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Un Roi tout nu

Un Roi tout nu

d’ Albert Adès

Plus tard, quand je serai mort, mes livres serrés entre d’autres livres pourront attirer un regard. Et dès qu’un d’eux sera ouvert, ma pensée jaillira comme aujourd’hui, reprenant le fil d’une vieille histoire.

A. – A.

Partie 1

Chapitre 1

 

Par toutes les fenêtres, on vit, ce matin-là, un ciel de satin bleu tendu sur la ville. Lorsque Sentilhes tira les stores de sa verrière, il reçut le soleil en plein visage et une bouffée d’air parfumé fit flamber sa joie.

– Vraiment, dit-il à mi-voix se parlant à lui-même, une matinée comme celle-ci… oui, vraiment…

Il lui arrivait souvent de commencer une phrase sans pouvoir la faire aboutir à une idée. Pendant quelques instants, il prononça d’un ton contenu des paroles vagues et enthousiastes.

De minute en minute, la vie gagnait le quartier. Des volets s’ouvraient avec fracas. Une femme apparaissait, les cheveux relevés d’un tourne main. Camisole large ou kimono flottant, elle paraissait charmante au premier flot de soleil qui lui faisait cligner les yeux. Quand elle se penchait au dehors, l’appui de la fenêtre marquait la forme d’un sein.

– Lumière, murmura Sentilhes, amusé déjà par ce qu’il allait dire, que de miracles nous te devons !… Nos voisines,ce matin, ont toutes l’air d’être jolies… Celui qui les a vues de près connaît la part que cette beauté doit au jeu, hélas… trop changeant… des reflets et des ombres.

Il se mit à rire avec bruit. En même temps, il répétamentalement toute la phrase, vérifiant si elle ne contenait riend’essentiel qui fût digne d’être retenu.

– Un beau temps pour se promener, madame Dorange…

– Pas toute seule !

– Voilà bien les amoureux !

Cela partait d’un troisième étage. On voyait une plantureuseménagère menacer du doigt une soubrette qui, se renversant pourrire, découvrait largement épanoui son cou doré.

– La belle enfant !

Un garçon boucher passait rapide sur sa bicyclette, en laissantflotter derrière lui un pan de son tablier. Sentilhes le suivit desyeux avec affection :

– Quelle silhouette ! Quelle élégance !

Il avait une sensibilité que tout ébranlait, un cœur où lesrépercussions du dehors trouvaient toujours quelque résonateur pourles amplifier. Son imagination facile s’emparait du moindre fait ets’ingéniait à équilibrer des constructions savantes sur des pointesd’aiguilles.

Cette aptitude aux abstractions hâtives avait fait de Sentilhesle peintre préféré des femmes. Elles trouvaient en lui le cerveaucomplaisant, prompt à éterniser le geste étudié au miroir, à rêverde bonne foi sur le mystère qu’elles font errer dans leurssourires. Rien n’exprimait assez son ravissement à l’égard decelles qui posaient devant lui. Il les admirait longuement et unesuite ininterrompue d’exclamations extasiées accompagnait la marchede son pinceau.

– Ah ! disait-il, voyez si elle est jolie !… Cerose qui descend sur le front… Ah !… Et ces épaules ? Nedirait-on pas deux cygnes ?… deux cygnes sur l’eau ?

Il n’avait pas quarante ans ; on l’appelait le beau Carlos.Quand il parlait aux femmes, c’était avec un penchement de tête,une caresse aux yeux. Sa bouche leur disait « oui », leurdisait « non » de l’accent des passions contenues et sesgrandes mains, pareilles à des nids, s’incurvaient, prêtes àrecevoir un tour de cou, un manchon ou un pied frileux.

– Mon cher maître, est-ce que je suis bienaujourd’hui ?

Il souriait, riait, enflait la voix, l’assourdissait, tendaitles bras, caressait à distance :

– Oui, vous êtes bien… oui, vous êtes belle…

– Et si j’ôtais ma fourrure, cela vous gênerait-il pourpeindre les cheveux ?

– Non, ma chère amie, non, ma douce amie, ôtez votrefourrure… On verra votre cou… et ce sera délicieux !

Le soir, il songeait aux charmants visages dont il s’était empliles yeux, aux bavardages exquis dont bourdonnaient ses oreilles, etil goûtait cette halte en attendant un nouveau départ. Car tour àtour captivé au sourire de madame de Sonnailles, aux fossettesspirituelles de mademoiselle Nonan, à l’ongle lustré de la généraledu Ronzay, il avait le sentiment de voyager depuis dix ans, sur lapointe des pieds, la tête perdue dans un nuage rose.

Il aimait pourtant à s’asseoir et à réfléchir. Il était sensibleà l’attrait d’un fauteuil où les reins sont à l’aise. Peu à peu lesjambes se détendent et la pensée se dégage. À cette minute on esttoujours au bord d’une vérité. Sentilhes la dissipait dès qu’ilcherchait à la saisir, parce qu’il apportait dans ses méditationsl’enflure de sa parole.

Un moineau s’était posé sur la barre du balcon tout proche. Lepeintre le considérait avec tendresse. Mais il ne savait pas jouirde ses émotions en silence. Spontanément, il les ramenait à desformes oratoires.

– Oiseau coquet, dit-il, comme tu penches spirituellementla tête… comme ton œil rond est sympathique !

Il souriait au volatile qui jugea prudent de s’écarter et qui,par bonds successifs, gagna l’autre extrémité du balcon.

Madame Sentilhes était entrée dans l’atelier. Elle vints’appuyer sur son mari.

– Qu’est-ce que tu fais, Carlos ?

Il répondit :

– Je regarde un moineau… Pftt… Il s’est envolé… Heureux…heureux… toi qui peux ainsi, d’un coup d’aile, te perdre dansl’azur !

Puis il se retourna vers la jeune femme.

– Une journée comme celle-ci, dit-il… vraiment… c’est unechose… oui… vraiment !…

Elle était presque aussi grande que lui. Elle portait undéshabillé violet. Deux bras robustes, des épaules blanches, un couau dessin puissant en jaillissaient. Ses seins magnifiquespointaient sous la soie, semblables à deux fruits lourds desève.

– Voilà ! s’écria Sentilhes en l’entraînant àl’intérieur de l’atelier, dès que la lumière pénètre tout esttransfiguré !

Il se toucha le front de façon à impressionner sa femme.

– Je voudrais connaître un moyen d’avoir le soleil à moi,sous la main, à l’heure… où il faut qu’il soit là… reprit-il.Ah ! ce serait étonnant. Tout le monde s’écrierait :« C’est extraordinaire, chez Carlos Sentilhes, il fait dusoleil quand il fait noir chez les autres. » Jerépondrais : « Madame, c’est la lumière qui se dégage…qui se dégage… voilà… »

Deux fois, trois fois chaque jour il parlait ainsi à lapoursuite d’une idée pour se sentir immédiatement précipité auxplus sombres profondeurs de l’incohérence. Ses projets, ses élans ytombaient l’un après l’autre dès qu’il essayait de sortir du plandes préoccupations moyennes. Alors il éclatait de rire. C’est cequ’il fit. Sa femme dit :

– Je n’aime pas que tu fasses l’idiot, toi qui es unpeintre remarquable.

– Ah, oui, je suis peintre, murmura Sentilhes en inclinantla tête vers son épaule pour contempler son œuvre inachevée, leportrait en pied de la marquise de Laveline.

Celle-ci était représentée penchée en arrière, les yeux mi-closet ses doigts, nerveusement, étreignaient un éventail. Sentilhes selaissait toujours émouvoir presque sensuellement par cet air dedéfaillance particulier à la marquise.

Soudain une tristesse l’envahit. Cette toile était une desdernières exécutées dans la fantaisie et la joie. Bientôt, le soinde sa carrière allait l’engager sur un terrain aride. Au lieud’avoir des femmes pour modèles, il allait se trouver en face devieillards pressés, hommes d’État, diplomates, soldats illustres.Ensuite, il est vrai, viendraient les commandes d’œuvres auretentissement mondial : batailles, séances politiques où lesvivants, les morts et les symboles fraternisent, apothéoses depersonnages historiques !…

Sentilhes avait entrevu autrefois ces vastes monumentsd’art ; il en avait remis la réalisation à plus tard, aprèsles réussites plus faciles. Mais Valentine n’avait pas oublié levieux projet. L’heure venue, elle avait dit à son mari :« Je veux que tu peignes des hommes d’État, je veux te voirdécoré, fêté. » Il céda. La générale de Ronzay s’était offertepour les démarches nécessaires, trop heureuse de multiplier lespreuves de son influence.

Maintenant, il regrettait sa décision. Valentine venait des’asseoir les mains occupées par une broderie. Il lui en voulutd’être si froidement ambitieuse. Que trouverait-il dans la voienouvelle ? Il aurait pu refuser, puisque, en somme, toutallait bien pour lui jusqu’alors. Comment ferait-il sans le charmede ces visiteuses quotidiennes, leurs sourires, leurs babillagescapiteux, leur parfum, le mouvement qu’elles mettaient autour delui ?

Ses yeux erraient au dehors. Entre deux immeubles, des arbresivres de soleil faisaient saillir les muscles de leurs troncs. Maisce spectacle n’entrait plus dans son être.

Un bruissement de voix se rapprocha sur lequel oscillaient desrires grêles, colorés, souples, comme les serpentins. C’était unpensionnat de filles. Robes grises, canotiers gris, tresses grises,elles allaient en procession prendre l’air chaussée de la Muette,et leur cortège attristait le regard malgré la jeunesse dumonde.

D’ailleurs, une heure avait suffi pour vieillir cette journée.La joie spontanée des premiers instants s’était organisée ensérénité fixe, un peu austère. Des veuves en toques de jaiss’aventuraient dans la rue, et les voitures, plus nombreuses,laissaient derrière elles des traînées de poussière.

– Voyons, Carlos, à quoi songes-tu ? fit Valentine enlui mettant la main sur l’épaule. Madame de Laveline est là…

Il se tourna, le visage soudain rayonnant.

– Oh ! marquise… pardonnez-moi… dit-il en baisant eten caressant les deux mains qui se tendaient à lui.

– Ne vous excusez pas, dit-elle, je vous ai admiré dans vosméditations, grand homme que vous êtes.

– Mes méditations ne valent pas… non… murmura Sentilhes… Yavait-il longtemps que vous étiez là ?

– À peine un instant…

– Ah ! mon Dieu, quel irréparable malheur ! J’aiperdu un instant le bonheur de vous contempler.

Chapitre 2

 

Ayant posé le pied sur l’asphalte du trottoir, le peintre HenriFauvarque respira fortement. Il prenait ainsi possession de la rue,du soleil, de l’univers. Il inspecta le ciel devant lui, derrièrelui, à droite, à gauche, au-dessus de sa tête. Puis, visiblementsatisfait, il fit un salut amical à sa femme qui, de là-haut, leregardait par la fenêtre.

La veille, il avait emprunté au tapissier une charrette à bras,remisée dans un garage voisin. Il y avait entassé d’avance desseaux de couleurs, une échelle, une quantité d’outils.

Il la tira sur la chaussée, mit ses gants, son chapeau de feutregris, boutonna son veston serré à la taille, saisit les brancardset se mit à pousser le véhicule. À ce moment, il entendit un éclatde rire strident : c’était sa femme qui s’amusait à le voirdans cet équipage.

– Ah ! gosse de gosse ! songea-t-il, et il partitcontent.

Sur son passage, ce n’étaient que des têtes se tournant, desvisages se déridant. Ses chaussures vernies surtout mettaient lespassants en joie. Quelques-uns, descendus sur la chaussée,attendaient pour reprendre leur chemin qu’il eût disparu dans lelointain.

Lui ne se doutait pas de l’émotion qu’il provoquait.« Cette fois, pensait-il, je tombe en plein sur la demeuredont j’ai toujours rêvé. Immense jardin en plein Passy, maisonnettesous les arbres, sans voisins, sans concierge, le tout pour unmorceau de pain : bonne affaire… Certes, il faut remettre lelieu en état. J’en ai pour vingt jours de travail. Pour commencer,abattre deux murs de manière à élargir l’atelier ; avec despierres construire un édicule qui me servira de chambre dedébarras ; ensuite, monter deux poêles, et qui tirent, qu’onvoie fumer de loin… Enfin, réparer la toiture… Il n’y a qu’àramasser les ardoises dans le jardin… »

– Ça va, petit père ? fit un gamin qui tenait unpanier en équilibre sur sa tête.

– Mais oui, répondit Fauvarque.

Sa manie de déplacer les murs, de boucher les portes, de peindreles plafonds, jointe à sa médiocre situation de fortune le mettaitfréquemment au plus mal avec ses propriétaires, si bien qu’ilprocédait à son trentième déménagement en treize ans, depuis sondépart du foyer paternel. Jadis, il déplorait, en abandonnant ungîte, le confort qu’il y avait introduit. Il s’arma bientôt dephilosophie à cet égard. Peu après son mariage, il avait loué quaiVoltaire en disant cette fois à sa femme : « Nous ysommes bien, nous aurons peut-être des enfants ; je te prometsqu’aucune force au monde ne pourra nous déloger. » La guerreéclata. Il partit.

À ce passé, Fauvarque songeait gaiement. C’était toujoursgaiement qu’il songeait au passé, car il y trouvait, comme sur lesdalles d’un entrepôt, des amas d’idées, d’images et de forcesprisonnières. Ses plus dures épreuves se survivaient en lui sousforme de somptueuses conquêtes. Il s’arrêta, reprit son souffle etdit :

– Jusqu’ici, j’ai été à droite, à gauche, j’ai habitéMontmartre, les Batignolles, Neuilly, Vincennes, c’est bien… Mais,cette fois, je m’installe à Passy… et il pourra venir me voir, lepropriétaire, quand je serai sur place !

Il traversait le pont de Grenelle lorsqu’il sentit une mains’abattre sur son épaule :

– Comment ! on déménage sans moi ?

Il se détourna et ses yeux rencontrèrent les narines larges etprofondes de son ami Foutrel…

– C’est vrai, vieux, je t’avais oublié.

– J’arrive de chez toi en courant.

Fils d’un riche charpentier de Limoges, Michel Foutrelpoursuivait ses études de droit à Paris, depuis une bonne douzained’années. Il se comparait volontiers à ces élèves des antiquesuniversités de Bologne ou de Toulouse qui, toute leur vie durant,suivaient l’enseignement d’Accursius, l’idole des jurisconsultes,ou de Pierre de Belleperche.

– Nous entrons dans un autre milieu, comprends-tu ?dit Foutrel. J’ai fait hier un saut jusqu’au cagibi que tu vaslouer, c’est très bien. L’immeuble d’en face est habitébourgeoisement. Une concierge très gentille. J’ai bavardé avecelle. Les commerçants affables. Je leur ai dit un mot sur toncompte… Il est utile qu’ils sachent qui tu es… et qu’ils t’admirentcomme tu le mérites… Parbleu, autrement, à quoi bon être un artistede génie et avoir turbiné comme toi ?

Le rire de Fauvarque résonna.

– Ton propriétaire, monsieur Pigeon, est charmant. J’aifait également un tour dans son bureau. Il m’a invité à dîner pourvendredi ; nous causerons d’affaires… Et puis, je t’avoueraiqu’il était temps de quitter le Champ de Mars.

– Pourquoi ?

– À cause des femmes.

– Vraiment… là aussi ?…

– Trois rendez-vous dans la même nuit ?… Ça devenaitimpossible.

Michel Foutrel était la distraction de Fauvarque. Travailleur etsage, le peintre aimait chez ce grand garçon affectueux, lesexcentricités et les vices qu’il n’eût pas tolérés chez lui-même.Quant à Foutrel, il trouvait en Fauvarque son unique dignité.

– À propos, pendant que j’y pense : pourrais-tu meprêter un louis ?

– Un louis, répondit Fauvarque. En pleindéménagement ?…

– Dix francs…

– Mon cher, je t’assure…

– Allons, cent sous !

– J’aurai voulu…

– Eh bien, n’en parlons plus, conclut Foutrel avecphilosophie.

Ils croisèrent des femmes allant faire leur marché. Peudésirables dans des robes démodées, elles fuyaient le regard. Deuxjeunes filles raides encadraient leur père. À l’intérieur desmaisons, comme dans les boîtes superposées, couraient des peignoirsrouges, jaunes et violets. Un nègre, venu du fond de l’Océanie,tout crépu sous sa casquette verte, transportait, cigare auxlèvres, la physionomie épanouie, un bidon de benzine dans la mainet un pneu rapiécé, sur son épaule.

– Décidément tout le monde est à l’air, ce matin, remarquaFauvarque.

Il avait reconnu, à l’entresol d’un immeuble de l’avenueThéophile-Gautier, le buste immobile de Victor Huslin. Âgé detrente ans, celui-ci avait acquis dans les lettres un renom déjàconsidérable. Deux livres touffus où la sensibilité prenait unesaveur âcre, son caractère, étrange, un peu mystique faisaient delui une personnalité captivante. Issu d’un père diplomate et d’unePolonaise, il était d’abord opportuniste et souple. Répandu dans legrand monde, et dans les milieux financiers, il s’était vu confierquelquefois des missions secrètes et passait pour un homme dont lavie est déjà riche en aventures. Ses cheveux lisses rejetés enarrière et les fils de sa barbe très blonde, recueillaient lalumière et lui faisaient une sorte de brillante auréole.

Fauvarque s’arrêta.

– Ho hé ?

– Je descends, murmura Huslin, sans quitter son expressionfroide.

– Comment ? Ça ne vous surprend pas ?

– Quoi donc ?

– Ce petit sport ? fit Fauvarque en montrant savoiture, après que son ami eut serré avec froideur la main deFoutrel qu’il n’aimait guère.

– Où avez-vous loué ? demanda simplementl’écrivain.

– Dans un forêt vierge.

Un indulgent sourire effleura les lèvres de Huslin.

– Rue de Boulainvilliers, ajouta Fauvarque en indiquant lenuméro.

– Mes compliments, je connais le terrain. Vous habitezjuste en face de mon ami Carlos Sentilhes.

– Drôle de relation ! fit le peintre. Et il faittoujours de belles « Madames » dans des nuages demousseline et sous les pluies de roses, ce braveSentilhes ?

– Toujours, répondit Huslin. Dans son entourage, on leprend pour un grand peintre. C’est du reste un gentil garçon.

Rêveusement, il ajouta :

– Sa femme est très belle.

Malgré la distinction rigoureuse qu’il affectait dans tous sesactes, Huslin ne craignait pas d’être vu en conversation amicaleavec un homme qui poussait une charrette à bras. C’est qu’il avaitune vive admiration pour Fauvarque. Ils se mirent donc à cheminerde compagnie, causant, heureux de s’être retrouvés, car ils ne sevoyaient que par crise.

– Il y avait bien trois mois… dit Fauvarque.

Huslin répondit :

– Je m’étais éloigné de Paris pour résoudre un graveproblème : oui ou non, faut-il continuer àtravailler ?

– N’hésitons pas, mon cher, il faut travailler !s’écria Fauvarque.

Mais Huslin leva le doigt d’un air de mystère :

– Ne répondez pas tout de suite, réfléchissez : il y alà un problème qui se pose pour les hommes comme pour lespeuples.

Fauvarque savait l’empire que Huslin prenait sur les espritsavec ses paradoxes glacés. Il en avait souffert et, ce matin, sousle beau ciel clair, il n’entendait pas se laisser dominer.

– Vraiment ? ironisa-t-il.

L’écrivain lui jeta un regard dur. Par haine de la moindrecontradiction, il poursuivait ses idées au delà même de l’absurdesans perdre jamais l’apparence d’une parfaite logique. Aussi segardait-il de l’éloquence. Les paupières baissées, il semblaitguetter les syllabes qui lui sortaient d’entre les dents.

– J’examine mon propre cas, dit-il, et je prétends que jene suis pas né pour écrire. Ce n’est là qu’un emploi artificiel –comme toutes les autres – de mon activité. Je suis venu au mondeavec un cœur et un cerveau…

Mais ils venaient d’arriver. Fauvarque se frotta les mains, pritau fond de sa poche une grande clef avec laquelle il ouvrit laporte du jardin.

– Alors, Sentilhes habite par ici ?

– Au sixième, en face, fit Huslin assez bas et sans leverles yeux par crainte de paraître indiscret.

Ils entrèrent et se trouvèrent aussitôt à l’ombre d’arbresmagnifiques, où l’on voyait pendre des pèlerines de lierre. Danschacune des feuilles rigides, le soleil glissait une sourde lueurde veilleuse et il mettait au contraire les immenses grisards dansun tel halo lumineux qu’ils semblaient recouverts de paillettesd’acier.

– Nous sommes à Passy ! s’extasia Foutrel.

– C’est merveilleux ! Qui croirait cela dudehors ? observa Huslin, et il prenait volupté à marcher dansle tapis spongieux que formaient les feuilles mortes accumulées parune longue série d’automnes.

– La maisonnette, comme vous voyez, se trouve tout au fonddu jardin, et disparaît sous la poussière, dit Fauvarque. Dans unmois vous la verrez !

Il ajouta :

– Ravi de vous avoir rencontré, mon vieux Huslin ; jevais vous demander maintenant de nous laisser travailler, Foutrelet moi.

Il ôta son veston, le plia, le posa sur une branche, déplia uneblouse, l’enfila et déchargea ses outils. Précis dans ses gestes,toujours occupé, ne courant jamais, ne regardant que le coin demur, le lopin de terre ou le morceau de bois, objets de sontravail, Fauvarque était de ces hommes qui viennent à boutrapidement d’une besogne considérable. Quand il avait fini sajournée, il se lavait les mains, se brossait les cheveux, fixaitson chapeau, passait son veston et, sans jeter un regard derrièrelui, toujours méthodique, il gagnait la porte, l’ouvrait, larefermait et s’éloignait, une canne sous le bras, d’un pasléger.

– Quel splendide exemple ! murmura Huslin en lequittant, le cœur gonflé d’une tendresse infinie.

Chapitre 3

 

Après avoir quitté Fauvarque, Huslin se dirigea vers le Bois. Ilsuivit le boulevard de Montmorency en lisière du chemin de fer deceinture. Il aimait à longer les jardins silencieux au fonddesquels se dresse une maison. Par moment, il s’assurait que lavoie était déserte, ses yeux se posaient longuement sur les façadesclaires et si une jeune fille, une femme ou tout simplement la têtebouclée d’un enfant paraissaient à une fenêtre, il éprouvait uneémotion profonde et incompréhensible.

Il sonna à la porte d’un immeuble neuf et gagna le deuxièmeétage. Un valet de chambre lui ouvrit.

– Monsieur Victor !

– Bonjour, Fulgence. Ma mère est là ?

Elle était à sa toilette. Assise devant sa coiffeuse, endéshabillé clair, les cheveux pendants sur le dos, elle tourna lesyeux vers la porte.

Il s’approcha la main tendue et quand il fut, près d’elle, posases lèvres humides sur l’épaule blanche à moitié découverte.

– C’est pour ne pas déranger votre visage,murmura-t-il.

Il s’assit dans le fauteuil qu’elle lui désignait. C’était unefemme riante, à l’élocution très vive. Elle s’exprimait avecanimation et regardait fixement dans les yeux ; mais dèsqu’elle avait cessé de parler, elle semblait s’abstraire etrêver.

Elle fit à son fils le reproche de venir la voir trop rarement.Son père s’en était plaint à plusieurs reprises. Lui-même seraitpassé rue Théophile-Gautier s’il avait pu disposer d’une minute,mais, depuis la fin de la guerre, il était surchargé de travail auxAffaires étrangères. Huslin admirait la jeunesse de cette femme,son accent léger, ses dents blanches, la rondeur de ses épaules. Aulieu de répondre à ses reproches, il lui dit :

– Je m’émerveille, ma mère, que vous soyez parvenue àtraverser irréprochable les années brillantes de votre jeunesse. Jevois vos épaules, vos bras magnifiques, cette chevelure épaisse…même, si j’oubliais que je suis votre enfant, je vous trouveraisdivinement belle.

Madame Huslin renversa son visage avec une joie confuse.

– Mes souvenirs, poursuivit Huslin, me montrent une mèretrès courtisée. Il y avait autour de vous, deux hommes qui m’onlaissé une forte impression d’élégance morale, Adrien Gigoux et sirEdgar Palmerson…

– Que dirait ton père s’il t’écoutait ? s’écria madameHuslin.

– Je ne vous ai rien reproché…

Ils causèrent amicalement. Derrière les vitres, le soleilluisait dans les arbres du boulevard. Soudain, madame Huslindemanda à son fils s’il voulait se marier.

Il réfléchit.

– Non, ma mère, dit-il. Je me donne trop à ceux que j’aime.Celle dont vous voudriez me parler ne peut être qu’une délicieusepersonne ; je serais son esclave ou bien je letorturerais.

– Tu la torturerais ? Voilà une étrange réponse.

– Mère, balbutia-t-il, je vous parle en toute sincérité.J’ai de mon âme une vieille expérience… Le geste, le moindre gesteque vous me voyez faire… je l’ai démonté, examiné, remonté descentaines de fois… Il en est de même pour le sentiment, le moindrequi, un jour, a pu s’égarer en moi.

Le soleil sautait de feuille en feuille. Dans leur balancementles branches étaient submergées de lumière et d’ombre tout à tour.Ces mouvements alternés faisaient courir des frissons de moire dansla masse poreuse et dentelée des arbres. Huslin modelait sesréflexions sur cette image instable.

– Alors, poursuivit-il, il arrive, maman, il arrive cettechose inquiétante, qu’en réalité je n’existe pas ou, plusprécisément, que mon existence incorporelle a besoin d’êtreprouvée… Dès que je suis seul, cette idée me rend capable des actesles plus fous… et c’est pourquoi l’amour m’est nécessaire… Enmêlant ma vie à la vie des êtres, il me semble tenir un instant,comme une étincelle, la preuve… Comprenez-vous, maman ?…Ah ! certes, on voudrait en avoir de plus éclatantes, de plusmathématiques… Je crois pour ma part que c’est encore dans l’amourque nous les trouverons, mais dans le tréfonds de l’amour… Cardites-vous bien ceci : nous ne savons pas aimer et lesétreintes de la chair sont les balbutiements d’une science terriblequi garde, sans doute, les ultimes secrets de la destinée.

Madame Huslin ne répondit pas.

Elle se rappelait Adrien Gigoux et sir Edgar Palmerson quil’intriguaient aussi jadis par leurs considérations mystérieuses.Elle ne retint pas son fils, mais obtint sa promesse qu’il vîntdîner le soir même.

Huslin alla s’asseoir au Parc des Princes. Les mamans, lesnourrices, les petits garçons et les petites filles mettaient déjàpartout, avant l’apparition des fleurs, les taches colorées duprintemps. Un grand sapin demeurait sombre au milieu de la lumièreintense. Huslin songea : « Il fait du soleil unenourriture intérieure ; c’est mon frère. » Puis sa penséese porta vers madame Sentilhes.

– Valentine, dit-il en lui-même, les mouvements de votreêtre sont désordonnés et sauvages ; je voudrais vous faireadmirer la noble sérénité du sapin.

Il se leva, car il avait frissonnée de froid. Il fit lentementle tour du jardin. Il se dit que la courbe ensoleillée des pelousessemble bercer quelque chose. Il se pencha sur un brin d’herbe quibrillait et vibrait seul, pour son compte, entre deux pierres. Ilremarqua le lierre serré qui vêtait les deux branches évasées d’unmême arbre.

– Du lierre par terre, du lierre sur les grilles, du lierresur les murs, du lierre partout, comme un adorateur éperdu :encore un frère, murmura-t-il.

Les jeunes bouleaux aux troncs d’argent plaqué étaient habilléspour la noce et il y avait également, dans un voile de lumière, lesarbres fantômes qu’on voit et qui ne sont pas là.

– Ivresse ! Recueillement ! Éternité !Fatalité ! murmura l’écrivain qui croyait embrasser l’universdans ces mots.

Soudain, il eut le sentiment d’apercevoir une forme connue.C’était l’ombre de sa tête qui surgissait là-bas, loin, au milieude la pelouse. Il en fut déçu parce qu’il avait eu l’espoir subitde trouver Valentine devant lui.

– Valentine ! Valentine ! Valentine ! Fleurde chair ! Âme primitive ! prononça-t-il sans se rendrecompte que c’était très haut.

Une nourrice se tourna vers lui avec curiosité. Il blêmit decolère, mais son désir de voir madame Sentilhes grandissait en lui.Depuis plusieurs mois, humilié par elle, il évitait de passerdevant sa porte et fuyait les salons où il pouvait la rencontrer.Ce matin, quelques mots prononcés devant Fauvarque avaient suffipour ébranler sa volonté. Ses narines, son cerveau étaient pleinstout à coup du parfum de cette femme.

Il arrêta une voiture. Comme il arrivait chez les Sentilhes, lescloches des églises de Passy, d’Auteuil et celles des pensionnatsnombreux dans les environs s’ébranlèrent à quelques instantsd’intervalle pour annoncer onze heures.

La femme de chambre apprit à Huslin que monsieur était occupéavec la marquise de Laveline ; madame était là, mais il yaurait sans doute un moment à attendre parce qu’elle était encoreen déshabillé du matin. Il reçut un choc et rougit :

– Peu importe, murmura-t-il vivement, j’espère bien que jepuis être reçu tout à fait en ami…

La servante partie, il guetta le mot qui l’autoriserait àentrer. Voyant que celui-ci tardait à venir, il s’éloigna mécontentà l’autre bout du vestibule et s’assit d’un air renfrogné.« Elle aura eu le temps de se corseter, de mettre sontailleur, ses bottines », pensa-t-il, et, dans le feu de sonindignation, se forma la vision d’une Valentine Sentilhes casquée,cuirassée, boudinée des pieds à la tête dans une armure inviolableet glacée.

Cependant une voix chantante vint le prendre au milieu de sesévocations maussades.

– Êtes-vous là, mon cher Huslin ?

Il répondit entre ses dents et avança sans aucune hâte, sombre,sachant que maintenant rien ne valait plus d’être pressé. Il enjugea autrement quand il vit madame Sentilhes. Elle avait gardé sarobe d’intérieur et l’on découvrait son cou, sa gorge et ses brasadmirables. On eût dit un panier débordant de fruits et il regardacomme un bon présage qu’elle le reçût dans son boudoir.

– Le retour de l’enfant prodigue, murmura-t-il.

– Vous voyez, dit-elle, je vous accueille comme unepersonne qui a tout oublié.

Elle reprit familière :

– Venez vous asseoir près de moi.

Mais Huslin ne répondit pas. Elle se tourna et le vit deboutprès du divan, absorbé par le spectacle d’une chemise de nuitoubliée sur le bras du fauteuil.

– Vous regardez ça, criait-elle en rougissant ; mafemme de chambre est une écervelée. Mais pourquoiregardez-vous ? Je vous ordonne de venir vous asseoir, vous mefaites terriblement rougir.

Elle pencha le buste en avant et se croisa les jambes. Dans unéclair, Huslin vit quelque chose de ses genoux qui portaient desjarretières blanches comme des couronnes nuptiales.

– Vous avez été mauvaise avec moi, dit-il au bout d’unsilence. Vous m’avez bafoué auprès de nos amis communs. Celaprouve… que vous vous obstinez à me haïr.

Elle haussa les épaules, il reprit :

– Vous ne parlez que de votre vertu. J’avais eu le soucipourtant d’en tenir compte… Vos devoirs conjugaux étaient à l’abri,madame… On n’y touchait pas. Que vous ai-je demandé en somme ?Pas grand’chose : de devenir la sœur attendrie toujourspenchée sur mes sentiments.

Valentine éclata de rire. Grande, opulente dans ses formes, elledégageait de la santé dans chacun de ses gestes :

– Vos sentiments pour moi, dit-elle, sont les sentimentsd’un étranger.

– Voilà bien ce que vous êtes, ricana-t-il, vous enfermezvotre tendresse dans le cercle infime de vos obligationsfamiliales, sans vous apercevoir que vous êtes en train d’atrophiervotre cœur. Mais ce n’est pas uniquement votre faute, l’humanité denos jours crève dans son égoïsme.

Il ajouta plus bas, d’une voix grave :

– Je vous expliquerai l’enseignement du Christ.

Cette parole déconcerta et irrita Valentine. Elle détourna delui son regard pour bien lui faire comprendre qu’il outrepassait laliberté permise.

Il ne tint pas compte de cet avertissement.

– D’ailleurs, je l’ai déjà remarqué, dit-il, vous n’avezpas une belle âme. Elle est confuse, elle n’a pas le dessin fermeauquel on reconnaît les âmes d’initiées, des prophètes, des femmesinspirées. Il faut vous en rendre compte, chère amie, on a prisplus de soin à modeler vos jambes.

– Laissons le dessin de mon âme, ordonna-t-elle avec ennui.Avez-vous autre chose à me raconter ?

Il alla incliner à la fenêtre son visage pâle. Au bout d’uninstant, il dit :

– Venez ici. Je vous montrerai un génie.

– Quel génie ?

– Henri Fauvarque.

– Où est-il ?

– Vous le voyez, là, dans le terrain d’en face !

– Henri Fauvarque, murmura-t-elle d’un air pensif, je croisconnaître le nom. N’est-ce pas lui qui pendant deux ou trois ans nepeignait qu’un œuf sur une table en bois blanc ?

– Vos souvenirs sont vieux, répondit Huslin. C’est en effetlui qui, pendant des années, peignit un œuf sur un coin de table enbois blanc. Il voyait dans un œuf le commencement d’un admirablecorps de femme.

– Et que voyait-il dans la table ? demandaValentine.

Huslin lui prit la main, la serra très fort :

– Ne vous moquez pas, dit-il. Fauvarque est un peintreprodigieux. Notoire à vingt-cinq ans, depuis de années il s’estlaissé oublier. Il a compris qu’il avait eu tort de se produire audébut de ses recherches. Un artiste de sa trempe ne doit pasbégayer en public. Il ne lui reste plus qu’un pas à franchir, et jefrémis d’émotion : il va commencer à peindre les hommes.

– Peindre les hommes ? s’écria madame Sentilhes…alors, ne trouvez-vous pas merveilleux que Carlos, du premier coup,ait peint le monde le plus élégant de Paris ?…

Huslin demeura muet, mais il eut un rictus qui jeta le troubleen Valentine ; ensuite il posa son front et écrasa son nezcontre la vitre. Son haleine y répandit une buée légère, qu’ils’amusa à voir se rétracter puis s’élargir lors de chaque nouvelleexpiration. En même temps il s’amusait avec une idéediabolique.

Loin de dénoncer l’erreur de Valentine, il cherchait le moyen dela tourner à son profit. Avec une joie perverse, il se persuadaitqu’il n’avait qu’un geste à faire : mettre la jeune femme enprésence de Fauvarque.

– Oh ! écoutez mon mari, reprit madame Sentilhes, ilrit, il rit toute la journée, comme un enfant.

– Je l’entends rire en effet, répondit Huslin.

Il eut un élan de sympathie vers cet ami loyal :« Pauvre bonhomme, lui dit-il en pensée ; parce quej’aime ta femme, je vais t’assassiner moralement, et dessécherpeut-être pour toujours la source de ce rire… »

Partie 2

Chapitre 1

 

Par-dessus le mur de clôture, et à travers les arbres, on vitpendant plusieurs semaines Henri Fauvarque abattre des cloisons,construire, repeindre la maisonnette, installer des cheminées,tracer des allées dans le jardin. Les voisins, qui n’avaient connujusque-là qu’un terrain abandonné, s’émerveillaient de voir surgirune résidence claire, au milieu d’un parc.

Lorsque tout fut en ordre, vers la fin d’une matinée, Fauvarqueintroduisit sa jeune épouse dans le domaine qu’il lui avaitpréparé. Elle amenait une chèvre, trois chats, deux perruches, ettraînait un hamac qu’on suspendait entre deux arbres.

Alors, cela devint le lieu de toutes les fantaisies. La cheminéelâcha des panaches de fumée ; la chèvre se battit contre sonombre ; les perruches poussèrent des cris stridents quiamusaient la jeune femme. Celle-ci étalait ses cheveux en vaguesd’or sur ses épaules et jouait avec les chats. Fauvarquetravaillait. Il clouait des châssis, tendait ses toiles, peignait.Pour se reposer, il se couchait dans le hamac, sous les feuillages,et songeait.

Ce jour-là, en rentrant de sa promenade quotidienne, il déposason chapeau et sa canne, et pénétra dans l’atelier. Il fut contentd’y trouver Jeanne. À peine vêtue, épaules et jambes nues, elleachevait de se coiffer. Il eût éprouvé du plaisir à soulever deterre ce corps charmant, mais il réprima le geste, de crainte qu’ilne parût une prise de possession trop brutale.

Les arbres enserraient l’atelier de si près que l’extrémité desbranches venait s’aplatir contre les vitres. Et lorsqu’on voyaits’incliner les plantes du jardin sous une poussée de brise,aussitôt on entendait, tambour léger, le lierre rouler sur letoit.

– Je viens de passer deux heures, dit Fauvarque, devant unportrait de Raphaël et une draperie du Vinci.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– C’est formidable ! Il faut voir cette manche deJeanne d’Aragon, installée au milieu de la toile. Et ce sont destourbillons de tulle, des dentelles, des étoffes. Quant à ladraperie du Vinci…

– La draperie du Vinci ? fit-elle.

– Tu vois ce cerveau prodigieux, s’écria-t-il, consacrantdes jours, des semaines, des mois de sa vie à un morceau d’étoffegrand comme la main. On est étourdi à l’imaginer penché tout entiersur cette tâche ingrate. Puis, dans la rue, quel contraste !Des gens courent dans tous les sens ; les uns mettent autantde hâte à tourner à gauche, que les autres à s’en aller à droite,les voitures montent les unes sur les autres… interpellez un homme,il se dérobe ; abordez une femme, elle se hérisse ;approchez un enfant, il s’échappe en hurlant… Tout le monde estpressé, méfiant, frénétique…

– Quatre heures, les Coustou seront bientôt là, dit Jeanneen chantonnant, je vais passer ma robe et préparer le thé.

La bouilloire sur le feu, ils sortirent au jardin où étaientdisposés, autour de la table massive, des fauteuils d’osier. Letemps s’alourdissait. Fauvarque leva les yeux furtivement. Il étaitassis sous plusieurs étages de verdure. Le mûrier sauvage étaitlui-même recouvert entièrement par le bras puissant d’un grisard.Au-dessus, on devinait une voûte fuyante de nuages.

Des amis le poussaient à s’entendre avec Coustou pour la ventede ses tableaux. Mais depuis qu’il avait prié le marchand de venirle voir, Fauvarque s’acharnait en méditations sur son œuvre, et ils’était persuadé qu’elle n’exprimait pas encore clairement saconception picturale. La livrer au public serait donc un acteprématuré qui pourrait compromettre l’effort poursuivi pendantdouze ans.

– Non, je ne donnerai rien, dit-il, se parlant à lui-même…Les nuages roulent, le temps passe, les hommes sont pressés, c’estleur affaire, moi, je résiste.

Ayant pris cette décision, il suivit d’un œil plus tranquille leva-et-vient de sa femme, entre la table et la maison : ilsurprenait son dos, la cadence de ses hanches, puis son visage, lerayonnement de ses prunelles et voici que la table se couvrait degâteaux, de tasses, de bouteilles. Il aimait cette image légère quilui donnait l’illusion d’être, lui-même, lourd sur le sol, pareil àquelque monument où se brise l’agitation superficielle de la vie.De temps à autre, Jeanne, qui était gourmande, ramassait desmiettes autour des plats.

Les moindres actes de Fauvarque – et même ses silences –prenaient une forme inattendue. Dès son enfance, son originalitéétait apparue à sa famille. Son père, capitaine en retraite, mortdepuis peu, s’oubliait parfois à le considérer avec des yeuxperplexes. Sa mère, plus longue à s’émouvoir, s’émut d’une manièremoins profonde. Mais le petit Henri fut haï avec persistance parses tantes Zélie et Virginie que scandalisait son élégance morale,et qui lui reprochaient d’être avec elles « comme unétranger ».

Il apprit peu à l’école. Son caractère marquant était, alorscomme aujourd’hui, de ne point forcer sa nature. À peine sorti ducollège, il s’adonna à la peinture. Il le fit sans consulterpersonne, si bien que personne ne s’en mêla, sauf les tantes Zélieet Virginie qui, à deux ou trois reprises, tourmentèrent madameFauvarque en lui affirmant que son fils devenait la risée deFontainebleau, sa ville natale.

Il passait dans la forêt des journées entières. Là, livré àlui-même, en face de la vie, il éprouva enfin le besoin des’instruire. Il réunit des ouvrages où avaient étudié ses frères etlisait lorsqu’il voulait se reposer de peindre. Il n’apprenait pasdans ces traités arides la géologie, la botanique, la physique, lachimie, des formules ou des principes. Ses yeux de peintre voyaientdéfiler des fresques, et il puisait dans ce spectacle dessensations profondes. Il vivait la rotation du globe, la profondeurdes mers, la croissance des êtres et l’inertie des minéraux. Etlorsqu’il retournait tout ému à sa toile, une même volonté animaitson cerveau et sa main : introduire dans sa couleur et dansses formes quelque chose des miracles entrevus.

– On sonne, les voici, dit Jeanne en battant des mains, etils allèrent ouvrir ensemble.

– Tiens, c’est madame Sentilhes, dit Fauvarque toujoursémerveillé devant la beauté de cette femme.

– Et puis Huslin, et puis Foutrel, continua Jeanne.

– Mon mari nous suit, expliqua Valentine toute confusedevant le peintre et, contre son habitude, maniérée. Excusez-nousde venir ainsi vous importuner, mais notre ami Huslin est seulresponsable.

– Oh ! oui, excusez-nous… implora Sentilhes, accueillipar les perruches avec des cris affreux.

Il arrivait radieux, la tête découverte, la bouche mouillée dejolies paroles et s’avança vers Jeanne en suppliantencore :

– Excusez-nous de n’avoir su résister au charme… àl’attrait… Vous êtes des voisins tellement extraordinaires !Je passe mes journées à vous admirer de là-haut… Êtes-vous assezfous !… Êtes-vous assez jeunes !… Vraiment, on croiraitque… oui !… vraiment…

Les deux couples ne s’étaient rencontrés qu’une fois dans unconcert sous les auspices de Huslin. Depuis, Sentilhes ne rêvaitplus qu’à Jeanne, et Valentine avait gardé une forte impression deFauvarque. Elle était même un peu gênée d’avouer à l’écrivain unrevirement si rapide, à l’égard de ses voisins ; car, avantqu’elle les connût, tout en eux l’exaspérait. Leur bonheur luiparaissait insolent. Femme d’un peintre qui, au surplus, étaitnotoire, elle considérait son ménage comme un ménage d’artistes,mais elle était inquiète de ne pas y trouver les couleurs riantes,les tableaux frais qui se découvraient à ses yeux de l’autre côtéde la rue.

– Vous attendiez quelqu’un ? demanda Huslin, dont lesyeux s’étaient posés sur la table.

Foutrel s’installa silencieusement.

– Nous manquons de discrétion, s’écria Valentine.

– Au contraire, cela est préparé pour vous, dit Fauvarqueen se penchant vers elle.

– C’est la vérité, dit Jeanne… Coustou devait bien veniravec sa femme, mais il est en retard d’une heure : nous necomptons plus sur lui.

Les Sentilhes se récrièrent. Cependant Jeanne découpait lesgâteaux et Fauvarque débouchait les bouteilles.

– Ma femme a raison, il ne faut jamais attendre ses invitéspour commencer la fête, expliqua-t-il. On s’exaspère, on devientlugubre et inabordable. Au contraire, quand on s’est bienréconforté avant leur arrivée, on les accueille à bras ouverts…

Sentilhes, qui était venu avec l’idée de se montrer plus fou queFauvarque, se déclara transporté par cette formule. Il la répéta deson mieux, mais comme il la déformait, il pria son hôte de la luidonner par écrit.

On s’assit, on causa, on se taisait aussi par moment, la penséeen arrêt sur une feuille immobile dans l’air, sur un rais de soleilau fond du jardin. Jeanne, les lèvres trempées dans sa tasse,observait son mari à la dérobée. Chacun de ses gestes luiplaisait ; elle était ravie du moindre mot venant de lui. Sontorse moulé, ses reins nerveux, son profil puissant et cependantféminin par la joliesse des lignes donnaient au peintre, dans unesociété, un tel relief qu’il semblait taillé dans du métal.Souvent, à le voir là, près d’elle, sa femme éprouvait uncontentement naïf, un étonnement. Alors, elle se levait et, pourbriser le sortilège, le bourrait de petits coups rapides, luifrottait rudement les oreilles entre ses mains ; ou bien,comme aujourd’hui, sa joie se dilatait, se faisait pressante,gonflait son cœur, sa poitrine, et, soudain, partait en fusée derire.

– À la bonne heure, il faut rire, dit Fauvarque. Si on neriait pas au milieu d’aussi agréables convives, on ne riraitjamais.

Valentine, qui était assise tout près de Jeanne, devina le flotde tendresse qui avait soulevé la petite épouse. Elle la trouvamignonne et lui envia la fraîcheur de son amour. Puis ses yeuxretournèrent à Sentilhes. Elle vit un gros enfant tout rouge. Elleeut, elle aussi, de l’attendrissement pour ce compagnon de sa vie,mais ce n’était qu’un mouvement d’indulgence, presque maternel.« Mon pauvre chéri, semblait-elle dire, ris, amuse-toi de boncœur, mais auprès du rire de Fauvarque le tien devient lourd etmaladroit, auprès de sa vigoureuse confiance ton optimisme a l’aird’une niaiserie charmante et sa joie submerge la tienne. Risnéanmoins, amuse-toi de bon cœur…

Les arbres étaient pleins d’oiseaux qui chantaient.

– Comme on est bien, dit Valentine ; vous dégagez dubonheur autour de vous.

Les Coustou arrivèrent très tard, pénétrés de leur importance.Lorsqu’ils s’aperçurent qu’on avait goûté sans eux, ilss’excusèrent.

Avant la tombée du soir, Fauvarque introduisit ses hôtes dansl’atelier pour leur montrer, disait-il « une bonne étude, pasencore une œuvre ». Il avait procédé par larges taches. Sousun marronnier, Jeanne lisait dans un grand livre. Près d’elleMusette – la chèvre – rêvait, debout, le menton posé sur uninvisible appui ; le ventre lustré de Jeannot lapin, l’aînédes chats, miroitait dans l’herbe, et les perruches – madame Julieet madame Rose – vêtues comme des rentières d’un autre âgeperchaient sur les barreaux d’une chaise.

– Vous vous rappelez ? murmura Fauvarque en mettant lamain sur l’épaule de Huslin. À seize ans j’étais pressé, pressé.Une toile, une autre toile. J’aurais peint les murs, j’aurais peintles maisons… Vingt ans ont passé là-dessus et maintenant je n’aiplus aucune hâte ; ce que j’ai à faire je le feraitranquillement.

Malgré l’amusement qu’ils éprouvaient à l’écouter, les Coustou,Jeanne, Huslin étaient sûrs du génie de Fauvarque. Ils savaient quegrâce à sa discipline patiente il réaliserait son œuvre. Cejour-là, maître de lui-même, il plierait à la vision commune, sansles affaiblir, ses conceptions formidables, mais encore fantasqueset inaccessibles.

– Il me semble, dit Coustou, que dès à présent vouspourriez répandre vos études avec profit. Elles vous classeraientau premier rang…

– Je ne veux pas, interrompit gaiement Fauvarque. J’y vaislentement, lentement, lentement, mais j’atteindrai le but bonpremier. On me verra venir de loin, d’un pas léger, le visagefrais, les chaussures propres… Courir, attraper des entorses,pourquoi ? Du train dont me voilà parti j’ai à vivre jusqu’àcent ans !

Il lança cette dernière phrase sur le ton d’une boutade. Ilétait vrai cependant que Fauvarque voyait s’étendre devant lui leterrain sûr d’une vieillesse féconde et magnifique.

Rayonnant, il répéta :

– Cent ans ! Et quand le moment sera venu de mourir,je choisirai mon jour. Je réunirai mes descendants et mesdisciples, je leur dirai : « Voici mon corps. Faites-ence qu’il vous plaira… Moi, je poursuis mon voyage. »

Fauvarque se dépensait à certaines heures pour ceux qui vivaientautour de lui. Il disait que les hommes doivent tourner l’un versl’autre la face riante de leur individu. Deux ou trois gestes fous,une saillie de temps en temps, donnaient à sa femme le courage defranchir les longues étapes de ses recherches ; et il nevoulait pas que le trajet fût morne.

Les dits gestes une fois esquissés, il ramenait les bras contreson corps, soucieux d’une stricte économie de ses forces. Ilretrouvait ainsi le fond étale de sa conscience où l’œuvre sepréparait.

Huslin, de sa main blanche, guidait le regard de Valentine surla toile. Doucement, discrètement, avec sensualité, il voulait lapénétrer de son admiration. Il lui parlait bas, de très près et parmoments, l’effleurait volontairement de son haleine.

– Voyez, disait-il.

Les doigts fiévreux passés sous le bras dur de son amie, il larapprochait de la toile et l’attirait contre lui du mêmemouvement.

– Je veux ; disait-il, que vous compreniez la beautéde cette œuvre ; je vous jure que j’y attache de l’importance,une importance énorme… voyez ce visage adorable… et cette sérénité…et ces lignes… et ces larges feuilles de marronniers pareilles àdes mains qui plaquent des accords…

Elle demeurait muette, ne comprenant pas encore. Mais ses yeuxluisaient en regardant Fauvarque. Elle suivait éblouie lesbondissements de cette intelligence. Comme à Jeanne, par instants,un excès d’étonnement et de joie lui arrachait un rire puéril dontsa face était tout éclairée. Jusqu’ici, elle n’avait jamais éprouvéd’enthousiasme. Pour la première fois, elle s’oubliait elle-même etrecevait d’un étranger la lumière où baignait son cœur.

– Mais l’homme ? demande Huslin impatienté par sonsilence ; sans parler du peintre, l’homme, comment letrouvez-vous ?

Elle répondit plus vivement qu’elle n’aurait voulu :

– L’homme ! oui !… L’homme est prodigieux…

Chapitre 2

 

Valentine retourna chez Jeanne en voisine. Elle y entrait à toutpropos, avant d’aller à ses visites et aussi lorsqu’elle enrevenait. Par les beaux jours elle profitait du jardin. Ellerencontrait Foutrel, quelquefois Huslin, venu pour la surveiller.Fauvarque était là, en plein air ou dans l’atelier.

Le peintre était irrégulier dans son travail. Lorsqu’il nepeignait pas, il ne manquait pas d’ouvrage. La maisonnette, remiseen état, exigeait une surveillance attentive. En l’apercevant toutà coup, debout sur la pointe des pieds, à l’extrémité d’une échelletrop courte, inspectant la gouttière ou les solives du plafond, lesdeux femmes étouffaient un cri. Elles partageaient les mêmesémois.

