Un prince de la Bohème

Un prince de la Bohème

d’ Honoré de Balzac

A HEINE.

Mon cher Heine, à vous cette Etude, à vous qui représentez à Paris l’esprit et la poésie de l’Allemagne comme en Allemagne vous représentez la vive et spirituelle critique française, à vous qui savez mieux que personne ce qu’il peut y avoir ici de critique, de plaisanterie, d’amour et de vérité.

DE BALZAC.

– Mon cher ami, dit madame de la Baudraye en tirant un manuscrit de dessous l’oreiller de sa causeuse, me pardonnerez-vous, dans la détresse où nous sommes, d’avoir fait une nouvelle de ce que vous nous avez dit, il y a quelques jours.

– Tout est de bonne prise dans le temps où nous sommes ;n’avez-vous pas vu des auteurs qui, faute d’inventions, servent leurs propres cœurs et souvent celui de leurs maîtresses au public ! On en viendra, ma chère, à chercher des aventures moins pour le plaisir d’en être les héros, que pour les raconter.

– Enfin la marquise de Rochefide et vous vous aurez payé notre loyer, et je ne crois pas, à la manière dont vont ici les choses,que je vous paye jamais le vôtre.

– Qui sait ! peut-être vous arrivera-t-il la même bonne fortune qu’à madame de Rochefide. Allez !… j’écoute.

Madame de la Baudraye lut ce qui suit.

La scène est rue de Chartres du Roule, dans un magnifique salon.L’un des auteurs les plus célèbres de ce temps est assis sur unecauseuse auprès d’une très-illustre marquise avec laquelle il estintime comme doit l’être un homme distingué par une femme qui legarde près d’elle, moins comme un pis-aller que comme uncomplaisant petito.

– Hé ! bien, dit-elle, avez vous trouvé ces lettres dontvous me parliez hier, et sans lesquelles vous ne pouviez pas meraconter tout ce qui le concerne ?

– Je les ai !

– Vous avez la parole, je vous écoute comme un enfant à qui samère raconterait le Grand Serpentin vert.

– Entre toutes ces personnes de connaissance que nous avonsl’habitude de nommer nos amis, je compte le jeune homme dont il estquestion. C’est un gentilhomme d’un esprit et d’un malheur infinis,plein d’excellentes intentions, d’une conversation ravissante,ayant beaucoup vu déjà, quoique jeune, et qui fait partie, enattendant mieux, de la Bohême. La Bohême, qu’il faudrait appeler laDoctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tousâgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, toushommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui seferont connaître, et qui seront alors des gens fortdistingués ; on les distingue déjà dans les jours de carnaval,pendant lesquels ils déchargent le trop plein de leur esprit, àl’étroit durant le reste de l’année, en des inventions plus oumoins drolatiques. A quelle époque vivons-nous ? Quel absurdepouvoir laisse ainsi se perdre des forces immenses ? Il setrouve dans la Bohême des diplomates capables de renverser lesprojets de la Russie, s’ils se sentaient appuyés par la puissancede la France. On y rencontre des écrivains, des administrateurs,des militaires, des journalistes, des artistes ! Enfin tousles genres de capacité, d’esprit y sont représentés. C’est unmicrocosme. Si l’empereur de Russie achetait la Bohême moyennantune vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitterl’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa ;dans un an, Odessa serait Paris. Là se trouve la fleur inutile, etqui se dessèche, de cette admirable jeunesse française que Napoléonet Louis XIV recherchaient, que néglige depuis trente ans lagérontocratie sous laquelle tout se flétrit en France, bellejeunesse dont hier encore le professeur Tissot, homme peu suspect,disait : « Cette jeunesse, vraiment digne de lui, l’Empereurl’employait partout, dans ses conseils, dans l’administrationgénérale, dans des négociations hérissées de difficultés ou pleinesde périls, dans le gouvernement des pays conquis, et partout ellerépondait à son attente ! Les jeunes gens étaient pour lui lesmissi dominici de Charlemagne. » Ce mot de Bohême vous dit tout. LaBohême n’a rien et vit de ce qu’elle a. L’Espérance est sareligion, la Foi en soi-même est son code, la Charité passe pourêtre son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leurmalheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin.Toujours à cheval sur un si, spirituels comme des feuilletons, gaiscomme des gens qui doivent, oh ! ils doivent autant qu’ilsboivent ! enfin, et c’est là où j’en veux venir, ils sont tousamoureux, mais amoureux ?… figurez-vous Lovelace, Henri IV, leRégent, Werther, Saint-Preux, René, le maréchal de Richelieu réunisdans un seul homme, et vous aurez une idée de leur amour ! Etquels amoureux ? Eclectiques par excellence en amour, ils vousservent une passion comme une femme peut la vouloir ; leurcœur ressemble à une carte de restaurant, ils ont mis en pratique,sans le savoir et sans l’avoir lu peut-être, le livre de l’Amourpar Stendahl ; ils ont la section de l’amour-goût, celle del’amour-passion, l’amour-caprice, l’amour cristallisé, et surtoutl’amour passager. Tout leur est bon, ils ont créé ce burlesqueaxiome : Toutes les femmes sont égales devant l’homme. Le texte decet article est plus vigoureux ; mais comme, selon moi,l’esprit en est faux, je ne tiens pas à la lettre. Madame, mon amise nommeGabriel-Jean-Anne-Victor-Benjamin-Georges-Ferdinand-Charles-EdouardRusticoli, comte de la Palferine. Les Rusticoli, arrivés en Franceavec Catherine de Médicis, venaient alors d’être dépossédés d’unesouveraineté minime en Toscane. Un peu parents des d’Est, ils sesont alliés aux Guise. Ils ont tué beaucoup de Protestants à laSaint-Barthélemy, et Charles IX leur a donné l’héritière du comtéde la Palferine, confisqué sur le duc de Savoie, et que Henri IVleur a racheté tout en leur en laissant le titre. Ce grand Roi fitla sottise de rendre ce fief au duc de Savoie. En échange, lescomtes de la Palferine qui portaient avant que les Medici eussentdes armes, d’argent à la croix fleurdelysée d’azur (la croix futfleurdelysée par lettres patentes de Charles IX), sommé d’unecouronne de comte et deux paysans pour supports, avec IN HOC SIGNOVINCIMUS pour devise, ont eu deux Charges de la Couronne et ungouvernement. Ils ont joué le plus beau rôle sous les Valois, etjusqu’au quasi-règne de Richelieu ; puis ils se sont amoindrissous Louis XIV et ruinés sous Louis XV. Le grand-père de mon amidévora les restes de cette brillante maison avec mademoiselleLaguerre, qu’il produisit, lui, le premier, avant Bouret. Officiersans aucune fortune en 1789, le père de Charles-Edouard eut le bonesprit, la révolution aidant, de s’appeler Rusticoli. Ce père, qui,d’ailleurs, épousa, durant les guerres d’Italie, une filleule de lacomtesse Albani, une Capponi, de là le dernier prénom de laPalferine, fut l’un des meilleurs colonels de l’armée ; aussil’Empereur le nomma-t-il commandant de la Légion-d’Honneur, et lefit-il comte. Le colonel avait une légère déviation de la colonnevertébrale, et son fils dit en riant à ce sujet : – Ce fut un comterefait. Le général comte Rusticoli, car il devint général debrigade à Ratisbonne, mourut à Vienne après la bataille de Wagram,où il fut nommé général de division sur le champ de bataille. Sonnom, son illustration italienne et son mérite lui auraient valu tôtou tard le bâton de maréchal. Sous la Restauration, il auraitreconstitué cette grande et belle maison des la Palferine, sibrillante déjà en 1100 comme Rusticoli, car les Rusticoli avaientdéjà fourni un pape et révolutionné deux fois le royaume deNaples ; enfin si splendide sous les Valois et si habile queles la Palferine, quoique Frondeurs déterminés, existaient encoresous Louis XIV ; Mazarin les aimait, il avait reconnu chez euxun reste de Toscan. Aujourd’hui, quand on nomme Charles-Edouard dela Palferine, sur cent personnes, il n’y en a pas trois qui sachentce qu’est la maison de la Palferine ; mais les Bourbons ontbien laissé un Foix-Grailly vivant de son pinceau ! Ah !si vous saviez avec quel esprit Edouard de la Palferine a priscette position obscure ! comme il se moque des bourgeois de1830, quel sel, quel atticisme ! Si la Bohême pouvait souffrirun roi, il serait roi de la Bohême. Sa verve est inépuisable. Onlui doit la carte de la Bohême et les noms des sept châteaux quen’a pu trouver Nodier.

– C’est, dit la marquise, la seule chose qui manque à l’une desplus spirituelles railleries de notre époque.

