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Vie de Lazarille de Tormès

Vie de Lazarille de Tormès

d’ anonymous

PRÉFACE

Le petit livret paru vers la fin du règne de Charles-Quint, sous le titre de : La vie de Lazarille de Tormès, ses fortunes et adversités, est, après le Don Quichotte, l’œuvre la plus populaire et la plus répandue de la littérature espagnole.

C’est que ce roman est l’Espagne même,l’Espagne du XVIe siècle, de la grande époque des découvertes transatlantiques, des guerres européennes, de la concentration de toutes les forces nationales sous le sceptre du puissant empereur qui aspire à la domination universelle ;j’ajoute l’Espagne peinte dans ce qu’elle a de plus particulier, et surtout dans ses misères, ses vices et ses ridicules.

Les contemporains ne s’y sont pas trompés.Dans « l’histoire plaisante et facétieuse de Lazare de Tormès », ils ont bien vu qu’on pouvait « recongnoistre bonne partie des mœurs, vie et condition des Espagnolz »,comme dit un de nos vieux traducteurs : de là le succès prodigieux à l’étranger de ce pamphlet social, en un temps où l’Espagne, à la tête des nations occidentales, attirait tous les regards, provoquait toutes les jalousies et toutes les haines. On épiait les défauts et les faiblesses du colosse ; on fut ravi qu’il les dénonçât lui-même. Pendant plus de cinquante ans l’Europene connut guère l’Espagne et les Espagnols qu’au travers des croquis à la fois plaisants et cruels de ce livre, et en plein XVIIe siècle le Lazarille était encore assez goûté chez nous pour qu’un Espagnol, réfugié en France, s’occupât d’en rajeunir le style et le continuât à sa façon.

L’histoire littéraire voit à juste titre dansnotre roman le prototype de la nouvelle picaresque ; elle faitdu Lazarille le père de toutes ces gueuseries quiont pullulé pendant près d’un siècle sur le sol espagnol et nousont donné, par le Gil Blas, notre roman de mœursmoderne.

Deux procédés ont concouru à la formation dece genre, où les Espagnols ont excellé : le récitautobiographique et la satire des mœurs contemporaines. Le hérosparle en son nom, conte lui-même sa vie, voilà le premiertrait ; mais ce qu’il conte lui est, pour ainsi dire, prescritd’avance, il se meut dans un cercle déterminé d’idées, desentiments, de situations ; il ne lui est pas loisible des’égarer, comme les héros des chevaleries ou des bergeries, dansdes aventures plus ou moins extraordinaires, où l’imagination créetout et s’en donne à cœur joie ; il doit rester de son pays etde son temps, le plus près possible du réel, faire ressemblant, carle but de l’œuvre étant surtout la satire des vices et desridicules contemporains, il convient que les allusions portent etque les modèles choisis par le narrateur puissent se reconnaîtredans sa copie.

Et ce côté de satire sociale, de peinture desmœurs actuelles et vivantes, est si bien l’essentiel, qu’en lisantune nouvelle picaresque quelconque, on perd de vue aisément lehéros de la fable pour ne s’attacher qu’aux détails du cadre,j’entends la description des milieux que traverse le gueux et desespèces sociales qu’il coudoie sur sa route en se poussant dans lemonde.

Tandis qu’ailleurs, et, par exemple, dans cesromans anglais, tels que Robinson et tant d’autres,indirectement dérivés du nôtre, le héros est tout et accapare, parl’intérêt extraordinaire qu’il excite et la sympathie qu’ilinspire, l’attention entière du lecteur : ici, il n’estpresque rien. Qu’importent les aventures d’un Lazarille ou d’unGuzman, qu’importe qu’ils agissent de telle ou telle façon, qu’ilsmeurent plus tôt ou plus tard ? Ces gueux ne sont pas despersonnalités, mais des instruments, dont se sert l’écrivainmoraliste pour nous conduire dans les coins et les recoins de lasociété qu’il veut fouiller et dont il se propose de déceler lestares.

Au lieu que l’Anglais donne à son héros uncaractère, une volonté, des passions, dont il s’efforce de montrerle développement au contact des événements, nos picaros,dominés par une sorte de fatalité, sont incapables d’une actionréfléchie, d’un sentiment personnel. Formés tout d’une pièce sur unmême patron, sans que jamais l’auteur cherche à nous faire pénétrerdans leur cœur ou leur cerveau, on les voit errer par le monde augré des « effets de fortune », inconscients etinsouciants ; ils naissent, vivent et meurent sans savoir nise demander pourquoi.

Un écrivain espagnol a noté combien étaientnombreux dans sa langue les mots qui désignent la bonne ou lamauvaise fortune. Nos romans prouvent que sa remarque estjuste : on y nage en plein fatalisme oriental, tout y est dûau sort, et l’on n’y parle que par heur et malheur, astre etdésastre.

Mais ce trait n’est pas le seul qui ôte auxprotagonistes des nouvelles picaresques toute valeur intellectuelleou morale et déplace l’intérêt de ces livres. Il faut tenir compteaussi de la condition des héros, trop basse, trop répugnanteparfois, trop exceptionnelle pour le commun des lecteurs, quiaiment qu’on leur raconte ce qui est au-dessus d’eux, un mondemeilleur que nature plutôt que les misères de la vie vraie, lessouillures des bas-fonds sociaux.

L’Espagne est le pays des contrastes. Aprèsl’idéalisme outré et à la longue ridicule des chevaleries, aprèsles merveilleux enchantements des livres bretons, tout imprégnés dela tendresse vaporeuse et de la mélancolie douce de leur paysd’origine, voici le réalisme éhonté et brutal desCélestines et des nouvelles picaresques, l’esprit del’Espagne latine qui n’admet que ce qui tombe directement sous lesens, la verve impitoyable d’un Martial qui renaît. Aux chevalierscopiés sur les nôtres, toujours nobles et généreux, voués à unidéal inaccessible, aux forêts fraîches et profondes, à ce mondeimaginaire et fantastique succèdent et s’associent – car les deuxgenres ont vécu côte à côte un temps – la maquerelle et son escortede rufians et de filles, le galopin de cuisine, écumeur demarmites, le vagabond déguenillé de la place de Madrid ou duZocodover de Tolède, le goujat d’armée, le pêcheur de thons desmadragues de Zahara, toutes les variétés, en un mot, dupicaro, non plus errant comme le chevalier au travers dela mystérieuse et verte floresta, mais traînant sagueuserie et s’épouillant au soleil sur la terre âpre et nue de lavraie Espagne.

D’où procède ce type de gueux ? Il seraitun peu long de l’expliquer en détail. Disons seulement qu’il est leproduit nécessaire de la grande commotion qui secoua si violemmentla vieille Espagne à la fin du XVe siècle et la lançadans la vie moderne.

La conquête de Grenade, la découverte del’Amérique, l’expulsion des Juifs, les guerres d’Italie, événementstous d’importance capitale qui ont marqué le règne des RoisCatholiques, devaient avoir pour résultat de modifier profondémentl’ancienne organisation sociale du pays. La hiérarchie des classeset des individus en fut troublée, des hommes, cantonnés jusqu’alorsau fond de leur province et maintenus dans un état voisin de laservitude, furent du coup appelés à l’indépendance, entraînés horsde leur terroir par la propagande des découvreurs et desconquérants. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille etde la Navarre, des bandes, pareilles à des coulées de lave,descendaient vers les ports d’Andalousie, où se battait le rappelpour l’Italie et les Indes ; là s’entassaient, dans lescaravelles et les galères en partance, ces gens simples, durcis parla misère et le climat natal, et que des récits merveilleux, despromesses folles, avaient exaltés, fanatisés au delà du possible.Ni tous revinrent, ni tous s’enrichirent. L’or des Indes ou lesdépouilles rapportées d’Italie ne profitèrent qu’au plus petitnombre ; mais l’effervescence était telle que même lesdéceptions et les fatigues endurées ne la calmèrent de longtemps.La grande armée des aventuriers s’accrut d’année en année, etl’Espagne de la première moitié du XVIe siècle fut commeenvahie et rongée par une lèpre de déclassés, épaves de guerresmalheureuses, de lointaines expéditions manquées, de désastres surterre et sur mer. Et comme, au fond, le tempérament de la racen’avait pas varié, que les idées léguées par le moyen âge et qui,aux temps héroïques de la monarchie, avaient eu leur grandeur etleur utilité, persistaient ; que le mépris du travail manuel,du trafic et de l’échange, restait comme par avant le premier dogmenational ; que l’Espagne enfin, privée de ses Juifs et sesMorisques, s’appauvrissait de jour en jour, il arriva que ceshommes désorientés, au lieu de concourir à former une sorte declasse intermédiaire entre la noblesse et le serf attaché à laglèbe, – qui, avec le temps, eût pu créer la prospérité del’Espagne – fondèrent, pour vivre sur le commun de mendicité et defriponneries, la grande association de la gueuserie et de lafainéantise. Le picaro est sorti de là, et c’est ce typenouveau, produit bien indigène et nullement anormal en Espagne, àl’époque dont il s’agit, que nos livres reflètent exactement.

La nouvelle picaresque est donc un roman demœurs bien plutôt qu’un roman d’aventures ; c’est en outre, età un degré éminent, un roman satirique. L’Espagne a toujours eu ledon de la critique, de la satire et de l’épigramme, témoins Sénèqueet Martial. Au moyen âge, ces genres ont revêtu diverses formesscolastiques, toutes venues de France, par exemple ce qu’on nommele Dit sur les états du monde et plus tard la Danse dela mort. Le poète, car ces morceaux sont toujours rimés, faitdéfiler dans l’ordre hiérarchique les classes ou états, encommençant par l’église et son chef pour finir par les plus humblesdes laïques ; de chaque état il détaille les vices etles travers les plus caractéristiques, adressant à chacun les plusgraves semonces, les plus durs avertissements. Dans les Dansesde la mort le procédé est encore le même : la Mort arméede sa faux convie à sa danse infernale d’abord les puissants dujour, pape, empereur, roi, puis le noble, puis le bourgeois, puisles derniers des vilains, les métiers entachés d’infamie,l’usurier, le bourreau, etc. La Renaissance devait renoncer enEspagne à ces litanies lourdes et monotones ; elle leursubstitua un moule plus léger, le dialogue à la Lucien,qui fit fureur un moment, dans la première moitié duXVIe siècle, et qui, manié par un Valdès, mordaitcruellement et portait loin. Cent ans plus tard, Quevedoreprenait le genre, et, dans ses Songes, l’amenait à saperfection espagnole.

