Une page d’histoire

Chapitre 4

 

Et voilà tout ce que l’on sait de cette triste et cruellehistoire. Mais ce qui passionnerait bien davantage serait ce quel’on n’en sait pas !… Or, où les historiens s’arrêtent nesachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent. Ils voientencore, quand les historiens ne voient plus. C’est l’imaginationdes poètes qui perce l’épaisseur de la tapisserie historique ou quila retourne, pour regarder ce qui est derrière cette tapisserie,fascinante par ce qu’elle nous cache… L’inceste de Julien et deMarguerite de Ravalet, ce poème qui doit peut-être rester inédit,on n’a pas encore trouvé de poète qui ait osé l’écrire, comme siles poètes n’aimaient pas la difficulté jusqu’à l’impossible !Il lui en faudrait un comme Chateaubriand, qui fit René, ou commelord Byron, qui fit Parisina et Manfred. Deux sublimes génieschastes, qui mêlaient la chasteté à la passion pour l’embrasermieux !

C’eût été à lord Byron surtout, qui se vantait d’être Normand dedescendance, qu’il aurait appartenu d’écrire, avec les intuitionsdu poème, cette chronique normande, passionnée comme une chroniqueitalienne, et dont le souvenir maintenant ne plane plus quevaguement sur cette placide Normandie, qui respire d’une si longuehaleine dans sa force.

Ceux-là qui, dans ces derniers temps, ont rappelé les beauxIncestueux de Tourlaville, en ont remué moins la poussière que lapoussière de leur château. C’étaient des âmes d’architectes. Ilsont minutieusement décrit cet ancien castel que la Renaissance,Armide elle-même, avait changé en un château d’ Armide. Mais ilsn’en ont su que les pierres. Allez ! les deux spectres desdeux derniers Ravalet, qui ont vécu entre ces pierres et qui y ontlaissé de leurs âmes, ne sont jamais venus, dans le noir desminuits, tirer par les pieds l’imagination de ces gens tranquilles…L’un deux, pourtant, a dit quelque part qu’il avait cru voirflotter, au tournant d’un sentier dans les bois, la rose blanched’une Ravalet, qui s’enfuyait sous les ombres crépusculaires. Maisil ne l’a pas poursuivie… Il faut, pour suivre les spectres, avoirplus foi en eux qu’en des figures de rhétorique. Moins rhétoricien,moi, j’ai été plus heureux… Je n’ai pas eu besoin de poursuivre ceque j’étais venu chercher. Les spectres qui m’avaient fait venir,je les ai retrouvés partout dans ce château, entrelacés après leurmort comme ils l’étaient pendant leur vie. Je les ai retrouvés,errant tous deux sous ces lambris semés d’inscriptions tragiquementamoureuses, et dans lesquelles l’orgueil d’une fatalitéaudacieusement acceptée respire encore. Je les ai retrouvés dans leboudoir de la tour octogone, où je me suis assis près d’eux encherchant des tiédeurs absentes sur le petit lit de ce boudoirbleuâtre, dont le satin glacé était aussi froid qu’un banc decimetière au clair de lune. Je les ai retrouvés dans la glaceoblongue de la cheminée, avec leurs grands yeux pâles et mornes defantômes, me regardant du fond de ce cristal qui, moi parti, negardera pas leur image ! Je les ai retrouvés enfin devant leportrait de Marguerite, et le frère disait passionnément etmélancoliquement à la soeur : «Pourquoi ne t’ont-ils pas faiteressemblante ?» Car la femme aimée n’est jamais ressemblantepour l’amour !

