Scène VII
LES MÊMES et TCHOUBOUKOV
TCHOUBOUKOV. – Qu’est-ce qu’il y aencore ?
NATALIA STEPANOVNA. – Papa, dis sincèrement,en toute conscience, quel chien est meilleur, notre Otkataï ou sonOugadaï ?
LOMOV. – Stepan Stepanovitch, je vous ensupplie, ne dites que cela : votre Otkataï a-t-il la mâchoirecourte ou non ? Oui ou non ?
TCHOUBOUKOV. – Et si même cela était ?Quelle importance ! Il n’y a pas de meilleur chien dans toutle district.
LOMOV. – Mais, voyons, mon Ougadaï est mieux,en toute conscience !
TCHOUBOUKOV. – Ne vous agitez pas, mon bijou…Permettez !… Votre Ougadaï a précisément ses qualités… Il estde pure race, les pattes solides, rond des côtes, et ainsi desuite. Mais ce chien-là, si vous voulez le savoir, a deux défautscapitaux : il est vieux et il a le museau court.
LOMOV. – Excusez, j’ai des battements de cœur…Venons-en aux faits ! Veuillez vous rappeler que dans lesHerbes de Maroussine, mon Ougadaï allait oreille à oreille avec lesRazmakhaï du comte, et votre Otkataï était à une verste enarrière.
TCHOUBOUKOV. – Il était resté en arrière parceque le piqueur du comte l’avait frappé avec son fouet.
LOMOV. – Et pour cause ! Tous les chienscouraient le renard, et Otkataï s’était mis à rouler un mouton.
TCHOUBOUKOV. – Ce n’est pas vrai,monsieur ! Mon poussin, je suis vif ; aussi, précisément,je vous prie de cesser cette dispute. Il l’a frappé parce quechacun est jaloux du chien d’autrui. Oui ! Chacun estjaloux ! Et vous-même, messire, êtes-vous sans péché ? Àpeine, précisément, remarquez-vous qu’un chien est meilleur quevotre Ougadaï, vous commencez à dire ceci, cela, et autres chosespareilles… Voyez, je me souviens de tout !
LOMOV. – Et moi aussi, je mesouviens !
TCHOUBOUKOV, l’imitant. – « Etmoi aussi, je me souviens ! » Et de quoi voussouvenez-vous ?
LOMOV. – J’ai des palpitations… Ma jamberefuse le service… Je ne peux pas.
NATALIA STEPANOVNA, l’imitant. –« J’ai des palpitations… » Quel chasseurfaites-vous ! Vous n’avez qu’à rester couché sur le poêle dela cuisine à écraser les blattes, et non pas à courre le renard.« Des palpitations ! »
TCHOUBOUKOV. – C’est vrai, quel chasseurêtes-vous ? Avec vos palpitations, précisément, il faut resterà la maison, et non pas vous trimballer sur une selle ! Siencore vous chassiez, mais vous n’allez à la chasse que pourdiscuter et empêcher les chiens des autres, et ainsi desuite !… Je suis emporté ; laissons ce discours… Vousn’êtes précisément pas du tout un chasseur !
LOMOV. – Et vous… l’êtes-vous ? Vousn’allez à la chasse que pour vous faire bien voir du comte etintriguer… Ah ! mon cœur… Vous êtes un intrigant !
TCHOUBOUKOV. – Quoi ? je suis unintrigant ! (il crie.) Taisez-vous !
LOMOV. – Un intrigant !
TCHOUBOUKOV. – Gamin ! Morveux !
LOMOV. – Vieux rat ! Jésuite !
TCHOUBOUKOV. – Tais-toi ou je te tue avec unmauvais fusil comme un perdreau ! Freluquet !
LOMOV. – Chacun sait que… oh ! mon cœur…votre femme vous battait… Ma jambe… Mes tempes… Je vois millechandelles… Je défaille, je tombe !
TCHOUBOUKOV. – Et toi, tu es sous la pantouflede ta gouvernante !
LOMOV. – Voilà, voilà, voilà… Mon cœur s’estrompu !… Mon épaule s’est détachée… Où est mon épaule ?Je meurs. (Il tombe dans un fauteuil.) Undocteur !
Il s’évanouit.
TCHOUBOUKOV. – Béjaune !Nourrisson ! Gringalet ! Je me trouve mal !(Il boit de l’eau.) Je me trouve mal !
NATALIA STEPANOVNA. – Quel chasseurêtes-vous ? Vous ne savez pas même vous tenir à cheval !(À son père.) Papa, qu’a-t-il ? Papa,regarde, papa ! (Elle jette des cris.) IvanVassilievitch ! Il est mort !
TCHOUBOUKOV. – Je me trouve mal !… J’aila respiration coupée… De l’air !
NATALIA STEPANOVNA. – Est-il mort ?(Elle tire Lomov par la manche.) Ivan Vassilievitch !Ivan Vassilievitch ! Qu’avons-nous fait ? Il estmort ! (Elle tombe dans un fauteuil.) Un docteur… Undocteur !
Crise de nerfs.
TCHOUBOUKOV. – Oh !… Qu’y a-t-il ?Que veux-tu ?
NATALIA STEPANOVNA, gémissant. – Ilest mort !… Il est mort !
TCHOUBOUKOV. – Qui est mort ? (Ayantregardé Lomov.)Il est vraiment mort ! Seigneur,Seigneur ! De l’eau ! Un docteur ! (Ilapproche un verre de la bouche de Lomov.) Buvez… Non, ilne boit pas… C’est donc qu’il est mort, et autres chosespareilles ! Je suis le plus malheureux des hommes !Pourquoi ne me logé-je pas une balle dans le front ? Pourquoi,jusqu’à ce jour, ne me suis-je pas coupé la gorge ? Qu’est-ceque j’attends ? Donnez-moi un couteau ; donnez-moi unpistolet ! (Lomov remue.) Il ressuscite, je crois…Buvez de l’eau !… C’est cela…
LOMOV. – Je vois mille chandelles… dubrouillard… Où suis-je ?
TCHOUBOUKOV. – Mariez-vous au plus vite… etallez au diable ! Elle consent !… (Il jointla main de Lomov et celle de sa fille)Elle consent, et autreschoses pareilles. Je vous bénis, et ainsi de suite. Maislaissez-moi en paix !
LOMOV, se levant. – Quoi ?qui ?
TCHOUBOUKOV. – Elle consent ! Allons,embrassez-vous, et… allez au diable !
NATALIA STEPANOVNA, elle gémit. – Ilest vivant ?… Oui, oui, je consens…
TCHOUBOUKOV. – Embrassez-vous !
LOMOV. – Hein ? qui ? (Ilembrasse Natalia Stepanovna.) Très agréable… Permettez,qu’y a-t-il ? Ah ! je me rappelle… Mon cœur… Millechandelles… Je suis heureux, Natalia Stepanovna… (Illui baise la main.) Je ne sens plus ma jambe !…
NATALIA STEPANOVNA. – Je… je suis heureuseaussi.
TCHOUBOUKOV. – Je me sens un poids de moins…Ouf !
NATALIA STEPANOVNA. – Mais… cependant,convenez, au moins maintenant, qu’Ougadaï est moins bienqu’Otkataï ?
LOMOV. – Il est meilleur !
NATALIA STEPANOVNA. – Pire !
TCHOUBOUKOV. – Voilà le bonheur conjugal quicommence ! Du champagne !
LOMOV. – Meilleur !
NATALIA STEPANOVNA. – Pire ! pire !pire !
TCHOUBOUKOV, tâchant de crier plusfort. – Du champagne ! Du champagne !
RIDEAU