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Une Française captive chez les Peaux Rouges – Chez les Sioux – Voyages, explorations, aventures -16

Une Française captive chez les Peaux Rouges – Chez les Sioux – Voyages, explorations, aventures -16

de Louis Noir

Je dédie ce livre à mon ami Yan d’Argent,très content d’être devenu son voisin.

Son tout dévoué,

Louis NOIR.

PRÉFACE

Pour voir des Peaux-Rouges, il faut se hâter,j’entends de vrais Peaux-Rouges, de ceux de l’Amérique du Nord queFenimoore Cooper a immortalisés.

Peaux-Rouges vivant de chasse et non desaumônes du gouvernement.

Peaux-Rouges en liberté.

Ils vont se réduisant sans cesse en nombre eten force.

C’est une race qui s’en va.

Il n’y en a pour ainsi dire plus auxÉtats-Unis, presque plus au Canada.

Si ceux du dernier pays durent encore, ils ledoivent à la rigueur du climat dans le Haut-Canada, où les froidsdescendent à trente et quarante degrés.

L’Indien, au milieu des forêts, avec bon feu àson foyer, brave dans son wigwam cette rigoureusetempérature ; dehors, couvert de peaux, avec un manteau enpeau ressemblant à une chape, il est en état de résister aux tempsles plus durs.

Ses mocassins de peau cuir en dehors, poil endedans, protègent ses pieds et ses jambes.

Nul n’a chaussure plus douce, plus souple,plus impénétrable à la pluie et à la gelée.

Le manteau emprisonne beaucoup d’air, etl’air, mauvais conducteur de la chaleur ou du froid, forme unmatelas protecteur.

Sans les mocassins, sans le manteau-chape,l’Indien ne saurait passer des hivers de sept mois par des geléeseffrayantes.

Mais il les supporte assez facilement et voilàpourquoi une partie de ce peuple réfugié dans le Haut-Canadasolitaire se survit à lui-même.

Mais si le Canada finit par se peupler, ledernier Peau-Rouge disparaîtra.

C’est fatal.

Toutes les fois que les Anglo-Saxons touchentun peuple sauvage, le contact, pour celui-ci, est mortel.

Jamais d’exception.

Les Anglais ont fait une loi divine, je l’aidéjà dit, de cette disparition des races inférieures.

« Le sauvage ne peut, disent-ils, vivre àcôté du civilisé. »

C’est un aphorisme pour les Anglais.

Mensonge évident !

Infâme mensonge !

Au Mexique, non seulement les Indienssurvivent, se sont transformés, civilisés, mais ils sontd’honorables citoyens jouissant de tous les droits civils etpolitiques des blancs.

Une nouvelle race s’est même formée, mêlantles sangs, race des métis.

Dans toutes les républiques de l’Amérique duSud il en est de même.

Voilà le démenti éclatant que donne la racelatine aux Anglo-Saxons.

Ils n’en continuent pas moins à soutenir quel’anéantissement des Peaux-Rouges est une loiprovidentielle.

La Providence qui tue les Indiens, c’est larace anglo-saxonne.

Dès qu’une tribu est signalée comme ne mourantpas assez vite de l’eau-de-feu, on lui envoie des marchandisesinfectées du virus de la petite vérole ; puis, pour aller plusvite, on lui cherche noise, elle se révolte, on l’extermine.

Cattelin a raconté cette sinistre histoire destribus que les États-Unis ont fait disparaître par ces moyensignobles.

Dès que le flot montant de l’émigrationapproche d’une réserve d’indiens, territoire assigné parle gouvernement à une tribu, si cette tribu ne fuit pas dans lessolitudes glacées du Nord, elle est perdue.

Parmi celles qui survivent parce qu’elles ontfui le contact des Anglo-Saxons, la plus belle, la plus nombreuseest celle des Sioux.

Elle compte encore environ vingt mille âmesdivisés en clans plus ou moins nombreux, une quarantaine, d’environcinq cents hommes chacun, un peu plus, un peu moins.

Le nom indien des Sioux est en réalitéDakotas.

Chaque bande nomme son chef et celui-ci faitpartie du Grand Conseil.

C’est le Sénat indien.

C’est le système représentatif.

Cette tribu, comme le dit Cattelin, est l’unedes plus belles, des plus puissantes de l’Amérique du Nord.

Elle compte six ou sept mille cavaliers bienmontés.

Elle est campée sous des tentes et elle estsans cesse en déplacement.

Nous allons voyager dans ce volume avec lesSioux.

Nous dirons leurs mœurs curieuses.

Le lecteur, en nous suivant, verra cette viebien pittoresque en migration.

Elle erre sans cesse.

Elle ressemble beaucoup aux tribus arabes duSaraha.

Mais elle n’est point pastorale.

Elle vit uniquement de chasse.

Il nous a paru intéressant, après queFenimoore Cooper a écrit le Dernier des Mohicans, dedécrire les derniers Sioux.

Ce peuple, pourtant, mériterait desurvivre ; mais aura-t-il cette bonne fortune ?

Hélas non, si c’est la Providenceanglo-saxonne qui règle ses destinées.

Chapitre 1UN CAMP DE SIOUX[1]

 

Une centaine de tentes s’élevaient au milieud’une plaine canadienne immense où les forêts alternaient avec lesprairies.

Ces tentes, très vastes, étaient soutenueschacune par quinze ou vingt montants disposés à ce que l’eau depluie s’écoulât.

Ces tentes sont faites de peaux de bisonscousues ensemble avec les tendons de l’animal ; ces peauxforment chacune un tableau délimité par un cadre de broderies.

Les femmes obtiennent celles-ci en teignantdes tendons dans les sucs de certaines plantes et l’effet est trèsagréable à l’œil.

Les artistes ont des fantaisies charmantes etces broderies dessinent des arabesques souvent très originales.

Dans ces cadres, les femmes ont dessinéd’abord et peint ensuite des scènes de guerre et de chasse avec lagrâce naïve, la justesse et la puissance d’expression desprimitifs.

Ce n’est pas correct au point de vue École desBeaux-Arts, mais combien c’est vrai et comme c’est toujoursnature.

Des armes, des outils, des ustensiles sontrangés en ordre sous la tente.

Des vêtements sont pendus.

Les sacs de cuir sont accrochés auxmontants ; ils contiendront tout ce qui doit être transporté àl’abri de la pluie.

On pénètre par une porte basse.

En hiver, un feu ardent brûle au milieu de latente.

Comme celle-ci a vingt-cinq pieds de haut, lafumée monte et elle s’échappe par des ouvertures percées aux quatrevents.

À terre sont étalées d’épaisses fourruresgarnies de leur poil.

Lits confortables.

Aucune maison n’est plus chaude que ces tentesen hiver.

Mais ce n’est pas cette considération qui afait adopter la tente aux Sioux et à la plus grande partie desPeaux-Rouges.

La cause de leur prédilection est la nécessitéde s’abriter pendant leurs migrations périodiques du printemps etde l’automne.

Au printemps, bisons, rennes, bœufs musqués,daims, montent au nord.

Tous ces animaux, le renne surtout,s’accommodent mal des grandes chaleurs.

Dès que le thermomètre marque deux degrésau-dessus de zéro, le renne souffre et, s’il est apprivoisé, neveut plus tirer.

Donc question de température.

Mais aussi question de nourriture.

Tous ces animaux sont très friands des moussestendres, des lichens délicats, des cochléarias, des herbes finesqu’ils trouvent sous la neige en la grattant du pied.

Quand l’été a séché les pâturages, ils sontbeaucoup moins attrayants pour les hardes qui se déploientlentement vers le nord précédant toujours un peu la fonte desneiges.

Il faut bien que les Sioux suivent lemouvement de leurs grands gibiers.

De là leurs migrations.

L’Arabe saharien nomadise pour trouver del’herbe à ses troupeaux.

Le Sioux nomadise pour trouver de la viandequi lui est indispensable.

À l’approche de l’hiver, migration au retourdu gibier et des chasseurs.

Mais c’est l’époque des grands massacres, caril faut faire la provision de réserve pour l’hiver, réserve deviande séchée.

Chaque famille en met de côté plus de millekilos !

Notez que l’on n’y touche qu’en cas de disettede viande fraîche.

Par certains temps, dans certainescirconstances, le gibier s’éloigne du camp.

D’autres fois, une tourmente empêche le Siouxde chasser.

Alors on a recours à la viande sèche.

Les racines, les baies de conserve, lesmousses, les lichens, une foule de légumes sauvages, varientl’ordinaire du Sioux.

Leurs tribus ignorent le scorbut.

Il ne faudrait pas oublier, parmi lesressources du Sioux, la grande et la petite pêche.

Un campement d’été présente une très viveanimation.

Hors des wigwams, les femmes préparent lesmets, sèchent les viandes, fabriquent des vêtements avec des peauxtravaillées.

Ces peaux de bisons ou de daims sont d’unesolidité et d’une souplesse, d’une douceur au toucher et d’unelégèreté extraordinaires.

Aussi valent-elles cher.

Voici le secret de leur préparation.

On les tend d’abord pendant plusieurs jourssur un châssis que l’on expose au soleil et aux froids de lanuit.

La rosée ou la gelée, suivies de l’assèchementdu jour et des rudes morsures de la chaleur solaire, produisentleur effet.

La peau se raidit.

Quand elle est à point, on l’enduit decervelle d’élan, de buffle ou de daim, du côté charnu, on la pétrità la main, au pied, puis on la gratte avec un os taillé en doloire.[2]

Elle s’amollit et devient très nette.

Alors on creuse un trou de trois ou quatrepieds de profondeur en terre.

On l’emplit de poussière de bois aromatiquepourri, poussière séchée.

On tend la peau par dessus le trou, aprèsavoir allumé la poussière.

On couvre le tout d’une tente de peau ad hocqui ferme hermétiquement.

Une fumée âcre, mais odorante, remplit latente et la peau la pompe pendant six ou huit jours et plus.

« Il faut, disent les Indiens, que toutela fumée soit bue. »

Quand on enlève la tête, la préparation estterminée et nulle autre n’égale celle-là.

Aussi ces peaux sont elles payées très cheraux États-Unis.

Les Sioux l’ignorent.

Ils les échangent pour des choses de valeurdérisoire.

Et cependant les culottes en peau de daim dugénéral Grant lui ont coûté cent dollars…

La peau avait été tannée par les Sioux.

Tout le travail de ménage revient aux femmeset il est rude.

Aussi les Anglo-Saxons affectent-ils unegrande indignation contre le Sioux qui fume sa pipe ou aiguise sesarmes « pendant que sa femme peine terriblement. »

Mais est-ce que nos paysannes ne vont pascomme l’indienne au bois et n’en rapportent pas de lourdsfagots.

Est-ce que les corvées du lavoir en hiver nesont pas dures ?

Est-ce que la couture, la cuisine, les soinsaux enfants ne sont pas imposés à nos paysannes comme à l’Indienne,comme à la femme arabe (j’entends la bédouine) ?

Tout ce qui a été dit au sujet de la misèredes Indiennes est du sentimentalisme hypocrite particulier auxAnglais.

Ces bêtes féroces ont l’air de s’attendrir surl’Indienne pour rendre odieux leur gibier, le malheureuxIndien.

Et le travail de celui-ci est passé soussilence, quoique l’on sache très bien qu’il est très dur et trèsdangereux.

C’est la chasse.

La chasse à cheval.

Trente heures de selle n’effraient pas lecavalier Sioux.

Et, sans cesse, il faut chasser par tous lestemps, puisque le fond de la nourriture est la viande et que laconsommation en est énorme.

Au foyer, le chasseur a ses travaux, des armesà fabriquer, à réparer, et une foule d’ouvrages de patience.

Rien de plus absurde que de l’accuser defainéantise.

En pays bédouin, comme en pays indien (je neparle pas des musulmans des villes), les charges sont aussi bienréparties entre maris et femmes que dans nos villages.

Avec cette différence que l’Indien ne batjamais sa femme.

S’il en est mécontent à bon droit, il exposeses griefs devant tout le village, où chacun est apparenté.

On approuve sa résolution et la femme rentredans sa famille.

C’est le divorce prononcé par le peupleassemblé, juge infaillible.

Voilà l’esquisse rapide d’un village deSioux.

Or, un voyageur blanc venait d’entrer dans lecampement d’un chef nommé Taclan-Bi-Tanararon.

Cela veut dire Tonnerre Grondant. Lechef est prévenu.

Selon les règles de la politesse indienne, ilattend le visiteur dans son wigwam.

Celui-ci traverse le village sans qu’onparaisse prendre garde à lui.

C’est un gentleman, ce que nos paysansappellent un monsieur.

Mais ce n’est pas un homme distingué. Tants’en faut.

Son vice, l’ivrognerie, l’a marqué de sestares, et le visage est dégradé.

Cet homme, nos lecteurs habituels leconnaissent, c’est Nilson !

C’est l’ancien directeur de la factorerie desbords du Mackensie que M. d’Ussonville a cassé et chasséhonteusement, comme il en a cassé et chassé plusieurs autres.

Et Nilson s’est vengé.

À la tête de ses confrères et amis, il aenlevé dans l’île de Banks la nièce de M. d’Ussonville etl’ordonnance de celle ci, Nadali, une ex-amazone de Béhanzin.

Et Nilson vient, à ce sujet, négocier avecTonnerre-Grondant.

Il traversa donc le campement sans mot dire,au milieu de l’inattention apparente générale et il arriva devantle wigwam (tente) du sachem.

Une demi-douzaine de chiens hargneux se mirentà hurler.

Derrière eux, petits garçons et fillettes setenaient à l’écart avec des airs effarouchés.

Le visiteur savait qu’à moins d’excitation dela part du maître, les chiens ne le mordraient pas et il ne s’enoccupa point.

Il se dirigea vers le centre où brûlait lefoyer, car la journée était froide et brumeuse ; les habitantsétaient ou assis ou couchés, les pieds au feu.

Personne ne se dérangea sauf une jeune fillequi déroula, en silence, une natte de jonc. Personne ne regarda levisage du blanc ; ç’eût été impoli.

Tous les regards étaient fixés sur sespieds ; puis après une contemplation muette des mocassins duvisiteur, le sachem dit :

– Assieds-toi !

Point d’escabeau.

Grosse, très grosse difficulté pour un blancque de s’accroupir à l’indienne.

Eux, les Peaux-Rouges, accoutumés à cetexercice, le font sans fatigue, sans efforts, avec beaucoup desouplesse et de grâce.

Ils croisent leurs pieds d’abord, portent lesmains et la tête en avant et se laissent aller doucement jusqu’à ceque le séant touche en partie le sol, en partie les talons.

Ils se relèvent aisément, aussi lentement,sans s’aider de la main pour se donner l’élan.

Il y a tant de points de ressemblance entreles Arabes et les Sioux que l’on en est continuellement frappé.

Ainsi les Arabes s’accroupissent exactementcomme les Peaux-Rouges.

Nilson était fait à cette acrobatie et ill’exécuta brillamment.

Alors le sachem alluma un calumet, puis il lefit présenter au visiteur.

Toujours sans mot dire.

C’est à ce moment que l’hôte doit jeter unregard circulaire sur l’ameublement, et, s’il est bien élevé, fairedes petites réflexions élogieuses.

Le sachem avait une jeune fille déjà bonne àmarier et Julie, sa femme, fort belle encore, berçait un enfantdans un berceau d’osier qui était suspendu entre deux montants.

Très élégant, ce petit berceau, et sa carcassed’osier était revêtue d’une peau de porc-épic dont les piquantsétaient teints de couleurs diverses.

L’utilité de cette peau est d’empêcher leschiens de se dresser, près du berceau, sur leurs pattes de derrièreet d’appuyer celles de devant sur le berceau pour lécher l’enfant,ce qui le ferait tomber à terre.

Pour porter son enfant derrière son dos lamère dégrafe la peau de porc-épic qui la piquerait.

Nilson passa la revue des armes et del’ameublement.

Boucliers renforcés.

Il en fut étonné.