– Quelques traits de mon ami la Palferine vous mettront à mêmede le juger, reprit Nathan. La Palferine trouve un de ses amis,l’ami était de la Bohême, en discussion sur le boulevard avec unbourgeois qui se croyait offensé. La Bohême est très-insolente avecle pouvoir moderne. Il s’agissait de se battre. – « Un instant, ditla Palferine en devenant aussi Lauzun que Lauzun a jamais pul’être, un instant, monsieur est-il né ? – Comment,monsieur ? dit le bourgeois. – Oui, êtes-vous né ?Comment vous nommez-vous ? – Godin. – Hein ? Godin !dit l’ami de la Palferine. – Un instant, mon cher, dit la Palferineen arrêtant son ami, il y a les Trigaudin. En êtes-vous ?(Etonnement du bourgeois.) – Non. Vous êtes alors des nouveaux ducsde Gaëte, façon impériale. Non. Eh ! bien, comment voulez-vousque mon ami, qui sera secrétaire d’ambassade et ambassadeur, et àqui vous devrez un jour du respect, se batte ! Godin !Cela n’existe pas, vous n’êtes rien, Godin ! Mon ami ne peutpas se battre en l’air. Quand on est quelque chose, on ne se batqu’avec quelqu’un. Allons, mon cher, adieu ! – Mes respects àmadame, » ajouta l’ami. Un jour, la Palferine se promenait avec unde ses amis qui jeta le bout de son cigare au nez d’un passant. Cepassant eut le mauvais goût de se fâcher. – « Vous avez essuyé lefeu de votre adversaire, dit le jeune comte, les témoins déclarentque l’honneur est satisfait. » Il devait mille francs à sontailleur, qui, au lieu de venir lui-même, envoya un matin sonpremier commis chez la Palferine. Ce garçon trouve le débiteurmalheureux au sixième étage au fond d’une cour, en haut du faubourgdu Roule. Il n’y avait pas de mobilier dans la chambre, mais unlit, et quel lit ! une table, et quelle table ! LaPalferine entend la demande saugrenue, et que je qualifierais, nousdit-il, d’illicite, faite à sept heures du matin. – « Allez dire àvotre maître, répondit-il avec le geste et la pose de Mirabeau,l’état dans lequel vous m’avez trouvé ! » Le commis recule enfaisant des excuses. La Palferine voit le jeune homme sur lepalier, il se lève dans l’appareil illustré par les vers deBritannicus, et lui dit :

– « Faites attention à l’escalier ! Remarquez bienl’escalier, afin de ne pas oublier de lui parler de l’escalier. »En quelque situation que l’ait jeté le hasard, la Palferine nes’est jamais trouvé ni au-dessous de la crise, ni sans esprit, nide mauvais goût. Il déploie toujours et en tout le génie de Rivarolet la finesse du grand seigneur français. C’est lui qui a trouvé ladélicieuse histoire sur l’ami du banquier Laffitte venant au bureaude la souscription nationale proposée pour conserver à ce banquierson hôtel où se brassa la révolution de 1830, et disant : Voicicinq francs, rendez-moi cent sous. On en a fait une caricature.

Il eut le malheur, en style d’acte d’accusation, de rendre unejeune fille mère. L’enfant peu ingénue avoue sa faute à sa mère,bonne bourgeoise qui accourt chez la Palferine et lui demande cequ’il compte faire. – « Mais, madame, je ne suis ni chirurgien nisage-femme. » Elle fut foudroyée ; mais elle revint à lacharge trois ou quatre ans après, en insistant et demandanttoujours à la Palferine ce qu’il comptait faire. – « Oh !madame, répondit-il, quand cet enfant aura sept ans, âge auquel lesenfants passent des mains des femmes entre celles des hommes…(mouvement d’assentiment chez la mère), si l’enfant est bien de moi(geste de la mère), s’il me ressemble d’une manière frappante, s’ilpromet d’être un gentilhomme, si je reconnais en lui mon genred’esprit, et surtout l’air Rusticoli, oh ! alors (nouveaumouvement), par ma foi de gentilhomme, je lui donnerai… un bâton desucre d’orge ! » Tout cela, si vous me permettez d’user dustyle employé par monsieur Sainte-Beuve pour ses biographiesd’inconnus, est le côté enjoué, badin, mais déjà gâté, d’une raceforte. Cela sent son Parc-aux-Cerfs plus que son hôtel deRambouillet. Ce n’est pas la race des doux, j’incline à conclurepour un peu de débauche et plus que je n’en voudrais chez desnatures brillantes et généreuses ; mais c’est galant dans legenre de Richelieu, folâtre et peut-être trop dans la drôlerie,c’est peut-être les outrances du dix-huitième siècle ; celarejoint en arrière les mousquetaires, et cela fait tort àChampcenetz ; mais ce volage tient aux arabesques et auxenjolivements de la vieille cour des Valois. On doit sévir, dansune époque aussi morale que la nôtre, à l’encontre de cesaudaces ; mais ce bâton de sucre d’orge peut aussi montrer auxjeunes filles le danger de ces fréquentations d’abord pleines derêveries, plus charmantes que sévères, roses et fleuries, mais dontles pentes ne sont pas surveillées et qui aboutissent à des excèsmûrissants, à des fautes pleines de bouillonnements ambigus, à desrésultats trop vibrants. Cette anecdote peint l’esprit vif etcomplet de la Palferine, car il a l’entre-deux que voulaitPascal ; il est tendre et impitoyable ; il est commeEpaminondas, également grand aux extrémités. Ce mot précised’ailleurs l’époque ; autrefois il n’y avait pasd’accoucheurs. Ainsi les raffinements de notre civilisations’expliquent par ce trait qui restera.

– Ah ! ça, mon cher Nathan, quel galimatias me faites-vouslà ? demanda la marquise étonnée.

– Madame la marquise, répondit Nathan, vous ignorez la valeur deces phrases précieuses, je parle en ce moment le Sainte-Beuve, unenouvelle langue française. Je continue. Un jour, se promenant surle boulevard, bras dessus bras dessous, avec des amis, la Palferinevoit venir à lui le plus féroce de ses créanciers, qui lui dit:

« Pensez-vous à moi, monsieur ? – Pas le moins dumonde ! » lui répondit le comte. Remarquez combien sa positionétait difficile. Déjà Talleyrand, en semblable circonstance, avaitdit : – Vous êtes bien curieux, mon cher ! Il s’agissait de nepas imiter cet homme inimitable. Généreux comme Buckingham, et nepouvant supporter d’être pris au dépourvu, un jour, n’ayant rien àdonner à un ramoneur, le jeune comte puise dans un tonneau deraisins à la porte d’un épicier, et en emplit le bonnet du petitsavoyard, qui mange très-bien le raisin. L’épicier commença parrire et finit par tendre la main à la Palferine. – « Oh !fi ! monsieur, dit-il, votre main gauche doit ignorer ce quevient de donner ma droite. » D’un courage aventureux,Charles-Edouard ne cherche ni ne refuse aucune partie ; maisil a la bravoure spirituelle. En voyant, dans le passage del’Opéra, un homme qui s’était exprimé sur son compte en termeslégers, il lui donne un coup de coude en passant, puis il revientsur ses pas et lui en donne un second. – « Vous êtes bienmaladroit, dit-on. – Au contraire, je l’ai fait exprès. » Le jeunehomme lui présente sa carte. – « Elle est bien sale, reprit-il,elle est par trop pochetée ; veuillez m’en donner uneautre ! » ajouta-t-il en la jetant. Sur le terrain, il reçoitun coup d’épée, l’adversaire voit partir le sang et veut finir ens’écriant : – « Vous êtes blessé, monsieur. – Je nie labotte ! » répondit-il avec autant de sang-froid que s’il eûtété dans une salle d’armes, et il riposta par une botte pareille,mais plus à fond, en ajoutant : – « Voilà le vrai coup,monsieur ! » L’adversaire resta six mois au lit. Ceci,toujours en se tenant dans les eaux de monsieur Sainte-Beuve,rappelle les Raffinés et la fine raillerie des beaux jours de lamonarchie. On y voit une vie dégagée, mais sans point d’arrêt, uneimagination riante qui ne nous est donnée qu’à l’origine de lajeunesse. Ce n’est plus le velouté de la fleur, mais il y a dugrain desséché, plein, fécond qui assure la saison d’hiver. Netrouvez-vous pas que ces choses annoncent quelque chosed’inassouvi, d’inquiet, ne s’analysant pas, ne se décrivant point,mais se comprenant, et qui s’embraserait en flammes éparses ethautes si l’occasion de se déployer arrivait ? C’est l’acediadu cloître, quelque chose d’aigri, de fermenté dans l’inoccupationcroupissante des forces juvéniles, une tristesse vague etobscure.

– Assez ! dit la marquise, vous me donnez des douches à lacervelle.

– C’est l’ennui des après-midi. On est sans emploi, on fait malplutôt que de ne rien faire, et c’est ce qui arrivera toujours enFrance. La jeunesse en ce moment a deux côtés : le côté studieuxdes méconnus, le côté ardent des passionnés.

– Assez ! répéta madame de Rochefide avec un gested’autorité, vous m’agacez les nerfs.