Notre roman n’est en principe qu’une formerajeunie et développée de ses satires scolastiques etlucianesques ; ici encore, et surtout dans leLazarille, premier essai de la nouvelle manière, nousretrouvons une suite de tableaux d’états du monde ou deconditions sociales. La seule innovation est le fil qui relie cesportraits les uns aux autres, et d’isolés qu’ils auraient purester, sans perdre beaucoup de leur charme, en a fait les épisodesd’une histoire ; l’unique travail a consisté à fondre en unrécit, à rapporter à un individu une série plus ou moins longued’études de mœurs détachées.

Quels types et quels milieux nous dépeintl’auteur du Lazarille et quel a été son plan, si tant estqu’il en ait eu un bien arrêté ? Il semble qu’il se soitproposé surtout de nous présenter quelques variétés des plusrépandues des classes souffrantes et misérables, que leurssouffrances et misères fussent le fruit de la fatalité, ou de leursvices, ou encore de certains préjugés, non dépourvus de grandeur,mais devenus puérils dans une société nouvelle et transformée. Lestrois premiers portraits du livre au moins, les seuls qui soientétudiés, répondent à cette intention que nous croyons découvrirchez notre auteur.

D’abord un type de mendiant dépravé, de gueuxretors, qui sait par toutes sortes d’ingénieuses pratiquessolliciter la charité des petites gens, l’aveugle ou leciego, marchand d’oraisons pieuses, guérisseur etpronostiqueur ; puis le curé de village, cruel et rapace, quitond l’autel, s’engraisse de l’église et de ses cérémoniesobligatoires, tue de faim son acolyte ; puis l’écuyer noble,représentant de l’hidalguisme, cette noblesse vague etimmémoriale, fondée sur la tradition et le commun consentement –la comun reputation y opinion de hidalgo – et réclaméeavec ou sans droits par les trois quarts des Espagnols, parcequ’elle avait pour effet d’exempter des charges publiques, classaitson homme vieux chrétien, pur de toute infamie et le garantissaitde dangereuses suspicions ; l’écuyer noble, sans autre bienque son manteau râpé et son épée de bonne marque, pimpant avecgravité, satisfait de soutenir son point, encore qu’il se fasse,mais sans se l’avouer à lui-même, nourrir par son garçon, et plusmalheureux que les deux autres, car les moyens de s’entretenirnoblement sont rares et répugnent à sa nature hautaine.

Pris ensemble et isolés du reste, ces troischapitres forment comme une petite épopée de la misère et de lafaim espagnoles, de la faim surtout, qui est l’âme du livre, decette faim persistante et âpre qui vous pénètre et vous navre,qu’on croit ressentir soi-même et dont on est comme saisi à lagorge. L’impression produite par ce crescendo de privations et parl’exaspération de ces faméliques est vraiment très forte.

Le mérite de l’invention n’est pas le mêmepartout ; pour mieux dire, l’auteur n’a pas également marquéson coin dans les trois croquis. Pour le premier surtout, il avaitdes devanciers, quelques modèles. Les aventures de l’aveugle et deson garçon sont en effet le sujet de plusieurs petites pièces denotre vieux répertoire dramatique, et en Espagne même ces types sipopulaires ont été mis souvent sur la scène ; nul doute que leromancier n’ait été précédé ici de quelques farces du théâtreforain des premières années du XVIe siècle.

Mais là où il est bien lui-même et bienespagnol, castillan du plus pur de la Castille, là où il a mistoute son âme et tout son talent, c’est dans ce troisième chapitrede l’écuyer, qu’il a vraiment traité con amore. Et l’onsent qu’il ridiculise ici une figure pour laquelle il éprouve unesecrète sympathie, et qu’au fond cette allure superbe dans la plusnoire misère, cette hauteur dans la plus affreuse détresse etfamine, ne lui déplaît qu’à moitié. Aussi ménage-t-il le noble etpauvre hère ; il permet à l’implacable Lazarille des’attendrir un peu sur les infortunes de ce maître :« Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait nine pouvait davantage, et au lieu de lui en vouloir, j’en avaisplutôt pitié » ; il ne lui fait adresser que desreproches mitigés : « D’une chose seulement j’étais unpeu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant deprésomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure quemontait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, unerègle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aientvaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. LeSeigneur y veuille remédier ou ils mourront de cemal ! »

À ce premier groupe de portraits, la partieachevée du livre et qui à elle seule en eût assuré le succès,s’enchaîne une autre série de chapitres, dont plusieurs très courtsfont l’effet d’une simple ébauche, d’une matière à dégrossir et àdévelopper ; on dirait des notes, premier jet d’étudesproportionnées aux premières, dont l’auteur n’a pas su tirer partiet qu’il s’est décidé à annexer telles quelles à son œuvre. Ledéfaut de composition et de plan, dont je parlais tout à l’heure,est ici sensible. Ainsi, le quatrième maître que rencontreLazarille est un religieux de la Merci. L’idée en soi étaitheureuse de donner pour pendant au ladre curé de village un membredu clergé régulier, d’un ordre passablement décrié et sur le compteduquel devaient circuler en Espagne de plaisantes histoires. Mais,ou le conteur n’en connaissait aucune, ou, mal en train ce jour-là,s’est dépité : le fait est qu’il a tourné court, brusquement,après quelques lignes, interrompu sa narration et passé à autrechose.

Le morceau le plus long de cette secondepartie du livre est le récit d’un faux miracle, opéré par uncolporteur de bulles ou d’indulgences, afin d’écouler sa pieusemarchandise, qui, en un lieu du diocèse de Tolède, où les espritsétaient tièdes, n’avait pas trouvé preneur. Ici le cas estdifférent ; il faut reprocher à l’écrivain espagnol, non pasd’avoir été trop bref, mais d’avoir spolié un confrère, tout aumoins de s’être, sans les formalités d’usage, un peu trop prévalude l’œuvre d’autrui. Comme ce chapitre passe couramment pour aussioriginal que les autres et que personne ne semble avoir noté sasource directe, il nous sera permis d’insister quelque peu et derendre à qui de droit son bien.

Massuccio de Salerne, le célèbrenoveliero du XVe siècle, relate dans sonNovellino (part. I, nov. 4) l’histoire édifiante d’unfrère mineur, Girolamo da Spoletto, qui, ayant trouvé quelque partle corps merveilleusement conservé d’un chevalier, s’empare deplusieurs membres du défunt dans la pensée de les faire passer pourde saintes reliques, s’associe un compère, Frate Mariano, qu’ildéguise en dominicain, et commence avec lui une tournée en paysdévot, comptant, sans trop de frais, y triompher de la crédulitédes bonnes gens. À Sorrente, où une tempête l’oblige à débarquer,il obtient de l’évêque du lieu l’autorisation d’exhiber ses faussesreliques et de prêcher au peuple dans la cathédrale. Après avoirfait signe à son compère, Frère Girolamo entre donc à l’église,monte en chaire et y débite son sermon. « Or, tandis qu’ilnarrait les vertus du saint, dit Massuccio, voici que d’un coin del’église Frère Mariano da Saona, s’étant avec difficulté fait jourau travers de la foule, s’avance en criant vers le frère Girolamo,et en cette forme commence à parler : « Oh ! vilribaud, fainéant et imposteur devant Dieu et les hommes !n’as-tu point de honte de dire si grande et énorme menterie, quececi est le bras de saint Luc, quand je sais certainement que soncorps sacré est intact à Padoue ? Cet os carié, tu as dû leprendre dans quelque sépulture pour tromper les gens, et jem’étonne grandement que Monseigneur et les autres vénérables pèresde cette église ne te fassent point lapider comme tu lemérites. » L’archevêque et le peuple, fort ébahis de tellenouveauté, le réprimandant, lui dirent de se taire ; mais lui,malgré tout, ne cessait de crier, et, avec plus grande ferveur quedevant, exhortait le peuple à ne point ajouter foi au prêcheur.Alors Frère Girolamo, sentant le moment venu d’opérer le fauxmiracle qu’il avait préparé, affecta quelque trouble, de la maindemanda au peuple qui murmurait de faire silence, et l’ayantobtenu, se tourna vers le maître autel, s’agenouilla devant lecrucifix qui y était pendu, et les larmes dans la voix, commença àdire : « Jésus-Christ, mon Seigneur, rédempteur del’humaine nature, Dieu et homme, toi qui m’as formé et fait à tonimage et qui par les mérites de ton très glorieux corps, m’asconduit ici, et qui par ton immaculée chair humaine et avec trèsamère passion m’as racheté, je te supplie, par les miraculeuxstigmates que tu as donnés à notre séraphique François, de vouloirmontrer un miracle évident aux yeux de ce très dévot peuple en lapersonne de cet honnête religieux, qui, comme ennemi et émule denotre ordre, est venu contester ma vérité ; et qu’il ait lieuen cette forme : que si je dis mensonge, tu me frappes soudainde ta colère et me fasses mourir ici même, et que si, au contraire,je dis la vérité en affirmant que ce bras est celui de messiresaint Luc, ton très digne chancelier, oh alors ! mon Seigneur,fais, non point par vengeance, mais pour le bien de la vérité, queta sentence tombe sur celui-ci, de telle manière qu’il ne puisse,ni avec sa langue, ni avec ses mains, confesser sa faute. » Àpeine avait-il terminé sa conjuration, que Frère Mariano, commec’était convenu entre eux, commença à tordre ses mains et sespieds, à hurler, à balbutier de la langue, sans réussir à prononcerune parole, à tourner ses yeux, contracter sa bouche et raidir tousses membres, et finalement à se laisser choir en arrière. Lemiracle rendu ainsi manifeste aux assistants, tous ensemble semirent à crier si fort miséricorde, que s’il eût tonné en cemoment, nul ne s’en serait aperçu. Frère Girolamo, voyant le peuplesurexcité comme il le voulait, pour l’enflammer davantage, commençaà crier : « Loué soit Dieu ! Silence, mesfrères ! » Et chacun s’étant tu, il fit prendre FrèreMariano, qui singeait le mort, et l’ayant fait porter devantl’autel, dit ceci : « Messieurs et mesdames, et vous gensde cette contrée, je vous prie, par la vertu de la sainte passiondu Christ, de vous agenouiller tous et de dire dévotement unPater en l’honneur de messire saint Luc, pour les méritesduquel Dieu veuille, non seulement rappeler à la vie ce malheureux,mais lui rendre l’usage de ses membres et de sa parole, afin queson âme n’aille point dans l’éternelle perdition. » Aucommandement du frère, chacun se mit à prier, et lui étant descendude la chaire et ayant avec un couteau rogné un morceau de l’onglede la miraculeuse main, qu’il mit dans un vase d’eau bénite, ilouvrit la bouche du frère Mariano, y fit couler la précieuseliqueur et dit : « Au nom du Saint-Esprit, je te commandede te lever et de recouvrer la santé. » Frère Mariano, quijusqu’à ce moment avait eu grand’peine de s’empêcher de rire, ayantbu le breuvage et entendu la conjuration, se leva sur ses pieds, ettout ahuri, s’écria : « Jésus ! Jésus ! »La foule, voyant ce nouveau miracle, stupéfaite et atterrée, cria àson tour : « Jésus ! Jésus ! » Et c’étaità qui courrait sonner les cloches, à qui baiser et toucher lesvêtements du prédicateur ; tous si pénétrés de dévotion et sicontrits, qu’ils se figuraient être au jugement dernier, »etc.