La distraction la plus ordinaire de Fauvarque était lamenuiserie. Il sciait les planches de sapin, fabriquait des sièges,des tables, des bibliothèques qu’il peignait ensuite et qui s’enallaient meubler son intérieur. Les pièces inhabitées furentaménagées en vue des camarades qui auraient un jour besoind’hospitalité. Il fabriqua même des lits, où les Sentilhes tinrentà s’étendre pour les éprouver.

À l’heure du thé on se réunissait. Valentine appelait son marien agitant une clochette. Sentilhes descendait. Il eût embrassétout le monde tant il était heureux. Il tournait autour de Jeanne,lui proposait son aide, voulait transporter les tasses. Elle lerenvoyait en riant.

L’après-midi passait vite. Carlos partait le premier et souvent,au moment de dîner, on l’entendait héler de là-haut :« Lou-lou, Lou-lou… »

– Mon Dieu ! criait Valentine qui s’était oubliée… etsans prendre le temps de saluer ses hôtes, elle se dépêchait demonter.

Les Sentilhes connurent les amis de la maison. Guy Gomme semontrait généralement vers la fin de l’après-midi. Il refusaitaussi bien à boire qu’à manger. Il ne parlait pas, semblait ne pasécouter, mais il aimait à se sentir là. Quand on lui demandait deréciter l’un de ses poèmes, il répondait poliment :« Non, merci. »

Maxime Legris venait plutôt après dîner. Grand, mince, timide,il ignorait l’art de se trouver un siège. On le voyait debout quandtout le monde était assis. Jeanne lui disait : « Puisquevous êtes debout, chantez-nous les mélodies deMoussorgsky. »

Le sachant phtisique, Sentilhes écoutait, profondément ému.

– Cela doit vous fatiguer de chanter ? luidisait-il.

– Cela me tue, répondait le jeune homme.

Un jour parurent en coup de vent, un gros homme brun d’unelaideur saisissante, et une femme que paraient au contraire lestons du lait, des roses et de l’or. Lui avait le front bas, leslèvres fines et sa peau bistrée se tendait sur le nez. Sous labarre sombre des sourcils pétillaient deux pointes fauves.

– Voici Potteau ! le plus grand compositeur et la plussinistre face du monde, présenta Fauvarque.

La seconde moitié de la phrase ne parut pas exagérée àValentine.

La fiancée de Potteau n’était que souplesse et clarté.« Rayon de miel », avait coutume de dire Huslin. Elles’appelait Renée Vidil.

Fauvarque, la maison de Fauvarque, tel était maintenant l’axeinvariable des pensées de Valentine. Dès que Jeanne lui ouvrait,ses yeux partaient à la recherche de Fauvarque et, s’ils tardaientà le trouver, une angoisse la saisissait. Le voir ! Elle avaitbesoin de le voir. Son image en vie, mouvante, sans cesserenouvelée était l’aliment nécessaire à son être. Aux heuresd’absence, les nerfs et la pensée tendus vers lui, elle avait lesentiment de le créer pour la minute où elle descendait. QuandFauvarque était enfin sous ses yeux, elle croyait cueillir le fruitde son œuvre.

Elle rentrait, ivre de sa joie, attentive, le long du parcours,à ne rien perdre de cette essence miraculeuse dont son cœur tropplein manquait de déborder. Arrivée chez elle, elle ne résistaitplus. Elle se dépensait en paroles. Elle n’avait jamais tant parlé.Fauvarque emplissait la maison.

Tandis qu’elle lui racontait deux fois, trois fois dans lasoirée, des scènes auxquelles il venait d’assister tout à l’heureavec elle, Sentilhes songeait que ce n’était plus là la même femme.Il l’avait toujours connue indifférente aux hommes, méthodique dansses actes, intéressée dans son amour et il se demandait commentelle avait pu garder si longtemps le secret de la fièvre, de lacouleur, du désordre dont chatoyaient maintenant ses récits.

Dès le premier jour, il avait deviné son enthousiasme et s’étaitdit qu’il se formait en elle un sentiment qui ressemblaitsingulièrement à l’amour. Il se le dit, se le répéta, revintsouvent sur cette pensée et il était étonné de l’admettre sansindignation. Il s’accoudait à son chevalet, prenait un airpréoccupé et laissait tomber ces mots :

– Elle aime Fauvarque…

Cela résonnait calmement à ses oreilles. Il reprenait d’unaccent plus profond :

– Oui… Elle aime Fauvarque…

Mais aucune émotion ne suivait, pas l’ombre d’une suggestiontragique… Alors il s’avançait jusqu’au guéridon, saisissait entredeux doigts la fleur rouge d’un fuchsia et, d’un ton d’ironie,légèrement amer, il se disait :

– Mon pauvre Carlos, je te découvre… une âme de mari…comment dirais-je ? de mari… cela me paraît… oui !vraiment…

En réalité, Sentilhes admirait trop son nouvel ami Fauvarquepour faire surgir d’un sentiment qui allait à lui, les imagesbrutales dont se fût nourrie sa colère.

Intimement, sans d’ailleurs en convenir, il pressentait quel’amour de Valentine ne pouvait pas aboutir à une bassesse.Ah ! certes, il eût souhaité de la voir aveugle et sourde àl’endroit de Fauvarque, mais comment lui reprocher d’être sensibleà une séduction qu’il subissait parfois jusqu’à douter desoi ?

Juin s’achevait par de belles journées. Le quartier rappelait laprovince avec ses rues désertes, blanches de poussière. C’étaitl’époque où les Sentilhes prenaient habituellement leurs vacances.Lui en parla. Valentine fit la moue à l’idée d’un voyage. Ils’empressa de l’approuver. Ni l’un ni l’autre ne voulaient quitterleurs voisins.

Les nuits étaient douces, presque toujours étoilées. Fauvarqueet sa femme restaient tard dans le jardin. L’atelier répandaitalentour sa lumière jaune, arrondie sous les arbres. Ellen’atteignait pas le couple assis à l’écart. Bientôt, dansl’obscurité, le mari disparaissait. Mais on voyait longtemps unpoint blanc où se ramassait le reflet poudreux des étoiles :c’était Jeanne.

Des immeubles gris entouraient le jardin de murailles hautes etabruptes. Obstinément fermés à la suavité de l’heure, ils ladéversaient toute dans le carré d’arbres qu’ils surplombaient commeune fraîche oasis au creux d’une montagne.

Les Sentilhes pressés l’un contre l’autre dans la fenêtre quis’ouvrait à la hauteur des genoux, encombrés par leurs sièges, nerecevaient qu’à de longs intervalles, accidentellement, la brisequi mettait dans les grisards d’en face un bruissementininterrompu.

– Pousse-toi, Carlos.

– Mais, ma chérie, je suis réellement tout à fait àl’étroit.

Il s’épuisait à exalter les beautés de l’heure ; ellefermait les yeux pour en tirer une jouissance plus complète, maisle jardin, en bas, la fascinait. L’homme qu’elle aimait respiraitlibrement dans la nuit ! Elle ne sentait plus, par contraste,que le plafond bas qui l’étouffait.

Elle disait sans douceur :

– Avec tes longues jambes, il n’y a pas moyen d’être deux àcette fenêtre.

S’il se tassait sur lui-même, elle reprenait d’une voixcompatissante :

– Non, je t’assure, c’est inutile… Nous pourrionsdescendre.

Alors, elle jetait vivement une cape sur ses épaules, il prenaitun chapeau et tous deux se hâtaient de sortir. Du coup elle étaitrassérénée. Carlos suivait, content.

Ils traversaient la rue, Fauvarque venait leur ouvrir. Tout desuite il leur disait :

– Nous allons nous asseoir, il fait si bon.

Jeanne, du doigt, leur indiquait leur place.

– Voici deux fauteuils que nous avions préparés pourvous.

Ils ne voulaient rien perdre de l’enchantement où plongeait lemonde. Chacun s’asseyait. On se taisait.

Cependant, tous n’apportaient pas une égale liberté en face dela nuit. Jeanne et Henri seuls s’en pénétraient pleinement,Valentine et Carlos avaient les yeux fixés sur leurs hôtes,imitaient leurs physionomies, prenaient leurs attitudes, recevaientd’eux leurs sensations.

Quand il était tard, Fauvarque secouait les épaules.

– Il commence à faire humide, disait-il.

Jeanne se soulevait :

– Je crois, en effet, qu’il faudrait rentrer.

– C’est vrai, murmuraient les Sentilhes.

On les retenait encore une demi-heure. Tous ensemble ilsrentraient dans l’atelier, rassasiés d’espace. Jeanne tirait sur labaie vitrée les stores de satinette orange, puis elle faisait duthé.

Fauvarque aussi pressentait l’amour de Valentine. Il en suivaitle progrès sur son visage et savourait en silence la part qui s’enépanchait vers lui. Cette femme lui montrait des prunellesmagnifiquement pleines, des narines palpitantes ; ellemettait, pour venir, les robes qui lui seyaient le mieux et selavait dans des eaux parfumées. Il acceptait ces dons, laregardait, la respirait et, au milieu de ces fines et nombreusesjouissances, poursuivait avec elle des relations si courtoisesqu’il paraissait tout ignorer. S’il l’avait saisie brusquement dansses bras en disant : « Vous m’aimez ? » elleeût répondu : « Oui. » Mais il était trop sage pourassumer un rôle inutile.

Après ces veillées, Valentine se sentait l’âme robuste, heureuseet sereine. Sentilhes l’accompagnait. Elle se serrait contre luiet, soudain, s’intéressait à sa personne et à ses espoirs. Elledevinait alors qu’il se livrait à son art avec une ardeurraffermie, que ses projets étaient plus vastes. Lui aussi puisaitlà-bas des énergies qui le renouvelaient.

Enrichis par une force étrangère, ils se haussaient ensemblevers un plan de vie supérieur à l’ancien. Mais ils ne voyaient pasencore ce qu’il y avait d’artificiel dans cet accroissement deleurs individus. Pendant quelques heures, ils vivaient del’impulsion reçue. Puis elle s’épuisait, laissant en eux le vide,et leurs êtres dépossédés aspiraient à Fauvarque.

Chapitre 3

 

– Alors, Jeanne ? Il n’y en a plus de cette confitureexquise ?

– Probablement, puisque je l’ai mangée.

– Voyons ? C’est bien le pot que j’ai acheté cematin ?

– Ça doit être celui-là… Il n’en reste pas d’autre.

Puis elle persifla légèrement son mari :

– Vous en avez de drôles d’idées de vouloir manger de laconfiture à quatre heures de l’après-midi.

Fauvarque négligea de répondre. Il exagérait plaisamment le côtépiteux de son attitude, le pot vide en main. L’arôme des abricotsavivait sa convoitise. Mais il finit par un regard de gaietéaimante vers sa femme.

– Habille-toi vite, fit Jeanne. Nous sortons.

Au moment de fixer son faux-col le peintre ajouta deux touchesde pinceau à sa toile. Ayant brossé son veston bleu, son feutre,vérifié le contenu des poches de son gilet, il s’esquiva du côté dela cuisine, coiffé de son chapeau et serrant sa canne sous sonbras.

– Voilà bien notre maniaque, marmonna Jeanne. Avant desortir, un coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y a ni robinet ouvert,ni fenêtre mal fermée…

Il reparut. Elle essayait sur ses joues roses une série devoilettes, à ramages différents. Il s’assit patiemment et regardaau dehors.

– Eh bien ? fit-elle. Tu as dû trouver la cuisineinondée, des voleurs sous la table, des fourmis dans le rôti de cesoir…

– Si ce n’était que ça… répondit Fauvarque en levant lamain.

– Le gaz !… cria Jeanne.

– Mais oui, le gaz… Une flamme de trente centimètres et labouteille d’essence sur la tablette à côté…

Les Fauvarque fréquentaient un grand nombre de gensd’affaires : banquiers, ingénieurs, industriels. Le voisinagede cette richesse ne leur causait aucune gêne. À travers l’opulenced’autrui ils évoluaient légèrement en conservant le sens de leurspersonnalités. Aussi occupaient-ils dans ces milieux une placeparticulière. Aux yeux des hommes pratiques qu’ils y rencontraientils étaient les messagers d’une vie surnaturelle. Tous devenaientamoureux de Jeanne. Tous traversaient une crise d’enthousiasme pourFauvarque. Ils saisissaient le premier prétexte pour aller frapperà leur porte. Durant une heure, ils éprouvaient de la volupté às’enfermer dans cet îlot paisible, sous des arbres, en face devisages calmes et ils se sentaient pénétrés d’un peu de chaleurprimitive.

– Ici vous êtes chez vous : prenez un bon siège entrema femme et moi, étirez-vous, bâillez… leur disait Fauvarque. Vousavez le droit de dire ce qu’il vous plaît… et même de ne rien diredu tout…

Souvent, après dîner, une auto stoppait et Jeanne annonçait lesDemons. Elle ne se trompait pas. Le banquier et sa jeune femmevenaient proposer une promenade au Bois dans leur voiture.

– Nous avons des amis, répondit Jeanne, un soir que Carloset Valentine étaient là.

– Combien sont-ils ? deux ? mais je lesemmène.

Dans la suite ils s’en allèrent toujours à six ou à sept encomptant Huslin. Mais l’écrivain se faisait rare. Il surveillait,de loin en loin, en attendant son heure, la marche des sentimentsde Valentine. La torpédo était spacieuse. Demons la conduisait, lerire aux lèvres, avec infiniment de tact. Il avait un immense nezaquilin toujours plein de sensations subtiles et qui inspiraitconfiance quand il disait :

– Je connais une clairière qui sent bon. Voulez-vous que jevous y mène ?

– Oui, criaient à la fois toutes les poitrines.

Lentement, sur des voies de velours, la voiture roulait pendantdes heures. Elle se perdait sous les arbres, faisait des lacets,allait, venait. Les hommes, tête nue, recevaient l’air léger dansleurs cheveux.

– Regardez comme la lumière des phares découpe les arbreset jusqu’aux moindres feuilles en leur donnant des tons irisés,disait Demons à Fauvarque auprès de lui.

– Ce sont là les tons du mois d’avril, répondait le peintreet c’est féerique ce coin de nature rajeunie au milieu de la nuit.Mais, quand même, on sent les arbres immobiles, silencieux etgraves. On dirait des géants qui dorment sur un pied.

Demons approuvait d’un signe. Il avait le souci que les bribesde conversations échangées s’achevassent par une phrase deFauvarque.

Derrière, Jeanne et Valentine étaient enveloppées de capes et devoiles. Madame Demons souriait, grande, brune ; ses cheveuxbrillaient tel l’ébène ciré et ses prunelles étaient plus noires etbien brillantes encore. Elle s’amusait comme une enfant chaque foisque Fauvarque parlait.

Carlos prenait de ces trois jolies femmes un soin méticuleux. Ilrectifiait les plis de leurs voiles, voulait que leurs piedsfussent à l’aise, veillait à ce qu’elles n’eussent point frais. Ilposait ses questions avec des moues caressantes en se penchant enavant. Quand elles lui répondaient qu’elles se trouvaient« très bien », il se replongeait dans son coin.

– Tant mieux, tant mieux, murmurait-il, j’avais si peurvraiment.

Cependant il ne se sentait pas véritablement heureux. Des idéesconfuses s’insinuaient en lui. Il lui arrivait de descendrejoyeusement l’escalier en se disant : « Allons passer uneheure chez notre brave Fauvarque !… » et d’avoir, enfaisant le geste de sonner, la sensation que son cœur serétractait. Le contact de son ami qui, dans les premières semaines,l’exaltait, maintenant éteignit sa joie et ses enthousiasmes.

***

La porte s’ouvre. Fauvarque est devant lui. Sentilhes détourneles yeux. Il ne s’attendait pas à ce rayonnement. Fauvarque parle.Sentilhes voudrait ne pas entendre. Il ne s’attendait pas à lavibration métallique de cette voix. Fauvarque raconte sa confiance,Sentilhes se sent bousculé. Fauvarque s’écrie : « J’ai dugénie. » Sentilhes se sent atrocement mutilé. Le sens de sapropre importance décroît peu à peu. Sa fortune ? un hochetdérisoire. Fauvarque passe comme un lourd véhicule et prend toutela largeur de la route. Sentilhes est obligé de s’écraser contre lemur.

Chapitre 4

 

Sous la lumière jaunâtre de la lampe, Antoinette, la bonne desSentilhes, se coiffait fiévreusement. Ses joues rouges sereflétaient dans une glace à main brisée, appuyée contre unethéière. Elle se considérait avec des yeux lourds, dénuésd’expression. Du coude elle fit glisser dans le tiroir ouvert de latable en bois blanc, un livre auquel pendait une feuille decresson. Elle tourna son visage à droite, où se tenait tranquilleun robinet bien fermé, puis à gauche, où un petit fourneau noirpuait la graisse.

Hérissant son chignon d’un peigne à verroteries, elle se leva,ôta son tablier à volants de broderie anglaise, jeta un châle surses épaules et entr’ouvrit la porte pour sortir. Au même instant,madame Sentilhes entrait dans la cuisine.

– Vous montiez sans avoir éteint ? observa-t-elle.

Antoinette regardait la lampe en tirant sur ses doigtscourts.

– Je venais vous avertir que vous descendez tard. C’est àhuit heures seulement que je vous entends balayer l’antichambre.Cependant il fait jour à cinq heures. Thérèse est à son ouvrageavant vous. Elle aime son métier Thérèse, elle a de l’avenir.Tandis que vous… je me rends compte que ça vous est égal… Vousn’arriverez à rien !

Valentine parlait avec une telle chaleur que la servante, filledu Boucot transplantée depuis peu à Paris, crut naïvement quec’était en faisant comme Thérèse que madame avait réussi.

Ses yeux aux prunelles remontées demeuraient fixes et vitreux –des yeux de chèvre – dans son visage bouffi. Ne sachant où lesporter, elle les réfugia dans ceux de Valentine.

– Vous veillez tard peut-être ? Vous avez les traitstirés.

Le corps de la servante ondula. Elle devint cramoisie : despas montaient l’escalier. Un jeune homme passa en coup de vent,gagnant le sixième. Valentine reconnut Foutrel.

– Je comprends, conclut-elle avec mépris, vous pouvez vousretirer, nous en reparlerons.

Carlos se déshabillait lorsque sa femme lui rapporta l’incident.Il ne répondit pas tout de suite et écouta ses commentaires. Maisdès qu’elle lui eut demandé son avis, il déclara :

– Je crois que tu t’égares, ma chérie. Ni Foutrel, niAlphonsine ne méritent d’être blâmés. Je ne vois qu’un coupable,c’est Fauvarque.

Il voulait, projet vague encore, jouer un rôle dans la destinéede ses voisins. Il jugeait son intervention nécessaire. CertesFauvarque le dominait par son génie, sa fantaisie et tout le côtébrillant de son esprit, mais Carlos s’assurerait une supérioritésur son rival en prenant en face de lui la position d’un hommesimplement raisonnable. Aucun des actes de Fauvarque ne pouvaitrésister, pensait-il, à l’examen d’une logique sévère. Son amitiépour des gens comme Foutrel, pour Guy Gomme manquait de sérieux.Potteau lui-même paraissait à Carlos trop noir et trop taciturnepour faire un ami avouable. Quant à la situation de fortune duménage, elle lui semblait remplie de mystères. La confiance deFauvarque à cet égard n’était, sans doute, qu’une façade. Sentilhesse flattait d’imposer sa raison ; il ressaisissait de lasorte, à ses yeux et aux yeux de Valentine, son prestigecompromis.

– Oui, Fauvarque est le coupable, insista-t-il, voyant quesa femme s’étonnait. Sans lui, il n’y aurait pas de Foutrel. Nouslui devons ce coureur de filles. Demande un peu à madame Dorange ceque le scélérat a fait la semaine dernière dans le grandescalier : il a dévissé la boule de cuivre qui termine larampe. C’est embêtant !… Tu avoueras que c’est embêtant…

– Tous les commerçants se plaignent de lui, ajoutaValentine. Il doit partout de l’argent. Partout il a séduit quelquefille de boutique. Et lorsqu’on rapporte la chose à Fauvarque, ilrit, il rit… C’est très curieux.

– Je lui en parlerai, s’écria Carlos.

Il souleva son drap et se coucha. Valentine, dont le corps sedécoupait dans une ombre, sous un voile de batiste froissée,approuva mollement son mari. Elle saisit son vêtement de nuit, ettandis que sa chemise de jour s’écroulait d’un coup, le fourreaumoins transparent de sa chemise de nuit descendait lentement sur sachair découverte. Mais Sentilhes ruminait…

– Je choisirai mon jour, dit-il, je ne parlerai que preuvesen mains. Je voudrais connaître l’état de fortune de nos amis… Ensomme, Valentine, à part Huslin, Demons, et monsieur Focqueroux… jene vois personne lui acheter ses études. Il m’a dit un jour, enplaisantant : « Ces riches, on a beau se frotter à eux,il ne vous reste rien entre les mains. »

Il parlait avec fièvre, content d’avoir trouvé un sujet deréflexion qui ne fût pas sa propre détresse morale. Mais il quêtaitvainement l’adhésion de sa femme. À mesure que la discussion seprolongeait, Valentine devenait plus rude parce qu’elle ne faisaitemploi dans ses relations avec son mari, que de sentiments durs etde termes catégoriques. Par contre, dès qu’elle était seule, elletrouvait qu’il parlait logiquement. Une griserie la prenait àsonger qu’elle pourrait, comme une sœur, pénétrer dans la destinéede Fauvarque, en connaître les mystères et la diriger discrètement,sagement, vers des bonheurs stables.

Une après-midi, Valentine alla faire visite à Jeanne à l’heuredu goûter. Elle chercha Fauvarque, ne le vit pas. Saisie detristesse, elle fit la remarque de son absence. Jeanne sourit.

– Eh ! bien, dit-elle, il a été gagner del’argent.

Valentine feignit de n’en rien croire. Gagner de l’argent ?Et pourquoi faire, dans un ménage où, cela se voyait, l’argentvenait tout seul ? Jeanne leva les bras :

– Ma chère amie, s’écria-t-elle, vous vous abusezétrangement. Nous n’avons rien, rien… Il nous restait ce matin sixfrancs pour toute fortune. J’ai acheté mon goûter et je n’ai plusque quelques sous.

Madame Sentilhes pâlit. Sa main qui tenait une tartine deconfiture s’arrêta, paralysée, à mi-chemin de sa bouche.

– Comment ?… balbutia-t-elle.

Bouleversée, elle songea, pour s’affermir, que sa maison, àelle, était pleine de provisions, qu’elle avait de l’argent dans sabourse, et Sentilhes dans son portefeuille. Mais elle ne se sentitd’aplomb que lorsqu’elle fut dehors.

Elle respira profondément, avec la sensation d’échapper à undanger. La rue, cette boutique de cartes postales, cette crémerielui semblèrent de belles, de fortes et rassurantes réalités. Alorsla pensée de Jeanne et de Fauvarque la remplit de pitié.Distraitement, elle prit l’escalier au lieu de monter parl’ascenseur. « Pauvre foyer ballotté par les vents »,réfléchissait-elle à chaque marche, tandis que son amour s’enflaitde vagues aspirations.

En apprenant la nouvelle, Sentilhes épouvanté se prit la tête àdeux mains, et s’affaissa d’une masse dans son fauteuil, attitudedont Valentine éprouva une satisfaction.

– J’ai été prophète… trop, oui, vraiment… trop prophète…balbutia-t-il.

Le repas fut triste.

– Tu veux que je te décrive leur existence, s’écria Carlosd’une voix tragique, tu vas voir, c’est épouvantable… Pendant deuxmois, trois mois, il vit dans l’insouciance la plus complète, puisun jour, plus d’argent : ah ! comment faire ? Plusd’argent… On ne peut pas vivre sans argent !… Alors il courten gagner… Tu crois que ce n’est pas épouvantable ?…

Il rétablit ce soir-là tout son ascendant. Valentine, dans sonémoi, l’approuvait et l’admirait en fronçant les sourcils. Après ledîner elle alla s’asseoir devant le dernier portrait de son mari,qu’elle déclara d’une beauté incontestable.

Le lendemain, Carlos descendit seul chez ses amis. Il était émuà l’idée que son intervention aurait une influence décisive sur lesort de Fauvarque. Il l’entraîna loin de Jeanne, sous les arbres ettourna vers lui un visage grave. Puis il parla à voix basse. Épuisépar une journée de travail dans un atelier de gravure, Fauvarquen’écoutait pas. Il se bornait à hocher la tête en signed’assentiment. Mais au moment où Sentilhes lui murmura :« Courage, ne perdez pas courage, mon cher ami… » dans unéclair il comprit, se redressa, et se mit à rire :

– Des conseils !… s’exclama-t-il, non. J’aime autantvous le dire : inutile. Au cours de mon existence on m’en adonné des monceaux, des tonnes, des montagnes. Je suis un typeextraordinaire, les conseils ne me profitent pas… Vous craignezpour ma femme ? Regardez-la : c’est une reine… Noussommes tous les deux riches, riches à éclater… Je vous dis que nousne savons quoi faire de notre richesse… Il y en a partout. Là, sousmes pieds, vous appelez cela de la poussière…

Il prit une poignée de sable qu’il mit sous les yeux deSentilhes :

– Vous appelez ça de la poussière… Eh bien, pour moi, c’estde l’or… de l’or vif… et quoique ce soit de l’or… je le jette.

Suffoqué Sentilhes se laissa pousser vers la porte. Quand il futdehors, humilié, confondu, il s’écria :

– Vraiment… Ce n’est pas… non !… ce n’est vraimentpas…

La soirée fut morne. Voici la nuit, il ne dort pas. Il entenddistinctement les bruits de la rue : disputes de noctambulesavec des chauffeurs, propos d’ivrognes, voix rauques d’Algériens,voix criardes d’Annamites employés à l’usine à gaz.

Étendu sur le dos et les yeux ouverts dans l’obscurité, il a del’univers une vision redoutable. Lente, sûre, grandiose,l’ascension de Fauvarque occupe les trois quarts de l’horizon.

Chapitre 5

 

Depuis vingt jours les deux ménages ne se voyaient plus.Sentilhes ayant affirmé à Valentine que Fauvarque lui avait manquéd’égards, celle-ci jugeait qu’il fallait attendre des excuses quine vinrent pas. Ils s’indignèrent, puis, inquiets, dissimulés parun rideau, lui dans son atelier, elle dans sa chambre, ilsobservaient la maisonnette. Chaque jour ils craignaient dedécouvrir un tableau de misère, de désespoir peut-être. Les voletsne s’ouvraient plus, ou bien c’était Jeanne qu’on surprendrait, aupetit matin, sortant de chez elle, pour aller rejoindre un postediscret qu’elle n’avouerait pas. Mais non, l’existence continuait àse dérouler facile, heureuse. Carlos et Valentine demeuraientsongeurs devant le miracle de cette vie.

Un matin, Valentine aperçut deux têtes blondes dans le jardindes Fauvarque, l’une toute dorée, l’autre couleur de lin :Jeanne et Renée Vidil. On eût dit deux petites filles. Leur gaîtéattira Fauvarque. Longtemps il s’emplit les yeux des jeux de samaisonnée, et Valentine, qui l’avait tout d’abord enveloppé d’unregard chargé de tendresse, se rembrunit soudain, jalouse.

– Il n’a jamais compris mon amour !

Dans la suite, bien souvent, elle fut sur le point de descendre.Elle dirait en riant : « Vous voyez ! C’estmoi… » mais elle préféra recourir à Huslin. Il avaitbrusquement interrompu ses visites. Elle lui écrivit du ton d’unevieille amie affectueuse, lui reprochant sa longue absence,s’inquiétant de sa santé et le priant de venir déjeuner. Il déclinal’invitation, car il en pressentit le mobile et jugeait nécessaireque l’amour de Valentine mûrît dans l’inquiétude. Elle froissa lebillet avec fureur, puis elle pleura dans ses mains se demandant,angoissée pour la première fois, si la porte des Fauvarque ne luiétait pas définitivement fermée.

Ce jour-là, comme elle était au Bois, au bord du lac, uneémotion subite et incompréhensible bouleversa son être. Les canotsblancs, les canards gris et les cygnes prenaient leurs ébats sur lanappe chatoyante. Elle fut saisie d’un besoin douloureux, tant ilétait profond, de rencontrer, sans perdre une seconde, quelquegrand bonheur imprévu. Elle eût couru, si elle avait osé, vers ceparadis dont ses nerfs et son cerveau étaient avides. Elle repriten toute hâte le chemin de sa maison.

En descendant la rue de Boulainvilliers, laquelle est très enpente, fébrile, elle se laissait aller dans un sautillement detoute sa personne. Elle fit un sourire à la boulangère, grande etbelle rousse, un autre à madame Lecoutre qui se trouvait à la portede sa mercerie.

– Non, je ne dois pas entrer chez les Fauvarque,songeait-elle. Ils ont eu avec Carlos une attitude impossible.Voilà des gens à qui on ne peut même pas donner un conseil. Est-ceque Jeanne, depuis trois semaines, n’aurait pas dû venir mevoir ?

Au moment de franchir le seuil de sa maison, elle pivota sur sestalons, traversa la chaussée et alla sonner à la porte d’enface.

Un pas résonna, une voix de l’intérieur répondit qu’on venait.C’était Fauvarque. Tremblante d’émotion, elle balbutia :« J’ai eu tort… » L’instant d’après, la portes’ouvrait.

– Ah ! madame Sentilhes. Vous êtes gentille d’êtrevenue nous voir.

– Je ne suis pas comme votre femme qu’on ne rencontrejamais que chez elle.

– C’est vrai, elle ne sort pas beaucoup, elle aime à resterquand je travaille… et moi-même, cela me plaît de la sentir autourde moi… Mais qu’est-il donc arrivé ? Nous nous disions :« Comment se fait-il qu’on ne voie plus madameSentilhes ? »

Le son de ces paroles, et ce jardin et cette maison donnaient àValentine l’impression d’arriver au milieu d’une fête.« Ah ! voici la chèvre… Ah ! voici les chats… »s’exclamait-elle ingénument pendant que son cœur battait :« Voici Fauvarque. Voici Fauvarque… » Et elle touchaitles bêtes, elle touchait les arbres, elle mettait le doigt sur latable massive, parce qu’elle ne pouvait pas toucher Fauvarque. Enouvrant la porte de la maison, il lui dit :

– Vous allez rencontrer monsieur Sentilhes.

– Mon mari ? s’écria Valentine stupéfaite.

– Il est déjà venu deux ou trois fois nous serrer la mainen passant.

Elle manifesta sa surprise froidement. Elle ne s’expliquait pascette perfidie et, dans le saisissement qu’elle en éprouvait, toutesa joie s’affaissa.

Carlos était assis, sa canne et son chapeau en mains. À l’entréede sa femme, il ne broncha pas. Le sourire étalé sur sa face sefixa au coin des lèvres. De son côté, elle évita de poser les yeuxsur lui. Tout à l’heure, ils s’étaient séparés amicalement. Mais,en se retrouvant auprès des Fauvarque enfin reconquis, ilssentirent l’un et l’autre qu’un froissement grave les divisaitdepuis longtemps.

– D’où venez-vous, si belle ? fit Jeanne, en attirantla visiteuse. Voyez-vous, Henri, comme madame Sentilhes estbelle ?

– Une Madone.

– Vous ne sortez donc jamais ? demanda Valentine, endétournant ses joues rougissantes.

– Pourquoi sortir ? dit Jeanne. Lorsque Henritravaille, j’ai horreur de m’en aller toute seule ; quand ilne travaille pas, nous avons le jardin… Des amis viennent souventprendre le thé à l’improviste… Aujourd’hui nous avons eu l’idée deréunir dans l’atelier les œuvres de mon mari. Voyez donc.

À ces mots, Valentine se replia sur elle-même. Ses yeux, quierraient par la pièce, s’efforcèrent à ne point voir, son cerveau àne pas comprendre. Mais soudain, prise de haine contre son maridont elle rencontra le regard anxieux :

– Je trouve ce Nu très bien, s’écria-t-elle, mais trèsbien ; d’ailleurs toutes ces études sont admirables.

Carlos était livide. Il se leva bientôt en balbutiant quelquesparoles d’excuse, et sortit, le visage préoccupé, accompagné parFauvarque.

– Qu’est-ce qu’a monsieur Sentilhes ? il devienttriste, dit Jeanne en jouant avec la chaîne que Valentine portaiten sautoir ; puis elle lui prit la main, lui fit tourner lesbagues autour des doigts et ajouta avec une nuance d’ironie quialla s’affaiblissant :

– Il s’est beaucoup inquiété à notre propos, je vous assurequ’il a tort ; j’ai en Fauvarque une confiance illimitée.

Elle disait vrai. Son existence auprès de lui était unravissement de toutes les minutes. Il savait éclairer de sérénitéses moindres actes, transformer les heures difficiles en heuresenchantées. Parfois il arrivait essoufflé d’avoir couru, ets’arrêtait les yeux si brillants, le visage si lumineux qu’elle lequestionnait.

– Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous sicontent ?

Il répondait :

– De vous revoir.

Alors elle ne pouvait s’empêcher de l’embrasser. Il paraissaitrapporter de tels trésors en rentrant chaud de soleil et décoiffépar le vent, qu’une vraie richesse entrait avec lui et remplissaitla maison.

En entendant le véritable son du bonheur à travers le récit deJeanne, Valentine évoquait sa vie conjugale. Et la question qu’ellecraignait vint doucement s’insinuer dans son cœur :

– Et vous, chère amie ?

– Moi ?

– Oui, vous êtes heureuse ?

– Oh ! oui, heureuse…

Une boule au fond de sa gorge empêcha Valentine de poursuivre.Prise d’angoisse, elle se leva.

– Déjà ! fit Jeanne, attendez au moins que j’avertissemon mari.

– Mais non, je vous prie, ne le dérangez pas…

– Le voici.

Elle le vit, rayonnant, magnifique.

– Vous ne voulez pas me voir ? Vous êtes fâchée contremoi ? lui dit-il avec son sourire franc.

Ils marchèrent côte à côte, lentement, dans l’allée.« N’ai-je pas à lui parler ? » se demandaitValentine émue de le sentir si près d’elle.

Ce fut lui qui se pencha :

– Ne restez plus si longtemps sans venir, dit-il d’une voixd’adolescent.

– Avez-vous seulement pensé à moi pendant ces troissemaines ?

Il se mit à rire :

– Je crois bien, que j’ai pensé à vous…

Elle s’arrêta, étourdie. Son cœur battait fort. Elle attendaitun mot de plus ou un geste… Fauvarque ne voulut pas dissiper ledoute, car, s’il était content de retrouver cette femme parfumée,il avait le souci de ne lui offrir aucune prise.

– À quand ? demanda-t-elle humblement.

Chapitre 6

 

C’est alors que Huslin reparut. Valentine le rencontra un beaujour chez Jeanne. Elle eut le sentiment qu’il courtisait la jeunefemme. Mais c’était si léger qu’on n’avait pas le temps de s’enapercevoir. Elle se trouva parmi eux seule et triste parce queFauvarque était avare de bonnes paroles. Les jours suivants ellen’eut pas envie de sortir et demeura à rêver dans son boudoir.

Elle n’avait connu, jeune fille, que de vagues élans, viteréprimés, vers l’amour. Ce n’était point froideur, mais une sortede répugnance pour les joies incomplètes. Toute sa perversité seréservait. Elle se faisait de l’avenir un tableau farouche,somptueux, et que le Plaisir illuminait. Au lendemain de son unionavec Sentilhes le mirage s’était dissipé. Pendant sept ans, plusrien n’avait remué dans son cœur. Les sens déçus, portant avecrancune le poids d’un rêve mort, elle passait devant les autres,faisant fi de leurs passions. « De pauvres natures…songeait-elle. Ils prennent leurs jeux d’enfants pour del’amour… »

En voyant Fauvarque, elle s’était troublée. Les formulesrigides, qui résumaient son expérience, le sourire hautain de sonscepticisme, tout cela s’amollit, se confondit. Le corps nerveux dupeintre, son esprit vivace dont les idées partaient comme desflèches réveillèrent le rêve. Elle se peupla de rumeurs, d’images,de toute une floraison soudaine. Et elle attendit de l’homme quiavait fait ce miracle, quelque chose de mystérieux et deterrible.

Une après-midi, Antoinette vint annoncer Huslin.

L’écrivain avait repris l’habitude de venir régulièrement.Valentine restait étendue. Tout d’abord, elle ne le regarda quecomme le meilleur ami de Fauvarque, puis elle se rappela que cethomme l’aimait. Ses idées se brouillèrent. Sous prétexte defranchise, il lui posa des questions subtiles. Il les posa demanière à lui faire croire qu’elle avait besoin de s’épancher. Elledescendit ainsi, devant lui, dans l’intimité de sa conscience. Dèsl’instant qu’une confidence montait à ses lèvres, elle enfouissaitson front courbé en forme de croissant dans les coussins frais etsoyeux. « Cette femme s’agite, songeait Huslin, mais ellem’appartiendra. » Et des paroles naissaient entre eux qui lesfaisaient rougir ensemble.

– Pourquoi riez-vous ?

– Un souvenir.

– Dites-le.

– Non.

Elle éclatait de rire, se couvrait le visage de ses mains etregardait Huslin à travers ses doigts écartés.

– Non, impossible, je n’oserais jamais…

C’était une anecdote qui remontait au temps de ses noces. Carlosétait très amoureux. Pendant huit jours, allongé à ses côtés, ilcontempla le corps de son épouse. Et il disait que la virginitéétait une si belle chose qu’il était dommage de la détruire.

Tout le temps que Huslin restait là et qu’elle riait avec lui,Valentine entendait une voix lui souffler : « Lève-toi…Tu te relâches. Veille sur ta maison… » Carlos lui offrait eneffet un spectacle navrant. Elle l’entendait penser à voix hautederrière la cloison qui séparait le boudoir de l’atelier. Ses actesse suivaient avec désordre. Par moment, il avouait à Valentine lesdoutes qu’il concevait sur lui-même. L’instant d’après, poureffacer l’impression de faiblesse qu’il venait de donner, ilprenait un ton gouailleur et simulait la force. Il parlait alorscomme Fauvarque. Il lui prenait ses gestes. Dans l’impossibilité oùil se trouvait de discerner ce qui était bien de ce qui était malchez cet homme qui l’éblouissait, il lui emprunta jusqu’à sesfautes de syntaxe. Valentine reconnut la source et méprisa sonmari. Elle le sentait dominé, hanté, éperdu, mais, dans son besoinnouveau de vivre pour elle-même, elle n’avait pas encore entrevuclairement que l’état d’âme de Carlos constituait un danger. Unincident la mit bientôt sur ses gardes. Elle venait de raccompagnerHuslin, lorsqu’elle rencontra dans l’antichambre madame Lambert quisortait de l’atelier, la démarche agitée, les yeux clignotants.Elle lui tendit la main amicalement, madame Lambert donna la sienneavec raideur.

C’était une femme de plus de quarante ans, petite, sensible,nerveuse. En la considérant, Valentine se rappela que les deux outrois dernières toiles de Sentilhes avaient, en général, causé unedéception. On y critiquait une certaine hardiesse, qui n’était pasdans sa manière. Aussi, demanda-t-elle franchement à madame Lambertsi elle était satisfaite de son portrait.

– Ah ! non, par exemple, s’écria la petitefemme ; il ma fait une tête ! Vous ne l’avez pasvu ? Ah ! oui, une tête !…

Elle se mordit les lèvres et baissa les yeux. Elle allaitpleurer. Elle répéta :

– Vous ne l’avez pas vu ? Jusqu’ici les portraits demonsieur Sentilhes me plaisaient, je les trouvais ressemblants,gracieux. Et il y a six ans que je compte lui commander lemien !… Il a fallu pour mon malheur que cette fois…

Elle partit en répétant :

– Une tête… une tête…

Valentine fit aussitôt irruption chez Carlos.

– Tu peins si tard ? demanda-t-elle en entrant.

Puis elle balbutia :

– Je ne comprends pas… qu’est-ce que tu fais ?

Elle était venue s’appuyer contre le dossier du fauteuil où iltravaillait, et considérait la toile avec stupeur : des jouesplaquées de rouge, des yeux cerclés de noir, des lèvres, violacées,grimaçant une moue.

Carlos la sentait derrière lui, dominant ses épaules. Il avaitespéré d’abord un cri d’enthousiasme, puis, aussitôt, il redouta leblâme.

– Tu fais des progrès, dit-elle froidement.

– Je te défends… cria-t-il dans une fureur soudaine.

– Reprends conscience, coupa-t-elle, éclatant de colère àson tour. Regarde un peu… Ce portrait est devenu une choseabominable, difforme, ridicule…

De la tête, de la main, pour surmonter son angoisse, il fitsigne que non. Il posa les pinceaux, la palette, se recula d’unpas : un geste de Fauvarque.

– C’est admirable, dit-il enfin, vraiment, réellement…admirable… On verra que lorsque le peintre Carlos Sentilhes veutêtre fort…

– Mais ceci n’est pas fort !… hurla Valentine.

Alors, la fièvre qui l’avait exalté dans son travail tomba d’uncoup. Son irritation avec elle.

Valentine le surveillait, méfiante. Elle se reprochait den’avoir pas prévu les égarements auxquels devait le conduirel’exemple mal compris de Fauvarque. Il y avait longtemps qu’ilparlait de « révolution dans sa méthode de travail », de« trouvailles hardies ». Toutefois, ses tentatives, audébut, demeuraient si timides qu’il était à peine parvenu, enaccumulant une longue série d’audaces, à crisper davantage sur leséventails les doigts de ses modèles.

– Je suppose que tu pourras demain remettre en état cemalheureux portrait… Pour l’instant, viens dîner, fit-elle avec ungeste de reine.

– Non, fit Sentilhes.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas faim.

Il entendit : « tu es absurde » et se tournavivement pour répondre ; il se vit seul.

– Mettons que je sois idiot, cria-t-il dans une attitudeindignée.

Il se dressa de toute sa taille.

– Ah ! vraiment, dit-il, quel homme serait capable deréaliser d’un coup une œuvre pareille à celle que j’aiconçue ?… Au juste qu’ai-je conçu ?… Ce sont des idéesqui m’échappent… des idées extraordinaires…

Il arpenta, en long, en large, de biais, le vaste atelier. Denouveau la fièvre le gagnait.

– Il faut des mois, des années, reprit-il, pour mettre aupoint une conception semblable à la mienne. Voilà des années quej’y songe. Voilà des années que je me sens à l’étroit dans maformule. Voilà des années que je veux l’élargir.

À mesure qu’il s’entendait parler, il retrouvait son optimisme.Quel que fût le sens de ses phrases, il avait foi en elles,immédiatement ; elles étaient pour lui comme des oracles. Ilne tarda pas à se persuader qu’il était dans la bonne voie. Cettetoile était une erreur. Voilà tout.

– Non, s’écria-t-il en riant, non, vraiment je n’aurai pasle mauvais goût de défendre ce portrait… Cette bouche… ces joues…sont horribles… Pauvre madame Lambert… Il serait plus charitable devous défoncer les côtes…

– Je t’en prie, causons, fit Valentine qui venait derentrer.

Il rougit de colère, parce qu’elle pénétrait chez lui et ensortait avec arrogance. Au lieu de répondre, il alla fouiller dansdes cartons afin de lui tourner le dos. Elle s’en aperçut, sourit,et s’approcha de lui, transformée.

– Laisse-moi te dire… fit-elle d’une voix insinuante,presque câline. Je ne serais pas du tout contente que tu peignissescomme Fauvarque…

– Qui te parle de Fauvarque ? s’écria Sentilhes.

Il ajouta :

– Je te prierai de me laisser seul ou, tout au moins, derester tranquille. J’ai une idée… Elle est perdue si tu continues àme harceler.

– Viens plutôt dîner, répondit-elle, il est huitheures.

– Je m’en fiche. Ce soir je ne dîne pas, je ne dors pas… Jene demande qu’un peu de silence et une toile… Une toile !… Unetoile !… Voyons, où sont mes toiles ?…

Elle s’approcha de la fenêtre et, debout, fixa son regard sur lamaison où demeurait Fauvarque. Était-il possible qu’en définitivela rencontre fût néfaste pour elle ? Elle avait touché ce soiren son mari un fond de volonté tenace : il s’obstinerait danssa folie. Devant l’échec, il échangerait une erreur contre uneautre. Qui pouvait prévoir le temps que durerait cette crise ?Valentine se disait qu’elle aurait à la combattre. Or, l’obligationd’agir lui était odieuse.

– Idiot ! idiot ! idiot ! Au moment où jecroyais me libérer de toi, vivre !… tu m’obliges à revenir surmes pas, à me pencher sur ta sottise…

Car l’éveil en elle d’une tendresse n’avait pas submergé sesbesoins d’ordre pratique. Elle tenait à ses premières ambitions.Certes, son amour lui paraissait l’événement le plus heureux de savie intérieure, elle n’ignorait point le renouveau de sonêtre : néanmoins elle estimait que le miracle était payé àtrop haut prix si, en retour, sa situation sociale devait setrouver ébranlée.

La première inquiétude passée, elle reprit possession de soncalme. Elle se savait plus forte que Sentilhes dans la lutte.« Mon tort, se dit-elle, est de n’avoir pas été sur mesgardes. Carlos en a profité pour sortir du chemin qu’il doitsuivre. Sans le brusquer, je l’y ramènerai. »

Ainsi elle retrouverait, après la crise, les avantages que sonmari lui avait toujours assurés et qui lui étaient nécessaires.Elle avait, de plus, besoin de Fauvarque, maintenant que son êtres’était compliqué d’aspirations idéales.

En somme deux vies distinctes la réclamaient à la fois. Son artconsisterait à les tenir à l’écart l’une de l’autre, afin qu’ellesne vinssent pas à se nuire, la mettant un jour dans l’obligation dechoisir. Libre à elle, en effet, d’aimer un homme et de vivresuivant une formule supérieure, si elle pouvait arrêter cemouvement de son être au seuil de sa maison, là où se résout chaquejour le problème concret de l’existence. Là il fallait que le marifournît régulièrement sa tâche quotidienne.

– Ma bonne amie, supplia Sentilhes, malgré la meilleurevolonté du monde je suis gêné de te sentir là… Du moment que j’aibesoin d’être seul, laisse-moi seul !… tu ne perds rien à melaisser seul !…

– Eh bien ! travaille, nous verrons bien, murmuraValentine, en sortant.

Chapitre 7

 

Vautré dans les coussins du divan, Huslin causait avec RenéeVidil. Les yeux fixés sur le corps mince, effleurant du doigt lescheveux couleur de foin ou la batiste tiède de la chemisette, ill’introduisait dans « le tabernacle de son âme », et ilmettait autant d’ardeur à lui révéler sa haute conscience qu’à luidécrire ses vices.

Potteau jouait au piano une de ses symphonies. Rigide, les dentsserrées, il abattait sur le clavier des mains énormes. Le rythmemontait, s’amplifiait, s’exaspérait, puis, soudain brisé net,s’écroulait dans le vide.

Valentine et Carlos entrèrent à ce moment. Pour ne pasinterrompre Potteau, ils envoyèrent des saluts de la tête et de lamain. Cependant Carlos se pencha vers Fauvarque et lui glissa dansl’oreille, en désignant le musicien :

– À la bonne heure. Voilà de la force ! Moi, je suispartisan de la force. À la bonne heure… Bravo…

Il avait travaillé ces derniers temps avec acharnement. Bienqu’il n’eût pas obtenu le résultat recherché, il considérait queson effort avait été fécond. C’est qu’il était parvenu à définirson but en une devise lapidaire : « Innover sans rebuterpersonne. »

De même que Sentilhes, Valentine avait beaucoup réfléchi, ce quidonnait à ses traits une fermeté plus accusée que de coutume. Ellevenait vers Fauvarque résolue à ce que son amour, ce soir, fît ungrand pas. Les projets de Carlos ne l’inquiétaient plus. Elle lesavait soupesés, condamnés ; à ses yeux ils étaient morts.Cependant, elle s’aperçut en entrant dans l’atelier qu’elle perdaitson courage, que Potteau, Huslin, Jeanne, cette musique, cestoiles, la décoration des murs, les solives épaisses du plafond… etFauvarque lui-même, tout l’arrêtait…

Elle s’approcha de Huslin qui lui désignait, à sa gauche, uneplace exiguë. Il n’avait pas manqué de reconnaître l’air dedécision qui faisait ses gestes plus nerveux et il la trouvaitainsi infiniment désirable. Tandis qu’elle s’asseyait, il couvaitdu regard ses épaules opulentes.

– Qu’a donc votre mari ? demanda-t-il à Valentine. Ilest congestionné, ses yeux brillent, sa coiffure est agressive…regardez comme il se précipite sur Potteau…

Celui-ci venait d’achever sa symphonie. Déjà Sentilhes s’étaitemparé de ses mains. Il le secouait tout entier dans un mouvementd’exaltation violente.

– Ah ! s’écria-t-il, vous êtes de ces artistes commeje les aime… qui ont un idéal !… qui planent !… quiplanent !… Ah, oui ! planer…

– Vous chanterez ce soir ? demanda Jeanne, ens’adressant à un visiteur pâle, mince, grand, qui se tenaitdebout.

C’était Maxime Legris.

– Oui, je chanterai ce soir, répondit-il d’une voix douce,en attachant longuement sur la jeune femme ses prunellesfiévreuses.

Il s’adossa contre le piano où Potteau devait l’accompagner,accrocha l’une à l’autre ses mains diaphanes et, tout de suite, lechant s’envola.

La face levée, le chanteur suivait les paroles qui, sans effort,montaient de lui et tournoyaient sous le plafond, dès qu’il ouvraitles lèvres.

Chère Ivanovna,

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul,

Chère Ivanovna…

Il chanta l’une après l’autre plusieurs mélodies de Moussorgsky.Il leur donnait un accent de vérité qui les élevait à la hauteurd’un spectacle tragique. Soudain, il baissa la tête, plia soncorps, de sa bouche ouverte jaillit un son formidable. Un frissontraversa Carlos.

– Vraiment… balbutiait-il… c’est prodigieux. Regardez cetœil bestial qu’il prend lorsqu’il chante « le Dniéper »…Un œil bestial qui semble suivre de loin le flot immense du fleuve.Ah ! ce pauvre garçon se tue pour l’amour du chant… Je saluetrès bas cette… cette abnégation… ce courage… cette foi… Je lessalue très bas…

Il considérait le visage exsangue où la peau masquait à peineles cavités des os. Il s’apitoyait à voir se balancer ce corpsmartyrisé de chanteur maigre. Et tandis que l’hymne sauvageéclatait, il voyait surgir derrière Maxime Legris une imageéclatante, un soleil, la face de l’art, elle-même, pathétique etdouloureuse.

