yeux de tous un homme prenait lataille d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas et lui mettait lamain sous l’épaule, cela lui plaisait furieusement ; mais ilne pouvait pas du tout se figurer à la place de cet homme. Il futun temps où il enviait la hardiesse et l’agilité de ses camaradeset souffrait en son âme ; la conscience qu’il était timide,courbé et terne, qu’il avait le buste long et des favoris de lynx,l’affligeait profondément. Mais, avec l’âge, il s’y habitua, et, àprésent, en regardant les danseurs ou ceux qui parlaient fort, ilne les enviait pas ; il s’attendrissait seulement avecmélancolie.

Lorsque commença le premier quadrille, lejeune von Rabbek s’approcha de ceux qui ne dansaient pas et invitadeux officiers à jouer au billard. Ils acceptèrent et sortirentavec lui. Riabôvitch, voulant prendre quelque part au mouvementgénéral, les suivit lentement. Ils traversèrent un salon, puis unétroit couloir vitré et une chambre dans laquelle trois domestiquesensommeillés, assis sur un canapé, se levèrent précipitamment.Ayant enfin traversé toute une enfilade de pièces, Rabbek et lesofficiers entrèrent dans un petit salon où se trouvait le billard.On se mit à jouer.

Riabôvitch, qui ne jouait à rien, sauf auxcartes, restait près du billard et regardait la partie avecindifférence, tandis que les joueurs, les tuniques déboutonnées,les queues en main, tournaient, marchaient, faisant descarambolages et criant de temps à autre des mots incompréhensibles.Les joueurs ne le remarquaient pas, et, parfois seulement, l’und’eux, l’ayant heurté du coude ou touché involontairement,s’excusait. La première partie n’était pas encore terminée queRiabôvitch s’ennuya et pensa qu’il était de trop… Il eut envie derevenir à la grande salle et sortit.

Il eut, en revenant, une petite aventure… Ils’aperçut à mi-chemin qu’il n’allait pas où il fallait… Il serappelait très bien qu’il devait rencontrer trois valets dechambre, et il traversa cinq ou six pièces : les valetssemblaient être rentrés sous terre. Remarquant son erreur, ilrevint un peu sur ses pas, prit à droite, et se trouva dans uncabinet à demi éclairé qu’il n’avait pas vu en venant dans la sallede billard. Resté là une demi-minute, il ouvrit résolument lapremière porte qu’il aperçut et entra dans une chambre tout à faitsombre. On voyait devant soi la fente d’une porte brillammentéclairée ; de derrière la porte arrivaient les sons d’unemazurka triste. Les fenêtres, comme dans la salle, étaient largesouvertes, et cela sentait le peuplier, les lilas et les roses…

Riabôvitch s’arrêta pensif… À ce moment, toutà fait à l’improviste, des pas pressés et un bruit de roberetentirent, tandis qu’une voix de femme essouffléemurmurait : « Enfin ! »

Et deux bras doux, parfumés, indubitablementdes bras de femme, entourèrent son cou. Une joue chaude s’appuyasur sa joue et un baiser retentit. Mais, tout de suite, celle quiembrassait poussa un léger cri, et, il le parut à Riabôvitch, serecula de lui avec dégoût.

Lui-même fut prêt à crier et s’élança dans lafente éclairée de la porte.

*

**

Quand il revint dans la salle, son cœurbattait et ses mains tremblaient si visiblement qu’il se hâta deles cacher derrière son dos. Au premier moment, la honte et la peurle torturèrent à l’idée que toute la salle savait qu’une femmevenait de l’embrasser. Il se ratatinait et regardait avecinquiétude de tous côtés. Mais, s’étant assuré que l’on dansait etbavardait tranquillement comme avant, il s’abandonna tout entier àla sensation qu’il n’avait jamais ressentie. Quelque chosed’étrange se passait en lui…

Son cou, que des bras doux et parfumésvenaient d’entourer, lui semblait frotté d’huile. Sur sa joue, prèsde la moustache, à gauche, où l’inconnue l’avait baisé, uneagréable fraîcheur frissonnait, semblable à celle que produisentdes gouttes de menthe ; et plus il frottait cet endroit, plusil y sentait de fraîcheur. Et de la tête aux pieds il était remplid’un étrange et nouveau sentiment qui grandissait etgrandissait…