– Il me semble, dit-il, que voilà desboucliers d’une grande épaisseur.

– Och ! (oui), dit Tonnerre-Grondant.

– Ils sont plus longs que d’habitude etéchancrés par le bas.

– Pour descendre plus bas que la selle etprotéger les jambes jusqu’aux genoux.

– Le prolongement en dehors est pour la têteprobablement ?

– Oui.

» Il est percé de deux trous pour les yeux,afin de se diriger pendant la charge.

» Nous avons aussi augmenté la bosse qu’ilsfont pour que la balle glisse mieux.

– Pourquoi ces changements ?

– Les fusils des blancs sont devenus tropforts et leurs balles crevaient nos anciens boucliers.

» Aujourd’hui nous sommes sûrs de pouvoirarriver sur l’ennemi.

» Nous avons des jambières à l’épreuve, et, ceque tu vois là, ce sont des cuirasses pour le poitrail ducheval.

– Elles résistent aux ballesnouvelles ?

– Celles-ci glissent, je te l’ai dit.

– Et qui vous a donné idée de ceperfectionnement ?

Le sachem fièrement :

– Idée à moi.

Nilson réfléchit.

Il savait le sachem très intelligent, mais ilne le croyait pas novateur à ce point.

Les boucliers sioux sont faits d’une carcassede bois sur laquelle est étendue une peau de buffle d’abord.

Puis on fait fondre des sabots de bufflemélangés avec diverses substances durcissantes et on étend parcouche, à l’état tiède, cette gélatine à l’état de pâte tiède.

Couche sur couche.

On couvre le tout d’une seconde peau.

La composition devient dure et sonore comme dufer.

L’ancien bouclier était impénétrable àl’ancienne balle.

Nilson put se convaincre que le nouveaurésistait aux projectiles de son Remington.

Il en fut très surpris.

Il vit des selles.

– Mais, dit-il, c’est encore un nouveaumodèle, comme le bouclier.

– Oui, dit le sachem.

» Le bec du devant se relève haut et large,protégeant le ventre.

» Le dos aussi est couvert.

– Sachem, c’est très bien.

» Tu mérites de commander, mais tes carquoissont bien petits.

– Petites aussi mes flèches.

– Pourquoi ?

Le sachem sourit.

– Empoisonnées ! dit-il.

Un trappeur brésilien nous a appris le secretdu poison.

– Les fers de lances sont coiffés ?

– Comme les fers de flèches.

» Ils sont empoisonnés aussi et nous lescoiffons d’un bonnet de bois.

» On le retire pour s’en servir.

– Alors vos harpons sont empoisonnés aussi, àleur voir un capuchon ?

– Oui.

– Mais vous ne vous en servez pas contre legibier, je suppose.

– Si !

» Le poison foudroie, mais la bête reste bonneà manger.

– Vraiment ?

– Oui.

» On se contente d’enlever ce qui devient noirautour de la blessure.

– Tu as de belles gibecières.

– Ma femme sait broder et peindre.

» Vois ma tunique.

Il portait, en effet, une belle tunique enpeau de buffle sur laquelle sa femme avait brodé des cadres d’unjoli dessin.

Dans les cadres, des peintures représentantles combats de son mari.

Les mocassins en peau de daim du sachemétaient ornés de piquants de porc-épic teints ; ils étaientbrodés et, au dessus du genou, pendaient des scalps, dix à gauche,vingt à droite. C’étaient les chevelures d’autant d’ennemis tuéspar le chef.

Le sachem était coiffé d’une peau d’herminetrès précieuse qui, par derrière, formait queue jusqu’à terre.

Au sommet de la coiffure, une touffe de plumesd’aigle.

D’autres, en couronne.

Sur le front, le chef porte une paire decornes ; c’est le signe du commandement.

Or, cette paire de cornes était aussi uninsigne de chefs chez les juifs.

On s’accorde à dire que les Peaux-Rouges ontle type sémite.

Ce seraient des tribus sémites indoues qui,traversant le détroit de Behring, auraient peuplé l’Amérique enrefoulant des tribus autochtones plus sauvages.

Tout plaide en faveur de cette hypothèse, letype et les habitudes.

Je l’ai dit, Bédouins sémites et Peaux-Rougesse ressemblent.

Il est à remarquer surtout que le teint est lemême.

Couleur café au lait.

C’est le même teint que les Abysinniens, queles Ouhamas et que les tribus Cafres de l’Est Africain.

Mais, alors, pourquoi Peaux-Rouges ?

Parce que les Indiens se teignent, comme lesCafres, avec de l’ocre rouge délayé dans de la graisse.

Nilson complimenta le sachem sur la beauté etla variété de ses masques en peau de bison, sur la solidité de sessacs de déménagement et sur le fort travail de ces gibecières.

Puis il admira tout haut les tuniques en peaud’agneau de la mère et de la fille brodées de dessins représentantdes lianes encadrant des bouquets de fleurs peintes.

Ayant rempli ces devoirs de politesse, Nilsonentama la négociation pour laquelle il était venu.

– Sachem, dit-il, tu as beaucoup de chevaux,tous très beaux ?

– Mes jeunes gens, dit Tonnerre-Grondant,savent prendre les chevaux sauvages.

» Ils ne lancent le lazzo que sur les plusbeaux mustangs.

» Nous dédaignons les autres.

Nilson passa en revue les richesses du Sioux,puis il lui dit :

– Il te manque quelque chose.

– Quoi ?

– Des fusils comme celui-ci.

Il montra son Remington.

Le sachem poussa un soupir.

Nilson demanda :

– Combien as-tu de guerriers ?

– Cent quatre-vingt-trois.

– Je te propose un marché.

– J’écoute.

– Je te donnerai deux cents fusils Remingtonen bon état.

» Ils seront approvisionnés à cinq centscartouches chacun.

» Tu auras un gage en main.

» Tu ne livreras le gage que quand je t’aurailivré les fusils.

Le sachem réprimant une très vive émotiondemanda :

– Mais que me faudra-t-il faire ?

– Presque rien.

– Alors je me défie.

– Pourquoi ?

– Tu n’es pas homme à donner beaucoup pourpresque rien.

Nilson se mit à sourire.

– Ta réflexion, dit-il, est d’un espritjudicieux ; mais si le service que je te demande n’est rienpour toi, il est beaucoup pour moi.

– Que veux-tu ?

– Je veux t’amener une jeune fille que j’aienlevée.

Le sachem ne protesta pas.

L’enlèvement d’une fille par un garçon quiveut en faire sa femme ne choque pas beaucoup les Indiens et lesachem crut que c’était le cas.

Il se contenta de demander :

– Et après ?

– Tu donneras à cette fille une tente et desfemmes qui la garderont.

» Elles l’accompagneront partout.

» Si tu la laissais échapper, tu serais àl’amende de vingt peaux de zibeline.

» Si tu la fais bien garder, tu me la rendrascontre les deux cents Remingtons.

– Pourquoi la caches-tu chez moi ?

» Pourquoi ne l’épouses-tu pas tout desuite ?

» Ce serait fixé.

» Les parents ne te la réclameraient plus.

– Mon but n’est pas de l’épouser, maisd’obtenir de sa famille quelque chose qu’elle me refuse, et si tusais brider les langues des tes femmes, de tes jeunes gens,personne ne saura qu’elle est ici.

Le sachem réfléchit longuement.

En tous sens, il tourna, retourna la question,puis il dit gravement :

– Je vais assembler le conseil.

Il appela le crieur public.

Celui-ci reçut un ordre, sortit, siffla dansun tibia de daim, puis il appela les guerriers à tenir leconseil.

Les guerriers sont ceux qui ont tué plusieursennemis ou beaucoup de jaguars.

Des braves se mettent volontairement sousleurs ordres.

Chacun suit ses sympathies.

De droit, les guerriers s’assoient au conseil,ainsi que le médecin ou sorcier.

Le mot médecine a une très large significationchez les Indiens.

La médecine comprend la religion, lessortilèges, et les remèdes magiques.

Car pour les remèdes réels qu’ils emploient,tous les Indiens les connaissent.

Le quinquina est une de leurs découvertes etnon des moins précieuses.

La coca qui rend maintenant de si grandsservices dans la thérapeutique était connue d’eux depuislongtemps.

J’en passe et des meilleurs.

Mais cependant je dois dire que l’on vient dedécouvrir, dans la tête même des vipères, le remède à la piqûre dela vipère.

Or, le sauvage, après avoir au-dessus de lapiqûre ligaturé le membre atteint, après avoir sucé la plaie, lesauvage écrasait la tête du serpent et l’appliquait avec unecompresse sur la blessure.

On se moquait de lui.

On n’en rit plus aujourd’hui.

Mais je le répète, ce qu’il demande ausorcier, c’est une médecine morale.

Le sorcier revêt une peau d’ours, prend uncaducée enveloppé d’une peau de serpent et piqué dans des corps derats, de crapauds, de corbeaux et autres animaux, notamment dehiboux.

À sa fourrure d’ours, au masques, aux coudes,aux genoux, pendent des sonnettes, des grelots et d’autres objetsfaisant du bruit, des castagnettes, par exemple, et petits caillouxenfermés dans des étuis.

Et il s’en va faire autour du malade desdanses, des exorcismes, des conjurations, des passes, des massageset autres pratiques.

N’est pas sorcier qui veut.

Il faut subir des épreuves extraordinaires,cruelles et bizarres.

Une des fonctions du sorcier est de produirela pluie ou de la faire cesser.

Il connaît, à certains signes, l’approche dumauvais ou du beau temps.

Il refuse toute conjuration jusqu’à ce que cessignes paraissent.

Alors il se livre à ses simagrées et le tempsdemandé se produit.

On acclame le sorcier.

Pourquoi un peuple qui n’est pas agriculteurdemande-t-il pluie ou beau temps.

Question de fourrage.

Le sorcier est l’homme le plus heureux duvillage ; il a toujours la panse pleine.

À lui les meilleurs morceaux, sans qu’il aitbesoin d’aller à la chasse.

Son pouvoir contrebalance celui dusachem ; il est très influent.

Au conseil, on l’écoute avec révérence.

Le sorcier ne manqua pas de se rendre àl’assemblée avec les guerriers.

Parlement en plein air.

On s’assit en cercle.

Derrière chaque guerrier, ses braves.

Derrière eux, les femmes et les enfants.

Derrière encore, les chiens.

C’est une scène pittoresque.

On alluma le calumet et le chef blanc, commetous les guerriers, en fumèrent une aspiration.

Après quoi, la parole fut donnée à Nilson, quidéveloppa sa proposition.

Quand il eut terminé, le sorcier dit enlangage amphigourique :

– Qui se cache derrière une pierre a demauvais desseins.

» Les blancs ont souvent la langue fourchuecomme celle des serpents.

» Quand on invite un homme à s’approcher d’unfeu qui l’éclairera, s’il s’y refuse, c’est qu’il a unearrière-pensée.

» Celui qui souffle une torche portée par unautre, veut les ténèbres.

» Qui veut les ténèbres est un très mauvaishomme.

– Och ! dirent les guerriers.

Alors brusquement le sorcier demanda à Nilsonabasourdi par ce flot de phrases tombant en averse :

– Que veux-tu de la famille de la jeune filleque tu prétends nous faire garder ?

– Ça, dit Nilson, c’est mon affaire.

– Une affaire que tu ne veux paséclaircir.

Aux guerriers :

– Voyez !

» Il ne veut pas que nous sachions.

Et il se tut.

Il se fit un grand silence.

Chacun réfléchissait.

Nilson dit enfin :

– Deux cents Remingtons sont bons à prendre etils vous rendraient très forts.

» Je vous confierai une jeune fille, vous mela rendrez, peu vous importe le reste.

Le sachem demanda à un guerrier :

– Qu’en pense le Nez-Forcé ?

– Je pense que du moment où nous aurons lajeune fille, que nous ne la rendrons que contre les fusils,l’affaire est bonne.

Le sachem questionna tous les guerriers ettous furent d’avis d’accepter.

Mais il fallait savoir si le sorcierapprouverait cette décision.

Consulté, il répondit toujours en paraboliqueet amphigourique langage.

– Il vaut mieux tenir un poisson par la têteque par la queue.

» Toutefois, si vous ne pouvez prendre que laqueue, pincez-la avec l’ongle du pouce.

» Peut-être retiendrez-vous le poisson.

» Puisque le blanc ne veut pas dire ce qu’ilattend de la famille de la jeune prisonnière, faisons comme on faitquand on ne peut mieux faire et acceptons les deux centsfusils.

– À la bonne heure, dit Nilson, voilà qui estparlé, ô grand médecin.

Et il entra dans tous les détails de laconvention qui fut proclamée faite et bien faite par le crieurpublic.

La foule ratifia, en criant à pleins poumonset longtemps :

– Och ! Och ! Och !…

– Demain, dit Nilson, quand l’enthousiasme sefut calmé, demain je vous amènerai la jeune fille.

– Et nous la garderons ! dit lesachem.

Il reconduisit son hôte dans son wigwam et illui fit servir un bon repas de venaison que les femmes avaientpréparé.

Il l’entoura de soins et d’égards et lereconduisit jusqu’au moment où le visiteur monta sur son chevalqu’il avait laissé à l’entrée du village.

Chapitre 2RAYON-D’OR LE BOIS-BRULÉ

 

Le sachem, en rentrant dans celui-ci, trouvale conseil encore assemblé.

Il s’en étonna. Il demanda :

– Mes frères délibèrent donc encore ?

– Nous t’attendons ! dit unvieillard.

La Loutre a quelque chose à nous dire.

La Loutre était le sorcier dont le visagemalicieux s’éclairait d’un sourire fin et moqueur.

– Mes frères, dit-il, je voulais vous demandersi l’un de vous savait ce que Nilson veut exiger de la famille dela jeune fille.

Personne ne répondait.

Mais, parmi les braves, un adolescent dequatorze ans dit :

– Je le sais, moi.

Le guerrier que suivait ce très jeune brave,dit d’un ton grondeur :

– Tais-toi, Rayon-d’Or.

» Tu n’as pas le droit de parler.

– Je l’ai…

Et le jeune homme s’avança.

Il était peint en guerre et en armes.

– Je venais d’arriver d’une expédition,dit-il, quand j’ai vu le conseil réuni. J’ai écouté.

» J’ai entendu.

» J’ai compris.

» Je n’ai pas réclamé mon droit devantl’étranger pour ne pas troubler l’assemblée ; mais, mon droit,je le réclame.

Le sachem dit :

– Prouve ton droit.

Le jeune homme tira de sa gibecière quatrechevelures sanglantes.

On poussa des Ochs d’approbation.

Il était superbe, Rayon-d’Or, en montrent cestrophées.

Il avait une jolie figure, le teint clair,l’air espiègle et hardi, le regard ferme et questionneur, lesourire aimable.

Sa tête avait dans les traits, dansl’expression, quelque chose de français.

Tous ceux qui le voyaient en étaient frappéset en demandaient l’explication.

D’autant plus qu’une splendide chevelureblonde jetait sur son visage des reflets dorés de teinteclaire.

Ce jeune homme était un métis, fils d’unBois-Brûlé et d’une Sioux.

Son père s’était épris d’une fille de la tribuet l’avait épousée.

Grand honneur pour les Sioux.

Les Bois-Brûlés sont des descendants de vieuxcolons français du Canada qui s’étaient mariés avec desindiennes.

Ils brûlaient des parties de forêt pourdéfricher les terres où ils voulaient s’établir ; de là leurnom.

Cultivateurs en été, bûcherons pendantl’hiver, ils prospérèrent.

Ils sont aujourd’hui nombreux et répanduspartout, surtout au Nord-Est.

Ce sont eux qui ont fait la dernière révoltecontre les Anglais.

Ils avaient les Peaux-Rouges comme alliés. Lepère de Rayon-d’Or fut le chef des Sioux, pendant toute la durée dela guerre, chef suprême.

Craignant la vengeance des Anglais, il étaitresté au milieu d’eux.