Qu’on veuille bien après cela se reporter auchapitre sixième de notre roman et comparer. Il saute aux yeux queles deux récits se tiennent étroitement, et que notre conteur n’afait que démarquer Massuccio en le colorant à l’espagnole. Ou bien,n’aurait-il pas pris cette historiette ailleurs, car Massuccio peutne pas être le seul italien de son époque qui l’aitrecueillie ? Possible ; mais en tout cas le pasticheexiste ; le bulliste du Lazarille n’est quel’adaptation, d’ailleurs réussie, d’un conte évidemment italiend’origine.

Après le bulliste, voici de nouveau quelquesesquisses dont les contours sont à peine indiqués : Lazarillesert un peintre de tambourins, un chapelain, un alguazil, tout celaraconté en courant, sans détails, sans rien qui mette en évidenceles traits caractéristiques de ces nouveaux types.Incontestablement l’auteur s’est dégoûté de son œuvre, il n’écritplus que pour grossir un peu le petit livret, dont il cherche entâtonnant le dénouement ; on le dirait talonné par le désird’en finir. Cette fin, c’est le huitième chapitre. Lazare, devenucrieur public, se marie avec la servante de l’archiprêtre de SanSalvador. Encore l’Église. Le haut dignitaire du grand archevêchéde Tolède trouve dans le nouveau crieur l’homme qu’il lui faut pourabriter son vice, et, quoique Lazare laisse bien entendre qu’iln’est pas dupe, pour avoir la paix et profiter du crédit del’archiprêtre, il s’accommode du partage. En somme il se tient pourle plus heureux des hommes et se voit au plus haut de la roue.« En ce temps j’étais dans ma prospérité et au comble de toutebonne fortune. » Telle est la conclusion du livre, la vraiefin du roman.

Notre traduction contient il est vrai unchapitre encore qui traite de l’amitié et compagnonnage de Lazareavec certains Allemands venus à Tolède – soldats sans doute desbandes de Charles-Quint – et des gogailles et beuveries qu’ilsfirent ensemble, lui leur servant de guide et d’introducteur dansles tavernes où il plaçait ses vins. Ce chapitre n’appartient pasau roman primitif, il est en réalité le premier d’une continuationdu Lazarille qui suivit de près la première partie etparut à Anvers en 1555. Néanmoins, pour ne pas paraître moinscomplet que nos devanciers, nous n’avons pas voulu nous écarterd’un usage constant et fort ancien (il date de la plus anciennetraduction française, de 1561), qui allonge le premierLazarille d’un emprunt fait au second. Non que nousapprouvions cet emprunt, qui a le tort de confondre deux chosesdistinctes, de souder au Lazarille seul connu et universellementaccepté un fragment d’une suite qu’il n’y a pas lieu d’imputer aumême auteur.

Cet auteur du premier Lazarille, ilserait temps de le nommer. Mais le moyen, si on ne le connaîtpas ? Une tradition, devenue peu à peu une croyance quasigénérale, adoptée par le public et patronnée par des gens graves etdoctes, attribue la petite nouvelle à un des hommes d’État les pluséminents du règne de Charles-Quint, rien moins qu’à Diego Hurtadode Mendoza. Affirmons-le hardiment, cette tradition ne repose surrien de solide. Le dire d’un bibliographe belge, André-Valère, qui,dans son Catalogus clarorum Hispaniæ scriptorum (1607),met le lepidum libellum au compte de Mendoza, ou le dired’un autre belge, André Schott, qui, dans son Hispaniæbibliotheca (1608), répète ce qu’a dit l’autre et ajoute quele grand politique et lettré aurait composé cette plaisante satirealors qu’il étudiait le droit à Salamanque : cela ne pèse pasune once.

Ce qui semble avoir donné quelque crédit àcette légende, ce sont certaines poésies burlesques et licencieusesque Mendoza laissa tomber de sa plume dans ses moments de loisir etde villégiature. Mais qu’ont de commun ces épîtres à la Berni, cescapitulos croustillants, d’un style aimable et lâché,souvent assez fade, et dépourvu de la grâce italienne du modèle,avec la phrase courte, incisive, la langue âpre, heurtée, parfoismaladroite, mais d’une si singulière saveur duLazarille ? Et entre les œuvres sérieuses du magnat,ses sonnets, ses élégies qui sentent d’une lieue leurcinquecento, entre son fragment historique sur la révoltedes Morisques, exercice de style avant tout, tentative de rehausserla prose espagnole en la moulant sur la syntaxe grecque ou latine,et le castillan sans apprêt, si vivant et si fort dans sa rudesse,de la nouvelle satirique, quel rapport ? Aucun à notre avis.Il faudrait au moins signaler une apparence d’analogie entre lesécrits authentiques de Mendoza et celui qu’on s’acharne, sanspreuves, à lui attribuer. On ne l’a pas fait. Laissons donc dormirle grand Don Diègue dans cette bibliothèque de l’Escurial, enrichiede son legs splendide, où sa mémoire est le plus vénérée, laissonsen paix le savant, le jurisconsulte et le diplomate : sagloire est assez grande et d’un autre genre, sa fortune littérairepeut se passer d’être grossie de notre petit livret.

Il y a plus de cas à faire d’une autretradition qu’a consignée un religieux espagnol, le P. Siguenza,dans une histoire de l’ordre de saint Jérôme parue en 1605. Seloncet écrivain, un général des Hiéronymites élu en 1552, Fr. Juan deOrtega, « aurait, dit-on (dizen), dans sa jeunesse,étant étudiant à Salamanque, composé le petit livre appeléLazarille de Tormès, qui est dans toutes les mains…L’indice qu’on en donne est que le brouillon dudit livre, écrit desa propre main, fut trouvé dans sa cellule. » Ortega avait unesprit alerte, libre, très remuant : il en pâtit. Des réformesqu’il voulut introduire dans son ordre rencontrèrent une viveopposition et causèrent sa disgrâce. Toutefois, Charles-Quint, quidevait le tenir en haute estime, ne l’abandonna pas, et lorsqu’ilfut retiré à Yuste, l’appela auprès de lui, le chargea d’organiserla musique religieuse du monastère et l’admit dans sa familiarité.Il serait piquant qu’un tel personnage eût conçu l’idée duLazarille et l’eût écrit. Mais le « on-dit » deSiguenza est vague, puis il n’échappe à personne qu’on peut bienavoir eu par devers soi le brouillon d’un ouvrage, sans qu’ilrésulte qu’on en soit l’auteur. Ortega, tel qu’on nous le dépeint,mêlé à tous les incidents de la vie de couvent, profond connaisseurdu clergé, hardi et lettré (amigo de letras), est bienl’homme qu’il nous faudrait, et assurément il ne saurait nousdéplaire qu’un prêtre ou un religieux eût écrit cette verte satire.Souhaitons que la lumière se fasse : pour l’instant laquestion reste ouverte.

À défaut d’Ortega, je chercherais auxalentours des frères Valdès, dans ce milieu d’esprits très libres,très préoccupés de questions sociales, politiques et religieuses,en littérature disciples et imitateurs de Lucien, que Charles-Quinttoléra un temps et que l’intransigeance de Philippe II devaitextirper à jamais du sol de l’Espagne. N’y aurait-il pas aussiquelque lointain cousinage entre notre nouvelle et un livrebizarre, mal composé, mais plein de détails de mœurs curieux,les Castagnettes (El Crotalon), qu’on nous anaguère exhumé et dont l’auteur est inconnu ? L’enfance del’Alexandre de cette satire lucianesque n’a-t-elle pas quelqueanalogie avec les premières étapes de Lazarille ? Les deuxlivres, il est vrai, se ressemblent peu pour le style : autantle nôtre est sobre, nerveux, rapide, autant l’autre est lourdementpédant et enchevêtré, mais l’esprit en est à bien des égards lemême.

Résignons-nous à ne pas savoir. L’inconvénientest d’ailleurs assez mince ; car, à moins qu’il ne fût unpersonnage considérable, auquel cas nous aurions sans doutequelques notions sur sa vie et les motifs qui l’ont fait écrire,l’auteur de Lazarille avec ou sans nom, qu’importe ?L’essentiel est d’avoir le livre.

Son succès en Espagne, qui fut grand etdurable, n’a pas tenu seulement au fond même, à l’évidenteressemblance des portraits, à l’humour et à la verve si espagnolsdont il est saturé, mais tout autant, si ce n’est plus, à laqualité de sa langue.

Il faut dire quelque chose de cette langue.Parmi les contemporains, les uns la placent très haut, laproclament inimitable : c’est le plus grand nombre ;d’autres font leurs réserves et même la rabaissent singulièrement.Ce Juan de Luna, « natif de Castille et interprète de lalangue espagnole », qui, au temps de Louis XIII, vint cheznous corriger et continuer le Lazarille, ne cache pas sondédain pour ce langage, à son avis, barbare et démodé. « Tantde gens lisent ce livre et y étudient la langue espagnole,l’estimant un répertoire de toutes ses bonnes phrases ! Or,cela n’est pas ; car son langage est grossier, son style plat,sa phrase plus française qu’espagnole. » Cette dernièreremarque surtout est pour nous étonner, nous qui tenons leLazarille pour une quintessence de la vieille prosecastillane. Mais il était orfèvre le bon Luna et, partant, nesaurait être tenu pour juge impartial dans la question ; puis,comme contemporain, sinon disciple, des cultistes etconceptistes, qui avaient fait dévier le castillan de sa lignedroite pour le jeter dans le redondant et l’amphigourique, onconçoit qu’il trouvât plate et sèche la manière du vieux conteur duXVIe siècle. Qu’entend-il pourtant par une « phraseplus française qu’espagnole ? » J’imagine qu’il a étéfrappé de l’emploi vraiment excessif des pronoms je, tu,il, du premier surtout, alors que le castillan correct secontente de marquer la personne par la forme du verbe, n’employantle pronom que lorsqu’il y a lieu d’insister : decia,je disais ; mais yo decia, c’est moi qui disais. Enoutre des mots, communs jadis aux deux langues, n’étaient plususités dans le castillan du XVIIe siècle ; on nedisait plus guère no curé de lo saber, je n’ai cure de lesavoir, ni coraje pour colère, ni luengo pourlong, etc. : archaïsmes donc, au point de vue de Luna, maisnon pas gallicismes.