Il aurait voulu sauter, parler, courir aujardin, rire… Il avait entièrement oublié qu’il était voûté etterne, qu’il avait des favoris de lynx et « un extérieurvague » ; c’est ainsi que s’étaient exprimées un jour desdames dans une conversation qu’il avait surprise. QuandMme von Rabbek passa devant lui, il lui sourit silargement et si tendrement qu’elle s’arrêta et le regarda d’un airinterrogateur.

– Votre maison me plaîtinfiniment !… lui dit-il en ajustant ses lunettes.

La générale sourit et raconta que la maisonlui venait de son père. Elle lui demanda ensuite si ses parentsétaient vivants, s’il était depuis longtemps officier, pourquoi ilétait si maigre, etc. Quand il eut répondu, elle le quitta, et lui,après cette conversation, se mit à sourire encore plus tendrementet à penser que des gens très charmants l’entouraient…

Au souper, Riabôvitch mangea machinalementtout ce qu’on lui offrit, but, et tâcha de s’expliquer l’aventurequi venait de lui arriver…

Cette aventure avait un caractère mystérieuxet romantique, mais n’était pas difficile à expliquer. Une jeunefille ou une jeune dame, qui avait apparemment donné un rendez-vousdans la chambre obscure, avait longuement attendu, et, les nerfstendus, avait pris Riabôvitch pour son héros. C’était d’autant plusvraisemblable que Riabôvitch, songeur, s’était arrêté dans lachambre, autrement dit avait eu l’air d’un homme qui attend quelquechose… C’est ainsi que Riabôvitch s’expliquait le baiser reçu.

« Mais qui est-ce ? se demandait-ilen examinant les figures des femmes. Elle doit être jeune ;les vieilles ne vont pas à des rendez-vous. En second lieu, que cene fût pas une femme de chambre, cela se sentait au froissement desa robe, à son odeur, à sa voix… »

Il arrêta son regard sur la demoiselle enmauve, et elle lui plut beaucoup. Elle avait de belles épaules etde beaux bras, une figure intelligente, une belle voix… En laregardant, Riabôvitch voulut que ce fût elle et pas une autre quifût son inconnue… Mais elle riait artificieusement et plissait sonlong cou, qui lui parut vieillot ; il dirigea son regard surla blonde à la robe noire.

Celle-ci était plus jeune, plus simple, plussincère. Elle avait de belles tempes ; elle tenait son verreavec grâce ; Riabôvitch voulut, à présent, que ce fût elle…Mais, bientôt, il trouva que sa figure était plate ; et ildirigea son regard sur sa voisine…

« Il est difficile de deviner, sedisait-il, songeur. Si on prenait les épaules et les bras de lamauve, si on y ajoutait les tempes de la blonde, les yeux de cellequi est assise à gauche de Lobytko, alors… »

Il fit le total et eut l’image de la jeunefille qui l’avait embrassé, l’image qu’il désirait, mais qu’il nepouvait nullement trouver à table…

Après souper, les officiers régalés, et un peugris, remercièrent et firent leurs adieux. Les maîtres de la maisonrecommencèrent à s’excuser de ne pouvoir pas les garder.

– Très, très heureux, messieurs, disaitle général – sincèrement cette fois-ci, sans doute parce que lesgens qui reconduisent leurs invités sont bien plus sincères etmeilleurs que lorsqu’ils les reçoivent. – Très content ! Jevous prie instamment de venir sans cérémonie à votre retour. Par oùpassez-vous ?… Non, prenez plutôt par le jardin ; en bas,c’est plus court.

Les officiers prirent par le jardin. Lejardin, au sortir des vives lumières et du bruit, leur sembla toutnoir et très paisible. Ils marchèrent en silence jusqu’à la porte.Ils étaient gais, heureux, mais l’obscurité et le silence lesrendirent pensifs un instant. Tous, comme Riabôvitch, eurent lamême pensée : un jour viendrait, où, semblables à Rabbek, ilsauraient une grande maison, une famille, un jardin, la possibilitéd’être affables, même sans sincérité, et celle de bien traiter, degriser et de contenter les gens.