Mais il mourut jeune, après avoir eu pourtantle temps d’apprendre à son fils le français, l’anglais, à lire, àécrire, à compter.

Il s’était procuré dans les factoreries deslivres, des journaux, des revues.

Les Français des grandes villes françaises duCanada s’occupent beaucoup de l’instruction à répandre parmi lesbûcherons et les fermiers disséminés dans les forêts de l’Est et duNord.

Une bonne œuvre, celle de La Lecture,a été fondée ; elle recueille tous les journaux, revues,livres qui ayant été lus, lui sont donnés.

Elle en charge les vapeurs et les trains pourque les conducteurs de chemin de ter et les mariniers distribuentces livres, ces périodiques gratuitement et en déposent dans lesforts.

Les pères, les mères des Bois-Brûlés nemanquent jamais au devoir d’apprendre à lire et à écrire à leursenfants.

Aux livres, la société de La Lecturejoint de vieux cahiers scolaires.

Les petits Bois-Brûlés écrivent entre leslignes et copient ces lignes.

N’est-ce pas très ingénieux.

Ce Rayon-d’Or, fils d’un grand chef, instruitet nourri de lectures qui lui avaient fait une assez étrangeéducation, était très aimé par toute la tribu.

Il exerçait sur tous les jeunes gens unefascination évidente.

Il était leur chef par un consentement unanimeet tacite.

Jusqu’ici, il avait suivi un vieux cousin,homme de grande expérience qui l’avait formé ; il brûlait des’émanciper.

Il voulait à son tour être chef.

Et maintenant il en avait le droit et il leprouvait.

Montrant les chevelures :

– J’avais remarqué, dit-il, les traces dequatre guerriers de la tribu des Corbeaux, ces voleurs quicherchent à nous enlever nos chevaux ; je les ai épiés et jeles ai surpris pendant le cours de la nuit dernière.

» Je les ai tués tous les quatre.

» Voilà les scalps.

» Suis-je guerrier ?

– Tu es guerrier.

Et toute la tribu d’approuver.

– Och ! Och !

Le jeune homme s’assit alors auprès de sonvieux cousin, fier de son élève.

Alors le sachem dit :

– Puisque tu sais le secret du blanc, dis-le,Rayon-d’Or.

Mais lui qui avait pris quelque chose dans sagibecière le cacha dans le creux de sa main, puis levant son paquetil dit :

– Le secret est là-dedans.

» Je ne veux pas enlever à notre grand médecinl’honneur de vous le révéler.

Mais, quand il aura parlé, j’ouvrirai ma mainet vous verrez que j’avais deviné ce que ce Nilson voulait de lafamille de la captive.

Le sachem dit au sorcier :

– Parle, La Loutre.

– Mes frères, dit le rusé personnage, cequ’exigera Nilson, c’est une rançon.

Et Rayon-d’Or ouvrant la main, montra unepièce de monnaie.

– Voyez ! fit-il.

J’ai mis cette pièce d’argent dans ma mainpour vous prouver que je savais que ce que demanderait Nilson, ceserait de l’argent.

Beaucoup beaucoup d’argent.

Voilà pourquoi il veut vous donner les deuxcent Remingtons.

On applaudit.

La séance fut définitivement levée et onentoura Rayon-d’Or.

Il dut raconter en détail comment il avait tuéles Corbeaux.

Sa mère et sa sœur l’écoutaient avec uneextrême attention.

Elles devaient peindre sur son manteau et sursa tunique cet exploit.

Quand il eut terminé, dix ou douze jeunes gensse déclarèrent ses braves.

Ainsi devint guerrier Rayon-d’Or leBois-Brûlé.

Chapitre 3LES CAPTIVES

 

Ce soir-là, Nilson rejoignit-le camp de labande des directeurs révoqués et de leurs serviteurs indiens.

Tout ce monde ivrogne.

Les blancs, gens tarés, déclassés, quis’étaient exilés dans les forts, parce qu’ils étaient dévoyés etrebutés à cause de leurs vices.

On doit bien penser que la vie n’est pas gaiedans les forts-factoreries, comptoirs des compagnies depelleteries.

Des hivers de huit mois !

Pour compagnie, des agents grossiers, destrappeurs ignorants, des bûcherons sans culture d’esprit et desIndiens.

Une ressource ! L’ivrognerie.

Ces messieurs s’y adonnent ferme.

Il yen a qui se finissent en quatre ou cinqans.

Ces ivrognes meurent de consomption,quelquefois de combustion spontanée.

Ils allument leur pipe, l’haleine prend feu etla chair, imbibée d’alcool, se consume intérieurement trèsvite.

– Belle mort d’ivrogne !

Flamber comme un punch !

Et c’était au milieu de si tristes sires quese trouvaient Mlle de Pelhouër et sonordonnance, une jeune fille, ex-amazone de Béhanzin.

Très étrangement jolie, la prisonnière de cesbandits de l’Alaska.

(J’entends le Haut-Alaska, près del’embouchure du Mackensie).

Oui, je le répète, jolie et étrange.

Un profil hardi, un peu bizarre d’oiseaude-mer, de mouette.

Et des yeux superbes, faits pour voir dansl’immensité de la mer et du ciel.

Des yeux merveilleux.

La Dahoméenne était un de ces types denégresse que nos matelots et nos soldats trouvent sinon beaux, dumoins séduisants.

Figure somme toute agréable, malgrél’épatement du nez et les grosses lèvres.

Beau et franc regard. Dents éblouissantes.

Et des formes à faire envie à la Vénus deMilo.

Nadalie avait, de plus, un air de bravouredécidée.

Or, jusque-là, les bandits avaient témoigné debeaucoup d’égards pour leurs prisonnières ; MM. lesdirecteurs révoqués s’étaient souvenus qu’ils étaientgentlemen.

Mais, il faut dire que Nilson, le Chat-Renardcomme l’appelaient les Indiens, leur avait fait comprendre que,s’ils se montraient polis et réservés avec la jeune fille, sononcle serait d’autant plus coulant sur la rançon.

Un des directeurs, Chirpick, ex-étudiant del’Université de Montréal, intelligent, mais jeté hors de sa voiepar la noce à outrance, partageait la manière de voir deNilson.

Malheureusement celui-ci s’était absenté pournégocier avec les Sioux.

Or, il y avait parmi les directeurs une vraiebrute, espèce d’ours, homme colossal, vieillard très robuste,quoique tout blanc.

On l’appelait, du reste, l’Ours-Blanc, tant laressemblance avec cet animal était frappante au moral et auphysique.

Et, ce soir là, par malheur, l’Ours s’étaitenivré fortement.

Il avait alors des fantaisies et il étaitd’une gaieté… d’ours.

Il plaisantait lourdement, cyniquement ;il se mettait à danser la gigue, pendant que ses Indiens sifflaientun air qu’il leur avait appris.

Ce n’était pas qu’il fut très méchanthomme ; il l’était moins que Nilson.

Mais quelle brute !

Et voilà que comme il dansait la gigue auxgrands rires de ses camarades, il aperçutMlle de Pelhouër et il lui vint unefantaisie.

Il s’approcha d’elle et comme il eut fait pourquelque paysanne, un jour de fête de village au bal campagnard, illui dit :

– Allons, la fille, viens que je te fassedanser la danse des ours.

Mlle de Pelhouërpâlit.

Nadali s’irrita.

Elles s’entreregardèrent et prirent sur lechamp leur résolution.

Mlle de Pelhouër ramassaune pierre et se jetant sur l’Ours le frappa au front pendant que,par derrière, Nadali l’étranglait de ses mains musculeuses.

L’Ours tomba assommé.

Mlle de Pelhouërs’acharnait.

Chirpick et ses amis intervinrent.

– Assez ! mademoiselle, dit-il.

» Assez, je vous prie.

» Vous allez le tuer.

Mlle de Pelhouër sereleva, car elle tenait le colosse sous son genou.

– Oh ! fit-elle, lui mort, il ne seraitqu’un imbécile de moins.

Et, avec une énergie sauvage :

– Sachez, dit-elle, que je ne crains pas lamort.

» Je la subirais plutôt que de subir l’outrageet, moi morte, adieu la rançon !

Chirpick s’inclina et dit :

– Mademoiselle, quand l’Ours sera en état denous comprendre, nous le chapitrerons et Nilson, qui a de l’empiresur lui et qui va revenir, le forcera bien à ne jamaisrecommencer.

– Alors très bien ainsi.

» Dans ces conditions je consentirai à écrireà mon oncle la lettre que l’on m’a demandée.

Et elle congédia les directeurs d’un gesteprincier.

Ceux-ci saluèrent poliment et ilss’éloignèrent, laissant les Indiens de l’Ours-Blanc relever etemporter leur maître.

Quand l’Ours revint à lui, il trouva autour delui ses camarades.

Tout près, Nilson.

Celui-ci fit donner à l’Ours un grog bienchaud, puis il en attendit l’effet.

L’Ours bientôt se mit sur son séant, regardaautour de lui et fit effort de mémoire.

Il porta les mains à sa tête et il sentit leslinges qui l’entouraient.

– Ah ! ah ! fit-il.

» Cette petite Française a profité de ce quej’étais ivre pour m’assommer.

– Et vous, dit Nilson, vous avez profité devotre ivresse pour être inconvenant avec elle.

– Oh !

» Inconvenant !

» Une petite invitation à danser !

– Par une brute ivre !

» En termes grossiers !

Chirpick d’un air méprisant :

– Mais quelle civilité attendre d’unours ?

Nilson :

– N’a-t-il pas commencé son invitation par cesmots grossiers : « Eh, la fille ! »

– Ce sont les termes dont il s’est servi.

– Schoking !

» Schoking !

» L’Ours, vous n’avez que ce que vousméritez !

» Et savez-vous ce qui arriverait si vousrecommenciez, mon pauvre ami ?

» Non, vous ne le savez pas.

» Je réunirais le conseil et je luireprésenterais :

» 1° Que vous mettez ma combinaison en périlpar votre conduite inqualifiable.

» 2° Que cette rançon énorme, si facile àobtenir d’un oncle reconnaissant du respect, des égards accordés àsa nièce, je ne l’obtiendrais plus que très difficilement avecforce chicane.

» 3° Que vous ne mériteriez pas de la partageravec nos associés.

» 4° Que, vous refusant votre part, vousdeviendriez un homme dangereux pour nous.

Regardant ses amis :

– Que tait-on d’un associédangereux ?

Chirpick énergiquement :

– On le supprime !

Et les autres :

– Fusillé.

» Sans rémission.

Nilson :

– Vous entendez, l’Ours.

» Sur ce, nous vous laissons à vos réflexionset nous espérons qu’elles seront salutaires.

Et ils s’éloignèrent tous d’un air digne.

Ils croyaient avoir mâté l’Ours.

Mais l’animal était indomptable.

Quand il fut seul, il se leva.

Il se rabroua, s’étira, battit de ses poingssa poitrine qui rendit des sons sourds, poussa des grognements,puis il eut un sourire semblable à un rictus de bête féroce.

– Ah ! dit-il. C’est ainsi !

» Eh bien seul, oui seul, j’aurai la fille etla rançon.

Il était homme à tenir parole.

Chapitre 4CHEZ LES SAUVAGES

 

Le lendemain, toute la bande levait le camp etse dirigeait vers le village des Sioux ; les jeunes fillesétaient à cheval.

Les Indiens ne sont jamais embarrassés pourcapturer des chevaux sauvages.

Ceux de la bande en avaient pris deux qu’ilsmontaient, cédant les leurs, bien dressés, aux deux prisonnièresqui étaient bonnes écuyères.

On fit le voyage sans encombre.

Toute la tribu sortit pour faire bon accueilaux directeurs.

Seul, Rayon-d’Or resta très froid.

Il se tint à l’écart.

– Si, dit-il à ses braves, j’étais le sachem,je les ferais tous attacher au poteau de la torture et je lesferais mourir dans les tortures.

– Ils ne nous ont rien fait.

– Ce sont des scélérats.

» Ils ont volé une jeune fille blanche, leursœur, et ils exigent une rançon.

» Qui de nous voudrait enlever la fille d’unde nos sachems et demander des fourrures de prix pour la rendre àson père ?

» Ces gens-là ne sont que des brigands.

» Et ils tromperont la tribu ! Et jedirai que c’est bien fait.

» Pourquoi nous associons-nous à leurcrime ?

Les jeunes braves méditèrent ces paroles endévorant des yeux les capturées.

– Mais, disait l’un, la blanche est un oiseau,une mouette.

– Oui, une mouette.

» C’est à regarder si elle a des ailes.

» Elle a l’air d’être prête à s’envoler.

– Et l’autre !

» La noire !

» Ne dirait-on pas qu’elle est teinte.

– Elle est belle autrement.

(Il voulait dire d’une autre façon que nosindiennes).

– Oui, très belle.

» Mais elle l’est tout à fait autrement, eneffet.

» Une biche est belle.

» Une femelle de jaguar est belle.

» Mais… autrement…

Et les réflexions continuèrent.

Rayon-d’Or alla trouver sa mère et sasœur.

– Je suis maintenant, leur dit-il, votremaître ; puisque je commande à des braves, j’ai le droit decommander à des femmes.

» Donc, écoutez ceci.

» Je veux que vous gagniez l’amitié de laFrançaise, parce que c’est une fille de ma race.

À sa mère :

– Ce sera ta fille.

À sa sœur :

– Ce sera ta sœur.

» Moi je suis son frère.

Puis il attendit que la réception fûtterminée.

Elle fut courte.

Un échange rapide de paroles pour l’ententedes conditions, une simple collation à cheval et un promptdépart.

Les bandits avaient hâte de faire parvenir àM. d’Ussonville la lettre que Mlle Pelhouërlui avait écrite, comme elle l’avait promis.

Il était bien entendu que toute la banderéunie livrerait les fusils promis et qu’à toute la bande onrendrait la captive.

Chapitre 5LOYAUTÉ SAUVAGE

 

Mlle de Pelhouër espéraitbeaucoup depuis qu’elle se voyait chez les Sioux.

Elle croyait que le sachem voudrait, comme onle dit vulgairement, couper l’herbe sous le pied aux directeurs ettraiter directement avec M. d’Ussonville pour s’approprier larançon.

Aussitôt que les directeurs furent partis,elle demanda au sachem à lui parler.

Celui-ci la reçut aussitôt ; Rayon-d’Orservit d’interprète.

Mlle de Pelhouër expliquala situation et elle engagea le sachem à envoyer un courrier àM. d’Ussonville avec une lettre d’elle.

Le sachem refusa.

– Tu ne connais donc pas les Dako-Tas(Sioux) ? dit-il gravement.

» Nous n’avons qu’une parole.

» Quand nous avons fait une convention, nousla tenons, même au péril de notre vie.

» Jamais un Sioux n’a trahi un serment.

» Si je t’écoutais, je serais le premierparjure de ma race et je perdrais l’estime de la tribu dans lemépris de laquelle je tomberais.

» Je me contenterai donc des deux centsRemingtons, préférant mon honneur à tout.

La jeune fille admira cette bonne foi et ellen’insista pas, sentant que c’était inutile.

Elle se retira.

Chapitre 6MADEMOISELLE DE PELHOUER ET RAYON-D’OR

 

Comme Fara-Karaja, la mère de Rayon-d’Or avaitoffert de loger la prisonnière dans sa tente et qu’on le lui avaitaccordé, Rayon-d’Or conduisit la jeune fille à la tente.

– Mademoiselle, lui dit-il, vous ne serez pastrop mal chez nous.

» Je sais trop bien chasser pour que lesfourrures nous manquent.

» Vous coucherez sur un lit digne d’une reine,car il se composera de peaux de martre, zibeline, d’hermine et decastor.

Mlle de Pelhouër, quis’était étonnée déjà d’entendre un Indien parler purement lefrançais, s’étonna plus encore de s’entendre appelermademoiselle.

– Où donc, demanda-t-elle, avez-vous appris àparler ainsi le français ?

– Mais, dit-il, je suis Français.