Avec la permission de maître Luna, nousjugeons différemment de ce langage. Il nous paraît d’une fort joliefacture, et ce que le reviseur a taxé de platitude, nous faitl’effet plutôt d’une remarquable sobriété, dont il est à déplorerque les Espagnols se soient départis. De la maladresse, il y en adans ce livre ; l’auteur éprouve quelque gêne à bâtir unephrase un peu longue, il s’empêtre parfois et ses transitions sontpénibles ; trop de lourds adverbes et conjonctions :finalement, en ce temps, de manière que, de cette manière,etc. En somme, une certaine gaucherie dans la construction, etcomment en serait-il autrement ? Rappelons-nous que le livredate officiellement de 1554 et a pu être écrit, une dizaine, unevingtaine d’années auparavant. Qu’avions-nous alors enFrance ? À peine Rabelais. Sauf cela il n’y a qu’à admirer.Que d’heureuses trouvailles d’expression ! Que de locutionsmarquées au bon coin ! L’auteur du Lazarille meparaît être avec Antonio de Guevara, l’introducteur en castilland’un genre de grâces, que Cervantes a été seul auXVIIe siècle à ressaisir, et que les fins connaisseursbutinent avec soin et imitent quand ils peuvent, j’entends surtoutcertaines répétitions, allitérations et antithèses, qui produisentune manière de cadence, un tic-tac dont l’oreille espagnole sedéclare satisfaite. Puis il a eu cette bonne fortune, réservée àpeu d’écrivains, de créer quelques locutions devenues proverbiales.Le nom de son héros, d’abord, Lazarillo, a pris tout àfait la valeur d’un nom commun. Un lazarillo, c’estcouramment en castillan un guide ; servir delazarillo à quelqu’un, c’est le conduire. Un guide deMadrid, publié au siècle dernier à l’usage des habitants du lieu etdes étrangers, s’intitule : Lazarillo ó nueva guia paralos naturales y forasteros de Madrid. Citons encore le motféroce de Lazarille à son aveugle, quand celui-ci s’est fendu lecrâne contre le pilier d’Escalona : « Comment, vous avezflairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ?Flairez-le. » Cette phrase est entrée dans le vocabulairecastillan et n’en sortira plus. Flairer un danger ne se dit pasautrement que oler el poste, et au XVIIe siècledéjà la locution était usée à force d’avoir servi : un auteurcomique, Luis Quiñones de Benavente, la traite de cliché(civilidad).

Le caractère si franc, si actuel, si populairede la langue du Lazarille explique donc en très grandepartie l’accueil enthousiaste que lui firent les Espagnols. Et ilfaut bien que le mérite littéraire du petit livre ait étégénéralement reconnu, puisqu’après même que l’Inquisition l’eûtchâtré de toutes ses pointes malignes contre l’Église, lui enlevantjusqu’à deux chapitres entiers, il resta la lecture de prédilectionde toutes les classes de la société et fut constamment répété, danssa forme tronquée, par d’innombrables imprimeurs. L’opération quelui fit subir la censure date de 1573. Philippe II avait comprisque sa police était impuissante à prohiber complètement un tellivre. Tout Espagnol revenant de Flandre en avait un exemplairedans sa pochette, et la contrefaçon belge, les libraires d’Anvers,qui connaissaient déjà la vertu du petit format, avaient modes etmanières pour tromper l’Inquisition et glisser leurs in-douze entreles mailles de ses filets. Le grand roi fit donc faire unLazarille à l’usage de son bon peuple d’Espagne et commitle soin de l’expurger à un de ses secrétaires, Juan Lopez deVelasco, qui s’exprime ainsi dans la préface de son éditionémendée : « Quoiqu’il fût prohibé en cesroyaumes, – le quoique est joli – on le lisait etimprimait constamment au dehors. C’est pourquoi, avec la permissiondu Conseil de la Sainte-Inquisition et du Roi notre Sire, nous yavons corrigé certaines choses pour lesquelles il avait étéprohibé, et en avons enlevé toute la seconde partie, laquelle,n’étant point du premier auteur, a paru fort impertinente etinsipide. »

Voilà qui nous amène à toucher quelques motsdes suites du Lazarille. L’opinion de Lopez de Velascoconcernant la seconde partie de notre roman a été généralementadoptée ; ceux qui l’ont lue et ceux qui ne l’ont pas luen’ont pas à son endroit de qualificatifs assez durs ; ilscondamnent notamment comme absurde et ridicule la longue allégoriequi en occupe plus des deux tiers, l’histoire de Lazare partantpour l’expédition d’Alger, englouti dans le naufrage de la flotte,change en thon, et ses aventures à la cour du roi-poisson. Surtoutils trouvent une grande différence de style entre les deux parties,et le bon est qu’ils jugent très supérieure à l’autre le premierLazarille, d’après le texte courant, texte augmenté duchapitre des Allemands, lequel, comme il a été dit, est le début decette seconde partie « absurde et ridicule. » Que lesdeux parties n’aient pas le même auteur, on l’accordera sans tropde peine, encore qu’il fût nécessaire de le prouver, lesdifférences de style entre l’une et l’autre n’étant pas tellesqu’elles crèvent les yeux, et l’on concédera encore que la fableelle-même, le côté aventures n’est pas ici d’un bien vif intérêt. –Mais qu’ont donc de palpitant les romans picaresques engénéral ? Je demande seulement qu’on veuille bien trouverassez fines et mordantes les allusions aux intrigues de cour, àl’art d’arriver et de se maintenir en faveur par les femmes etautres choses non moins curieuses qui sont le fond du récit, levrai sens de cette allégorie, du séjour de Lazare au pays desthons. Cette suite se termine par le retour du héros à la vieréelle. Tout à la fin un chapitre, qui semble ajouté après coup,montre Lazare disputant avec les docteurs de Salamanque et les« mettant de cul » comme Pantagruel les artiens deSorbonne : l’historiette n’est d’ailleurs que la reproductiondu chapitre XXVIII des Aventures de Til Ulespiègle.

L’autre continuation qui est de ce Luna, dontil a été parlé plusieurs fois déjà, reprend Lazare à Tolède, dansson ménage en commandite et l’embarque aussi pour Alger ; maisle reste est différent. Luna renonce aux thons qui avaient eu peude succès et leur substitue une histoire assez divertissante et quin’est pas sans mérite de style.

En 1561 le premier Lazarille futtraduit en français par Jean Saugrain : « L’histoireplaisante et facétieuse du Lazare de Tormes, Espagnol, en laquelleon peult recongnoistre bonne partie des meurs, vie et condition desEspagnolz. » Cette version assez barbare, fut remaniée etaméliorée par un « P. B. Parisien », en 1601 : l’uneet l’autre sont encore à consulter pour les vieux mots et pour laconnaissance exacte des usages espagnols de l’époque ; nousnous en sommes servi utilement. Parmi les modernes, celle deViardot, œuvre d’un homme de goût et qui savait le castillan, estla plus connue ; elle a été illustrée de quelques dessins deM. Meissonier. Celle qu’on présente aujourd’hui au public tendà reproduire avec exactitude l’allure et la couleur de l’original.Puisse le talent de M. Maurice Leloir donner au vieux conte unregain de nouveauté et lui recouvrer de nombreuxlecteurs !

ALFRED MOREL-FATIO

PROLOGUE

Il m’est avis que choses si signalées etqui jamais, par aventure, n’ont été ouïes ni vues, viennent à laconnaissance du plus grand nombre et ne demeurent pas enterréesdans la fosse de l’oubli, car il se pourrait faire qu’un qui leslira y trouve quelque chose à son goût, et que d’autres, sans lesapprofondir autant, s’en amusent. À ce propos, Pline dit qu’il n’ya pas de livre, si mauvais soit-il, qui ne contienne quelque chosede bon, d’autant que les goûts ne sont pas tous les mêmes, puisquel’un se damnerait pour manger ce que l’autre dédaigne ; etc’est ainsi que nous voyons maintes choses méprisées par aucuns quine le sont pas par d’autres. Nul écrit donc, à moins qu’il ne fûttrès détestable, ne devrait être rompu ni détruit avant d’avoir étécommuniqué à tous, principalement s’il ne doit causer de tort àpersonne et s’il y a quelque profit à en tirer. Autrement, bienpeu, parmi ceux qui écrivent, écriraient pour eux seuls, car celacoûte de la peine, et, l’endurant, ils veulent être rémunérés, nonpas en argent, mais par l’assurance qu’ils ont qu’on voit et litleurs œuvres, et qu’on les loue selon leur mérite.

Cicéron a dit : l’honneur fomente lesarts. Pensez-vous que le soldat qui le premier monte sur la brècheait la vie en horreur ? Nullement : c’est le désir d’êtreloué qui le fait s’exposer au danger. Et il en est de même dans lesarts et les lettres. Le prédicateur prêche très bien et il esthomme qui désire ardemment le salut des âmes, mais demandez à SaGrâce si Elle est fâchée qu’on lui dise : « Oh que VotreRévérence a divinement prêché ! » Tel jouta fort mal etnéanmoins donna sa casaque d’armes au bouffon qui le louait d’avoircouru de bonnes lances. Que lui aurait-il donné si c’eût étévrai ?

Et tout va de la sorte. Aussi moi, quiconfesse n’être pas plus saint que mes voisins, ne serais-je pasfâché que cette bagatelle, que j’écris en ce style grossier, soitgoûtée par tous ceux qui se plairont à la lire, et que par elle ilsvoient qu’un homme peut vivre au milieu de si grands hasards,périls et revers.