La porte franchie, ils se mirent soudain tousà parler à la fois et à rire sans raison. Ils suivaient un sentierqui descendait à la rivière et longeait ensuite la rive,contournant les arbustes, les excavations et les saules, penchéssur l’eau. On distinguait à peine la rive et le sentier ;l’autre rive était noyée dans l’ombre. Çà et là, des étoiles sereflétaient dans l’eau noire ; elles tremblaient,s’éparpillaient, et l’on ne pouvait deviner qu’à cela que larivière coulait rapidement. C’était le calme de la nuit. Surl’autre rive, gémissaient des bécassines endormies, et, sur la riveque suivaient les officiers, un rossignol, sans faire attention àleur troupe, s’égosillait. Les officiers s’arrêtèrent près dufourré, secouèrent les branches, mais le rossignol chantaittoujours.

– En voilà un qui s’en donne !s’exclama-t-on avec admiration. Nous sommes près de lui, et il n’yfait aucune attention ! Quel pendard !

À la fin, le sentier remontait et rejoignaitla route près de la grille de l’église. Les officiers, fatigués dela montée, s’assirent et fumèrent ; sur l’autre rive on voyaitun feu rouge et trouble, et, par oisiveté, ils se mirent à disputersi c’était un brasier, la lumière d’une fenêtre, ou autrechose…

Riabôvitch regardait lui aussi, et il luisemblait que le feu lui souriait et lui faisait signe, comme s’ilconnaissait l’histoire du baiser.

Arrivé au cantonnement, Riabôvitch sedéshabilla vite et se coucha. Dans la même isba que lui setrouvaient Lobytko et le lieutenant Merzliâkov, jeune hommetranquille et silencieux qui passait pour un officier instruit, etqui lisait partout où il pouvait le Messager de l’Europe(Véstnik Evrôpy), qu’il emportait toujours avec lui. Lobytkose déshabilla, arpenta longtemps la pièce, de l’air d’un hommeauquel il manque quelque chose, et envoya son ordonnance luichercher de la bière. Merzliâkov se coucha, mit une bougie à sonchevet et se plongea dans la lecture de sa revue.

« Qui était-ce ? » songeaitRiabôvitch en regardant le plafond enfumé.

Il lui semblait que son cou était toujoursfrotté d’huile, et il ressentait encore, près de la bouche, unepetite fraîcheur pareille à celle que produisent les gouttes dementhe… Dans son imagination passèrent les épaules et les bras dela demoiselle en mauve, les tempes et les yeux sincères de la jeunefille blonde, en robe noire, et des tailles, des robes, desbroches. Il essayait d’arrêter son attention sur ces images, maiselles dansaient, se dénouaient… Lorsque, sur le champ noir et largeque tout homme voit en fermant les yeux, ces images disparaissaienttout à fait, il commençait à entendre des pas pressés, lebruissement de la robe, le son du baiser ; et une grande joieirraisonnée s’emparait de lui… En s’y abandonnant, il entenditl’ordonnance rentrer, annonçant qu’il n’y avait pas de bière dansle village. Lobytko, horriblement indigné, se remit à marcher.

– Hein, n’est-il pas idiot ? –demandait-il en s’arrêtant tantôt devant Merzliâkov, tantôt devantRiabôvitch ; – quel butor, quel imbécile faut-il être pour nepas trouver de bière !… Hein ! n’est-ce pas unecanaille ?

– Naturellement, dit Merzliâkov sansdétacher les yeux du Véstnik Evrôpy, ici on ne peut pastrouver de bière.

– Oui ? Vous le croyez ? fitLobytko. Seigneur, mon Dieu, lancez-moi dans la lune, j’y trouveraitout de suite de la bière et des femmes !… Traitez-moid’imbécile si je n’en trouve pas !

Il s’habilla et chaussa à grand’peine seshautes bottes, puis il fuma en silence une cigarette et sortit.