– Je me hâte, pour achever de vous peindre la Palferine, de mejeter dans ses régions galantes, afin de vous faire comprendre legénie particulier de ce jeune homme qui représente admirablementune portion de la jeunesse malicieuse, de cette jeunesse assezforte pour rire de la situation où la met l’ineptie desgouvernants, assez calculatrice pour ne rien faire en voyantl’inutilité du travail, assez vive encore pour s’accrocher auplaisir, la seule chose qu’on n’ait pu lui ôter. Mais unepolitique, à la fois bourgeoise, mercantile et bigote, vasupprimant tous les déversoirs où se répandraient tant d’aptitudeset de talents. Rien pour ces poètes, rien pour ces jeunes savants.Pour vous faire comprendre la stupidité de la nouvelle cour, voicice qui est arrivé à la Palferine. Il existe à la Liste civile unemployé aux malheurs. Cet employé apprit un jour que la Palferineétait dans une horrible détresse, il fit sans doute un rapport, etil apporta cinquante francs à l’héritier des Rusticoli. LaPalferine reçut ce monsieur avec une grâce parfaite, et ill’entretint des personnages de la cour. – « Est-il vrai,demanda-t-il, que mademoiselle d’Orléans contribue pour telle sommeà ce beau service entrepris pour son neveu ? Ce sera fortbeau. » La Palferine avait donné le mot à un petit savoyard de dixans, appelé par lui le Père Anchise, lequel le sert pour rien etduquel il dit : – « Je n’ai jamais vu tant de niaiserie réunie àtant d’intelligence, il passerait dans le feu pour moi, il comprendtout et ne comprend pas que je ne puis rien pour lui. » Anchiseramena de chez un loueur de carrosses un magnifique coupé derrièrelequel il y avait un laquais. Au moment où la Palferine entendit lebruit du carrosse, il avait habilement amené la conversation surles fonctions de ce monsieur, qu’il appelle depuis l’homme auxmisères sans écart, il s’était informé de sa besogne et de sontraitement. – Vous donne-t-on une voiture pour courir ainsi laville ? – Oh ! non, » répondit-il. Sur ce mot, laPalferine et l’ami qui se trouvait avec lui accompagnent le pauvrehomme, descendent et le forcent à monter en voiture, car ilpleuvait à torrents. La Palferine avait tout calculé. Il offrit deconduire l’employé là où l’employé allait. Quand le distributeurdes aumônes eut fini sa nouvelle visite, il retrouva l’équipage àla porte. Le laquais lui remit ce mot écrit au crayon : La voitureest payée pour trois jours par le comte Rusticoli de la Palferine,trop heureux de s’unir aux charités de la Cour en donnant des ailesà ses bienfaits. La Palferine appelle maintenant la Liste civileune Liste incivile. Il fut passionnément aimé d’une femme dont laconduite était un peu légère. Antonia demeurait rue de Helder, et yétait remarquée. Mais, dans le temps où elle connut le comte, ellen’avait pas encore été à pied. Elle ne manquait pas de cetteimpertinence d’autrefois que les femmes d’aujourd’hui ont ravaléejusqu’à l’insolence. Après quinze jours d’un bonheur sans mélange,cette femme fut obligée de revenir, dans les intérêts de sa listecivile, à un système de passion moins exclusive. En s’apercevantqu’on manquait de franchise avec lui, la Palferine écrivit à madameAntonia cette lettre qui la rendit célèbre.

« Madame,

« Votre conduite m’étonne autant qu’elle m’afflige. Non contentede me déchirer le cœur par vos dédains, vous avez l’indélicatessede me retenir une brosse à dents, que mes moyens ne me permettentpas de remplacer, mes propriétés étant grevées d’hypothèques audelà de leur valeur.

Adieu, trop belle et trop ingrate amie ! Puissions-nousnous revoir dans un monde meilleur !

CHARLES-EDOUARD. »

Assurément (toujours en nous servant du style macaronique demonsieur Sainte-Beuve), ceci surpasse de beaucoup la raillerie deSterne dans le Voyage sentimental, ce serait Scarron sans sagrossièreté. Je ne sais même si Molière, dans ses bonnes, n’auraitpas dit, comme du meilleur de Cyrano : Ceci est à moi !Richelieu n’a pas été plus complet en écrivant à la princesse quil’attendait dans la cour des cuisines au Palais-Royal : Restez-y,ma reine, pour charmer les marmitons. Encore la plaisanterie deCharles-Edouard est-elle moins âcre. Je ne sais si les Romains, siles Grecs ont connu ce genre d’esprit. Peut-être Platon, en yregardant bien, en a-t-il approché, mais du côté sévère etmusical…

– Laissez ce jargon, dit la marquise, cela peut s’imprimer, maism’en écorcher les oreilles est une punition que je ne méritepoint.

– Voici comment il fit la rencontre de Claudine, reprit Nathan.Un jour, un de ces jours inoccupés où la jeunesse se trouve àcharge à elle-même, et comme Blondet sous la Restauration, ne sortde son énergie et de l’abattement auquel la condamnentd’outrecuidants vieillards que pour mal faire, pour entreprendre deces énormes bouffonneries qui ont leur excuse dans l’audace même deleur conception, la Palferine errait le long de sa canne, sur lemême trottoir, entre la rue de Grammont et la rue Richelieu. Deloin, il voit une femme, une femme mise trop élégamment, et, commeil le dit, garnie d’effets trop coûteux et portés trop négligemmentpour n’être pas une princesse de la Cour ou de l’Opéra ; mais,après juillet 1830, selon lui l’équivoque est impossible, laprincesse devait être de l’Opéra. Le jeune comte se met aux côtésde cette femme, comme s’il lui avait donné un rendez-vous ; illa suit avec une opiniâtreté polie, avec une persistance de bongoût, en lui lançant des regards pleins d’autorité, mais à propos,et qui forcèrent cette femme à se laisser escorter. Un autre eûtété glacé par l’accueil, déconcerté par les premierschassez-croisez de la femme, par le froid piquant de son air, pardes mots sévères ; mais la Palferine lui dit de ces motsplaisants contre lesquels ne tient aucun sérieux, aucunerésolution. Pour se débarrasser de lui, l’inconnue entre chez samarchande de modes, Charles-Edouard y entre, il s’assied, il donneson avis, il la conseille en homme prêt à payer. Ce sang-froidinquiète la femme, elle sort. Sur l’escalier, l’inconnue dit à laPalferine, son persécuteur : – « Monsieur, je vais chez une parentede mon mari, une vieille dame, madame de Bonfalot… – Oh !madame de Bonfalot ? répond le comte, mais je suis charmé, j’yvais… » Le couple y va. Charles-Edouard entre avec cette femme, onle croit amené par elle, il se mêle à la conversation, il yprodigue son esprit fin et distingué. La visite traînait enlongueur. Ce n’était pas son compte. – « Madame, dit-il àl’inconnue, n’oubliez pas que votre mari nous attend, il ne nous adonné qu’un quart d’heure. » Confondue par cette audace, qui, vousle savez, vous plaît toujours, entraînée par ce regard vainqueur,par cet air profond et candide à la fois que sait prendreCharles-Edouard, elle se lève, accepte le bras de son cavalierforcé, descend et lui dit sur le seuil de la porte : – « Monsieur,j’aime la plaisanterie… – Et moi donc ! » dit-il. Elle rit. –« Mais il ne tient qu’à vous que cela ne devienne sérieux,reprit-il. Je suis le comte de la Palferine, et je suis enchanté depouvoir mettre à vos pieds et mon cœur et ma fortune ! » LaPalferine avait alors vingt-deux ans. Ceci se passait en 1834. Parbonheur, ce jour-là, le comte était mis avec élégance. Je vais vousle peindre en deux mots. C’est le vivant portrait de Louis XIII, ilen a le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ceteint italien qui devient blanc aux lumières, les cheveux bruns,portés longs, et la royale noire ; il en a l’air sérieux etmélancolique, car sa personne et son caractère forment un contrasteétonnant. En entendant le nom et voyant le personnage, Claudineéprouve comme un frémissement. La Palferine s’en aperçoit, il luilance un regard de ses yeux noirs profonds, fendus en amande auxpaupières légèrement ridées et bistrées qui révèlent des joieségales à d’horribles fatigues. Sous ce coup d’oeil elle lui dit : –« Votre adresse ! – Quelle maladresse ! répondit-il. –Ah ! bah ! fit-elle en souriant. Oiseau sur labranche ? – Adieu, madame ; vous êtes une femme comme ilm’en faut, mais ma fortune est loin de ressembler à mon désir… » Ilsalue et la quitte net, sans se retourner. Le surlendemain, par unede ces fatalités qui ne sont possibles que dans Paris, il alla chezun de ces marchands d’habits qui prêtent sur gages lui vendre lesuperflu de sa garde-robe, il recevait d’un air inquiet le prix,après l’avoir long-temps débattu, quand l’inconnue passe et lereconnaît. – « Décidément, crie-t-il au marchand stupéfait, je neprends pas votre trompe ! » Et il indiquait une énorme trompebosselée, accrochée en dehors et qui se dessinait sur des habits dechasseurs d’ambassade et de généraux de l’empire. Puis, fier etimpétueux, il resuivit la jeune femme. Depuis cette grande journéede la trompe, ils s’entendirent à merveille. Charles-Edouard a surl’amour les idées les plus justes. Il n’y a pas, selon lui, deuxamours dans la vie de l’homme ; il n’y en a qu’un seul,profond comme la mer, mais sans rivages. A tout âge, cet amour fondsur vous comme la grâce fondit sur saint Paul. Un homme peut vivrejusqu’à soixante ans sans l’avoir ressenti. Cet amour, selon unesuperbe expression de Heine, est peut-être la maladie secrète ducœur, une combinaison du sentiment de l’infini qui est en nous etdu beau idéal qui se révèle sous une forme visible. Enfin cet amourembrasse à la fois la créature et la création. Tant qu’il ne s’agitpas de ce grand poème, on ne peut traiter qu’en plaisantant desamours qui doivent finir, en faire ce que sont en littérature lespoésies légères comparées au poème épique. Charles-Edouardn’éprouva dans cette liaison ni ce coup de foudre qui annonce cevéritable amour ni la lente révélation des attraits, lareconnaissance des qualités secrètes qui attachent deux êtres parune puissance croissante. L’amour vrai n’a que ces deux modes. Oula première vue, qui sans doute est un effet de la seconde vueécossaise, ou la graduelle fusion des deux natures, qui réalisel’androgyne platonique. Mais Charles-Edouard fut aimé follement.Cette femme éprouvait l’amour complet, idéal et physique, enfin laPalferine fut sa vraie passion à elle. Pour lui, Claudine n’étaitqu’une délicieuse maîtresse. Le diable avec son enfer, qui certesest un puissant magicien, n’aurait jamais pu changer le système deces deux caloriques inégaux. J’ose affirmer que Claudine ennuyaitsouvent Charles-Edouard. – « Au bout de trois jours, la femme qu’onn’aime pas et le poisson gardé sont bons à jeter par la fenêtre, »nous disait-il. En Bohême, le secret s’observe peu sur les amourslégères. La Palferine nous parla souvent de Claudine, néanmoinspersonne de nous ne la vit et jamais son nom de femme ne futprononcé. Claudine était presque un personnage mythique. Nous enagissions tous de même, conciliant ainsi les exigences de notre vieen commun et les lois du bon goût. Claudine, Hortense, la Baronne,la Bourgeoise, l’impératrice, la Lionne, l’Espagnole étaient desrubriques qui permettaient à chacun d’épancher ses joies, sessoucis, ses chagrins, ses espérances, et de communiquer sesdécouvertes. On n’allait pas au delà. Il y a exemple, en Bohême,d’une révélation faite par hasard de la personne dont il étaitquestion ; aussitôt, par un accord unanime, aucun de nous neparla plus d’elle. Ce fait peut indiquer combien la jeunesse a lesens des vraies délicatesses. Quelle admirable connaissance ont lesgens de choix des limites où doivent s’arrêter la raillerie et cemonde de choses françaises désigné sous le mot soldatesque deblague, mot qui sera repoussé de la langue, espérons-le, mais quiseul peut faire comprendre l’esprit de la Bohême ! Nousplaisantions donc souvent sur Claudine et sur le comte. C’était des: – « Que fais-tu de Claudine ?