Donc, Monsieur, je vous supplie de recevoir cepetit présent de la main de qui vous l’eût donné plus riche, si sonpouvoir égalait son désir. Et puisque vous me demandez de vousécrire et relater mon histoire tout au long, j’ai estimé qu’ilconvenait de la prendre, non pas au milieu, mais au commencement,afin que vous ayez entière connaissance de ma personne, et afinaussi que ceux qui ont hérité de nobles patrimoines considèrentcombien peu leur est dû, car Fortune a été pour eux partiale, etcombien plus ont fait ceux qui, malgré elle, par force etindustrie, tirant de l’aviron, ont surgi à bon port.

Chapitre 1LAZARE CONTE SA VIE ET QUELS FURENT SES PARENTS

Or, Monsieur, sachez avant toute chosequ’on me nomme Lazare de Tormès, fils de Thomas Gonzalès etd’Antoinette Perez, natifs de Téjarès, village voisin deSalamanque. Je naquis dans la rivière de Tormès, en raison de quoime fut imposé ce surnom. Voici ce qui advint. Mon père (que Dieuabsolve) avait charge de pourvoir la mouture d’un moulin sis aubord de cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Unenuit que ma mère, grosse de moi, se trouvait au moulin, le mald’enfant la prit et elle me mit au monde là, de sorte qu’en véritéje me puis dire né dans la rivière.

Après – j’avais alors huit ans – on accusa monpère de certaines saignées mal faites aux sacs de ceux qui venaientmoudre au moulin. Il fut pris, questionné, ne nia point et souffritpersécution à cause de la justice. J’espère qu’il est dansla gloire, car l’Évangile nomme ceux qui ainsi souffrentbienheureux.

En ce temps on leva une armée contre lesMores, où mon père, pour lors banni en raison dudit désastre, allacomme muletier d’un gentilhomme, et là-bas, aux côtés de sonmaître, comme loyal serviteur, finit ses jours.

Ma mère veuve, se voyant sans mari ni abri,résolut de se rapprocher des gens de bien, afin d’être de leurcompagnie. Elle vint demeurer à la cité, loua une maisonnette et semit à faire la cuisine de certains écoliers et à laver le linge decertains palefreniers du commandeur de la Madeleine. De manièreque, fréquentant les écuries, elle y fit la connaissance d’un hommeMore, de ceux qui pansent les bêtes. Cet homme parfois venait dansnotre maison et en sortait le matin ; d’autres fois il venaità notre porte en plein jour, sous prétexte d’acheter des œufs, etentrait dans la maison. Moi, au commencement, j’étais marri de levoir et j’avais peur de lui à cause de sa couleur et de sa mauvaisefigure ; mais lorsque je m’aperçus qu’avec sa venue le mangers’améliorait, je me pris à l’aimer bien, car toujours il apportaitdu pain, des tranches de viande et, en hiver, du bois dont nousnous chauffions.

Tant durèrent cette hospitalité et ce commerceque ma mère finit par me donner un moricaud bien gentil, quej’aidais à bercer et à réchauffer. Et je me souviens qu’un jour quemon noir beau-père jouait avec l’enfant, celui-ci, voyant ma mèreet moi blancs et l’autre noir, se mit à crier, le montrant du doigtavec terreur : « Maman, la bête ! » Et le More,riant, répondit : « Hi… de puta… ! » Quoiquebien jeune, je notai ces paroles de mon petit frère et me dis àpart moi : Combien doit-il y en avoir par le monde qui fuientles autres parce qu’ils ne se voient pas eux-mêmes !

Notre malheur voulut que la fréquentation duZaide (ainsi se nommait le More) vînt aux oreilles du maîtred’hôtel, qui, ayant fait l’enquête, découvrit que le More volait lamoitié en moyenne de l’orge qu’il recevait pour ses bêtes, volaitle son, le bois, les étrilles, les housses, perdait à dessein lescouvertures et les draps des chevaux, et, quand il ne trouvait riend’autre, déferrait les bêtes. Tout cela, il l’apportait à ma mèrepour nourrir mon petit frère. Ne nous émerveillons donc pas qu’unprêtre ou un religieux vole l’un aux pauvres, l’autre à soncouvent, pour ses dévotes et pour quelque ménage, quand nous voyonsl’amour inciter à ce faire un misérable esclave.

Le Zaide fut convaincu de tout ce que j’aidit, et d’autres choses encore, car on me questionnait en memenaçant, et moi, comme un enfant, je répondais et découvrais toutce que je savais, jusqu’à certaines ferrures que, par ordre de mamère, j’avais vendues à un ferronnier. En sorte que mon pauvrebeau-père fut fouetté et flambé, et que ma mère, outre les centcoups de fouet accoutumés, reçut de la justice commandement exprèsde ne point entrer dans la maison dudit commandeur, ni d’accueillirdans la sienne le lamentable Zaide.

Pour ne point jeter la corde après lechaudron, la pauvre prit courage et accomplit la sentence ; etpour se garder de tout danger et échapper aux mauvaises langues,elle alla servir ceux qui pour lors tenaient le logis de la Solana.Là, souffrant mille maux, elle acheva d’élever mon petit frèrejusqu’à ce qu’il sût marcher. Et moi, j’étais alors assez grandgarçonnet pour quérir pour les hôtes le vin et la chandelle et lesautres choses qu’ils me commandaient.

Chapitre 2COMMENT LAZARE SE MIT À SERVIR ET À CONDUIRE UN AVEUGLE

En ce temps vint gîter au logis un aveugle,qui, me trouvant propre à le conduire, me demanda à ma mère. Elleme recommanda à lui et lui dit que j’étais fils d’un homme de bien,qui, pour exalter la foi, était mort en la journée des Gerbes,qu’elle comptait que le fils ne démentirait pas le père, et qu’ellele priait de me bien traiter et soigner, puisque j’étais orphelin.Lui répondit qu’il le ferait et qu’il me recevait, non pas commeson garçon, mais comme son enfant.

Adonc je commençai à servir mon vieux etnouveau maître.

Après que nous fûmes demeurés quelques jours àSalamanque, mon maître, trouvant le gain trop mince, détermina des’en aller. Et quand nous dûmes partir, j’allai voir ma mère. Nouspleurâmes tous deux et elle me donna sa bénédiction, endisant : « Mon fils, je sais que je ne te verraiplus ; tâche d’être homme de bien et que Dieu te conduise. Jet’ai élevé et t’ai confié à un bon maître : aide-toi. »Et je m’en fus auprès de mon maître qui m’attendait.

Nous sortîmes de Salamanque, et en arrivant aupont, à l’entrée duquel est un animal de pierre qui a quasi laforme d’un taureau, l’aveugle me commanda de m’approcher del’animal, et quand je fus tout auprès, il me dit :« Lazare, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendrasle grand bruit qui s’y fait. » Moi, simplement, je m’avançai,croyant qu’il disait vrai, et lorsqu’il sentit que j’avais la têtejoignant la pierre, il tendit vivement le bras et me fit heurter sirudement contre le diable de taureau, que la douleur du coup de sacorne me dura plus de trois jours. Et me dit : « Niais,apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus quele diable. » Et il rit beaucoup de la farce. À cet instant ilme sembla que je m’éveillai de la simplicité dans laquelle, enfant,j’étais jusqu’alors plongé. « Il a raison », me dis-je àpart moi, « et puisque je suis seul, il me faut ouvrir l’œil,aviser et réfléchir comment je me tirerai d’affaire. »

Nous commençâmes notre route, et en peu dejours il m’enseigna le jargon ; et me voyant intelligent, ils’en réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne puis tedonner ni or ni argent, mais oui bien beaucoup d’avis quit’apprendront à vivre. » Et il le fit en effet, car après Dieuce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu’aveugle, m’illuminaet me guida dans le chemin du monde. Je me plais, Monsieur, à vousraconter ces enfantillages, afin de faire voir combien les hommesbas ont de mérite à s’élever, et combien, au contraire, il estignominieux pour ceux qui sont élevés de se laisser choir.

Pour en revenir à notre aveugle et à seschoses, je vous dirai, Monsieur, que depuis que Dieu créa le monde,il n’en fit point de plus rusé ni sagace. En son métier il était unaigle. Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’unton bas, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonnerl’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien etun visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font,des mouvements et contorsions avec la bouche et les yeux. En outre,il avait mille autres façons et manières pour soutirer de l’argent.Il disait connaître des oraisons pour toutes sortes de cas, pourles femmes stériles, pour celles qui sont en mal d’enfant, pourcelles qui sont mal mariées et veulent se faire aimer de leursmaris ; aux femmes enceintes, il leur pronostiquait garçon oufille. En médecine, il prétendait en savoir la moitié plus long queGalien pour les dents, les pamoisons et le mal de matrice.Finalement, nul ne se plaignait à lui de souffrir telle douleur,qu’il ne lui dît aussitôt : « Faites ceci, faitescela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Parce moyen, tout le monde courait après lui, principalement lesfemmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait. Aussi en tirait-ilde grands profits, par les façons que j’ai dites, et en un moisgagnait plus que cent aveugles en un an.

Mais il faut que vous sachiez aussi, Monsieur,que malgré tout ce que cet aveugle gagnait et amassait, jamais jene vis homme si avare et si misérable, à tel point qu’il me tuaitde faim, sans rien me donner de ce qui m’était nécessaire. Envérité, si je n’avais pas, grâce à mon adresse et mes bonnes ruses,su me secourir, bien des fois je serais mort de faim. Mais,nonobstant tout son savoir et sa vigilance, je le contreminais detelle sorte que toujours, ou le plus souvent, j’attrapais la plusgrosse et la meilleure part. À cette fin, je lui jouais des farcesendiablées, dont je conterai quelques-unes, quoique toutes netournèrent pas à mon avantage.

Il portait le pain et tout ce qu’ilrecueillait dans une besace de toile, dont l’entrée était ferméepar un anneau de fer avec un cadenas et une clef, et lorsqu’il ymettait ou en retirait quoi que ce fût, il était si attentif etcomptait si étroitement, que tout le pouvoir du monde n’eût passuffi pour lui faire tort d’une miette. Moi, je prenais la misèrequ’il me donnait et la dépêchais en moins de deux bouchées ;puis, quand il avait fermé le cadenas et perdu tout souci, pensantque j’étais occupé à autre chose, par un endroit de la couture, qued’un côté du sac souvent je décousais et recousais, je saignaisl’avare fardeau, en tirant du pain, et sans me taxer, mais de fortbons morceaux, des tranches de lard et des saucisses. Ainsi jechoisissais mon moment pour refaire, non pas, comme à la paume, lachasse, mais le diable de creux que le méchant aveugle mecreusait.