– Rabbek, Grabbek, Labbek…, grommela-t-ilen s’arrêtant près de la porte. Je n’ai pas envie, le diablem’emporte, de sortir seul ! Riabôvitch, ne voulez-vous pasvenir vous promener ? Hein ?

N’ayant pas reçu de réponse, il revint auprèsde son lit, se déshabilla lentement et se coucha. Merzliâkovsoupira, mit de côté le Véstnik Evrôpy et éteignit.

– Oui, on peut le dire… murmurait Lobytkoen fumant sa cigarette dans l’obscurité.

Riabôvitch remonta sa couverture, se roula enboule et se mit à rassembler dans son esprit les images quipassaient et repassaient, et à les réunir en un tout. Il s’assoupitbientôt, et sa dernière pensée fut que quelqu’un l’avait caressé etcomblé de joie, que quelque chose d’extraordinaire, de bête, maisd’extrêmement bon et joyeux, était survenu dans sa vie. Cettepensée, même en dormant, ne le quitta pas.

*

**

Quand il se réveilla, l’impression d’huile surson cou et de fraîcheur de menthe sur ses lèvres avait disparu,mais, comme la veille, une vague de joie montait dans sa poitrine.Il regardait avec ravissement les cadres des fenêtres, dorés par lesoleil levant, et écoutait le mouvement de la rue. On parlait àhaute voix près des fenêtres. Son commandant de batterie,Lébédètski, qui ne venait que de rejoindre la brigade, parlait trèshaut avec son maréchal des logis, par manque d’habitude de parlerbas.

– Et quoi encore ? demandait-ild’une voix retentissante.

– Au ferrage d’hier, Votre Noblesse, on aferré Goloûbtchik. Le vétérinaire lui a appliqué un emplâtre deglaise avec du vinaigre. On le mène maintenant haut le pied. Ethier aussi, le mécanicien Artémiév s’est enivré ; lelieutenant a ordonné de le faire monter sur le devant du caisson deréserve.

Le maréchal des logis rapporta encore queKârpov avait oublié les nouvelles soutaches de trompettes et lespiquets de tentes, et que MM. les officiers avaient daigné, lesoir, aller en visite chez le général von Rabbek. Au milieu durapport, la barbe rousse de Lébédètski s’encadra dans la fenêtre.Il cligna ses yeux myopes, scrutant les physionomies ensommeilléesdes officiers et leur dit bonjour.

– Tout va bien ? demanda-t-il.

– Le timonier a eu le garrot blessé parsa nouvelle bricole, répondit Lobytko en bâillant.

Le commandant soupira, réfléchit et dit trèshaut :

– Je pense aller chez AlexânndraEvgrâfovna. Il faut que je lui fasse visite. Allons adieu, je vousrattraperai ce soir.