– Et ta Claudine ? – Toujours Claudine ? chanté surl’air de Toujours Gessler ! de Rossini, etc. – Je voussouhaite, pour le mal que je vous veux, nous dit un jour laPalferine, une semblable maîtresse. Il n’y a pas de lévrier, debasset, de caniche qui lui soit comparable pour la douceur, lasoumission, la tendresse absolue. Il y a des moments où je me faisdes reproches, où je me demande compte à moi-même de ma dureté,Claudine obéit avec une douceur de sainte. Elle vient, je larenvoie, elle s’en va, elle ne pleure que dans la cour. Je ne veuxpas d’elle pendant une semaine, je lui assigne le mardi suivant, àcertaine heure, fût-ce minuit ou six heures du matin, dix heures oucinq heures, les moments les plus incommodes, celui du déjeuner, dudîner, du lever, du coucher.. Oh ! elle viendra belle, parée,ravissante, à cette heure, exactement ! Et elle estmariée ! entortillée dans les obligations et les devoirs d’unemaison Les ruses qu’elle doit inventer, les raisons à trouver pourse conformer à mes caprices nous embarrasseraient, nousautres !.. Rien ne la lasse, elle tient bon ! Je le luidis, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’entêtement. Elle m’écrittous les jours, je ne lis pas ses lettres, elle s’en est aperçue,elle écrit toujours ! Tenez, voilà deux cents lettres dans cecoffre. Elle me prie de prendre chaque jour une de ses lettres pouressuyer mes rasoirs, et je n’y manque pas ! Elle croit, avecraison, que la vue de son écriture me fait penser à elle. » LaPalferine s’habillait en nous disant cela, je pris la lettre dontil allait se servir, je la lus et la gardai sans qu’il laréclamât ; la voici, car, selon ma promesse, je l’ai retrouvée:

« Lundi, minuit.

« Eh ! bien, mon ami, êtes-vous content de moi ? Je nevous ai pas demandé cette main, qu’il vous eût été facile de medonner et que je désirais tant de presser sur mon cœur, sur meslèvres.

Non, je ne vous l’ai pas demandée, je crains trop de vousdéplaire. Savez-vous une chose ? Bien que je sache cruellementque mes actions vous sont parfaitement indifférentes, je n’endeviens pas moins d’une extrême timidité dans ma conduite. La femmequi vous appartient, à quelque titre que ce soit et bien quetrès-secrètement, doit éviter d’encourir le plus léger blâme. En cequi est des anges du ciel, pour lesquels il n’y a pas de secret,mon amour est égal aux plus purs amours ; mais partout où jeme trouve, il me semble que je suis toujours en votre présence, etje veux vous faire honneur.

« Tout ce que vous m’avez dit sur ma manière de me mettre m’afrappée et m’a fait comprendre combien les gens de race noble sontsupérieurs aux autres ! Il me restait quelque chose de lafille d’Opéra dans la coupe de mes robes, dans mes coiffures. En unmoment, j’ai reconnu la distance qui me séparait du bon goût. Lapremière fois, vous recevrez une duchesse, vous ne me reconnaîtrezpas. Oh ! combien tu as été bon pour ta Claudine !combien de fois je t’ai remercié de m’avoir dit tout cela !Quel intérêt dans ce peu de paroles ! Tu t’es donc occupé decette chose à toi qui se nomme Claudine ? Ce n’est pas cetimbécile qui m’aurait éclairée, il trouve bien tout ce que je fais,il est d’ailleurs bien trop pot-au-feu, trop prosaïque pour avoirle sens du beau. Mardi va bien tarder à mon impatience !Mardi, près de vous pendant plusieurs heures ! Ah ! jem’efforcerai mardi de penser que ces heures sont des mois, et queje suis ainsi toujours. Je vis en espoir dans cette matinée commeje vivrai plus tard quand elle sera passée par le souvenir.L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir est une mémoirequi a joui. Quelle belle vie dans la vie nous fait ainsi lapensée ! je songe à inventer des tendresses qui ne seront qu’àmoi, dont le secret ne sera deviné par aucune femme. Il me prenddes sueurs froides qu’il n’arrive un empêchement. Oh ! jebriserais net avec lui, s’il le fallait ; mais ce n’est pasd’ici que jamais viendra l’empêchement, c’est de toi, tu pourrasvouloir aller dans le monde, chez une autre femme peut-être.Oh ! grâce pour ce mardi ! Si tu me l’enlevais, Charles,tu ne sais pas tout ce que tu lui vaudrais, je le rendrais fou. Situ ne voulais pas de moi, si tu allais dans le monde, laisse-moivenir tout de même, te voir habiller, rien que te voir, je n’endemande pas davantage, laisse-moi te prouver ainsi combien jet’aime purement ! Depuis que tu m’as permis de t’aimer, car tume l’as permis puisque je suis à toi ; depuis ce jour, jet’aime de toute la puissance de mon âme, et je t’aimerai toujours :car, après t’avoir aimé, on ne peut plus, on ne doit plus aimerpersonne. Et, vois-tu, quand tu te verras sous un regard qui neveut que voir, tu sentiras qu’il y a chez ta Claudine quelque chosede divin que tu y as éveillé. Hélas ! je ne suis pointcoquette avec toi ; je suis comme une mère avec son enfant :je souffre tout de toi ; moi, si impérieuse, si fièreailleurs, moi qui faisais trotter des ducs, des princes, desaides-de-camp de Charles X, qui valaient plus que toute la couractuelle, je te traite en enfant gâté. Mais à quoi bon descoquetteries ? ce serait en pure perte. Et cependant, faute decoquetterie, je ne vous inspirerai jamais d’amour, monsieur !Je le sais, je le sens, et je continue en éprouvant l’action d’unpouvoir irrésistible, mais je pense que cet entier abandon mevaudra de vous ce sentiment qu’il dit être chez tous les hommespour ce qui est leur propriété. »

« Mercredi.

« Oh ! comme la tristesse est entrée noire dans mon cœurlorsque j’ai su qu’il fallait renoncer au bonheur de te voirhier ! Une seule idée m’a empêchée de me laisser aller dansles bras de la mort : tu le voulais ! Ne pas venir, c’étaitexécuter ta volonté, obéir à l’un de tes ordres. Ah ! Charles,j’étais si jolie ! tu aurais eu en moi mieux que cette belleprincesse allemande que tu m’avais donnée en exemple, et quej’avais étudiée à l’Opéra. Mais tu m’aurais peut-être trouvée horsde ma nature. Tiens, tu m’as ôté toute confiance en moi, je suispeut-être laide. Oh ! je me fais horreur, je deviens imbécileen songeant à mon radieux Charles-Edouard. Je deviendrai folle,c’est sûr. Ne ris pas, ne me parle pas de la mobilité des femmes.Si nous sommes mobiles, vous êtes bien bizarres, vous ! Oter àune pauvre créature les heures d’amour qui la faisaient heureusedepuis dix jours, qui la rendaient bonne et charmante pour tousceux qui la venaient voir ! Enfin tu étais cause de ma douceuravec lui, tu ne sais pas le mal que tu lui fais. Je me suis demandéce que je dois inventer pour te conserver, ou pour avoir seulementle droit d’être quelquefois à toi… Quand je pense que tu n’asjamais voulu venir ici ! Avec quelle délicieuse émotion je teservirais ! Il y en a de plus favorisées que moi. Il y a desfemmes à qui tu dis : Je vous aime. A moi, tu n’as jamais dit que :Tu es une bonne fille. Sans que tu le saches, il est certains motsde toi qui me rongent le cœur. Il y a des gens d’esprit qui medemandent quelquefois à quoi je pense : je pense à mon abjection,qui est celle de la plus pauvre pécheresse en présence du Sauveur.»