Tout ce que je pouvais rogner et dérober, jele changeais en demi-blanques, et lorsque les gens faisaientréciter l’aveugle et tiraient une blanque, à peine avaient-ils faitmine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche, et enson lieu substituée une demi-blanque, de sorte que, pour vite quel’aveugle allongeât la main, l’offrande, par mon change, luiarrivait diminuée de la moitié de sa valeur. Le méchant aveugle selamentait, car incontinent au toucher il connaissait que la blanquen’était pas entière. « Que diable est cela ? »disait-il, « depuis que tu es avec moi, on ne me donne quedemi-blanques, et auparavant on m’en donnait d’entières, voire mêmeune blanque et un maravédis. Tu dois être cause de cettemesquinerie. »

Aussi abrégeait-il ses oraisons de plus demoitié, m’ayant commandé de le tirer par le bout de son manteau dèsque celui qui le faisait réciter s’en allait ; et aussitôt queje l’avais avisé, il recommençait à crier : « Qui veutfaire réciter telle ou telle oraison ? » comme lesaveugles disent communément.

Quand nous mangions, il avait coutume deplacer auprès de lui un petit pot de vin. Moi, d’abord, je lesaisissais lestement, et, après lui avoir donné un couple debaisers silencieux, le remettais à sa place. Cela ne dura guère,car, en comptant ses gorgées, il reconnut le déchet, et dès lors,pour préserver son vin, ne lâchait plus le pot, mais le tenaitferme par l’anse. Inutilement : car onques pierre d’aimantn’attira le fer comme moi le vin avec une longue paille de seiglechoisie à dessein, que j’introduisais dans la bouche du pot,aspirant le vin et le déposant en lieu sûr. Mais le traître étaitsi rusé qu’il me sentit et dorénavant mit son pot entre ses jambeset le boucha avec la main, de sorte qu’il put boire en sécurité.Comme je m’étais fait au vin, j’enrageais pour en boire, et voyantque l’artifice de la paille ne me servait plus, je m’avisai defaire au fond du pot une petite fontaine ou pertuis fort étroit,que je fermai délicatement avec une très mince boulette de cire. Àl’heure du repas, feignant d’avoir froid, je me glissais entre lesjambes du pauvre aveugle pour me chauffer à son maigre feu : àla chaleur duquel la cire, qui était très menue, se fondant, lapetite fontaine commençait à dégoutter dans ma bouche, que jetenais si bien que du diable s’il s’en perdait une seule goutte.Aussi, quand le pauvret voulait boire, il ne trouvait plus rien. Ils’étonnait, se maudissait, donnait au diable le pot et le vin, necomprenant pas ce que ce pouvait être. « Oncle, vous neprétendrez pas, au moins, que je vous bois votre vin, puisque vousne lâchez pas le pot », disais-je.

Mais tant de fois il tourna et palpa le pot,qu’il découvrit la fontaine et s’aperçut de la tricherie ;cependant il dissimula comme s’il n’avait rien senti. Le lendemain,tandis que le pot distillait dans ma bouche, et que, loin de penserqu’un malheur m’attendait ni que le méchant aveugle m’avaitdécouvert, je m’étais, comme de coutume, assis, le visage tournévers le ciel, les yeux à demi clos, pour mieux savourer l’exquiseliqueur, le misérable aveugle sentit le moment venu de prendre demoi vengeance ; et levant des deux mains cette douce et tropamère cruche, l’abattit de toute sa force sur ma bouche, de manièreque le pauvre Lazare, qui de rien de semblable ne se doutait, maiscomme d’autres fois était sans souci et joyeux, crut vraiment quele ciel avec tout ce qu’il renferme, s’effondrait sur lui. La tapefut telle qu’elle m’étourdit et me fit perdre connaissance, et lameurtrissure si forte que des morceaux de la cruche, m’entrant dansla figure, la rompirent en plusieurs endroits, et me brisèrent lesdents qui depuis lors me manquent.

Dès cette heure, je voulus du mal au méchantaveugle, et quoiqu’il me cajolât, régalât et soignât, je vis bienqu’il s’était réjoui du cruel châtiment. Il me lava avec du vin lesdéchirures qu’il m’avait faites avec les morceaux du pot, et ensouriant me dit : « Que t’en semble, Lazare ? ce quit’a navré te guérit et te donne santé. » Et autresgentillesses, qui, à mon goût, n’en étaient pas.

À demi guéri que je fus de mes tristes plaieset meurtrissures, considérant qu’avec peu de coups semblables lecruel aveugle se passerait de moi, je voulus me passer delui ; mais je ne le fis pas sur-le-champ, préférant attendreune occasion plus sûre et plus profitable. Et quand bien mêmej’aurais voulu calmer ma rancune et lui pardonner le coup decruche, le mauvais traitement qu’à partir de ce jour le méchantaveugle m’infligeait ne me l’eût pas permis, car, sans cause niraison, il me frappait, horionnait et pelait la tête.

Et si quelqu’un lui demandait pourquoi il metraitait si mal, aussitôt il contait l’histoire du pot :« Prendrez-vous encore mon garçon pour un innocent,hein ? Croyez-vous que le diable lui-même en saurait faireautant ? » Les gens qui l’avaient écouté se signaient, endisant : « Mais voyez donc ! Qui eût supposé sigrande malice en un si petit garçon ? » Et ils riaientbeaucoup de mon artifice et disaient à l’aveugle :« Châtiez-le, châtiez-le. Dieu vous le paiera. » Et lui,fort de cela, ne faisait pas autre chose. Mais moi je le menaistoujours par les plus mauvais chemins, et exprès, pour lui fairemal. S’il y avait des pierres, par les pierres ; s’il y avaitde la boue, par la boue, et au beau milieu ; car, quoique jen’allasse pas moi-même par le plus sec, il me plaisait de me creverun œil pour en crever deux à celui qui n’en avait aucun. Cependantil me cognait, du bout de son bâton, le derrière de la tête, quej’avais toujours pleine de bosses et toute pelée de sesmains ; et j’avais beau jurer que je ne le faisais pas parmalice, mais parce que je ne trouvais pas de meilleur chemin, celane me servait à rien et il ne me croyait pas : tels étaient leflair et la grandissime perspicacité de ce traître.

Et pour que vous jugiez, Monsieur, jusqu’oùportait l’esprit de ce rusé aveugle, je vous conterai un desnombreux cas qui m’advinrent, étant avec lui, où il donna bien àentendre sa grande astuce. Lorsque nous quittâmes Salamanque, sonintention fut de venir au pays de Tolède, à cause, disait-il, queles gens y sont plus riches, quoique peu charitables, s’appuyantsur le proverbe : Plus donne le dur que le nu. Nous vînmesdonc à cette route par les meilleurs villages. Là où nous trouvionsbon accueil et bon gain, nous restions ; là où nous netrouvions rien, au troisième jour nous décampions.

Or, passant en un lieu qui se nomme Almorox,au temps où l’on cueille les raisins, un vendangeur donna àl’aveugle une grappe en aumône. Et comme les paniers desvendangeurs sont d’ordinaire maltraités et que le raisin en cetemps est très mûr, la grappe s’égrenait entre ses doigts. Lamettre dans sa besace, il ne le pouvait pas, car les grains seseraient tournés en moût et eussent tout gâté à l’entour. Ilrésolut donc de faire un festin, autant parce qu’il ne pouvait pasemporter la grappe que pour me réconforter, car il m’avait, cejour-là, donné force coups de genou et horions. Nous nous assîmesdans un ravin et il me dit : « Je veux user à ton égardd’une libéralité. Nous mangerons tous deux cette grappe, dont tuauras la même part que moi, et nous la partagerons ainsi : tupiqueras une fois, et moi l’autre, mais à condition que tu mepromettras de ne prendre à chaque fois qu’un grain. Moi je ferai demême jusqu’à ce que nous l’achevions, et de cette manière il n’yaura nulle fraude. » Le pacte conclu, nous commençâmes, maisincontinent, au deuxième tour, le traître changea d’avis etcommence à prendre deux grains à la fois, considérant que je devaisfaire de même. Moi, dès que je vis qu’il contrevenait à l’accord,je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais j’en prenaisdavantage, deux par deux, trois par trois, et le plus que jepouvais.

La grappe finie, il resta un moment avec larafle dans la main, branlant la tête, et dit : « Lazare,tu m’as trompé. Je jure Dieu que tu as mangé les grains trois partrois. » – « Non pas, » répondis-je, « maispourquoi soupçonnez-vous cela ? » Et le très rusé aveugledit : « À quoi je vois que tu les mangeais trois partrois ? C’est que je les mangeais deux par deux et que tu nedisais rien. » Je ris intérieurement et, quoique enfant, jenotai le fin raisonnement de l’aveugle.

Mais, de peur d’être prolixe, je passebeaucoup de choses plaisantes ou dignes d’être contées quim’advinrent en compagnie de ce premier maître, et finirai tout desuite par le dernier trait.

Étant au logis à Escalona, ville du duc de cenom, mon maître me donna un morceau de saucisse à griller. Quand lasaucisse fut rôtie et qu’il eut mangé les lèches de painengraissées du dégoût de la saucisse, il tira un maravédis de sapoche et m’ordonna d’aller quérir pour autant de vin à la taverne.Le diable en cet instant me mit devant les yeux l’occasion, qui,dit-on, fait le larron, car voici qu’auprès du feu j’aperçus unnavet mince, longuet, flétri et tel qu’on l’avait jeté là, l’ayantjugé indigne d’être mis au pot. Or, comme, hors nous deux seuls,personne n’était présent, et que le savoureux fumet de la saucisse(qui, bien le savais-je, était l’unique profit que j’en dussetirer) avait réveillé en moi un féroce appétit, sans réfléchir à cequi pouvait m’arriver, refoulant toute crainte et ne pensant qu’àsatisfaire mon envie, pendant que l’aveugle tirait de sa poche lamonnaie, je tirai la saucisse de la broche, et prestement, en sonlieu, mis le susdit navet. Lequel mon maître, après qu’il m’eutbaillé l’argent pour le vin, prit, tourna et retourna sur le feu,essayant ainsi de rôtir celui qui, pour ses péchés, avait évitéd’être bouilli.