Un quart d’heure plus tard, la brigade se miten route. Quand on passa près des granges, Riabôvitch regarda versla maison. Les jalousies des fenêtres étaient baissées.Manifestement, dans la maison, tout le monde dormait. Elle dormaitaussi, celle qui avait embrassé Riabôvitch. Il chercha à se lareprésenter endormie. La fenêtre grande ouverte de sa chambre àcoucher, des branches vertes près de la fenêtre, la fraîcheurmatinale, l’odeur des peupliers, le lit, la chaise avec la robequi, hier, bruissait, les petits souliers, la pendulette sur latable, il se dessina tout cela clairement, mais les traits, le jolisourire endormi, justement l’essentiel et le caractéristique,échappaient à son imagination comme du mercure vous glisse sous ledoigt. Au bout d’une demi-verste, il se retourna : l’églisejaune, la maison, la rivière et le jardin étaient inondés delumière. La rivière aux rives vert-vif, reflétant le ciel bleu, etargentée çà et là au soleil, était très belle. Riabôvitch contemplaune dernière fois Miestitchki, et se sentit triste comme s’il seséparait de quelque chose d’intime. Sur la route, devant ses yeux,rien que des tableaux depuis longtemps connus et sans aucunintérêt… À droite et à gauche, des champs de jeunes blés danslesquels sautillaient des corneilles. Devant soi, on ne voyait quedes nuques et de la poussière ; en tournant la tête, rien quedes figures et de la poussière… En avant marchaient quatre hommes,sabre au clair : l’avant-garde… Puis, la foule deschanteurs ; derrière eux, les trompettes à cheval. Comme lesporteurs de torches aux enterrements, avant-garde et chanteursperdent à chaque instant leurs distances et sont loin en avant…Riabôvitch se trouve à la première pièce de la cinquième batterie.Il voit les quatre batteries avancer devant lui. Pour un civil,cette longue et lourde colonne qu’est une batterie en marche semblecompliquée et peu compréhensible ; incompréhensible qu’il yait tant de gens autour d’une seule pièce et qu’elle soit traînéepar tant de chevaux, affublés de harnais étranges, comme si elleétait en effet fort terrible et lourde. Mais, pour Riabôvitch, toutcela est connu, et, par suite, pas du tout intéressant. Il saitdepuis longtemps déjà pourquoi se tient en tête de chaque batterie,près de l’officier, un vigoureux artificier, et pourquoi onl’appelle éclaireur. Derrière cet artificier, on voit lesconducteurs de l’attelage de tête et de l’attelage du milieu.Riabôvitch sait que les chevaux de gauche sur lesquels ils sontmontés s’appellent les porteurs et les chevaux de droite lessous-verge ; cela est fort peu intéressant. Après leconducteur viennent deux timoniers. L’un est monté par unconducteur, gardant encore sur le dos de la poussière de la veille,et ayant sous le pied droit un morceau de bois très drôle ;Riabôvitch sait le nom de ce morceau de bois et il ne lui semblepas drôle. Les conducteurs, tant qu’il y en a, lèvent machinalementleurs fouets et parfois crient. Le canon, par lui-même, est laid.Près de la bouche se trouvent des sacs d’avoine, recouverts d’unprélart, et il est tout revêtu des bouilloires, des musettes dessoldats, de bissacs pendants ; il a l’air d’un petit animalinoffensif qu’entourent, on ne sait pourquoi, des gens et deschevaux. À ses côtés, marchent, près des sous-verge, balançant lesbras, six servants. Derrière la pièce, viennent d’autres attelages,d’autres conducteurs, des timoniers, et, derrière eux, de nouvellespièces, aussi laides et aussi peu imposantes que la première, laseconde, la troisième et la quatrième. Près de la quatrième, unofficier, et ainsi de suite. La brigade est à six batteries etchaque batterie à quatre pièces. La colonne couvre une demi-verste.Elle se termine par les équipages auprès desquels, songeur, salongue tête baissée, marche, au plus haut point sympathique, Magar,l’âne ramené de Turquie par l’un des commandants de labatterie.

Riabôvitch regardait avec indifférence enavant et en arrière, les nuques et les figures. En d’autres temps,il aurait somnolé, mais il était à présent entièrement plongé dansdes pensées agréables et nouvelles. Quand la batterie se mit enroute, il voulut d’abord se persuader que l’histoire du baisern’était intéressante que comme une toute petite aventuremystérieuse, qu’elle était en réalité négligeable, et qu’il étaitbête d’y songer sérieusement ; mais il rejeta bientôt lalogique et se laissa aller à ses rêveries… Tantôt il s’imaginaitêtre dans le salon de Rabbek en tête à tête avec une jeune fille,ressemblant à la demoiselle en mauve, et à la blonde en robenoire ; tantôt, fermant les yeux, il se voyait avec une autrejeune fille, totalement inconnue, aux traits fort vagues ; enidée, il lui parlait, se penchait vers son épaule, se figurait laguerre et la séparation, puis son retour et un souper avec sa femmeet ses enfants…

– Serrez les freins ! entendait-oncommander à chaque descente.