Il y a, vous le voyez, encore trois pages. Il me laissa prendrecette lettre où vis des traces de larmes qui me semblèrent encorechaudes ! Cette lettre me prouva que la Palferine nous disaitvrai. Marcas, assez timide avec les femmes, s’extasiait sur unelettre semblable qu’il venait de lire dans son coin avant d’enallumer son cigare. – « Mais toutes les femmes qui aiment écriventde ces choses-là ! s’écria la Palferine, l’amour leur donne àtoutes de l’esprit et du style, ce qui prouve qu’en France le stylevient des idées et non des mots. Voyez comme cela est bien pensé,comme un sentiment est logique. » Et il nous lut une autre lettrequi était bien supérieure aux lettres factices tant étudiées quenous tâchons de faire, nous autres auteurs de romans. Un jour, lapauvre Claudine ayant su la Palferine dans un danger excessif, àcause d’une lettre de change, eut la fatale idée de lui apporterdans une bourse ravissamment brodée une somme assez considérable enor. – « Qui t’a faite si hardie, de te mêler des affaires de mamaison ? lui cria la Palferine en colère. Raccommode meschaussettes, brode-moi des pantoufles, si ça t’amuse. Mais…Ah ! tu veux faire la duchesse, et tu retournes la fable deDanaë contre l’aristocratie. » En disant ces mots, il vida labourse dans sa main, et fit le geste de jeter la somme à la figurede Claudine. Claudine épouvantée, et ne devinant pas laplaisanterie, se recula, heurta une chaise, et alla tomber la têtela première sur l’angle aigu de la cheminée. Elle se crut morte. Lapauvre femme ne dit qu’un mot, quand, mise sur le lit, elle putparler : – « Je l’ai mérité, Charles ! » La Palferine eut unmoment de désespoir. Ce désespoir rendit la vie à Claudine ;elle fut heureuse de ce malheur, elle en profita pour faireaccepter la somme à la Palferine, et le tirer d’embarras. Puis cefut le contrepied de la fable de La Fontaine où un mari rend grâceaux voleurs de lui faire connaître un mouvement de tendresse chezsa femme. A ce propos, un mot vous expliquera la Palferine toutentier. Claudine revint chez elle, elle arrangea comme elle le putun roman pour justifier sa blessure, et fut dangereusement malade.Il se fit un abcès à la tête. Le médecin, Bianchon, je crois, oui,ce fut lui, voulut un jour faire couper les cheveux de Claudine,qui a des cheveux aussi beaux que ceux de la duchesse deBerry ; mais elle s’y refusa, et dit en confidence à Bianchonqu’elle ne pouvait pas les laisser couper sans la permission ducomte de la Palferine. Bianchon vint chez Charles-Edouard,Charles-Edouard l’écoute gravement, et quand Bianchon lui alonguement expliqué le cas et démontré qu’il faut absolument couperles cheveux pour faire sûrement l’opération : – Couper les cheveuxde Claudine ! s’écria-t-il d’une voix péremptoire ; non,j’aime mieux la perdre ! » Bianchon, après quatre ans, parleencore du mot de la Palferine, et nous en avons ri pendant unedemi-heure. Claudine, instruite de cet arrêt, y vit une preuved’affection, elle se crut aimée. En face de sa famille en larmes,de son mari à genoux elle fut inébranlable, elle garda ses cheveux.L’opération, secondée par cette force intérieure que lui donnait lacroyance d’être aimée, réussit parfaitement. Il y a de cesmouvements d’âme qui mettent en désordre toutes les bricoles de lachirurgie et les lois de la science médicale. Claudine écrivit,sans orthographe, sans ponctuation, une délicieuse lettre à laPalferine pour lui apprendre l’heureux résultat de l’opération, enlui disant que l’amour en savait plus que toutes les sciences. – «Maintenant, nous disait un jour la Palferine, comment faire pour medébarrasser de Claudine ? – Mais elle n’est pas gênante, ellete laisse maître de tes actions. – C’est vrai, dit la Palferine,mais je ne veux pas qu’il y ait dans ma vie quelque chose qui s’yglisse sans mon consentement. » Dès ce jour il se mit à tourmenterClaudine, il avait dans la plus profonde horreur une bourgeoise,une femme sans nom ; il lui fallait absolument une femmetitrée, elle avait fait des progrès, c’est vrai, Claudine étaitmise comme les femmes les plus élégantes du faubourg Saint-Germain,elle avait su sanctifier sa démarche, elle marchait avec une grâcechaste, inimitable, mais ce n’était pas assez ! Ces élogesfaisaient tout avaler à Claudine. – « Eh ! bien, lui dit unjour la Palferine, si tu veux rester la maîtresse d’un la Palferinepauvre sans le sou, sans avenir, au moins dois-tu le représenterdignement. Tu dois avoir un équipage, des laquais, une livrée, untitre. Donne-moi toutes les jouissances de vanité que je ne puispas avoir par moi-même. La femme que j’honore de mes bontés ne doitjamais aller à pied, si elle est éclaboussée, j’en souffre !Je suis fait comme cela, moi ! Ma femme doit être admirée detout Paris. Je veux que tout Paris m’envie mon bonheur ! Qu’unpetit jeune homme voyant passer dans un brillant équipage unebrillante comtesse, se dise : A qui sont de pareillesdivinités ? et reste pensif. Cela doublera mes plaisirs. » LaPalferine nous avoua qu’après avoir lancé ce programme à la tête deClaudine pour s’en débarrasser, il fut étourdi pour la première etsans doute pour la seule fois de sa vie.

– « Mon ami, dit-elle avec un son de voix qui trahissait untremblement intérieur et universel, c’est bien ! Tout celasera fait, ou je mourrai… » Elle lui baisa la main et y mitquelques larmes de bonheur. – « Je suis heureuse, ajouta-t-elle,que tu m’aies expliqué ce que je dois être pour rester tamaîtresse. – Et, nous disait la Palferine, elle est sortie en mefaisant un petit geste coquet de femme contente. Elle était sur leseuil de ma mansarde, grandie, fière, à la hauteur d’une sibylleantique. »

– Tout ceci doit vous expliquer assez les mœurs de la Bohêmedont une des plus brillantes figures est ce jeune condottiere,reprit Nathan après une pause. Maintenant voici comme je découvrisqui était Claudine, et comment je pus comprendre tout ce qu’il yavait d’épouvantablement vrai dans un mot de la lettre de Claudineauquel vous n’avez peut-être pas pris garde.

La marquise, trop pensive pour rire, dit à Nathan un «Continuez ! » qui lui prouva combien elle était frappée de cesétrangetés, combien surtout la Palferine la préoccupait.