– Je n’ai jamais vu Sentilhes dans un pareil état, repritHuslin.

Il recevait la chaleur de Valentine et de Renée. Il se laissaitrêver qu’il était assoupi dans un lit de chairs parfumées dont cesdeux femmes constituaient les rebords vivants. Il fit signe àValentine qu’il avait encore un mot à lui dire. Elle se pencha. Illui glissa dans l’oreille :

– C’est vous que j’aime.

Elle sursauta, jetant un regard effaré du côté de Fauvarque.

« Est-ce qu’il l’aurait déjà eue ? » se demandaHuslin en surprenant ce geste. « Pas encore, mais il est tempsd’agir. » Son plan était prémédité. Il savait ce qu’il avait àdire et par quelles voies précises il détournerait de FauvarqueValentine, avec tout son besoin d’aimer. Il l’attira, l’obligeant àl’écouter.

– Vous avez vu les dernières toiles de notre ami, luisouffla-t-il ; regrettez-vous toujours de l’avoirconnu ?

La pénétration de Huslin était notoire. Valentine ne douta pasqu’il n’eût deviné son amour. Elle se tourna donc de manière àsurprendre l’expression de son visage. Elle rencontra des yeuximperturbables.

– Quel merveilleux bonhomme ! reprit-il avecenthousiasme, bien qu’il parlât tout bas. J’ignore si c’est uneimpression qui m’est particulière, mais il y a des minutes où je nesais plus quel sorte d’être j’ai devant moi… si c’est monsemblable ? Si c’est un dieu ? ou si, plus simplement,c’est moi qui suis un crétin…

La sincérité de l’accent désarma Valentine. Elle crut ingénumentavoir trouvé un confident. Son amour pour Fauvarque lui cachait àcette minute celui que Huslin nourrissait pour elle, qui étaitprofond, patient, et dont il lui avait donné des preuves.

Elle rougit.

– Oui… je sens comme vous, dit-elle.

Il sourit d’un imperceptible sourire, s’effaça comme s’il allaitcesser de parler ; ensuite il revint doucement :

– Et puis la pureté de sa vie… murmura-t-il.

Elle se pencha davantage, attendant la fin de cette phrase quiavait résonné en elle d’une manière étrange parce qu’elle luisemblait rappeler quelque chose… Il lui confia d’une voix grave,tout bas :

– C’est un apôtre…

Au bout d’un nouveau silence, il leva la main et dit :

– Que de fois j’ai tenté de suivre son exemple !… J’aivoulu vaincre la fange, me rendre pur,… mais non, la femme m’occupeau delà même de la raison… Pour moi la chair compte, je connais sesressources, je l’exploite avec un raffinement détestable.

Valentine le regardait maintenant avec des yeux inquiets. Sespaupières battaient, en de rapides convulsions. Elle hasarda, sousun sourire maladroit, une question bien inutile, preuve tangible deson angoisse :

– Alors… pour lui ?… fit-elle, la femme ne comptepas…

De la tête, les lèvres serrées, il fit signe que non.

Elle éclata de rire nerveusement. L’écrivain se dit :« Elle l’a cru. » Familier avec les brusques revirementsde la passion, il savait que, lorsque Valentine serait détrompée,l’heure de Fauvarque aurait passé. Il eut un sentiment de joie àsonger que l’amour de cette femme était son ouvrage à lui, et qu’ilvenait de lui porter un coup mortel. Mais il devait encore guetterl’instant favorable et, par une suprême manœuvre, ranimer cet amouret l’attirer à lui.

Il s’enfonça dans ses coussins, croisa les bras, faisant lasolitude autour de Valentine.

Ses larmes la serraient au gosier. Avec effort elle reporta sonattention sur Maxime Legris. Comme à travers un songe épais ellecomprit que Jeanne lui demandait « Le Dniéper » pour latroisième fois. Une lueur d’égarement éclaira les prunelles dumalade, mais il obéit docilement et chanta. Bientôt ses longuesjambes vacillèrent, sa voix faiblit, une ombre passa sur sonvisage.

– Qu’y a-t-il ? demanda Potteau.

– Rien, je pense à autre chose.

– Il faut vous reposer, ordonna Fauvarque, en avançant unsiège.

Potteau et lui branlaient la tête.

– Tu lui as touché les épaules, murmura le peintre àl’oreille de son ami, il est déjà tout décharné. On devrait luiconseiller de s’arrêter, de se soigner.

– On ne s’arrête pas, répondit simplement Potteau.

Il était déjà tard, mais personne ne se retirait. Potteau se mitau piano et joua le « Prélude et Fugue » de Bach.

« Jamais je n’aurais cru une telle puissancepossible », se dit Sentilhes. Il n’avait pas cessé d’admirer,d’être ému, de s’exalter au cours de cette soirée. À présent toutson être accueillait l’œuvre géante. Un souffle de conquête leportait. La masse de son cerveau brillait comme un diamant à millefacettes. C’étaient des pétillements d’idées, un éland’intelligence, une grisante sensation de tumulte et delumière.

Les projets qu’il avait remués prenaient vie.

Et Carlos eut soudain la vision de son œuvre future. Elle étaitlà. C’était une construction immatérielle mais logique et complète.Elle était en suspens dans sa conscience. À mesure que les sonss’étageaient sous les doigts de Potteau, le mirage prenait descouleurs plus vives et l’apparence de la réalité. Carlos allaitcrier : « Regardez-moi, je tiens mon œuvre », maisil se sentait fort et préféra rouler sa joie en lui :« C’est bien cela… mon coup de pinceau… mon dessin… jereconnais mon esprit, mes recherches… À présent je sais, je nem’écarterai plus… »

Ses yeux se posèrent sur Potteau, sur Fauvarque, sur Huslin, surMaxime Legris. Il reconnut en eux des habitants du monde enchantéoù il venait d’aborder. Leurs fronts, leurs yeux, leur voix,l’ensemble de leur personne avait acquis une noblesse inattendue,impressionnante. De même, les toiles de Fauvarque lui parurenttransfigurées.

Son passé défila au pied du haut promontoire où il venaitd’accéder. D’un coup d’œil il en sonda l’artifice, en mesura levide. Pas un acte, pas un tableau qui fussent véritablement lereflet de lui-même. « Erreur… Erreur », répétaitSentilhes. Et son cœur repoussait, devant ces gestes vains, cesannées perdues.

Il se mit à rêver, debout, les bras croisés sur sa poitrine, lefront penché vers le sol. Au bout d’une longue pause, ayant épuisésa sensation, il éprouva le besoin qu’on remarquât son attitude. Ilhocha la tête. Puis il s’approcha du groupe des hommes quidiscutaient près du piano, à l’exception de Huslin, enfoui sous lesdeux femmes et devenu presque invisible. Sentilhes dit àPotteau :

– Savez-vous ce que je fais ?… Je regarde… Il y a dixminutes que je regarde et que je vois… Ah ! vraiment… c’estune chose qui me paraît extraordinaire…

Potteau, déjà prévenu contre les déclamations de Sentilhes, luimontra un visage renfrogné, mais Sentilhes insista etdit :

– Je voudrais me faire comprendre, monsieur Potteau, j’aimetout ce qui est beau… mais la beauté est chose qui se cache etdifficile à découvrir… Peut-être aurais-je ri ?… je crois quej’aurais ri si vous m’aviez dit, il y a un mois, que parmi leshommes que j’admirais également il y en a qui ne sont rien…d’autres qui sont presque des dieux.

Il avait élevé la voix progressivement. Un mouvement d’attentionse produisit. Ce fut l’instant que choisit Huslin pour se lever etchantonner tout bas dans l’oreille de Valentine :

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul…

Elle s’écarta vivement, cherchant à deviner si l’on avaitentendu. Mais Huslin qui prévoyait le geste s’était saisiimpérieusement de sa main, sous les plis de la robe. Elle nerésista pas. La déception qu’elle venait d’éprouver, à propos deFauvarque, la remplissait de doutes sur elle-même et la laissaitdans une sorte de stupeur. Ses yeux s’étaient portés, plusieursfois, timidement, sur Fauvarque. Elle voyait une statue de bronzedans le couloir froid d’un musée, et son amour qui n’était pasmort, vide de toute son énergie, demeurait chancelant et perplexe.L’étreinte de Huslin lui rendit son assurance et fit naître uncalcul dans son cœur. Elle se dit qu’elle avait besoin de réfléchiravant de repousser une fois de plus cette tendresse éprouvée.

– Carlos, il est tard… fit-elle cependant, vaguementinquiète en voyant gesticuler son mari et aussi parce qu’elle avaitbesoin de se recueillir.

– Non, répondit Sentilhes, il n’est jamais trop tard… Il ya une minute dans la vie où il faut savoir être sincère… Moi,jusqu’ici, j’ai tout confondu : l’art et ce qui n’est pasl’art, les grands artistes et les petits hommes… J’ai cru quej’étais un véritable peintre et je ne savais pas mêmedistinguer…

Valentine l’interrompit.

– Ne plaisante pas sur un sujet qui est grave, dit-elle, jecrois qu’il est temps de partir.

Mais Carlos se sentait beau dans sa confession.

– Ah ! vraiment, je vois que tu as peur, dit-il. Moipas. Je démolis, mais je reconstruirai. J’efface « CarlosSentilhes » dans le passé pour inscrire en lettres d’or…« Carlos Sentilhes » dans l’avenir… en lettres d’or dansl’avenir…

Cette parole de foi s’acheva dans l’angoisse. Sentilhes se tutbrusquement et pâlit. En évoquant l’avenir, il ne retrouvait plusla vision magnifique qui, tout à l’heure, l’avait révélé àlui-même. Au choc des émotions éprouvées cette nuit, une lueuravait envahi son esprit. Mais il avait à peine détourné la têtequ’elle s’était écroulée, étincelle de génie qui s’élève, brille uninstant et s’éteint.

Chapitre 8

 

Les jours suivants, Carlos Sentilhes vécut sous la menace d’unmalheur irréparable. Une colère, violente, farouche mettait le feudans ses veines. Un sentiment cuisant de l’injustice lerévoltait.

– Quoi ! s’écriait-il, tout l’effort de ma vie m’aurapoussé vers un but et dès que j’y parviens une fatalité m’enrejette. Non, vraiment ! quelle pauvre plaisanterie que lemonde… moi, j’appelle ça… j’appelle ça… une plaisanterie…

À certaines heures, après de tragiques contractions de pensée,quelque chose, semblait-il, montait du fond de lui, par un couloirétroit, vers les sommets de son intelligence. Il en suivaitl’ascension avec angoisse et cette chose, tout à coup, il lasentait se dégager, et, légère, se balancer là-haut un instant,puis tomber dans l’inconnu. Alors, il se disait que son cerveauétait fermé, et que l’activité de son esprit se déroulait au delà,derrière un mur qu’il ne pouvait renverser.

Son foyer jusqu’ici ne lui avait offert ni de grandestendresses, ni de grands encouragements. Il y trouvait, du moins,en dépit de quelques conflits passagers, une atmosphère paisible etcertaines commodités. Mais bientôt sa vie conjugale se bouleversa.Valentine dressée contre lui, à l’heure où il aurait eu besoind’une alliée, se déclara l’adversaire de ses aspirations. Et tandisqu’il cherchait à se ressaisir, elle contrariait ses méditations,riait de ses tentatives. Il trébuchait sur des obstaclescontinuels, criait, menaçait et s’entêtait.

Un matin, il s’éveilla avec une image précise entre lespaupières. Il se vit pareil à une flèche rigide, lancée vers lacime des montagnes. Parvenue au but, elle retombait dans la neigeet s’y enfonçait graduellement.

– Voilà ! dit-il en se dressant sur son séant, voilà…j’ai compris, je suis monté trop haut… Une force m’a hisséjusqu’ici… et cette force n’est plus en moi… et je ne vis à cettehauteur qu’avec difficulté…

Il reprit :

– Agir… Non, je ne puis pas agir… parce qu’à cette hauteur,je ne m’appartiens plus… je n’ai plus le contrôle de mes facultés…Mon œuvre se résume en ceci : être là… Être là ! c’est lemaximum de ce que je puis faire…

Un pressentiment vague lui suggérait que pour agir il ne luirestait qu’un moyen : redescendre ; c’était le préludehabituel des défaillances de sa volonté et il lui était doux,alors, de se livrer à la nostalgie du passé… Dans quelque recoin deson cœur un parfum s’exhalait : il reconnaissait une femme,une jeune fille ; ses lèvres s’entr’ouvraient pour leursourire comme autrefois. Mais il sentait également que revenir enarrière lui était impossible. Reprendre son œuvre ?Comment ? Il méprisait cette œuvre, et il lui faudraitrenoncer à cette conscience artistique que lui avait inculquéeFauvarque.

Il entrait souvent chez ses voisins. Un jour il trouva Jeannequi pleurait. Doucement, avec une émotion pleine de bonté, il seplia jusqu’à la main de la jeune femme. Il avait vieilli depuisdeux mois. Ses lèvres charnues souriaient sans voiler la tristesseinfinie de ses yeux.

– Alors, c’est un chagrin, c’est donc un chagrin ?dit-il en caressant le poignet blanc de Jeanne. Ah ! commec’est triste vraiment, comme ça doit être lourd sur un cœur aussipetit que le vôtre. On se demande… Ah ! oui… oui…

Au milieu de ses larmes, Jeanne fut touchée par tant debonhomie. Elle se renversa sur les coussins, se mit à rire.

– Voyez ! Voyez ! reprit Sentilhes, voyez lajeunesse… Elle n’a pas fini de pleurer qu’elle rit déjà, qu’ellerit aux éclats.

– Vous êtes bon, s’écria Jeanne ; si vous saviezl’ennui qui nous tombe sur la tête.

Fauvarque leva les bras.

– Évidemment, fit-il, c’est un ennui. Elle se décourage unpeu, rien de plus naturel. Mais réellement, vous nous voyez entrain de pleurer, tous, sur une maison ?

M. Pigeon sortait de chez eux. Au cours de deux visitesprécédentes, leur propriétaire s’était déjà montré mécontent duparti qu’ils avaient su tirer du vieil atelier. Il se sentait volé,puisque le bâtiment n’était ni en ruine, ni pourri par l’humiditécomme il l’avait cru tout d’abord. Mais, ayant loué avec toutessortes de réserves, il venait de leur annoncer que le loyer seraittriplé au prochain terme. Encore devait-on s’estimer heureux qu’iln’engageât pas de poursuites après avoir été fraudé, lui, un hommed’expérience.

Cette nouvelle atterra Sentilhes.

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

– Partir. Déménager au plus vite, s’écriait Fauvarquegaiement. Cinq fois plus cher, c’est bon pour un autre. Nous nouscontentons de six mois passés dans ces magnifiques domaines. Aufond, il a raison, notre vieux grigou, nous l’avons roulé, volé.S’il y avait une justice, nous serions en prison, au même titre queles pires bandits. Songez que nous avons eu pendant six mois notrehôtel et notre parc, en plein Passy.

Incapable de surmonter le plaisir qu’elle éprouvait àl’entendre, Jeanne prit un coussin de velours violet et le lança detoutes ses forces sur Fauvarque qui le reçut en pleine figure.

Sentilhes crut que le monde se dérobait sous lui. « Ilsvont s’en aller et ils rient ! » pensa-t-il avecamertume.

D’une voix étouffée par l’émotion, il avertit le peintre qu’ilavait un mot à lui dire. Il cédait à la foi naïve qu’il attachait àsa parole. Prendre Fauvarque à l’écart, et sincèrement, totalement,lui raconter sa détresse ; c’était à cette minute, dans sonesprit, le moyen d’éviter une catastrophe.

Ils sortirent ensemble. Les feuilles d’automne jonchaient lejardin. On commençait à voir dans la voûte éclaircie des arbresquelques branches dénudées dont le dessin contre le ciel sedétachait rigide et sombre.

– Ah ! dit Sentilhes, je vous envie, je vous enviemême dans vos misères. Aussitôt qu’elles vous touchent, ellesdeviennent de la joie. Ainsi, vous allez quitter un endroit dontvous aviez fait un paradis, vous aurez à reconstruire le nidailleurs, sans argent… mais vous gardez, malgré tout, votre bonnehumeur.

– Elle n’est pas venue toute seule, dit Fauvarque, c’estune œuvre comme une autre. Et puis, regretter quoi ? Tout esttoujours pareil dans le monde qui nous entoure. Nos meubles ?…Ils se réduisent, quels qu’ils soient, à des morceaux de boisassemblés… Nos maisons ?… Ce sont des pierres posées les unessur les autres… Les paysages ? des arbres, de l’eau, desallées placées de telle ou telle façon… Une seule choseimporte : c’est de vivre et de créer.

Un vent frais déchirant l’atmosphère assez douce de la journéeles fit frissonner en même temps que les feuilles dont beaucoup semirent à tomber.

Alors Sentilhes s’écria :

– Oui, vous êtes merveilleux. Tout chez vous est création.Vous ne vous êtes pas contenté de créer dans le domaine de votreart. Je vous admire, Fauvarque, je vous admire et me réjouis, moiqui ne suis rien, moi, pauvre être inutile et morne, de pouvoir aumoins me réconforter au spectacle d’un homme aussi étonnant quevous.

Il fit une pause. Son front se plissa, toute sa physionomie serembrunit.

– Fauvarque, appela-t-il, vous m’êtes témoin que depuisdeux mois j’ai fait un effort surhumain. Je n’ai pas hésité àdevenir un martyr, un grand martyr de l’art… et vous voyez à quoij’en suis réduit… Ma peinture ? Je n’en fais plus… Lesnouvelles commandes ?… Refusées… Mon impuissance ?… je nela cèle plus. Avant tout, j’ai voulu sauvegarder ma conscience depeintre. À l’heure où je vous parle, un doute plane sur moi, macarrière est compromise, ma femme elle-même… ma femme…

Fauvarque branlait la tête en silence. Il s’aperçut queSentilhes attendait, de sa part, une appréciation.

– Vous voulez que je vous approuve ? dit-il. C’estdifficile… Il faut être très fort pour faire ce que vous avezfait.

Sentilhes ferma les yeux et dit avec solennité :

– Oui, voilà… Il faut être fort… En brisant mon passé,j’ignorais cela. Parce que jusqu’ici ma volonté m’a toujours amenélà où il me plaisait d’aboutir, je pensais, j’étais sûr que ceserait la même chose… Eh bien, Fauvarque, cette fois… non… Cettefois : non… Ma volonté est arrivée au point ou elle devait…s’arrêter.

Il avait achevé sa phrase d’une voix très basse pour enaccroître l’effet tragique ; malgré la profondeur de sonangoisse, il avait surtout pour but, à cette minute, d’émouvoir sonami. Mais celui-ci le considérait froidement, avec la cruautétranquille du médecin qui songe en lui-même : « Cet hommeest condamné. »

– Les premiers temps, ajouta Sentilhes avec force, jesaisissais un crayon, traçais un trait. Aussitôt, j’étais déçu…Naïvement j’avais cru qu’un chef-d’œuvre jaillirait du premier coupau seul passage de ma main… Dégoûté, je froissais ma feuille et enprenais une autre.

Il avait passé à ce travail des nuits entières. Quand l’aubefaisait pâlir les lampes de l’atelier, le tapis était jonché dedessins déchirés. Des toiles gisaient au pied du chevalet. Ilsentait s’épuiser la charge d’enthousiasme avec laquelle il étaitparti. Si un retour d’énergie visitait son esprit, au lieu de fairede ce rayon de vie le commencement d’un acte, ce qui est dur etingrat, il le dissolvait dans un océan de rêve et, couché sur ledivan, les yeux mi-clos, en tirait des voluptés illusoires, maisintenses et faciles. Il se voyait devant sa toile ; autour delui circulaient des poètes, des philosophes et des femmesinspirées ; des musiques lointaines venaient par effluves dufond du parc. Chaque fois qu’il posait une tache sur la surfacevierge, une beauté surgissait. Là, un jet d’eau, là, une figured’adolescent… là, une brebis blanche… Alors, ceux qui observaientcriaient, hurlaient, d’enthousiasme : « ViveCarlos ! Vive Sentilhes ! Vive CarlosSentilhes !… »

S’étant repu de gloire, il laissait échapper le rêve de savolonté pantelante, de ses muscles avilis. Par ses oreilles, sabouche, ses narines, ses yeux ouverts, une réalité morne pénétraitson hébétude. Et tandis que sa pensée se faisait précise, danscette clarté du jour qui dépouille les songes et donne aux idéesaussi bien qu’aux objets leurs contours irréductibles, il avait lesentiment que l’ombre gigantesque de Fauvarque devenait compacte,lourde et l’écrasait.

Carlos s’interrompit pour lever les yeux. Fauvarqueriait :

– Eh ! oui, dit-il, en abattant la main sur l’épaulede Sentilhes, nous avons parfois tendance à nous bercer de rêvesimbéciles. Quand j’étais gamin, je faisais comme vous. Je mepersuadais qu’à dix-huit ans je serais l’émule de Raphaël…

Aucune émotion n’altérait cette voix claire. Le masque loyaldemeurait ce qu’il avait toujours été, paisible et riant. Fauvarqueéprouvait si peu la pitié qu’il ignorait jusqu’à la dureté de sonattitude. D’ailleurs, il n’obéissait ni à la méchanceté ni àl’égoïsme, mais à une logique implacable qui lui montrait dansl’échec, l’infirmité, l’impuissance des réalités néfastes quel’homme fort doit éviter comme une lèpre. Si, au lieu d’étaler sonangoisse, Sentilhes était venu lui montrer un chef-d’œuvre, avecune franchise dont seul il était capable, il eût partagé sonenthousiasme et sa joie.

Cependant Sentilhes avait besoin d’une parole de réconfort. Ill’attendait de Fauvarque, parce que c’était de lui que venait soninfortune. Les yeux brillants, les poings crispés, la tête en feu,il sentit que la colère remplaçait peu à peu l’humilité aveclaquelle il était arrivé tout à l’heure. N’avait-il pas un droitcontre Fauvarque ?

– Vous êtes un ami, un véritable, un grand ami,s’écria-t-il, en levant le bras dans un geste où il y avait dudésespoir et des menaces… Vous pouvez me sauver. Vous pouvez… Ouiou non, croyez-vous que je sois un peintre ?

– Je vois, murmura Fauvarque, je vois… vous m’embarrassezbeaucoup… Comment pourrais-je vous dire si vous êtes véritablementun peintre ?… Il est possible que je me trompe.

– Vous n’aimez pas ce que je fais ! dit Sentilhes.

– Il ne s’agit pas d’aimer ou de ne pas aimer, poursuivitFauvarque… Pour l’instant, à mon avis, vous n’avez encore rienfait, rien. Je ne puis pas dire que ce soit mauvais, que j’aime ouque je n’aime pas : vous n’avez rien fait.

Sentilhes était semblable à tous les faibles. Un grand coup, aulieu de stimuler son énergie, brisait sa résistance. Il baissa latête. Des images de désespoir : du sang… la mort… furent, dansles premiers instants, la seule réaction de son être. Il se dirigealentement vers la porte du jardin, tout en piquant du bout de sacanne les feuilles desséchées qui gisaient dans l’allée. Maistandis qu’il marchait, sa volonté, sa rancune, sa colère, il lesretrouvait qui s’amassaient en lui sournoisement. « Non,pensa-t-il, ni sang, ni mort… Il dit, ce misérable, que je n’airien fait jusqu’ici… Eh ! bien, nous verrons… Je deviendrai sigrand… J’aurai tant de génie… que je l’écraserai sous mespieds… »

Quant à Fauvarque, il cherchait un mot de consolation :

– Voyez… faites quelque chose, murmura-t-il.

Au moment où Sentilhes, de l’autre côté de la rue, allaitfranchir le seuil de sa maison, Fauvarque rouvrit vivement sa porteet ajouta, d’une voix tout autre :

– Mes amitiés à votre femme… et revenez bientôt, n’est-cepas ? Cela nous fait plaisir.

Partie 3

Chapitre 1

 

Dans les premiers jours de décembre, Valentine reçut de lavieille générale du Ronzay quelques lignes jetées en hâte. Son amiela pressait de venir ; elle lui annoncerait « une grandenouvelle ».

Valentine s’habilla rapidement, mais avec recherche. Elle étaitcontente de revoir la générale et tenait à produire sur elle uneimpression favorable. « Il est temps, se dit-elle, dereprendre contact avec nos amis d’autrefois. La fréquentation desFauvarque nous a rendus sauvages. » Elle eut contre ceux-ci unmouvement d’humeur.

Jeanne et Fauvarque avaient quitté en octobre leur maison pourune ferme aux murs épais, découverte aux environs de Vernouillet.On eut beau leur raconter dans le voisinage qu’elle était tenuedepuis vingt ans pour inhabitable : « Nous verronsbien », répondit le peintre. Et il l’avait louée d’emblée.

Cependant les liens se resserraient entre Valentine et Huslin.Il cultivait en elle une de ces passions totales qu’il recherchaittoujours, à côté d’inclinations passagères. Elle l’avait accueilli,car son âme était lourde et elle restait avec une décision d’aimer,en quelque sorte suspendue au-dessus du vide.

Avant de sortir, elle pénétra dans l’atelier. Elle saisissait lemoindre prétexte pour surveiller son mari. Le front posé contre laverrière, il regardait la maisonnette en train de dépérir depuis ledépart des Fauvarque. Les poussières et les pluies avaient terni latache riante qu’elle mettait au fond du jardin. L’alléedisparaissait, dévorée par la mousse : « Comment puis-jepenser à toi sans te haïr ? se disait Sentilhes en évoquantFauvarque ; tu m’as volé la foi et tu es parti… »

Il faisait froid. Un ciel de plomb pesait sur les maisonsfermées. Les passants vêtus de sombres étoffes semblaient fuir pard’étroits couloirs.

« Au fond, songeait Carlos, je suis stupide et puéril… Jeveux créer de la beauté… Pour qui ? Pour des passants gelésqui courent comme des rats ?… Ou bien pourmoi ?… »

Mais il savait, sans vouloir se l’avouer, que c’était uniquementpour Fauvarque. En entendant Valentine il se retourna.

– Tu sors ?

– Oui.

– Où vas-tu ?

– Chez la générale. Tu n’as rien à lui dire ?

– Non, rien, rien.

Elle prit le temps de mettre ses gants, puis elle sortit sansajouter un mot. Chaque fois qu’ils se voyaient, c’était ainsi. Delongs silences tombaient entre eux et ils se séparaientbrusquement.

Valentine connaissait l’hôtel de la générale du Ronzay. Riendans le décor ne pouvait tromper son attente. Cependant, elleéprouva, dès le vestibule, un sentiment de gêne. L’escalier demarbre, les statues d’onyx, les cheminées monumentales, ce qui,autrefois, lui semblait grandiose, tout lui parut factice,déprimant et petit.

Un valet l’introduisit dans un salon et la pria d’attendre. Destoiles étaient accrochées aux murs. Elle reconnut le portrait de lagénérale par Sentilhes et eut peine à croire que ce fût si mauvais.Dans un coin, une tête de paysan faisait relief. Elle se souvintque c’était un Lenain. Alors elle eut le sentiment d’avoirrencontré un esprit digne d’elle. Et, dans le même instant,l’ancien atelier de Fauvarque, avec sa baie ouverte sur le jardin,ses solives épaisses, la décoration sobre des murs, se dessina sursa pupille.

La générale tardait.

À mesure que Valentine reprenait contact avec la demeure, leplaisir qu’elle avait cru trouver dans cette visite s’épuisait. Ilétait tard quand elle vit la vieille dame surgir de derrière unrideau et accourir, les mains tendues, la voix presque recouvertepar les jappements d’un griffon belge.

Pendant le premier quart d’heure Valentine n’eut pas à desserrerles lèvres. La générale lui raconta, en phrases pressées quimontaient les unes sur les autres, pourquoi elle portait cetterobe, ce que lui avait dit le vétérinaire, ses démêlés avec ledentiste…

– Et je n’ai pas oublié notre madame Sentilhes, toujoursfraîche, toujours jeune, toujours charmante, ni monsieur Sentilhes,qui a tant de talent, tant d’esprit, tant de fantaisie…s’écria-t-elle. C’est une affaire conclue, ma chèreenfant !

– Quelle affaire ? demanda Valentine qui réagissaitmal contre un étourdissement.

– Vous n’avez pas oublié… Non. Non. Non, vous n’avez pasoublié… protesta la générale.

Valentine fit un effort de mémoire. Son front se plissa, seslèvres mouillées s’entr’ouvrirent.

– Voyons, mon enfant… la démarche que vous m’aviezdemandée…

Au bout d’un instant, visiblement irritée, ellereprit :

– La commande que je devais obtenir pour votre mari…

– Mais je crois bien… je crois bien… s’écria Valentine àson tour, en se renversant rougissante dans son fauteuil… Lacommande pour Sentilhes… Excusez-moi, madame, c’est si loin, ils’est passé tant d’événements.

– Remettez-vous, reprit la générale, remettez-vous, etparlons sérieusement… Voici ce que j’ai à vous apprendre : monpetit ami Tardivaux, le directeur actuel des Beaux-Arts, verravotre mari… Il admire beaucoup son talent, beaucoup son talent…Voyons, je ne sais plus ce que j’allais dire… beaucoup… Ah !Voilà, voilà… j’y suis !… Bref, il voudrait réunir, dans untableau… non ! je m’embrouille… non, je ne m’embrouille pas…les principales personnalités politiques… qui ont inauguré il y adeux mois le Pont de la Victoire. Est-ce clair ? Avez-vouscompris ?

– Le Pont de la Victoire ? fit rêveusementValentine.

Son premier mouvement fut d’avouer à la générale que l’offreétait inacceptable pour Sentilhes. Elle se ressaisit, comprenant lafaute qu’elle allait commettre.

– Mais, ma chère amie, s’exclama la générale déçue de voirsa nouvelle accueillie si froidement, ma chère amie,qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… Jevous supplie de me dire ce que vous avez…

– Excusez-moi, fit Valentine, je n’ai rien, rien, je vouspromets… seulement, je réfléchissais… Votre offre m’intéresse auplus haut point… je vous suis très reconnaissante.

Au bout d’un instant madame du Ronzay reprit :

– Parlons d’autre chose ; avez-vous des nouvelles denos amis ?… Vous savez… les Laveline ? vingt foismillionnaires… Les Nonan : trente fois… Des fortunes immenses,des hôtels, des châteaux, un luxe effréné partout… Mais vousdormiez donc, mon enfant ? Vous ne regardez plus autour devous ?… D’où sortez-vous ?… Vous avez l’air d’avoir dormiun an…

– Mais oui, murmura Valentine.

– Vous avez vu Fougerat, au moins, Carl Fougerat. Votreami, peintre brillant, émule de Sentilhes. Il a été décoré il y aquelques jours de la Légion d’honneur. Au fait, est-ce qu’il estdécoré, Sentilhes ?… pas encore… Mon Dieu ! avec sontalent… et maintenant, surtout après Fougerat… Scandale… Scandale…Alors Fougerat se fiance avec mademoiselle Dubois, la fille ducolonel…

– J’ai reçu un mot, dit Valentine… qui donc est cetteDubois ?

– Oh ! Oh ! Oh ! d’où venez-vous ? Vousme faites peur… Notre meilleure fox-trotteuse. Beaucoup d’argent…des espérances… Germaine Dubois… Ha !… Ha !…Ha !…

La générale s’agitait sur son siège, secouée par le rire qui luiétait habituel. Subitement elle reprenait son sérieux, posait commeune fillette sage ses deux mains sur ses genoux, débitait unnouveau couplet et, dès qu’elle avait fini, se renversait enarrière, la face cramoisie.

– Les Feuille-Vignard convoitaient la Dubois pour leur filsHenri… Vous connaissez, en tout cas, l’affaireFeuille-Vignard ? Oh ! Oh ! Oh ! Vous ne laconnaissez pas ?… la fameuse affaire… Ah ! que vous êtesamusante… la célèbre… la belle… d’ailleurs légère… madameFeuille-Vignard était dame quêteuse de l’hospice desEnfants-Malades. Elle acceptait vingt sous… elle acceptait millefrancs… et elle payait sa couturière… Elle a vendu ses diamantspour étouffer le scandale… Ha !… Ha !… Ha !…

Elle reprit :

– Puisque vous ne savez rien… On peut parler… On peut toutdire… Le dernier amant de madame Fontinoix : Lamoureux, n’estce pas amusant ? La dernière maîtresse de GeorgesBiffet : madame Lambertin… Cette prude… Oui… Et votre flirt,votre trépassé, votre languissant : Vincent Touche… Championdu monde de tir aux pigeons… Ah ! ma chère amie, il a uneauto… Ha !… Ha !… Ha !…

– Une auto, Vincent Touche ?

– Voyons… une nouvelle marque très chère… très… on met unevoiture à sa disposition et soixante mille francs par an pourinviter ses amis à faire le tour du Bois… Un rabatteur… C’est trèsbien porté… Tous les jeunes gens cherchent maintenant dessituations du même genre… chez les tailleurs, dans les restaurants…Ha !… Ha !… Ha !… Ha !… Hi !…

La vie sensuelle, lourde de convoitise, tumultueuse, violente,était passée à côté de Valentine sans que celle-ci daignât yprendre garde. Dans son palais, dans son cœur et sur ses nerfs elleemportait comme un goût d’abstinence, un vertige de dénutritionsemblable à celui du vide. Le prestige des mois qu’elle venait detraverser se trouva singulièrement fortifié par cette réflexionque, désormais, elle dominait la société. Avec orgueil elle se ditque son jugement avait acquis de l’assurance, qu’elle pouvaitdistinguer le vrai du faux, le bonheur et la grandeur de leursmédiocres parodies.

– Je suis devenue une femme supérieure tandis que lesautres sont restées les mêmes.

De ces idées tumultueuses, une conclusion tendait à jaillir.Valentine, opiniâtre et fière, la retenait avec effort. Mais lasuggestion persistait, se précisait.

« Sans doute tu as acquis des qualités précieuses, mais ilfaut les « cultiver », les « exploiter », selonles paroles de Huslin. Il faut les jeter dans la vie où ellespourront s’épanouir. »

Elle se retrouva dans la rue, heureuse mais non légère,impatiente mais prisonnière. Comme elle venait de côtoyer larichesse, tout naturellement elle rentra chez un fleuriste et sefit préparer une gerbe magnifique. Puis, elle arrêta une voiture.Quelle adresse donner ?… elle indiqua l’angle de la rueThéophile-Gautier.

– Oui, murmura-t-elle, n’être pas avec les autres. Vivred’une vie supérieure… à part… ne pas retomber… mais vivre…

Ah ! la voix de Huslin ! son esprit nuancé, persuasifet doux ! sa tendresse chargée d’humanité. Chaque jour ellearrêtait ses élans. À chaque pas elle l’obligeait à piétiner surplace. Parfois, tout étourdie de volupté, le cœur bourdonnant, ellepensait à s’abandonner ; alors, pour se ressaisir, elleévoquait le péril amassé sur son foyer et disait àHuslin :

– Soyez patient, mon ami… avant de vous appartenir il fautque mon esprit soit tranquille du côté de Carlos.

L’auto glissait, rapide, entre deux rubans blancs semés depoints sombres. Valentine sentait que ses forces de vie emportaienten tourbillon ses calculs, ses réserves, enfonçaient toutes lesgrilles de ses scrupules.

Chapitre 2

 

La passion chez Huslin n’était pas véhémente. Elle avait, parcontre, une intensité rare. Calmement, sans que fût troublé sonmasque pâle et sans presque remuer les lèvres, il exprimait dessentiments démesurés où se mêlaient de la cruauté, de la pitié, dusang.

Lors des promenades quotidiennes dont ils avaient prisl’habitude depuis le départ des Fauvarque, il s’imposait àValentine par une lente suggestion.

– Mon but, lui disait-il, est de vous doter d’unesensibilité. Après, vous serez mienne. Et l’amour vous élèvera àune pureté immaculée.

Il commença par lui inculquer cette connaissanceprimordiale : qu’elle était femme. Il lui en donna lasensation concrète, si totale qu’elle devint douloureuse. En mêmetemps, par mille nuances dans sa façon de lui parler ou de laregarder, il tenait présente devant elle l’idée de sa masculinité.Leurs promenades furent hantées par cette double image du sexe. Illui montra des arbres exotiques, un cyprès poilu comme une chèvredu Cachemire, un sapin bleu de la Californie, un cèdre del’Himalaya aux branches griffues, les comparant, contre le cielgris, à des lubricités de la terre.

Au musée, avec des mots brefs qui se rivaient dans le cerveau,il évoquait la sensualité dans le dessin des lèvres d’une madone.Il connaissait dans ses replis la vie intime du passé. Lesmaîtresses du Titien, de Raphaël, du Giorgione étaient pour luivivantes et familières. Il détaillait les qualités de leurs corpsrépandus sur la toile, et la courbe des cuisses déterminait à sesyeux le génie du peintre. Soudain, il murmurait sans transition,avec une gravité dont elle demeurait longtemps impressionnée :« Notre amour est un grand résultat. »

« Attendez, balbutiait-elle, ce que vous me dites m’étonne,me bouleverse… Il me semble, à mesure que vous parlez, que la viese dédouble… que je suis prise dans un mystère… »

Cependant, aux heures mêmes où elle semblait enfin conquise, parun revirement brusque elle se ressaisissait tout entière. Alorselle considérait indignes d’elle les faveurs légères accordées àHuslin. Et lorsque celui-ci revenait débordant d’amour et, déjà, dereconnaissance, elle lui opposait une froideur : de nouveau ildevait attendre.

– Parbleu, se disait-il, c’est une femme d’ordre ;elle ne tient à poursuivre qu’une seule entreprise à la fois.

Ces alternatives d’abandon et de froideur l’exaspéraient pourdeux raisons. La première était qu’elle amoindrissait sa foi enlui-même. Une longue expérience de sa personne l’avait, en effet,persuadé qu’ayant acquis l’empire sur une âme, celle-ci fatalementlui appartenait pour toujours. La seconde était la fatigue quirésultait pour son cerveau de la mise en œuvre de trop deséductions. Un jour, il se surprit à s’exclamer, en arpentant soncabinet :

– Vraiment, dans cette aventure, je dépense trop dephosphore !

Au coin de la rue Théophile-Gautier, Valentine descenditvivement d’auto. La fenêtre du bureau de Huslin était fermée. Riende plus normal par cette froide et humide après-midi. Mais elle futsaisie d’angoisse, et, pour remonter son courage, murmura :« Je l’ai tant fait souffrir ! »

Elle se précipita dans l’escalier. Elle sonnait à l’entresollorsqu’un jeune homme maigre descendait d’un étage supérieur. Ellefut un instant avant de reconnaître le visage osseux et les orbitescaves de Maxime Legris. Absorbé par de lointaines pensées, lui, lafrôla, sans la saluer. Valentine s’était serrée contre laporte.

– Monsieur Huslin, demanda-t-elle au domestique qui vintlui ouvrir.

– Qui dois-je annoncer ?

Elle fouilla dans son sac pour donner sa carte, mais l’écrivainlui-même parut dans l’entrebâillement d’un rideau noir.

– Entrez, dit-il.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, il ajouta d’une voixdouce :

– Quand vous êtes descendue de voiture, j’ai tout de suitecompris que c’était pour moi… Mais pourquoitremblez-vous ?

– J’ai fait une rencontre : Maxime Legris… sur votrepalier, dit-elle.

– Sa maîtresse habite au quatrième, explique Huslin, vousn’avez rien à craindre, il ne reconnaît personne.

Il la regardait avec passion. Elle s’efforça de lui sourire.Mais l’intérieur où elle se trouvait lui inspirait de l’étonnementet de la gêne. Les murs et le plafond tendus d’une étoffe noirepointillée d’étoiles blanches, la natte brune qui recouvrait leparquet, les étroites et hautes bibliothèques argentées, une statued’ébène figurant un dieu nègre au nombril proéminent éveillèrent enelle une méfiance.

– Non, non, fit-elle en repoussant Huslin qui cherchait àl’embrasser.

En présence de la réalité de l’amour, ce qu’elle avait appelé lerêve, le mystère, la fusion des âmes s’enfuyait et soudain, parréaction, la pensée lui venait que ce n’était point là des chosessérieuses. Allait-elle se détourner d’intérêts capitaux pour desenfantillages ? Elle répéta durement :

– Non, je vous prie, non ! vous me faites regretterdéjà d’être venue.

Cinglé dans son orgueil, Huslin reconnut à ces mots l’espritqu’il haïssait en elle. Du ton réservé d’un diplomate, il luidéclara ne rien comprendre à son attitude.

– Vous vous arrogez de curieuses libertés avec mon cœur.Vous n’êtes pas deux minutes semblable. Le dimanche on vous trouvel’âme en déroute, la tête en feu. Mais il ne reste aucune trace deces émotions le lundi. Le lundi, c’est bien simple, on ne vous voitplus. Je cours aux nouvelles, vous êtes pleine de réticences ;je vous interroge, mais il est évident que ce jour-là messentiments vous embarrassent. Eh ! bien, je dis que c’esthumiliant. Je vous assure, Valentine, que je ne conçois pas, quepersonne au monde, sauf vous, ne conçoit l’amour de cettefaçon…

Elle sentit qu’il disait vrai, et qu’elle n’était point née pourl’amour. Cette découverte la frappa au cœur.

– Qu’avez-vous fait depuis lundi ? demanda-t-elle avecune feinte négligence.

Huslin répondit qu’il était allé se consoler chez lesFauvarque.

– J’en reviens ébloui, ajouta-t-il, sans cacher sonintention d’outrager Valentine. Mes poumons ont respiré, mes nerfsse sont détendus ; ma véritable vocation, je m’en aperçois,est là-bas, près de la forêt, au milieu des poules, des lapins, desvaches…

– Je vous croyais plus détaché des biens de ce monde.

L’écrivain ne supportait pas la raillerie. Appliquée à sapersonne, elle lui paraissait sacrilège. Ses joues devinrentécarlates, puis, avec un enthousiasme amer, il raconta comment lacampagne avait décuplé l’activité du peintre. La décoration de sonintérieur, les soins du potager, quantité d’études en vue d’unefresque grandiose, il menait tout de front. Et encore il dirigeaitcent autres travaux ; ceux-là plutôt du ressort de Jeanne.

– Une usine ! s’écria-t-il. On dirait qu’ils ontemporté la vie du monde dans ce coin de campagne. Ils y ont répandula joie… Quand on parle d’eux dans la région, les visagess’éclairent d’un bon sourire… Et il faut voir Jeanne… unange ! une sainte !

Valentine affecta de s’amuser, et lui fit remarquer légèrementque depuis « leurs fiançailles », il s’était emporté àtrois reprises. Mais comme il continuait à forcer la façade calmequ’elle lui opposait, elle eut envie de pleurer. Et dans cet étatde faiblesse, une idée la toucha : pourquoi ne ferait-elle deHuslin un allié ?

– Vous me trouvez étrange, dit-elle, pour s’accorder encoreune seconde de réflexion.

– Je l’avoue.

Elle sauta de son siège, se pencha vers lui et mit sous ses yeuxun visage de fillette câline, des lèvres mouillées qui riaient ettoute une fraîcheur d’expression contre quoi Huslin ivre d’un seulcoup ne savait pas résister. Mais elle remarqua tristement dans soncœur qu’elle pouvait, par calcul, esquisser les gestes, qui,spontanés, l’eussent ravie.

– Pourquoi êtes-vous méchant ?

Huslin ferma les yeux. La voix de Valentine souleva en lui unsouffle d’air parfumé. Elle fit une pause, ses yeux s’emplirent derêve. Elle cherchait à saisir un idéal très pur qui flottaitlà-bas, sur les cimes neigeuses de son âme. Elle n’y avait jamaisaccédé ; car d’immenses champs glacés, où elle ne pouvait passe hasarder, l’en séparaient.

– L’idéal, dit elle enfin avec un effort de pensée, oui, jeme sens enveloppée, pénétrée, réchauffée par l’idéal… Vous savezque je désire une vie haute et désintéressée, élever mon être à lacompréhension des grandes œuvres… Mais si j’abandonne ainsi touteune partie de moi-même, je veux au moins pouvoir m’assurer que,matériellement, mon existence n’en sera pas compromise. Il fautvivre, mon ami, il faut vivre…

Elle reprit :

– Ah ! mon ami, avec vous, l’art, l’idéal, les songes…mais voyons ? si mon mari se mêlait de faire comme nous deux,ce serait la ruine…

– Vous êtes charmante, adorable ! s’écria-t-il.

Elle fut vexée de ne pas être écoutée avec plus d’application.Son front se contracta.

– Cela m’étonne de vous, fit-elle nerveusement. Vous riezparce que je dis que Sentilhes doit me faire vivre. N’est-ce pasmon mari ? Voyons… Ah ! je comprends ! Vous vousdites que nous avons une certaine fortune… qu’est-ce, encomparaison de la vraie richesse ? Ai-je une voiture ?Ai-je un hôtel ? Je rêve d’une vie où l’argent coule comme unerivière.

Au milieu de sa tendresse, Huslin éprouvait une fine jouissanceà observer un cas si parfait d’égoïsme. Pour cultiver en sécuritéses aspirations morales, Valentine tendait à refouler d’abordcelles de son mari. Elle jouait innocemment ce jeu terrible où serésume peut-être l’action de l’immense majorité de sessemblables : détourner à son profit l’activité de l’homme,dût-elle, de celui-ci, compromettre la conscience et flétrirl’idéal.

– Vous pouvez m’aider, fit-elle en branlant coquettement satête ; ce qui a perdu Carlos, c’est l’exemple de Fauvarque.Nous le sauverons si nous ternissons à ses yeux le prestige de cemême homme. Vous pourriez lui affirmer, par exemple, que vous êtesrevenu déçu de votre séjour à Vernouillet, que la peinture de votreami vous a paru vulgaire, qu’il ne travaille pas, qu’il estenvieux, méchant, que sa femme… Il y a mille choses à dire avec uneimagination comme la vôtre !…

Tandis qu’elle parlait, Huslin commençait de lui caresser lebuste. Il recueillait comme deux fruits chauds ses seins dans lefond de ses mains froides. Son cœur battait. Le sang heurtait sestempes. Or, il sentait, non sans une intime volupté, qu’ildevenait, lui, justement, l’instrument de cette femme dont il avaitcru diriger la destinée.

– Et tu m’aimerais toujours ? demanda-t-il enrougissant.

– Oh ! Oui… quand je serai bien tranquille.

Chapitre 3

 

Les salons commençant à se rouvrir, d’anciens amis donnèrentbientôt de leurs nouvelles. Valentine et Huslin avaient conçu uneminute le projet d’éviter le tourbillon de vie mondaine quimenaçait de les emporter. Mais, sans compter que c’était un projetde la première semaine de leur liaison, ils comprirent vite que,pour entraîner Carlos à rechercher ses succès d’autrefois, il n’yavait rien de tel que de le replonger dans une atmosphèrebrillante. Et ce fut, de nouveau, la griserie des veillées et desdîners en ville.

Rasé, frisé, poudrerizé, presque chaque soir, Carlos précédantsa femme, avec de grands moulinets de canne, avec de vifs éclats devoix, hélait les chauffeurs qui passaient. Souvent en vain, ildescendait jusqu’au pont de Grenelle ; de là il était souventobligé de courir Chaussée de la Muette, mais il était soutenu parune fièvre juvénile. Il puisait, dans la sensation du lingeéclatant et frais sur sa peau, l’illusion que la journéerecommençait et qu’il allait pénétrer rajeuni dans un mondemystérieux, où s’assemblent de rares initiés pendant le lourdsommeil de la cité.

Il regroupa ses admirateurs. Bien qu’il se crût parmi euxdisposé à la gaieté, on le trouva généralement fatigué, maigri etabattu. L’intérêt qu’on lui portait le rendit encore plus songeuret plus maigre.

Il s’appuyait à une cheminée et jouissait en silence duspectacle des femmes. Des robes chatoyantes, des fines chevilles,des jambes capiteuses passaient, tournoyaient. Des jeunes filles letransportaient bruyamment d’un salon à l’autre dans un parfum device inexpérimenté.

– Ce que j’ai fait à Cabourg cette année ? J’ai trempémes charmes dans la Manche, disait l’une.

– Mes flirts à Chamonix ? disait l’autre : Pouletaimé, Zozo chéri et Néné adoré.

– Ah ! que c’est charmant ! murmuraitSentilhes.

Dans la lueur crue des lustres et le grincement forcené del’orchestre, la féerie se renouvelait. Le torse doucement arrondide madame de Laveline succédait sur la rétine du peintre auxhanches évasées de madame de Sonnailles. « Que de femmes àaimer ! tout de même », songeait naïvement Carlos.

Dès qu’il était seul, il retombait dans de mornes songeries. Ilse disait que la faveur de ces milieux légers lui échapperaitbientôt comme un papillon blanc. Cette pensée achevait d’abattreson courage.

Pendant de longues heures, assis, le buste replié sur lesjambes, la tête prise dans les mains, il voyait son être nu, gris,s’étendre devant lui, infiniment, pareil à une plaine désolée.

Il sortait de son cabinet, le visage défait, les yeux creux.Valentine racontait à Huslin qu’elle le voyait errer de chambre enchambre, posant des questions qui trahissaient son angoisse.

– Vous n’auriez pas dû connaître Fauvarque, réponditgravement l’écrivain.

Un matin, Valentine pénétra dans l’atelier. Le ciel pesait surla ville. Par moments, le froid du dehors, à travers les murs etles fenêtres closes, semblait envahir la maison. Une onde glacéerefoulait l’air tiédi. Carlos ne se retourna pas ; deboutdevant la verrière, sans bouger, il frissonnait.

– Je te dérange ?… Tu travaillais peut-être ? fitValentine.

– Non.

– Il y a longtemps que tu ne travailles plus ?

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Je ne sais pas… pour rien…

– Pour rien ?…

– Oui, pour rien…

– Alors, si c’est pour rien, tu vas recommencerbientôt ?

Il se tut. Elle insista.

– Tu veux bien me le promettre ?

Beaucoup de silence s’était accumulé entre eux, ces dernierstemps. En apercevant Valentine, Sentilhes avait cru à un retourdésintéressé. Voilà que grossièrement le calcul se démasquait auxpremières paroles. Cette spéculation sur sa personne lui parutinsultante. Aussi, reprit-il, nerveusement :

– Ah ! je t’en prie, ne me tracasse pas !…

Elle comprit qu’elle avait été maladroite. Elle replaçaSentilhes un peu plus haut dans son estime. Revenant à lacharge :

– Ne t’emporte pas, fit-elle. Je suis là, je connais tesveilles, je vois ta fatigue… Ce que je voulais dire, c’est que tontravail d’à présent ne rend pas… Ah ! Carlos… Carlos…

Elle ajouta, plus bas, les yeux fixés sur le tapis :

– Nous avons traversé une crise effroyable. J’espère quenous en sortirons sans trop laisser de nous-mêmes. Fauvarque auraété l’épreuve de notre vie. Mon cœur se fend à te voir, tel que tues aujourd’hui, découragé, vieilli…

Carlos eut un soupir, fit une pause et dit enfin sansassurance :

– Laisse-moi, laisse-moi, je t’en supplie… Parce que,vraiment, l’Humanité tout entière est née pour souffrir…

Depuis sa déception, il ne trouvait de véritable réconfort qu’endonnant à son ennui des prolongements dans le monde extérieur. Ilcroyait par moments avoir épuisé la souffrance, et il disait :« Je suis le martyr de l’Idéal ». À force d’étendre sadouleur, il finissait par y voir un symbole, une croix dresséeparmi les foules, et cela l’exaltait.