Il criait lui aussi : « Serrez lesfreins ! » et il craignait que ce commandementn’interrompît ses rêves et ne le ramenât à la réalité…

En passant devant une propriété, il jeta unregard par-dessus la palissade du jardin. Il vit une longue alléedroite comme une règle, sablée de jaune, et bordée de jeunesbouleaux… Avec la rapidité d’un homme qui rêve, il se figura despetits pieds marchant sur le sable, et, tout à fait à l’improviste,se dessina nettement en son imagination celle qui l’avait embrasséet qu’il était parvenu à se représenter pendant le souper. Cetteimage s’était fixée dans son cerveau et ne le quittait plus.

À midi parvint de l’arrière de la colonne, lecommandement :

– Garde à vous ! Tête à gauche,messieurs les officiers !

Dans une calèche, attelée de deux chevauxblancs, passa au trot le général de brigade. Il s’arrêta près de laseconde batterie et cria quelque chose que personne ne comprit.Quelques officiers, parmi lesquels Riabôvitch, galopèrent àlui.

– Eh bien, demanda le général, cillantses yeux rouges, comment ça va-t-il ? Quoi de nouveau ? Ya-t-il des malades ?

Lorsqu’on eut répondu, le général, petit etmaigre, remua les lèvres, réfléchit et dit à l’un desofficiers :

– Le premier conducteur de la troisièmepièce a enlevé une des genouillères et l’a pendue, l’animal, sur ledevant de la pièce ! Fourrez-le dedans !

Il leva les yeux sur Riabôvitch etcontinua :

– Et vous, vous avez, il me semble, unede vos avaloires trop longue ?

Ayant fait quelques autres observationsfastidieuses, le général regarda Lobytko et dit ensouriant :

– Vous avez l’air triste aujourd’hui,lieutenant Lobytko. Vous songez sans doute àMme Lopoukhov ? Hein, messieurs, il songe àMme Lopoukhov !

Mme Lopoukhov, dame très forteet très grande, avait depuis longtemps passé la quarantaine. Legénéral, qui ressentait un faible pour les personnes robustes, quelque fut leur âge, soupçonnait ses officiers du même goût. Lesofficiers sourirent respectueusement. Le général, heureux d’avoirdit quelque chose de fort drôle et de piquant, se mit à rirebruyamment, toucha le dos de son cocher et porta la main à savisière. La calèche partit…

« Tout ce à quoi je rêve, et qui mesemble impossible et supra-terrestre, est, en somme, trèsordinaire, pensait Riabôvitch, en regardant le nuage de poussièreque soulevait la calèche du général. Tout cela est très ordinaireet arrive à tout le monde… En son temps, par exemple, ce général aaimé ; il est maintenant marié, père de famille ; lecapitaine Wachter est marié lui aussi ; il aime, bien qu’ilait la nuque rouge et laide, et soit de petite taille… Salmânov,bien que grossier et par trop tartare, a eu un roman, qui a finipar le mariage… Je suis comme les autres et passerai tôt ou tardpar où ils ont passé… »

Et l’idée qu’il était un homme ordinaire, etque sa vie l’était aussi, le réjouit et le réconforta… Et déjà ilse dessinait à son gré, hardiment, et elle, et sonbonheur, – ne mettant aucun frein à son imagination…

Lorsque, sur le soir, la brigade arriva àdestination et que les officiers furent au repos, Riabôvitch,Merzliâkov et Lobytko soupaient, assis autour d’une malle.Merzliâkov mâchait sans se presser, lisant le Messager del’Europe qu’il tenait sur ses genoux. Lobytko parlait sanscesse, se versant continuellement de la bière, et Riabôvitch, duvague dans la tête à force d’avoir rêvé toute la journée, setaisait et buvait. Au troisième verre, il fut gris, se détendit, eteut l’irrésistible désir de communiquer à ses camarades sasensation nouvelle.

– Chez ces Rabbek, commença-t-il, tâchantde donner à sa voix une intonation indifférente et moqueuse, ilm’est arrivé une histoire étrange ; je me rendais à la sallede billard…

Il raconta en détail l’histoire du baiser etse tut au bout d’une minute. Il avait dans cette minute toutraconté, et fut horriblement surpris qu’il eût fallu si peu detemps pour son récit. Il lui semblait que l’on pouvait parler de cebaiser jusqu’au matin. L’ayant écouté, Lobytko, très hâbleur, etqui, pour cela, ne croyait personne, le regarda d’un air méfiant etsourit. Merzliâkov remua les sourcils et dit tranquillement sansdétacher les yeux de sa revue :

– Qu’est-ce là ?… se jeter à votrecou sans crier gare !… Ce doit être une névrosée.