– Parmi tous les auteurs dramatiques de Paris, un des mieuxposés, des plus rangés, des plus entendus, était, en 1829, duBruel, dont le nom est inconnu du public, il s’appelle de Cursy surles affiches. Sous la Restauration, il avait une place de Chef deBureau dans un Ministère. Attaché de cœur à la branche aînée, ildonna bravement sa démission, et fit depuis ce temps deux fois plusde pièces de théâtre pour compenser le déficit que sa belleconduite occasionnait dans son budget des recettes. Du Bruel avaitalors quarante ans, sa vie vous est connue. A l’exemple de quelquesauteurs, il portait à une femme de théâtre une de ces affectionsqui ne s’expliquent pas, et qui cependant existent au vu et au sudu monde littéraire. Cette femme, vous le savez, est Tullia, l’undes anciens premiers sujets de l’Académie royale de musique. Tullian’est pour elle qu’un surnom, comme celui de Cursy pour du Bruel.Pendant dix ans, de 1817 à 1827, cette fille a brillé sur lesillustres planches de l’Opéra. Plus belle que savante, médiocresujet, mais un peu plus spirituelle que ne le sont les danseuses,elle ne donna pas dans la réforme vertueuse qui perdit le corps deballet, elle continua la dynastie des Guimard. Aussi dut-elle sonascendant à plusieurs protecteurs connus, au duc de Réthoré, filsdu duc de Chaulieu, à l’influence d’un célèbre directeur desBeaux-Arts, à des diplomates, à de riches étrangers. Elle eut,durant son apogée, un petit hôtel rue Chauchat, et vécut commevivaient les anciennes nymphes de l’Opéra. Du Bruel s’amourachad’elle au déclin de la passion du duc de Réthoré, vers 1823. SimpleSous-chef, du Bruel souffrit le directeur des Beaux-Arts, il secroyait le préféré ! Cette liaison devint, au bout de six ans,un quasi mariage. Tullia cache soigneusement sa famille, on saitvaguement qu’elle est de Nanterre. Un de ses oncles, jadis simplecharpentier ou maçon, grâce à ses recommandations et à de généreuxprêts, est devenu, dit-on, un riche entrepreneur de bâtiments.Cette indiscrétion a été commise par du Bruel, il dit un jour queTullia recueillerait tôt ou tard une belle succession.L’entrepreneur, qui n’est pas marié, se sent un faible pour sanièce, à laquelle il a des obligations – « C’est un homme qui n’apas assez d’esprit pour être ingrat, » disait-elle. En 1829, Tulliase mit d’elle-même à la retraite. A trente ans, elle se voyait unpeu grasse, elle avait essayé vainement la pantomime, elle nesavait rien que se donner assez de ballon pour bien enlever sa jupeen pirouettant, à la manière des Noblet, et se montrer quasi nue auparterre. Le vieux Vestris lui dit, dès l’abord, que ce temps bienexécuté, quand une danseuse était d’une belle nudité, valait tousles talents imaginables. C’est l’ut de poitrine de la Danse. Aussi,disait-il, les illustres danseuses, Camargo, Guimard, Taglioni,toutes maigres, brunes et laides ne peuvent s’en tirer que par dugénie. Devant de plus jeunes sujets plus habiles qu’elle, Tullia seretira dans toute sa gloire et fit bien. Danseuse aristocratique,ayant peu dérogé dans ses liaisons, elle ne voulut pas tremper seschevilles dans le gâchis de Juillet. Insolente et belle, Claudineavait de beaux souvenirs et peu d’argent, mais les plus magnifiquesbijoux et l’un des plus beaux mobiliers de Paris. En quittantl’Opéra, la fille célèbre, aujourd’hui presque oubliée, n’eut plusqu’une idée, elle voulut se faire épouser par du Bruel, et vouscomprenez qu’elle est aujourd’hui madame du Bruel, mais sans que cemariage ait été déclaré. Comment ces sortes de femmes se fontépouser après sept ou huit ans d’intimité ? quels ressortselles poussent ? quelles machines elles mettent enmouvement ? si comique que puisse être ce drame intérieur, cen’est pas notre sujet. Du Bruel est marié secrètement, le fait estaccompli. Avant son mariage, Cursy passait pour un joyeuxcompagnon ; il ne rentrait pas toujours chez lui, sa vie étaitquelque peu bohémienne, il se laissait aller à une partie, à unsouper ; il sortait très bien pour se rendre à une répétitionde l’Opéra-Comique, et se trouvait sans savoir comment, à Dieppe, àBaden, à Saint-Germain ; il donnait à dîner, il menait la viepuissante et dépensière des auteurs, des journalistes et desartistes ; il levait très-bien ses droits d’auteur dans toutesles coulisses de Paris, il faisait partie de notre société. Finot,Lousteau, du Tillet, Desroches, Bixiou, Blondet, Couture, desLupeaulx le supportaient malgré son air pédant et sa lourdeattitude de bureaucrate. Mais une fois mariée, Tullia rendit duBruel esclave. Que voulez-vous, le pauvre diable aimait Tullia.Tullia venait, disait-elle, de quitter le théâtre pour être toute àlui, pour devenir une bonne et charmante femme. Tullia sut se faireadopter par les femmes les plus jansénistes de la famille du Bruel.Sans qu’on eût jamais compris ses intentions d’abord, elle allaits’ennuyer chez madame de Bonvalot ; elle faisait de richescadeaux à la vieille et avare madame de Chissé, sagrand’tante ; elle passa chez cette dame un été, ne manquantpas une seule messe. La danseuse se confessa, reçut l’absolution,communia, mais à la campagne, sous les yeux de la tante. Elle nousdisait l’hiver suivant : – « Comprenez-vous ? j’aurai devraies tantes ! » Elle était si heureuse de devenir unebourgeoise, si heureuse d’abdiquer son indépendance, qu’elle trouvales moyens qui pouvaient la mener au but. Elle flattait cesvieilles gens. Elle a été tous les jours, à pied, tenir compagniependant deux heures à la mère de du Bruel pendant une maladie. DuBruel était étourdi du déploiement de cette ruse à la Maintenon, etil admirait cette femme sans faire un seul retour sur lui-même, ilétait déjà si bien ficelé qu’il ne sentait plus la ficelle.Claudine fit comprendre à du Bruel que le système élastique dugouvernement bourgeois, de la royauté bourgeoise, de la courbourgeoise était le seul qui pût permettre à une Tullia, devenuemadame du Bruel, de faire partie du monde où elle eut le bon sensde ne pas vouloir pénétrer. Elle se contenta d’être reçue chezmesdames de Bonvalot, de Chissé, chez madame du Bruel où elleposait, sans jamais se démentir, en femme sage, simple, vertueuse.Elle fut, trois ans plus tard, reçue chez leurs amies. – « Je nepeux pourtant pas me persuader que madame du Bruel, la jeune, aitmontré ses jambes et le reste à tout Paris, à la lueur de cent becsde lumières ! » disait naïvement madame Anselme Popinot.Juillet 1830 ressemble, sous ce rapport, à l’Empire de Napoléon quireçut à sa cour une ancienne femme de chambre, dans la personne demadame Garat, épouse du Grand-Juge. L’ancienne danseuse avait rompunet, vous le devinez, avec toutes ses camarades : elle nereconnaissait parmi ses anciennes connaissances personne qui pût lacompromettre. En se mariant, elle avait loué, rue de la Victoire,un tout petit charmant hôtel entre cour et jardin où elle fit desdépenses folles, et où s’engouffrèrent les plus belles choses deson mobilier et de celui de du Bruel. Tout ce qui parut ordinaireou commun fut vendu. Pour trouver des analogies au luxe quiscintillait chez elle, on doit remonter jusqu’aux beaux jours desGuimard, de Sophie Arnoult, des Duthé qui dévorèrent des fortunesprincières. Jusqu’à quel point cette riche existence intérieureagissait-elle sur du Bruel ? la question, délicate à poser,est plus délicate à résoudre. Pour donner une idée des fantaisiesde Tullia, qu’il me suffise de vous parler d’un détail. Lecouvre-pieds de son lit est en dentelle de point d’Angleterre, ilvaut dix mille francs. Une actrice célèbre en eut un pareil,Claudine le sut ; dès lors elle fit monter sur son lit unmagnifique angora. Cette anecdote peint la femme. Du Bruel n’osapas dire un mot, il eut ordre de propager ce défi de luxe porté àl’autre. Tullia tenait à ce présent du duc de Réthoré ; maisun jour, cinq ans après son mariage, elle joua si bien avec sonchat qu’elle déchira le couvre-pieds, en tira des voiles, desvolants, des garnitures, et le remplaça par un couvre-pieds de bonsens, par un couvre-pieds qui était un couvre-pieds et non unepreuve de la démence particulière à ces femmes qui se vengent parun luxe insensé, comme a dit un journaliste, d’avoir vécu de pommescrues dans leur enfance. La journée où le couvre-pieds fut mis enlambeaux, marqua, dans le ménage, une ère nouvelle. Cursy sedistingua par une féroce activité. Personne ne soupçonne à quoiParis a dû le Vaudeville Dix-huitième siècle, à poudre, à mouchesqui se rua sur les théâtres. L’auteur de ces mille et unvaudevilles, desquels se sont tant plaints les feuilletonistes, estun vouloir formel de madame du Bruel : elle exigea de son maril’acquisition de l’hôtel où elle avait fait tant de dépenses, oùelle avait casé un mobilier de cinq cent mille francs.Pourquoi ? Jamais Tullia ne s’explique, elle entendadmirablement le souverain parce que des