Le soir même Huslin vint dîner. Il arriva tôt afin d’être seulavec Valentine et de pouvoir obtenir avant de se mettre à table unrendez-vous décisif pour le lendemain. Il avait découvert, àNeuilly, un chalet abrité par un bois de chênes que sa décenteapparence rendait un lieu à la fois sûr et prometteur pour leursprochaines rencontres.

Valentine, bouleversée, ne voulut pas l’écouter d’abord. Ellelui fit ses doléances. Mais loin de paraître étonné par les faitsqu’elle lui révélait au sujet de Carlos, il dissipa ses craintes,lui reprocha d’être impatiente et nerveuse et, de haute lutte,enleva son acquiescement pour le rendez-vous qu’il convoitait.

Inspirée par lui, elle organisa une matinée. « C’est tameilleure idée de l’année », approuva Carlos enthousiaste.Elle répondit : « Avec beaucoup d’argent, j’en auraissouvent de pareilles. » Un jeudi le magique spectacle du mondese transporta chez lui. Le salon, l’atelier, l’antichambre, lefumoir, le boudoir, les sièges, les tables, tout fut magnifié cejour-là par le passage des femmes. Il y avait des hommes, maisCarlos ne les voyait pas. L’heure du départ fut déchirante.

– Restez, restez donc ! suppliait Carlos d’une voixtriste.

L’idée l’effleurait d’ajouter : « Vous dînerez avecnous. Vous dormirez chez nous… Cela durera toujours…toujours !… »

Ensuite il alla s’asseoir dans le salon vide pendant queValentine changeait de robe. Les lustres restaient éclairés.Enfoncé dans une bergère tendue de soie pompadour bleue àfleurettes roses, il évoquait des images… des images… La marquisede Laveline qui venait de partir la dernière… Et comme dans lessoirées d’été où, après la pluie, la terre dégage de vertigineuxparfums, soudain les murs et les tapis libérèrent des effluves quifirent vaciller le cœur du peintre.

– Des nuques… des bras… balbutia-t-il…

Il se tut pour évoquer près de la console dorée et se reflétantdans le trumeau Louis XVI, la pression des lèvres de la comtesse deLoste sur les parois fines de la tasse. Le geste gracieuxs’éternisant.

– Oh ! éclata Sentilhes… Oh !… Oh !…Oh !… Cette bouche ! Cette courbe de nez !

… Les voitures ne cessaient de s’arrêter devant la porte.Chacune déposait sa captive et Carlos, en y songeant, approuvaitque les corps frêles de ces femmes fussent protégés par la carapaceépaisse des limousines.

– Oh !… générale !… Oh !… marquise !…Oh !… comtesse ! comtesse !… comtesse !…

Il les aidait toutes à quitter leurs lourdes pelisses. Ilsurprenait la bouffée de parfums chauds qui s’y étaient accumulés.Un instant il avait l’illusion que les robes étaient leur nudité. Àvoix basse, il récita :

– Fraîches, légères. Vertes, rouges, bleues…

Valentine venait d’entrer. Elle était belle. Carlos remarqua queles plis flottants de son déshabillé violet montaient ens’atténuant vers ses hanches tels des tuyaux d’orgue. Ainsi, tandisque toutes les autres s’en allaient par la porte, vertes, rouges,bleues, une d’elles était restée… Pourquoi ?… Comment ?…Retenue par quel fil miraculeux ?…

Dans cette vision s’affaissa le souvenir même des rancunes qu’ilavait eues contre Valentine.

– Viens près de moi, dit-il avec amour.

Et il ajouta :

« Il en faudrait souvent de ces après-midi qui exaltentl’esprit, qui embellissent l’âme. »

Elle s’approcha, remuant ses lèvres gourmandes sur la massebrune d’un bonbon. Elle répondit en riant :

– Je ne demande pas mieux. Autrefois, tu rêvais d’avoir tavoiture, ton hôtel. Nous en donnerions de belles fêtes.

– Tu as raison… Il faut beaucoup d’argent pour êtreheureux…

Il l’attira au bord de son fauteuil, et lui enveloppant lataille il dit :

– Je songe, Valentine… Un idéal… un idéal… c’en est un toutde même ; un qui, vraiment… me paraît suffisant… de faireplaisir à de jolies femmes… vraiment oui… Il faut bien que l’ons’occupe d’elles… pour les rendre heureuses… pour qu’elles soientcontentes…

– Tu veux me rende jalouse ?

– Non, pas cela… Mais il y a bien des choses quis’éclairent… Le jour où Fauvarque est venu nous saluer, as-turemarqué les cheveux gris sur la tempe et autour del’oreille… ?

– Que veux-tu dire ? demanda Valentine.

– Je veux dire qu’il laisse passer la vie…

Cette philosophie aimable et sensuelle, si elle rendit aupeintre sa sérénité, ne l’incita pas au travail. Calé dans desfauteuils qu’il choisissait profonds et moelleux, il souriait,rêvait, fumait en attendant l’heure de sortir. Valentinedaignait-elle l’accueillir dans son boudoir, lorsqu’elles’habillait, il admirait ses diverses attitudes en déshabillé, cequi la gênait assez, elle, sur le point de rejoindre Huslin. Si, aucontraire, l’entrée du boudoir lui était interdite, il s’étendaitsur le divan de l’atelier.

C’étaient alors les bruits de la pièce voisine qui lerenseignaient. Des flacons tintaient sur les plaques de cristal,des talons martelaient le parquet, et, devant les yeux de Carlos,se traçaient des lignes qui se croisaient, s’enchevêtraient.« Elle est nue… elle met ses bas… elle se parfume… elle estdevant le miroir… elle se coiffe… elle va… elle vient… »

Ce n’était pas le résultat qu’avait recherché Valentine.Celle-ci s’en plaignit à Huslin.

– Rien dans ce que vous me dites ne m’étonne, affirmal’écrivain avec une gaieté malicieuse. Vous avez rendu à votre marile monde, les femmes, il s’est gardé de refuser. Mais il a écartéprudemment l’épine que vous dissimuliez sous cet amasséduisant.

– Vous riez, mais le cas est tragique.

– De grâce, pas de grands mots, rétorqua l’écrivain. Votremari a besoin d’un ressort, nous pouvons le lui créer…

– Un ressort ?… fit-elle.

Cette parole ranima sa confiance. Elle regarda son amant pâle.Les rares fils dorés de sa barbe papillotaient à la lumière et sesprunelles remontées ne laissaient voir de ses yeux que deux amandesblanches.

– Il s’est détaché de Fauvarque trop doucement… repritHuslin. Toute notre erreur est d’avoir permis cela. Car on netravaille que poussé par un sentiment violent ; les uns ont lafoi, d’autres l’appréhension de l’avenir, mais les plus nombreuxont la haine…

L’autorité avec laquelle il émettait ces aphorismes leurconférait une certaine grandeur. Valentine comprit le conseil ets’y conforma rigoureusement. Après le départ de Huslin, elle vint àCarlos en disant :

– Moi, tu sais ?… je ris, je ris…

– Tu ris, répéta Carlos, et pourquoi ris-tu ?

– Je songe à Fauvarque. Huslin m’a confié sur son comptedes choses abominables. Nous avons été ses dupes. Il t’envie, tedéteste et ne parlait de toi, dans le monde, que pour te tourner endérision… Quand je songe à ta bienveillance, aux conseils sages quetu lui donnais, j’en viens à souhaiter que tu atteignes un jour sihaut…

Il regarda sa femme et rougit. Avec une extraordinaire luciditéil devina l’intrigue qui se nouait autour de lui. Il crut avoircrié : « Quoi ? Quelle est tonintention ? » Mais le visage satisfait de Valentine luirévéla son erreur. Des gouttelettes humides perlèrent à son front.Il souffrait visiblement. C’était d’avoir compris qu’il subirait,jusqu’au bout, la comédie qui venait de commencer.

Lui aussi déplorait sa mollesse présente ; il rêvait luiaussi des faciles triomphes d’autrefois. Si son ambition étaitmorte, ce n’était que par déclin de son énergie. Et il laregrettait. « Mensonges ! Calomnies ! »songeait-il en se répétant les propos de Valentine ; mais ilne voulait pas les écarter tout à fait.

Lorsqu’elle revint sur ce chapitre, Valentine trouva uneattention chaque fois plus docile. Dès qu’elle commençait à parler,Carlos éprouvait un réconfort. Lorsque, par lassitude, ellechangeait de sujet d’entretien, il s’inquiétait craignant qu’ellen’eût modifié son projet. Des calomnies !… certes. Un poison,mais un poison salutaire que ses muscles et son cerveauabsorbaient.

Une après-midi, comme Valentine était sortie, madame de Lavelineentra. Sentilhes crut qu’elle venait lui apprendre sa prochainenomination de chevalier de la Légion d’honneur, et l’interrogeadiscrètement. Mais il la trouva étrange. Elle était parfumée,langoureuse et, dans la journée finissante, elle jetait un douxéclat. Il ouvrit les bras. Elle y tomba.

Lorsque Valentine apprit par Antoinette, la femme de chambre,que la marquise était restée plus de deux heures enfermée avecmonsieur, elle demanda à Huslin ce qu’il pensait de cetteliaison :

– Je pense, répondit l’écrivain, qu’ils ne doivent pas setrouver à l’aise sur le divan de l’atelier ; ajoutez-yquelques coussins. C’est le moins que vous puissiez faire, carvotre foyer est désormais hors de péril ; votre mari a, pourle soutenir, trois incomparables facteurs d’énergie. Et il énuméraces vastes matrices de l’activité du monde : l’ambition, lahaine, la femme.

Chapitre 4

 

Sur la route durcie par le froid, un landau venant deVernouillet, entouré de grands chiens, braques et danois, allait àfond de train dans la direction de Bures. Le cocher maigre avaitpeine à maîtriser une paire de chevaux blancs à crinière touffue.Deux vieillards occupaient la voiture. L’un d’eux portait un bonnetd’astrakan et des lunettes jaunes, l’autre un chapeau de veloursbleu, orné d’un panache de plumes rouges, noires et vertes. Leslongues barbes grises des deux hommes flottaient au vent par-dessusleurs épaules.

– C’est fâcheux, badina le premier, avec un coup d’œilironique sur l’étrange coiffure de son voisin, on vous prendpartout pour mon odalisque !

Le masque livide du second s’éclaira d’une expression amusée etun rire gargouilla dans sa gorge.

– Hun ! Hun ! Hun ! Hun ! C’est un beauchapeau, fit-il. Il a été porté par mon aïeul, le prince AdamBabiensky, grand chancelier de notre Sainte Pologne… Hun !Hun ! Hun ! Hun !

Il leva les bras et abattit sur le dos du cocher sa grosse canneà pommeau d’or.

– À gauche, Répa ! cria-t-il.

Le cocher claqua son fouet joyeusement, puis il tourna la têteafin de montrer le sourire qui ridait sa face rétrécie.

– À droite, à gauche, ce sont les seuls mots de françaisque ce fidèle animal entende, expliqua le prince. Depuis vingt ansqu’il habite ce pays, je lui défends de comprendre aussi bien leschoses qui se disent que les choses qui se font… Il pense à laPologne quand il a besoin de réfléchir et je vous promets qu’il n’apas lu Rousseau. Je peux le frapper, c’est mon esclave… Tandis quevous, mon cher Vincent Louvier, après avoir été ministre pendantquinze ans de votre vie, vous n’avez le droit de frapper personne…Hun ! Hun ! Hun ! Hun !

– Tortionnaire ! riposta Louvier, tandis qu’un tic deses sourcils faisait tressauter ses lunettes.

Derrière deux immenses noyers dénudés, à proximité d’uncroisement de chemins, venait d’apparaître la maison des Fauvarque.Elle comprenait un corps de logis et une grange se joignant enangle droit. La toiture, en vieilles tuiles, était posée, comme auhasard, chapeau trop large et cabossé, sur les murs enduits deblanc de céruse où grimpaient des rosiers squelettiques. D’un côtés’étendaient les champs, de l’autre un bois dont la lisière serraitle ruban clair de la route.

La voiture s’arrêta. Les chiens du prince aboyèrent tousensemble. « Voilà ! Voilà ! » fit une voix del’intérieur, et la grille s’ouvrit sur Fauvarque. Fortifié parquinze mois de séjour à la campagne, les muscles développés, lesjarrets robustes, il déployait dans chaque geste une apparence dedécision.

– Ma femme vous attend près d’un bon feu, dit-il. Excusezmes mains sales. Je peignais lorsque vous êtes arrivés.

Ils passèrent dans une salle de plain-pied avec le jardin,large, profonde, aux épaisses murailles, au plafond haut. Fauvarquel’avait entièrement décorée. De même, il avait en partie abattu lemur faisant face à l’entrée, si bien qu’une petite pièce dont lafenêtre grillée découpait un carré de ciel et d’arbres, formaitrenfoncement à droite de la cheminée. Sur deux panneaux encadrés demoulures brunes, des fresques chatoyaient. Sur le sol, c’était uneassemblée de sièges trapus : fauteuils, banquettes, tabouretsqui, tous, découpés dans des planches de chêne et peints decouleurs violentes, faisaient sauter entre leurs bras, avec unebonhomie comique, des coussins joufflus. Jeanne vint recevoir seshôtes au seuil de l’atelier, installé dans l’ancienne grange.

– Jeunesse… Perfide jeunesse… tu persistes à me cacher tonsecret, fit Louvier en saluant Jeanne.

Babiensky, grand et lourd, marchait avec difficulté. Il arrivaessoufflé au milieu de l’atelier. Il s’assit sur le rebord d’unfauteuil et respira quelques instants avant de parler.

– Cet homme vous fait des compliments, dit-il d’une voixtraînante, en désignant Vincent Louvier, mais il est vieux, nel’écoutez pas, madame. Venez vous asseoir près de moi qui suisencore au printemps de mes jours.

– Vous y êtes tous les deux, répondit-elle.

– Pas lui, pas lui, insista le prince avec une ironienonchalante.

– Il devient périlleusement fou, n’est-ce pas votre avis,madame ? demanda Louvier.

Jeanne ne répondit pas. Elle rit. Elle riait fort pour n’importequoi parce que c’était sa joie intérieure qui l’entraînait. Ellevivait, depuis deux mois surtout, sans besoins d’événements aumilieu d’un rêve où l’avait plongée Fauvarque. Celui-ci étaitparvenu, après trois ans de recherches, au sommet de son art. Toutl’annonçait : orgueil plus mâle, regard plus dur, et lesréflexions, les remarques, les projets qu’il laissait tomber auxentretiens du soir, sans y prendre garde. Outre cinq fresques auxdimensions restreintes, il en avait composé deux mesurant trentemètres environ et qui, roulées sur elles-mêmes, occupaient les murslatéraux de l’atelier. Personne encore ne les avait vuesterminées.

Parmi ses amis de la ville, Huslin, de plus en plus absorbé parles affaires et la vie mondaine, ne donnait plus guère de sesnouvelles, ne venait plus. Sentilhes avait laissé plusieurs lettressans réponse ; Foutrel surgissait de temps à autre derrièreles barreaux de la grille, mais il disparaissait pour des semaines.Seuls, deux riches industriels, M. Demons etM. Fouqueroux, étaient réguliers dans leurs visites. Biensouvent, ils emportaient dans leur voiture la dernière toile deFauvarque, opérations qui constituaient la principale ressource duménage.

Le prince et l’homme d’État retraité, qui demeuraient àVernouillet et qu’ils avaient connus sur la route, venaient aussiles voir fréquemment. Mais eux n’achetaient rien. Leurscollections, assez ridicules, étaient complètes. Leurs idées,vieilles d’un demi-siècle au moins, s’étaient solidifiées dansleurs cerveaux fatigués. Et tous les deux, célibataires,pratiquaient l’économie.

– Vous êtes les premiers à connaître ces chefs-d’œuvre, ditJeanne en leur désignant les deux immenses fresques. Pressez-vousde les regarder, parce que nous attendons ces jours-ci desmarchands et vous risquez fort de ne plus les revoir.

M. Louvier à travers ses lunettes jaunes et le prince Adamà travers ses yeux éteints, obéirent avec ennui. L’une des fresquesreprésentait les branches mêlées d’un châtaignier, d’un platane etde deux acacias battus par un coup de vent et sur lesquellesruisselait le soleil. Tournées en volutes, érigées en spirales,pivotant sur elles-mêmes, décrivant des cercles vertigineux, ellesrecevaient du fond des nuages déchirés une masse de lumièrecompacte qui les écrasait et semblait les dévorer.

L’autre était remplie par une grappe de raisin que le soleilfrappait par derrière.

– Oui, c’est une grappe de raisin, dit en souriantFauvarque. On peut la trouver formidable… mais c’est une grappe deraisin…

– Très bien, vraiment très bien. Et vos amis commentvont-ils ? fit M. Louvier en se tournant vers le peintre.J’ai rêvé, savez-vous, à votre père Beaugrand… Ah ! vousm’avez bien amusé… Après la description que vous m’en avez faite,ma tentation de le connaître était si forte que j’ai été levoir.

– Eh bien ?

– Eh bien, je ne l’ai pas trouvé extraordinaire ;désormais je m’en tiendrai à ce que vous me dites, ce sera beaucoupplus intéressant.

– Vous ai-je parlé du père Plomion ?

– Comment est-il ?

– Ha ! Ha ! Ha ! L’homme leplus prodigieux que j’aie rencontré de ma vie. Plus grand quenature. Énorme. C’est un de ceux que je peindrai dans ma toile despaysans !…

– Comment est-il ?

– Phénoménal, je vous dis. Six pieds de haut, des épaules…comme ceci, une poitrine qui ressort comme celle d’un poulet… etdeux jambes en demi-cercle qui sont une paire de faucilles.

– Pouah ! il est horrible, fit Jeanne.

– Superbe au contraire. Il a un corps unique ! couvertde boutons, de verrues, d’ampoules !… Des masses d’herpès ontprit d’assaut sa nuque écarlate !… son dos est tuméfié,crevassé par les dartres et les eczémas si bien que sa peau,endurcie, épaissie, rappelle l’écorce du chêne… Avec la sérénitéd’un arbre il laisse pousser tout ça !

Les deux vieillards regardaient le peintre avec des yeux amusésmais sceptiques. Cet homme les attirait, mais faiblement. Ils netenaient pas trop à le comprendre ni à s’exalter à son sujet. Carils étaient, au fond, blasés en ce qui concerne les enthousiasmesde l’esprit. Jeanne qui offrait le reflet gracieux et affaibli deson mari suffisait à combler le vœu de leur curiosité.

– C’est très bien, dit à son tour le prince Adam parlant àFauvarque. Vous avez de l’enthousiasme ; nous ne pouvons quevous en féliciter, mais moi qui suis un raisonneur de profession,je me demande si, au milieu de vos occupations, vous avez le tempsde vous apercevoir que vous vivez auprès d’une femmecharmante ?…

– Ah ! maladroit que vous êtes, prince ! s’écriaM. Louvier, mis à l’aise par ces mots. Vous voulez éclairernotre Fauvarque ? Il connaît les attraits physiques de cettechère petite, je vous en réponds, mais, pour ses qualités morales,madame, est-ce qu’il les apprécie ?

– Un peu…

– Et cependant, reprit le vieil homme, vous êtes admirable.Il vous suffit pour vous dire heureuse d’avoir un foyer à diriger,un mari à choyer, un potager à cultiver, tout cela loin, au fondd’une campagne.

– Tout cela, rectifia Jeanne, avec la certitude que monmari est un grand homme… c’est quelque chose.

– Ah ! oui… le père Plomion, je le prendrai sûrement,répéta Fauvarque, affectant de n’avoir prêté aucune attention auxpropos échangés… D’ailleurs, maintenant, c’est merveilleux, je faisce que je veux, j’ai l’impression de marcher dans un domaine où iln’y a plus de secret pour moi, où je connaîtrais le moindrecaillou…

Il y eut de nouveau un long silence. Les vieillards se disaientque Fauvarque attachait trop de prix à des satisfactions d’unequalité médiocre. Chacun d’eux, rempli de souvenirs brillants, enpossession d’un lot complet de réalisations, opposait, aux espoirsdu peintre, la masse entière de son passé. Ils en venaient à lemépriser sourdement.

– Madame, croyez-moi, dit avec un rire languissant leprince Adam, qui avait besoin de respirer plusieurs secondes entrechaque phrase, croyez-moi, quittez cet homme trop absorbé par sestravaux et cherchez celui qui n’aura que vous pour unique pensée…Je vous offre humblement mon nom, ma fortune, tous mes ancêtres,mon expérience et peut-être un jour serez-vous la reine vénérée denotre Sainte Pologne, sur laquelle j’ai des droits séculaires.Hum ! Hum !…

Jeanne et Louvier éclatèrent de rire. Le prince, haletantd’avoir trop parlé, tourna ses yeux verts du côté de Fauvarque etil le regarda longuement, avec ironie. Mais le peintre ne riaitpas. Il reconnaissait une fois de plus, sous ce badinage, letravail sournois par lequel ces deux vieillards aux chairs flétrieset aux bouches sensuelles s’efforçaient de miner la confiance queJeanne avait mise en lui.

La jeune femme retint ses hôtes jusqu’à cinq heures. Elles’amusait de leurs adulations. De plus, ils racontaient parfois deshistoires qui, même insignifiantes, évoquaient un monde captivantdont elle ignorait tout. Fauvarque les remit dans leur voiture,content de les voir s’en aller. Il rentra dans l’atelier avec deuxlettres en mains.

– « Galerie Coustou », c’est pour moi, dit-il endéchiffrant les enveloppes sous la lampe, mais l’autret’appartient.

– Qu’est-ce qu’il te dit, Coustou ?

– Il dit… attends une minute… il dit qu’il vient voir mesfresques dimanche prochain.

Jeanne se leva, battit des mains et se jeta au cou de sonmari.

– C’est bien, ça… c’est bien, monsieur !… Et… quand,votre exposition retentissante ?

– Dans trois mois, madame, à la naissance du printemps,parmi les bourgeons clairs et les chants d’oiseaux… mais dites-moi,je vous prie, de qui vient votre lettre…

– Ah ! c’est vrai, je l’oubliais… Cetteécriture ?… Sais-tu qui elle me rappelle ?…

– Encore une surprise ?

– Valentine.

– Ah ! ça me fait plaisir de savoir qu’ils existenttoujours !

Jeanne ouvrit l’enveloppe avec une épingle à cheveux.

– Oh ! Oh ! Ils ont changé de domicile, les voiciavenue Raphaël, c’est que leurs affaires vont bien.

En parcourant la deuxième page, elle ajouta :

– Ils donnent une grande réception dans un mois et nousinvitent… Nous y allons ?

– Chez les Sentilhes ?… Bien sûr !… Ces vieuxamis !

Chapitre 5

 

C’était une journée glaciale et pluvieuse. Le ciel, les maisons,les rues semblaient taillés en bas-relief dans un même bloc deglaise verdâtre. Les passants se mouillaient le visage. Leurssemelles buvaient l’eau du trottoir comme des éponges.

– Pouah ! Pouah ! Pouah ! fit Jeanne endescendant les marches du métro, tandis que la nappe d’air tiède etputride du souterrain atteignait le niveau de son menton etsoulevait jusqu’à ses narines une petite vague écœurante etmolle.

– Ça sent l’épidémie, commenta Fauvarque en riant derrièrele col remonté de son pardessus. On aurait mieux fait de resterchez nous.

Deux convois combles passèrent avant que Jeanne se résignât às’écraser dans le troisième.

À peine entrée elle se plaignit d’étouffer. Fauvarque voulut ladégager et marcha sur le pied d’un officier qui lui en fit de façonrogue la remarque. Aussitôt vingt regards mornes se dirigèrent verslui.

– Nous serons contents de rentrer chez nous, ce soir,marmonna Jeanne.

Ils avaient écrit à Huslin qu’ils lui demanderaient à déjeuner.L’écrivain leur avait répondu par une lettre pleine d’effusion, lesremerciant d’avoir pensé à lui et offrant de mettre à ladisposition de Jeanne une chambre où elle pût s’arranger avantd’aller chez les Sentilhes.

Vers midi, suivant une vieille habitude, Huslin se mit deboutdevant sa fenêtre, afin de surveiller l’arrivée de ses amis. Ilétait fiévreux. La pensée de revoir les Fauvarque l’avait tenuéveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment qu’un peu desa jeunesse revenait à lui, car il se sentait fatigué etvieilli.

Depuis de longs mois, il n’avait pas éprouvé une seule véritablejoie. Son amour pour Valentine lui avait coûté sa foi en lui-même.Elle venait bien encore le voir à intervalles réguliers et ilcontinuait à la posséder, sans toutefois dominer son esprit. Ils’était usé à vouloir lui façonner une âme qui pût sentir ets’émouvoir. Chaque jour l’essence impalpable qu’il essayait defixer fuyait davantage entre ses doigts. Et maintenant, lasse delui, sans doute, elle lui apportait un corps qui devenait aussi unechose étrangère. Contre cette forme d’albâtre rigide et tiède, ilse heurtait. Il guettait une étincelle. En vain. Alors ilcomprenait que Valentine bientôt s’en irait, sans avoir reçu sonempreinte, identique à la femme qu’elle eût été sans lui. Et cettepensée le faisait souffrir parce que son cerveau ébranlé en tiraitle présage d’une déchéance.

Il remuait ces idées lorsqu’il vit se rapprocher dans l’avenueun homme à la taille fine, aux larges épaules, et une femme au pasferme, qui se balançait en marchant. Il ne les reconnut qu’au boutd’un instant. Ce fut le battement de son cœur qui le renseigna. Ilse précipita hors de son cabinet, ouvrit la porte, et prêtal’oreille.

– Je vous ai vus… Je sais déjà… Vous êtes beaux… Vous êtessuperbes !… cria-t-il en descendant l’escalier pour accueillirplus tôt ses amis.

– Et vous ? Vous allez bien ? Vous êtescontent ? Vous avez travaillé ? demanda Fauvarque.

Huslin ne répondit pas. Il embrassa le peintre avec un plaisirfébrile, il tâta sa poitrine musclée, puis les bras d’acier deJeanne et ils entrèrent tous les trois par la porte restée ouverte.Une odeur bleue d’encens régnait dans l’appartement, décoré jadispar Fauvarque ; il n’avait point changé. Le peintre et Jeannele peuplèrent de leurs voix heureuses et de leurs yeux clairs quise ressemblaient.

– Ça sent bon chez vous… et c’est beau, beau, beau, fitJeanne en entrant. J’aime votre table espagnole. Je reconnais voscolonnes dorées de livres… Voici le canapé où l’on s’enfonce commeun fond d’un panier.

À mesure qu’elle les nommait, dans la pénombre de la pièce, latable, les colonnes de livres, le canapé, pour Huslin se couvraientde lumière. Et il se reprit à aimer et à comprendre le décor où ilvivait avec indifférence. Mais son regard manquait de gaieté. Ilsouriait d’un sourire débile.

– Vous êtes lugubre, mon cher, lugubre ; il faut vousdérider ! s’écria Jeanne.

– Vous n’êtes pas souffrant au moins ? demandaFauvarque.

– Eh ! non, je vous assure, ni souffrant ni…

– Ça sent les huîtres par ici ! fit Jeanne.

– Il se pourrait, poursuivit Fauvarque, mais je dépiste enplus un singulier fumet de venaison…

– Je ne serais pas étonnée qu’un foie gras truffé rôdâtquelque part… reprit Jeanne.

– L’arôme d’un ananas circule dans la maison.

Huslin se sentit reconnaissant à ses amis d’être là, parmi seschoses à lui et se prit à chérir en eux jusqu’à cet égoïsme qui lesrendait insensibles à sa détresse. Ils couraient comme deux oiseauxchanteurs qui s’amusent et qui ne comprennent rien à lasouffrance.

– Asseyez-vous, monsieur le mal en train, ordonna Jeanne.Voyez-vous les Sentilhes quelquefois ?

– Oui… souvent.

– Que deviennent-ils ?

– Je vois, ma chère amie, que vous ne lisez pas lesjournaux… On ne parle que du beau Carlos…

– Les journaux ? Qu’est-ce qu’il a doncfait ?

– Mais, des pas de géant, chère amie. Il dîne à l’Élysée.Il est déjà question de l’envoyer à l’Institut.

– Brave Sentilhes ! s’exclama Fauvarque dans uneexplosion de joie sincère, je suis content pour lui… et pour moiaussi, car il n’est pas mauvais d’avoir un ami qui dîne à la droitedu président… Mais qu’est-ce qu’il a fait ?… Uneexposition ?… La dernière nature morte que j’ai vue de lui,avant de quitter Paris, n’était pas mal du tout…

« Oh ! naïveté céleste ! lui répondit Huslin, enpensée, une petite nature morte explique pour toi gloire, fortune,honneurs… Si tu savais les chemins tortueux qu’il nous a fallusuivre… »

Mais il se garda de dissiper l’erreur du peintre.

– Leur nouvel appartement est bien ? demandaJeanne.

– Un appartement ! Dites un somptueux hôtel !

– Oh ! oh ! et que raconte sa femme ?

L’écrivain haussa les épaules. Son visage se contracta en unegrimace d’amertume.

– Valentine devient insupportable, dit-il d’une voix aigre.Elle est nerveuse, fière… Elle n’est plus reconnaissable… Vous laverrez cet après-midi, à moitié nue dans sa robe, au milieu d’uncercle d’adolescents stupides…

Jeanne éclata de rire :

– Vous en parlez drôlement, dit-elle.

– Bon, je vois, ajouta Fauvarque, vous êtes neurasthéniquealors que c’est notre pauvre Sentilhes qui aurait raison del’être.

– Que racontez-vous là ?…

À ce moment, Pierre, le valet de chambre, entra pour annoncerque le déjeuner était servi. Jeanne sauta à bas de son siège etvint soulever Huslin encore affaissé dans son fauteuil.

– Là, doucement, doucement ; n’allez pas trop vite,vous vous feriez du mal.

– Ah ! que n’ai-je deux lits à vous offrir !s’écria Huslin ; vous passeriez avec moi une semaine, cela meremonterait pour un an !

– Voici les huîtres, fit Jeanne en pénétrant dans la salleà manger, où les larges coquilles roses ouvertes sur la tabledégageaient l’odeur ambiguë de la mer.

– Vous avez un flair merveilleux, lui répondit Huslin. Vousvoyez les huîtres et j’avoue le foie gras. Quant à Fauvarque il aparlé de venaison et d’ananas… il n’y en a pas même le soupçon.Avez-vous au moins flairé mes crus ? ajouta-t-il ens’adressant au peintre.

– Un petit Bourgogne, fit celui-ci.

– Allez, taisez-vous. Vous n’y connaissez rien. J’énumèredans l’ordre un Vouvray, un Bas-Médoc, un Saint-Estèphe et du vinde Champagne.

Après les hors-d’œuvre fut présentée une timbale de poissonfumante, qu’on plaça au milieu de la table pour plus d’intimité.Huslin, qui servait, semblait soulever du fond de la croûte roussiedes poids énormes. Il tirait un filet de turbot, la chair blanched’un homard, des champignons sous des manteaux de sauce, et il seréjouissait d’entendre Jeanne et Fauvarque saluer au passage cesmorceaux délicats.

– Assez, criait Jeanne.

– Alors, il est pour moi ! disait Fauvarque.

– Mais Huslin ne mange pas !

– Tant pis pour lui !

Le repas s’animait. Calé dans son siège, Fauvarquedit :

– En somme, depuis un an nous avons tous bien travaillé.Sentilhes est aux étoiles, vous vous êtes enrichi, moi j’aipeint.

– J’ai vu vos dernières toiles chez…

– Des plaisanteries ! interrompit Fauvarque. Ce sontmes fresques qu’il faut voir. Car je vous l’ai dit dans ma dernièrelettre, j’ai enfin obtenu le résultat que je recherche depuisquinze ans : exalter la vie par une peinture héroïque.Remarquez bien que nous n’avions rien dans notre art qui fûtcomparable aux harmonies d’un Bach, aux strophes épiques d’unHomère ; alors que le symphoniste et l’écrivain font éclaterles spectacles du monde comme des capsules trop pleines, le peintren’a jamais dépassé, dans ses œuvres, la vision d’un hommeordinaire…

À ces mots, Huslin eut un souvenir. Jeanne qui l’observait futétonnée de son silence. Elle se rendit compte qu’il faisait effortsur lui-même pour approuver Fauvarque et n’y parvenait pas.Celui-ci reprit :

– Je suis le premier qui soit parvenu à montrer, par lemoyen de la peinture, la vie au paroxysme de sa beauté et de saforce, tout en restant simple, ce qui est mon grand souci… Mesfresques sont même tellement simples qu’on les comprend d’un coupd’œil… On les comprend trop vite… Il est venu chez nous, depuis unmois, une quinzaine de personnes… Elles sont tellement saisiesqu’elles se taisent.

Des sentiments profonds remuaient Huslin. « Mon pauvre ami,songeait-il, une horrible déception t’attend… Ai-je le droit de tecacher ce que je sais ? Tu me le reprocherais plus tard commeune trahison. » Mais l’obligation de parler lui était odieuse.Il ne s’y résolvait pas encore. Et de nouveau la tristesse creusason visage.

Pierre venait de déposer sur la table une poularde rôtie, lasalade et les légumes. Huslin versa du vin à ses convives. De plusen plus gai, Fauvarque éprouvait un grand besoin de s’épancher.

– Mon cher, s’écria-t-il, vous viendrez passer l’été cheznous… Je vous invite !… À ce moment-là, nous serons riches etles amateurs en train de courir… Je vous promets qu’ils n’aurontrien pour rien. Il faudra qu’ils déboursent de « la belleor » crépitante, gazouillante, reluisante et trébuchante. Vousrecevrez l’accueil d’un roi… Jeanne vous gâtera… Moi-même j’aibesoin maintenant d’une vie douillette… les bons petits plats… lesdraps bassinés en hiver… les linges bien fins en été…

– Vous pouvez y compter, vraiment !… fit Jeanne d’unton plaisant.

– Mais j’y ai toujours compté, avec une femme aussidélicieuse et charmante que vous.

– Prenez garde qu’une charmante et délicieuse main ne vousarrache les trois quarts d’une oreille.

– Mon premier projet, dit Fauvarque en reprenant son idée,consiste à acheter la maison que nous habitons… Elle est agréable,solide… Pour l’instant elle n’a qu’un gros abcès sur le flanc qu’ils’agit d’extirper : c’est le propriétaire… Ne croyez pasd’ailleurs que monsieur Lavoine soit un méchant homme… Depuis notreentrée, nous lui avons payé en tout et pour tout le premierterme…

– Un drôle d’individu, insista Jeanne ; j’ail’impression qu’il est très content de nous avoir chez lui.

– Parbleu ! s’exclama Fauvarque, il est malin, ilflaire la bonne affaire. Il se dit « Un jeune ménage… Unefemme charmante… Une exposition !… les voilà lancés !…ils m’achètent maison, jardin, potager à bon prix…Soignons-les ! soignons-les ! Des occasions commecelles-là ne se retrouvent pas…

– Le projet d’Henri me paraît très bien, dit Jeanne, en setournant vers Huslin. Si nous voulions plus tard nous agrandir, lepère Plomion nous céderait volontiers du terrain. En somme la seulechose que l’on puisse reprocher à cette maison, c’est d’êtreéloignée de Paris…

– Entendu, riposta Fauvarque, mais cet inconvénient, il netient qu’à nous d’y remédier. Des petites autos maintenant on entrouve autant qu’on veut… Je paye comptant, je prends la voiture…et c’est une affaire conclue.

– Qu’en pensez-vous, Huslin ? demanda Jeanne.

L’écrivain ne répondit pas. Jeanne et Fauvarque, étonnés,levèrent les yeux sur lui.

– Fauvarque, dit-il après un silence, tandis que ses mainstremblaient légèrement, ne m’appelez pas un prophète de malheur sije vous mets sur vos gardes… Il y a, je crois, une confusion… Vousavez peut-être mal interprété le sentiment de ceux qui ont été vousvoir depuis un mois…

– À quel propos me dites-vous cela ?

– À propos de vos fresques.

– Pourquoi y aurait-il confusion ? Je ne vouscomprends pas.

– Voici, reprit Huslin ; vendredi dernier, j’airencontré Demons, Martin-Beaux, monsieur Fouqueroux et monsieurDalby dans une même réunion… Tous quatre revenaient de chez vous…Et vous savez comme ils vous ont toujours exalté… J’ai eul’impression que cette fois… que cette fois…

Il n’osait plus poursuivre ! Devant lui, il voyait soudainun homme de pierre en qui toute affection était morte, des yeux dediamant éclatants et durs et une lèvre mince, tendue ; commeun arc. « Il faut parler quand même », se dit Huslin.

– Oui… mon vieux Fauvarque… Je ne sais pas si les jugementspénibles qu’ils ont portés sur vos derniers travaux ont une basequelconque, puisque je n’ai pas encore eu le loisir de me faire uneopinion personnelle mais ce que j’ai entendu m’a été désagréable,et je tiens à vous en avertir, car je m’aperçois que vous fondezbeaucoup d’espoir sur ces travaux… L’impression de nos amis est quela solitude aura exaspéré votre imagination, augmenté votreconfiance en vous… et que vos fresques sont un peu… obscures… Ilsont même dit indéchiffrables…

Fauvarque s’était dépensé jusqu’ici, sans compter. Il savait sonbut difficile à atteindre, et, pour s’éviter des défaillances,contenait ses désirs… Chaque jour ses amis pressés et fiévreux,étonnés par sa tranquillité, disaient qu’il y était parvenu ;lui répondait : « pas encore ». Et pour que Jeannene se sentît pas vieillir dans l’attente, il l’avait nourrie de sasubstance, créant sans cesse autour d’elle un mirage d’abondance etune atmosphère de gloire. Mais aujourd’hui, en pleine possession deson génie et de son calme, il avait jugé que le sommet étaitatteint. Ses espoirs pouvaient s’exprimer… Ses projets pouvaients’étaler… Il avait en main une force miraculeuse, son œuvre, devantlaquelle s’affaisseraient toutes les difficultés… Aussiregarda-t-il les discours de Huslin comme les premières embûchesfatales et les premières objections oiseuses de la vie… D’un largebalancement du bras, il les éparpilla :

– Mon cher, excusez-moi, dit-il, mais je croisqu’aujourd’hui vous vous portez mal et raisonnez plus mal encore.Votre esprit, je l’ai vu tout de suite, est porté à l’inquiétude…Demons, Martin-Beaux, monsieur Dalby et monsieur Fouqueroux, commetous ceux qui sont venus chez nous, sont émerveillés de ce que jeleur ai montré.

– Je pourrais protester là, contre ces propos, fit Huslindevenu écarlate.

– Mais non, de grâce, ne protestez pas… Vous avez seulementmal compris nos amis… Indéchiffrables… mes fresques ? Pourquoile seraient-elles pour eux, quand tous les autres les ontcomprises ?

– Nous avons même vu des marchands, hasarda Jeanne.

– Soyez assurés, dit Huslin, que nul ne se réjouira plusque moi, si vous avez déjà des résultats.

– Bien sûr, que nous en avons, s’écria Fauvarque. Alorsvous aviez cru que nous parlions en l’air, comme des enfants. Nousavons des résultats… splendides !… Le père Coustou est venunous voir la semaine dernière, avec l’idée bien nette de mepréparer une exposition pour janvier prochain. Il a regardé… Il estdevenu blême… blême ! Vous entendez ! Un coup d’œil lui asuffi : il a vu… Je me suis dit : « Ilaccepte… » C’aurait été trop simple… Notre brave homme refuse…Hilarant ! hilarant ! mon cher… hilarant ! ilrefuse…

Le peintre se mit à rire. Huslin fut pris de vertige. Il penchason visage vers la table.

– Et savez-vous pourquoi il refuse ? alors qu’ilacceptait il y a deux ans ? il ne l’a pas expliqué, mais jel’ai deviné tout de suite. S’il avait eu le malheur d’introduireune des mes fresques ou simplement une de mes dernières toiles danssa boutique, tout le reste de sa galerie croulait. Plus rien netenait… Plus rien… Plus rien ne se vendait… Et il n’avait plus qu’àpasser dix millions de tableaux par profits et pertes. C’était unmassacre !… Une hécatombe ! Une Sainte-Barthélemy destableaux, mon cher !…

– Quand même, il a été stupide ! murmura Jeanne, rienqu’avec Henri il se serait dédommagé.

La voix sonore, les bras ouverts, Fauvarque conclut :

– Eh bien, mon brave Huslin, ça, voyez-vous, c’est unrésultat plus grand que je n’avais jamais espéré !

Chapitre 6

 

Vers dix heures Jeanne Fauvarque et Huslin pénétrèrent dans lejardin des Sentilhes. Fauvarque cuba l’hôtel d’un regard.

– Douze mètres de façade, quinze de profondeur, troisétages et une cave, ils doivent y tenir à l’aise, déclara-t-il.

Les volets étaient clos. Ni lumières, ni bruits ne filtraient autravers, mais une trépidation du sol et des murs annonçait que lafête était bien enfermée au centre de cette masse brune. Ilsgravirent quelques marches qui aboutissaient à un porche garni deplantes vertes, et Huslin sonna. On tardait à ouvrir. Il répéta songeste. Dans la nuit glacée, Jeanne et les deux hommes semblaientles affiliés d’une secte occulte.

La porte s’ébranla. Une lueur en jaillit et se répandit dans lebrouillard. Le bruissement de ruche, d’abord perçu, fit place à desclameurs frénétiques, tandis que se découvrait largement auxretardataires le cœur en tumulte de la maison. Dans l’air saturé deparfums, des accords stridents de tangos se heurtaient avec unbruit de cymbales contre des flots de lumière.

– Par ici, madame, dit une femme de chambre, bien calme aumilieu de la fête, à Jeanne qui, étourdie, s’avançait vers lessalons.

Le vestiaire était installé sous le large escalier tournant. Àpeine débarrassés de leurs manteaux, les nouveaux venuss’examinèrent mutuellement et Fauvarque s’aperçut que Huslin avaitpâlit.

– Vous paraissez vous sentir mal ? dit-il.

– Je vous raconterai, répondit Huslin.

Ils s’engagèrent dans un salon Louis XVI à tentures bleues, oùquelques hommes et autant de femmes, assis deux par deux et tournésl’un vers l’autre, s’entretenaient avec mystère. Jeanne eut unmouvement de recul instinctif, puis se hâta vers la porte de lapièce voisine, avec la sensation qu’autour d’elle, les couples àdemi couchés échangeaient des baisers furtifs.

Elle déboucha dans la salle de danse. L’orchestre était installésur une estrade. Sur les canapés alignés cotre les murs, avaientpris place de vieilles dames chargées de bijoux. L’éclairage étaitéblouissant. Trois cents ampoules électriques, reproduites àl’infini dans les miroirs, formaient une constellation qui semblaitnaître au ras du parquet. D’un coup d’œil, Jeanne se rendit comptequ’elle ne connaissait ici personne. Elle cherchait ses hôtes, neles vit point. Ils étaient perdus dans la foule des invités, auxallures si familières, que chacun d’eux paraissait le maître de lamaison.

Les couples du salon bleu faisaient dans son dos, un susurrementagaçant. Elle se tournait vers eux, par instants, et leur jetait unregard dur. Ils l’attiraient et la scandalisaient à la fois.Lorsque la volupté raclait leurs nerfs, ils se levaient et, d’unpas de somnambules, gagnaient la salle de danse.

– Où donc est Huslin ? demanda Jeanne.

– Le malheureux garçon est rongé de soucis, réponditFauvarque. Il s’est esquivé, j’ai fait semblant de ne pas voir.

Alors que Fauvarque promenait un regard détaché sur les mouluresdes plafonds, les trumeaux dorés, les sièges recouverts de soie etde velours, Jeanne supputait la fortune des Sentilhes. Elle engrossissait le chiffre à mesure qu’elle découvrait tel bahut, telletenture. Vitrines, tables, fauteuils, consoles, tapis, lumières,même les visiteurs, même le bruit n’étaient à ses yeux que laprojection de ce fantôme qui l’éblouissait.

– Ils se mettent bien ! dit-elle en attirant sonmari.

– Oui, c’est navrant, dit Fauvarque ; toujours le mêmestyle Rocaille, Grand-Palace, Grand et Petit Trianon… Sentilhesaurait dû me consulter… C’est bien dommage, il est trop tardaujourd’hui.

– C’est quand même riche, insista Jeanne.

– Tu trouves ? Tout est si laid : c’estpauvre.

Pour ce mot, elle eût naguère admiré son mari. Mais ce motdonnait corps, à cette minute, à ces vagues pressentimentsqu’avaient fait naître en elle ses amis, le prince Adam,M. Louvier, M. Fouqueroux, Demons, Huslin lui-même.Ah ! le scepticisme marquant leur visage chaque fois queFauvarque s’exaltait sur un projet bien défini. Cette attitude,qu’elle ne remarquait même pas autrefois, l’avait gênée dans lasuite comme la présence d’un insecte importun et, ce soir, pour lapremière fois, Jeanne lui trouvait un sens positif, à savoir queFauvarque ne comprenait pas la société. Non ! il était, devantcet organisme compliqué, pareil à l’apprenti aux côtés d’unemachine qu’il ne saurait manœuvrer. « Il connaît la beauté,mais elle se confond pour lui avec la richesse, pensa-t-elle ;il peut me rendre heureuse, il ne me fera jamais riche. »Cette pensée la bouleversa. Elle se sentit blessée parmi l’opulenced’autrui. Son cœur se souleva, se gonfla, puis lentement il serétracta, arrachant, lui semblait-il, des croyances qui lui étaientprécieuses ; lorsqu’il eut retrouvé sa place, repris sonvolume et son poids, Jeanne se sentit diminuée, l’âme émaciée,comme il arrive, au début d’une convalescence.

– Quittons cet endroit, dit-elle avec humeur.

La danse était suspendue, le temps de servir desrafraîchissements aux musiciens. Fauvarque suivit sa femme sur leparquet satiné où le reflet des lampes faisait surgir des fleurslumineuses. Le pied nerveux de Jeanne semblait les écarter.Fauvarque, au contraire, marchait dans une vaste véranda vitréedonnant sur les derrières du jardin.

– Foutrel, toi ici ! s’écria le peintre en butantcontre son ami.

Serré dans un habit impeccable, Foutrel se donna le genre de nepas s’émouvoir de cette rencontre. Il continua à déguster la glacefourrée de fruits confits qu’il avait en main.

– Ton père est donc plus large avec toi ? Tu est vêtu,ma parole, comme un fils de famille ? reprit plaisammentFauvarque.

– Mais non… il n’est pas plus large, seulement je fais desaffaires… Je gagne de l’argent, comprends-tu ? Je le gagne etje le dépense.

– Tu fais des affaires avec qui ?…

– Mon petit, pas d’indiscrétion… On recommence à danser, jesuis engagé avec la petite bleu turquoise que tu vois auprès d’unegrand-mère noire comme un corbeau… Elle est vicieuse et lyrique,mon cher… je parle de la gosse…

Désinvolte, Foutrel déposa sa coupe sur une console, se glissaentre les groupes et entraîna sa danseuse. Fauvarque stupéfaitsongea : « Sacré type… Il fait des affaires… Quellesaffaires ?… »

Jeanne, se trouvant seule, était revenue sur ses pas. Fauvarquelui fit part de sa rencontre. Ils se faufilèrent dans un salonEmpire flanqué d’une seconde véranda vitrée où les joueurs debridge, autour de cinq tables à tapis vert, semblaient constituerle cerveau de la fête. Des vieillards, et bon nombre d’hommes mûrs.Fauvarque les considéra vivement intéressé, car sous les masquespréoccupés des joueurs, comme à travers un treillis serré, ildiscernait des visages d’enfants. Il eut l’impression de voir uneassemblée de collégiens grimés dont les faux poils tomberaient aupremier geste, dont un mouchoir pouvait effacer les faussesrides.

– Il est quand même étonnant, fit Jeanne, que depuis vingtminutes que nous sommes ici, nous n’ayons rencontré ni Sentilhes niValentine.

– Mais c’est Legris ! ça ne peut être queLegris !… s’exclama Fauvarque en prêtant l’oreille à un chantvéhément qui s’élevait tout proche.

En s’éloignant des joueurs, ils virent le phtisique debout dansun étroit renfoncement que le piano à queue remplissait presque. Ilchantait mains jointes, mal accompagné par madame Lambert.

– Un peu plus maigre… un peu plus pâle… mais il chantetoujours aussi fort. Ma parole, il nous enterrera, ditFauvarque.

– Viens, viens, voici Sentilhes, dit Jeanne.

Dans la salle de danse s’était formé un groupe de femmes queSentilhes gavait de friandises. Rouge et lustré par la sueur, iltenait une bouteille de champagne dans une main, et, dans l’autre,une pyramide de sandwiches au caviar.

– Une coupe de champagne… Qui m’a demandé une coupe dechampagne ?…

Avisant la générale du Ronzay étendue sur un canapé :

– Ah ! mais c’était vous, générale, c’était vous. Çane pouvait être que la plus souple, la plus jolie, la plusjeune…

Il heurta au passage la belle madame de Pontavis. Bien qu’il eûtles mains prises esquissa le geste de la serrer entre ses brasraidis comme des moignons.

– Qu’il est amusant ! Qu’il est gamin ! firent enchœur les jeunes femmes.

– Je vous affirme… je vous garantis… que vous exagérez… quevous abusez de vos forces… fit un vieil homme décharné ens’adressant à Sentilhes. Voici deux heures… voici trois heures quevous êtes sur pied…

Carlos demeura une seconde interloqué, mais il se ressaisit ets’écria :

– Oh ! monsieur le procureur général… vraiment, mareconnaissance… Et puis ça vaut un sandwich au caviar… Si,si !

– Merci, mon ami, répondit le vieillard, faisant un signeamical avec le sandwich dont il venait de s’emparer.

– Monsieur l’introuvable, dit Jeanne en s’approchant.

Carlos leva les bras, pivota sur lui-même à la recherche d’unetable où poser l’assiette et la bouteille qui l’embarrassaient.Puis il courut vers Jeanne.