– Oui, probablement… acquiesçaRiabôvitch.

– J’ai eu moi aussi une histoirepareille… dit Lobytko, roulant des yeux effarés. J’allais l’annéedernière, à Kôvno… Je prends un billet de seconde… Le wagon étaitbondé ; on ne pouvait dormir. Je donne au conducteur cinquantecopeks… Il prend mon bagage et me mène dans un compartiment… Jem’étends et me couvre de ma couverture. On n’y voit rien, vouscomprenez. Tout à coup je sens que quelqu’un me touche l’épaule etme respire dans la figure. Je fais un mouvement de la main et jesens un coude… J’ouvre les yeux, et imaginez-vous cela ? C’estune femme ! Des yeux noirs, des lèvres comme du saumon, desnarines respirant la passion, des seins comme des tampons delocomotive…

– Permettez, interrompit tranquillementMerzliâkov, je comprends ce que vous dites des seins, mais leslèvres, comment avez-vous pu les voir, si l’on n’y voyaitgoutte ?

Lobytko se mit à biaiser et à se moquer del’incompréhension de Merzliâkov. Cela froissa Riabôvitch. Ils’éloigna, se coucha, et se promit de ne plus jamais faire deconfidences.

*

**

La vie au camp commença… Des jours, trèspareils les uns aux autres, passèrent. Tous ces jours-là,Riabôvitch sentait, pensait et se tenait comme un amoureux. Chaquematin, tandis que son ordonnance l’aidait à se laver, il sesouvenait, en s’arrosant la tête d’eau froide, qu’il y avait danssa vie quelque chose de bon et de chaud.

Le soir, lorsque ses camarades mettaient laconversation sur l’amour et les femmes, il écoutait, s’approchaitet avait l’expression de soldats qui entendent le récit d’unebataille à laquelle ils ont pris part. Et les soirs où lesofficiers d’état-major, mis en train, entreprenaient avec Lobytkodes incursions de Don Juans au Grand Village, Riabôvitch, qui yprenait part, éprouvait chaque fois de la mélancolie, se sentaitprofondément en faute ; et il lui demandaitmentalement pardon…

Aux heures de loisir, ou les nuits d’insomnie,quand le désir lui venait de se rappeler son enfance, son père, samère, ses proches, ses intimes, il se souvenait infailliblement deMiéstitchki, du cheval étrange, de von Rabbek, de sa femme, quiressemblait à l’impératrice Eugénie, de la chambre sombre, de lafente éclairée de la porte…

Le 31 août, il revint du camp, non pas avectoute la brigade, mais avec deux batteries seulement. Pendant toutela route, il rêvait et s’inquiétait comme s’il revenait chez lui.Il désirait passionnément revoir le cheval étrange, l’église, lafamille sans sincérité des Rabbek, la chambre sombre. Le« sens intime », qui trompe si souvent les amoureux, luichuchotait, on ne sait pourquoi qu’il la reverraitinfailliblement…

Et ces questions le tourmentaient :comment se retrouverait-il avec elle ? Que luidirait-il ? N’aurait-elle pas oublié le baiser ? À mettreles choses au pis, si même, pensait-il, il ne la rencontrait pas,il aurait pourtant plaisir à passer par la chambre sombre et à sesouvenir…

Vers le soir apparurent à l’horizon l’égliseet les granges, blanchies à la chaux… Le cœur de Riabôvitch battit…Il n’écoutait plus ce que lui disait l’officier, trottant à côté delui ; il avait tout oublié, et il regardait avidement larivière qui brillait au loin, le toit de la maison et le pigeonnierau-dessus duquel tournoyaient les pigeons, éclairés par le soleilcouchant.