Fièrement :

– Je suis un Bois-Brûlé.

Il conta son histoire en quelques mots et ilremit la jeune fille aux mains de sa mère et de sa sœur qui luiprodiguèrent soins et caresses.

Ce qui enchantaMlle de Pelhouër, ce fut de pouvoir parlerfrançais avec Fara-Karadja (Fleur de Juin) et avec Eli-Do-Ta (PetitOiseau des Bois).

Rayon-d’Or ne parlait que français avec samère et sa sœur.

Il forçait celle-ci à écrire dans les cahiersde la société de La Lecture.

– Tu épouseras un Bois-Brûlé !disait-il.

» J’ai parmi eux des cousins.

» Nous irons les voir.

» Il y en a qui t’aimeront et tuchoisiras.

» Mais tu sauras lire, écrire, compter, et tonmari ne rougira pas de ton ignorance.

» Et les autres femmes ne t’appelleront pas lasauvage.

Quand Rayon-d’Or jugea queMlle de Pelhouër s’était rafraîchie, il vintla trouver.

– Mademoiselle, dit-il en souriant, c’est lepère, non la mère qui fait la tribu.

Mon père était Bois-Brûlé ; je suis donc,moi, un Bois-Brûlé.

Les Sioux sont engagés avec lesdirecteurs ; mais moi pas.

Je ne me suis pas fait reconnaître guerrieravant que cette canaille de Nilson ne soit parti, pour ne pasm’engager avec lui.

Écrivez donc une lettre pour votre oncle et jela porterai.

– Et si le sachem le sait ?

Il sourit.

– Qui le lui dira ? Pas vous.

» Pas votre oncle.

» Pas ma mère.

» Pas ma sœur.

Puis secouant la tête :

– Du reste, j’ai une idée.

» Mais écrivez vite cette lettre.

» Il faut que je me mette sur les traces desdirecteurs.

Mlle de Pelhouër fut trèstouchée de ce dévouement.

Elle l’en remercia.

Toutefois, elle trouvait qu’il s’exposait troppour elle.

– Je ne puis accepter ! dit-elle.

» Pourquoi vous exposer à ce point ?

» Je ne cours en réalité qu’un seuldanger ; c’est de payer ma rançon trop cher ; mais mononcle est riche.

– Bon ! fit Rayon-d’Or.

» Il est riche !

» Est-ce une raison pour le laisser exploiterpar les directeurs ?

» Et puis, vous êtes Française, votre oncleest Français et je trouve humiliant que vous soyez victime de cesdirecteurs, tous Anglais.

Très énergiquement :

– Du reste, ma résolution est prise ; sivous ne me donnez pas de lettre, j’irai sans lettre.

Mlle de Pelhouër finitpar se laisser convaincre.

Elle écrivit et remit à Rayon-d’Or une lettrepour M. d’Ussonville.

Le jeune homme fit ses provisions, monta àcheval et partit le jour même.

Fleur-de-Juin dit alors àMlle de Pelhouër très doucement :

– Il faudra être indulgente pour nous, car tune mangeras pas tous les jours de la viande fraîche ; notrechasseur est parti.

– Mais moi je reste ! dit-elle.

Fleur-de-Juin ne comprit pas d’abord ce quecela voulait dire et elle ne se rendit compte que le lendemain dela portée de cette parole.

Chapitre 7 ÀLA CIBLE

 

Les Sioux sont habiles chasseurs de chevaux ettrappeurs très adroits.

Aussi ont-ils beaucoup de plomb et beaucoup depoudre.

Étant riches, ayant de grasses réserves demunitions, ils tiennent leurs prix.

Les factoreries ne les exploitent pas autantqu’elles le voudraient.

Et, pour la poudre, elles ne peuvent leurtenir la dragée haute.

Ils ont de si belles fourrures qu’on leuréchange pour autant de munitions qu’ils en demandent.

Aussi ne les épargnent-ils pas.

Ils tirent presque tous les jours à lacible ; c’est leur jeu favori.

Or, le lendemain, on célébrait une fête, celledu Feu ou du Soleil.

Je crois que le culte du Feu ou du Soleil estvieux comme le monde.

On le retrouve partout.

Il ne faut pas croire que seuls les Parsis del’Inde soient les adorateurs du Soleil.

Les druides l’étaient comme eux.

La course des cierges, en Italie, est une descérémonies survivantes de l’antique religion.

Dans toute la chrétienté, deux fois par an, onallume les feux de joie aux deux Saint-Jean, sous le patronageduquel on a mis deux cérémonies païennes indéracinables du cœur despeuples et qu’il fallut se contenter de transformer en cérémonieschrétiennes.

Dans toute l’Amérique, on retrouva les feux dejoie aux époques périodiques.

Donc, avant l’aube, les jeunes gens et lesjeunes filles firent flamber les bûchers.

Toute la tribu se déguisa en ours avec peauxet masques.

On dansa la danse de l’ours avec leshurlements de l’animal.

C’est un étrange spectacle, une bizarremascarade très bien imitée.

Il y a des scènes très burlesques.

Les danses finies, une collation prise, le tirà la cible commença.

Un fusil en était le prix.

Mlle de Pelhouërs’intéressa beaucoup à cette lutte.

Chaque Indien tire une balle et ceux là seulsqui ont touché le but recommencent la lutte entre eux sur un butplus petit.

À la fin, il ne reste en concurrence que deuxfins tireurs.

C’est le moment le plus intéressant.

Or, à la grande surprise de tous,Mlle de Pelhouër s’avança avec sonamazone.

Elle dit au sachem avec Fleur-de-Juin pourinterprète :

– Fais-nous donner à chacune un fusil ;nous voulons disputer le prix.

Le sachem sourit de cette prétention.

Il ne savait point à qui il avait affaire etil répondit :

– Les sqaws (femmes) blanches veulents’amuser ; je ne m’y oppose pas.

– Sachem, ditMlle de Pelhouer, il est juste que nousétudiions votre arme.

» Nous allons donc tirer trois coups d’essaisi tu y consens.

– Votre demande est juste.

» Essayez les armes comme vousl’entendrez.

Mlle de Pelhouër demandaune braise à Fleur de Juin qui alla en chercher une et quil’apporta à la jeune fille.

Celle-ci traça un rond noir sur le poteau dela torture.

Elle recula de cent pas et mit dans le noir àla stupéfaction générale.

Mais elle dit :

– Maintenant, je connais l’arme.

» J’entre en lutte.

Son amazone aussi mit dans le noir et sedéclara prête pour jouter.

Le but ?

Un caillou de la grosseur d’un œuf placé surun pieu à cent pas.

Un des tireurs le manqua.

Les deux amazones touchèrent.

Les Sioux, leurs femmes, leurs enfants,poussèrent des cris d’enthousiasme.

On remplaça ce caillou par un autre de lagrosseur d’une noix.

Seule, les amazones touchèrent. Alors la tribules proclama victorieuses.

On donna le fusil àMlle de Pelhouër qui en fit présent au derniertireur.

Cette générosité lui gagna tous lescœurs ; les Indiens sont extrêmement sensibles aux procédésdélicats.

Sauvages, mais gens de cœur !

CependantMlle de Pelhouër voulait étonner davantage lesSioux.

Elle fit planter un petit fer de flèche, àpeine gros comme un clou, dans l’arbre de la torture et, tirantdessus, la balle fit marteau.

Son amazone doubla ce coup.

À cent pas cela parut prodigieux auxSioux.

Mais ils n’étaient pas au bout de leurssurprises.

Mlle de Pelhouër demandaqu’on lui trouvât une pierre percée et un fil fait d’un tendond’animal ; on les lui apporta.

Elle attacha le fil à la pierre et son amazonetint, à cent pas, le fil entre les doigts, la pierre pendant.

Les spectateurs très émus retenaient leursouffle et regardaient de tous leurs yeux.

Mlle de Pelhouër épaula,leva lentement son arme, visa et tira.

La pierre tomba !

La balle avait coupé la ficelle.

Alors les Sioux vociférèrent entrépignant ; saisissant des cailloux, ils les frappaient l’uncontre l’autre avec frénésie.

Mais Mlle de Pelhouëralla prendre la place de l’amazone.

Celle-ci coupa le fil avec autant de précisionque sa maîtresse.

L’admiration des Sioux grandissait toujours etdevait grandir encore.

Mlle de Pelhouërrenouvela pour eux le miracle d’adresse qui immortalisa GuillaumeTell ; elle plaça, sur sa tête, un caillou de la grosseur d’unœuf et attendit, les bras croisés, souriante, le feu de sonamazone.

Elle tira.

Le caillou fût jeté très loin…

Cette fois, la stupeur rendit les Siouxsilencieux et comme atterrés.

L’amazone prit la place de sa maîtresse, lemême caillou sur la tête.

Il fut jeté bas !

Alors, Mlle de Pelhouër,se tournant vers la tribu, demanda :

– Si je jure par le grand Dieu des blancs queje ne chercherai pas à m’échapper, que je reviendrai fidèlementchaque soir à la tribu, permettrez-vous à une tireuse comme moi dechasser ?

Ensemble et unanimement :

– Och ! och ! (Oui !oui !)

– Eh bien, je jure pour moi et pour manégresse ; vous nous prêterez à chacune un fusil.

– Je t’en donne deux ! dit le sachem.

– Je te les paierai en peau de jaguar.

– Tu veux donc chasser le grandchat ?

– Oui.

» Et tu ne trouveras jamais dans la fourrurele trou de nos balles.

– Tu tires à l’œil.

– Toujours.

– Je te donnerai une escorte.

Mon vieux cousin Gilk-Neck te servira avec sesonze braves.

– Soit !

» Mais il me laissera chasser à maguise ?

– Tu seras la maîtresse de ton fusil.

Mlle de Pelhouër était aucomble de la joie ; désormais la captivité devait lui semblerdouce.

La fête continua brillante et animée.

Mlle de Pelhouër assistaà des danses extraordinaires, danses de caractère, surtout la dansedu scalp et la danse de guerre.

Quand elle rentra dans sa tente, elles’endormit aussitôt.

Ce long bal sauvage avait fatigué sesyeux.

Chapitre 8FINESSE D’OURS BLANC

 

L’ours est sournois, défiant et rusé.

On cite de lui des traits de finesse auxquelson ne s’attendrait pas de la part de ce lourdaud, de formes sigrossières.

Mais l’œil petit, pétillant de malice, enrévèle long.

L’Ours était résolu à s’emparer deMlle de Pelhouër.

Il voulait, pour lui seul, la rançon.

Pour cela, il devait rester seul, alors quedes camarades se rendraient à l’île de Banks pour négocier.

Pour ne pas exciter les soupçons, il seplaignit de douleurs intolérables dans la tête et se coucha,geignant et tremblant la fièvre.

Une comédie !

De temps à autre, il se levait comme fou etcourait en proie au délire.

Les deux Indiens parvenaient difficilement àle calmer et à le recoucher.

Quand ses camarades le questionnaient, ilrépondait que la prisonnière lui avait cassé quelque chose dans latête.

Parfois il divaguait si fort que l’oncraignait qu’il ne devint fou.

Ce massif personnage fut un acteur hors lignedans ce rôle.

Au bout de deux jours, tous les préparatifs dela troupe étant faits, Nilson et les autres commencèrent às’impatienter.

L’Ours ne guérit pas.

– Guérira-t-il, l’Ours ?

– Pour moi il est fou.

– Sûr, il lui en restera toujours quelquechose et il ne sera plus qu’une tête fêlée.

– Laissons-le ici.

– Qu’en ferions-nous.

– Intransportable l’Ours.

– Nous ne pourrions attendre.

– Les Indiens le soigneront.

– Nilson, allez lui parler.

Nilson accepta la commission.

Il se rendit donc auprès de l’Ours.

Celui-ci s’attendait à la visite.

Il gémissait.

– Nilson, ah Nilson !

» J’ai dans la tête cent marteaux frappant surcent enclumes.

» Quel vacarme !

» Elle se démolit, ma tête.

» Si cela continue, d’un bon coup de revolverje la fais sauter.

– Pas de bêtise.

» Vous guérirez.

– Mais quand ?

» Ça empire, loin d’aller mieux.

– Patience !

» Vos Indiens vous soigneront bien, dureste.

» Au retour, nous vous trouverons guéri.

– Vous partez ?

– Il le faut !

» Vous m’abandonnez ?

– Mais non !

» On vous laisse tout ce dont vous avezbesoin, chevaux, provisions, etc.

» Si vous êtes plus malade, vos Indiens vousconduiront dans un fort.

» On vous y recevra.

» Jamais on ne repousse un malade.

L’Ours s’abîma dans un morne et profonddésespoir.

– Je me tuerai ! gémit-il.

» Je ne veux pas survivre à votreabandon ; partez donc, je suis un homme mort.

– L’Ours, pas d’enfantillage.

» Je vous le répète, ce n’est pas unabandon.

» Que diable, un homme auquel on laisse troischevaux, des armes, des vivres, deux serviteurs, n’est pasabandonné à peu de distance d’une tribu et d’un fort.

– Partez donc.

» Moi, je me ferai porter au fort, lié sur moncheval, car je tomberais.

– Je crois, en effet, que c’est ce que vousavez de mieux à faire.

Et Nilson s’éloigna.

Il se disait en souriant :

– Timbré, l’Ours !

» Sûrement quelque chose de dérangé dans lacervelle.

» Et ça ne se remettra pas.

Mais pourquoi Nilson souriait-il ?

Parce qu’il pensait que l’Ours ne serait pasen état de réclamer sa part de la rançon, ce qui était autant degagné.

Entre honnêtes gens…

Il rendit compte à ses camarades.

– Partons !

Ce fut le cri commun. On troussa bagages.

Cependant, un à un, ils allaient dire adieu àce pauvre Ours.

Lui, grognait.

On n’y prenait garde.

Simple formalité, cet adieu.

Et les voilà partis, enchantés d’êtredébarrassés du malade.

Bon voyage !

Au bout d’une demi-heure, l’Oursappela :

– Loup-Blanc !

» Ici !

Un Indien accourut.

– Maître ?

– Monte à cheval !

» Va en reconnaissance !

» Tu me diras s’ils sont bienpartis !

Le Loup-Blanc obéit.

Parti à fond de train, il revint à fond detrain et dit :

– Maître, ils sont loin déjà.

» Leurs chevaux vont au trot.

L’Ours-Blanc, au grand étonnement de sessauvages, se leva.

Il arracha compresses et bandes et se mit àgesticuler et à danser.

Il criait :

– Partis !

» Ils sont partis, les imbéciles !

» À moi la fille !

» Oh ! je l’aurai.

» Je sais tendre un piège, moi.

» Et je lui en dresserai un dont le plussubtil sauvage ne se défierait pas.

» Oui, je la piégerai.

Il se mit à dévorer un gigot de daim qu’ilmangea tout entier.

– Quelle rude diète j’ai dû faire !s’écriait-il en mettant les morceaux doubles.

Quand il eut fini, il fit lever le camp à sesIndiens.

Ils montèrent à cheval tous les trois, serapprochant du camp des Sioux.

De ce jour, un grand danger planait surMlle de Pelhouër.

Chapitre 9LES JAGUARS

 

CependantMlle de Pelhouër était impatiente d’aller à lachasse.

Le lendemain, elle conféra avec leSerpent-d’Eau, son guide, dont nous traduisons le nom indien enfrançais.

Le vieux guerrier avait soixante-septhivers ; mais il était encore vigoureux.

C’était un grand homme sec, au tempérament defer, intrépide et de grande réputation ; car il avait pristrente-trois scalps en sa vie.

Il fut convenu que l’on partirait lelendemain, car il y avait certains préparatifs à faire.

Petites tentes de peau d’agneau légères àemporter, fourrures de couchage, outils et vivres, tomahawk àaiguiser, etc., etc.

Le lendemain, tout était prêt et l’on se miten route très gaiement.

Une chasse dure plusieurs jours.

Mais, dès la première heure, on fut favorisé,car on découvrit une harde de daims.