Je fus quérir le vin et ne tardai point àdépêcher la saucisse. En revenant, je trouvai le pécheur d’aveuglequi serrait entre deux lèches de pain le navet que, pour ne l’avoirpas tâté, il n’avait pas reconnu. Et, lorsqu’après avoir mordu lepain, pensant du même coup emporter un morceau de la saucisse, ilse sentit soudain refroidi par le froid navet, son visage s’altéraet il me dit : « Qu’est-ce, Lazarille ? » –« Malheureux de moi ! Allez-vous m’imputer quelquechose ? Ne viens-je pas de quérir le vin ? C’estquelqu’un sans doute, qui, passant par ici, l’aura fait pour segausser de vous. » – « Non, non, » dit-il, « jen’ai pas lâché la broche un instant, cela ne se peut. »

Je jurai et rejurai de nouveau que j’étaisinnocent de ce troc et échange ; mais cela ne me servit guère,car rien n’échappait à l’astuce du maudit aveugle. Il se leva, mesaisit par la tête et s’approcha pour me sentir : sûrement,comme bon chien de chasse, il avait dû reconnaître à mon haleine ceque j’avais mangé. Et pour mieux s’informer de la vérité, avec lagrande rage qui l’étouffait, il me prit la tête à deux mains,m’ouvrit la bouche plus que de raison, et inconsidérément y plongeason nez, qu’il avait long et effilé, et qu’en ce moment la colèreavait accru d’une palme, en sorte que sa pointe touchait mongosier. Alors la grande peur dont j’étais saisi, la vitesse aveclaquelle j’avais avalé la saucisse, qui n’avait pas encore eu letemps de se loger dans mon estomac, et surtout l’invasion de cetamplissime nez qui me suffoquait à demi, toutes ces choses jointesfurent cause que le vol et la gloutonnerie se manifestèrent et quela saucisse fut rendue à son maître ; car avant que le méchantaveugle eût retiré sa trompe, mon estomac en ressentit un teltrouble qu’il lui renvoya le larcin, de manière que son nez et lamaudite saucisse mal mâchée sortirent au même temps de mabouche.

Oh ! grand Dieu, qu’eussé-je donné pourêtre alors sous terre, car mort je l’étais déjà ! Telle fut lacolère du pervers aveugle, que, si l’on n’était accouru au bruit,il ne m’eût pas laissé un instant de vie. On me tira de ses mains,les laissant pleines du peu de cheveux que ma tête portait encore,le visage déchiré, le chignon du cou écorché, ainsi que la gorge,qui, elle, le méritait certes pour m’avoir, par sa malice, causétant de tourments.

Le méchant aveugle contait à tous ceux quis’approchaient de nous mes mésaventures et les répétait une fois etdeux fois, aussi bien l’histoire de la cruche que celle des raisinset cette dernière. Et tel était le rire des gens que tous ceux quipassaient par la rue entraient pour voir la fête ; et je doisdire que l’aveugle contait mes prouesses avec tant de grâce et degentillesse, que, tout maltraité que j’étais et larmoyant, il mesemblait que je lui faisais tort en ne riant pas comme lesautres.

À ce moment il me souvint d’une couardise oufaiblesse que je me maudissais d’avoir commise et qui fut de ne luiavoir pas coupé le nez, puisque j’avais eu si bonne occasion pourcela, et que la moitié du chemin était faite. Rien qu’en serrantles dents, ce nez serait resté chez moi, et, considéré qu’ilappartenait à ce méchant, peut-être mon estomac l’eût-il mieuxretenu que la saucisse, et, ne le laissant pas paraître, j’enaurais pu nier la demande. Plût à Dieu que je l’eusse fait, car iln’en serait résulté ni plus ni moins.

L’hôtesse et ceux qui étaient là nousréconcilièrent, et avec le vin qu’ils avaient apporté pour boire,me lavèrent la figure et la gorge. Sur quoi le méchant aveuglebrocardait : « En vérité, ce garçon me coûte au bout del’an plus de vin en lavages que je n’en bois en deux. Certes,Lazare, tu es plus tenu envers le vin qu’envers ton père ; carcelui-ci t’a engendré une fois, mais le vin mille fois t’a donné lavie. » Et il contait combien de fois il m’avait rompu etégratigné le visage, puis guéri avec du vin. « Je te promets,disait-il, que si jamais homme doit être heureux par le vin, cesera toi. » Et ceux qui me lavaient riaient beaucoup, tandisque je sacrais.

Mais le pronostic de l’aveugle ne fut pointune menterie, et depuis j’ai souvent pensé à cet homme, qui, sansaucun doute, devait avoir esprit de prophétie, et je me repens desméchancetés que je lui ai faites (quoique je les payai cher), quandje considère que ce qu’il me dit ce jour se vérifia à la lettre,comme vous l’apprendrez, Monsieur.

Cela et les méchantes moqueries que l’aveuglefaisait de moi, me déterminèrent de tout point à le quitter. J’yavais déjà songé et en avais l’intention, mais ce dernier tour medécida, et je le fis, comme vous allez voir.

Nous sortîmes le lendemain par la ville pourdemander l’aumône, et comme il avait plu la nuit d’avant et qu’ilpleuvait encore, mon maître allait récitant ses oraisons souscertains auvents qui sont en ce village, où nous étions à l’abri.Lorsque la nuit vint, la pluie tombant toujours, l’aveugle medit : « Lazare, cette eau est fort persistante, et tantplus la nuit tombe, tant plus il pleut. Rentrons au logis de bonneheure. » Pour nous y rendre, il fallait traverser un ruisseau,que la pluie avait beaucoup enflé. Je lui dis : « Oncle,le ruisseau est très gros, mais, si vous voulez, je vous mènerai enun lieu où il se resserre et où nous pourrons le passer plusfacilement sans nous mouiller, et en sautant nous le franchirons àpied sec. » Ce conseil lui parut bon, et il me répondit :« Tu es intelligent et c’est pourquoi je t’aime bien.Conduis-moi à cet endroit où le ruisseau s’étrécit, car nous sommesen hiver, et, en ce temps, il est déplaisant d’être mouillé,surtout aux pieds. »

Aussitôt que je vis qu’il se prêtait à mondessein, je le menai sous les auvents et le conduisis droit à unpilier ou poteau de pierre élevé en la place, qui soutenait avecd’autres piliers les saillies des maisons, et lui dis :« Oncle, voici le passage le plus étroit du ruisseau. »Comme il pleuvait fort, que le pauvre se mouillait et que nousavions hâte d’échapper à l’eau qui nous tombait sur le dos, etpar-dessus tout parce que Dieu, en ce moment, obscurcit sonentendement, je réussis à tenir ma vengeance. Il me crut et medit : « Place-moi au bon endroit, et saute leruisseau. » Je le plaçai bien en face du pilier, sautai et memis derrière le pilier, comme qui eût attendu rencontre de taureau,puis lui dis : « Allons, sautez tant que vous pourrezpour atteindre ce côté-ci de l’eau. » À peine avais-je ditcela, que le pauvre aveugle se balance comme un bouc, et de toutesa force saute, après avoir reculé d’un pas pour mieux prendre sonélan, et va donner de la tête contre le pilier, qui résonna aussifort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à larenverse, demi mort et la tête fendue.

« Comment ? Vous avez flairé lasaucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ?Flairez-le. » Je le laissai entre les mains de beaucoup degens qui avaient accouru pour l’assister, gagnai d’un trot la portede la ville, et avant la tombée de la nuit me retrouvai à Torrijos.Je ne sus point ce que Dieu fit de l’aveugle, ni n’eus cure de lesavoir.

Chapitre 3COMMENT LAZARE SE MIT AU SERVICE D’UN PRÊTRE ET CE QUI LUI ADVINTÉTANT AVEC CE MAÎTRE

Le jour suivant, ne me trouvant pas ensûreté, je fus à un village qu’on nomme Maqueda, où mes péchés mefirent rencontrer un prêtre, qui, tandis que je lui demandaisl’aumône, s’informa de moi si je savais servir la messe. Je lui disque oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, lemisérable aveugle m’enseigna mille bonnes choses, et l’une d’ellesfut celle-là. Finalement, le prêtre me reçut à son service.J’échappai au tonnerre pour tomber dans l’éclair, car mon aveugle,quoiqu’il fût, comme j’ai conté, l’avarice même, au prix decelui-ci était un Alexandre. Je ne dis rien de plus, sinon quetoute la ladrerie du monde était enfermée dans cet homme :j’ignore s’il la tenait de sa nature ou s’il l’avait endossée avecl’habit de prêtrise.

Il possédait un grand coffre vieux et fermépar une clef qu’il portait pendue à une aiguillette de sonsaye ; et dès que lui venait de l’église le pain del’offrande, il l’y jetait incontinent, puis refermait le coffre.Dans toute la maison il n’y avait chose à manger comme il y acommunément dans d’autres, quelque morceau de lard accroché à lacheminée, quelque fromage posé sur une tablette, ou, dansl’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées surla table, car, encore que je n’en dusse pas profiter, il me sembleque la seule vue de ces choses m’eût réconforté.

Il y avait seulement une chaîne d’oignons misesous clef dans une chambre au haut de la maison, dont il me donnaità raison d’un pour quatre jours. Et si, en présence de quelqu’un,je lui demandais la clef pour quérir ma ration, il mettait la mainà sa pochette, et cérémonieusement détachait la clef, qu’il medonnait en disant : « Prends-la et rends-la moi ;vous autres, ne pensez pas toujours à friander » ; niplus ni moins que si toutes les conserves de Valence eussent étéenfermées dans cette chambre, où du diable s’il y avait, ai-je dit,autre chose que les oignons pendus à un clou, dont il tenait comptesi étroit que si, pour mon malheur, j’eusse outrepassé ma ration,je l’aurais payé cher.

Finalement, je mourais de faim. Mais si leprêtre usait envers moi de peu de charité, il en avait pourlui-même davantage. Son ordinaire se montait à cinq blanques deviande pour dîner et souper. Il est vrai qu’il partageait avec moile potage ; mais de la viande, autant que dans mon œil !Quant au pain, plût à Dieu qu’il m’en eût donné la moitié de ce quim’était nécessaire.

Le samedi, on a coutume, en cette contrée, demanger des têtes de mouton. Il m’envoyait en quérir une pour troismaravédis, et après l’avoir fait cuire et en avoir mangé les yeux,la langue, le cou, la cervelle et la chair des mâchoires, il m’enabandonnait tous les os rongés, qu’il jetait dans mon assiette, endisant : « Prends, mange, triomphe, c’est à toi qu’est lemonde, tu fais meilleure chère que le pape. » – « Tellete la donne Dieu, » disais-je bas à part moi.