En approchant de l’église, puis en écoutant lefourrier, il attendait à toute minute l’apparition du cavalier surle cheval étrange, venant inviter les officiers pour le thé ;mais… le rapport du fourrier prit fin ; les officiersdescendirent de cheval et se dispersèrent dans le village ; lecavalier n’apparaissait pas…

« Rabbek va apprendre, à l’instant, parles moujiks que nous sommes de retour, et il nous enverrachercher, » pensait Riabôvitch en entrant dans l’isba decantonnement. Il ne comprenait pas pourquoi son camarade allumaitune bougie et pourquoi les ordonnances s’empressaient de mettre enplace les samovars…

Une lourde inquiétude s’empara de lui. Il secoucha puis se leva, et regarda par la fenêtre si le cavaliern’arrivait pas. Mais point de cavalier. Il se recoucha, se relevaune demi-heure après, et, ne pouvant dominer son inquiétude, sortitdans la rue, allant vers l’église… La place, près de la barrière,était sombre et déserte… Trois soldats, côte à côte, se taisaient.Apercevant Riabôvitch, ils se dressèrent et saluèrent ; illeur rendit le salut et se mit à descendre vers la rivière.

Tout le ciel était couvert d’une lueurrouge ; la lune se levait. Deux femmes, dans un potager,causant à haute voix, coupaient des feuilles de choux. Quelquesisbas se voyaient derrière les potagers… Cependant, sur la rive,tout était comme en mai, le sentier, les buissons, les saules,pleurant au-dessus de la rivière… Seul, le hardi rossignol nechantait pas ; et on ne sentait pas l’odeur nouvelle despeupliers et de l’herbe.

Arrivé au jardin, Riabôvitch regarda par leportillon… Tout était sombre et calme… On ne voyait que les troncsblancs des bouleaux les plus proches et un coin de l’allée. Lereste se fondait dans la masse noire… Riabôvitch, avidement,regardait et écoutait, mais, au bout d’un quart d’heure, n’ayantperçu ni un son, ni une lumière, il s’en retourna lentement…

Il revint près de la rivière. Devant luiblanchoyaient des cabines de bains et des draps pendus au parapetde la passerelle… Il monta sur la passerelle et, sans aucun besoin,toucha un drap ; le drap était rude et froid… Riabôvitchregarda l’eau… La rivière coulait rapide et chuchotait à peine prèsdes pilotis de la cabine. La lune rouge se reflétait près del’autre rive, et des petites vagues couraient sur son reflet,l’allongeaient, le déchiraient, et semblaient vouloir l’emportercomme un copeau…

« Que c’est bête… bête !… pensaitRiabôvitch en regardant l’eau courir. Que tout cela eststupide ! »

Maintenant qu’il n’attendait plus rien,l’histoire du baiser, son impatience, ses espoirs obscurs, sondésenchantement lui apparaissaient sous leur vrai jour… Il ne luisemblait plus étrange de n’avoir pas vu venir l’envoyé du généralni de ne plus voir jamais celle qui l’avait embrassé au lieu d’unautre : au contraire, il eût été étrange qu’il la vît…

L’eau courait on ne sait où ni pourquoi ;elle courait de la même façon qu’au mois de mai. De la petiterivière elle s’était jetée, en mai, dans une grande, de la grandedans la mer, et peut-être la même eau recoulait-elle à présent sousles yeux de Riabôvitch ?… Pourquoi ?… À quoibon ?

Et tout l’univers, toute la vie lui semblèrentune incompréhensible et vaine mystification… Détournant ses yeux del’eau et regardant le ciel, il se ressouvint que le destin, sous laforme d’une femme inconnue, l’avait caressé par hasard ; il sesouvint de ses rêves de l’été, et sa vie lui parutextraordinairement pauvre, misérable et terne…

Quand il revint à l’isba, il n’y retrouvaaucun camarade. Son ordonnance lui annonça qu’ils étaient tousallés chez « le général von Triâbkine »[40] qui avait envoyé un cavalier leschercher… La joie souleva un instant le cœur de Riabôvitch ;mais il la comprima tout de suite, se coucha, et, comme pour défierle sort et le punir, il n’alla pas chez le général.

1887.

FIN

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