– C’est vous. C’est donc vous, fit-il d’une voixlangoureuse… Est-elle adorable, cette mademoiselle Jeanne… Cettemademoiselle Fauvarque… Je bafouille, n’est-ce pas ? Cettemadame Fauvarque…

– Toujours notre brave Sentilhes, dit Fauvarque à une damequ’il ne connaissait pas, un peu fou mais sympathique !

– Tiens ! vous voici, murmura Carlos.

Il avait voulu l’épreuve de cette rencontre afin de soulager sonesprit, en examinant, une fois pour toutes, les contours précis decet homme. Mais voici que Fauvarque lui apparaissait moindre qu’ilne s’y attendait. Il trouva sa tête trop grande, ses chaussures peuélégantes. Il le vit perdu dans la foule de ses admirateurs ;il se dit que son rival avait dû voyager pour venir dans sa maisonà lui et, fort du sentiment de sa richesse, de ses succès, de sesconquêtes, du galbe des femmes qui l’entouraient, il retourna versJeanne joyeusement.

– Avez-vous pris quelque chose au buffet, chère amie ?Non… Elle n’a rien pris… Mais vous devez être à moitié morte…

Les prunelles bleues de Jeanne étincelaient. Elle admirait labonne humeur de ce grand garçon affectueux, sa belle chevelure,mêlée de rares fils d’argent, qui se balançait quand il parlait.Elle compara sa mine radieuse à la face morne, presque rebutante,qu’elle lui avait connue aux heures où il se courbait, écrasé parun idéal trop pesant pour lui.

– La petite madame Fauvarque, répéta Carlos, en entraînantJeanne par le bras… Doit-elle en faire des folies… au fond desbois… Dans la solitude des champs… au murmure des ruisseaux…Vraiment… oui… vraiment je m’imagine, après que le soleil esttombé…

Il égrenait sans fatigue, complaisamment, des lieux communs qui,sur ses lèvres, donnaient presque l’illusion d’une causerie fine etprécieuse.

– Tournez-vous de ce côté. Voici ma femme, dit-il.

– Valentine ! que c’est curieux… Je ne l’aurais pasreconnue, s’exclama Jeanne.

Valentine, drapée dans une robe de velours vert émeraude, levisage très fardé, était entourée de jeunes gens parmi lesquelsHuslin. Elle vit Jeanne et lui cria « bonjour » avecaffectation.

Depuis qu’il avait quitté les Fauvarque, Huslin suivaitValentine de salle en salle, sans parvenir à lui parler. Les seulsmots qu’il se sentît capable de lui dire étaient des mots dereproche, que son entourage, justement, lui interdisait deprononcer. De plus, il la voyait rire, jouer de ses yeux noirs,comprimer sa lèvre rougie de ses dents éclatantes, et cetteapparence passionnée irritait Huslin qui la savaitmensongère : « Ne la croyez pas, elle est insensiblecomme la pierre, elle est insensible comme la mort »,hurlait-il en lui-même.

Mais cette rancune l’affaiblissait. Entouré de la joie généralequ’il ne partageait pas, il avait le sentiment d’être victime d’uneinjustice, méconnu, méprisé, de s’enfoncer tout debout, dans uneeau trouble. « Il faut de la gaieté pour se tenir au niveaudes autres… » songeait-il.

Dès qu’il vit Jeanne, il chercha Fauvarque des yeux etl’aperçut, assis dans le salon Empire.

– Je crierais du besoin de m’isoler, lui dit-il enl’abordant. Voulez-vous que nous montions dans l’atelier ?

– Une bonne idée, si Sentilhes le permet.

– Il le permet… je suis un peu de la maison… Vous pouvez mesuivre.

L’atelier occupait le troisième étage, divisé en deux partiespar un immense rideau ; celle où Huslin introduisit Fauvarqueavait les murs et le plancher nus.

– Ceci, dit Huslin en donnant de la lumière, est levéritable sanctuaire du travail. Les chefs-d’œuvre de Sentilhes,ses toiles de longue haleine, sortent de cet atelier. Derrière cerideau il reçoit ses modèles illustres et ses maîtresses.

– C’est là ce qu’il fait maintenant ? s’écriaFauvarque en désignant la plus importante des toiles.

– Le Pont de la Victoire, présenta Huslingravement. Cent soixante-dix-huit redingotes sur une surface dequinze mètres carrés. Un véritable record. Cette œuvre sera placéeà l’Hôtel de Ville.

– Vous aimez ça, vous ? reprit Fauvarque atterré.

Un rire sinistre jaillit de la poitrine étroite de Huslin. Ilmit sous les yeux de Fauvarque une photographie qu’il venait dedécrocher du mur. On y voyait un jeune homme en smoking vers lequelune femme, en robe de soirée, était poussée par d’obscurespuissances.

– Voici Fascination, dit-il, la gloire et lafortune de notre ami. Le tableau a été acheté par le collectionneuranglais Coxer. Mais Sentilhes a gardé le droit de reproductionphotographique et, depuis dix mois, sept cent mille épreuves ontété vendues à travers le monde.

– Mais enfin, demanda Fauvarque, pourquoi Sentilhes a-t-ilfait cela ? Est-ce qu’il s’est trouvé dans le besoin ?…Pauvre vieux !… Il n’avait qu’à s’en aller à la campagne… Prèsde chez nous, tenez, on aurait pu lui dénicher quelque chose…

– Voilà ce qu’ils sont devenus, se contenta de répondreHuslin… Sans compter des mœurs dévergondées. Carlos a eu lamarquise de Laveline, madame de Sonnailles. Aujourd’hui, c’en estune autre… quant à Valentine, elle a un amant.

– Qui donc ? demanda Fauvarque, saisi decuriosité.

– Eh ! bien, mais, répondit Huslin, mais moi, vousl’aviez deviné, n’est-ce pas ?… Elle y a mis le prix. Il afallu que je lui souffle pendant un an les paroles de hainesusceptibles d’entretenir Carlos dans une heureuse disposition autravail. Elle m’a jeté pendant un an dans les bras cet automatequ’il a fallu remonter chaque jour. À vrai dire, c’était elle quitenait la manivelle, mais toute l’impulsion venait de moi.

Huslin se laissa tomber sur un divan qui prenait le coin del’atelier. Fauvarque s’assit également.

– Je ne vous comprends pas, dit-il. Quelle est cetterancune ? cet automate ? cette haine ?

– Vous allez comprendre… Carlos vous admirait. Il vousadmirait tellement qu’il en était devenu impuissant. AlorsValentine et moi nous lui avons appris à vous haïr… C’étaientd’horribles séances… À certains moments votre nom seul suffisait àdéchaîner de véritables crises d’épilepsie. Sentilhes brisait lesassiettes, s’arrachait les cheveux. Tel était, plus ou moins, sonprélude habituel au travail. Bientôt il s’apaisait. Mais il étaitfier de découvrir en soi une colère grisante, une haine qui luirenvoyait sa pensée décuplée. Il était content de cet interlocuteurqui lui répondait. Il était joyeux de mettre à l’épreuve ce ressortd’acier sur lequel bondissaient les syllabes qu’avaient scandéesses lèvres… Ah ! si vous aviez vu ces bains de haine… cesfontaines de vie… À ces heures-là il se sentait bien, iltravaillait… et il faisait… ceci…

– Vous avez agi comme un criminel, dit Fauvarque.

– Peut-être… Je voulais la femme… Je l’adorais… Et puis,ai-je réellement agi comme vous dites ?… Sentilhes me doit sagloire… sa fortune… Ne riez pas… J’ai réfléchi en votre absence…Vous avez du talent… du génie… et vous attendez quoi ?… devoir passer votre jeunesse, la jeunesse de votre femme jusqu’à leurdernier jour ?… Moi, je me suis fait là-dessus une idéenette : je me dis que l’art est un instrument… un instrumentpareil aux autres, que nous avons en mains pour attirer sur nous leplus d’amour, le plus d’argent, le plus de considération possible…Et si, pour obtenir ce maximum, nous devons sacrifier notre génie,y a-t-il, mon cher Fauvarque, une seule bonne raison de ne pasfaire le sacrifice ?

– La raison, dit Fauvarque d’une voix tranquille, c’estqu’à travers les siècles ceux qui ont eu une parcelle de génie onttoujours préféré mourir que de renoncer à l’exprimer.

Chapitre 7

 

De chez Sentilhes à la gare Saint-Lazare, ils n’avaient paséchangé une parole. Fauvarque trouva au fond de sa poche les deuxbillets de retour, et ils s’engagèrent sous la marquise. Luisuivait Jeanne en songeant : « Que lui ai-je fait ?Pourquoi m’en veut-elle ? » Il craignait l’expressionmorne avec laquelle elle gagnait les wagons de deuxième classe. Letrain, bas sur ses roues, avec toutes ses portières ouvertes,s’étirait dans un bâillement prolongé.

– Je paierai les suppléments. Viens, nous serons mieux ici,dit Fauvarque en désignant un compartiment de première.

Jeanne revint sur ses pas et monta. Afin d’éviter les yeux deson mari, elle regarda par la portière. Les quais étaient gris depoussière. De l’eau y croupissait par endroit. Sur la voie, desflaques de graisse s’étalaient entre les rails. L’air confiné, lafumée en suspens achevaient de rendre misérable ce hall immense oùles êtres passent anonymes comme des colis.

Patiemment Fauvarque attendit que le train s’ébranlât. Deuxrangées d’immeubles plats comme des ruines défilèrent. Malgré leslueurs sourdes qui éclairaient quelques-unes des fenêtres, on eûtdit la vie improbable derrière ces façades. Vinrent les faubourgs.Un peu de campagne sombre s’insinua, écarta les maisons, se fitentre elles une place de plus en plus large. Jeanne regardaitobstinément au dehors où il n’y eut bientôt plus que la nuit.Fauvarque s’avança vers elle d’un geste franc.

– Alors, demanda-t-il en riant, c’est défendu de causer, cesoir ?

– Non.

– Tu as un reproche à me faire ?

Elle ne répondit pas.

– Je vois, tu en as un !

Elle haussa les épaules et le silence retomba. Entre eux dumoins, car, filant encadré de deux parois de nuit, le train faisaitun vacarme terrifiant. Une lumière lointaine déployait par momentde vastes espaces derrière la vitre, puis, de nouveau, c’était uncouloir sombre.

Fauvarque se recula. Mais son sourire persistait. Il s’abandonnaà la fuite du train qui les emportait, Jeanne et lui, pareils àdeux cellules d’un organisme dispersé. L’un et l’autre avaient lesentiment que sortis du cadre où étaient installées leursexistences, ils erraient fragiles et vulnérables. Mais sans douteque là-bas, chez eux, grâce à quelques artifices, entourés de leursmurs, de leurs meubles, ils se rappelleraient un but qu’ilss’étaient assigné dans la vie. Et leurs caractères propres,renaissant par reflet, les fortifieraient en eux-mêmes.

« Évidemment, rêvait Fauvarque, c’est une tristesse… nousdescendons un jour voir des amis, dans une ville… Nous sommeslibres, jeunes et sains… Quand même, dès que tombe le soir, il fautsonger à dormir… Notre maison est loin… il faut prendre destramways… un train… traverser la campagne… plusieurs petitesvilles… des villages… ensuite marcher dans la nuit jusqu’à uncertain croisement de routes… À ce point précis de la terre, noslits sont préparés et le chien nous reconnaît quand nousentrons… »

Après deux heures de trajet, ils arrivèrent à Vernouillet.

La nuit était noire. Sous le crépitement lumineux d’un arcvoltaïque, les faces étaient suscitées violemment, mais d’un seulcôté, comme des masques. Ils reconnurent le visage rubicond àmoitié endormi d’un contrôleur. Ils se virent mutuellement, avecdes joues énormes et des épaules postiches. Ils sortirent mêlés àune foule de monstres silencieux et sages, qui se divisa dès laporte en plusieurs groupes et alla se fragmentant de plus en plus.Bientôt Jeanne et Fauvarque se trouvèrent seuls sur la route. Ilsmarchaient vite. Le ciel était trop vaste. Deux yeux rondssurgirent. Ils tournèrent à droite, à gauche ; un mugissements’éleva.

– Range-toi, cria Fauvarque.

Jeanne continua, et ils furent ensevelis dans un nuage depoussière. Un juron allait jaillir du cœur de Fauvarque, mais il semaîtrisa, car il haïssait les défaillances morales qui laissentl’être veule et appauvri.

– Les riches… ricana Jeanne.

Ces mots l’attristèrent. Cependant, il répondit, railleur sansen avoir envie :

– Tu en as vu quelques-uns et non des moindres ce soir.

– Je te crois ! s’écria-t-elle d’une voix forte, où ilapparaissait qu’enfin elle descendait sur le terrain de sesréflexions.

Elle ajouta :

– Tu as vu Cardoner ? Cette espèce de vagueentrepreneur que tu nourrissais de tes idées, en faitd’architecture ? Il a eu un air bien protecteur en te serrantla main, et il est parti devant nous, dans une somptueuselimousine.

– Pauvre vieux Cardoner, répondit naïvement Fauvarque avecun rire traînant, et il m’a raconté que son foie est attaqué.

– Si tu savais ce que je me soucie de son foie !s’écria Jeanne irritée par cette réponse.

Elle reprit :

– Alors les Sentilhes roulent sur les millions !

– Le voici bombardé peintre officiel, reçu aux dîners del’Élysée ! décoré ! Il ne lui reste plus qu’à entrer àl’Institut, répondit mollement Fauvarque ; pauvre garçon, ilest perdu sans espoir…

– Ah ! c’est scandaleux. Tu as vu la face rouge demadame Verdavoir. On l’invitait sans doute parce qu’elle vient decommander sa tête, et qu’elle paye cher. Elle portait tant debagues et tant de bracelets qu’elle avait du mal à remuer lesbras.

Fauvarque étouffa un petit rire :

– La pauvre femme ne se doute pas, murmura-t-il, qu’à cetteminute, nous deux, sur cette route, nous sommes en train de nouspayer de la rigolade sur son compte.

Jeanne se tut un instant. Son pas se fit plus nerveux. « Ilesquive toutes mes questions », pensa-t-elle. Soudain sa voixs’éleva agressive, et, dans l’obscurité, résonna fort comme dansune chambre close.

– Mais enfin, s’écria-t-elle, tu trouves à chacun desraisons de les plaindre. On dirait que chez nous tout est sujetd’allégresse.

– Nous, c’est autre chose, dit Fauvarque, nous sommesheureux.

Ils firent en silence le reste du trajet. Lorsqu’ils arrivèrentle chien aboya ; Fauvarque alluma la lampe à pétrole. Unelumière dorée se répandit et vint s’écraser doucement contre lesmurs.

Les décorations de Fauvarque, les meubles de Fauvarque, lestoiles de Fauvarque parurent. Il les reconnut joyeusement. C’étaitbien là ses réserves de forces, ses économies de courage ; ilretrouvait sa confiance revenue à la maison avant lui.

– Ça fait du bien d’être chez soi, dit-il à voix haute.

Il reprit :

– Sur les routes de Seine-et-Oise il se rencontre sansdoute des gens fortunés, décorés, illustres, mais entre ces quatremurs, je ne connais qu’une paire de monarques tout-puissants, c’esttoi, et moi…

Jeanne en répondit pas. Elle entra dans la cuisine où il fallaitréchauffer le dîner. Il l’entendit frotter une allumette, déplacerdes casseroles, ouvrir le robinet. Alors, assis sous la lampe, ilse mit à réfléchir sans forfanterie, loyalement. Des véritéss’éclairaient pour lui ce soir. Il regarda encore autour de lui. Yavait-il dans cette maison des traces de Jeanne ?Retrouvait-elle aussi en entrant un dépôt de sa vie morale, unerichesse qui lui fût propre ? Aux heures de lassitude ses yeuxpouvaient-ils s’accrocher à quelque preuve tangible d’une heured’enthousiasme et de création ?

Un chapeau de paille à rubans roses traînait sur une chaise et,là-bas, sous le coussin violet du sofa s’était affaissé un sac àouvrage. Dans ce milieu où la personnalité du peintre avait mordujusqu’aux pierres, il n’y avait que ces deux humbles jalons, cesdeux objets frêles et qu’un geste pouvait écarter pour fairesouvenir que Jeanne, – oui, dans cette pièce, dans cette maison,poursuivait sa vie et, un à un, laissait tomber ses jours dans lepassé qui, pour elle, était un gouffre sans fond.

Le cœur d’Henri était long à s’émouvoir. Mais son cerveaus’entoura de ténèbres, et il songea : « C’est donc celale sort des femmes ?… »

Elle allait, venait. Elle préparait la table, surveillait lescasseroles. Ah ! comme il la trouvait jolie, jeune, comme iltrouvait son front et ses yeux lumineux. Cependant il se disaitavec stupeur :

– Elle n’a qu’un présent…

Et il comprit qu’il devait avoir pitié. « Que fait-elledans la vie ? Elle y passe comme une ombre, elle a été mise làpar la nature autour du riche et puissant potentat que jesuis… »

Il répéta :

– Elle n’a qu’un présent…

Et il comprit pourquoi les femmes y sont tellement attachées.Futiles et variables elles avaient droit de l’être puisque rien neles fixe. La minute qui passe les soulève telles de petites vagueset les laisse prêtes à d’autres frissons.

Mais à cette minute il eut une montée de confiance presquemystique. Jeanne s’approchait de lui. Il se rappela cette chosegrave, cette chose mystérieuse, qu’elle portait un enfant dans sonsein.

– Valentine m’a raconté que Huslin est entré ces tempsderniers dans de grosses affaires et qu’il a déjà amassé beaucoupd’argent, dit-elle.

– C’est bien le moins, avec le mal qu’il sedonne !

– Il n’y a pas que les imbéciles qui s’enrichissent,conclut Jeanne.

« Tu n’as que le présent, lui répondit Fauvarque en pensée,mais c’est tout le présent du monde avec ses convoitises, sesfrénésies, ses jouissances, et ton goût pour ce présent terriblecommencer à lutter contre moi ! »

Partie 4

Chapitre 1

 

Au bout d’un étroit couloir, Fauvarque poussa une porte.

– Voici votre chambre, dit-il. Vous avez deux fenêtres.Vous y serez bien. J’ai arrangé avec soin votre lit. Cette sangleest souple. On y est pris comme dans un hamac. Croyez-vous que vousaurez assez de couvertures ?

– Un drap me suffit, répondit Huslin. Mes nuits sontagitées. Dès que je me couche, mes nerfs s’irritent, mon cerveauest en feu. Ah ! mon bon Fauvarque, je suis content d’être icientre le visage riant de votre femme, et votre bel optimisme.

– C’est vrai, depuis ce matin Jeanne est gaie comme unpinson, dit Fauvarque, répondant aux seules paroles de Huslin quil’eussent frappé.

Il sourit à son ami. Tout à l’heure ils s’étaient embrassés.Mais entre eux manquait l’abandon véritable.

– Merci, pour la superbe étude que vous avez placée en facede mon lit, dit l’écrivain, en détournant le regard qu’il avaitfixé dans les yeux de Fauvarque.

On était en juin. L’une des fenêtres donnait sur un champ debetteraves, l’autre sur le bois de châtaigniers. Il fallaits’approcher de celle-ci pour remarquer qu’elle surplombait laroute. Des nuages fuyaient sur un ciel lisse. Leur ombre immense,légère, rapide, rasait la campagne, effleurait les collines roses,franchissait l’horizon, poursuivie par des océans de lumière.

– Ma chambre est pleine d’air, de soleil, de couleurs, ditHuslin. Les nuages semblent passer sous mon plafond… les oiseaux,entrer par une fenêtre et sortir par l’autre.

– Vous voilà chez vous, dit Fauvarque, vous n’avez plusqu’à guérir de vos émotions amoureuses…

Il allait sortir. Une idée le ramena résolument vers Huslin.

– En ce qui concerne Jeanne, fit-il, je vous mets en garde.Elle a été nerveuse ces temps derniers. Dame, celas’explique : la solitude, l’enfant… En deux mots : ne laheurtez pas…

– Soyez sans crainte, répondit Huslin.

Fauvarque gagnait l’escalier. En passant, il frappa à deuxportes qui, sur le palier, se faisaient face.

– Vous n’avez besoin de rien ?

Deux voix, celle de Renée Vidil, à droite celle de Potteau, àgauche, s’élevèrent ensemble et se confondirent :« Merci, Henri… » « T’inquiète pas, vieux… »« je n’ai… » « parfaitement ».

– En somme, vous êtes bien ? répéta Fauvarque quin’avait rien compris.

– Très bien, reprirent les deux voix.

Quand j’étais chez mon père,

Fillette de quatorze ans,

On m’envoyait à l’herbette,

Mes moutons j’allais gardant.

Brunette, allons, gai, gai.

Brunette, allons gaiement.

Dans le jardin, Jeanne dansait et chantait parmi les massifs deverdure et les rosiers grimpants. Pierrot, qu’elle tenait par lesbras, levait vers elle ses joues fleuries.

Mon père et ma mère

N’ont que moi d’enfant,

Gandinette, je vous aime tant.

Fauvarque la regardait, étonné de ne plus trouver le masque dur,qui, pendant cinq mois, avait donné à leur vie un grain rugueux etterne. Jeanne reprenait aujourd’hui sa physionomie ancienne, commeon se couvre d’un costume qui avantage. C’est qu’aux yeux de sesamis, elle voulait partager avec Fauvarque le prestige d’une vieheureuse, active et solitaire.

– Dis-nous maintenant ta jolie chanson des sabotsbretons.

– Je chante ce qui me plaît, répondit Jeanne.

Cette réserve faite, elle entama le couplet que son mari luidemandait :

Au loin dans la plaine

L’un d’eux s’est perdu,

Et flu, flu, flu,

Mes sabots de chêne

Tous deux sont fendus.

Et flo, flo, flo,

Mes sabots de chêne

Sont tombés dans l’eau.

– Écoute, Pierrot, je vais t’apprendre quelque chose debeau, s’écria Foutrel, sortant de sa chambre qui se trouvait aurez-de-chaussée, resserrée entre la salle à manger et l’atelier.Écoute ton oncle, Pierrot, mon petit…

– Son oncle… voyez ce toupet ! dit Jeanne.

– Votre poupon connaîtra bientôt toutes les chansons deFrance, dit Huslin en se penchant à l’une des fenêtres du premierétage.

– Renée lui en apprendra quelques-unes aussi, ajoutaPotteau, qui s’était assis sur le rebord de la sienne.

Ses longs cils formant grillage devant ses yeux, Huslinregardait Jeanne et l’admirait.

– Excusez-moi d’avoir fait intrusion chez vous, reprit-il.Je vous entendais chanter, et mes fenêtres ne donnent pas de cecôté. Elle est superbe votre chambre. J’aime le grand lit et lesmurs décorés par Fauvarque.

– Toute la maison est tellement belle ! ajouta Renée,la tête posée contre le bras de Potteau.

– Et encore ! répondit Jeanne, soudainement conquise àFauvarque par les éloges de ses amis, Henri a été gêné par toutessortes de choses : la disposition des pièces, leursproportions…

– Mon rêve est de bâtir une maison de la cave à lagirouette, dit le peintre. Messieurs mes amis, vos châteaux, c’estmoi qui les bâtirai.

– L’offre me séduit, répondit nonchalamment Huslin. À lapremière occasion, j’achète un lopin de terre sur une colline etvous le mets entre les mains.

– Croyez-vous que ce soit difficile à construire unemaison ? s’exclama Fauvarque. Quatre poutres de fer, une àchaque bout, et là-dessus on peut jouer, mon cher, à l’infini.

– Avec moi, dit Potteau, tu pourras faire toutes lescabrioles qu’il te plaira. Dès que mes symphonies auront paru, jet’ouvre un crédit illimité jusqu’à cinq ou six mille francs.

– Six mille francs, il n’en faut pas davantage ! Jefournis pierres, ciment, fer, briques, volets, parquets, je fournistout.

– Travailles-tu à crédit ? demanda Foutrel.

– Comment ! Et tes grandes affaires ?

– Pas d’ironie, répliqua amèrement Foutrel. Mon père aréduit ma pension des deux tiers.

Fauvarque se mit à rire.

– Plus d’affaires ! plus de pension ! mon pauvreFoutrel. Ton père doit trouver que quatorze ans sont longs pourdécrocher une licence en droit.

– Une licence !… s’écria Foutrel. Si tu me trahis, jet’occis. Voilà au moins cinq ans que j’ai annoncé mon doctorat… Etdepuis je tiens déjà d’une main l’agrégation.

Entre les fenêtres et le jardin, des boutades s’échangèrentjusqu’au dîner. La campagne s’étendait en stries vertes, ocres,bleues, transparentes comme un vitrail, frangée d’horizons roses.Tout au fond, vers l’est, Paris, surface terne et mamelonnée,ressemblait à un amas de ruines. Mais l’entretien restait intimemalgré ce déploiement d’espace.

La table était dressée dans le jardin, sur une éminence deterrain nivelée en terrasse. La fenêtre carrée de l’atelier servaitde dressoir. Fauvarque s’en approcha, huma les fraises des bois quiremplissaient un saladier, prit trois queues de cerises entre lepouce et l’index, sonda les profondeurs d’un pot de grès oùreposait une crème épaisse, onctueuse, bleutée.

– Oh ! mais vous avez bien travaillé, ma femme,s’écria-t-il. Viens par ici, Foutrel. Je suppose qu’on peut goûterà ces délicats produits des bois et des fermes ?

Foutrel ne répondit pas. Ayant abordé la fille de ménage, il luisoufflait dans l’oreille : « Alors, vous vous appelezBerthe ? Vrai ? C’est votre nom à vous ?… »

Mais Jeanne, laissant Pierrot tout effaré sur sa chaise,accourait.

– Avisez-vous de goûter aux délicats produits de la terre,dit-elle en assaillant son mari. Voilà pour les fraises !voilà pour les cerises !…

Fauvarque exultait. L’attaque de Jeanne, les coups dont ellecriblait son épaule, lui rappelaient des jeux et une insouciancequi, depuis cinq mois, avaient déserté sa maison. L’arrivée de sesamis, qui lui avait donné de l’inquiétude, s’affirmait tout à coupcomme un événement heureux. Il se dit que, peut-être, après dixannées de mariage, la vie de son foyer avait besoin d’unaccompagnement extérieur.

Chapitre 2

 

Huslin s’éveilla tôt le lendemain. Que s’était-il passé ?D’où venait toute cette lumière ? Il s’étonna des murs blancs,du lit étroit, des rayons de soleil qui, au travers des persiennes,descendaient sur son oreiller. Des filets d’air vif circulaientdans la chambre et le rideau à fleurs s’enflait avec effort par lavitre ouverte.

Il éprouva comme une griserie. Il devina un monde prêt às’ouvrir. Et soudain il se rappela. Quelle bonne et chaudenuit ! Jusqu’à une heure passée, ils avaient assisté au voyagetranquille de la lune, à l’illumination du ciel. Les murs blancs dela maison s’étaient ouatés de gaze bleue. Le potager sommeillait dusommeil innocent des choux verts… Dressés contre le ciel, tels degrands oiseaux nocturnes, les peupliers… Et Jeanne… Et Renée… Oneût dit qu’elles avaient des secrets communs avec la nuit.

Vert, jaune, avec de sourdes lueurs de veilleuse, le paysageaccroché en face de son lit prit aux yeux de Huslin la forme d’uneinterrogation. « C’est vrai, j’avais quelque chose àdire… » Cela datait d’hier… Encore hier… Hier était un immensefilet plein de mille choses…

Il rencontra brusquement le souvenir qu’il recherchait.« Les fresques de Fauvarque… », prononça-t-il à mi-voix.Il les avait regardées enfin toute une après-midi. Manquant surplace de jugement précis, il avait remis à une heure de solitude lesoin de tirer ses impressions au clair. Certes, le dessin en massespuissantes, les couleurs vertigineuses des deux compositionsl’avaient saisi. Mais ce matin, pris de méfiance, Huslin sedemandait : « Est-ce bien ? Est-ce mal ? Àsupposer qu’il y ait dans ces œuvres un génie qui se révélera peu àpeu, un homme a-t-il le droit de se risquer à de tels jeux quand lamaison est vide ? Lui-même m’a avoué que Demons ne venaitplus… » Les yeux au plafond, le bras replié sous sa tête, ilplaignit Jeanne, chercha le moyen de venir en aide à Fauvarque.Mais comme il lui voulait du bien, il pensait à lui méchamment.

Depuis la veille, il aimait moins Fauvarque. Ce fait nouveaul’intéressait et l’intriguait. Il en chercha les causes. D’abord,il admirait cet homme depuis trop longtemps, ce qui devenaitmonotone. Puis, il lui reprochait d’être toujours supérieur, ce quidevenait humiliant. En outre, il en avait assez de lui voir unetête constamment plus puissante, un corps constamment plus robusteque les siens.

« Ce qui me vexe le plus, murmura-t-il enfin, c’est qu’onne puisse jamais le prendre en flagrant délit de misère. Toujoursun air de rouler sur les millions !… Il se donne royalementpour alliés la lumière, les arbres, la campagne, le soleil lui-mêmeet les étoiles. C’est trop facile… Et, cependant, elle existe ets’aggrave cette misère. Je la mettrai à nu… »

Il perçut, alors, le murmure d’une conversation qui sepoursuivait à voix basse, probablement depuis longtemps. Il collason oreille contre la cloison qui le séparait de la chambre deRenée. « Elle dort, dit-il avec douceur… nous couchons l’uncontre l’autre, des deux côtés de cette mince cloison. J’entendsjusqu’à son souffle léger… » Il se leva et, sur la pointe despieds, s’approcha de la porte qui communiquait avec l’appartementde Jeanne.

– Tu ne sais pas ce que tu gâches, disait Fauvarque.Beaucoup de femmes font comme toi. Voici qui est plus grave :hier, j’ai cru que c’était fini, que tu revenais à moi de bon cœur…Tout à coup, je m’aperçois qu’il n’y a rien de fini, mais qu’unecomédie commence… L’amitié bruyante que tu me témoignais n’étaitqu’un simulacre ; de quoi abuser nos amis. Je suis forcé de tedire : Casse-cou ! de cette façon on achève de démolir unfoyer.

Jeanne sifflotait entre ses dents.

« C’est, en effet, très grave… » pensa Huslin, envahipar une sorte de torpeur amoureuse. Fauvarque reprit :

– La comédie de l’amour, nous savons comment ça se passe…Dix femmes sur douze la jouent toute leur vie : la maison estpleine de fleurs, madame est pomponnée, on reçoit ensemble, on rendses visites ensemble. Ce sont des cajoleries devant les gens. Maisune fois seuls on ne se parle plus que par injures… Merci !Pas pour nous ! Pour d’autres, ces misères !

« Il finira par la reprendre, » se dit Huslin avecinquiétude.

Car, depuis la veille, Jeanne le hantait. Jamais la jeunesse deson esprit et de son corps ne lui avait paru plus désirable.Ah ! le bain frais, le souffle ravivant d’un tel amour aprèsles misérables mois de sa passion pour Valentine. Devant son cœurfatigué elle dansait, sautait, jouait.

– Tu n’as jamais été plus délicieuse que ces temps-ci,poursuivait Fauvarque dans la chambre voisine. Il y a dans tesgestes de la lumière et de l’intelligence. Ta maternité t’a rendueplus belle et il semble qu’elle t’ait appris à réfléchir. Commentse fait-il, alors, que tu me sois hostile ? J’ai cru,autrefois, que la naissance de Pierrot nous liait pour toujours.C’est le contraire. On dirait qu’il pousse entre nous deux, lepauvre bambin. Lorsqu’il sera de notre taille, nous nous trouveronsdes deux côtés d’un mur. Crois-tu que ce soit bien ?

« Il tourne autour d’elle, la courtise, la sermonne !reprit Huslin. Honte et infamie ! Un mari et une femme !quel inceste !… »

Il plaça l’œil devant l’orifice de la serrure.« Bouché !… » balbutia-t-il avec indignation.

–… Crois-tu que ce soit bien ? répéta Fauvarque.

Huslin comprit que Jeanne répondait. Il perçut un mot, devina ungeste. Il haletait de colère. La réconciliation faite, quelleserait sa place, à lui, entre les époux ? Il fallait à toutprix tomber dans leur solitude… Écrasé contre la porte, ilappela :

– Jeanne !… Jeanne !… Jeanne !…

– Qui est-ce ? demanda Fauvarque sévèrement.

– On m’appelle ? fit Jeanne avec appréhension.

Huslin ne répondit pas tout de suite. Un sourire satisfaiterrait sur sa face. Il caressa les fils dorés de sa barbe. Ilreprit d’une voix mystérieuse :

– C’est moi… vous êtes seule, n’est-ce pas ?

– Monsieur, on vous coupera les oreilles, répliquaFauvarque.

Un rire perla : celui de Jeanne. Elle hésitait surl’attitude à prendre. Elle battit des mains cependant, friande desituations scabreuses.

Huslin pesait contre la porte.

– Puisque nous sommes en sûreté, Jeanne, nous pouvonscauser. Belle matinée, n’est-ce pas ? Quelle nouvelle de chezvous ? Dans ma chambre les rires du soleil coulent par lescent paupières mi-closes des persiennes, l’air follet fait desculbutes et gonfle les rideaux. Mon lavabo philosophe… Vous êtesderrière cette porte… Aussi quel réveil ! Ma première penséefut pour nos amours. Ah ! que j’aime ! Ah ! que jevous aime !…

Fauvarque, soupçonneux parfois et rusé comme un paysan, devinasous ce jeu des intentions équivoques. Mais, beau joueur, il donnala réplique.

– Que vous aimez, c’est visible, s’écria-t-il. Votre cœurbat si fort que la porte en est ébranlée.

Jeanne égrena un rire nerveux.

– Adieu, lui dit Huslin, j’entends une voix étrangère.

– Avez-vous bien dormi, au moins ? demandaFauvarque.

Huslin ne répondit pas.

Chapitre 3

 

Huslin maigrissait. Un cerne large marquait ses paupières.Depuis deux semaines, il amassait toute une science occulte. Ilconnaissait la quantité d’eau chaude que Jeanne et Renéeutilisaient pour leur toilette. Il avait compté les poules et leslapins dans la basse-cour. Les jours de lessive, il se documentaitdans un silence fébrile. Ces connaissances précises se mêlèrentdans sa tête à de vagues intuitions psychologiques. Son cerveaus’alourdit. Jeanne, heureuse et libre, dansait devant ses yeux,fluide, comme le génie des jardins et des ciels clairs.

En se levant de table, Potteau avait coutume de faire une heurede musique. Ses épaules massives dominaient le piano. Ses mainslarges ramassaient le clavier.

– Je plie la serviette de monsieur Foutrel… je prends labouteille de vin sous mon bras… j’emporte les petits pois…

Qu’elle fût seule ou au milieu de ses maîtres, Berthe ne pouvaittravailler qu’en se racontant.

– Je vais mettre la salière à la cuisine. Je prends lecouteau pour qu’il ne tombe pas.

Ce jour-là, Huslin, étendu sur une chaise longue, considéraitses amis et philosophait sur Serpolet, le chat, Toupie, le chien,les chardonnerets perchés sur des branches de rosiers. De plus, ilchassait ou écrasait les moustiques selon qu’ils se contentaient dezézayer à ses oreilles, ou sous son nez, ou qu’ils tentaient de s’yintroduire.

– Vous avez déroulé vos toiles ? demanda-t-il,apercevant Fauvarque à la porte de l’atelier. Venez vous asseoirlà. Quelle bonne après-midi, n’est-ce pas ?

Ils parlèrent de choses et autres. Du prince Adam et deM. Louvier qui étaient venus les voir, du traité sur lesPassions entrepris par Huslin, de la prochaine toile où Fauvarquegrouperait les animaux. Puis il y eut un silence où la pensée dupeintre alla rejoindre la phrase de Huslin, restée sans réponse,« une belle après-midi, n’est-ce pas ? » Et cessimples mots, telle une couleur qui se dilue dans une eau claire,déteignirent sur sa conscience.

– Oui, une belle après-midi, dit-il. Moi, des journéescomme celle-ci me donnent une sensation de plénitude qui étouffen’importe quel désir.

– Je sais bien que vous êtes ainsi, balbutia Huslin.

– Il y a des gens qui se plaignent du monde, reprit lepeintre, mais le monde est un paradis. C’est au point qu’on devientégoïste. J’ai reçu tout à l’heure une lettre de ma mère où elle medit qu’elle est malade et qu’elle a besoin d’argent… C’est entendu,je vendrai deux fauteuils, un tapis… cela fera en tout troisbillets de cent francs… et je devrais être malheureux comme lespierres… Mais que voulez-vous ? on oublie, dans ce jardinféerique, que le souffrance existe. D’ailleursexiste-t-elle ?

– Elle existe, dit Huslin.

– Vous croyez ? Est-ce qu’elle n’est pas encore uneinvention ? Moi, je crois que la souffrance est comparable auxciels noirs et aux arbres dépouillés de l’hiver que tout le mondes’accorde à trouver lugubres, alors que c’est simplementbeau ; aussi beau que la lumière et le printemps.

– Asseyez-vous donc, répéta l’écrivain.

– Non, je vais voir, chez le père Plomion, mon petitpoulain Café-au-lait. Délicieux petit poulain ! Il doitfigurer dans ma prochaine toile.

« Cet homme est intelligent, se dit Huslin en le voyantsortir. Nous sommes faits pour nous entendre… Mais la vie noussépare… »

Ses yeux se portèrent sur Renée qui se promenait seule dans lejardin. Il l’appela d’un signe et lui dit :

– Quel étrange sentiment on éprouve à voir des amis commeles nôtres, si intelligents, si fins, donnant une si belleimpression de santé morale, se débattre dans des affaires… dans desennuis…

– Je n’ai rien remarqué… De quels ennuisparlez-vous ?

Il se leva, marcha auprès d’elle et lui parla de la maladie dela mère de Fauvarque, des meubles qui, un à un, désertaient lamaison…

– C’est douloureux, murmura Renée, surtout quand on songe àla valeur d’Henri. Avez-vous connu beaucoup d’hommes de sa force,de son activité ? Je l’admire profondément.

– Moi, dit Huslin, je l’aime comme un enfant qui seraitissu de mes entrailles.

– C’est vrai, approuva Renée, on ressent à la fois lebesoin de l’exalter comme un grand esprit et de le protéger commeun enfant. C’est un sentiment que j’aurais craint d’exprimer lapremière.

– Pourquoi cette défiance envers vous-même ? Il fauttoujours oser dire ce qu’on éprouve.

– C’est parfois tellement ridicule.

– Il faut certes que vous soyez en confiance, que vossentiments ne craignent pas l’air glacé au sortir de votre âme.Quelqu’un doit être là pour les accueillir avec le mystère d’un nidqui reçoit la couvée. Est-ce que Potteau est tendre avecvous ?

– Vous posez des questions auxquelles il est difficile derépondre.

– Vous pouvez me parler comme à une mère.

Insensiblement ils s’acheminèrent vers le potager, par uneétroite allée où ils se heurtaient de l’épaule et de la hanche.

– Nous nous connaissons depuis de longues années, dit lajeune fille, mais c’est la première fois que je me trouve seuleavec vous. Nous sommes, malgré tout, des étrangers l’un pourl’autre.

– Tant mieux, fit Huslin. Ce n’est qu’à la premièrerencontre avec quelqu’un que je me sens en sûreté. Généralement lepassé d’une amitié est un tissu de rancunes.

– Croyez-vous ?

– Souvent. Chez moi les sympathies sont brusques ettotales. Vous aurais-je connue ce matin que je serais déjà capablede vous livrer ingénument les secrets de ma pensée ; et sij’avais derrière moi une trahison, un vol, un meurtre, je vous lesconfierais, mettant ainsi ma vie entre vos mains.

– Quelle candeur étonnante ! s’écria Renée. On estgénéralement plus rétif à se livrer pour des choses… qui ne sontmême pas des crimes.

Ils avaient l’illusion de ne s’être jamais entendus parler avantcette minute. Quand Huslin discourait pour les autres, Renée étaitencline à le trouver maniéré et paradoxal. Aujourd’hui, elle étaitséduite par l’élégance naturelle de son esprit. Pour sa part,Huslin découvrait en sa compagne un don d’observation, que levoisinage vif, joyeux endiablé de Jeanne, faisait d’ordinaireparaître un peu lourd.

– Potteau n’est pas comme vous, reprit Renée.

– Ah ! vraiment ?

– Il est fermé, hérissé, même avec moi. J’aimerais àconnaître ses projets, à vivre dans l’intimité de son travail… Maisnon ! il m’aime, c’est tout… et je me demande parfois d’oùvient cet amour, comment il vient et pourquoi il vient…

Elle dit cela en souriant, mais Huslin fit à cet aveu un accueilgrave.

– Dans ce cas, remarqua-t-il, vous ne connaissez de luiqu’une apparence. C’est assez triste. Non seulement un mari ferméne s’épanche pas, mais on ne peut pas davantage s’épancher en lui.Il suspecte les confidences. Il n’en veut pas. Il lui suffitd’avoir l’image que vous êtes, contre l’image qu’il est lui-même…Voulez-vous que je lui parle ?

– Vous voulez parler à Potteau ? Je crains qu’il ne leprenne mal, car il est méfiant, vous savez.

– J’ai trop le culte des sentiments qui vous sont cherspour aller les compromettre grossièrement. Parmi tous mes défauts,il s’est trouvé, égarée sans doute, une qualité dont je suissûr : c’est un tact, un souci des êtres, une science pour lesaborder sans les effaroucher.

Il reprit, après une pause :

– Mais, au moins, croyez-vous que Potteau puisse un jourvous assurer une vie aisée ?

Renée baissa la tête. Huslin l’amenait tout doucement dansl’inquiétude où il vivait.

– Vous avez ici l’exemple de Fauvarque, ajouta-t-il.

Renée allait répondre quand elle entendit Potteau qui l’appelaitd’une voix furieuse. Elle dut quitter Huslin précipitamment.

– Nous recauserons, fit-elle en s’éloignant.

Resté seul, Huslin, qui avait une peur maladive des poingsmusclés de Potteau, porta ses yeux sur les plates-bandes. Ilobserva les haricots lustrés et humides, ensuite il admira,par-dessus la clôture, les champs lumineux et le sommet frémissantdes arbres. Estimant enfin que rien de fâcheux ne pouvait plus seproduire, il retourna dans le jardin et s’assit sous lemarronnier.

Il était là depuis un quart d’heure lorsque Jeanne parut. Ellevit Huslin et lança :

– Bonjour…

Il répondit d’un ton singulier :

– Vous êtes bien pressée…

– Vous aviez à me parler ?

– J’aime toujours à échanger un mot avec vous.

– À vos ordres, monsieur Victor Huslin.

– Vous vous moquez de moi ?

– Je suis gaie, est-ce que cela vous fâche ?

– Venez ici.

Elle s’approcha et il se donna la volupté de demeurer assis,bien calé dans son fauteuil, tandis qu’elle restait debout près delui. Il lui demanda ce qu’elle faisait, où elle allait, pourquoielle riait toujours, pourquoi elle était toujours pressée, pourquoiil était impossible de la garder sur une chaise longue quelquesinstants à côté de soi ? Puis, comme elle répondait, ils’immobilisa, la face levée vers elle. Il s’enivra du mouvement deses lèvres petites et charnues, des hachures d’or de sesprunelles ; mais il n’écoutait pas ce qu’elle disait.« Sa gaieté, songeait-il, n’est plus celle d’autrefois. J’yvoyais alors le reflet de Fauvarque… C’est, maintenant, unjaillissement égoïste dont la source est en elle et qui retombe enelle : le prélude ordinaire des grandes décisions de lafemme… »

– Vous devez avoir horreur des histoires d’argent, dit-ilbrusquement.

– Moi ? horreur ! mais à quel propos ?

– Vous avez horreur de toutes les vilaines choses.

Il la tira vers lui par la main.

– Croyez-vous que Fauvarque travaille assez ?

– Il est tout le temps dans son atelier.

– Oui, il fait des fresques… qui ne se vendront pas.

– Il ne pense guère à la vente, répondit Jeanne.

– Je me demande s’il pense à vous.

– Oh ! lui… il m’aime, j’en suis sûre.

– Seulement il s’imagine que vous n’avez besoin derien.

– La vérité est que j’ai besoin de peu de chose.

– Enfin, je vois ce que je vois : vous êtes jolie,charmante, pétrie de goût, le moindre chiffon vous sied, mais vousn’êtes pas élégante.

– Pas élégante ! fit Jeanne.

Elle était devenue rouge. Ses yeux se remplirent de reproches,car la critique ne portait plus seulement contre Fauvarque, ellel’atteignait elle-même.

– Jeanne, ma petite amie délicieuse, ne prenez pas ceméchant visage… Je voulais dire que vous n’êtes pas habillée commevous devriez l’être… Moi, je vous vois dans des étoffes… desvelours… des…

Ses deux bras arrondis enveloppaient Jeanne. Ils vibraientautour de son corps sans même effleurer les plis de sa robe. Cettepossession fictive grisait Huslin. Et sans qu’elle pût s’en rendrecompte, il la pénétrait, s’exaltait d’elle…

Secouant son beau front large, elle dit :

– Non, non, je ne me vois ni dans vos étoffes, ni dans vosvelours…

Mais d’un ton d’autorité qui impressionna la jeune femme, ils’écria :

– Pourquoi protestez-vous ? puisque c’est votrebonheur qui me préoccupe. Oui, votre maison est vide ! Et moiqui vous aime, je vois les catastrophes qui vous menacent…Laissez-moi travailler pour ma petite idole. Je veux que vous soyezriche !

Et il reprit plus doucement :

– Ces choses que je vous dis pourraient vous inquiéter.Pourtant mon intention est tout autre, Jeanne. Je vous en prie, nevous tourmentez pas.

– Qui vous dit que je me tourmente ?

– Ayez confiance en Fauvarque.

– Qui vous dit que je n’ai pas confiance en lui ?

– Ayez confiance en Fauvarque, parce que moi je nel’oublierai pas. Je veille ici sur votre foyer comme si c’était lemien. Mes nuits se passeront à édifier votre bonheur. Si votre mariveut me suivre en toute chose aveuglément, je vous promets, Jeanne,que vous pourrez mener enfin l’existence large qui seule convient àl’être gracieux et frêle, que vous êtes.

Ce disant, il la saisit, l’attira contre lui. Sans même serendre compte qu’elle le frappait au visage, il plongea ses jouesau creux de la poitrine, entre les seins, sous les aisselles, enbalbutiant :

– C’est uniquement pour vous protéger… ma petiteJeanne.

Mais elle s’était déjà libérée. Frémissante, sans un mot, elleentra dans la maison.

« Elle ne m’a pas compris, personne ne me comprendrajamais, se dit Huslin. Mes plus nobles élans sont accueillis avecméfiance… quelle étrange destinée que la mienne !… » Iléprouvait cependant un grand besoin d’être généreux, d’être bon,d’être doux. Son geste brutal lui paraissait un acte d’adorationtrès pure. Les bienfaits vagues qu’il avait en projets luisemblaient réalisés. Il songea : « J’ai agi suivant moncœur… En vérité, que deviendrait-elle sans moi ? » Etdéjà, posant les yeux sur la maison paisible, il crut voirruisseler une pluie d’or sur les murs.

Ici s’arrête le manuscrit, dans sa version corrigée par unemain déjà défaillante, mais tel que l’auteur, réserve faite desdernières retouches, eut permis qu’on le publiât. Pour le reste,nous avons hésité entre deux partis s’offrant à nous : ou nouscontenter de donner le plan sommaire qui nous restait, tracé par laplume de l’auteur, ou livrer l’intégralité ou presque de chapitresauxquels notre ami n’avait souvent mis qu’une premièremain.

Nous prenons sur nous de nous rallier à la seconde solution.Il aurait été trop triste de replonger dans l’ombre mortelle tantde pages qui, avec les faiblesses inévitables d’un premier jet,témoignent d’une force lyrique, d’une intuition psychologique peucommunes. Ces pages, cependant, demandent à être jugées moins enelles-mêmes que par leur vertu de suggestion, et comme la chaîneinestimable, sur laquelle Albert Adès allait broder la magie d’uneéclatante réalisation.

Chapitre 4

 

Il y eut une semaine de pluie. D’abord les baguettes tombèrentdru, serrées, en un crépitement continu et régulier. Cela dura deuxjours. La campagne toute vernie et plus sombre semblait couverted’une coulée d’émail. Les Fauvarque et leurs hôtes, bien protégéspar des chapeaux de feutre et des pèlerines, firent de longuespromenades. L’air mouillé et chargé d’odeurs de terre et de verdurese précipitait dans les poumons, à la façon perverse, étourdissanteet délicieuse d’une drogue. Les champs, d’un côté de la route, laforêt de l’autre, prenaient des attitudes suppliciées. Lesmarronniers et les ormes avaient des balancements rythmés,profonds, empreints de cette gravité commune à la douleur et à lavolupté.

– On dirait les femmes nues d’un sérail se tordant sous lacravache, dit Huslin.

– Les âmes du purgatoire, proposa Foutrel.

– On dirait des arbres, trancha Potteau qui haïssait lalittérature.

Sur la plaine les peupliers et les bouleaux se hissaient commedes fantômes tremblants issus de terre. Dans les jardins la pauvreluzerne ondoyait, docile ; la pomme de terre, nerveuse,s’agitait ; le chou bien étalé recueillant la pluie dans seslarges feuilles, laissait voir son ventre luisant ; les épislourds des champs de blé s’entrechoquaient avec colère ; etl’avoine martyrisée saignait de coquelicots.

Le matin du troisième jour la pluie avait cessé. Mais le cielrestait chargé. Un voile humide se plaquait sur les yeux. Lajournée, chaude et grise, eut un lendemain étouffant. On commençaità sentir l’orage. Le père Plomion redressé, sa poitrine bombée sousla chemise comme le soc de sa charrue, inspectait le ciel avecinquiétude, tout en ramassant du doigt la sueur de son front.

– Eh ! bien, père Plomion ? demandaFauvarque.

– L’orage, fit celui-ci tout bas, en hochant la tête.

Plus loin, le père Beaugran nouait les gerbes de son blé déjàcoupé. Sa récolte gisait par terre où elle risquait de pourrir. Safamille l’aidait dans sa besogne pressée.

– Eh ! bien, père Beaugran ? demandaFauvarque.

– L’orage, répondit le vieux paysan, avec un calmefataliste qui frappa le peintre.

L’orage éclata dans la soirée. Le ciel, du côté de l’est,s’était subitement assombri. On eût dit qu’une gigantesqueconstruction, élevée d’un coup, obstruait l’horizon. Un éclair lalézarda et, une seconde après, des masses s’écroulèrent avec unbruit formidable.

– J’ai horreur de ça ! déclara Huslin.