Serpent-d’Eau fit mettre pied à terre à toutle monde.

Deux de ses braves tinrent leschevaux.

On gagna sans bruit le contre-vent du troupeauqui paissait paisiblement.

Pour ces surprises, les mocassins sont d’ungrand secours.

Pas le plus petit bruit.

Le pied foule si moelleusement le sol que l’onn’entend rien.

Pour faire leur coup, les malfaiteurs prennentdes chaussons de lisière ; mais les mocassins seraient centfois préférables.

Donc, on marcha lentement.

À cent pas, le guerrier arrêta sesbraves et les jeunes filles.

Joue !

Feu !

Cinq daims furent touchés, deuxmortellement ; on reconnut les balles des jeunes filles qui,entrées dans l’œil, avaient fracassé la cervelle.

Les braves sautèrent à cheval,poursuivirent les blessés, les forcèrent facilement et lesachevèrent à coups de lance.

Ils les rapportèrent. On garda un daim.

Pendant qu’on le dépouillait et que l’on enfaisait cuire les morceaux, deux braves portaient auvillage les quatre autres daims.

Beau commencement de chasse.

Bon augure !

En recevant, pour sa part, un daim,Fleur-de-Juin comprit le sourire qu’avait euMlle de Pelhouër, lorsque elle, Fleur-de-Juin,avait regretté l’absence de Rayon-d’Or au point de vue chasse.

– Vraiment, dit-elle, cette fille vaut ungarçon et elle n’aurait pas besoin de se marier pour avoir dugibier frais au sec pendu aux perches de son wigwam ; elle entirerait plus qu’un homme.

» Je souhaiterais à Rayon-d’Or une pareillefemme ; mais elle n’est pas pour lui.

– Il est pourtant beau, bon et brave, monfrère ! dit Perce-Neige.

– Et moi, je te dis qu’elle doit aimer unautre homme.

– Qu’en savez-vous ?

– Rien qu’à la façon dont elle regardait tonfrère bien en face, en ami, j’ai vu tout de suite qu’il ne devaitplus y avoir de place dans son cœur pour mon garçon.

Les mères ont de ces pénétrations qui semblentextraordinaires, mais qui n’en sont pas moins infaillibles.

Elles se basent sur de fines remarques quiéchappent à d’autres yeux.

Cependant les deux cavaliers qui avaient portéles daims au camp en revenaient.

Les grillades étaient à point.

On leur fit fête.

La viande de daim ressemble beaucoup à cellede notre bœuf.

Un peu moins grasse.

Mais jusqu’à ce que la bête soit entrée danssa septième année, la chair est très tendre et a une légère saveurde gibier sauvage qui lui donne ce que les gourmets appellent lehaut goût.

Plus tard, cette viande durcit ; maiscelle d’un bœuf de huit ans est dure aussi.

La daine est un peu moins bonne.

Mais le morceau exquis, c’est le foie.

Enveloppé d’abord dans la toilette del’animal, c’est-à-dire dans le péritoine, puis entouré d’herbesaromatiques, cuit ensuite sous la cendre chaude, c’est un metsdigne d’une table royale.

Le filet et le faux-filet se préparent de lamême façon.

Les Indiens connaissent beaucoup de feuillesd’arbustes, de fleurs, de baies, notamment le genièvre et le thym,qui donnent du parfum aux rôtis et aux ragoûts qu’ils font.

À ce repas, on mangea le filet et lefaux-filet ; on demi-fuma les côtelettes, on fuma lereste.

Cette viande fumée aux herbes aromatiques seconserve bien.

Elle surpasse les meilleurs jambons. Onrepartit après le repas.

Chapitre 10LES JAGUARS

 

Bientôt l’on entendit des miaulementseffrayants et Serpent-d’Eau prononça ces mots :

– Les jaguars en bande !

Il prit une autre direction.Mlle de Pelhouër demanda :

– Nous évitons donc ces jaguars ?

Et le vieux Sioux de répondre :

– Il y en a trop.

– Nous sommes huit.

– Il faut des hommes pour tenir leschevaux.

– Attachons-les aux arbres que l’on voit prèsde nous, à gauche.

Un seul de tes braves les gardera et nousaurons encore sept fusils.

– Et nous aurons affaire à dix, quinze, vingtjaguars peut-être.

» C’est la saison où ils s’assemblent, où ilsse battent.

» Écoute-les rugir.

– Approchons-nous au moins.

» Voyons-les.

» Comptons-les.

On gagna le contre vent, on attacha leschevaux et l’on marcha doucement.

Bientôt les jaguars furent en vue.

Une scène superbe se déroulait au fond d’unedépression de terrain.

Des mâles, au nombre de dix-sept ou dix-huit,il était difficile de les compter, se battaient avec une fureurinouïe.

Cinq femelles, spectatrices impassibles,regardaient cette lutte enragée.

Le lecteur a dû voir des chats auxprises ; qu’il grandisse ces chats à la taille d’un jaguar etqu’il les fasse combattre en imagination, il se fera une idée de cequi se passait.

C’était effrayant.

Plusieurs de ces animaux, hors de combat,léchaient leurs blessures.

Mlle de Pelhouerdit :

– C’est sur ceux-ci qu’il faudra tirerd’abord ; ne se battant plus, ils verraient d’où partent noscoups de fusils.

» Quand ils seront morts, ils ne verront plusrien.

Elle se mit à rire.

– Les autres, reprit-elle, continueront à sebattre, au moins pendant quelques instants.

– Tu veux tirer ! s’écria Serpent-d’Eaustupéfait de tant d’audace.

– Je veux les tuer tous !

Les yeux deMlle de Pelhouër étincelaient et sa figureavait pris un air étrange.

Haussée sur la pointe du pied, elle semblaitfaire effort pour rester à terre.

On eut dit qu’elle allait s’envoler et planerau-dessus du combat.

– Moi, dit-elle, avec un accent d’autoritéirrésistible, et mon amazone, nous tirerons.

» Vos fusils, je m’en suis rendu compte,portent encore très juste à trois cents mètres et il n’y a que deuxcent cinquante mètres d’ici aux jaguars.

» L’un nous passera les armes et les autresrechargeront.

» Un homme qui a du sang-froid peut chargertrois fusils en une minute.

» Vous êtes cinq.

» Vous pouvez donc nous fournir quinze fusilsrechargés à la minute.

» De plus, nous avons les sept qui sont toutprêts à faire feu.

» Allons rangez-vous.

» Ne vous occupez pas de ce qui se passera etne songez qu’à recharger.

» Toi, Serpent-d’Eau, tu nous passeras lesfusils et tu repasseras les vides à tes hommes, sans te hâter.

» Surtout que l’on ne se presse pas ;nous aurons le temps.

Elle parlait avec tant d’énergie calme quepersonne ne fit d’observation.

– Plantez vos lances devant vous !dit-elle.

» À tout hasard, bandez vos arcs.

Puis, mettant genou terre à côté de sonamazone qui en fit autant, elle dit au Serpent-d’Eau :

– Entre nous deux !

Alors les jeunes femmes tirèrent.

Coups superbes !

Deux jaguars foudroyés !

Il y eut un murmure.

Mlle de Pelhouër leréprima :

– Silence et chargez !

À son amazone :

– Prends le dernier blessé !

Celui-ci sauta en l’air en recevant une balledans l’épine dorsale.

Mais il ne faisait que bondir verticalementsans avancer.

Ça lui était impossible.

– Danse ! disait Nadali.

» Danse, puisque ça t’amuse ; mais tun’en as pas pour longtemps.

Ne pouvant le viser à l’œil, elle lui avaitcassé la colonne vertébrale.

Mlle de Pelhouër avaittroué le cœur d’une femelle qui eut une agonie violente.

Quelques secondes plus tard, deux autresfemelles étaient l’une foudroyée, l’autre évidemment blessée àmort.

Les deux autres, enfin, furent tuées aprèstrois coups tirés.

Tout ce massacre ne dura pas plus de trentesecondes.

– Voilà, ditMlle de Pelhouër, des témoins gênantssupprimés.

» Et vous voyez !

» Ils se battent toujours !

» Rechargez toutes les armes !

Et souriant au Serpent-d’Eau :

– Tu vois bien que j’avais raison en te disantque nous avions le temps !

Le vieillard ne répondit rien.

Les deux jeunes filles, cependant, épaulèrentde nouveau et tirèrent six coups de fusils sans que l’on pût jugerdu résultat.

Les combattants formaient masse.

Tout à coup la lutte cessa.

Comme deux balles blessèrent deux d’entre eux,ils s’aperçurent qu’on les canardait et ils virent d’où partaientles coups.

Ils chargèrent avec furie.

Dès lors, ils se présentaient de face et lesjeunes filles visèrent les têtes.

Il y en avait qui ne pouvaient suivre lesautres qu’à distance.

Ceux-là étaient blessés.

Mais il y en avait huit encore indemnes àcinquante pas des jeunes filles.

Mais elles eurent le superbe calme de ne pasactiver le feu.

Les trois derniers furent foudroyés presque àbout portant, à tel point même que pour éviter le suprême coup degriffe de l’un d’eux, les jeunes filles se jetèrent qui à droite,qui à gauche.

Mais, d’un coup de lance, Serpent-d’Eau finitl’agonie de l’animal.

Alors Mlle de Pelhouërregarda le champ de bataille, puis elle dit àSerpent-d’Eau :

– Ce n’est pas si beau, si imposant qu’unlion, un jaguar !

– Je n’ai jamais vu de lion ! dit leSioux.

» Mais je crois que, de ma vie, je n’aiaffronté un aussi grand péril.

» Il faut croire que le Grand-Esprit teprotège et qu’il a charmé tes balles.

Les braves cependant causaient gravement entreeux ; ils décidaient de quelque chose.

Enfin, l’un d’eux parla au Serpent-d’Eau etcelui-ci dit à Mlle de Pelhouër :

– Désormais, nous, témoins de ton adresse,nous t’appellerons Balle-Enchantée ; mes braves leveulent ainsi.

» Ce nom, peu d’hommes ont eu l’honneur de leporter.

– C’est un baptême de sang ! dit la jeunefille en souriant.

Mais elle était très contente, car elle lasavait les Indiens ne prodiguaient pas ce glorieux surnom, illustrépar quelques trappeur et quelques Indiens héroïques, d’une adresseextraordinaire.

S’adressant à l’amazone, le Serpent-d’Eau luidit au nom des braves :

– Toi, tu seras désormaisBalle-Infaillible.

Mais il envoya prévenir la tribu qui accourutau plus vite.

Les guerriers à cheval, d’abord !

On juge de l’ovation qu’ils firent aux jeunesfilles.

Assez longtemps après, les femmes et lesenfants, avec les chiens.

On dépouilla les jaguars.

Peaux et viande furent emportées ; car lachair blanche du jaguar ressemble à celle du chat et l’on saitcombien celle-ci ressemble à celle du lapin.

Elle était destinée à être fumée.

La rentrée au camp se fit en chantant leslouanges des jeunes filles.

Tous les peuples primitifs sontimprovisateurs, les cannibales du Congo, nos Soudanais, nosSénégalais, chantent comme les Indiens, les louanges d’untriomphateur.

Et, chose bizarre, partout c’est sur le mêmeair de marche.

Et cet air est celui de la nigous gousgous, le plus vieux des airs bretons.

Un guerrier ou un brave, ou une jeune fille,improvisait un couplet.

Tous le reprenaient en chœur.

Puis le refrain éclatait :

Elles ont vaincu les jaguars.

Nous emportons les fourrures.

Elles orneront nos wigwams

En souvenir des deux sqaws

Qui ont vaincu tant de jaguars.

Balle Enchantée, Balle Infaillible

Dans cent hivers, nos enfants

Chanteront encore vos noms.

Ce triomphe barbare avait sa splendeur et untrès grand caractère.

En tête, le vieux Serpent et ses cinq braves,leurs chevaux chargés des fourrures auxquelles on avait conservéles têtes et les pattes.

Têtes menaçantes.

Têtes auxquelles les dernières fureurs del’agonie donnaient une expression terrible.

Pattes puissantes, armées de longues griffesacérées.

Et derrière ces porteurs de dépouilles, lesdeux jeunes filles souriantes et charmantes personnifiaient deuxraces.

Puis venaient les Sioux à cheval, dans leursgrands manteaux d’apparat brodés et peints, les flammes des lancesflottant au vent, les chevaux scandant le chant de leur pas biencadencé.

De temps à autre, l’un d’eux renâclaitfortement, en sentant l’odeur des jaguars, et une lutte s’engageaitentre le cheval et l’homme, centaure superbe toujoursvainqueur.

Plus loin, les femmes s’avançaient chargées dequartiers de venaison.

Chairs sanglantes !

Profits de la victoire.

Ça et là, au milieu des mères, les enfantsmarquant la mesure du chant en frappant des pierres l’une contrel’autre.

Puis les chiens, la queue et la tête basse,craintifs aux senteurs des grands fauves.

Le chant barbare retentissait rauque, sonore,entraînant.

Au refrain où les voix donnaient toute leurampleur, la meute hurlait lamentablement et l’effet étaitsaisissant.

Scène sauvage en sa simplicité guerrière.

Dès que l’on fut arrivé au camp, les feuxs’allumèrent.

Aussitôt les guerriers piquèrent les cœurs desjaguars avec des lances non empoisonnées et ils dansèrent la dansedu cœur.

Le cœur de l’ennemi, ours ou jaguar.

Mais voilà qu’au lieu d’un seul, il y en avaitvingt-trois !

Et quand la tribu fut fatiguée de hurler et dedanser, on termina la cérémonie en grillant et en mangeant lescœurs… pour s’en donner.

Ainsi se termina cette chasse au jaguar dontle souvenir se perpétuera chez les Sioux, tant qu’il restera unSioux.

Mais les Anglo-Saxons y mettront bon ordre etles Sioux disparaîtront.

Chapitre 11LES BISONS

 

Quand les Sioux sont campés, ils envoienttoujours aux quatre coins de l’horizon des coureurs à la découvertedes troupeaux de bisons.

Les migrations de ces troupeaux sont trèsirrégulières et très capricieuses ; tant qu’ils trouvent del’herbe en un endroit, ils y restent.

Tantôt ils tirent à droite, tantôt à gauche,tantôt directement devant eux.

Mais pendant tout l’été ils poussent aunord.

Aux premières neiges, ils redescendenttoujours capricieusement vers le sud.

De ces habitudes, il résulte que les troupeauxde bisons sont les uns en avance, les autres en retard ; lelendemain de la chasse aux jaguars, un coureur signala un de cestroupeaux retardataires.

C’était une bonne fortune pour la tribu, quimanifesta la joie la plus vive.

Le sachem sortit vivement de sa tente aurapport du coureur, poussa le cri de guerre pour mettre sesguerriers sur pied.

Ce cri toute l’Amérique le connaît.

Ce cri est celui de tous les Indiens, de ceuxdu Nord, comme de ceux du Sud.

Il produit une singulière expression dedéchirement sur l’oreille.

C’est une sorte de plainte très longue,suraiguë, poussée au plus haut de la voix et rendue vibrante par detrès rapides battues de deux doigts sur les lèvres.

Ce cri s’entend à des distances inouïes.

Il impressionne beaucoup les blancs, et lesofficiers américains en ont constaté l’effet démoralisateur surleurs soldats.

Comme tout guerrier, le sachem avait sonsifflet de guerre.

Ce sifflet est fait avec le fémur d’un dindonsauvage, et selon que l’on se sert de l’une ou de l’autreextrémité, les sons sont différents.

Une de ces extrémités est consacrée auxsignaux en avant.

L’autre donne les signaux de retraite.

Mais les modulations sont très diverses.

Ainsi elles indiquent un mouvement tournantpar la droite ou la gauche, en retraite à droite ou à gauche, etc.,etc.

Tous les guerriers connaissent les signaux deleur sachem.

Tous les braves connaissent ceux deleur guerrier.

Ce sont, du reste, les mêmes, mais précédés dela modulation particulière au guerrier.