femmes. – « On s’estbeaucoup moqué de Cursy, dit-elle, mais, en définitif, il a trouvécette maison dans la boîte de rouge, dans la houppe à poudrer etles habits pailletés du dix-huitième siècle. Sans moi, jamais iln’y aurait pensé, reprit-elle en s’enfonçant dans ses coussins aucoin de son feu. » Elle nous disait cette parole au retour d’unepremière représentation d’une pièce de du Bruel qui avait réussi etcontre laquelle elle prévoyait une avalanche de feuilletons. Tulliarecevait. Tous les lundis elle donnait un thé ; sa sociétéétait aussi bien choisie qu’elle le pouvait, elle ne négligeaitrien pour rendre sa maison agréable, On y jouait la bouillotte dansun salon, on causait dans un autre ; quelquefois, dans le plusgrand, dans un troisième salon, elle donnait des concerts, toujourscourts, et auxquels elle n’admettait jamais que les plus éminentsartistes. Elle avait tant de bon sens qu’elle arrivait au tact leplus exquis, qualité qui lui donna sans doute un grand ascendantsur du Bruel ; le vaudevilliste, d’ailleurs, l’aimait de cetamour que l’habitude finit par rendre indispensable à l’existence.Chaque jour met un fil de plus à cette trame forte, irrésistible,fine dont le réseau tient les plus délicates velléités, enserre lesplus fugitives passions, les réunit, et garde un homme lié, piedset poings, cœur et tête. Tullia connaissait bien Cursy, elle savaitoù le blesser, elle savait comment le guérir. Pour toutobservateur, même pour un homme qui se pique autant que moi d’uncertain usage, tout est abîme dans ces sortes de passions, lesprofondeurs sont là plus ténébreuses que partout ailleurs ;enfin les endroits les plus éclairés ont aussi des teintesbrouillées. Cursy, vieil auteur usé par la vie des coulisses,aimait ses aises, il aimait la vie luxueuse, abondante,facile ; il était heureux d’être roi chez lui, de recevoir unepartie des hommes littéraires dans un hôtel où éclatait un luxeroyal, où brillaient les œuvres choisies de l’Art moderne. Tullialaissait trôner du Bruel parmi cette gent où se trouvaient desjournalistes assez faciles à prendre et à embucquer. Grâce à sessoirées, à des prêts bien placés, Cursy n’était pas trop attaqué,ses pièces réussissaient. Aussi ne se serait-il pas séparé deTullia pour un empire. Il eût fait bon marché d’une infidélité,peut-être à la condition de n’éprouver aucun retranchement dans sesjouissances accoutumées ; mais, chose étrange ! Tullia nelui causait aucune crainte en ce genre. On ne connaissait pas defantaisie à l’ancien Premier Sujet ; et si elle en avait eu,certes elle aurait gardé toutes les apparences. – « Mon cher, nousdisait doctoralement sur le boulevard du Bruel, il n’y a rien detel que de vivre avec une de ces femmes qui, par l’abus, sontrevenues des passions. Les femmes comme Claudine ont mené leur viede garçon, elles ont des plaisirs par-dessus la tête, et font lesfemmes les plus adorables qui se puissent désirer : sachant tout,formées et point bégueules, faites à tout, indulgentes. Aussi,prêché-je à tout le monde d’épouser un reste de cheval anglais. Jesuis l’homme le plus heureux de la terre ! » Voilà ce que medisait du Bruel à moi-même en présence de Bixiou. – « Mon cher, merépondit le dessinateur, il a peut-être raison d’avoir tort !» Huit jours après, du Bruel nous avait priés de venir dîner aveclui, un mardi ; le matin j’allai le voir pour une affaire dethéâtre, un arbitrage qui nous était confié par la Commission desauteurs dramatiques ; nous étions forcés de sortir ; maisauparavant, il entra dans la chambre de Claudine où il n’entre passans frapper, il demanda la permission. – « Nous vivons en grandsseigneurs, dit-il en souriant, nous sommes libres. Chacun cheznous ! » Nous fûmes admis. Du Bruel dit à Claudine : – « J’aiinvité quelques personnes aujourd’hui. – Vous voilà !s’écria-t-elle, vous invitez du monde sans me consulter, je ne suisrien ici. Tenez, me dit-elle en me prenant pour juge par un regard,je vous le demande à vous-même, quand on a fait la folie de vivreavec une femme de ma sorte, car enfin, j’étais une danseuse del’Opéra… . Oui, pour qu’on l’oublie, je ne dois jamais l’oubliermoi-même. Eh ! bien, un homme d’esprit, pour relever sa femmedans l’opinion publique, s’efforcerait de lui supposer unesupériorité, de justifier sa détermination par la reconnaissance dequalités éminentes chez cette femme ! Le meilleur moyen pourla faire respecter par les autres est de la respecter chez elle, del’y laisser maîtresse absolue. Ah ! bien, il me donnerait del’amour-propre à voir combien il craint d’avoir l’air de m’écouter.Il faut que j’aie dix fois raison pour qu’il me fasse uneconcession. » Chaque phrase ne passait pas sans une dénégationfaite par gestes de la part de du Bruel. – « Oh ! non, non,reprit-elle vivement en voyant les gestes de son mari, du Bruel,mon cher, moi qui toute ma vie, avant de vous épouser, ai joué chezmoi le rôle de reine, je m’y connais ! Mes désirs étaientépiés, satisfaits, comblés… Après tout, j’ai trente-cinq ans, etles femmes de trente-cinq ans ne peuvent pas être aimées. Oh !si j’avais et seize ans, et ce qui se vend si cher à l’Opéra,quelles attentions vous auriez pour moi, monsieur du Bruel !Je méprise souverainement les hommes qui se vantent d’aimer unefemme et qui ne sont pas toujours auprès d’elle aux petits soins.Voyez-vous, du Bruel, vous êtes petit et chafouin, vous aimez àtourmenter une femme, vous n’avez qu’elle sur qui déployer votreforce. Un Napoléon se subordonne à sa maîtresse, il n’y perdrien ; mais vous autres ! vous ne vous croyez plus rienalors, vous ne voulez pas être dominés. Trente-cinq ans, mon cher,me dit-elle, l’énigme est là… . Allons, il dit encore non. Voussavez bien que j’en ai trente-sept. Je suis bien fâchée, mais allezdire à tous vos amis que vous les mènerez au Rocher de Cancale. Jepourrais leur donner à dîner ; mais je ne le veux pas, ils neviendront pas ! Mon pauvre petit monologue vous gravera dansla mémoire le précepte salutaire du Chacun chez soi qui est notrecharte, ajouta-t-elle en riant et revenant à la nature folle etcapricieuse de la fille d’Opéra. – Hé ! bien, oui, ma chèrepetite minette, dit du Bruel, là, là, ne vous fâchez pas. Noussavons vivre. » Il lui baisa les mains et sortit avec moi ;mais furieux. De la rue de la Victoire au boulevard, voici ce qu’ilme dit, si toutefois les phrases que souffre la typographie parmiles plus violentes injures peuvent représenter les atroces paroles,les venimeuses pensées qui ruisselèrent de sa bouche comme unecascade échappée de côté dans un grand torrent. – « Mon cher, jequitterai cette infâme danseuse ignoble, cette vieille toupie qui atourné sous le fouet de tous les airs d’opéra, cette guenipe, cetteguenon de Savoyard ! Oh ! toi qui t’es attaché aussi àune actrice, mon cher, que jamais l’idée d’épouser ta maîtresse nete poursuive ! Vois-tu, c’est un supplice oublié dans l’enferde Dante ! Tiens, maintenant je la battrais, je la cognerais,je lui dirais son fait. Poison de ma vie, elle me fait aller commeun valet de volet ! » Il était sur le boulevard, et dans unétat de fureur tel que les mots ne sortaient pas de sa gorge. – «Je chausserai mes pieds dans son ventre ! – A propos dequoi ? lui dis-je. – Mon cher, tu ne sauras jamais les millemyriades de fantaisies de cette gaupe ! Quand je veux rester,elle veut sortir ; quand je veux sortir, elle veut que jereste. Ça vous débagoule des raisons, des accusations, dessyllogismes, des calomnies, des paroles à rendre fou ! LeBien, c’est leur fantaisie ! le Mal, c’est la notre !Foudroyez-les par un mot qui leur coupe leurs raisonnements, ellesse taisent et vous regardent comme si vous étiez un chien mort. Monbonheur ?… . Il s’explique par une servilité absolue, par lavassalité du chien de basse-cour. Elle me vend trop cher le peuqu’elle me donne. Au diable ! Je lui laisse tout et jem’enfuirai dans une mansarde. Oh ! la mansarde et laliberté ! Voici cinq ans que je n’ose faire ma volonté !» Au lieu d’aller prévenir ses amis, Cursy resta sur le boulevard,arpentant l’asphalte depuis la rue de Richelieu jusqu’à la rue duMont-Blanc, en se livrant aux plus furieuses imprécations et auxexagérations les plus comiques. Il était dans la rue en proie à unparoxysme de colère qui contrastait avec son calme à la maison. Sapromenade servit à user la trépidation de ses nerfs et la tempêtede son âme. Vers deux heures, dans un de ses mouvementsdésordonnés, il s’écria : – « Ces damnées femelles ne savent cequ’elles veulent. Je parie ma tête à couper que, si je retournechez moi lui dire que j’ai prévenu mes amis et que nous dînons auRocher de Cancale, cet arrangement demandé par elle ne luiconviendra plus. Mais, me dit-il, elle aura décampé. Peut-être ya-t-il là-dessous un rendez-vous avec quelque barbe de bouc !Non, car elle m’aime au fond ! »

