Une page d’histoire

Chapitre 3

 

Tous avaient été, de génération en génération, des hommesparticulièrement impitoyables. Tous, sans exception, avaient tuédans leurs âmes les sentiments humains, comme ils tuaient leshommes. Le caractère le plus marqué de leur terrible race avait étéune atroce impitoyabilité. Tempéraments aussi absolusqu’indomptables, dont les passions avaient la faim des tigres,c’étaient de ces gens qui croyaient le monde créé pour eux, et qui,pour faire cuire seulement l’oeuf de leur déjeuner auraientincendié toute une ville. Quand ils s’avisaient d’être débauchés,c’était de la débauche qui va jusqu’au sang et jusqu’à la mort… Unjour, l’un d’eux avait enlevé à un de ses écuyers une jeune fillequ’il aimait, et l’ayant violée, il l’avait tuée à coups de boulede quilles, dans un des fossés du château. Pour lui, elle n’avaitété qu’une quille de plus ! Un autre, en sortant ivre d’une deces orgies nocturnes comme ce damné château était accoutumé d’envoir, et se présentant le matin à la communion, passa son épée àtravers le corps du prêtre qui la lui avait refusée, et lemassacra, tenant l’hostie, sur les marches mêmes de l’autel. Untroisième avait assassiné son frère de ses propres mains, et avaitmis le signe de Caïn sur sa race, qui, un jour, devait l’yretrouver… Tout tremblait, dans un pays qui, d’ordinaire, netremble devant rien, quand on pensait aux Ravalet, et l’horreurpour ces hommes tragiques était devenue si forte, qu’on s’attendaità voir sortir d’eux, un jour ou l’autre, non plus des créatures àvisages d’hommes ou de femmes, mais des êtres à forme et à faceinconnues, et on disait dans le pays, à chaque grossesse d’uneRavalet, avec un frisson de curiosité et d’épouvante : «Que va-t-ilnous tomber de ce ventre ? Que va-t-il nous vomir d’affreuxsur la contrée ?» Mais cette horrible attente fut trompée. Lesmonstres qu’on attendait furent deux enfants de la plus purebeauté, qui sortirent tout à coup, un jour, comme deux roses, decette mare de sang des Ravalet.

Analogie singulière et mélancolique ! Dans l’écusson desRavalet, il y avait, fleurissante, une rose en pointe. Il y en eutaussi deux à l’extrémité de leur race, mais ces deux-là portaientdans leur double corolle la cantharide qui devait leur verser lamort dans ses feux… Julien et Marguerite de Ravalet, ces deuxenfants, beaux comme l’innocence, finirent par l’inceste la racefratricide de leur aïeul. Il avait été, lui, le Caïn de la haine.Ils furent, eux, les Caïns de l’amour, non moins fratricide que lahaine ; car en s’aimant, ils se tuèrent mutuellement du doublecoup de couteau de l’inceste qu’ils avaient voulu tous lesdeux.

Hélas ! comment le voulurent-ils ? Comments’aimèrent-ils, ces infortunés contre qui le monde de leur tempsn’éleva jamais aucun autre reproche que celui de leur amour ?…Ce qui fait de l’inceste un crime si rare, c’est l’accoutumance.Dans le château solitaire où ils furent élevés, Julien etMarguerite de Ravalet avaient dû , à ce qu’il semblait, assezs’accoutumer à eux-mêmes pour que leur dangereuse beauté ne fût pasmortelle à leurs âmes ; mais ils étaient la dernière goutte dusang des Ravalet, et leur fatal amour fut peut-être leurinaliénable héritage… Qui a jamais su l’origine de cet amourfuneste, probablement déjà grand quand on s’aperçut qu’ilexistait ?… A quel moment de leur enfance ou de leur jeunessetrouvèrent-ils dans le fond de leurs coeurs la cantharide del’inceste, souterrainement endormie, et lequel des deux apprit àl’autre qu’elle y était ?… Combien de temps avant les murmuresgrossissants des soupçons et l’éclat détonant du scandale, duraleur haletant bonheur, coupé de remords et de hontes, mais quidevint bientôt assez puissant pour les étouffer ?… Séparés, eneffet, le fils exilé au loin et la fille mariée, de parl’impérieuse autorité paternelle, le fils revint tout à coup auchâteau comme la foudre, et enleva sa soeur comme un tourbillon. Oùallèrent-ils engloutir leur bonheur et leur crime, ces deux êtresqui trouvaient le paradis terrestre dans un sentimentinfernal ?… Questions vaines ! On l’a ignoré. Pendantplus d’une année on perdit leur trace, et on ne la retrouva qu’àParis, par un triste jour de Décembre, – mais, pour le coup,ineffaçable – sur un échafaud ! – et sanglante. Muette sur cedrame intime et profond d’un amour qui n’a eu pour témoins que lesmurs de ce château, dont les pierres, pour nous, suintent l’incesteencore, et les bois et les eaux qui les virent si délicieusement etsi horriblement heureux sous leurs ombres ou sur leurs surfaces etqui n’ont rien révélé de ce qu’ils ont vu à personne, la Tradition,la grossière Tradition qui ne regarde pas dans les âmes, se trouveà bout de tout quand elle a écrit le mot indigné d’inceste etqu’elle a montré du doigt le billot où les deux incestueuxcouchèrent sous la hache leurs belles têtes, si bellesqu’elle-même, la brutale Tradition, les a trouvées belles, et quele seul détail qu’elle n’ait pas oublié, dans cette histoirepsychologiquement impénétrable, tient à cette surprenante beauté.Celle de Marguerite était si grande, qu’en montant les marches del’estrade sur laquelle elle allait mourir et comme elle relevait sajupe sur ses bas de soie rouge pour ne pas s’entortiller dans sesplis et pour monter d’un pas plus ferme, cette beauté, comme uneinsolation, égara les sens et la main du bourreau qui allait latuer, mais qu’elle châtia de son insolente démence en le frappantignominieusement à la face.

Ceci se passait en place de Grève, le deux Décembre 1603, HenriIV régnant. Ce Roi, qui a entrelacé le surnom de bon dans le surnomde grand et en a fait le plus glorieux chiffre qu’un souverainpuisse jamais porter, sentit, paraît-il, sa bonté hésiter devant lecoup de hache de sa justice ; mais sa femme, Marguerite deValois (Marguerite aussi comme la coupable !), raffermit enlui le justicier. Elle avait à son compte, sur son âme, assezd’incestes, pour se punir elle-même dans l’inceste de Marguerite deRavalet.

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