Jeanne et Renée l’approuvèrent. Il poursuivit :

– Vous entendez le vent ?… On dirait dix mille buffleslancés sur le pays… En somme, la terre est pleine d’embûches, lamer est un vaste cimetière et le ciel lui-même, ce champ de nosrêves, ce refuge de notre croyance, ce monde limpide, fluidique,léger, sort soudain de son silence divin pour gronder sur nostêtes. Je n’admets pas cette erreur de la nature !… Le cieldevrait rester sacré, c’est-à-dire indifférent et silencieux. Voyezcomme il est bas… et il descend… et il descend… Est-ce qu’il vanous écraser comme des noix, nous, les maisons, la forêt ?

À travers les vitres, il regardait les arbres fouettés, leslueurs sinistres des éclairs. La foudre tombait ici, là, plus près,plus loin, la pluie épaisse s’écrasait dans le jardin.

– C’est peut-être le déluge une seconde fois.

On rit.

– Mais non, je parle sérieusement, insista Huslin.

À table et après le dîner, encore, il parla constamment. Jamaisil ne s’était révélé si bavard et il obséda ses amis, pendant troisheures entières, de ses hypothèses puériles auxquelles sa craintedonnait une sorte de vraisemblance.

Le septième jour fut radieux. La campagne, sur laquelle tombaitune lumière douce, chantait sa joie. Le sommet vert tendre desarbres s’illuminait. Les parterres de légumes étincelaient degemmes. La forêt tout entière était surnaturelle. Les routes secroisaient comme des lames d’acier.

– Vous voulez voir le Paradis ? dit Fauvarque à Huslinqui sortait de sa chambre. Un paradis plein de trésorsfabuleux !…

Il le poussa vers la fenêtre :

– Ils sont pour vous, pour moi, pour qui veut lesprendre !…

Huslin était, ce jour-là, d’une humeur charmante. Le monde luiapparaissait comme une œuvre impeccable. Il en donna cent raisons.Fauvarque, qui n’en retenait aucune, était content de voir son amivibrer d’optimisme et de franchise. Il lui enveloppa les épaulesd’un bras cordial et l’entraîna sur la route. Dans les deux noyersgéants régnait une animation extraordinaire. Les moineaux, leschardonnerets en partaient comme des flèches ; puis, criant,chantant, frémissant, revenaient, des nouvelles plein leur bec,dans le cœur vivant et tumultueux des branches.

Chapitre 5

 

Il était environ cinq heures. Fauvarque venait d’ouvrir àM. Lavoine, qui déclara qu’il était pressé et ne voulut pasentrer. Assis sur sa bicyclette, un pied posé par terre, il engageabrusquement une discussion violente.

– Bonjour, oui, ça va bien, fit-il d’un ton bref, entendant sa main gauche. Mais, dites-moi ! Ne vous gênez pas…Mes trois lettres sans réponse…

C’était un petit homme trapu, grisonnant, à la peau fine. Ilbaissait les yeux en parlant. Et lorsqu’il écoutait, il mordillaitsa moustache jaune.

– Je n’oublie pas, ah ! mais non, je n’oublie pas,répondit Fauvarque, je vous dois beaucoup.

– Vous me devez tout ! rectifia l’autre sévèrement. Sila maison vous déplaît… pft… payez et partez !… Je vous l’ailouée un morceau de pain. Rien qu’en fruits vous avez récoltédavantage.

Ses yeux qui fuyaient toujours se rivèrent dans ceux du peintre.Loin de s’en effaroucher, Fauvarque trouva cette rudessesympathique. M. Lavoine ne lui semblait pas un mauvais homme.Il le regardait comme un esprit simple qui, pour se frayer unchemin dans la vie, estimait nécessaire de gonfler la voix et deparaître méchant.

Il répondit :

– Écoutez, monsieur Lavoine. Nous nous trouvons entre genshonnêtes et polis. Je vous vois pressé et moi – c’est une manie –je ne puis discuter affaires qu’à porte close… Si vous voulez,j’irai vous voir à Villennes.

Son visage de vieux parchemin ramassé en une grimace méfiante,M. Lavoine demanda :

– Quand ?

– Voulez-vous jeudi ?

– Samedi, trois heures, trancha l’autre.

– Eh ! bien, c’est entendu, samedi sans faute.D’ailleurs j’ai un projet en tête… Nous en parlerons… Je pense vousacheter la maison.

– C’est vrai, ce que vous dites là ?

– Dame ! J’y suis installé, je m’y trouve bien… Il n’ya aucune raison pour qu’elle vous appartienne plutôt qu’à moi.

Le petit homme leva les yeux sur Fauvarque et les abaissavivement. Il retendit sa main gauche.

– Alors, on s’entendra, dit-il, en se calant sur laselle.

– À Samedi.

– D’accord ! cria Lavoine, déjà loin sur la route,penché sur sa bicyclette dont les roues étincelaient sous le soleilbas.

Par la fenêtre de sa chambre, Jeanne avait suivi la discussion.D’un côté, les menaces de Lavoine et les rigueurs qu’ellesannonçaient. De l’autre, Fauvarque débitant des phrases stupides.Sa logique intransigeante d’irresponsable exigeait de lui, plusencore que M. Lavoine, un geste franc. Du moment qu’il nerépondait pas : « Je paye », il ne disait rien.

Lorsque la discussion s’apaisa, dériva en propos presqueaimables, elle éprouva de l’écœurement comme au spectacle d’unelâcheté : « Tu parles d’acheter la maison… Est-ce que turuses ? Est-ce que tu te moques ? Est-ce que tu esfou ?… » pensa-t-elle. La tête basse, les prunellesdilatées, la main au menton, elle sentait, avec trouble et avecrage, l’incohérence où sombrait son foyer.

Fauvarque gagna l’atelier. Il prit trois cartons gonflés depapiers, en ouvrit un et commença à en vérifier le contenu, feuillepar feuille. C’étaient des plans de maisons, des croquis dejardins, des projets de décorations qu’il notait quand une idée luivenait, et qu’il oubliait ensuite.

Il en tria plusieurs qu’il jugea susceptibles d’intéresserM. Lavoine. Celui-ci possédait des terrains non bâtis auxenvirons de Villennes et de Vernouillet. Fauvarque les avaitvisités et mesurés au cours de ses promenades. Il estimait quedouze résidences d’été, avec jardins, y trouveraient placeaisément.

Pour prix de ses travaux, de sa surveillance et des décorationsqu’il s’engageait à faire, il demanderait la remise des termeséchus et la pleine propriété de la maison où il vivait. Il sesentait riche en arguments capables de convaincre M. Lavoine.Si bien que le samedi suivant, en allant exposer son programme àM. Lavoine, il put le long du chemin songer amicalement à cethomme.

La canne sous le bras, il arriva à Villennes, content de sapromenade. Il reconnut dans la Grand’Rue la maison de briquesrouges de son propriétaire et sonna. Une voix profonde lui demandace qu’il désirait. Il vit, à la fenêtre du rez-de-chaussée, unetête énorme aux grands yeux somnolents. Saisi d’une forte envie derire, il put à peine bredouiller qu’il venait voir le patron. Lafemme vint lui ouvrir en savates. Elle portait une robe flottanteen pilou noir à grosses pastilles grises qui, sous le ballonnementdu ventre, se creusait en gouffre sombre. « SacréLavoine ! songea-t-il, faut-il qu’il en ait du nerf pour avoirapprivoisé ce grand pachyderme ! »

Jeanne était restée seule à la maison avec Renée. Foutrel etPotteau se promenaient. Quant à Huslin, il se trouvait à Paris. Ils’y rendait deux fois par semaine, afin de ne point perdre lecourant des événements politiques et des affaires ; il enrevenait le soir, si grave, si fermé, il gardait un silence sihermétique que personne n’osait l’interroger. Mais le dîner fini,tous les soirs il parlait de l’amour…

Henri ne rentra qu’après six heures. En le voyant partir, chargéd’une volumineuse serviette noire, Jeanne soudain s’était prised’espoirs. Elle attendait son retour fiévreusement et l’aperçut deloin. Il faisait, en guise de salut, des moulinets avec le bras. Deplus près, Jeanne remarqua qu’il riait et appelait :lala ! lala ! lala !

– Il a réussi, s’écria-t-elle en appliquant une claquejoyeuse sur la nuque de Renée, et elle courut au devant de la bonnenouvelle.

Henri la serra sur sa poitrine et, gaiement, lui annonça queM. Lavoine, en rejetant sa combinaison, lui avait accordé, cequi était un résultat, quinze jours pour payer les trois millefrancs d’arrière.

– En quinze jours, conclut-il, tu penses bien que jetrouverai ce qu’il nous faut et, qui sait ? peut-être que lamaison que je comptais avoir par ce moyen, je l’aurai par un autre.Ma tête est bourrée d’idées.

Jeanne resta muette. Cette nouvelle déception tuait, d’un coup,tout son courage. Elle était lasse de l’infatigable confiance deFauvarque. Elle eût voulu le voir pleurer. Elle abandonna la mainqu’elle tenait, sachant que ce geste, symbolique, la détachait delui, sans recours.

– Parbleu ! dit Fauvarque le lendemain, on s’égare àdroite, on s’égare à gauche, mais il n’y a que la peinture qui metirera d’affaire !

Il prit le train pour Paris et alla voir M. Coustou. Iltrouva la galerie fermée. M. Coustou était en villégiature.D’autres marchands, à la veille de partir, jugèrent inutile de sedéranger. Partout, on lui affirma qu’il choisissait mal sonmoment.

– Ne perdez pas votre temps, les affaires vont mal, lui ditun petit vieillard. Patientez cinq ou six mois. Et peignez !peignez ! en attendant l’hiver.

– Les derniers tuyaux je les ai, fit le peintre en rentrantchez lui. Qu’est-ce qu’ils vont prendre, les commerçants ! Lesaffaires vont mal. Pensez-vous que je vends mes fresques aurabais ? Ils savent, les bougres, ce que je fais. Ils m’ontdit : peignez ! peignez ! Je comprends. En insistantun peu, ils seraient tous accourus ! ha ! ha !ha ! Mais à quel prix aurait-il fallu vendre ! À quelprix, je me le demande !

Il gardait dans ces mêmes cartons des liasses de plans et deprojets qu’il avait conçus durant ses séjours au front et àl’hôpital. Aux grands soirs qui suivaient les offensivesvictorieuses, abrité pour la nuit dans les ruines, il sedisait : « Il faudra reconstruire les maisons, lesvillages et les villes ! Il faudra qu’on yrespire ! », et il dessinait de vastes avenues richesd’air sain et de verdure. Car la vie, songeait-il, devra y êtregaie pour effacer le souvenir des carnages.

Il avait vu sans écœurement des morts et des blessés à mort. Sonesprit s’élevait. « Autre chose, se disait-il, oui, il doit yavoir autre chose ! Ces corps déchiquetés, jetés en hâte, aufossé, méritent un tombeau magnifique. » Il choisit pouremplacement un vaste ravin du champ de bataille de la Marne, où ilavait campé dans les premiers jours de la guerre, et y rêva laville sombre, aux cryptes de pierre, des quinze cent millemorts.

Toute une nuit, Fauvarque montra ses esquisses, et les commentaà ses amis.

– Mais, bougre d’âne, pourquoi les avez-vous cachées silongtemps ? demandait Huslin. Ce sont des documentsprécieux.

– Ce sont, disait Potteau, comme les thèmes d’une symphonieformidable.

– Ah ! que n’ai-je cinq cents milliards à teprêter ! gémissait Foutrel.

– On reproche au peuple d’aimer le bistro. Maisnaturellement ! s’exclamait Fauvarque. Le bistro attire parl’ambiance ! Entrez dans ces boutiques, basses, chaudes,intimes… le comptoir de zinc multiforme et taillé à facettes… lesbouteilles de toutes les tailles, sur une étagère… La salle estpetite, mais on ne sait pas comment elle est faite. Il y a desparavents, des coins, des recoins… Quoique minuscule, c’estmystérieux et c’est immense pour l’imagination. Il y a là un groshomme, en bras de chemise, pour vous servir : le dieu desenfers ! Une soubrette qui connaît votre nom : tous lesanges du ciel réunis ! Il y a de la fumée qui estompe lamisère, des murs patinés comme les mains et les visages… Mais c’estincomparable !

Il se taisait un instant et repartait : – Contre le bistro,qu’est-ce qu’on propose ? La maison du peuple, ha !ha ! cette maison du peuple qui doit tuer l’estaminet !…Une salle magnifique, bien rectangulaire, au plafond haut ;électricité ; murs décorés au stuc ; escalier de marbreéclatant. En somme, un cercle de gentlemen… Et vous croyez qu’unouvrier, après son travail, s’égarera dans ce lieu élégant !…D’abord il ne saura quoi faire de ses mains sales, de sa barbe desix jours sous les lampadaires électriques ! Ha !ha ! ha ! et ses costumes râpés ? Ha !ha ! et ses chaussures éculées ? Admettons qu’il fassevenir la manucure, qu’il passe chez son barbier, chez son tailleur.Après tout ça, il arrive. Il monte l’escalier royal, oh !oh ! Il passe par la porte tournante, ah ! ah !Maintenant il est dedans. La salle est grande. Mais d’un coup d’œilil la découvre toute, les murs qui filent, les quatre coins,tout ! Il a tout vu… Du moment qu’il a tout vu, il bâille… Etdu moment qu’il bâille, il s’en va… Et du moment qu’il s’en va, ilne reviendra plus… ha ! ha ! ha ! ha !

Huslin, enthousiasmé par tous ces projets grandioses, lui promitdes introductions auprès des ministères, et, pendant une semaine,Fauvarque travailla jour et nuit. Il construisit une maquette deson monument aux morts. Elle avait deux mètres de long, sur un delarge. Il refit en grand, avec des précisions mathématiques, lesplans de villes, d’édifices publics et, lorsque tout fut prêt,Huslin l’accompagna auprès de députés, de ministres, de directeurset d’ingénieurs. Cela dura cinq jours. Partout les projets furentconsidérés coûteux à exécuter ou inexécutables. On ne voulut mêmepas les étudier.

– Tant pis, dit Fauvarque en riant. Ça prouve que j’auraisdû commencer par aller trouver monsieur Pallin.

– Qui est-ce ? demanda l’écrivain.

– Le propriétaire de l’atelier de gravure où j’ai travailléquelquefois. En vingt jours, j’aurai abattu de l’ouvrage, et çarapporte ! Mais il faudra que je couche en ville, parexemple.

– Si vous croyez que l’atelier de gravure vous tirerad’affaire, mon bon Fauvarque, je mets mon appartement à votredisposition.

Le lendemain, Fauvarque se rendit à Paris pour voirM. Pallin. Seize jours étaient déjà passés depuis la visite deM. Lavoine. Huslin s’était muni d’argent, résolu à régler lepropriétaire si la dernière tentative de Fauvarque venait àéchouer. Ce fut une longue journée triste. L’absence de Fauvarquepesait sur tous comme un signe de pauvreté. Après déjeuner, Huslinentra seul dans l’atelier.

Il s’assit sur le divan, songeur. Il faisait une chaleurtorride. Un bien-être alanguit Huslin. Le soleil qui frappait lamince toiture s’infiltrait dans la pièce en ondes invisibles. EntreHuslin et cet hôte qui bourdonnait entre les murs, un échange lentse produisit. À mesure que la chaleur pénétrait Huslin, ses yeux,son ouïe, son cerveau sortaient de lui, s’éloignaient vers desparadis de lumière, où un fleuve de roses surchauffées l’engloutit.Il s’assoupit dans la perte de lui-même.

Son sommeil dura quelques minutes. Huslin se réveilla avec lasensation que de grands événements étaient groupés autour de lui,et l’attendaient. Il ouvrit prudemment les paupières. Le premierobjet qu’il aperçut fut son corps vêtu de clair, comme une largeavenue. Il le considéra longuement, avec hébétude et méfiance,hésitant à le reconnaître.

Devant lui, s’ouvrait sur l’infini un trou de lumière. Il setrouvait face à face avec une force prodigieuse : l’Été quilui parut recéler l’énigme redoutable du monde.

– Il a raison, murmura Huslin.

Et lorsque son cerveau eut assimilé cette parole machinale, ilse demanda : « Qui, il ?… » « Il, c’estFauvarque… » répondit la voix grave d’un passant.

– Il, c’est Fauvarque, répéta Huslin.

Sans oser détacher ses yeux du grand œil étincelant qui veillaità la porte, il se rappela les fresques qui chantaient, l’une à sadroite, l’autre à sa gauche, la grappe de raisin et la masse defeuillage ensoleillé. « Certes, songea-t-il, elles sont audiapason des phénomènes qui nous dominent et qui nous tuent… »Il revit les dents de scie gigantesques, les hautes volutes, formesà la fois savantes et barbares qui décoraient les murs. Il serappela le monument aux morts, les plans de villes… Il se rappelaune voix métallique, un front bombé, un torse puissant :Fauvarque. Et il vit s’ériger des sphinx de pierre, des colosses degranit assis sur des mers de sable.

Mais il sourit. Il haïssait les exaltations d’esprit prolongées.D’ailleurs, il retrouvait maintenant la façade familière de lamaison, le jardin et la grille. Le mystère était dissipé ; lescolosses s’endormaient dans la nuit des temps. « Il est grand,sans doute, reprit-il, mais il est trop grand… Malgré ses visionset sa foi, c’est un attardé… Nous voulons aujourd’hui des machinesgigantesques et de petites, des forces qui vont vite et non pas desforces immobiles… Fauvarque a tort. Il s’est trompé d’heure… Lemonde qui ne l’a pas réclamé ne le fera pas vivre. »

Chapitre 6

 

La table était dressée sur la terrasse. Foutrel, épuisé, s’étaitdéjà couché. Potteau mettait des accords sur le piano. Fauvarquediscutait musique avec lui. Mais soudain ils s’interrompirent.Jeanne et Renée, à qui Huslin parlait à voix basse, renversées dansleurs sièges, le bord des narines légèrement enflammé et le coindes yeux mouillé, riaient d’un rire gaillard qui secouait leursgenoux. Fauvarque, moitié sérieux, moitié plaisant, dit à Potteaudont il voyait l’inquiétude :

– Cette canaille de Huslin, on se demande ce qu’il peutbien raconter à nos femmes pour les faire rire de si boncœur ?

Après dîner, Jeanne, sur un agenda, marqua les frais de lajournée. Elle était chargée de tenir le compte des dépensescommunes. Elle mouillait son crayon et respirait profondémentchaque fois qu’elle posait un chiffre.

– Dix-huit et dix-huit, combien ça fait il, Henri ?demanda-t-elle en levant la tête.

– Ça fait dix-sept, répondit Fauvarque.

– Dix-sept ? La bonne plaisanterie ! Ça doitfaire plus.

Potteau lui vint en aide.

– Trente-six, Jeanne.

– Trente-six ? Blagueur ! Dites-moi, Huslin,dix-huit et dix-huit ?…

– Ça fait exactement vingt-sept, répondit Huslin.

– Vingt-sept ? reprit Jeanne… Eh bien ! oui, çafait exactement vingt-sept.

– Ne cherchons plus, conclut Fauvarque.

Les comptes établis, Huslin fit, d’une voix volontairementsourde, une lecture de Ronsard. Elle acheva d’endormir Potteau.Fauvarque lui-même, ensommeillé, suivait péniblement. Il proposad’aller se coucher tôt, par exception, ce soir-là. Mais Jeanne serécria. Quant à Renée, elle engagea Potteau à gagner son lit. Il seretira en grommelant. Fauvarque le suivit. De nouveau Jeanne etRenée restaient seules avec Huslin.

Peu après, le livre de Ronsard se ferma. Les deux étrangerspartis, ces vers archaïques et doux devenaient inutiles etennuyeux. Des peupliers, pareils à des oiseaux de nuit au long col,battaient leurs plumes rêches. Une vie étrange les animait dansl’ombre. Huslin renoua, tout bas, la chaîne de sesconfidences :

– Je me souviens aussi d’une autre femme, murmura-t-il.Celle-là était de Saint-Paul, au Brésil, une créole. Ellem’attendit dans son lit, par pudeur, pour ne pas se déshabillerdevant moi. Dès que j’arrivais, elle me faisait une place. Elle nem’enlaçait pas, elle ne pressait pas son corps contre le mien toutde suite. Elle me tendait les lèvres en fermant les yeux… Le jouroù je lui annonçai mon départ, elle entra brusquement dans unecolère folle. Fermant sa chemise sur sa chair dorée, elle m’ordonnade rester. Je me fâchai. Je voulus partir. Elle s’accrocha à mespieds et les baisa. Je la repoussai et sortis. Elle me suivit. Ilétait minuit et il faisait froid. Elle courut cent pas dans la rueen chemise. Par pitié je remontai. Ce fut quand même la dernièrenuit…

Huslin remarqua l’éclat des yeux de Jeanne et de Renée. Ellesécoutaient avec recueillement.

– C’est sur le paquebot du retour, que je connus unePortugaise. Elle allait atteindre la quarantaine et commençait à secroire vieille. Elle m’intéressa. Je lui déclarai mon amour. Elleme repoussa. Je la poursuivis. Enfin, la veille de notre entrée àPorto, je m’aperçus qu’elle était profondément triste et,lorsqu’elle descendit pour gagner sa cabine, je l’accompagnai. Ellese hâtait, fiévreuse, dans l’étroit couloir qui tremblait dubattement des turbines. Mais parvenue à proximité de sa porte, ellese tourna soudain vers moi, joignit les mains, me supplia de laquitter. Elle me dit avec feu qu’elle était sœur d’un archevêque,vertueuse, mère de quatre enfants, que son mari était un hommehonorable et qu’il serait cruel de la faire pécher si peu d’heuresavant sa rentrée au foyer. Je lui dis adieu et remontai. Il faisaitclair de lune. Debout contre le bastingage, je fumai longtemps descigarettes. J’entendis rire et me retournai. C’était elle. Elle meregarda avec amour, me parla, je ne répondis pas. Elle vint seserrer contre moi et me demanda comment il se faisait que le reflettriangulaire de la lune nous suivit toujours, malgré la marche dunavire. Je répondis froidement par quelques mots d’explication.Alors, brusquement, elle saisit ma main, la baisa, fondit enlarmes, et s’enfuit. Je ne l’ai plus revue.

– Pourquoi avez-vous fait cela ? s’exclama Jeanne.

Pâle et verdâtre, le front de Huslin émergeait de la nuit. Sesmains, au pur dessin, s’appuyaient aux accoudoirs de son fauteuil.Une aube religieuse éclairait ses prunelles et sa barbe légèrevibrait.

– Il n’y a, reprit-il, qu’une loi humaine : l’amour.Le monde était conçu comme un jardin où les créatures s’aimeraientjusqu’à l’effondrement physique… Une faute, un oubli a laisséouvert dans l’homme l’abîme de ses besoins… et la conceptionpremière fut compromise et amoindrie… Je lui restitue sagrandeur.

Les yeux de Huslin se posaient sur la route, grise parmi leschamps noirs qui retenaient l’obscurité ; sa pensées’engageait sur ce rail solitaire. Et il parlait de ses amours. Ilen parlait bien. Jeanne et Renée, assises en face de lui, leregardaient avec des yeux fixes. Elles n’avaient jamais assisté àun tel concert et se répétaient, éblouies : quelpoète !

– J’ignore les demi-possessions. Je demande tout un être,je fais l’abandon de tout moi-même. Si j’avais un crime derrièremoi, je le confierais à ma maîtresse, mettant ainsi ma vie entreses mains.

– Et si, un jour, elle vous quittait ? Vous seriezperdu ! Les femmes sont tellement perverses ! balbutiaRenée.

– Peuh ! ma raison ne regarde pas si loin.

Il désigna, de la main, un diadème lumineux posé au loin sur undrap noir.

– Vous voyez, c’est Paris. La cité du monde dont le nomfrappe le plus intensément les esprits. Pour moi, parce qu’elle estla ville de l’amour. Mais nous qui y vivons, nous savons quelsgrands fleuves de la vie sociale et de la vie amoureuse s’ycôtoient sans mêler leurs eaux. C’est en plein jour que le premiers’étale, l’autre est relégué dans la nuit, dans les lieux obscurs,comme si l’amour était une chose honteuse, l’eau sale d’égoutsinfects.

Les deux femmes se sentaient grandes. Elles prenaient sentimentd’une religion, méconnue jusque-là, dont Huslin était le prophète.Elles s’indignèrent contre l’hypocrisie du monde. Jeanne qui,délicate, pudique et scrupuleuse, cachait son amour, même à sespropres yeux, Renée qui en écartait l’image, découvrirent tout àcoup, dans les replis de leur chair, le courage d’une passion quis’étale et cette farouche ardeur des chattes passionnées, qui nesortent de leur silence que pour clamer leur spasme.

Elles regardaient Huslin, redressées, épanouies sur leurssièges.

– Touche, frère, semblaient-elles dire, ici ce sont nosseins durs en qui le simple contact de nos blouses déchaîne desbesoins orageux ; ici nos ventres qui accueillent le germe desvies futures ; ces deux branches fleuries qui voudraientt’enlacer, ce sont nos bras ; là est notre bouche mûre commeune grosse fraise ; celles-ci sont nos hanches larges ;plus bas, sont nos cuisses sur lesquelles tu as sauté enfant et oùtu peux aujourd’hui poser tes joues fiévreuses…

– On peut dire, s’écria Huslin, que l’histoire des sociétésest une longue lutte contre l’amour. De la même façon que l’homme achassé les fauves dans les forêts, les déserts et les jungles, lasociété a traqué l’amour, comme une bête dangereuse. De ce jour, ladéchéance sociale de la femme était consommée, car la femme estl’instrument de l’amour.

– Et si nous nous révoltions ? dit Jeanne.

– Voilà ce que j’allais dire !… approuva Renée.

Et chacune sentait en elle seule assez d’amour pour rachetertoutes les sœurs déchues.

La nuit commençait à fraîchir. Ils rentrèrent, courbés, lesjambes flageolantes. Huslin entreprit de fermer les rideaux de ferde la porte et de poser la barre de sûreté. Il apportait dans sontravail cette bonne volonté maladroite qui donnait à ses gestes uncharme puéril.

Cette besogne achevée, il s’approcha des deux femmes. Ellesétaient tournées vers lui dans une attitude de rêve ; elleslui sourirent.

Ils étaient debout, enfermés tous les trois dans cette piècehermétiquement close. Tout dormait. Le frémissement nocturne de lacampagne ne pénétrait plus jusqu’à eux. La flamme jaune de la lampen’était qu’une lueur cotonneuse. Et tous les trois se sentirentappelés, au milieu de ces parois épaisses, où régnait une tiède etmystérieuse sécurité, à n’être ensemble qu’une seule âme, veilléepar leurs ombres, ces géants muets appuyés le long des murs.

Elles s’engagèrent dans la cage sombre de l’escalier. Huslin lessuivit avec la lampe, qu’il tenait dans ses deux mains au niveau deson front. Il attendit qu’elles fussent parvenues à leur porte etque leurs deux voix se fussent mêlées à la sienne pour l’adieu.

– À demain…

– Oui, à demain…

– Faites de bons rêves…

Tous les trois se sentaient unis comme s’ils formaient le noyaud’une confrérie humaine destinée à grandir à travers le monde.

Seul, Huslin posa la lampe et vint s’étendre sur le divan ensuivant d’un regard attendri les images qui restaient de Jeanne etde Renée. L’or de leurs cheveux brillait autour du samovar et ilvoyait se préciser leur sourire sous l’abat-jour de la lampe.C’étaient bien leurs deux physionomies rieuses où le rêve sesuspend au bout des cils, mais il ne savait plus les distinguer.Laquelle était Jeanne ? Laquelle Renée ? Ellesdisparurent et devant ses yeux s’élevèrent deux fleursgigantesques, roses comme la chair. Il laissa tomber sa face,lourdement, dans cette double vision qui avait le goût de laréalité. Il la huma sans y porter les mains, immobile, tendu, etjoua de ses lèvres, de ses narines, de ses paupières, avec lesenivrants fantômes, jusqu’à l’évanouissement de sa conscience…

Il y avait un quart d’heure qu’il était plongé dans son rêvequand une forme étrangère se dessina sur sa pupille. C’était unefemme vêtue d’une ample robe. Il la reconnut, mais comme elle luiétait indifférente ! comme elle semblait sans vie ! sanschaleur !

– Vous êtes encore là, balbutia-t-elle, j’avais oublié monvoile…

Il se souleva sur un coude, la regarda.

– Renée, dit-il après un long moment, comme s’il venaitseulement de la reconnaître.

Elle se mit à frissonner.

– Vous avez quelque chose à me dire ?demanda-t-elle.

– Approchez-vous…

Il était gris des images auxquelles il venait de demander lavolupté et il avait appelé cette femme sans désir. Mais à mesurequ’elle s’approchait, elle semblait entrer dans un cercle embrasé,s’animer, se charger des désirs de Huslin. Il l’attira contre lui.Quand il l’eut étreinte dans ses bras, il lui vint l’intuitionvague que ce corps tangible mais souple, brûlant, malléable commeune création de l’esprit, était surgi de sa fièvre et des excès deson amour.

– Mes deux mains ne suffisent plus pour vous prendre,murmura-t-il.

Il la regarda dans les yeux :

– L’oubli de votre voile n’est qu’un prétexte… Vous êtesrevenue me chercher, n’est-ce pas ?

Elle ne fit pas de réponse. Mais entre ses deux bras il lasentit trembler. Il la souleva, frotta une allumette, éteignit lalampe.

– Passez, je vous éclaire.

Ils montèrent sans bruit. Maintenant c’était lui qui était enpossession de lui-même, elle qui ployait, perdue dans de lointainesvisions, déjà épuisée, semblait-il, par ses jouissances. Il lasoutint. Arrivés sur le palier, ils eurent pour se diriger le traitde lumière qui bordait la porte entr’ouverte. Elle voulut, sapudeur soudain revenue, lui tendre la main et lui dire adieu.

– Accueillez-moi, supplia-t-il, je serai sage, sage,sage…

Il continua à murmurer ce mot de plus en plus bas, tandis qu’ilspénétraient dans la chambre envahie d’un parfum de lavande.Lorsqu’il eut refermé la porte, il aperçut, assise sur le lit deRenée, Jeanne qui étouffa dans l’oreiller le flamboiement de sesyeux clairs et un cri à peine perceptible.

– Sage !… sage !… sage !… sage !…balbutiait-il encore, comme s’il prononçait la formule magique quilui ouvrait un monde inespéré.

Les deux femmes, pudiquement, se voilaient le visage.

– À demain, dit Jeanne doucement.

– Oui, à demain, répondit Huslin.

Il inclina la tête jusqu’à l’épaule de Jeanne et là, sous lejersey tiède, ses lèvres baisèrent la chair parfumée.

– Mon ami ! fit-elle en lui caressant les cheveux avecla main.

Renée, discrètement, essaya de gagner la porte, mais Jeanne larappela :

– Toi aussi, il t’embrassera, dit-elle. Tu comprends bienque c’est seulement pour… s’amuser…

Chapitre 7

 

En ouvrant les yeux, Huslin crut qu’il était très tard. Prisd’une vague inquiétude, il se leva précipitamment et procéda à satoilette. Ses gestes saccadés se heurtaient et, de même, sesréflexions s’enchevêtraient. Un moment, dressé devant le petitlavabo, il dit d’une voix qui lui parut être celle d’unétranger : « Voyons, soyons clair. Est-ce le savon ouest-ce la brosse à dents que je dois prendre ? » Ceproblème tranché, son cerveau s’assoupit.

À travers le vitrage de la fenêtre il aperçut un disque jaunequi semblait courir sur la ligne des collines. Depuis combiend’heures ? combien de semaines ? combien de sièclesdormait-il ?

Des ombres en combat occupaient sa conscience. Puis une idée sedégagea, se précisa qui répandit une lumière crue de proche enproche.

– Hier soir, balbutia-t-il.

Un flot d’images assaillit son cerveau : la nuit, lesparoles prononcées, l’antichambre close, Jeanne, Renée… mais toutess’écroulèrent, sauf celle-ci.

Il ouvrit la fenêtre, s’y accouda, et se recueillit.

L’image de Renée lui parut toute neuve. Mais il sentit avectristesse qu’elle ne varierait plus, qu’elle était immuable etqu’il fallait lui sacrifier les fantaisies dont son rêve et sondésir avaient entouré la jeune fille. Les sensations amassées prèsd’elle, en plusieurs années, convergeaient toutes vers un centre.Et bientôt les souvenirs ambigus et fantasques, toujours enduits dechimère, toujours divinement frais, que ses sens portaient d’elle,furent marqués d’un caractère définitif, uniforme etdésenchantant.

– Le sceau de la réalité, fit-il tendrement… Quel dommage…petite Renée, tu ne seras plus le rayon de miel.

Il descendit, car il avait besoin de s’égarer dans la campagne,le nez à l’air, la poitrine gonflée et les yeux mi-clos.

Entrant prudemment dans l’antichambre, il fut surpris, puisinquiet, d’y trouver les volets entr’ouverts. Personne dans lamaison n’avait coutume de descendre si matin. Il fallait pour celaun événement exceptionnel. Et comme il n’entendait aucun bruit, ilsongea que Renée, la veille, pleurait de remords dans ses bras…« J’ai horreur de ces émotions », pensa-t-il, hâtantfiévreusement le pas. Enfin il s’approcha de la porte tout défigurépar la crainte.

– Tiens ? mais c’est Foutrel.

Le dos couvert d’une pèlerine, debout sur un escabeau, lemalheureux bachelier ès droit peignait la grille du jardin en unbeau vert sombre. Le réconfort de Huslin fut si brusque qu’il seprit à replier machinalement le rideau de fer avec un sourire béat.Mais il découvrit soudain Fauvarque devant une toile quidissimulait le milieu de son corps. Ce spectacle le renditsoupçonneux : « Il a une mine étrange », se dit-il.Que signifie ce chapeau de feutre noir qu’il s’est enfoncéjusqu’aux sourcils ? Et quelle ardeur, quel biceps ! Ilmanie le pinceau avec une fougue bien extraordinaire… Iltressaillit à l’idée que Potteau était peut-être posté dans lesenvirons, avec son gros bâton noueux. Cependant, ayant reculé d’unpas, il hasarde cette question :

– Vous avez donc couché dehors ?

Par-dessus la toile, le peintre lui lança un regard dur et luifit signe de ne point parler.

– Mon cher, ça va bien ! dit-il d’une voix fiévreuse.Cette esquisse m’a hanté toute la nuit… Maintenant je suisparti !… J’en ai pour la matinée, sans m’arrêter.

« Toute la nuit… » songea Huslin, puis ildemanda :

– Est-ce que vous souffrez d’insomnies ?…

– Non, non, bon Dieu… et fichez-moi la paix ! criaFauvarque.

Fouetté par cette bourrade amicale, Huslin s’éloigna avec unsourire large et puéril. Sa trahison de la veille ? Il se ditqu’il ne fallait pas en exagérer l’importance puisque le ton deFauvarque n’avait pas varié à son égard. Mais il se garda d’ajouterque celui-ci ignorait sa faute ; car Huslin évitait ce jour-làd’achever ses pensées.

Il s’approcha de Foutrel, s’avança jusque sous son nez et levavers lui un visage tendre que baignaient les premières lueurs dumatin.

– Eh ! bien, vieux Foutrel ?

– Je peins la grille du jardin, dit Foutrel avec un sourireque le soleil poussait à la grimace.

– Il y a longtemps que vous êtes là ?

– Une heure.

– Où avez-vous pris la couleur ?

– Dans l’atelier.

– Alors… vous peignez la grille ?

Huslin avait quitté sa chambre, chassé par un vague instinctd’insécurité. Soudain, il se sentait en confiance.

Il fit le tour du jardin, gravit la terrasse, regarda devantlui. Sur le champ de Plomion, un cheval blanc traînait laherse ; le laboureur suivait péniblement. Perdus dans unsonge, la bête et l’homme semblaient également détachés de leurbesogne. Et l’homme, dans la journée commençante, ne sentait pasencore qu’il était le maître du cheval. Sur la route, les noyersbalançaient dans leurs branches une masse mouvante d’oiseaux.

– Ils en font du potin, les passereaux, murmura Huslin d’unaccent qui rappelait celui de Fauvarque.

Ne recevant aucune réponse, il rentra dans la maison ets’assit.

« J’ai besoin de pureté, j’ai besoin d’une pensée fraîcheet de muscles forts, se dit-il. Je vivrai chaste… Je fermerai laporte à mes anciennes maîtresses, j’expliquerai à Renée… Et si ledésir me tourmente, je labourerai la terre avec les ongles et avecles dents. »

Malgré la joie d’une belle matinée, il se sentait mal à l’aise.Entre deux amis qui travaillaient, il errait, porteur d’uneinquiétude et d’un secret. Et son cœur, épris ce matin d’innocenceet de labeur tranquille, avait peur d’être responsable du péché dela veille. L’aveu de sa faute ne l’eût pas effrayé. Il étaitcoutumier des confessions totales. Mais Renée ? À cause d’elleil devait se taire.

L’attouchement des coussins moelleux, la couleur du ciel, lechant des oiseaux, tout le disposait à l’indulgence. Comme il étaitle coupable, ce sentiment retombait sur lui. Aussi renonça-t-il àmesurer sa faute. Elle n’était, en somme, dans l’histoire de sonâme, qu’un événement accidentel. Aux sources mêmes de sa vie, iltrouverait peut-être des raisons de s’absoudre.

Bientôt il sentit quelque chose qui venait au-devant de lui.Puissante, véhémente, tumultueuse, c’était une force à laquellerien ne résistait. Huslin reconnut sa conscience. « Toi, aumoins, lui dit-il, tu es juste et incorruptible. Je me présentedevant toi avec mon crime ! Prononce ton verdict,j’obéirai… » Alors, sa conscience parla :

– Je te pardonne !… Je t’absous ! il n’y a pas decrime !… tu n’es pas coupable !… tu es bon !… tu esnoble !… tu es grand !… »

– Prenez donc un livre, dit Fauvarque, voyant Huslininoccupé.

Huslin prit un Évangile que Renée avait oublié sur la table.

Chapitre 8

 

Les Gentines arrivèrent les premiers en automobile. Comme ilsvenaient chez des artistes, ils affectèrent dès la porte desallures extravagantes. Ils s’annoncèrent par des clameurs où lesnoms de Huslin et de Fauvarque se mêlaient à des crisd’animaux :

– Huslin !… Fauvarque… Ouin ! Ouin ! Ouin…Holà ! Fauvarque… Huslin ! quelqu’un !

Et des coups de trompe et des beuglements de sirène…

Déjà la scène s’était jouée devant plusieurs villas du pays oùdes familles entières, réunies pour faire face au danger, avaientfermé prudemment la grille.

– Ce sont les Gentines, dit Huslin, un peu confus, enallant vivement ouvrir à ses amis.

– Ils sont fous ! s’écria Jeanne.

– Pas à se tromper, dit Potteau, c’est des gens riches quiarrivent.

– Voulez-vous cesser de nous assourdir ! fit Jeanneavec un sourire équivoque, bien qu’elle rencontrât les Gentinespour la première fois.

– Alors ! Toujours en train ! toujoursgais ! toujours jeunes ! dit Huslin en baisant les mainsde madame Gentines.

– Je devine que c’est madame Fauvarque, fit Gentines endésignant Jeanne, quand le calme fut revenu. Savez-vous, madame,que Huslin vous appelle Jeanne tout court. Moi aussi, tenez, jevais vous appeler Jeanne.

– Veux-tu te taire, intervint madame Gentines.

Fauvarque, offusqué, arriva le dernier avec un visage quisouriait mal, au moment où Gentines demandait la permission degarer sa voiture dans le jardin. Il fallait pour cela ouvrir ledeuxième battant de la grille dont les ferrures rouilléesrésistèrent.

– Eh ! bien, on ouvrira quand même, dit Fauvarque avecune bonté factice, en allant chercher son marteau et sapelle ; le moins qu’on puisse faire pour l’homme qui vientacheter une galerie de tableaux est d’ouvrir devant lui les portesà deux battants…

– Je vous jure qu’il se paye ma tête, s’exclamaGentines.

– Jamais de la vie ! protesta Huslin.

Il y eut un silence lourd où retentirent les coups de marteau dupeintre, où sa pelle grinça contre les pierres.

Soudain Huslin se précipita dans la rue.

– Mesdemoiselles… Passez donc !… L’entrée est bienencombrée… Bonjour, monsieur Lambrette… Vous voulez voirFauvarque ?

– C’est Lambrette ? demanda Fauvarque en tendant samain gauche dans un accès de fureur. Bonjour, monsieur Lambrette…Bonjour, mesdemoiselles… Entrez donc ! Vous trouverez nos amispartout dans le jardin, dans la maison, aux fenêtres, dans la rue,dans le potager… Je ne vous les présente pas… Demandez-leur commentils s’appellent… Ils seront très contents de vous dire leursnoms.

Les Lambrette demeurèrent ébahis.

– En voilà une façon de recevoir les gens ! observaJeanne.

– Tout le monde est copain ici ! s’écria Fauvarque ense relevant rouge et baigné de sueur. Ouvrez la porte, Huslin.

Celui-ci s’excusa en prenant d’infinies précautions.

Descendus de voiture, les Gentines révolutionnèrent la maison,firent des remarques saugrenues sur les œuvres du peintre,goûtèrent copieusement et, après mille promesses de retourprochain, demandèrent leur auto.

La sirène et la trompe se remirent en action et la voitureavança.

– Attention ! avertit Gentines.

Et Potteau, qui jusque-là avait suivi avec de sombrespressentiments la manœuvre, leva les bras en criant :

– Dites donc !… la plate-bande ! lesrosiers ! Vous esquintez les rosiers !… Eh ! lafenêtre ! le carreau… les carreaux !

Toutes les vitres de la cuisine s’écroulèrent, défoncées par letoit de la voiture.

Quand à Fauvarque, il s’était ressaisi, comme il faisaittoujours, à l’instant même où il allait atteindre au paroxysme dela colère. Il assistait maintenant à la scène en spectateurimpassible. Et il analysait, avec une douce philosophie, lesraisons qui l’avaient incité à livrer entre des mains grossières samaison, son travail et la sérénité d’une belle après-midi de savie.

Ayant refermé la grille, Fauvarque se tourna vers ses amis. Tousse tenaient debout tandis que s’éloignait l’auto des Gentines oùles Lambrette avaient été invités à prendre place.

– Des numéros comme ceux-là, dit-il, j’en ai rarementrencontré au cours de mon existence.

– Les misérables ! les chenapans ! grondaHuslin.

Ils regardèrent le jardin avec ses plantes écrasées, la fenêtrede la cuisine défoncée, la table chargée de pots et de compotiersvides. Sur le carreau poussiéreux d’une des fenêtres de l’ateliertransparaissait, tracée grossièrement avec le doigt, une têted’homme chauve, portant des favoris sur ses joues rebondies.

– Ceci, expliqua Fauvarque, est pour me prouver queGentines est aussi fort que moi en peinture… Voilà ce qu’il me sortaprès avoir bouleversé mon atelier !

– Et Lambrette !… Ce Lambrette !… s’écria Huslin.Il a été pris de je ne sais quel accès de fureur philosophique… Jel’avais toujours trouvé assez terne, mais au moins il ne me parlaitpas… Il m’a exposé aujourd’hui son esthétique, sa morale, samétaphysique, ses théories astronomiques et sociales. Il m’a répétévingt fois qu’il était sentimental et qu’il aimait la montagne…même les précipices !

– J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dit à son tourFoutrel avec malice. C’est que nous recevrons la visite dutapissier de monsieur Gentines, car monsieur Gentines a remarquéles meubles de Fauvarque : « Très amusants, pas malcocasses les meubles de votre ami. Dès mon retour à Paris,j’enverrai mon tapissier ici pour prendre le modèle de ce qu’il y ade mieux ! Ça fera bien pour ma maison de campagne. »

– Cet aplomb ! nous verrons bien ! nous luiferons reprendre le train à son tapissier ! dit Jeanne.

Foutrel reprit : « Ses tableaux aussi sont très bien,pas mal du tout, question d’entraînement. Au vingtième sièclechacun sait camper une silhouette. Et puis pour peindre il faut lamisère ! Il l’a ! Tout va bien ! Moi, je suis tropriche. C’est dégoûtant ! »

– Il vous a dit ça ? Il fallait le battre !s’exclama Jeanne.

– Dussé-je vivre cent ans, je ne l’oublierai pas, cemisérable, dit sombrement Potteau. Il a passé les trois quarts del’après-midi à vocaliser dans mes oreilles. « Connaissez-vouscet air, monsieur Potteau :

La, la, la, la, la.

Lala, lala, lala.

– Je ne connais pas.

– Et celui-ci ? cherchez bien !

Na, Na, Na, Na, Na.

Nana, Nana, Nana

– Je vous répète que je ne connais pas.

– Alors écoutez cet air militaire :

Parapéro, Parapéro.

Parapéro, Parapéri.

Tam-Tam, Tam-Toum, Tam-Toum.

Parapi.

– Rien !… Je ne connais rien.

– Attendez ! attendez donc, il y a unesuite :

Tra, tra, li,

Parapi,

Et tra, et tra, et tra,

Et tra ! la ! la !

« À ce moment j’ai senti que j’allais étouffer. J’aiarraché mon faux-col et déchiré ma cravate. »

– Marthe et Marie Lambrette ! s’écria Jeanne.Ah ! celles-là !… Pendant trois heures sur les mêmeschaises, sous le même marronnier. J’avais pour elles des fourmisdans les jambes. – « Voulez-vous prendre cesfauteuils ? » – « Nous sommes bien, madame. » –« Voulez-vous voir le potager ? » – « Nous enavons déjà vu d’autres, madame… » – « Alors venezcueillir des fleurs. » – « Oh ! madame, nous enavons tant dans notre jardin que le jardinier les vole. » –« Alors venez voir bébé. » – « Ce n’est vraiment pasla peine de vous déranger, madame, à cet âge ils sont tous lesmêmes. » Je les aurais giflées !

Seule Renée ne parlait pas. Elle regardait ses amis avec desyeux tendres et Huslin devinait sa douleur. Il aurait voulu laprendre dans ses bras, la consoler. En attendant de trouver laminute où il pourrait le faire, il la regardait fixement pourqu’elle sentît qu’il veillait sur son angoisse et il racontait leplus de choses qu’il pouvait afin que sa voix s’insinuât enelle.

– Que je vous dise maintenant comment ils sont partis,s’écria-t-il. En ce qui concerne Lambrette, je l’engageais vivementà prendre une toile, il m’a répondu : « Merci,certainement, mais vous savez, il faut que je consulte mafamille ! » Quant à Gentines c’est plus tragique :il me demande à l’oreille : « Connaissez-vous CarlosSentilhes ? »

« – Je crois bien, un peintre au-dessous dumédiocre. » – « Ah ! ne dites pas, mon cher,Sentilhes est un beau, un magnifique peintre, la preuve en est…enfin, il y a des preuves !… » Puis plus bas encore ilajoute : « Je vous le dis confidentiellement :Carlos Sentilhes, c’est le grand tuyau du jour… Ma femme a décidéde lui commander son portrait… C’est presque le même prix que votreami : vingt mille. »

Cette nouvelle descendit sur le groupe comme une ombre. Lesfronts se penchèrent. Seul Fauvarque se redressa davantage et unelueur de fierté fit étinceler ses yeux.

– La conclusion, dit-il, c’est que ces gens-là ne sontvenus ici que pour y déposer leurs ordures et repartir. La maison abesoin d’une sérieuse désinfection. À toi la parole, Potteau, çasentira meilleur après une bonne symphonie de ta façon.

Potteau se leva lourdement, congestionné, comme aux joursd’inspiration. Mais Huslin se hâta de dire :

– Ce qui m’émerveille le plus, c’est encore la sérénité deFauvarque. Il critique, il méprise aussi bien Gentines queLambrette, mais tandis que nous sommes tous désolés, lui ne voitqu’une chose : c’est que des gens vulgaires lui ont gâché uneaprès-midi.

– Beau fixe, résuma Foutrel.

– Un autre serait joliment ennuyé, ajouta Jeanne.

Huslin poursuivit d’un accent nettement agressif :

– Après toutes les promesses formelles que je vous avaisfaites, dit-il, vous étiez en droit de croire que vous vendriezaujourd’hui une fresque et un tableau… Je me demande si vous vousrendez compte qu’il y a là douze mille francs que j’allais vousfaire gagner et que vous avez perdus.

– Rien du tout ! s’écria Jeanne. Parlez-lui de douzesous, ça lui fera le même effet.

– Il eût été normal que vous manifestiez un mouvementd’humeur.

– Tu aurais pu te mettre en colère.

Fauvarque écoutait les paroles qui volaient de la bouche deHuslin à celle de Jeanne et il souriait. Mais sous ce masque, unegrande tristesse s’accumulait. En voyant les déceptions communes setourner contre lui, il sentait, pour la première fois, qu’il nepartageait pas la vie de la maison et que, parmi les siens, ilétait désigné pour remplir un rôle à part, difficile et ingrat.

– Parlons clairement, répondit-il, dignement, si je vousentends bien, vous voulez m’obliger à donner des coups de poing surla table.

– Nous voudrions tout au moins, dit Huslin, nous assurerque vous avez un sentiment net de vos responsabilités.

– Eh ! bien, savez-vous, riposta Fauvarque, je suisdécidé à ne pas perdre mon calme… Ah ! s’il s’agit de vousdonner un spectacle, c’est une autre affaire… Pour vous contenterje serais capable de me rouler dans la poussière, de m’arracher lescheveux…

La face de Huslin devint pourpre d’indignation. Il agita le brasplusieurs fois tandis que Fauvarque parlait et sa réplique sepréparait, foudroyante. Mais à ce moment Potteau abattit ses mainssur le piano. Il en tira une suite d’accords où la voix de Huslinse perdit. Fauvarque d’ailleurs lui cria en empoignant sonépaule :

– Écoutez ça, c’est admirable !

Voyant que la bouche de l’écrivain s’ouvrait et se fermaitencore, il lui fit signe qu’il ne l’écoutait pas.

Chapitre 9

 

Huslin débarqua fermé, grave, mystérieux. Son silence était sitotal et si résolu que personne n’osa l’interroger. On fit letrajet de Médan à la maison, muettement vingt minutes de silence…Jeanne glissa, un moment, dans l’oreille de Fauvarque :

– Hum ! !… qui sait ce qu’il aura vu àParis ?

Arrivé à la maison, il s’assit, comme toujours, dans le fauteuille plus confortable, lança son chapeau sur le canapé voisin, et, enattendant le dîner, fuma trois cigarettes. Le dîner se déroulatristement. On entendait à peine la voix de Jeanne qui, avectimidité, présidait au service. Huslin ne montra aucun appétit. Dèsqu’il eut terminé il alla reprendre son siège et recommença àfumer. Il était tard. Fauvarque alluma la lampe. Le cercle habituelse forma et tous les yeux, involontairement, se fixaient surl’écrivain. Enfin, Fauvarque, qui, de tous, prenait le pluslégèrement cette attitude mystérieuse, hasarda avec unsourire :

– Eh ! bien, vieux Huslin, ça ne va doncpas ?