– Ah ! madame, dit Nathan en regardant d’un air fin lamarquise, qui ne put s’empêcher de sourire, il n’y a que les femmeset les prophètes qui sachent faire usage de la Foi.

– Du Bruel, reprit-il, me ramena chez lui, nous y allâmeslentement. Il était trois heures. Avant de monter, il vit dumouvement dans la cuisine, il y entre, voit des apprêts et meregarde en interrogeant sa cuisinière. – « Madame a commandé undîner, répondit-elle, madame est habillée, elle a fait venir unevoiture, puis elle a changé d’avis, elle a renvoyé la voiture en laredemandant pour l’heure du spectacle. – Hé ! bien, s’écria duBruel, que te disais-je ! » Nous entrâmes à pas de loup dansl’appartement. Personne. De salon en salon, nous arrivâmes jusqu’àun boudoir où nous surprîmes Tullia pleurant. Elle essuya seslarmes sans affectation et dit à du Bruel : – « Envoyez au Rocherde Cancale un petit mot pour prévenir vos invités que le dîner alieu ici ! » Elle avait fait une de ces toilettes que lesfemmes de théâtre ne savent pas composer : élégante, harmonieuse deton et de formes, des coupes simples, des étoffes de bon goût, nitrop chères, ni trop communes, rien de voyant, rien d’exagéré, motque l’on efface sous le mot artiste avec lequel se paient les sots.Enfin, elle avait l’air comme il faut. A trente-sept ans, Tullia setrouve à la plus belle phase de la beauté chez les Françaises. Lecélèbre ovale de son visage était, en ce moment, d’une pâleurdivine, elle avait ôté son chapeau ; je voyais le léger duvet,cette fleur des fruits, adoucissant les contours moelleux déjà sifins de sa joue. Sa figure accompagnée de deux grappes de cheveuxblonds avait une grâce triste. Ses yeux gris étincelants étaientnoyés dans la vapeur des larmes. Son nez mince, digne du plus beaucamée romain, et dont les ailes battaient, sa petite boucheenfantine encore, son long col de reine à veines un peu gonflées,son menton rougi pour un moment par quelque désespoir secret, sesoreilles bordées de rouge, ses mains tremblantes sous le gant, toutaccusait des émotions violentes. Ses sourcils agités par desmouvements fébriles trahissaient une douleur. Elle était sublime.Son mot écrasa du Bruel. Elle nous jeta ce regard de chatte,pénétrant et impénétrable qui n’appartient qu’aux femmes du grandmonde et aux femmes du théâtre ; puis elle tendit la main à duBruel. – « Mon pauvre ami, dès que tu as été parti je me suis faitmille reproches. Je me suis accusée d’une effroyable ingratitude etje me suis dit que j’avais été mauvaise. Ai-je été bienmauvaise ? me demanda-t-elle. Pourquoi ne pas recevoir tesamis ? n’es-tu pas chez toi ? veux-tu savoir le mot detout cela ? Eh ! bien, j’ai peur de ne pas être aimée.Enfin j’étais entre le repentir et la honte de revenir, quand j’ailu les journaux, j’ai vu une première représentation aux Variétés,j’ai cru que tu voulais traiter un collaborateur. Seule, j’ai étéfaible, je me suis habillée pour courir après toi… pauvrechat ! » Du Bruel me regarda d’un air victorieux, il ne sesouvenait pas de la moindre de ses oraisons contra Tullia. – «Eh ! bien ! cher ange, je ne suis allé chez personne, luidit-il. – Comme nous nous entendons ! » s’écria-t-elle. Aumoment où elle disait cette ravissante parole, je vis à sa ceintureun petit billet passé en travers, mais je n’avais pas besoin de cetindice pour deviner que les fantaisies de Tullia se rapportaient àdes causes occultes. La femme est, selon moi, l’être le pluslogique, après l’enfant. Tous deux, ils offrent le sublimephénomène du triomphe constant de la pensée unique. Chez l’enfant,la pensée change à tout moment, mais il ne s’agite que pour cettepensée et avec une telle ardeur que chacun lui cède, fasciné parl’ingénuité, par la persistance du désir. La femme change moinssouvent ;mais l’appeler fantasque est une injure d’ignorant.En agissant, elle est toujours sous l’empire d’une passion, etc’est merveille de voir comme elle fait de cette passion le centrede la nature et de la société. Tullia fut chatte, elle entortilladu Bruel, la journée redevint bleue et le soir fut magnifique. Cespirituel vaudevilliste ne s’apercevait pas de la douleur enterréedans le cœur de sa femme. – « Mon cher, me dit-il, voilà la vie :des oppositions, des contrastes ! – Surtout quand ce n’est pasjoué ! répondis-je. – Je l’entends bien ainsi, reprit-il. Maissans ces violentes émotions, on mourrait d’ennui ! Ah !cette femme a le don de m’émouvoir ! » Après le dîner nousallâmes aux Variétés ; mais, avant le départ, je me glissaidans l’appartement de du Bruel, j’y pris sur une planche, parmi despapiers sacrifiés, le numéro des Petites Affiches où se trouvait lanotification du contrat de l’hôtel acheté par du Bruel, exigée pourla purge légale. En lisant ces mots qui me sautèrent aux yeux commeune lueur : A la requête de Jean-François du Bruel et de ClaudineChaffaroux, son épouse, tout fut expliqué pour moi. Je pris le brasde Claudine et j’affectai de laisser descendre tout le monde avantnous. Quand nous fûmes seuls : – « Si j’étais la Palferine, luidis-je, je ne ferais jamais manquer de rendez-vous ! » Elle seposa gravement un doigt sur les lèvres, et descendit en me pressantle bras, elle me regardait avec une sorte de plaisir en pensant queje connaissais la Palferine. Savez-vous quelle fut sa premièreidée ? Elle voulut faire de moi son espion ; mais ellerencontra le badinage de la Bohême. Un mois après, au sortir d’unepremière représentation d’une pièce de du Bruel, il pleuvait, nousétions ensemble, j’allai chercher un fiacre. Nous étions restés,pendant quelques instants, sur le théâtre, et il ne se trouvaitplus de voitures à l’entrée. Claudine gronda fort du Bruel ;et quand nous roulâmes, car elle me reconduisit chez Florine, ellecontinua la querelle en lui disant les choses les plusmortifiantes. – « Eh ! bien, qu’y a-t-il ? demandai-je. –Mon cher, elle me reproche de vous avoir laissé courir après lefiacre, et part de là pour vouloir désormais un équipage. – Je n’aijamais, étant Premier Sujet, fait usage de mes pieds que sur lesplanches, dit-elle. Si vous avez du cœur, vous inventerez quatrepièces de plus par an, vous songerez qu’elles doivent réussir ensongeant à la destination de leur produit, et votre femme n’ira pasdans la crotte. C’est une honte que j’aie à le demander. Vousauriez dû deviner mes perpétuelles souffrances depuis cinq ans queme voici mariée ! – Je le veux bien, répondit du Bruel, maisnous nous ruinerons. – Si vous faites des dettes, répondit-elle, lasuccession de mon oncle les paiera. – Vous êtes bien capable de melaisser les dettes et de garder la succession. – Ah ! vous leprenez ainsi, répondit-elle. Je ne vous dis plus rien. Un pareilmot me ferme la bouche. » Aussitôt du Bruel se répandit en excuseset en protestations d’amour, elle ne répondit pas ; il luiprit les mains, elle les lui laissa prendre, elles étaient commeglacées, comme des mains de morte. Tullia, vous comprenez, jouaitadmirablement ce rôle de cadavre que jouent les femmes, afin devous prouver qu’elles vous refusent leur consentement à tout,qu’elles vous suppriment leur âme, leur esprit, leur vie, et seregardent elles-mêmes comme une bête de somme. Il n’y a rien quipique plus les gens de cœur que ce manége. Elles ne peuventcependant employer ce moyen qu’avec ceux qui les adorent. – «Croyez-vous, me dit-elle de l’air le plus méprisant, qu’un comteaurait proféré pareille injure, quand même il l’auraitpensée ? Pour mon malheur, j’ai vécu avec des ducs, avec desambassadeurs, avec des grands seigneurs, et je connais leursmanières. Comme cela rend la vie bourgeoise insupportable !Après tout un vaudevilliste n’est ni un Rastignac, ni un Réthoré… »Du Bruel était blême. Deux jours après, du Bruel et moi nous nousrencontrâmes au foyer de l’Opéra ; nous fîmes quelques toursensemble, et la conversation tomba sur Tullia. – « Ne prenez pas ausérieux, me dit-il, mes folies sur le boulevard, je suis violent. »Pendant deux hivers, je fus assez assidu chez du Bruel, et jesuivis attentivement les manéges de Claudine. Elle eut un brillantéquipage et du Bruel se lança dans la politique, elle lui fitabjurer ses opinions royalistes. Il se rallia, fut replacé dansl’administration de laquelle il faisait autrefois partie, elle luifit briguer les suffrages de la garde nationale, il y fut élu chefde bataillon ; il se montra si valeureusement dans une émeute,qu’il eut la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur, il futnommé maître des requêtes, et chef de division. L’oncle Chaffarouxmourut, laissant quarante mille livres de rente à sa nièce, lestrois quarts de sa fortune environ. Du Bruel fut nommé député, maisauparavant, pour n’être pas soumis à la réélection, il se fitnommer Conseiller-d’Etat et directeur. Il réimprima des traitésd’archéologie, des œuvres de statistique, et deux brochurespolitiques qui devinrent le prétexte de sa nomination à l’une descomplaisantes Académies de l’Institut. En ce moment, il estcommandeur de la Légion, et s’est tant remué dans les intrigues dela Chambre qu’il vient d’être nommé pair de France et comte. Notreami n’ose pas encore porter ce titre, sa femme seule met sur sescartes : la comtesse du Bruel. L’ancien vaudevilliste a l’ordre deLéopold, l’ordre d’Isabelle, la croix de Saint Wladimir, deuxièmeclasse, l’ordre du Mérite civil de Bavière, l’ordre papal del’Éperon d’Or ; enfin, il porte toutes les petites croix,outre sa grande. Il y a trois mois, Claudine est venue à la portede la Palferine, dans son brillant équipage armorié. Du Bruel estpetit-fils d’un traitant anobli sur la fin du règne de Louis XIV,ses armes ont été composées par Chérin et la couronne Comtale nemessied pas à ce blason, qui n’offre aucune des ridiculitésimpériales. Ainsi Claudine avait exécuté, dans l’espace de troisannées, les conditions du programme que lui avait imposé lecharmant, le joyeux la Palferine. Un jour, il y a de cela un mois,elle monte l’escalier du méchant hôtel où loge son amant, et grimpedans sa gloire, mise comme une vraie comtesse du faubourgSaint-Germain, à la mansarde de notre ami. La Palferine voitClaudine et lui dit : – « Je sais que tu t’es fait nommer pair.Mais il est trop tard, Claudine, tout le monde me parle de la Croixdu Sud, je veux la voir. – Je te l’aurai, » dit-elle. Là-dessus, laPalferine partit d’un rire homérique. – « Décidément, reprit-il, jene veux pas, pour maîtresse, d’une femme ignorante comme unbrochet, et qui fait de tels sauts de carpe qu’elle va descoulisses de l’Opéra à la Cour, car je te veux voir à la courcitoyenne. – Qu’est-ce que la croix du Sud ? » me dit-elled’une voix triste et humiliée. Saisi d’admiration pour cetteintrépidité de l’amour vrai qui, dans la vie réelle comme dans lesfables les plus ingénues de la féerie, s’élance dans des précipicespour y conquérir la fleur qui chante ou l’œuf du Rok, je luiexpliquai que la Croix du Sud était un amas de nébuleuses, disposéen forme de croix, plus brillant que la voix Lactée, et qui ne sevoyait que dans les mers du Sud. – « Eh ! bien, lui dit-elle,Charles, allons-y ? » Malgré la férocité de son esprit, laPalferine eut une larme aux yeux ; mais quel regard et quelaccent chez Claudine ! je n’ai rien vu de comparable, dans ceque les efforts des grands acteurs ont eu de plus extraordinaire,au mouvement par lequel en voyant ces yeux, si durs pour elle,mouillés de larmes ; Claudine tomba sur ses deux genoux, etbaisa la main de cet impitoyable la Palferine ; il la releva,prit son grand air, ce qu’il nomme l’air Rusticoli, et lui dit : –« Allons, mon enfant, je ferai quelque chose pour toi. Je temettrai dans… mon testament ! »

– Eh ! bien, dit en finissant Nathan à madame de Rochefide,je me demande si du Bruel est joué. Certes, il n’y a rien de pluscomique, de plus étrange que de voir les plaisanteries d’un jeunehomme insouciant faisant la loi d’un ménage, d’une famille, sesmoindres caprices y commandant, y décommandant les résolutions lesplus graves. Le fait du dîner s’est, vous comprenez, renouvelé dansmille occasions et dans un ordre de choses importantes ! Maissans les fantaisies de sa femme, du Bruel serait encore de Cursy,un vaudevilliste parmi cinq cents vaudevillistes ; tandisqu’il est à la Chambre des Pairs…

– Vous changerez les noms, j’espère ! dit Nathan à madamede la Baudraye.

– Je le crois bien, je n’ai mis que pour vous les noms auxmasques. Mon cher Nathan, dit-elle à l’oreille du poète, je sais unautre ménage où c’est la femme qui est du Bruel.

– Et le dénoûment ? demanda Lousteau qui revint au momentoù madame de la Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle.

– Je ne crois pas aux dénoûments, dit madame de la Baudraye, ilfaut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l’art estaussi fort que le hasard ; mais, mon cher, on ne relit uneœuvre que pour ses détails.

– Mais il y a un dénoûment, dit Nathan.

– Eh ! lequel ? demanda madame de la Baudraye.

– La marquise de Rochefide est folle de Charles-Edouard. Monrécit avait piqué sa curiosité.

– Oh ! la malheureuse ! s’écria madame de laBaudraye.

– Pas si malheureuse ! dit Nathan, car Maxime de Trailleset la Palferine ont brouillé le marquis avec madame Schontz et vontraccommoder Arthur et Béatrix. (Voyez BEATRIX, Scènes de la ViePrivée.)

1839-1845

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