Ces coups de sifflet stridents dominent tousles bruits de la bataille.

Le sachem siffla, à l’extrémité dite en avant,une modulation qui signifiait :

« En selle, pourchasser lebison ! »

Pas d’ordre plus agréable à recevoir.

Aussi quel empressement !

C’est que le gibier par excellence est lebison, qui, à lui seul, ferait vivre l’Indien.

Ses territoires sont pourtant des paradis dechasse.

On y trouve l’élan superbe, le beau cerfvapay, le daim si tendre, l’ours blanc et l’ours grizly, le cygne,l’oie, le canard, la gelinotte, le coq de bruyère, le dindonsauvage, la perdrix et la caille américaines ; du petit gibierde plume ou de poil en quantité incroyable.

Mais pour l’Indien, rien ne peut surpasser lebison.

D’abord il va par troupeaux de cent à mille,deux mille, trois mille têtes.

Quelles hécatombes on peut faire. Et tout estbon dans le bison.

La peau d’abord.

Elle fournit les grandes tentes destationnement, les petites tentes de chasse.

On en fait les grands manteaux et les tuniqueschaudes d’hiver.

On en fait les mocassins de fatigue.

La langue du bison et la bosse, qui sont d’unefinesse de goût incroyable, sont fumées et gardées pourl’hiver.

Le reste de la viande surpasse celle dumeilleur bœuf français, et, fumée, elle vaut celle des jambonsd’York.

Le mufle et les pieds donnent des pâtésgélatineux délicieux.

Les os des jambes brisés, on retire une moelleplus délicate que du beurre de pré-salé et qui, légèrement salée,se conserve aussi longtemps que de l’huile.

Avec les tendons, on fait des cordes d’arc etdes cordes diverses.

Les nerfs sont du fil à coudre.

On couvre les boucliers avec les peaux etcelles-ci cousues, les coutures recouvertes de colle-forte pourêtre imperméables, donnent des outres pour transporter lesliquides.

Enfin, en faisant fondre les sabots, lesIndiens obtiennent une colle-forte incomparable.

Ils en enduisent leurs boucliers et, aprèsavoir enroulé des tendons de bison autour de leurs arcs, ilsrecouvrent le tout de colle-forte qui communique à l’arc unesolidité et une élasticité extraordinaire.

Il est assez étrange que notre industrie ne sesoit pas emparée de ce procédé, dont l’excellence est cependantbien connue.

En beaucoup de cas, la meilleure gutta-perchane vaut pas cette colle-forte indienne.

Pour aller à la chasse et à la guerre, lesIndiens ont un costume et une peinture.

Un costume, cela se comprend, puisque cecostume consiste à être vêtu le moins possible pour ne pas êtregêné dans ses vêtements.

Coiffure complète !

Chaussures complètes !

Mais le torse nu !

Une sorte de caleçon et c’est tout.

Et voilà le pourquoi de la peinture.

C’est une protection contre le froid et contrele chaud du soleil.

Et c’est une preuve de plus de l’origineindo-sémite des Indiens.

En effet, on retrouve cette habitude de sepeindre chez tous les nègres d’Afrique, qui sont des sémitesoriginaires de l’Inde.

Semi-préhistoriques sur lesquels on a publiérécemment de curieuses études.

Tout l’Est africain, tout le Centre se teintavec de l’ocre rouge mélangé d’huile de palme ou d’éleusine.

Au Soudan, le nègre se contente de se masseravec de l’huile, sans peinture.

Nos Arabes, en expédition nocturne, vontentièrement nus.

Ils ne veulent pas qu’une main, au cours deleurs vols, puisse saisir leurs vêtements.

Leurs membres huilés glissent comme desanguilles dans le poignet qui les empoigne.

Et tous ces gens-là sont des sémites.

Les Indiens, eux, pilent des braises, del’ocre rouge, de l’ocre jaune, de la craie ou de l’argile blancheet ils mélangent ces ingrédients avec de la graisse d’ours.

Après quoi, ils se peignent en observant lescoutumes de leur tribu.

Les uns ont la moitié du visage noir, l’autremoitié rouge.

D’autres ont le fond rouge, le nez et le frontblanc.

Il ne faut pas oublier, parmi les armes desIndiens, le tomahawk.

C’est une hachette, arme dangereuse, qu’ilslancent avec une très grande adresse.

Souvent elle termine le combat ou arrêtel’ennemi dans sa fuite.

Lancée à trente ou quarante pas de distance,elle s’enfonce dans le cou qu’elle entame profondément.

La façon dont les Sioux attaquent un troupeaude bisons rend ce genre de chasse très brillant, très animé.

Les cavaliers se précipitent surl’arrière-garde du troupeau en fuite et chacun d’eux attaque unbison à coups de lance.

L’animal, pressé par le cavalier, se retournemenaçant.

Cornes basses, il fond sur l’ennemi.

Avec le plus grand sang-froid, le Sioux faitvolter son cheval et il évite le terrible coup de cornes.

Un bison, lancé à toute vitesse, ne peut seretourner brusquement.

Il faut qu’il décrive un cercle assez grand etc’est ce qui le perd.

Le Sioux qui l’a laissé passer et qui lepoursuit, le prend en flanc et le larde de sa lance à plusieursreprises.

L’animal tombe épuisé par la perte de sonsang.

Mais il arrive que plusieurs bisons chargentun seul cavalier.

Celui-ci, en très grand danger, évite avec uneadresse admirable ses adversaires et il manœuvre au milieu dutourbillon qui l’enveloppe.

C’est un spectacle étourdissant, surtout quandil y a en selle trois cents cavaliers, comme c’était le cas.

Les enfants, depuis l’âge de huit ans, étaienten selle et s’apprêtaient à flécher les bisons ; ils lancenttant de flèches que les animaux sur lesquels ils s’acharnentressemblent à de gigantesques porcs-épics.

Dès qu’un animal est tombé, les femmes, quisuivent à pied, se jettent sur le mort ou le mourant, le saignenten l’égorgeant, le dépouillent et le découpent sur sa peau.

Aux chiens qu’elles écartent à coups debâtons, elles n’abandonnent que la rate et les poumons dont ilsfont curée.

Cette scène de boucherie est des plusmouvementée.

Les trois cents cavaliers arrivèrent sur untroupeau de deux mille têtes.

Il s’étendait noir sur la prairie qui sonnaitsous ses pas, car il était en marche, suivi par une centaine deloups blancs.

Les grands mâles, à l’arrière-garde,repoussaient ces loups que, de temps à autre, ils chargeaient etdispersaient.

Après quoi, ils regagnaient au galop leurposte, en queue du troupeau.

En somme, les loups ne pouvaient étrangler queles bêtes malingres, fatiguées, qui restaient en arrière.

En un instant, le retardataire était entouré,coiffé, étranglé.

En dix minutes, il était dévoré.

Des combats furieux s’engageaient de loups àloups sur les ossements.

À la vue du troupeau, le sachem lança un coupde sifflet.

Les chevaux prirent le trot.

Le troupeau, sentant le danger, hâtal’allure.

Mais les cavaliers gagnaient.

Alors les bisons s’emballèrent dans une fuitedésordonnée.

À mesure que l’on se rapprochait, l’ondevenait empesté des chaudes émanations de ces énormes bêtes, auxlongs poils puant le suint.

Cette âcre odeur saisit les chasseurs à lagorge ; elle est si pénétrante qu’elle fait jaillir les larmesdes yeux.

« Elle fait pleurer, comme si l’onépluchait des oignons », disent les trappeurs.

Sur un second coup de sifflet du sachem, latroupe prit le galop.

La tempête à cheval (selon la magnifiqueexpression biblique), allait fondre sur un tourbillon de chairvivante et palpitante.

Près du sachem, la lance en arrêt,Mlle de Pelhouër et Nadali poussaient commeles Sioux des cris sauvages.

On atteignit le troupeau.

Les petits archers décochèrent leurs flèchesdont pas une n’était perdue.

Chaque lancier choisit sa victime.

Furieuses clameurs !

Beuglements assourdissants !

Une trombe d’hommes et de chevaux dans letourbillon du troupeau.

Tout à coup,Mlle de Pelhouër, qui n’avait pas l’habitudede cette chasse, eut son cheval éventré.

L’animal tomba, elle avec lui et sous lui.

Mais le sachem avait l’œil sur elle ; ilne chassait pas.

Il surveillait les chasseurs.

Son coup de sifflet, appel à sesbraves à lui, retentit.

Cheval et jeune fille furent entourés,défendus ; les bisons furent détournés.

Deux hommes qui mirent pied à terre dégagèrentMlle de Pelhouër.

Elle remercia, remonta sur un autre cheval etcontinua à chasser.

On parvint à tuer des centaines debisons ; les chevaux lassés, n’en pouvant plus, on renonça àla poursuite.

Quant aux loups blancs, ils s’étaient enfuisdès l’apparition des Sioux.

On alluma des grands feux et l’on fit desgrillades.

On laissa paître les chevaux.

Ils étaient dans l’herbe jusqu’au ventre etils s’en donnaient à cœur joie.

Ils hennissaient de plaisir.

On fit un repas succulent.

Rien que des filets.

La viande, bien saisie, saignait sous la dent,ayant gardé toute sa saveur.

Mlle de Pelhouërracontait plus tard que, sa vie, elle n’avait fait un meilleurrepas.

Sa chute ne lui avait fait que quelquescontusions sans gravité.

Elle en était quitte à bon compte.

On chargea sur les chevaux les peaux et laviande et l’on retourna au camp à pied.

Peu après l’arrivée, on commença à boucanerles chairs.

La tribu était heureuse.

Ses réserves d’hiver étaient assurées.

Chapitre 12LES OURS GRIZLY

 

Mlle de Pelhouër n’étaitpas complètement satisfaite au point de vue chasse.

Il manquait quelque chose à son bonheur ;elle n’avait jamais tué d’ours grizly et cet animal est plusredoutable que l’ours blanc par sa férocité.

Qu’il ait faim ou non, s’il rencontre un hommeil l’attaque.

Aucun autre animal, l’homme excepté, n’osel’attaquer.

C’est une terrible brute.

Son coup de patte est tellement lourd qu’ilaplatit un cheval, s’il en frappe la croupe, et qu’il l’assomme,s’il le touche au crâne.

Son soufflet couche un homme à terre les os dela joue brisés.

Son étreinte brise les côtes et casse lacolonne vertébrale.

Sa morsure brise une cuisse et brise le fémuren esquilles.

Du reste, fin, défiant, très rusé et trèspatient comme tous les ours.

Mais, sale bête.

Désagréable au possible à rencontrer si l’onn’est pas excellent tireur et de beaucoup de sang-froid pour letirer à l’œil ou au défaut de l’épaule, la balle traversant lecœur.

Mlle de Pelhouër brillaitde se mesurer avec un pareil adversaire.

Le Serpent-d’Eau lui promit de la mettre enprésence d’un ours grizly.

Elle promit, elle, à Fleur-de-Juin, la langueet les pieds de l’animal.

Il y a pourtant un proverbe qui dit qu’il nefaut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Mais la jeunesse est imprudente et se moquedes proverbes.

Donc, Mlle de Pelhouër etNadali se mirent en campagne contre l’ours avec le Serpent-d’Eaucomme guide et ses braves comme escorte, en emportant des petitestentes et le paquetage ordinaire.

Le Serpent se dirigea vers une montagne quel’on apercevait au loin.

Les ours aiment les montagnes.

Pourquoi ?

Je n’en ai jamais trouvé l’explication,quoique je l’aie cherchée dans les livres des naturalistes,notamment dans ceux de M. de Buffon.

En voilà un qui a une réputation surfaite etsur lequel on se trompe.

Naturaliste en chambre, décrivant les animauxempaillés, il doit toute sa renommée à sa littérature, à son stylenoble et élégant. Mais comme naturaliste, il n’est vraiment pasfort.

J’ai vu des braves ouvriers, des pauvresemployés, des petits bourgeois souscrire aux œuvres complètes deBuffon.

Quelle duperie !

Que d’idées fausses !

Et quelle insuffisance dans sa méthode ;car, à vrai dire, il n’en a pas.

Bref, M. de Buffon… et les autresn’ayant pas dit pourquoi l’ours aimait les montagnes, je l’aidemandé à mon ami Chastauet, un Basque, chasseur d’ourspyrénéen.

– Mais c’est bien simple, m’a-t-il dit, avecconviction.

L’ours adore le miel.

Il ne trouve des ruches sauvages que dans lamontagne.

Il habite dans la montagne.

Je donne l’explication pour ce qu’elle vaut etje ne garantis rien.

En tout cas, le Serpent-d’Eau se dirigea versle « Pays aux Ours ».

Chemin faisant, ils ont eu occasion de tuerdeux oies et quelques canards.

L’oie et le canard sauvage sont excellentsrôtis à la ficelle.

Aussi fit-on, le premier soir de marche, unexcellent repas.

On conserva précieusement la graisse d’oiequi, avec du maïs pilé, forme une pâte de galette délicieuse àcuire sous la cendre. On se remit en route.

Dans la journée, bonne chasse.

On tua un renne.

Comme il n’avait que trois ans, il étaitexcellent et l’on en mangea les filets.

Le reste fut fumé.

On coucha au pied de la montagne, tout près duPays aux Ours.

Mlle de Pelhouër etNadali dormaient profondément sous leur petite tente lorsque, dansle lourd sommeil qui les accablaient, elles eurent le sentimentconfus qu’elles étaient exposées à un froid assez vif.

Mais, de temps à autre, un souffle chaud leurbrûlait la figure.

Mlle de Pelhouërs’éveilla la première sous un de ces souffles, ouvrit les yeux etvit sur son visage le naseau d’un ours qui la flairait.

Elle avait lu, elle avait entendu dire quel’ours n’attaque jamais un homme endormi ; elle eut laprésence d’esprit de ne pas bouger et elle attendit avec unehéroïque résignation.

Elle comprit que l’ours ou les ours avec leurhabituelle adresse et leur curiosité coutumière, avaient enlevé latente.

Elle voyait le ciel.

L’ours s’éloigna pour aller flairer Nadali,Mlle de Pelhouër se leva d’un bond et cherchason fusil.

Il était temps.

L’ours ayant entendu du bruit venait surelle.

Elle eut le sang-froid de crier :

– Nadali ! Nadali !

» Aux armes !

Et elle tira l’ours à l’œil.

Il tomba.

Mais il n’était pas seul.

Cinq autres avaient envahi le campement et ilsvoulurent l’écharper.

Mais Nadali et les Indiens avaient pris leursfusils et ils tirèrent.

Mlle de Pelhouër avaitsaisi une des lances plantées en terre, comme ont l’habitude defaire les sauvages au bivac.

Elle se défendit contre une ourse, luiplantant le fer dans la poitrine.

L’ourse, selon l’instinct de sa race, fonçaitsur la jeune fille.

Elle lâcha la lance, dont le long manchetraîna par terre.

Butant sur le sol, il arrêtait l’animal qui,de ses deux pattes le saisit, l’enfonçant tellement et de plus enplus que l’arme au lieu de buter par devant, traîna parderrière.

Mais Mlle de Pelhouëravait vu à terre un tomahawk.

Elle le ramassa et en asséna deux coups siforts sur la tête de son adversaire, que la cervelle jaillit.

Sans perdre une seconde, la jeune fille courutau secours de Nadali.

Après avoir tiré inutilement, son fusil ayantraté, elle aussi avait enfilé un ours d’un grand coup de lance.

Mais l’animal fonçait.

Mlle de Pelhouër,l’abordant de côté, lui cassa la tête comme à l’autre.

Le combat finissait.

Le dernier ours auquel les indiens avaientaffaire venait de tomber.

Mais Serpent-d’Eau avait un bras cassé d’uncoup de patte.

Un brave était à demi-étouffé et il avait uneoreille mangée.

On le fit revenir à lui et on le pansa ;mais tel est le caractère indien que le blessé avait l’air enchantéde son accident.