– J’ai raté une affaire de deux millions, répondit Huslinentre ses dents.

– Ce n’est que ça ! rétorqua gaiement le peintre,j’avoue que vous m’aviez épouvanté par votre silence.

– Vous estimerez qu’ayant déjà manqué, la semaine dernière,une affaire de quinze cent mille francs, il ne peut pas m’êtreagréable de voir s’échapper celle-ci, répondit vivementl’écrivain.

– Des affaires comme celles-là, évidemment, il faudraittoujours les réussir, fit le peintre, mais enfin dans les affairesdeux ou trois millions, ce n’est rien, ça se gagne, ça sereperd.

– Vous jouez avec les millions à votre aise, ditHuslin.

Jeanne ajouta avec une bonne foi naïve :

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais Huslin les ratetoujours.

Visiblement ces appréciations irritaient Huslin. Il y eutquelques œillades échangées et le silence se rétablit. Huslinmangeait sa lèvre supérieure et regardait ses ongles lustrés.Enfin, il dit :

– Aucun de vous ici n’a, je m’en aperçois, un sens je nedirai pas exact, mais si minime soit-il, des affaires… Il estpourtant indispensable pour tout homme, de les connaître un peu… jeferai donc œuvre utile en essayant de vous en donner idée… Imaginezun monde à part construit de toute pièce, par conséquentartificiel, et superposé au nôtre… Il prend de larges appuis sur laterre ferme, mais en réalité il est tout aérien… Ne cherchez pas,Foutrel, des anges, des parfums, des effluves mystérieux, voyez unimmense réseau enveloppant le monde entier… Sur ces câbles, cesfils de laiton, ces ondes hertziennes qui s’entrecroisent àl’infini ce sont des défilés rapides, invisibles, incessants… Unecourse vertigineuse d’or dont le tintement hallucine des troupeauxgrandissants d’êtres avides, pressés, fiévreux, qui finiront parcomprendre l’humanité entière à l’exception de messieurs Potteau,Fauvarque et Foutrel… qui, fort étonnés, se demanderont pourquoi, àvingt minutes de Médan, on a tant de peine à vivre…

– Ce brave Huslin ! interrompit Fauvarque.

– Bref, revenons à l’homme d’affaires… ne faites pas degrimaces, je vous prie… C’est tout simplement un homme qui s’estrendu compte que ce réseau, invisible pour d’autres, existe. Ilchoisit l’artère la plus abondante à son avis et, à proximité,installe d’abord un petit observatoire, le relie ensuite par unembranchement aussi ingénieux que possible et essaye de drainer leplus d’or qu’il peut de son côté.

– Ah ! très bien, très clair, s’écria Renée qui depuisquelques instants manifestait son enthousiasme de comprendre sanseffort le tableau évoqué par Huslin.

– Oh ! c’est clair, clair, ça ne peut pas être plusclair ! renchérit Jeanne.

– Je constate le silence des hommes, fit l’écrivain, dontla remarque agressive souleva les rires de son auditoire… Ce quej’en dis, d’ailleurs, ne justifie pas cette hilarité générale… Vousêtes gais ! passons… Dans l’univers où vous vivez, messieursFauvarque, Foutrel et Potteau, dans l’univers où vous vivez lesparoles, les gestes, les admirations, les émotions, les élansgénéreux, les grands rêves, tout cela se volatilise dans le cielinfini ; et les aubes pâles, les midis rayonnants, lescrépuscules violets, les nuits criblées d’étoiles ont absorbé sansprofit pour vous…

– Bravo ! bravo ! s’écria Renée, moi je trouvetrès bien ce que dit Huslin.

–… ont absorbé, sans profit pour vous, les quatre-vingt-dix-neufcentièmes de votre activité…

Les trois hommes l’interrompirent avec des gestes véhéments.Potteau, possédant un organe plus puissant que les autres, s’emparale premier de la parole.

– C’est à voir ! protesta-t-il, je vous promets quepas un atome de ma pensée ou de mes sensations ne s’évapore, commevous dites, dans l’infini ciel bleu. Tout ce qui se passe à traversmoi est immédiatement prisonnier et je le mets dans mamusique !

– Souvent, précisa Fauvarque, je me suis fait la réflexionque ma peinture était une onde qui se replie sur elle-même et quise fixe, d’une manière définitive, sur un mur, une planche ou, plusordinairement, sur une toile… L’onde qui arrive c’est le temps… Ilcharrie toutes sortes de choses événements, sensations, idées degénie, désespoirs, petits pois, poule au riz, fraises des bois,baisers de Jeanne ou raclées de Jeanne encore, nouveaux paradoxesde notre vieux Huslin, élégie de Foutrel, symphonie de Potteau,attitudes imprévues de mes chats, etc.… etc.… etc.… Toutes ceschoses débarquent en parfait état sur les quais – les quais c’estmon cerveau, mes nerfs, mes yeux, mon palais – et tranquillement jem’en vais les décharger sur ma fresque… Comment expliquer autrementque chaque soir je suis vidé et chaque matin riche etdispos ?…

Foutrel leva le doigt, sourit et ouvrit la bouche, mais Huslinfoudroya ses arguments en le désignant d’un coupd’épaule :

– Vous vouliez dire quelque chose, fit-il en lui coupant laparole, mettons que vous ayez parlé pour vous ranger à l’avis desautres… et consolez-vous en songeant que de cet avis je ne tienspas compte. Je poursuis donc mon idée et je répète que lesquatre-vingt dix-neuf centièmes de votre activité se volatilisentsans profit pour vous. Tandis que, dans le monde des affaires, toutest coté, tout rapporte… une poignée de main, c’est de l’argent, uncoup de chapeau, de l’argent, une sympathie, une amitié, une idée,un enthousiasme, une rêverie, tout, vous entendez bien tout esttoujours de l’argent.

– Il y a du vrai, dit Jeanne.

– Ainsi, vous, Fauvarque, dit-il, pourquoi negagneriez-vous pas beaucoup d’argent ?

– Il y a moyen ? fit le peintre interloqué.

– Peut-être !

– Ça, mon cher, inscrivez-moi, je veux bien !

Huslin le calma d’un geste de ses deux mains ouvertes.

– Un peu de patience, dit-il. Je viens de faire, pour moi,certaines démarches heureuses. Gentines m’a nettement offert sonconcours pour m’introduire dans la haute finance, il me proposeraitmême volontiers comme une capacité de premier ordre, de manière àce que je puisse entrer dans un certain nombre de conseilsd’administration.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Le comité qui dirige les affaires d’une société.

– Ah ! parfait… je devine.

– Eh ! bien, reprit Huslin, je vous prie de croireque, lorsque je serai installé comme administrateur dans quelquessociétés, je ne vous oublierai pas… je n’ai pas l’habitude delaisser mes compagnons dans l’ornière et de continuer mon cheminguilleret comme un malin qui s’est tiré d’affaire…

– Voyons, soyons clair, dit Fauvarque dont le cerveau étaità la torture, vous me ferez entrer où ça ?

– Dans mes sociétés, comme administrateur également.

– Et vous croyez que je pourrais leur convenir ?

– Pourquoi pas ? Seriez-vous moins favorisé qu’unmonsieur Durand, un monsieur Rondin ou monsieur Tartempion. Ilsroulent en auto, ils se prélassent dans des châteaux et des hôtelset, comme s’ils étaient issus d’entrailles exceptionnelles, sontentourés d’une valetaille humiliée qui cherche à leur éviter ungeste, un éternuement, une pensée… Sans aller si loin, je vous voistrès bien avec Jeanne dans le confort et l’aisance. Ah ! monvieil ami, que diriez-vous si je vous donnais ça, sans que vousayez un effort à fournir, une minute à sacrifier…

Fauvarque ne répondit pas tout de suite. Les sourcils froncés,il posa sur l’écrivain un œil vif qui cherchait à comprendre.Huslin prenait plaisir à rendre son offre mystérieuse.

– Naturellement, insinua Fauvarque, de la peinture il n’ensera plus question ?

– Comment, il n’en sera plus question ! mon cher, vousme prenez pour un âne ! vous peindrez comme vous avez peinttoute votre vie !

Jeanne, depuis que Huslin avait mis en question le sort de sonmari, traversait les mêmes transes que celui-ci et ne comprenaitpas davantage. Toutefois, la peur que l’affaire ne se conclût paslui faisait prendre parti pour Huslin et les répliques de Fauvarquel’agaçaient. Elle répéta, ironique, sans dissimuler sanervosité :

– Comment, plus de peinture : Est-ce possible, vouspeindrez ni plus ni moins qu’aujourd’hui ! Mais vous, dèsqu’il s’agit de vous rendre riche, vous cherchez desdifficultés.

– Mais non, pas du tout, s’excusa Fauvarque, seulement ilne s’agit pas de dire oui sans savoir où l’on va ; d’abord ilfaut comprendre.

Huslin se taisait, considérant ses chaussures avec supériorité.De nouveau le regard du peintre se fixa sur lui. Il n’était pasencore rassuré. Rejeton d’une famille de petits commerçants dontles origines, sans doute, se perdaient dans la nuit du servage, ilavait hérité d’une méfiance insurmontable pour tout ce qui n’étaitpas clairement étalé sous ses yeux et, pour se défendre contrel’obscurité du monde extérieur, il retrouvait en lui l’arme donts’étaient servis ses ancêtres : la ruse. « Je vaisaccepter l’offre de Huslin, songeait-il, mais au fond de moi jen’accepterai pas tout à fait, de manière à rester sur mesgardes. » Cependant il posa encore une question :

– En somme, en quoi cela consiste-t-il, comme fonction,d’être administrateur ?

– À se réunir en comité tous les trois mois pendant uneheure, après un repas chez Paillard, et à discuter du sort de lasociété… À la fin de l’année on reçoit un chèque de vingt, trente,quarante, cinquante mille francs suivant les bénéfices.

– Ça ma l’air intéressant, murmura Fauvarque avecprudence.

– Ah ! oui, alors ! s’écria Jeanne.

– C’est intéressant pour sûr ! appuya Renée qui sedemandait, avec anxiété, si Huslin n’allait pas tout à l’heurefaire la même proposition à son fiancé.

Foutrel rêvait. Quant à Potteau, il était sombre. Pour lui,c’était clair, on essayait de rouler Fauvarque. S’il n’avait craintla colère de Renée, il aurait dit à son ami, dès les premiers motséchangés « Mon cher, n’écoute pas, prends garde aupiège ! » Cet homme, prodigieux dans son art, dès qu’ileffleurait la vie sociale, se hérissait avec un entêtementvolontaire et brutal. Aussi ne cherchait-il pas à comprendre.Tendu, fiévreux, il approuvait le peintre dès qu’il pressentaitchez lui une résistance, il le blâmait en le voyant fléchir.

– Et ces sociétés… demanda Fauvarque, sont de quelordre ?

– Il y en a de toute sorte, répondit Huslin. L’unedistribue de l’énergie électrique en province ; on m’a parléd’une marque de cirage à introduire sur le marché, d’une compagniede navigation…

– Ah !… une compagnie de navigation… ce serait bien,interrompit Fauvarque.

– Tout cela n’est pas mal…

– La compagnie de navigation, je sens qu’il y a quelquechose là-dessous… reprit Fauvarque en branlant la tête. Ah !il y a quelque chose à monter avec cette idée… Ah ! je sensça !

– Vous voyez que vous avez déjà le flair des affaires,plaisanta Huslin.

– Ah ! oui, la compagnie de navigation ! Surtoutà notre époque !… avec tous les voyageurs et toutes lesmarchandises qui ont besoin de se déplacer… bonne affaire !bonne affaire ! conclut le peintre tout à fait séduit.

« Il est perdu ! » pensa Potteau avec désespoir.Jeanne riait. Renée implorait Huslin du regard. Foutrel paraissaitintéressé.

– Il y a encore Potteau et Foutrel, ajouta Huslin, je vaisy réfléchir… On trouvera moyen de les caser de la même façon.

Ils se quittèrent sans cordialité, gravement. Chacun emportadans sa chambre un sujet d’inquiétude qu’il venait de se découvrir.En montant le vieil escalier de bois qui sonnait comme un tambour,Jeanne crut le voir pour la première fois. Jusqu’ici, elle l’avaitgrimpé vingt fois par jour sans se demander si c’était un vilain ouun bel escalier. Tout simplement, quand elle passait, elle lesentait plein de la lumière et de la joie qui étaient en elle.Souvent, en descendant, elle chantait à tue-tête et sa voixfaisait, dans cet échafaudage de bois bien sec, un vacarme dontelle s’étourdissait avec plaisir.

Ce soir, il lui parut morne et laid et elle se dit que, danscette maison et dans sa vie, rien ne supportait l’examen d’unesprit froid. Le bonheur que lui donnait Fauvarque était tout enparoles, en lueurs, en suggestions. Il n’en restait rien dès qu’onvoulait le prendre avec les mains.

– Heureusement que Huslin est là, se disait-elle, il esttemps de remplacer par des réalités ce vieux fonds d’illusions surlequel je vis depuis neuf ans.

***

Peu de jours après, Fauvarque entama la décoration d’une sallede spectacle. Il se plut à ce travail, nouveau pour lui, et pensaitl’avoir terminé en un mois.

– Et je ferai une belle chose ! disait-il.

Réveillé dès l’aube, il prenait le train de six heures. Ilrentrait pour le dîner. En gagnant la maison, il se promettait dela trouver joyeuse et d’y rire. Car sa fatigue, effet d’une vieactive, loin de le déprimer, le disposait à l’exubérance.

Mais, dès le seuil, une tristesse se répandait en lui, unetristesse ample, frémissante, chargée d’images. L’envie lui venaitde refermer la grille, de fuir. À pas étouffés, libre, léger, ilarriverait un soir en un pays éloigné, s’assoirait sur l’herbefraîche, au clignotement des étoiles…

Immense et lourde carapace, la maison, ce monstre de pierre oùgrouillaient les besoins, ouvrait sur la campagne ses fenêtrescreuses. Est-ce qu’elles ne hurlaient pas la faim ?… Sesoreilles déjà en bourdonnaient. Mais qu’avait-il à faire dans cettemaison ? La mauvaise humeur de Jeanne, la pâle distinction deHuslin, la maladie de Pierrot l’y attendaient comme une proie.

– Il faut, cependant, disait-il.

La grille poussée, il découvrait Potteau.

– Tu les trouveras là-haut ! grondait celui-ci, afinde prévenir une question oiseuse.

Fauvarque montait dans la chambre de Jeanne, disait bonsoir,mais ne recevait aucune réponse. C’était en effet l’heure àlaquelle Huslin préparait l’injection d’eau de mer pour Pierrot.Avec précaution, il lavait la cuisse amaigrie, flambaitl’aiguille ; le cri de l’enfant le faisait pâlir. Il soulevaitalors la grosse ampoule dans sa main qui tremblait. Pendant unquart d’heure, le temps qu’elle se vidât, il la gardait au bout deson bras tendu.

– Laissez donc, je vais vous relayer, proposaitFauvarque.

– Oh ! non… Il faut que je surveille…

– Tu blesserais l’enfant, ajoutait Jeanne.

– Moi, blesser l’enfant !

La nappe circulaire, incolore et comme infinie du liquide, rayéede cercles irisés, baissait dans le globe transparent. Sur lacuisse terreuse de l’enfant, une boule rouge grossissait, setendait. Et Jeanne regardait Huslin avec douceur etreconnaissance.

Entre eux régnait une bonne entente. Renée les unissait. Àtravers elle, ils étaient les vrais amants. Il semblait qu’ilseussent tous deux le souvenir de très vagues, très vieillesintimités. Ils se prêtaient, au chevet de l’enfant, unecollaboration attentive. Et ils y formaient un tel ensemble qu’ilsséparaient Fauvarque de Pierrot. Le peintre s’en rendait compte.Aussi, la piqûre terminée, il s’approchait de Pierrot, lui parlaitlibrement, doucement, presque d’une voix de femme :

– Eh ! bien, mon gros lapin, ça ne va toujourspas ? Tu n’as pas envie de courir, de monter à cheval sur lajambe de ton père ?

– Oui, dada… dada, faisait Pierrot dans un souffle devoix.

– Je serais d’avis qu’on le laissât en repos, insinuaitHuslin.

Par l’adhésion des femmes, il s’était emparé de la conduitemorale de la maison. Et il était devenu l’agent de liaisonobligatoire entre ses habitants, parce qu’il créait entre eux, avecune volonté sournoise, des conflits où tous se trouvaient engagés,sauf lui-même.

Après dîner, il lisait des pages de son traité sur les Passions.La crise de mysticisme où l’avait plongé son séjour à la campagnes’y étalait avec une ampleur impressionnante. Il en était auchapitre de l’amour charnel qu’il identifiait à l’extasereligieuse. Et il appelait l’adultère « la plus hauteincarnation de l’héroïsme ».

Ces lectures, si elles enthousiasmaient les femmes, achevaientd’exaspérer les hommes. Huslin dressait son buste, scandait lesphrases d’un accent de défi.

Tous les trois se taisaient. Une même angoisse les dominait. Ilsse rendaient compte que Huslin avait éveillé en Jeanne et en Renéedes convoitises que lui seul pouvait satisfaire. La joie de créer,la richesse morale étaient seules reconnues jusqu’ici dans lamaison de Fauvarque, et ce choix s’était fait spontanément, sansdéploiement de théories, sans inutiles manifestations de dédain àl’endroit de la vie sociale. D’ailleurs, Fauvarque s’y était mêlésans crainte quand l’occasion s’en offrait. À travers la grasseopulence des autres, Jeanne et lui glissaient légèrement, enconservant intacte leur personnalité et le sens d’un bonheurprofond. C’est ce bonheur qui, depuis quelques semaines,s’éloignait, prenant aux yeux de tous, l’aspect d’une brumeillusoire.

Chapitre 10

 

« Foutrel, Potteau et moi, nous haïssons Huslin. Huslinnous hait tous les trois. Jeanne et Renée l’aiment. Mais Renée haitPotteau et Jeanne me hait. » Aux prises avec ces idées,Fauvarque cherchait en vain à s’en évader. Et il se sentaitconciliant, parce qu’il avait, besoin de calme.

Il avait terminé la décoration de la salle de spectacle. Laroute, qu’il fendait par le milieu, filait à ses côtés en ruisseauxclairs. Instinctivement, il portait la main à son portefeuille oùles trois billets reposaient. Et il répétait : « Foutrel,Potteau et moi, nous haïssons Huslin, Huslin nous hait… »

N’importe, demain, il se lèverait dès l’aube et ilpeindrait ! Cette pensée l’exaltait. Et deux ou trois fois, ilse surprit à courir. « Tiens-toi, vieux, prendspatience », se disait-il. Mais ses jambes se hâtaient, unevolonté sourde l’emportait.

Il tenta d’ordonner ses réflexions.

« Certes, il vaudrait mieux être tous de bons amis, sedit-il, mais si c’est impossible ?… Ah !… Si c’estimpossible, il faut que chacun s’arrange. Le bonheur se joue commeune partie. Je pousse mon jeton sur l’échiquier… On l’entoure, onle guette, on veut me l’enlever… Hop !… Nous sautons, piedsjoints, dans une case moins convoitée… »

À trois cents mètres, la maison parut de face. On eût dit, dansle soir tombant, que les murs blancs penchaient en arrière et sesoulevaient pour respirer.

« Elle, est mystérieuse, la maison… Pas de lumière auxfenêtres ?… C’est curieux ! Est-ce que tout le mondeserait parti ?… Quel crépuscule immense ! »

Il leva les yeux. Le ciel s’ouvrit à son regard comme un trouet, une seconde, il eut la sensation d’être enlevé tout droit, debas en haut, et absorbé par l’infini. La racine de ses cheveux seglaça. Ses pieds étaient déjà loin sur la route.

Aux heures de travail, quand un objet vous jaillit des mains,ou, simplement, lorsqu’on cultive son potager, même lorsqu’onenfonce un pieu, à grands coups, pour renforcer la palissade, on al’illusion d’être l’ami de la terre, l’ami du ciel et des nuages.Mais, ce soir, Fauvarque se sentait étranger. Est-ce qu’il avaitjamais songé à la mort jusqu’ici ? D’où vient que ce soir ilvoyait passer, là-haut, des processions blanches ? D’où vientqu’il se sentait mince, mince, et léger, léger, comme unfil ?…

Soudain il fit un bond. Une main s’était plaquée sur son épaule,une voix, dans l’oreille, lui avait crié : cours ! Ilcourut, les jambes folles.

Il pesa sur la grille qui céda sous son poids. Une ombre faisaitdes gestes sous les arbres.

– Huslin !

– Ça ne va pas… répondit Huslin.

Ils se regardèrent de près. Une main où se ramassaient lesdernières lueurs du jour, semblable à un astre, se leva entre euxet désigna une fenêtre.

– Pierrot !… murmura Fauvarque qui avait oublié sonenfant.

Une voix lourde tombait dans le jardin. De là, elle rampaitjusqu’à la route :

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco,

Que Pierrot mangera tout chaud…

Huslin accompagna Fauvarque dans la salle à manger. Potteauerrait parmi les meubles.

– Pierrot, balbutia Fauvarque en jetant son chapeau.

Ses larmes, remontées brusquement au gosier, s’en égouttaientmaintenant une à une à l’intérieur de lui. Mais son œil restait secet luisait fiévreusement.

La litanie de Jeanne recommençait. Foutrel, debout au milieu del’escalier, où il se trouvait depuis une heure, ne se décidait ni àmonter ni à descendre. Fauvarque gravit les dernières marches troispar trois. Son angoisse devenait terreur à mesure qu’ils’approchait de Jeanne, le centre du drame. Il heurta Renée dans lecouloir. Il demanda :

– Pierrot ?

– Il dort, fit Renée.

La chambre, dans l’ombre, rappelait un repaire souterrain, uncoin de caverne. Les deux fenêtres la clouaient contre le ciel. Surle lit large et bas, Jeanne, les cheveux défaits, était primitiveet tragique. Elle appuyait son buste droit aux oreillers. Lesjambes étendues devant elle, elle tenait dans ses bras l’enfant,enveloppé d’une couverture de laine, couleur ambre clair. Elle leberçait. Son buste oscillait à droite, à gauche, dans un mouvementrégulier, simple et grand.

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco

Que Pierrot mangera tout chaud.

Fauvarque s’arrêta une minute à la porte. Ce beau spectacle, enmême temps qu’il déchirait son cœur, exaltait son esprit. L’enfantne se plaignait pas. Jeanne regardait devant elle. Dansl’oscillation de son buste, son regard traçait et retraçait sanscesse le même demi-cercle. De ses yeux grands ouverts, des larmestombaient par grosses gouttes sur la couverture de laine qui lesbuvait sans bruit.

Elle n’eut pas un geste à l’entrée de Fauvarque. Il sentit cetteindifférence. Il se troubla. Le chant de Jeanne continuait àrythmer la douleur de la maison. Elle avait créé cette plainte,plus émouvante que toutes les musiques du monde. Lui, dans sadouleur, n’inventait rien. Il s’approcha du lit prudemment,feutrant ses pas, confus de n’être que le père de l’enfant, alorsque Jeanne en était la mère.

– Jeanne, dit-il, je vois, ça ne va pas pour petit Pierrot.Tu peux pleurer, tu peux chanter… c’est nécessaire et c’est beau.Mais je te dis une chose, moi… Et tu peux me croire, Jeanne. C’estque petit Pierrot guérira.

Les larmes silencieuses débordaient des paupières bistrées.Jeanne entendait-elle ? La tête haute, le regard fixe, ellebalançait son buste. Cependant, comme mû par un mécanisme, le chantsouleva sa lèvre et jaillit :

Pierrot le mangera tout chaud.

Il deviendra un gros lapin.

Il deviendra un gros Pierrot.

Sa maman l’aimera bien.

– Ah ! oui, tu peux le dire ! reprit Fauvarque,la face contractée par un rire atroce… Tu peux le dire et le redirequ’il deviendra un gros lapin… avec de bonnes jambes encore !Moi, je le vois courir comme un vrai lapin blanc qu’il est, commeun lièvre !…

Grisé par ces mots, il fut pris d’espoirs surnaturels. Lescourses à travers bois, la gymnastique sur les cerisiers, lepotager saccagé, les chaises, les tables renversées, etpatatras ! la vaisselle par terre ! Il vit toutes cesimages autour du battement désordonné de deux petites jambesmusclées. Son rire grandit.

– Alors, c’est vrai ?… tu as peur !…Hahaha ! Est-ce qu’on peut avoir peur pour un gaillard decette trempe ?… Jusqu’ici ce n’était qu’un petit lapin à deuxsous, même pas deux sous, mais demain, Jeanne, tu le verras tongrand lapin… tu verras quel grand, quel magnifique lapin ce sera…Moi, je le vois courir, courir… et personne ne lerattrapera !…

Tandis qu’il parlait, le chant était reparti. Il cheminait surla route. Jusqu’où ? Et en regardant les grands yeux de lamère, puis en regardant l’enfant, une idée frappa Fauvarque :« Est-ce qu’il serait déjà mort ? » Un frissond’horreur le secoua. Son cœur, ignorant comme ses yeux, comme sesmains, comme son cerveau, pris d’épouvante, se mit à battre fort.Il se pencha lentement. Plus il s’approchait du corps emmitouflé,plus l’idée de cette mort s’ancrait en lui, plus il la trouvait enharmonie avec l’étrange spectacle. Il songea que personne dans lamaison ne le savait… que lui-même avait parlé pour consoler… et queJeanne seule gardait son secret et berçait le cadavre en ses brascomme une folle… Et dans le court trajet qu’il avait à faire pouratteindre l’enfant, il eut encore la pensée contraire : quetoute la maison savait, que lui-même allait savoir dans un instantet que Jeanne, seule, ne savait pas, ne saurait pas et berçait etbercerait comme une folle le corps inerte, qu’elle croyait, qu’ellecroirait toujours son enfant vivant.

Soudain, il eut sur les lèvres la sensation d’un contact froid.Ses mâchoires se rivèrent l’une à l’autre. Son cerveau freina et,toutes ses pensées arrêtées, il reconnut le crâne de l’enfant. Ilrecula brusquement, le cœur glacé, jusqu’au mur où il se cogna.

Comme s’il s’éveillait tout à coup en pleine nuit, Fauvarques’étonna d’être dans cette chambre. Il se revit débarquant à lagare tout à l’heure. Le temps s’était dérobé sous lui. Il crutqu’une main puissante l’avait soulevé de terre et, par-dessus laroute, projeté contre le mur où il venait de s’écraser.

Chapitre 11

 

Il y avait une semaine que le deuil était entré dans la maisonquand M. Lavoine, par lettre recommandée, exigea le paiementimmédiat des termes échus ou l’évacuation des lieux dans laquinzaine. Le peintre ne voulut pas accabler Jeanne en luiannonçant cette nouvelle. Il cacha la lettre et, dès le lendemain,se rendit à Villennes. Dressant sa petite taille, le jarret tendu,M. Lavoine se montra féroce. Fauvarque reconnut que cetteférocité n’était pas foncière, mais uniquement de principe.M. Lavoine était méchant comme il était rigide, uniquement parla crainte d’être faible. Et à cause de cela se férocité étaitimplacable. Il humilia Fauvarque qui, malgré son mépris pour cethomme, en souffrit :

– Quitter ! mais c’est impossible, monsieur Lavoine,impossible !… Ce que je vous dois, évidemment, c’est quelquechose, mais ce n’est rien tout de même comparé à ce que j’ai engagédans cette maison de ma pensée, de ma vie ! Chaque arbre, pourmoi, est un capital qui dort… Je les connais branche par branche…Je sais ce que chaque branche veut dire… En somme, c’est du travailqui est fait… qui n’a plus qu’à être mis sur la toile… Commentpourrais-je vous rendre la maison ? Ce serait une année deperdue, ce serait terrible.

La bouche de M. Lavoine se fendit avec une joie mauvaise etun rire, caustique et bref, vint cogner les tympans deFauvarque.

– Qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que çasignifie ? s’écria-t-il enfin. Que vous êtes devenu lepropriétaire de ma maison ? Ma foi, vous êtes un drôle delocataire !

Fauvarque sentit qu’en effet, il parlait au milieu d’un rêve. Cequi, en lui, était réalité, la seule réalité, devenait chimère dèsqu’il l’exprimait à voix haute devant cet homme au jugement simpleet pratique.

– Allez ! reprit Lavoine, estimez-vous heureux, monpetit… Un autre vous traînerait à Versailles, moi je ne vous saisismême pas !…

Fauvarque balbutia quelques paroles de remerciement. Il nepouvait en effet nier que M. Lavoine eût agi avec luiloyalement. Il demeura écrasé. Les arguments qui lui montaient à labouche ne contenaient que des sentiments ; c’étaient lesplaidoiries d’un idéal, d’un cœur, d’un génie peut-être, maisaucune ne pouvait résister à l’examen de cet adversaire, logique,mais effroyablement pratique. Fauvarque sonda avec terreur à quelpoint il était pauvre en face de la vie.

Mais allait-il ainsi se retirer, accepter la sentence de cethomme ? Et après, que ferait-il ? Ici en pleine lutte,aux prises avec un homme actif et confiant, saisi lui-même du sensde la réalité et en même temps d’un certain courage en face desfaits précis, il était enclin à admettre bravement, loyalement, laseule solution possible ; mais il savait qu’une fois dehors,quand il faudrait dire à Jeanne déjà si éprouvée : nouspartons ! toute l’énergie qu’il pourrait déployer n’éviteraitpas une catastrophe.

– Cependant, dit-il, il faut que vous me rendiez justice.Votre maison n’est plus comme lorsque je l’ai prise. On peut direque je l’ai refaite. J’ai déplacé des murs, construit une verrière,ouvert une porte, bouché des fenêtres et j’ai tout repeintjusqu’aux plafonds.

– Vous avez fait cela ! s’écria Lavoine avec unecolère froide, mais je vous ferais mettre en prison si c’étaitvrai. Alors, vous avez démoli ma maison sans m’en avertir ?Allons ! prenez votre chapeau. Je veux voir.

Ce qui, pour Fauvarque, était un argument, le seul qu’il eût oséproférer parce qu’il lui semblait être fondé sur une réalitésolide, se retournait contre lui, et dès que Lavoine eut parlé, ilreconnut qu’il avait raison.

Pourtant il essaya de se justifier. Il parla du confort qu’ilavait donné à la maison, de son caractère d’originalité. Lavoinemarchait d’un pas vif. Ses jambes courtes avançaient raides,rapides, l’une devant l’autre.

– Mais vous êtes un insensé ! un fou !s’exclamait-il par moments, pour résumer sans doute ses réflexions…Un insensé ! un fou !… Vous êtes donc maçon ! Vousêtes donc architecte ! Vous êtes donc le diable !

D’un coup d’œil, quand ils furent arrivés à la ferme, il serendit compte des changements qui y avaient été faits.

– Je vois, dit-il, se mettre en colère ne vaut rien, maisdès demain il faut que vous commenciez à remettre tout ça en place…Sinon, gare à vous !

Atterré, Fauvarque s’écria :

– Mais il me faudrait trois mois de travail, c’estimpossible, impossible ! Voyons, monsieur Lavoine, rendez-vouscompte, regardez autour de vous ; c’est beau,maintenant ! c’est beau !

– Eh ! bien, moi, trancha Lavoine, je ne veux pas quece soit beau, je veux que ce soit comme c’était ! Et prenezgarde, je vous dis, parce que je suis long à me mettre en colère,mais quand je le suis, je fais du mal ! Parce que, depuis unan, je me montre conciliant et que je le suis encore, vous avezfini par me prendre pour un imbécile !

Le bruit de la discussion avait ameuté la maison. Potteau etFoutrel étaient descendus d’abord, puis Renée et Jeanne. En lavoyant pâle, maigrie, les yeux enfoncés dans les orbites, pris depitié et de faiblesse, Fauvarque sentit les larmes lui monter auxyeux. Seul Huslin manquait. Il n’était pas encore rentré deParis.

Fauvarque se recueillit une minute. Concentré, il pesa ce qu’ilvoulait dire. À cause de Jeanne il consentit au plus grandsacrifice qu’il pût concevoir.

– Monsieur Lavoine, dit-il, puisque c’est comme ça, j’aimeencore mieux vous payer.

– Me payer ? Vous pouvez donc me payer ? demandasévèrement M. Lavoine.

– Oui, je peux et non pas ce que je vous dois, mais dixfois, vingt fois, cent fois la somme. Je viens de terminer unefresque, celle que vous voyez là en face. Il y a dix ans que j’ypense, que je la prépare par des dessins, des études… Ceci c’estl’œuvre la plus parfaite qui me soit sortie des mains : jevous la donne.

Tous comprirent la grandeur du sacrifice. Jeanne s’apitoya. Ellefut sur le point de crier à Fauvarque : « Pas cela !j’aimerais mieux partir. » Cependant elle se tut, parcequ’elle ne se sentait pas le courage de souffrir. Mais Lavoinesecoua lentement la tête et dit à Fauvarque avec un sourire demépris :

– Parlez-moi sérieusement, comme un homme !

– Vous refusez ? cria Jeanne dont le visage seconvulsa de colère.

– Pas moyen, murmura Fauvarque découragé, pas moyen, monbon Foutrel, pas moyen mon bon Potteau, on parle chacun sa langue…Il parle chinois et je parle français… ou bien c’est le contraire,il parle français et moi je parle chinois, je ne sais plus.

Essoufflé, lourd, les mâchoires frémissantes de rage, Potteaus’avança vers M. Lavoine :

– Quoi ? vous prétendez, demanda-t-il d’une voixcontenue, que vous préférez deux billets crasseux, deux billetsinfects, à cette œuvre… dites !… allons, dites !

– Prenez-la, vous, cette fameuse fresque et donnez-moi lesdeux billets, riposta Lavoine.

– Ils sont comme moi, eux, ils n’ont pas d’argent !dit Fauvarque.

– Je vois, ils n’ont jamais d’argent ceux qui vous font descompliments.

– Assez ! taisez-vous ! ne riez pas en parlant àun homme de génie… à un géant ! vous qui n’êtes rien, hurlaPotteau.

– Il refuse… il refuse… dit Jeanne avec un éclat de riresinistre.

Tous sentaient au milieu d’eux l’absence de Huslin, le seul quipût faire un geste utile.

Foutrel, plus doux, essaya de gagner Lavoine par lapersuasion.

– Monsieur Lavoine, dit-il, ils se mettent tous en fureur,mais moi, voyez-vous, je veux vous parler calmement… et je vousjure que Fauvarque est un grand peintre… et que cette fresque il nela vendrait pas pour vingt mille francs…

– Et si elle ne me plaît pas ! cria Lavoine.

Potteau se précipita sur lui :

– Et la lune, est-ce que vous l’aimez ? et lesoleil ? et la mer ? et les arbres ? répondez, ouiou non… Vous ne les avez jamais regardés ? Vous ne savez pasde quoi je parle ? Il doit y avoir une fenêtre quelque partdans votre cervelle qui est restée fermée : ouvrez-la, faitesentrer la lumière !

Lavoine se tut. Il se raidissait, s’observait, la volonté tenduecomme s’il était entouré de fauves. Foutrel et Renée voulurent luirendre confiance.

– Je pourrais vous montrer des journaux, lui dit Foutrel àl’oreille, des journaux où il est dit de Fauvarque qu’il est lepeintre le plus brillant, le plus vigoureux…

– Oui, il faut les montrer à monsieur Lavoine, dit Renée.Il y en a dans ce meuble, n’est-ce pas, Foutrel ?

Elle alla ouvrir un tiroir du classeur, réunit un paquet dejournaux qu’elle vint apporter au propriétaire. Il les garda enmain un instant et alla les poser sur la table.

– Vous n’avez pas eu le temps de lire, observa Renée.

– J’ai lu.

– Vous lisez vite, fit Jeanne.

À ce moment les bras de Lavoine s’élevèrent avec violence et iléclata, indigné, véhément :

– À la fin, j’en ai assez ! Vous m’embêtez ! Jesuis ici au milieu d’une bande d’enfants ! Vous n’avez pasl’air de savoir comment va le monde ! Je veux ma maison,n’est-ce pas ? je la veux dans quinze jours, c’est net, et jela veux comme elle était. C’est clair. Il y a la loi, n’est-cepas ? Et parce que vous n’êtes pas, au fond, des fripouilles,je ne saisirai pas. Savez-vous ce que ça veut dire ? Vouspourrez emporter vos affaires ?

– Eh ! bien, je vous les donne mes affaires, s’écriaFauvarque… Le piano… les meubles… les matelas.

Lavoine haussa les épaules :

– Votre piano ? il n’a pas de forme… Lesmeubles ? du bois blanc… Vos matelas ? despaillasses !…

– Eh ! bien, allez-vous en, alors, cria Jeanne.

Potteau était devenu grave, contenu, dans l’excès de sa douleur.Il suivit Lavoine jusqu’à la porte.

– Vous non plus, dit-il, vous n’êtes pas un méchant homme,monsieur Lavoine. Mais la bêtise, la bêtise à ce point, c’est ducrime… Cela aussi devrait être dans la loi.

Il fixait son regard sur la nuque brune, molle et satinée etavait le sentiment qu’en la serrant entre deux doigts, il pourraitsuspendre la vie de cet homme.

Il claqua la grille derrière le petit homme raidi, et revints’affaisser parmi les autres. C’était déjà le soir. Tous ensemblesongeaient à ce que pesaient leurs rêves et le monde où ils semaintenaient à force de douleur.

Chapitre 12

 

Fauvarque sentit autour de lui comme une conspiration pourrabattre son enthousiasme et avilir son caractère.

Jusqu’ici, une chose avait été tenue par tous comme intangibleau-dessus des autres préoccupations. C’était son œuvre. Quand unetoile sortait de ses mains, le visage de Jeanne, le visage deHuslin et de tous les amis s’illuminaient de joie. On sentait dansla maison un élément nouveau, une naissance. Il était entendu quepour gagner sa vie, Fauvarque mettrait bout à bout toutes sortesd’expédients. Personne ne s’en scandalisait. On en riait aucontraire et c’était pour chacun une raison de plus d’admirerFauvarque.

Un bouleversement profond s’était produit en quelques mois.L’œuvre passait au second plan et c’était tout à coup lespréoccupations d’ordre matériel qui prenaient la première place.Désormais, quand il montrait sa dernière toile, personne n’encontestait la beauté, mais les éloges se passaient en murmures, enfélicitations et, cinq minutes étaient à peine passées, que déjàchacun se rétractait.

« Où sont les émotions d’autrefois ? songeaitFauvarque, le cœur aussi triste que si son œuvre marquait ladéchéance de son talent. Une toile ! mais nous en parlionspendant dix jours sans arrêt et nous trouvions qu’il y avait biendes choses inexprimables qui n’avaient pas été dites… »

Soudain son sentiment se précisa davantage ; sa tristesses’approfondit et devint de l’angoisse. Il comprit que, lorsqueJeanne était en présence d’une nouvelle œuvre, elle songeait :« Oui ! mais est-ce de là que sortira notrerichesse ? »

Fauvarque s’aperçut que la chaleur des êtres qui vivaient autourde lui avait rongé sa volonté. Il restait amolli quand elle seretirait, alors qu’il était sûr et intégral autrefois dans sasolitude. C’était une tristesse pour lui de constater qu’il sedécourageait aujourd’hui parce que l’estime qu’on lui portait avaitchangé de qualité. On l’avait trahi. Habitué à voir Jeanne, Huslin,Renée, proches comme sa propre pensée, confiant, il s’étaitdéchargé sur eux d’une partie de lui-même. L’enthousiasme quientretient le génie et le féconde et qu’il avait jadis tiré delui-même, c’est d’eux qu’il l’attendait maintenant. Il leur avaitappris à juger ses œuvres et il s’inquiétait de leur jugement.C’était lui le coupable sans doute. Il avait manqué de prudence.Était-ce bien un manque de prudence ?… Fauvarque comprit lesens des quelques fils d’argent mêlés à ses cheveux bruns. Et ilrépéta pour lui-même ce qu’il avait dit pour Huslin, dans unecomplète indifférence d’esprit :

– Dame ! j’ai quarante ans !… Est-ce bien sûr,voyons ?… Est-ce trente ou est-ce quarante ?

Et il compta sur ses doigts. C’était bien quarante.

Il dit un jour à Jeanne :

– Si j’étais un sabotier et qu’à chaque sabot confectionnéje t’appelle pour te dire : « Regarde, Jeanne, je viensde finir un sabot », tu pourrais trouver que c’est monotone,mais ici je te montre des créations !… et des créations, ça nese fait pas comme ça !…

– Eh ! bien, s’écria Jeanne, en voilà desreproches ! Est-ce que je ne t’ai pas dit que la toile étaitbonne ?

– Elle est bonne ! Voilà ! Je n’ai plus, avec ça,qu’à danser de joie comme un imbécile ! Mais ne te rends-tupas compte qu’en me disant « elle est bonne » tu mecoupes bras et jambes ? Tu prends un air de juge bienveillant,au lieu qu’autrefois tu m’admirais ?

Il souffrait de devoir avouer ce besoin et sentait que Jeanne,par sa simple indifférence, lui tirait des secrets qui étaient lamoitié de sa force.

– Je comprends, fit-elle, tu veux que je m’exclame, bouchebée, que c’est admirable. Eh bien, voilà, monsieur : c’estad-mi-ra-ble !

– Merci !… merci !… merci !… répétaFauvarque, effondré sur un siège.

Déjà Fauvarque, après cette scène, avait senti que l’ordre deson existence était menacé. Les jours qui suivirent, de nouveauxindices lui en donnèrent la certitude. Jeanne vivait, l’esprittendu, comme à la veille d’une crise. Et le peintre se rendaitcompte qu’elle était prête pour la lutte. Il pourrait, sans doute,la combattre, mais quelque chose d’eux-mêmes périrait. À table,d’instinct, il se servait un peu moins qu’à sa faim et, comme sitous ses amis étaient engagés dans le complot, Jeanne ne craignaitpas de lui dire :

– Il y a pour dix-huit francs de viande dans ce plat.D’ailleurs, il va falloir que tu me donnes de l’argent. Potteau m’adéjà prêté cinquante francs.

– Ce sont les derniers billets, ça va chauffer, ditFauvarque avec un rire qui manquait d’assurance.

– Tu t’arrangeras, répondait Jeanne.

Et quand le plat suivant était sur la table, au moment où lepeintre se servait, elle reprenait :

– Ces petits pois ne sont pas du jardin ; il n’y en apas encore assez. Trois kilos, ça fait un peu plus de sept francs,c’est Renée qui les a payés.

La minute où l’argent allait enfin manquer se préparaitlonguement d’avance, arrivait en grand équipage. Là encore,Fauvarque se rappelait ce qui se passait dans les mêmescirconstances quelques années plus tôt. Il disait : « Tusais, Jeanne, plus un traître sou. » Elle éclatait de rire endisant : « Monsieur le docteur recommande une diètesévère. » Fauvarque allait prendre des travaux de gravure, dedécoration ou de dessin en ville, s’y consacrait jour et nuitpendant deux ou trois semaines (sans compter que c’était aux heuresde gêne que des acheteurs se présentaient pour ses tableaux) etdeux mois de tranquillité suivaient. Il voyait que maintenant onlui demandait tout autre chose. Avec l’âge, l’usure del’enthousiasme, des besoins surgissaient ; on lui demandait deconstituer un fonds de fortune solide. Plus d’aléas ! plus degêne ! il fallait vivre sans inquiétude et sans heurt. Chacunavait besoin de s’étaler dans des certitudes. Et Fauvarqueregardait les petites dents blanches de Jeanne qui se faisaientplus acérées, plus avides. Il ne pouvait pas, d’un geste brutal,repousser les pétitions nouvelles qu’elle lui présentait sansarrêt. Au fond de sa conscience remuait, atrophié d’ailleurs etimpuissant, le sens ancestral de la responsabilité de l’homme. Etpuis, quand il regardait autour de lui, il s’apercevait que tout lemonde vieillissait ensemble. Et que c’était pour cela qu’on sesentait moins à l’aise, qu’on devenait exigeant et méchant.

La vie l’envahissait. C’était un flot montant, régulier,implacable, et Fauvarque sentait qu’il serait bientôt submergé, etqu’une vie passe de la même façon qu’une heure. Les doctrines,toutes conçues en vue du travail de l’esprit, qu’il professait etauxquelles ses amis faisaient écho avec enthousiasme,apparaissaient fidèle, mais à cause de cela l’hostilité de tous legagnait. Et Potteau, c’était un complice ! Foutrel eût vouluque la crise fût préparée plus doucement et ne compromît pas laconfiance de Fauvarque en son œuvre. La doctrine qu’il adoptait, ill’accompagnait d’un grand nombre d’atténuations, mais il étaitcertain qu’il voyait les exigences de la vie et qu’il ne jugeaitplus comme autrefois. « Ils m’abandonnent tous, songeaitFauvarque. J’ai quarante ans et je leur parais comme lereprésentant d’un régime mort. Eux aussi ont vieilli, mais ils nesont pas, comme moi, aveuglés sur leurs œuvres. Au lieu de guiderles autres, je vais attendre d’eux qu’ils m’indiquent la route àsuivre ! Je briserai plutôt les liens qui me lient à euxtous ! »

Il se le disait sincèrement, mais, l’intégrité de sa Foin’existant plus, il sentait qu’il transigerait quand même à desconditions raisonnables.

Enfin, un matin que Jeanne lui demandait de l’argent, Fauvarquetendit avec une certaine gravité les derniers billets qui luirestaient :

– Voici, dit-il, je te donne quatre cents francs d’un coup,parce qu’il ne m’en reste plus et qu’il vaut mieux voir, dèsaujourd’hui, un moyen d’en gagner d’autres.

Ces billets pesaient dans ses mains et il les considéra des yeuxdes hommes, c’est-à-dire comme des parcelles de sa vie même quis’en allait.

– Ils feront la semaine, dit Jeanne.

Et il sentit qu’il était, malgré lui, un atome de viesociale.

Chapitre 13

 

Fauvarque descendit dès l’aube. Il s’assit longtemps sur unfauteuil, au milieu du vestibule, puis il alla s’asseoir au milieude l’atelier. Et il se disait que Huslin, bientôt, viendrait à luidonner de l’argent. Et qu’aussitôt la crise serait résolue. Mais ilsentait que, s’il acceptait le secours de Huslin, une autre crise,plus large, où sombrerait sa personnalité, peut-être son foyer,s’ouvrirait fatalement. Et il se retint de pleurer, il arrêta aubord de ses paupières des larmes qui avaient besoin de se répandre.Jamais une heure de sa vie n’avait exigé de lui un tel effort. Ille savait. Il y était résolu. Mais son être était triste et las.Son être usé ne le soutiendrait pas. Pour agir il n’avait nicourage, ni enthousiasme. Pour animer ses muscles, raidir savolonté, repousser l’appui qui s’offrait, mettre en mouvement lesrouages de son corps rétif, il n’avait plus qu’un seul outil :sa raison. Et déjà il la sentait fiévreuse, inquiète.

Pendant une heure, deux heures, trois heures, il énuméra, pourbien s’en pénétrer, les motifs qui le poussaient à accepter lagrande épreuve. Il comptait sur ses doigts à voix haute :

– Premièrement… secondement…

Et plus il approfondissait la crise, plus il voyait clairementque seule une manifestation de volonté, à cette heure grave, luipermettrait de se ressaisir, aussi bien en lui-même qu’aux yeux desautres. « En somme, songeait-il, je dois accepter la crise ettoutes ses conséquences. Je repousserai l’aide de Huslin et il enrésultera une bataille à mort entre lui et moi… » Mais ilsn’étaient pas égaux dans la lutte. Pour l’écrivain, l’enjeu étaitun peu d’argent. Par contre, il était, pour Fauvarque, sapersonnalité. Il devait la jeter tout entière sur le plateau de labalance. Car il était parvenu au degré de dénuement tragique oùl’on ne peut plus lutter qu’en dépensant de son individu.

Potteau entra.

– Tu vas bien ?… Il y a longtemps que tu es là ?…Journée grise, hein ? fit-il distraitement, en évitant deregarder Fauvarque.

Soudain Fauvarque l’interpella :

– Dis donc, Potteau, viens ici que je te regarde.

– J’étouffe, j’aime mieux faire un tour dehors, ditPotteau.

– Un tour dehors ? répéta Fauvarque. Viens, Potteau,viens ici.

Et il prit son ami par les deux bras.

– Je vois, dit-il, tu es inquiet, tu ne tiens plus enplace, mon vieux solide. N’aie pas peur, va…

– Qui t’a dit que j’avais peur ?

– Je te connais depuis trop longtemps !… Aussi je tedis, n’aie pas peur, je ne prendrai pas l’argent de Huslin.

Foutrel entra à ce moment. Il se mit à longer les murs. À pasfeutrés, Jeannot-lapin glissa son corps noir dans la tache clairerépandue devant la porte et se perdit dans la pénombre de la pièce.Il vit entrer calmement Serpolet qui tenait un rouge-gorge entreses petites mâchoires aux dents fines.

À peine éveillé, Huslin avait observé les bruits de la piècevoisine. Il avait entendu Fauvarque descendre et, pendant un quartd’heure, l’oreille contre la porte de communication, il avaitattendu le lever de Jeanne. Son cœur battait. Il était pressé de laréconforter et de lui donner cette nouvelle preuve, qui était laplus grande, de la tendresse qu’il avait pour elle et de son amitiépour Fauvarque. Il songeait, avec une émotion profonde, que lepeintre pourrait poursuivre en toute tranquillité les grandesœuvres entreprises sur place. Plus tard, comme un père aimantveille sur le fils grandi qui cherche sa destinée, il appuieraitFauvarque, il mettrait Jeanne à l’abri du besoin. Et il pleuraitseul, patiemment ; l’oreille contre la porte demeurait auxaguets. Soudain, le lit de la chambre voisine rendit un gémissementmétallique. Huslin frappa doucement à la porte.

– Qui est-ce ? demanda Jeanne dans un murmure.

– C’est moi.

– Huslin ?

– J’ai à vous voir.

Tous deux parlaient d’une voix de complices, très bas. Et leursparoles étaient une suite de sons brefs et hachés, battements decœur sonores.

– Tout de suite, vous voulez me parler ?

– J’attendrai que vous ayez fait votre toilette.

– Dans dix minutes, voulez-vous ?

– Oui.

Il entendit Jeanne se lever et il s’assit, les jambes brisées,car il était dans l’état des amoureux qui attendent la minuteprochaine de la première étreinte. Bientôt, deux coups timidesrésonnèrent à la porte.

– Vous pouvez venir, dit Jeanne.