Ces inscriptions et ce portrait ont été contestés. Quant auxinscriptions, moi-même je ne pourrai jamais admettre qu’elles aientété tracées par eux, les pauvres misérables ! et que deuxamants qui se savaient coupables, et dont la vie se passait àétouffer leur bonheur, sous les yeux d’un père qui avait le droitd’être terrible, aient plaqué avec une si folle imprudence sur lesmurs le secret de leur coeur et la fureur de leur inceste. Cesinscriptions, dont quelques-unes sont fort belles, auront étéplacées là après coup. Elles étaient dans le génie du temps, et legénie du temps, c’était la passion forcenée. Dans le portrait deMarguerite, il y a aussi un détail suspect, c’est celui des Amoursaux ailes blanches dont elle est entourée, – inspiration païenned’une époque païenne. Parmi ces Amours, il en est un aux ailessanglantes. Ce sang aux ailes indique par trop qu’il a été mis làaprès la mort sanglante de Marguerite. Mais je crois profondément àla figure du portrait, en isolant les Amours. Si elle n’a pas posévivante devant le peintre inconnu qui l’a retracée, elle a posédans une mémoire ravivée par le souvenir de l’affreuse catastrophequi fut sa fin.

Elle est debout, en pied, dans ce portrait, – absolument deface, – et elle ne regarde pas les Amours qui l’entourent (preuvede plus qu’ils ont été ajoutés au portrait), mais le spectateur.Elle est dans la cour du château, et elle semble en faire leshonneurs, de sa belle main droite hospitalièrement ouverte, à lapersonne qui regarde le portrait. Ce quii domine en cette peinture,c’est la châtelaine, dans une noblesse d’attitude simple qui vapresque jusqu’à la majesté, et c’est aussi la Normande, aux yeuxpurs, qui n’a ni rêverie, ni morbidesse, ni regards languissants etchargés de ce qui a dû lui charger si épouvantablement le coeur. Latête est droite, le visage d’une fraîcheur qu’elle n’a dû perdrequ’au bout de son magnifique sang normand, après le coup de hachede l’échafaud. Les cheveux sont blonds, – de ce blond familier auxfilles de Normandie, qui a la couleur du blé mûr noirci par l’âprechaleur solaire d’Août, et qui attend la faucille. Eux, ces cheveuxmûrs aussi, mais pour une autre faucille, ne l’ont pas attenduelongtemps ! Elle les porte courts, carrément coupés sur lefront, avec deux lourdes touffes, sans frisure, tombant des deuxcôtés des joues, – à peu près comme les Enfants d’Edouard dans lecélèbre tableau. Elle est grande et svelte, malgré la hauteur de saceinture ; vêtue d’une robe de cérémonie blanche et rose, dontl’étoffe semble être tressée et dont les couleurs sont de l’une enl’autre, comme on dit en langue de blason. Jamais, en voyant ceportrait, on ne pourrait croire que cette belle fille rose,imposante et calme, fût une égarée de l’inceste et qu’elle s’y fûtinsensément abandonnée… Excepté sa main gauche, qui tombenaturellement le long de sa jupe, mais qui chiffonne un mouchoiravec la contraction d’un secret qu’on étouffe et du supplice del’étouffer, nulle passion n’est ici visible. Rien de ce qui faitreconnaître les grandes Incestueuses de l’Histoire et de la Poésie,n’a dénoncé celle-ci à la malédiction des hommes. Elle n’a nil’horreur délirante de Phèdre, ni la rigidité hagarde de Parisinaaprès son crime. Son crime, à elle, qui fut toute sa vie et quidate presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesseet même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contrelaquelle elle ne s’est jamais révoltée. Même sur l’échafaud, ellene dut pas se repentir, cette Marguerite qui s’appelait aussiMadeleine, mais ne fit pas pénitence pour un crime d’amour, qui, enprofondeur de péché, l’emportait sur tous les péchés de la fille deJérusalem… La Chronique, qui dit si peu de choses, a dit seulementqu’elle prononça que c’était elle qui avait entraîné son frère.Elle accueillit, sans se plaindre et sans protester, l’échafaud,parce que la conséquence de l’inceste était, dans ce temps-là,l’échafaud.

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