Cette oreille qui lui manquait prouvait qu’ilavait combattu corps à corps avec un grizly et l’avait vaincu.

Peu d’hommes pouvaient en dire autant.

On remonta la tente abattue et l’on se coucha,remettant au lendemain pour dépouiller les ours et les dépecer.

Mais la nuit devait être fertile en incidentset tout n’était pas fini.

Nadali fut éveillée par un sourdgrognement ; elle entrouvrit la tente et regarda.

Deux beaux jaguars, un mâle et une femelle,dévoraient chacun un ours.

Nadali éveilla sa maîtresse.

– Pas de bruit ! lui dit-elle.

» Deux jaguars !

Elles prirent leurs fusils.

– Nous ne pouvons voir leurs têtes, ditMlle de Pelhouër.

» Tirons-les à l’échine.

Cette fois, le fusil de Nadali ne ratapas ; les deux jaguars, tirés presque à bout portant, eurentla colonne vertébrale coupée.

Ils se mirent, comme toujours en pareil cas, àfaire des bonds énormes sur place, mais sans pouvoir avancer.

Les Sioux, sortis de leurs tentes, eurent lajoie de ce spectacle.

Le Serpent-d’Eau voulut tirer sur les jaguarsmais Mlle de Pelhouër le pria de n’en rienfaire.

– Qu’ils dansent pour votre amusement !dit-elle en riant.

» Je n’ai aucune pitié pour des bêtes aussiféroces.

Enfin, les jaguars expirèrent en poussant ledernier râle d’agonie.

De dormir, il ne fut plus question ; leciel commençait à pâlir à l’orient.

On dépouilla ours et jaguars et on emporta leplus de viande que les chevaux purent en porter.

Chapitre 13LA CÉRÉMONIE DE LA PRISE DU BOUCLIER

 

Le lendemain, après conseil des guerriers,tenu sous la présidence du sachem, il fut décidé qu’il y auraitprises de boucliers.

Un certain nombre d’adolescents s’étantmontrés forts et hardis dans les fléchades de la veille, avaientdemandé à être reçus au nombre des braves.

Les guerriers désignèrent ceux qu’ilsjugeaient capables de l’être.

Aussitôt ils se préparèrent à prendre lebouclier.

Depuis longtemps chacun de ces aspirants apréparé la carcasse de son bouclier et mis en réserve les peaux debisons et les sabots nécessaires à cette fabrication de grandeimportance.

Les peaux sont prises sur le cou de l’animal,là où le cuir est le plus épais.

Une peau recouvre le bouclier toutentier ; une autre est taillée moins grande et quinze peaux sesuperposent ainsi.

La dernière n’est pas plus large qu’une piècede cent sous.

Sur la première peau, on étend une couchechaude de colle forte de sabot et par dessus la seconde peau, ainside suite jusqu’à la quinzième avec un glacis superficiel de colleforte bien égalisée, bien lisse, qui amalgame le tout.

On conçoit que ce bouclier, étant très bombé,les balles glissent sur lui.

Les Indiens ornent leurs boucliers de plumesd’aigle et ils y suspendent des ornements très coquets, trèsoriginaux et des sacs-médecine, amulettes que leur vendent leurssorciers.

C’est encore une ressemblance avec les sémitesde toute race.

En réalité, la cérémonie s’appelle :Le fumage du bouclier.

Comme une chasse aux bisons est pour lespostulants une occasion de se signaler, les villages voisins saventquel jour cette cérémonie aura lieu, et ils accourent.

La foule est nombreuse.

Elle est rassemblée autour d’un cercle tracé àterre avec un fer de lance.

Chez nous, cette démarcation serait bien viteviolée.

Rien de pareil chez les Indiens.

Point de bousculades. Point de poussées.

Tout le monde est calme.

On parle sans disputer jamais.

Toute querelle entraînerait sur-le-champ unduel mortel.

Une violence serait immédiatement punie demort par la foule.

Celle-ci attendait patiemment que les jeunesbraves eussent fait leur toilette de guerre.

Grosse affaire !

Les Indiens passent à se peindre le temps quis’écoule du lever du soleil à midi ; le postulant brave qui alongtemps médité sur les dessins et la peinture qu’il adoptera, lesdessine et les peint.

Toute sa vie il se peindra de même.

C’est à se peinture qu’on le reconnaîtra dansle sentier de la guerre.

C’est à sa peinture que le grand esprit lereconnaîtra après sa mort.

C’est à sa peinture, qu’admis dans lescélestes territoires de chasses, il sera reconnu par ses amis etses parents morts avant lui.

Aussi l’Indien est-il désolé s’il se sentmourir sans avoir eu le temps de se peindre.

Cependant, chaque aspirant, dans la nuit,avait creusé profondément en terre un foyer.

Au fond, du bois sec recouvert de bois vert etde mousses un peu humides.

Au-dessus, la première peau de bison tendue aumoyen de chevilles enfoncées dans le sol, autour du foyer trèscreux.

Sur la peau, au centre, un gros tas de colleforte de sabots fondus.

À midi, les jeunes gens sortirent des wigwamsen chantant.

Guerriers et braves les saluèrent enbrandissant lances et boucliers.

Tous étaient peints et armés en guerre, avecle manteau de cérémonie.

Les jeunes gens allumèrent les feux.

Alors, braves et guerriers formèrent uncercle, les boucliers se touchant et les lances couchées formantcomme une voûte d’armes.

Cela rappelle la voûte d’acier des cérémoniesfranc-maçonniques.

Or, Monteil, arrivant chez les sémitesmusulmans du lac Tchad, dut passer sous la voûte d’acierformée par les armes couchées au-dessus de sa tête ; encoreune preuve que les Indiens sont Sémites.

Aussitôt, commença une danse de guerre quiconsistait à tourner en cercle, les boucliers se touchant toujourset les pieds exécutant le pas du sentier de guerre.

Les danseurs chantent une évocation à l’espritdu feu.

Ils l’abjurent de rendre les boucliers trèsdurs et sans défauts.

Quand les boucliers sont terminés, lesguerriers et les braves défilent devant leurs nouveaux camarades etles saluent du tomahawk et des boucliers, salut rendu aussitôt.

C’est la fin de la cérémonie militaire, il nereste plus qu’à banqueter.

J’ai parlé de combats singuliers terminant lesquerelles ; ils ne sont pas très fréquents, mais dès qu’uneinjure a été prononcée, ils sont inévitables.

Les Sioux ont le point d’honneur trèssusceptible et il faut prendre garde de les irriter, car alors ilsvous provoquent.

Et il faut se battre.

Cette susceptibilité leur vient d’unepointilleuse vanité.

Ils sont en admiration devant leur proprepersonne.

À la vérité, leur corps est bien proportionné,les galbes ont d’harmonieux contours et les formes sontadmirables.

Tout Indien pourrait passer pour l’Apollon duBelvédère.

Peut-être doivent-ils cette rectitude à leurberceau.

La mère le porte droit derrière son dos, danscette position verticale, l’enfant tomberait ; on le suspendpar les bras, les reins et les genoux et de l’avis de Cattellincela influe en bien sur la formation du corps.

Pour mon compte, je ne le crois pas etj’attribue la beauté corporelle des Indiens à leur vie en plein airet à leurs sports.

Toujours est-il que l’Indien se trouvetellement beau, qu’il s’estime demi-dieu et qu’il entend qu’onrespecte cette demi-divinité.

Pourtant il reconnaît la supériorité du blanc,mais pas corporellement, les trappeurs excepté.

Mais les blancs lui semblent tous médecins,c’est-à-dire sorciers.

Il craint leur science.

Les papiers écrits lui semblent, par exemple,choses mystérieuses.

Un Indien tourmentera un blanc pour avoir untalisman contre la maladie, et si le blanc lui donne une vieillelettre ou écrit quelque chose sur une feuille blanche, l’Indien larecevra avec respect et la gardera toute sa vie.

Mlle de Pelhouër, souspeine de désobliger ses amis, dut tailler un roseau, s’en faire uneplume et écrire, avec l’encre fournie par une baie noire, destalismans sur des peaux d’agneau.

Mais que d’heureux elle fit.

Chapitre 14FAUX SIOUX

 

Cependant, l’Ours-Blanc avait trouvé sacombinaison pour la prise des jeunes filles.

Il était allé dans un village sioux éloigné ety avait fait acheter trois vêtements indiens complets.

Ainsi muni, il s’était déguisé en Sioux ainsique ces deux Peaux-Rouges.

Ces gens-là savaient peindre en guerre et ilsconnaissaient les dessins auxquels on reconnaît les Sioux.

Ils peignirent donc l’Ours-Blanc et sepeignirent eux-mêmes.

Et, ainsi transformés, ils rôdèrent autour duvillage, ayant deux chevaux de mains destinés aux prisonnières etmunis de tout ce qui était nécessaire pour les lier sur leursmontures.

À tour de rôle, un Indien observait les alléeset venues, épiant les occasions.

Un matin il s’en présenta une.

Mlle de Pelhouër voulaitfaire plaisir à Fleur-de-Juin qui aimait beaucoup le lièvre, etelle le chassait volontiers.

Or, l’heure la plus favorable est le trèsgrand matin.

À l’aube, le froid piquant de la nuitredouble ; le lièvre, pelotonné en son gîte, est engourdi etdort en boule.

Le pas du chasseur ne l’éveille pas à cemoment propice.

Donc les jeunes filles partirent en chasse, àpied, un peu avant l’aube.

Elles s’éloignèrent peu à peu et, quandl’aurore empourpra le ciel, elles avaient déjà tiré cinq ou sixpièces.

Tout à coup, elles virent venir à elles deuxcavaliers Sioux.

Ceux-ci, dont elles ne se méfièrent pas,reconnaissant leurs peintures, s’approchèrent.

L’un d’eux, en mauvais français,dit :

– Notre sachem, un vieux guerrier, est trèsmalade là-bas.

» Il vous a vues.

» Il a reconnu une blanche et il demande unemédecine.

– Conduisez-nous ! ditMlle de Pelhouër. Nous ferons ce que nouspourrons. Les Indiens prirent les devants.

On arriva près du prétendu sachem, lequeln’était autre que l’Ours-Blanc.

Méconnaissable, cet Ours !

Il avait coupé sa barbe et ses longs cheveuxblancs.

Mais de plus, très rusé, il s’était mis un pand’étoffe sur le visage.

Il râlait.

Mlle de Pelhouër sepencha pour enlever l’étoffe, deux bras de fer l’enlacèrent.

Étreinte de l’Ours.

Elle tomba.

Il la maintint sous son genou pendant que lesdeux Indiens, qui s’étaient jetés sur Nadali, la ligottaient.

Ils vinrent ensuite ligotter aussiMlle de Pelhouër.

Puis ils les lièrent chacune sur un cheval,montèrent chacun le leur et filèrent grand train, « avec lamarchandise », comme disait en riant le vieil Ours-Blanc.

Prises encore une fois !

Chapitre 15LES TROIS COUPS DE FEU

 

L’Ours-Blanc se dirigeait vers une retraiteinconnue.

Un pareil homme, qui avait été trappeur,devait connaître quelque repaire.

Sans doute celui-ci était assez éloigné, car,le soir venu, on s’arrêta pour camper.

Les deux Indiens dressèrent une petite tentepour les prisonnières, une autre pour le maître et eux.

L’Ours était d’une humeur charmante ; ilse voyait propriétaire de toute la rançon et pensait à la tête queferaient les autres, en apprenant qu’il leur avait joué ce bontour.

Énormément d’argent et le plaisir d’avoirroulé des gens très fins.

Nilson surtout !

Nilson, le renard chat.

En route, l’Ours avait fait desserrer lesliens des jeunes filles.

On les délia tout à fait.

Mais elles ne purent se lever, leurs poignetset leurs jarrets refusaient tout service ; elles restèrentcouchées.

L’Ours fit la cuisine.

Il aimait ça.

C’était un gourmand.

Les Indiens s’occupaient des chevaux.

C’était leur affaire.

Ils les désellèrent, les entravèrent, mais enleur laissant la possibilité de marcher très lentement, puis ilsles bouchonnèrent, les firent boire et les laissèrent paître.

L’Ours arrosait consciencieusement un cuissotde daim qui rôtissait tout entier, à la ficelle ou, pour mieuxdire, à la corde, devant un très grand feu.

Il n’y avait plus qu’une demi-heure de jour etl’Ours convoitait amoureusement son énorme gigot, le couvant de sonpetit œil gris, et, puisant avec une cuillère le jus tombé dans lagamelle, il commençait par en arroser la corde de suspension pourqu’elle ne brûlât pas ; puis il humectait toutes les partiesdu rôti, imprimant à la corde un mouvement de rotation lent.

Tantôt le cuissot tournait dans un sens,tantôt dans l’autre.

Et un délicieux parfum de viande bientôt rôtieà point se répandait dans l’air.

Les Indiens vinrent s’asseoir près du maîtrequi leur dit :

– Mes enfants ma fortune est faite.

» Aussi la vôtre.

» Vous resterez avec moi.

» Vous serez très heureux.

» Vous vous marierez !

» Je vous nourrirai bien, vous, vos femmes etvos enfants.

» Je vous donnerai de bons gages.

» Et nous boirons de bons coups.

Puis riant :

– Croyez-vous que nous les avons adroitementfrappées ces jeunes filles.

» Mon idée était bonne.

» Belle réussite !

Et les Indiens d’approuver.

Tout à coup une détonation retentit.

Coup de feu tiré à cent cinquante mètres, maisdont on ne voyait pas la fumée.

Le tireur était masqué par un taillis etinvisible.

L’Ours tomba la poitrine trouée par uneballe.

Les deux indiens sautèrent sur leursfusils ; mais sur qui tirer ?

Une seconde balle frappa un d’eux au basventre.

Il se roula par terre.

Le second Indien prit la fuite.

Il fut arrêté par une balle dans lesreins.

Alors le tireur se leva.

C’était Rayon-d’Or.

Il s’avança l’arc à la main, une flèche prêteà être envoyée, une autre dans les dents, le fusil enbandoulière.

Il tira sur le premier Indien agonisant et leperça de deux flèches.

Dès lors, courte fut son agonie.

L’autre, face contre terre, remuait pourtantencore un peu.

Rayon-d’Or lui lança son tomahawk qui sépara àdemi la tête du tronc.

Il reprit son arme, l’essuya sur l’herbe, laremit à sa ceinture, puis il retira du corps de l’autre Indien lesdeux flèches dont il essuya les pointes et il les mit en soncarquois.

Puis il alla voir les prisonnières.

– Vous voilà délivrées ! leur dit-il.

» L’Ours est mort !

» Morts ses indiens !

» Mais vous ne pouvez marcher.

Il les frictionna aux poignets avec du rhumpris dans sa gourde et la circulation se rétablit très vite.

– Je vous laisse le rhum ! dit-il.

» Frictionnez vos jarrets.

» Nous causerons tour à l’heure.

» Je vais soigner le rôti.

Et il alla imprimer à la ficelle un mouvementde rotation.

Puis il déposa ses armes, ne gardant que soncouteau, et il alla scalper les morts.

Rapide opération !

Il alla au ruisseau qui coulait près ducampement, y lava les scalps, les égoutta et les mit à sécherdevant le feu.

De temps à autre, il faisait tourner le rôtidoucement.

Mais quand les scalps furent à peu près secs,il les découpa en lanières garnies de cheveux qu’il enroula autourde ses jambes.

Il en portait déjà, je l’ai dit.

Il se leva pour voir l’effet que celaproduisait et il dit :

– Pour un guerrier aussi jeune que moi, voilàdes mocassins bien ornés !

Les prisonnières étaient parvenues à selever ; elles se donnaient mutuellement le bras pour marcheret elles vinrent s’asseoir au foyer.

– Monsieur Rayon-d’Or, ditMlle de Pelhouër, je vous serai toute ma viereconnaissante.

– Moi aussi ! dit Nadali.

– Mais comment avez vous su que nous étionsprises par l’Ours-Blanc ?