Il sortit dans le couloir, referma sa porte. Celle de Jeannevenait de s’entrebâiller. Elle était en robe de chambre. Il entra.Sans un mot, ils gagnèrent le bord du lit en s’assirent. Huslinreleva sur le front de Jeanne le rideau de cheveux dorés quidissimulait ses yeux rougis.

– Vous avez eu tort de vous émouvoir sur la visite demonsieur Lavoine, dit-il enfin en riant. Ce n’est en somme qu’uneaffaire d’argent. Il vous faut trois mille francs. On les trouveraet les plus horribles malheurs dont vous vous voyez menacéerentreront sous terre.

– Je vous comprends, balbutia Jeanne en baissant la tête.Vous êtes généreux, mais je ne puis plus accepter de vous quoi quece soit. Je sens grandir chaque jour ma dette. Comment vousrendrai-je ce que je vous dois déjà. Vous m’aimez, je le sais, etun horrible cas de conscience se pose que je ne saurai jamaistrancher.

Huslin se leva, s’écarta doucement d’elle et répondit :

– Pourquoi parlez-vous ainsi ? J’aime mieux votrefierté de naguère. Vous interprétez mal ma démarche. Je viens àvous comme à une sœur et si j’ai pu trahir quelquefois mon amour,je vous jure que votre corps pour moi restera toujoursinviolable.

Elle ne répondit pas. La tête baissée, frêle dans sa robe dechambre, elle pleurait.

– Si je ne vous ai pas fait l’offre hier, reprit-il, c’estparce qu’il y avait des témoins autour de nous. Vous savez comme jesuis. Je pousse parfois la délicatesse à l’excès. Je ne voudraisjamais heurter le sentiment de personne. J’ai ainsi l’air d’êtrebizarre, alors qu’une simple noblesse d’âme m’inspire… J’aurais puégalement prendre Fauvarque à l’écart et vous épargner cetteémotion, mais Fauvarque ne m’aime plus, il me suspecte, je l’aisenti depuis la mort de votre enfant… Et quand on ne m’aime pas, jedeviens maladroit… L’argent est dans cette enveloppe.

– Je voudrais vous baiser les mains, balbutia Jeanne ensanglotant… et dire que j’ai un mari !…

– Ne lui en veuillez pas, non, ne le méprisez pas, s’écriaHuslin. Votre mari est un grand artiste… c’est-à-dire un grandenfant… Il est mal fait pour la vie… Mais je veillerai… À tout àl’heure, n’est-ce pas ? Il ne faut pas que nous restionsensemble trop longtemps.

Longuement, Fauvarque considéra les trois billets déployés queJeanne lui tendait du bout des doigts. Il n’avait pas songé qu’ilslui seraient remis par cette main blanche et petite. Mais il sereprocha d’avoir manqué de pénétration, cette voie étant la seule,en effet, que pût choisir Huslin. Il sourit étrangement et la maintrembla. Un tourbillon d’images cyniques, obscènes, enveloppa lecorps de Jeanne, le pénétra, l’emporta.

– C’est bien, dit Fauvarque en tressaillant, je m’occuperaide cet argent. Mais surtout ne te tracasse pas. Je ferai pour lemieux. Et tu sais que, lorsque je m’en charge, les choses semettent en place d’elles-mêmes.

Dès que sa femme fut sortie, Fauvarque replia les billets et lesinséra dans l’enveloppe.

– Hier j’ai tout offert, se dit-il, tout offert en vain…toiles, fresques… meubles… Quand même j’aurais donné ma tête,ç’aurait été en vain… et l’on veut me faire croire qu’il suffiraitde ça, pour réaliser le miracle ?…

Il agita, en signe de dénégation, l’enveloppe qui rendit unbruit sec de cassures.

– Si ceci pouvait être vrai, reprit-il, le monde serait unetelle comédie, qu’il me faudrait vivre mille ans pour épuiser monrire.

Sa tête s’immobilisa. Il réfléchit. Bientôt une expressionindéfinissable d’intelligence et de ruse éclaira ses yeux. Pourfixer ses pensées, il parla à mi-voix, d’abord parbribes :

– Huslin paye, murmura-t-il, pourquoi paye-t-il ?…Hier, quand Lavoine est venu, il n’était pas là… Comme par hasard,à Paris ! Parbleu ! il était au courant ! C’est luiqui l’envoyait ! Tous deux de connivence pour m’enleverJeanne ! Cette fois… J’en ai assez !… l’écheveau estdébrouillé… Mais ils ne l’auront pas ! ha ! ha !ha ! ha !

Il arpentait l’atelier, les mains enfouies dans ses poches.Aucune indignation ne le soulevait. C’est un torrent de joie qui leportait.

Sa foi regroupée formait bloc, il la sentait en lui, il en étaitsûr. Et il riait de la lutte que, dès lors, il dominait.

Il se posta à l’une des petites fenêtres carrées qui donnaientsur le jardin. L’air lui souffla au visage. Cette douce caresse surla masse prodigieuse de son front le fit sourire. Elle lui rappelales mains de Pierrot. Les voici qui descendaient sur son nez,autour de sa bouche rasée… « Brave petit Pierrot !… Àforce de soupe, tu pousseras !… Et nous te verronscourir ! »

– Dites donc, Huslin, par ici, j’ai à vousparler !

Interpellé, Huslin, qui gagnait le potager, se tourna. Jamais sadémarche scandée n’avait ressemblé davantage au déclic d’unemécanique. Fauvarque l’attendit sur le seuil de l’atelier.

– Vous avez à me parler ? demanda Huslin d’une voixqui n’avait jamais paru si grêle.

– Deux mots seulement, dit le peintre.

Un rire fixe écarquillait ses paupières. Sa peau tendue étaittranslucide. On l’eût dit taillé dans un albâtre pâle. Mais sesyeux bleus jetaient les éclats durs.

– Je vous rends votre argent, dit-il, en enfonçantl’enveloppe froissée dans l’échancrure du gilet de Huslin. Vousvous imaginiez sans doute me rendre la vie avec ces misérablesbillets… Que vous importe si je quitte cette maison ? Dixautres, cent autres peuvent la remplacer. En cinq jours jedéménage ! en dix, je m’installe ! en quinze, jereconstruis ce que j’ai pu démolir ici ! En tout : unmois à prélever sur mon travail. De sorte que, les choses mises aupoint, c’est deux mille francs que vous voulez offrir au pèreLavoine… Curieux, ce petit cadeau…

Fauvarque, en prononçant ces derniers mots, devint plusfamilier. Il se frotta les mains. Quant à Huslin, il fronçait lessourcils, ridait nerveusement le front pour comprendre et n’yparvenait pas.

– Oui, c’est curieux ce petit cadeau… Il y a pourtant desgens avec lesquels il n’est pas bon se commettre… Il fallaitd’abord me demander des renseignements sur ce monsieur Lavoine…

– Mais que racontez-vous ? s’écria Huslin. Pourquoirefusez-vous cet argent ? Parlez moins vite et plusclairement, je vous en supplie.

– Que je parle plus clairement. Nous allons mettre lespoints sur les i, à l’instant. Prêtez-moi votre tympan, je vousprie.

Avec une sauvagerie qui confinait à la folie, Fauvarquerapprocha sa bouche de l’oreille de Huslin et hurla de tous sespoumons :

– Je dis que vous êtes venu chez moi pour vicier l’air quenous respirons, que vous avez sali Renée de vos désirs, que vousavez tourné autour de Jeanne, que vous les avez empoisonnées de voslâches idées sur la vie… et que je n’ai besoin de personne pourfaire bouillir mon pot.

– J’avais deviné cette hostilité… cria Huslin.

– Ah ! oui, une hostilité… grave, interrompitFauvarque. Hostilité, c’est encore une de vos expressions fines ethabiles. Pour ma part, je fais moins de façons. Je vous déteste, jevous hais, mon bon ami. Voilà ! c’est une chose réglée, vousn’avez plus qu’à prendre vos paquets, filer… Berthe vous porteraune des valises.

– Vous me chassez !

– Et dépêchez-vous ! parce que si vous traîniezlà-haut, je viendrais vous stimuler l’énergie. Avant de donnertrois mille francs, la prochaine fois, vous réfléchirez.

Chaque phrase giflait Huslin. Il s’en garait en rejetant sa têteen arrière. Ses membres tremblaient, ses dents claquaient et deslarmes ruisselaient sur ses joues. Il eut encore la force de seretirer dans la maison.

Surpris par les clameurs, Potteau et Foutrel s’étaient approchésde l’atelier. Jeanne et Renée, aux fenêtres, regardaient ensilence. « Ah ! te voilà sous ton jour véritable, disaitla première en s’adressant à Fauvarque en pensée, une brutevaniteuse. Dès que tu te sens dominé par un homme plus intelligentet meilleur que toi, ton seul souci est de le frapper de coupsmalhonnêtes. Mais je vengerai Huslin. » Renée regardaitPotteau, mesurait sa grosse tête, ses membres pesants. « Tubois du lait, toi, tu voudrais en faire autant, mais tu n’as mêmepas le courage de Fauvarque. » Près de la porte, Berthes’écrasait contre le mur. Elle aimait tous ces « beauxmessieurs » et pleurait du mal qu’ils s’infligeaientmutuellement.

Fauvarque n’entendait ni ne voyait personne. Il rentra dansl’atelier, prit une brosse, se campa devant la fresque en cours etpeignit dans un délire joyeux.

Chapitre 14

 

Huslin partit le jour même. Fauvarque, confiné dans l’atelier,et Potteau, en promenade dans les bois, ne le saluèrent pas à sondépart. Jeanne, Renée et Foutrel le conduisirent jusqu’à la grille,et Berthe, une des valises en main, l’accompagna jusqu’à la gare.Elle était émue, pleurait, et, tout en s’essuyant les yeux avec sontablier, bredouillait :

– Quelle misère… Ah ! que je suis malheureuse…Monsieur Fauvarque est fâché… Monsieur Huslin s’en va, mon Dieu,mon Dieu ! que je suis malheureuse !…

Voyant Jeanne très affectée par son départ, Huslin lui avaitbaisé la main. Sa douleur était profonde et une heure avait suffipour entourer ses yeux de cerne. Aux creux subits de ses joues, sabarbe semblait fausse.

– J’avais espéré, murmura-t-il, pouvoir guiderFauvarque ; dès le premier jour je me suis sentiimpuissant ; il tue mes élans, se moque de mes conseils. Vousne savez pas le mal qu’il m’a fait.

– Pardonnez-nous, Huslin.

– Durant des nuits entières j’ai veillé, songeant à lui età vous… Le souci de votre bonheur m’a hanté… Car vous devriez êtreheureuse, Jeanne, et vous ne l’êtes pas… Vous méritez un de cesbonheurs sans ombre que des femmes très pures, très nobles, trèsbelles ont connu. Elles sont rares, mais je vous voyais parmielles…

Ces mots qu’elle écoutait et ramenait à elle-même, déchiraientle cœur de Berthe. En s’éloignant, elle continuait à selamenter.

– Quelle misère ! Que je suis malheureuse… Ah !comme vous avez de bons sentiments, monsieur Huslin.

– Vous êtes trop sensible, ma fille, vous souffrirezbeaucoup dans la vie, lui répondait Huslin en s’arrêtant.

Il était parvenu aux deux noyers qui, sur la route, formaientcomme les sentinelles avancées de la maison du peintre. Il seretourna. Plus personne à la grille. L’atelier frappé de soleilétait silencieux. À cette distance, Jeanne, Renée, Foutrel, Potteauétaient oubliés. Une seule image subsistait pour Huslin. Bien qu’ilne vît personne, avec le bras qui restait libre il fit desmoulinets tumultueux et poussa un cri :

– Adieu, Fauvarque !…

Renée demeura encore quarante-huit heures auprès de Jeanne. Elleaussi était en crise et devait mettre de l’ordre dans ses rapportsavec Potteau. Leur rapprochement dans cette maison aggravaitl’engagement qui la liait à lui et, pour rien au monde, elle nel’épouserait, après l’expérience des mois passés entre Huslin etFauvarque. Elle quitta donc Jeanne, qui fut inconsolable, mais luidonna raison. Foutrel partit à son tour, le lendemain. Il était endifficultés avec son père et prévoyait de l’aller voir à Limoges.« Bon courage, mon vieux, lui dit Fauvarque ; pour ce quiest de nous, sois sans inquiétude. Je travaille, nous avons encoredix jours à rester dans la maison. Tout va bien. Ça ne pourrait pasaller mieux… » Jeanne et Fauvarque se trouvèrent de nouveauseuls dans la maison vide. Mais Fauvarque s’étonna de l’attitudefermée, dédaigneuse et pleine de réticences qu’observa Jeanne. Tousles amis partis, la maison pour eux deux, de belles journées,n’était-ce pas le moment de reprendre contact, de s’épancher et deconstruire ensemble les splendides projets dont son cerveau étaiten fièvre et que prouvait, depuis trois jours, l’avancement rapidede sa dernière fresque ? Le soir même, à table, il luidit :

– Mais qu’as-tu donc ? Tu ne peux pas avoir peur,puisque moi j’envisage l’avenir avec une joie, une joie sansmélange.

– C’est ce qui m’inquiète le plus, répondit Jeannefroidement.

– Tu as pourtant confiance en moi ?

– Non.

– Tu n’as pas confiance en moi !

– Non.

Partie 5

Chapitre 1

 

Fauvarque ouvrit la porte, pâlit. Et sans qu’un mot fût échangé,il laissa passer le visiteur.

Huslin pénétra dans le jardin, un peu voûté, les épaulesrentrées, son chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux sourcils. Sonvisage était livide, sali par une barbe de plusieurs jours et,malgré la tiédeur de cette journée, il était enveloppé d’un longmanteau noir. Ses épaules, ses joues et ses mains tressautaientfrileusement. De son pas court qui rasait le sol, il se dirigearésolument vers l’atelier ; là, il se retourna et, posant unregard très vague et très doux sur Fauvarque, scanda distinctementces mots :

– J’ai à vous parler, à vous et à nul autre.

Fauvarque pensait : « Comment ? c’est Huslin cevieillard ? » Il dit :

– Alors, vous vous trouviez derrière la porte… depuislongtemps ?

Plus d’une heure, Huslin avait attendu debout, l’oreille auxaguets, rongé par la fièvre, cherchant à surprendre les bruits dela maison. Ses jambes vacillaient et il sentait son être se tendre,s’allonger et vibrer le long de cette porte comme un fil de soieblanc.

Aucun drame ne flottait sur la demeure. Une atmosphère heureuse,au contraire, l’enveloppait… « Misère !… Misère !…Il a refait son bonheur sans moi ! » Et le cœur de Huslins’aplatissait dans sa poitrine, abandonnant par grosses gouttes lessucs de vie dont il était gonflé.

– J’ai à vous parler, répéta Huslin. Après tout le bien queje vous ai fait, j’ai droit à une place dans votre vie…

Voyant que son interlocuteur riait, il reprit :

– Je vous parle gravement, écoutez-moi de même. Depuis queje vous ai quitté, j’ai fait le tour de ce que je suis, j’aifouillé dans mon cœur, j’ai fait passer mes réflexions par desalambics diaprés, j’ai coupé mes gestes en parcelles menues… Aprèscela, comme pour regrouper mon individu épars, j’ai lu les œuvreséternelles, j’ai lu Homère, la Bible, l’Évangile… Miracle !Merveille ! Fauvarque… En lisant l’Évangile, la révélations’est faite. Dès la première phrase, je suis étonné. Je vois unmot, je pressens celui qui suivra, puis je devine une page entière…Au Mont des Oliviers, je parle… Et je comprends enfin cette choseimportante : que c’est moi, que c’est mon histoire… Je me sensl’âme du Christ, Fauvarque…

Il ceignit son crâne de ses mains brûlantes et, du fond de cettecouronne de chair, ses cheveux blonds émergèrent par touffes.Lorsqu’il releva la tête, la trace de ses doigts, inscrite sur sonfront, le grandissait.

– C’est vrai, je vous devais cet aveu, reprit-il d’une voixsourde. Tout ce que le nom de Jésus peut évoquer de bonté, jel’éprouve… et c’est profond, c’est un abîme…

Des suprêmes altitudes, des signes mystérieux descendaient verslui. La coupe immense du ciel versait l’eau sacrée pour le baptêmede la terre. Il y eut de grands cercles d’oiseaux, des chantsjoyeux, de soudains épanouissements de fleurs éclatantes au-dessusde terres fraîchement arrosées. « C’est une naissance, unenaissance. » – « C’est vrai, j’ai trente-trois ans, c’estvrai… », pensa Huslin. Voyant, de nouveau, que Fauvarqueriait, il lui demanda :

– Pourquoi riez-vous ?

L’autre, pour toute réponse, continua de rire. Huslin se tintpour satisfait et poursuivit :

– Je suis l’homme des grands sacrifices, mais mon cercleest trop étroit pour que j’y dépense toutes mes ressources !…Christ était comme moi… Il a fondé une religion pour caser unsurplus de passion. Il a donné son amour aux multitudes et, depuisbien des années déjà, cet amour va s’accroissant, se multipliant…Quel trait de génie il a eu ! Fauvarque…

Il reprit, obstiné :

– Pourquoi riez-vous ?

– Vous voulez le savoir ?

– Ouvrons nos cœurs. J’ai besoin de franchise plus que depain… Vous m’en donneriez une coupe large comme les mers qu’aprèsl’avoir bue, j’en lècherais les parois.

– Oui, répéta Fauvarque, j’étais sûr que vous viendriez unjour ou l’autre et que ce jour-là vous seriez le Christ.

– Ah ! L’étoile… fit Huslin.

– Plus que l’étoile… C’est moi qui vous ai fait prophète…Ha ! Ha ! Ha… Vous rappelez-vous les soirs de voslectures, je vous poussais, je vous applaudissais, je vousdirigeais vers la divinité et la folie…

Huslin se dressa, les mains levées, raidies en griffes. Ils’avança vers Fauvarque, lui prit les bras, les serra avecamertume, mais sans force. Fauvarque, les mains dans les poches,riant, se laissait faire.

– Je ne suis pas fou, balbutia Huslin. Si vous avezcomploté contre moi, c’est vers la vérité que vous m’avez poussé.Soyez confondu, Fauvarque : j’ai une âme de bonté qui m’emplitd’adoration pour moi-même.

– Vous êtes un méchant homme, répondit sévèrementFauvarque. Autrefois, vous aviez, je crois, du génie, vous étiezsensible et vous tendiez vers le beau. Puis, ç’a été ladégringolade. Et quelle dégringolade ! D’abord vos sens ontétouffé votre cœur, puis ils ont envahi votre esprit, noyé votrecerveau et pris la direction de vos actes… Vous êtes un méchanthomme.

– Soyez confondu, Fauvarque : je me sens généreux mêmequand je fais le mal.

En face du corps flasque de Huslin, Fauvarque fut repris degaieté. Il voyait, incarnés en lui, les chutes, les non sens,surtout les passions du monde : celles qui poussent ausuicide, au meurtre et à la guerre, celles qui mènent àl’ivrognerie, celles qui mettent le cerveau en déliquescence. Et ilriait de cette ronde de gnomes.

Et voyant le rire de Fauvarque, Huslin murmura :

– Non, de grâce, ne riez plus.

Il se fit suppliant :

– Fauvarque, j’ai besoin de vous. Donnez-moi une place dansvotre maison. Peu à peu j’en regagnerai une dans votre cœur.Qu’ai-je à vous promettre ? Je vous jure que je seraichaste ; je vous jure que je brise ma plume, que je donne mafortune au premier passant, que je vis dans la niche de votre chienjusqu’à la mort.

Son dernier espoir lui échappait. Il regardait Fauvarqueredressé, violent, volontaire. « Où prend-il cette force dehaïr et de vouloir ? » songea Huslin. Puis il se ditencore : « D’un mot je pourrais le terrasser, en luidisant la vérité sur Jeanne… » Cette idée scintilla uneseconde dans les limbes de sa pensée, mais il reprit :« À quoi bon, puisque je lui ferais du mal sans rattraper soncœur. »

[C’est pourtant ce qu’il fait : il révèle à Fauvarquequ’il a été l’amant de Jeanne.]

Fauvarque fut saisi du besoin de se précipiter sur lui etd’enfoncer les ongles dans les profondeurs de cette chair molle,insipide et déjà recouverte d’une lividité de mort. Mais il sereprit vite. Ses yeux étincelants se détournèrent, fixant uneencoignure de la salle et il dut se retenir à la fenêtre.

– Je vois, murmurait Huslin, que Jeanne vous avait dupé…Elle est pareille à toutes ses semblables et vous vous rappelez cesparoles définitives de la Bible : « La femme adultèremange et boit, et puis s’essuie la bouche et dit : « Jen’ai point fait de mal. » Votre femme n’échappe pas à cettedéfinition terrible… Aussi n’existe-t-il de véritable dramequ’entre vous et moi qui sommes conscients de nos fautes et prêts àles expier…

Cependant Fauvarque songeait à ce qu’il devait faire. Pour lapremière foi de sa vie, sa personne lui inspirait un sentimentd’insuffisance et, en elle, il se sentait humilié. Jeanne, uneseconde, grandit à ses yeux démesurément ; de compagne elledevenait juge et, loin d’y voir une trahison, il recevait son actecomme une sentence. « Oui, se dit-il avec reproche, j’aicantonné la vie dans des joies exclusives et trop hautes… Elle m’ena puni ! » Et dans cet affaissement de sa conscience, ilfut envahi des images d’un monde tout différent où il y avait de lapassion, du luxe et des ruissellements d’or… Il demeura en arrêtsur cette vision, dans une angoisse indicible, car il semblait quetout à coup sa destinée dût se pencher irrémédiablement et sansqu’il pût choisir, vers l’une ou l’autre des deux existences quis’ouvraient béantes de chaque côté de lui.

Mais un souvenir depuis quelques instants déjà lui faisaitsigne. C’était avant son mariage, sur les côtes de Bretagne où ilpassait l’été… Un jour, en grimpant sur les rochers, il avait sentià son doigt une piqûre tandis qu’une vipère qu’il savait venimeuses’engloutissait dans une fissure de la roche. Il se dressa, lecorps baigné d’une sueur glacée, se demandant ce qu’il ferait. Etsoudain, fermant les yeux, il avait mordu son doigt, arraché entreses dents un lambeau de chair sanglante, puis, sans regarder samain, l’avait enveloppée de son mouchoir.

« Extirper le mal coûte que coûte », songeaFauvarque.

D’avoir formulé cette pensée, il sentit revenir toute saconfiance. Mais du même coup, Jeanne et Huslin, détachés de lui,tombaient à terre comme deux tumeurs empoisonnées.

– Sauvez-vous, dit-il en s’avançant vers l’écrivain et enlui saisissant les épaules. Des laïus je n’en veux pas. Il y a uneheure que je vous entends discourir. Nous ne nous exprimons pasdans la même langue. Vous me parlez de crime, je n’en voispas ; de trahison, cela m’est indifférent ; de vengeance,c’est un mot vide ; de notre tendresse mutuelle, et je ne saispas comment cela se fait, ces mots résonnent en moi comme unefausse pièce sur une plaque de marbre… Ce n’est ni l’or, nil’argent, ce n’est pas du bronze non plus : c’est duplomb !… Pour moi, en ce qui vous concerne, je ne vois qu’unechose, c’est que vous ne m’intéressez plus et que je veux vous voirdehors…

Huslin considéra Fauvarque et s’épouvanta de cette face auxmuscles tendus, aux mâchoires contractées. Il éprouva une profondetristesse à inspirer une aversion si forte à un homme qu’ilchérissait.

– Toute ma vie, tel a été mon lot : je n’ai pas étécompris, dit-il.

– Allez, oust, répliqua Fauvarque, ne m’obligez pas à vousmettre à la porte avec un coup de pied où vous savez !

– N’oubliez pas que vous parlez à un homme qui vousaime ! balbutia Huslin en levant sur Fauvarque un visage oùétait marquée une détresse immense.

– Allez m’aimer un peu plus loin !

Et Huslin, avec fièvre, les deux bras levés, s’écria :

– Vous avez le devoir…

À ces mots, Fauvarque l’empoigna, le poussa devant lui, lui fittraverser le jardin et le jeta sur la route, puis referma laporte.

Chapitre 2

 

Jamais retour aux choses humaines ne fut plus pénible à Huslin.Il les envisagea, comme il faisait toujours, du fond de lui-même,sombrement, par leur côté le plus tragique. « Maintenant jesuis seul, songea-t-il, j’ai trahi tous mes amis, j’ai lassé toutesles bonnes volontés… » Cependant, sa douleur ne résultait pasdu fait que Jeanne s’était enfuie. Elle était venue, elle étaitrepartie comme une belle proie qui montre ses yeux clairs derrièreun arbre, et qui s’échappe. Son amour, désormais sans objet,retombait avec un regret, certes, mais qui n’était pas unesouffrance et, en songeant à elle, malgré sa détresse, il sesurprit à chantonner mentalement :

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

Ces mots allaient, se répétant dans son esprit, agaçants,mornes, parfois sonores, parfois en sourdine, tandis que saphysionomie se contractait davantage.

– Autour de la biche blanche, murmura-t-il, il y aFauvarque et il y a moi. C’est entre nous que se joue le drame…

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

Alors, ainsi posée, la situation où il se trouvait lui parutsans issue. Renoncer à voir Fauvarque, ce qui était la solutionnormale, lui semblait une chose impossible. Étendu sur le dos, lesyeux perdus dans le feuillage, la tête dans ses deux mainsrelevées, il cherchait à mesurer la place que le peintre, depuisvingt ans, occupait dans sa vie, et l’effort de sa pensée tendueétait insuffisant pour y parvenir ; mais il se rendait compteque, sans Fauvarque, il ne subsisterait de son cœur qu’unabîme.

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

– Que suis-je, en somme ? Où est mapersonnalité ? se demanda-t-il, et cette question souleva lafièvre dans son cerveau.

D’un œil lucide pourtant, il sonda son passé ; avec unesincérité farouche il disséqua son être, tournant contre lui-mêmela souplesse, le flair et le sens critique implacable qu’il avaitaccoutumé de mettre en œuvre pour dépister chez autrui le pointfaible, ce qu’il appelait la tare. Et ce fut un interrogatoireserré, terrible. Un a un, les éléments de son individu tombèrent,désagrégés par le doute, la chicane, le sarcasme.

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

– Toute ma vie, j’ai été dépendant, dit-il à voix haute. Àn’importe quel instant de mon passé que je cherche, mon image estgreffée sur celle d’un autre. On dirait que mon être a toujours eubesoin d’un axe, d’un support où s’accrocher. Une fois posé, iléclate, se développe en fleurs merveilleuses… Mais, livré àlui-même, il dépérirait, car il n’a pas l’énergie nécessaire pourpuiser directement dans la terre la sève qui l’entretient…

De l’autre côté de la route s’étendait un bois de chênes.Quelques-uns, géants, s’élançaient au-dessus des autres. Il aperçutà leurs sommets, entre les feuilles roussies par l’automne, desboucles de gui vertes, vivaces, brillantes. Ce spectacle lefrappa.

– Je suis pareil à ces touffes de gui… dit-il avecamertume.

Aussi loin que remontait sa mémoire, il trouvait près de luil’être complémentaire sans lequel moralement, il lui étaitimpossible de subsister. En premier lieu, la femme – elles’appelait Claire Durand – qui avait été sa gouvernante, du tempsde ses cinq ans. Pendant deux années, il avait grandi dans l’ombrede cette divinité, les yeux levés vers elle. Différent des enfantsde son âge, il n’aimait pas les jeux et demeurait pensif, encontemplation devant Claire. La nuit, il ne parvenait pas à s’endormir avant qu’elle vînt se coucher à son tour. Quand elle étaitsur le point d’éteindre la lumière, il l’appelait bas, timidement,mais avec fièvre et lui demandait de le prendre dans son lit. Ellecédait quelquefois. Alors il la serrait dans ses petits brasfrêles, se pressait contre elle, baisait son épaule nue,s’enfonçait sous les draps pour mieux la respirer, et quand elles’était endormie, mais alors seulement, il s’abandonnait au sommeilà son tour.

Après Claire, sa passion se porta sur le cocher de ses parents.Il le revoyait petit, nerveux, avec sa face étroite et ridée, unharnais en main et sa pipe en bouche. À la promenade, lorsqu’ons’arrêtait pour s’asseoir, c’était lui qui réunissait les sièges.Les bonnes le remerciaient, il leur glissait quelques mots dansl’oreille, puis s’en retournait près de sa voiture et, debout,entrait en conversation animée avec un de ses confrères. Victors’imaginait que là-bas, entre ces deux hommes, il se racontait deshistoires prodigieuses. Quand on lui demandait le métier qu’ilchoisirait, il répondait sans hésiter qu’il serait le groom deM. Gabiou.

Plus tard il put comprendre la distinction et le charme infinide sa mère. Il l’aima avec des caresses et des soumissions d’amant.Mais en ce temps-là, il allait déjà à l’école et c’est parmi sescamarades, principalement, qu’il recruta ses dieux. Chaque soir ilrevenait à la maison, pensif, s’asseyait sur une chaise et,indifférent aux curiosités de sa famille, méditait la parole de telélève plus avancé que lui dans ses études. Si l’autre avaitdit : « J’aime l’arithmétique », Victor toute lanuit ressassait dans son esprit ce qu’il avait appris, cherchait àprolonger ses connaissances, à renverser le mur qui le séparait des« grands » et, pendant plusieurs jours, se montrait danscette matière assidu, clairvoyant avec d’étranges lueurs degénie.

Mais bientôt, adolescent, il devait recevoir une empreintedécisive. Vers sa treizième année, il eut pour professeur delittérature un jeune homme de trente ans nommé M. Baschet.C’était un esprit fin, un peu précieux, très cultivé, trèsambitieux, très artiste, qui avait de jolis mots à propos de toutet s’était fait connaître par une étude sur la moralité au moyenâge. Il prit Victor en amitié, lui trouvant une facultéd’observation précoce dont ses goûts de lettré le rendirentcurieux. Il l’amena chez lui, lui montra ses livres. Dans la suite,lui-même fut reçu chez madame Huslin. Pendant quatre ans Victorn’eut pas d’autre idole. Il méprisa les meilleurs de ses camarades,il se détacha de ses parents ; avec ferveur, avec amour, ilprit M. Baschet pour exemple, pour modèle unique. Ils’appliqua à l’imiter, prit son accent. En marge de sescompositions, il relevait la petite écriture, serrée, élégante etprécise de son maître, l’étudiait, l’analysait et, au cours depatients exercices, s’habituait à écrire comme lui. De même, enl’écoutant, il avait pour but précis de contracter ses habitudes depensée. Et, peu à peu, à force de volonté, il obtint en lui lareproduction exacte de la physionomie de son maître. Dès lors,M. Baschet ne l’intéressa plus. Il disait à qui voulaitl’entendre : « Monsieur Baschet ?… Il ne lui resterien, je l’ai pressé comme un citron. »

Les femmes devaient, à partir de ce moment, fournir à Huslin lessaintes, les vierges, les madones dont son imagination inquièteavait besoin. Il n’alla pas vers elles comme font les hommes, enséducteur, mais en frère soumis, en adorateur servile. Là encore,il fut esclave, mais, accroché à la femme dans une étreinteéperdue, il puisait en elle des essences délicates dont ilenrichissait son âme. Ce fut l’époque où il déclarait haut que lemonde, mené à la ruine par l’homme, serait bientôt régénéré par lafemme. Lui-même s’efforçait à modifier sa nature pour se rapprocherdu sexe en qui résidaient la sagesse et l’avenir. Il allait dansles salons développant ses théories. Les femmes étaient lespremières à en rire.

Un jour, au hasard d’une rencontre, il connut Fauvarque, dequelques années plus âgé que lui. L’impression qu’il en reçut lefoudroya. D’un coup ses théories tombèrent. Les femmes furentreléguées au second plan et, pendant plusieurs jours, en abordantses amis, il se penchait vers eux, et leur disaitgravement :

– Je viens de faire la connaissance d’un génie.

Devant l’ébahissement qui se marquait sur leur visage, ilajoutait :

– Il s’appelle Fauvarque.

Immobile, Huslin songeait à toutes ces choses.

– Baschet, Fauvarque, murmura-t-il, je suis un mélange deces deux hommes, mais, s’il m’a été possible d’absorber le premieret de le rejeter, Fauvarque, lui, m’échappe. Ses limites meparaissent chaque jour plus éloignées et ce que j’ai pu prendre delui n’est que des formules toutes faites, opinions, attitudes, cen’est pas son âme. Depuis quinze ans, il est mon support, monunique réservoir de vie sans que j’aie pu parvenir à l’épuiser.

Un chien errant, s’approchant sans bruit, vint flairer la têtede Huslin. Il se glaça à ce contact, et il éprouva presque unsentiment d’épouvante en voyant l’animal le contourner, reniflerses chaussures et s’asseoir sur son séant à deux pas de lui, en leregardant. C’était un bâtard de barbet, avec un poil épais,noirâtre, souillé de poussière. Sous ses sourcils touffus, enbroussaille, ses yeux, petits, étaient injectés de sang.

Huslin ne fit pas un geste pour le chasser, non par crainte,mais parce qu’il était gagné d’humilité. Il était sujet à descrises de détachement envers sa personne où tout son être sombrait.Alors on pouvait venir et le tuer sans qu’il levât le bout du doigtpour se défendre.

– Mourir, murmura-t-il.

Et dès qu’il eut proféré cette parole, le monde s’assombrit àses yeux. La nature parut se voiler, en répétant :

– Oui, tu dois mourir.

Les arbres se balançaient ; quelques nuages maintenantcouvraient le ciel, la brise du soir était froide comme uncouteau.

– Oui, tu dois mourir.

En lui-même il approuvait cette sentence, sachant que la vie,sans Fauvarque, était impossible. Que ferait-il ? Irait-ildemander le réconfort à sa mère ?… S’entendre appeler« mon grand fils », « mon chéri »,« espèce de grand fou » ? Irait-il chezM. Baschet ? Revoir sa bibliothèque ? entendreencore parler du moyen âge ? discuter sur dessubtilités ?… Demanderait-il pardon à Valentine ? Non, ilne pouvait plus et tout cela ne lui rendait pas Fauvarque ; etle niveau de la vie tomberait d’un coup de plusieurs crans.

– Oui, tu dois mourir.

Le chien se mit à hurler. La cloche de l’église s’ébranla. Uneauto, rapide, glissa sournoisement sur la route en soulevant de lapoussière. Huslin comprit que tout le poussait à la mort. Il seleva avec effort, le dos, les reins et les épaules courbaturés. Ilne regarda ni d’un côté, ni de l’autre ; à deux pas le chienle suivait, mais Huslin l’empêcha d’entrer dans sa maison. Enmontant l’escalier de bois qui conduisait dans sa chambre, il sedit que le lendemain la maison serait envahie par les gens depolice, que son corps, par ce même escalier, serait emporté sur unelitière et, à ce moment, des larmes lui vinrent aux yeux.

Dans le tiroir de sa commode il saisit son revolver ; samain trembla d’horreur. Ainsi, froidement se donner la mort ?Il eût accepté passivement que celle-ci lui vînt de la main d’unautre, mais l’idée de faire un geste et que ce geste le foudroyâtle remplissait d’horreur.

– Oui, tu dois mourir.

Il s’approcha de la fenêtre. Le chien, assis sur son derrière,le regardait.

– Tu veux voir mourir un homme, lui dit Huslin avec unsourire sardonique, eh ! bien, tu seras le témoin muet dudrame… Mais, qui sait ! peut-être que le même coup dont jevais me frapper t’atteindra toi aussi et crèvera ta peauhideuse…

Pâle et le corps frémissant, il porta l’arme contre sa tempe oùcoulait une sueur froide. En face c’étaient les bois dont lalisière descendait le coteau comme la porte basse d’un mystère. Ilsentit qu’il allait réfléchir sur son acte, hésiter. Raidissant savolonté, il pressa sur la gâchette, en murmurant :

– Si jeune !…

Chapitre 3

 

Il y avait deux heures que Fauvarque badigeonnait à la chaux lesmurs de l’atelier, encore recouverts par endroits de sesdécorations, lorsque grinça la grille du jardin. Il l’entenditmalgré le grand vent qui soufflait dehors et qui, sortant du bois,s’engouffrait dans la maison avec des gémissements. Elle futrefermée aussitôt à grand bruit. Étant au sommet de son échelle, ilne put voir qui était entré, mais le pas ferme, qui se dirigeadirectement dans la salle à manger, lui rappela un pas connu.Quelqu’un de cher était là. Sous sa blouse Fauvarque trembla, desfrissons l’assaillirent, ses jambes flageolèrent, la sueur inondason corps par flaques glacées.

Il songea : « Bien sûr qu’elle devait revenir. »Et, face au mur, surveillant son équilibre sur l’échelle, il repritsa besogne. Mais il travaillait mal. Ses yeux se voilèrent. Sonpinceau se balançait sur des surfaces molles. Le mur cédait commede la pâte, s’animait, devenait une sorte d’animal à la croupebondissante. « Bien sûr qu’elle devait revenir… »

Le vent parle dans la maison. Il a cent voix. Les pas serapprochent. La maison est pleine de gens. Ah ! comme on sepresse dans le jardin. La chaise longue d’osier rend, surl’asphalte de la grange, un long crissement qui passe, en éclair,dans les vertèbres du peintre. Quelqu’un monte sur son échelle, luitouche le pied… Ses poumons se gonflent, il a une forte envie derire, des carillons s’ébranlent, sans doute sous la bourrasque, lepinceau ruisselant, djic, djic, continue à blanchir deprodigieuses, de fabuleuses croupes d’animaux…

« Bien sûr qu’elle devait revenir. Pouvait-elle s’abêtirdavantage en compagnie de larves anémiques, de rachitiquesmoribonds, d’échauffés impuissants ! Ha ! Ha !Ha ! il fallait bien qu’elle revînt pour échapper à tous cescas pathologiques qu’elle a dû rencontrer en grand nombre,hélas ! depuis un mois… »

Il reprit avec orgueil :

« Dame ! je l’ai habituée à autre chose. »

À trois reprises, déjà, Jeanne avait toussé légèrement. Bienqu’elle étouffât sa voix, Fauvarque l’entendit distinctement.« Pauvre petite. Elle a pris froid tout à l’heure »,songea-t-il. À ce moment précis, elle eut une quinte.

– Te voilà revenue ? dit Fauvarque.

– Oui, je suis revenue, c’est ma maison, il me semble.

– Voilà ! Voilà ! Tu vas me parler durement.

– Je suis fatiguée.

– Tu es venue à pied de la gare par cette vilainejournée.

– Occupe-toi plutôt de ton mur.

– Là, Jeanne, sois douce, je t’en prie.

– Je suis fatiguée, là, et je n’ai envie de rien dire.

– Alors je te laisserai tranquille. Cependant tu aurais dûte placer à l’abri du vent.

– Un autre que toi serait descendu et m’aurait installéeconfortablement.

Du haut de son échelle, Fauvarque regardait le corps pelotonnéde Jeanne et il riait silencieusement. Car il la voyait petite,mais nerveuse, volontaire et forte. Il ne détestait pas la voixacerbe et les mots de dépit dont elle pimentait son retour, mais ilavait un étonnement joyeux de voir ces mots modulés par des lèvressi rouges et si joliment dessinées. Il descendit et, dès qu’il sepencha vers elle, fut saisi de griserie. La pose qu’elle avaitprise, ses yeux fermés, son bras nu remonté sous sa joue luirappelèrent l’amour. Il souleva la chaise longue contre sa poitrineet la déposa dans un coin mieux abrité. Puis il remonta surl’échelle et, les yeux baissés vers Jeanne, murmura :

– On dirait une petite reine.

– Ah ! oui… Elle est jolie la petite reine, fit Jeanneen hochant la tête.

– Mais certainement.

– Elle n’est pas riche…

– Bah ! murmura Fauvarque avec un geste vague, unepetite reine qui n’est pas riche… Elles n’ont pas besoin d’êtreriches… Il y a des petites reines qui ne sont pas riches.

– Je voudrais bien en connaître, dit Jeanne.

– Toi, par exemple, et beaucoup d’autres… seulement tu nele sais pas encore, petite reine Jeanne…

– Tu m’en racontes de belles histoires… Alors et toi ?Tu es le roi Henri.

– Le roi Henri, approuva Fauvarque en recommençant àpeindre.

– Il badigeonne le mur à la chaux, le roi Henri, repritJeanne en pouffant.

– Eh ! oui, dit gaiement Fauvarque. Je suis le roiHenri qui badigeonne le mur à la chaux et tu es la petite reineJeanne qui n’est pas riche. Je sais bien. Il y aura des gens quidiront : « Ils ne sont pas sérieux, ce roi Henri et cettereine Jeanne. A-t-on jamais vu une reine Jeanne qui ne soit pasriche et un roi Henri qui badigeonne à la chaux ? » Maisces gens-là nous les connaissons bien, toi et moi. Ils prennent lecarton pour la vérité et ils rêvent sur du carton, parce que lavérité profonde, ils ne la voient jamais.

« Huslin a gardé mon secret », pensa Jeanne. Enapprenant sa mort, elle avait craint qu’il n’eût révélé à Fauvarquesa liaison avec elle. Elle avait décidé qu’elle se tuerait, elleaussi, si son mari en était instruit, car elle était orgueilleuseet, même dans le malheur, n’était guère disposée à rendre compte deses actes à quiconque. L’accueil de son mari la libéra de ce souci.Dès lors, elle s’abandonna au prestige de sa voix forte, aurayonnement de son intelligence et de sa santé, sachant désormaisqu’elle poursuivrait son existence à ses côtés.

– Ils rêvent sur du carton !… fit-elle.

– Ça te paraît drôle ? reprit Fauvarque. Et pourtant,écoute-moi dix minutes et je te montrerai que toutes les confusionsgraves de la vie et les neuf dixièmes des souffrances humainesproviennent de ce que les hommes, au lieu de voir et de comprendrece qui est, rêvent sur du carton !… Que voient-ils leshommes ? Ce n’est ni la nature, ni la vie !… Ce qu’ilsvoient ce sont des placages collés sur l’une et l’autre, mais de sicomplets placages que l’une et l’autre disparaissent à jamais poureux. J’appelle ça du carton. Tu les appelleras comme tu voudras,mais ça signifiera la même chose… Et l’humanité tout entièrechemine, chemine, des années, des années, des siècles, des siècles,entre deux haies de carton !… Arts, politique, morale,religion, carton ! J’en ai vu des hommes dans ma vie, lesgrands efflanqués mangeurs de viandes qui font des rêves en carton,des beaux parleurs qui élaborent des lois en carton, des moralistescourtauds, carrés, au visage méchant, qui bourrent de carton lescervelles dévotes, des prophètes à face de porc qui voudraientrégner sur un paradis en carton. Je connais des financiers, jeconnais des poètes… La plupart sont sûrs que tout est inutile…ceux-là mêmes qui croient en quelque chose, à une divinité, à unejustice, à des prolongements de l’âme, se les représentent de tellesorte que ce n’est que carton ou fumée de carton… Ah ! c’estqu’il faut voir ça !… Tu es jeune et naïve, mais je te prometsque c’est un spectacle ! un fameux spectacle !… Ha !Ha ! Ha ! Ha !

Tout en riant et parlant, Fauvarque travaillait. En émettant lesidées essentielles, il se tournait vers Jeanne. Bientôt, ildescendit de l’échelle, la poussa plus loin. Il s’approcha de laporte que Jeanne avait fermée, regarda au dehors. Le vent emportaitles feuilles d’automne en de puissants tourbillons. Elless’élevaient par centaines, en colonnes frémissantes, passant d’unetrombe d’air à l’autre, descendant brusquement d’étage,semblait-il. Et soudain, un nouveau coup, frappant de haut en bas,les abattait brusquement sur le sol.

– Prenons des exemples, dit Fauvarque en remontant sur sonéchelle. L’argent, qu’est-ce que c’est que l’argent ?

– Du carton ! cria Jeanne.

– Naturellement, bien sûr, du carton ! Que ce cartonsoit du métal, que ce métal soit bouton d’or, brun ou argenté, iln’est que du carton dès qu’il prétend n’être plus du métal toutcourt, mais une espèce de dieu formidable… Et sais-tu pourquoil’argent c’est du carton ? parce que l’argent cache mon champ,ma récolte, mon intelligence, et ramène tout à un chiffre. Toi, unchiffre… moi… Et la plus belle œuvre du monde vaudra le prix d’unbon dîner. Ah ! oui, l’argent c’est grave, c’est le carton parexcellence, le carton de carton.

– Ça n’est pas autant de la blague que ça en a l’air, ceque tu dis là, murmura Jeanne.

– Demain, s’exclama Fauvarque, je me raserai la tête et jeme tracerai un trait rouge autour du crâne. Tu me vois avec untrait rouge, bien fulgurant, autour du crâne… Ha ! Ha !Ha ! J’irai au village, avec un tam-tam et je crierai :« Approchez, père Mouchard, mère Sicre, grand-père Plomion,apprenez la grande nouvelle. Dès aujourd’hui, celui de vous quin’aura pas un trait rouge autour du crâne ne sera pas un homme, cesera un misérable, un pauvre malheureux, un mendiant, on le jetteraen prison, on le diffamera… S’il possédait un champ prospère,celui-ci sera transformé en poussière stérile… S’il possédait unemaison, cette maison ne sera plus qu’un antre vil ; s’ilpossédait un arbre, l’arbre se desséchera ; s’il avait du vinen cave, ce vin se tournera en eau !…

Jeanne s’était levée. Avec des gestes de joie violente ellegambadait au pied de l’échelle. Ce grand souffle de pensée auquelles sifflements de bourrasque ajoutaient encore de la force, laranimait. La joie qu’elle venait chercher auprès de Fauvarque lagagnait, la gonflait et, en levant la tête, lorsqu’elle voyait laface puissante de Fauvarque rire et lancer le sarcasme, elle étaitéblouie comme par un soleil.

– Un trait rouge autour du crâne, ce monstre ! cemonstre de Fauvarque !

– Non, tu vois la plaisanterie sinistre ! Celui quin’a pas son trait rouge est un gueux.

– Gueux ! Gueux !

– Là, sincèrement, tu me vois tombant dans des panneauxcomme ceux-là ? Il peuvent rester dans leur carton, lesbougres, moi, je regarde.

– Allez-vous finir, vieux monstre, de gesticuler sur votreéchelle !

– Ils s’imaginent avoir fondé un ordre social… Tu entendsbien : un ordre social ! Mais du jour où ce fameux ordresocial est institué, crac, crac, crac, il croule de toutes parts.Ha ! Ha ! Ha ! Ha !… On cherche à soutenir, àconsolider, cette construction ridicule : crac… crac… Alorsils font comme un chef d’industrie qui engage jusqu’à son derniersou pour faire marcher une mauvaise affaire… crac… Ha !Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! On la hérisse deforteresses… crac… on y jette des millions… crac… on y jette deshommes, crac, crac, crac… Jamais l’affaire ne marchera… L’équipedes grands, l’équipe des rois, l’équipe des présidents, l’équipedes commissaires des peuples, l’équipe des nihilistes y passeront,mais un jour la bâtisse tombera en ruine… Et moi je rirai, jerirai, je rirai… parce que tout ça c’est du bruit ! la seulechose vraie, c’est un homme.

Jeanne était prise d’un fou rire.

– Voici qu’un jour ces pauvres imbéciles, avec la têtepleine d’idées en carton, avec le cœur bourré de sentiments encarton, aperçoivent un homme qui se promène sur une route.« Ah ! Ah ! font-ils, quelle espèce d’homme est-celà ? Un homme qui a cent sous ou un homme qui a centmillions ? » – « Non, messieurs, qu’on leur répond,ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est un homme qui n’a rien. » –« Rien ? il n’a rien ? » Et frotte, et frotte,et frotte les yeux pour voir le phénomène. – « Rien ?Quel animal ça peut-t-il être ? Ça n’a pas de senscommun ? Il a pourtant la figure d’un homme ! » Onleur dit : – « Vous ne l’avez pas reconnu ? Cephénomène-là c’est Fauvarque ! pas un traître sou enpoche : Henri Fauvarque ! » – « Pas même unsou ? C’est donc le diable en personne ! » Et ils semettent à courir… Quelle escapade ! Quelles entorses !Ils courent encore !…

– Vous tairez-vous ? J’ai les côtes endolories.

Fauvarque criait maintenant, mâchant son rire, bavard,s’essuyant les lèvres avec le bas de sa blouse de toile bleue. Etil se réjouissait de l’accompagnement que lui faisait le vent.

– Alors, j’ai compris que parmi ces esprits dénaturés, cesêtres avilis, sans foi, sans croyance, mais malades, gravementmalades, nous n’avions qu’à nous tenir tranquilles, comme dans uneavant-scène. Nous nous plantons là, tranquillement, et nousregardons passer les préoccupations en carton, les rêves en carton,les existences en carton… Et s’il venait un homme me demander quinous sommes, je lui dirais : Moi, je suis roi et elle estreine !

– En carton !… s’exclama Jeanne.

– Ah ! mais non, au contraire… Il pourra s’approcherl’ami, il pourra tâter… « Moi je suis roi et elle estreine… » Le voilà stupéfait qui écarquille les yeux, quicherche, qui cherche… Qu’est-ce qu’il cherche ? Il cherche deschichis en carton sur nos têtes, des chichis en carton sur nospoitrines ! Mais nous deux, on serait nus !

– Non ?

– On serait tout nus, et l’ami chercherait. À la finj’aurais pitié de lui et je lui dirais : « Vous perdezvotre temps, mon ami. Vous cherchez des chichis ? Il n’y en apas. » – « Comment, il n’y en a pas ! » –« Eh ! non, il n’y en a pas. Mois, je suis un roi et elleest une reine, mais on est un roi et une reine tout nus. »

– Il est fou ! il est fou !…

– Il faut voir la tête du type ! reprit Fauvarque.Ha ! Ha ! Ha ! Je la vois, la tête du type.Ah ! c’est qu’il faudrait voir ça, Jeanne, il faudrait voircette tête !

– Il est fou, complètement fou !

– Un roi et une reine tout nus ! Des chichis ! ducarton, des boniments ! Allons donc ! Tout nus !… Iln’y a pas d’autre moyen d’être roi, il n’y a pas d’autre moyend’être reine.

Jeanne s’était assise, elle ne riait plus. Elle regardaitFauvarque. Lui, la tête contre le plafond, appuyé du dos à sonéchelle, se contentait maintenant de sourire à toutes cesévocations d’êtres débiles, de cerveaux faussés, de destinéesavortées, de craintes misérables, de stériles fatigues, d’amoursmaladives, de lamentables espoirs qu’il faisait jaillir devant lui,et sa face éclairée dont coulait la raillerie était celle d’unprophète. Et Jeanne, le cœur terrifié, crut que le monde, encercle, attendait un arrêt de lui.

FIN

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Tags: Albert Ades