– Mademoiselle, dit-il, j’ai faim et vousdevez être en appétit.

» Dînons d’abord !

» Après nous causerons.

» Le principal est que vous soyez délivrées,le reste est secondaire.

Il détacha le rôti, le posa dans la gamelle etcoupa.

– Tout à fait à point, fit-il en voyant le jusrose jaillir sous le couteau.

» Un jeune daim.

» Bête de choix !

» Troisième tête !

Il servit les jeunes filles.

Celles-ci mangèrent de bon appétit, malgré levoisinage du corps de l’Ours, sur lequel Bois-Brûlé était assissans façon.

Il offrit d’aller chercher le corps del’Indien pour en faire un siège aux deux jeunes filles quiacceptèrent sans façon.

Nadali, ex-amazone de Béhanzin, avait mangé dela chair fraîche de captifs décapités lors des fêtes des GrandesCoutumes, sous le roi Béhanzin, et elle n’avait pas précisémentl’âme très tendre et pitoyable à l’ennemi.

Mlle de Pelhouër haïssaitcomme elle aimait.

L’ennemi pour elle était l’ennemi.

Elle ne se regardait comme tenue à aucun égardpour un adversaire mort.

La faim apaisée, on causa.

– Voilà ce qui s’est passé ! ditRayon-d’Or.

» Les directeurs avaient été vous enlever àl’île de Bank’s.

» Ils y retournaient.

» Ils savaient le chemin.

» Je n’avais qu’à suivre leur piste.

» Et je puis me vanter d’être un bonpisteur ; je suis renommé comme tel.

» Je me dis donc que je n’avais qu’à suivreles directeurs à un jour de distance.

» Bien embusqué, je les surveillais et ilspartirent.

» Et ils passèrent non loin de moi qui m’étaisblotti sous bois, près de leur sentier ; et je les ai entendusparler.

– Ah ! disait l’un, ce pauvre Ours-Blancest bien malade !

– Il est fou !

– Sa cervelle est détraquée !

– Jamais ça ne se remettra.

– Je n’aurais pas cru ses blessures sigraves ; les coups ont porté.

Ici Rayon-d’Or s’interrompit.

– Je ne sais qui a frappé l’Ours !dit-il.

– Moi, ditMlle de Pelhouër.

Elle conta ce qui s’était passé.

Rayon-d’Or en rit.

– J’étais, reprit-il, convaincu que l’Oursétait très malade.

Un des Indiens s’assura au galop que lesdirecteurs s’éloignaient.

Au galop, il retourna en prévenir son maîtreresté au camp.

Et l’Ours se leva.

Et l’Ours dansa de joie.

Je compris qu’il avait trompé les autres et jedevinai ses projets.

Je l’ai suivi pas à pas et je vous aidélivrées. Voilà l’histoire !

– Mais, demandaMlle de Pelhouër non sans étonnement, pourquoine nous avez-vous pas prévenues ?

– Ne fallait-il pas, dit-il, que l’Ours vousprit ?

– Pourquoi ?

Il se mit à rire.

– Enfin, dit-il, vous avouerez que je ne suispas bête, parce que je suis plus fin que vous, une blanche.

Il en était enchanté.

– De qui donc, demanda-t-il, étiez vousprisonnières ?

– De l’Ours.

– Mais avant ?

– Des Sioux.

– Et les Sioux avaient juré de ne vous rendrequ’aux directeurs.

» Et, quand un Sioux a fait serment, c’estsacré !

» Il tient parole.

» Mais voilà les Sioux déliés du sermentqu’ils ont fait.

» Du moment où l’Ours vous a enlevées, vousn’êtes plus prisonnières des Sioux.

– C’est vrai !

– Si, délivrées de l’Ours, vous retourniezchez les Sioux, c’est en amies et non plus en captives, puisquevous avez recouvré votre liberté en tuant l’Ours.

– Mais nous ne l’avons pas tué.

– Il faut que ce soit vous !…

» Je vais scier les faces de ces trois hommes,ça fera comme trois masques.

» Je vais chercher une ruche sauvage etl’enfumer.

» Outre que nous mangerons du miel, nousenduirons les faces de ces brigands.

» Vous les montrerez et vous demanderez si onles reconnaît.

» On vous répondra oui.

» Alors vous raconterez votre enlèvement.

» Puis, vous direz que, dans la nuit, vousavez pu prendre des fusils et tuer ces scélérats qui avaient butrop de rhum.

» Et vous exigerez du sachem et des guerriersqu’ils reconnaissent que vous êtes libres.

» Ils le feront.

» Mais promettez au sorcier un beau cadeaupour qu’il soit pour nous.

Riant :

– Ils sont crédules, ces pauvres Sioux, et unsorcier leur fait faire ce qu’il veut.

– Nous pourrions emporter les têtesentières ! dit Mlle de Pelhouër.

– Et les scalps ?

» Car je les ai scalpées, ces têtes.

» On vous demanderait ce que sont devenues leschevelures.

– Rayon-d’Or, vous avez toujoursraison !

» Avec quoi scierez-vous ces têtes ?

– Oh, il doit y avoir une égoïne dans lebagage des morts.

» C’est un instrument indispensable dans lescampements et les cavaliers emportent toujours une de cesscies.

Il se mit à chercher une égoïne, la trouva etse livra à son travail anatomique en sifflant.

Nadali dit :

– Ce petit homme est un homme.

Elle se sentait pleine de reconnaissance etd’admiration pour ce jeune Bois-Brûlé qui s’était si lestementdébarrassé de trois hommes.

Quand Rayon-d’Or eut terminé, il dit auxjeunes filles :

– Et maintenant, dormons.

» Je suis fatigué et j’ai sommeil. Bonnenuit !

Il se glissa sous sa tente.

Peu après les jeunes filles en firent autantet s’endormirent.

Nuit tranquille.

Chapitre 16BON VOYAGE

 

Le lendemain, il faisait grand jour quand lesjeunes filles s’éveillèrent.

Elles virent des gâteaux de miel enterrés parpiles.

Rayon-d’Or avait trouvé et enfumé une ruche oùle miel et la cire abondaient, et il était en train d’enduire lesfaces avec du miel d’abord et de la cire fondue ensuite ; ilsurveillait de l’œil le déjeuner.

C’étaient trois lièvres qu’il avait tués etqui rôtissaient à la brochette.

Les jeunes filles le saluèrent.

Il venait de terminer sa besogne et il se mità sceller les chevaux pendant que ses amies allaient auruisseau.

Il y en avait cinq.

On déjeuna de bon appétit, puis on se mit enroute.

L’on marcha assez longtemps et l’on vit enfin,au loin, le village.

Rayon-d’Or dit aux jeunes filles :

– Vous ne pouvez plus vous perdre ! Jevous laisse aller.

– Comment, vous ne venez pas ?

– Pour que l’on dise que c’est moi qui vous aidélivrées…

» Vous ne vous rappelez donc plus ce que nousavons dit hier ?

– Et vous allez ?

– Voir votre oncle.

» Porter votre lettre.

» Lui donner la nouvelle de votre délivrancepour qu’il ne traite pas avec les directeurs qui seront bienattrapés.

» Et maintenant, au revoir.

Mlle de Pelhouër tenditsa main au jeune homme et lui dit :

– Vous saurez, Monsieur Rayon-d’Or, que noussommes toujours vos amies et que nous voulons que vous nous teniezpour telles.

» Quant à vous récompenser, j’en laisse lesoin à mon oncle.

– Eh bien non !

» C’est vous, mademoiselle, qui merécompenserez vous-même.

Et il piqua des deux.

Elles lui crièrent :

– Bon voyage.

Sur ce, elles se dirigèrent vers levillage.

Chapitre 17RÉFLEXIONS

 

– N’as-tu pas remarqué, Nadali, que Rayon-d’Oravait un air bizarre et comme embarrassé en me disant que je lerécompenserais ?

– Oui !

» Il doit avoir une arrière-pensée.

– Je le crois.

– Mais laquelle ?

» Je ne la devine pas.

Nadali avec un soupir :

– Je devine, moi !

» Il veut se marier avec vous !

Elle, le sourcil froncé, l’œil pleind’éclairs, avec un geste énergique :

– Pour ça, jamais…

Nadali ne dit plus mot.

Mais elle se plongea dans un océan deréflexions.

Ni elle, ni sa maîtresse ne desserrèrent lesdents jusqu’au village.

On juge de la joie des Sioux en les revoyantsaines et sauves.

Sur leur demande, le conseil s’assembla ;mais Mlle de Pelhouër avait parlé au sorcieret l’avait chargé d’être leur avocat.

Il gagna son procès.

À l’unanimité, les guerriers déclarèrent queles jeunes filles étaient libres.

Elles restèrent au village, mais en amies.

Chapitre 18EXÉCUTÉS !

 

M. d’Ussonville venait avec sa troupe surles directeurs et eux sur lui, ni l’un ni les autres ne s’endoutant.

Quand on se dirige à la boussole, on coupeautant que possible au plus court ; on a grande chance, allantl’un contre l’autre, de se rencontrer, et ce fut ce qui arriva aucours d’une marche.

Les directeurs s’abouchèrent aussitôt avecM. d’Ussonville.

Celui-ci lut la lettre de sa nièce longuementet il l’étudia en silence.

Enfin, hautement et plein de mépris pour cesmaîtres-chanteurs, M. d’Ussonville leur demanda :

– À combien la rançon ?

Mais, en ce moment, Rayon-d’Or fit irruptiondans la tente du commandant.

Celui-ci eut le pressentiment que c’était làun courrier de sa nièce.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Un entretien !

» Nouvelles intéressantes et pressées.

– Messieurs, dit le commandant,attendez-moi !

» Ce ne sera pas long.

Il sortit avec Rayon-d’Or.

Celui-ci tendit la lettre de sa nièce et luiapprit la situation nouvelle.

Le commandant sourit.

Il fit ranger dix hommes devant la tente, dixhommes armés du terrible fusil américain (cinquante ballesexplosibles à la minute), et il leur commanda de faire feucontinu.

Un seul directeur parvint à sortir de latente, mais il tomba roide mort.

Justice était faite !

Chapitre 19SCÈNE D’AMOUR

 

M d’Ussonville, après cette sanglanteexécution, voulut rejoindre sa nièce au plus vite.

On partit donc.

En traîneaux ou en voitures légères attelés dechiens, on fila avec une rapidité extraordinaire ; aussi,arriva-t-on à la tribu des Sioux en peu de jours.

Le sachem reçut M. d’Ussonville avec detrès grands honneurs.

Le commandant, en passant dans lesforts-factoreries où, comme on le sait, il était le maître, avaitpris cinq cents fusils, de la poudre et des balles et il lesapportait.

On juge de la joie de la tribu et de sonsachem.

Rayon-d’Or, auquel tout le monde rendaitjustice, reçut les plus vifs compliments ; mais il avait sonidée.

Il voulait parler àMlle de Pelhouër et celle-ci évitait lesoccasions.

Mais Rayon-d’Or n’était pas un jeune homme àse payer des fuites, refuites, feintes et habiletés d’une personnequi ne tenait pas à lui parler, ce qui devenait évident.

Donc, il écrivit sur une belle peau d’agneaubien blanche :

« Mademoiselle,

« Il faut absolument que j’aie unentretien avec vous.

« Naturellement, vous pourrez avoirauprès de vous qui vous voudrez, exceptéMlle Nadali ou Mme Taki-Data etTaki-Nadou.

« Je ne vous tiendrai pas longtemps et jeplaiderai ma cause en quelques mots.

« Je vous prie d’agréer l’assurance demon respectueux dévouement.

« Votre serviteur,

« RAYON-D’OR ».

Au reçu de cette lettre,Mlle de Pelhouër fut très perplexe.

Que lui voulait-il, ce Rayon-d’Or ?

Hélas !

Elle le devinait.

Mais jamais elle ne consentirait à devenirMme Rayon-d’Or.

Oh ! pour cela, non.

Jamais !

Jamais !

Mais enfin il fallait en finir.

Elle se flanqua de sa tante mistress Mortonetfit dire à Rayon-d’Or qu’elle était prête à l’écouter.

Rayon-d’Or ce présenta d’un air embarrassé quine lui était pas habituel.

Mlle de Pelhouër enaugura mal et se tint sur ses gardes.

Rayon-d’Or salua la tante d’abord, puis lanièce.

Après quoi, il dit :

– Mademoiselle, j’ai une nouvelle à vousdonner ; votre oncle m’a engagé à son service.

– Ah ! fit-elle.

Lui, souriant :

– Ça change tout.

– En quoi ?

– Ça rend possible un mariage que j’aiprojeté, mademoiselle.

Mlle de Pelhouër prit unair sévère, pendant que sa tante, vieille colombe attendrie,roucoulait maladroitement :

– Ah ! vous voulez vous marier, monsieurRayon-d’Or ?

» Vous avez raison.

Mlle de Pelhouër,irritée :

– Qu’en savez-vous, ma tante !

Et brusquement au Bois-Brûlé :

– En quoi donc, monsieur, ce mariage meregarde-t-il ?

– Mademoiselle, il faut bien que je demande lamain de Mlle Nadali à quelqu’un et vous êtes samaîtresse.

Mlle de Pelhouër,radieuse :

– Ah ! c’est Nadali que vous avez envue ?

– Vous devez bien vous en douter un peu, jecrois, mademoiselle.

– Oui ! oui ! fit-elle.

Mais ce n’était pas vrai.

– Elle était enchantée de la tournure queprenaient les choses.

– C’est bien ! reprit-elle.

» Je ne pense pas que vous soyez indifférent àNadali ; mais il y a un obstacle.

» Elle a juré, sur l’autel de ses dieux, de nejamais se marier.

Rayon-d’Or dit :

– Je le sais !

» Mais je lui ai demandé, un jour, si notreDieu ne valait pas les siens.

» Elle m’a répondu que c’était le Dieu de samaîtresse.

» Elle se convertirait très volontiers si vousvouliez vous en mêler.

Mlle de Pelhouér se mit àrire.

– Allons, dit-elle, pour qu’une amazone pût semarier, j’ai déjà fait le missionnaire et j’ai réussi.

» J’espère qu’il en sera de même cette fois etje vais m’en occuper.

– Mademoiselle, mille fois merci.

Et Rayon-d’Or prenant la main deMlle de Pelhouër, la baisa respectueusement etsaluant mistress Morton, il lui dit en riant :

– Madame, j’ai bien vu tout à l’heure que vousétiez pour le mariage.

» Je remets aussi ma cause, entre vosmains.

Il se retira.

Chapitre 20L’AMOUR MISSIONNAIRE

 

Il était très séduisant, Rayon-d’Or, et trèsbrave.

Une grande qualité aux yeux d’une amazone deBéhanzin.

De plus, il était un guerrier trèsintelligent, très rusé.

Nadali l’avait en haute estime.

Elle se laissa convaincre… facilement.

Elle s’était fait raconter parMlle de Pelhouër la vie de Jésus qui l’avaitprodigieusement intéressée.

Elle était comme toutes les Dahoméennes,friande de légendes religieuses.

Elle connaissait les sacrements, dont elles’était entretenue avec sa maîtresse ; elle apprit le credo,l’ave, le pater, les commandements de Dieu et de l’Église.

Tant et si bien que quand le missionnairecatholique, que l’on était allé quérir chez les Iroquois, arriva,il interrogea Nadali et n’hésita pas à la baptiser et à la marieren grande pompe.

Les Sioux et les compagnons deM. d’Ussonville firent beaucoup parler la poudre, cejour-là.

Ce fut une belle fête.

Trois jours de banquets et de danses arrosésde rhum.

 

 

Chapitre 21 DÉNOUEMENT

 

Enfin tout le monde de M. d’Ussonvillemonta dans les voitures légères et l’on repartit vers le pôle.

La mère et la sœur de Rayon-d’Or le suivirent,abandonnant leur tribu pour toujours.

 

À SUIVRE : « AU PÔLE ET AUTOUR DUPÔLE »

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Tags: Louis Noir