Au bout de trois semaines que je demeurai aveclui, je devins si faible que, de pure faim, je ne pouvais plus metenir sur mes jambes. Je me vis clairement sur le chemin dutombeau, si Dieu et mon savoir n’y remédiaient pas. Mais pour userde mes ruses je n’avais nul moyen, ne sachant par où l’attaquer, etencore que j’en eusse eu un, il ne m’aurait pas été possible detromper le prêtre comme je trompais l’aveugle, à qui Dieu pardonne,si de cette calebassade il est mort, car ce dernier, quoique bienretors, était privé de ce précieux sens de la vue et ne me voyaitpoint ; mais cet autre ! nul n’eut jamais vue plusperçante que la sienne.

Quand nous étions à l’offrande, aucune blanquene tombait dans le plat qui ne fût par lui enregistrée. Ses yeux,dont il tenait l’un fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, luidansaient dans le crâne, comme s’ils avaient été de vif argent.Toutes les blanques que donnaient les fidèles, il les comptait, et,l’offrande terminée, me prenait le plat et le déposait sur l’autel.De sorte que tout le temps que je vécus, ou, pour mieux dire,mourus avec lui, je ne fus pas maître de lui attraper uneblanque.

De la taverne jamais je ne lui apportai pourune blanque de vin, mais ce peu d’argent de l’offrande qu’ilmettait dans son grand coffre, il le ménageait de telle manièrequ’il en avait pour toute la semaine. Et pour dissimuler sa grandemesquinerie, il me disait : « Vois-tu, garçon, lesprêtres doivent être très sobres dans leur manger et leur boire, etc’est pourquoi je ne me dérègle pas comme d’autres. » Mais lemisérable mentait faussement, car aux confréries et enterrementsauxquels nous assistions, il mangeait aux dépens d’autrui comme unloup, et buvait plus qu’un conjureur. Enterrements, ai-je dit, Dieume le pardonne ! car jamais, sauf alors, je ne fus ennemi dela nature humaine, et c’était parce que nous y mangions, et qu’onm’y rassasiait. Je souhaitais et même priais Dieu que chaque jourtuât son homme. Et lorsque nous donnions le sacrement aux malades,spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre commande auxassistants de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire,mais, de tout mon cœur et de toute mon âme, priais le Seigneur, nonpas qu’il fît du malade selon sa volonté comme on a coutume dedire, mais bien qu’il l’emportât de ce monde. Et quand quelqu’unéchappait (Dieu me le pardonne), je le donnais mille fois audiable ; au contraire, celui qui mourait partait avec autantde mes bénédictions.

Tout le temps que je demeurai là – environ sixmois – vingt personnes seulement trépassèrent, et ce fut moi, je lepense, qui les tuai, ou plutôt elles moururent à ma requête, parceque le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prenaitplaisir, ce m’est avis, de les tuer pour me donner vie. Néanmoinsje ne trouvais nul remède au mal que j’endurais, car, si le jourque nous enterrions, je vivais, les jours qu’il n’y avait pas demort, contraint, après m’être fait à la suffisance, de revenir à mafaim habituelle, je la sentais davantage. De manière qu’en rien jene trouvais soulagement, hors en la mort, que parfois je mesouhaitais ; mais je ne la voyais point venir, quoiqu’elle fûtperpétuellement en moi.

Souvent j’eus l’idée de quitter ce ladremaître, mais j’y renonçai pour deux raisons. L’une, c’est que je neme fiais pas à mes jambes, à cause de la grande faiblesse que laseule faim m’avait causée ; la seconde, parce que jeconsidérais et disais : j’ai eu deux maîtres, le premier mefaisait mourir de faim, et, l’ayant laissé, j’ai rencontré cetautre qui m’a conduit jusqu’au bord de la fosse ; or, si jerenonce à celui-ci et en prends un plus mauvais, il me faudra detoute nécessité périr. Aussi n’osais-je pas bouger, tenant pourarticle de foi qu’à chaque changement je trouverais un maître pire,et qu’en descendant d’un degré encore, le nom de Lazare neretentirait plus en ce monde et qu’on n’y entendrait plus parler delui.

Étant donc en cette affliction (dont Dieuveuille délivrer tout fidèle chrétien) et me voyant, sans que j’ysusse donner conseil, aller de mal en pis, un jour, tandis que monanxieux, méchant et ladre de maître était hors du village, paraventure vint à ma porte un chaudronnier, que je crus être un angepar Dieu envoyé sous cet habit. Il me demanda si j’avais quelquechose à rapetasser. « En moi vous trouveriez assez àrapetasser, et vous ne feriez pas peu en me raccoutrant »,dis-je si bas qu’il ne m’entendit point. Mais comme je n’avais pasde temps à perdre en gentillesses, comme illuminé par leSaint-Esprit, je lui dis : « Oncle, j’ai perdu une clefde ce coffre, et je crains que mon maître ne me fouette ; parvotre vie, voyez si parmi celles que vous portez, vous n’en trouvezpas quelqu’une qui l’ouvre : je vous la paierai. »

L’angélique chaudronnier se mit alors à enéprouver plusieurs du grand trousseau qu’il portait, tandis que moije l’aidais de mes débiles prières. Et voici qu’au moment où j’ypensais le moins, j’aperçois le coffre ouvert, et au fond, sousforme de pain, la face de Dieu, comme on dit. « Je n’ai pasd’argent à vous donner pour la clef », lui dis-je, « maispayez-vous de ceci. » Il prit de ces pains celui qui lui plutle mieux, et, me donnant la clef, s’en fut content. Et moi je lerestai davantage, mais en ce moment je ne touchai à rien pour qu’onne s’aperçut point de la fraude et aussi parce que, me sentantmaître d’un tel bien, je me persuadai que la faim n’oserait pass’approcher de moi.

Mon misérable maître revint, et Dieu voulutqu’il ne prît pas garde à l’offrande que l’ange avait emportée. Lelendemain, lorsqu’il fut sorti, j’ouvris mon paradis de pain et enpris un entre les mains et les dents qu’en deux credos je rendisinvisible, n’oubliant pas de refermer le coffre. Et puis jecommençai à balayer la maison, persuadé qu’avec ce remède j’allaisremédier à ma pauvre vie.

Avec cela je me tins en joie ce jour et lesuivant ; mais je n’étais point destiné à jouir longtemps dece repos, car au troisième jour la fièvre tierce me vint à pointnommé en la personne de celui qui me tuait de faim, qu’à une heureindue je vis penché sur notre coffre, tournant et retournant,comptant et recomptant les pains. Je dissimulai, et, en messecrètes prières, dévotions et supplications, je dis :« Saint Jean, fermez-lui les yeux. »

Après qu’il fut resté un grand momentsupputant le compte par jour et sur ses doigts, il dit :« Si ce coffre n’était en lieu si sûr, je dirais qu’on m’apris des pains, mais à partir de ce jour, je veux fermer la porteau soupçon en en tenant bon compte. Il m’en reste neuf et unmorceau. » – « Neuf mauvais sorts t’envoie Dieu »,répondis-je à part moi. Et en lui entendant dire cela, il me semblaqu’il me transperçait le cœur comme avec un épieu de chasseur, etmon estomac commença à me tirailler, se sentant ramené à sa diètepassée.

Il sortit, tandis que moi, pour me consoler,j’ouvris le coffre, et, voyant les pains, commençai à les adorer,sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si par hasard leladre ne s’était pas trompé, et trouvai le compte plus juste que jene l’eusse voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner millebaisers, et, le plus subtilement possible, du pain entamé rogner unpeu à l’endroit de l’entame. De cette façon je passai ce jour moinsjoyeux que le précédent. Mais comme la faim croissait,principalement parce que mon estomac s’était, pendant ces deux outrois jours, habitué à manger plus de pain, je mourais malemort, àce point que, lorsque je me trouvais seul, je ne faisais autrechose que d’ouvrir et fermer le coffre pour y contempler cette facede Dieu, comme disent les enfants. Toutefois ce Dieu qui secourtles affligés, me voyant en telle détresse, suggéra à mon esprit unpetit remède. Pensant à part moi, je me dis : « Ce coffreest vieux, grand et rompu de divers côtés, et quoiqu’il n’ait quede petits trous, on peut penser que des rats, y entrant, ontendommagé ces pains. En retirer un tout entier n’est point choseconvenable, car certes il y verrait la faute, celui qui en sigrande me fait vivre. Mais ceci se souffre », dis-je, enémiettant le pain sur une nappe pas très somptueuse qui se trouvaitlà, prenant de l’un des pains, laissant l’autre, en sorte que detrois ou quatre je tirai quelques miettes, que je mangeai comme quisuce une dragée, et ainsi me réconfortai un peu.

Quand mon maître vint pour dîner et ouvrit lecoffre, il vit le dam, et sans doute crut que des rats l’avaientcommis, car j’avais très exactement contrefait ce qu’ils font decoutume. Il examina le coffre d’un bout à l’autre et y découvritcertains endroits par où il soupçonna qu’ils étaient entrés. Ilm’appela et me dit : « Lazare, vois, vois, quellepersécution a souffert notre pain cette nuit. » Je fis le trèsétonné, lui demandant ce que ce pouvait être. « Ce quec’est ? Des rats, qui dévorent tout. » Nous nous mîmes àmanger, et, grâce à Dieu, de cela je tirai encore bon profit, caril m’échut plus de pain cette fois que la misère qui m’étaithabituellement réservée, le prêtre ayant, avec un couteau, râclétoute la partie qu’il croyait avoir été rongée, qu’il me donna endisant : « Mange ceci, le rat est bête propre. »

Ce jour donc, ayant grossi ma ration dutravail de mes mains, ou, pour mieux dire, de mes ongles, nousachevâmes de manger, quoique, à vrai dire, je ne commençassejamais. Et aussitôt après me vint autre sursaut, qui fut de voirmon maître aller anxieusement çà et là, arrachant des clous auxmurs et cherchant des planchettes, avec lesquelles il cloua etboucha tous les trous du vieux coffre. « Oh ! mon Dieu,dis-je alors, à quelles misères, fortunes et calamités sont sujetsles vivants, et combien peu durent les plaisirs de notre laborieusevie ! Moi qui pensais, par ce pauvre et chétif remède,remédier à ma misère et en étais déjà quelque peu content etheureux ! Et voici qu’en réveillant mon ladre de maître et luiinspirant plus de diligence qu’il n’en avait naturellement (quoiquetelles gens pour la plupart n’en manquent jamais), ma malechance avoulu qu’il fermât les trous du coffre, fermant en même temps laporte à mon réconfort et l’ouvrant à mes peines ! »

Ainsi me lamentais-je, pendant que mon inquietcharpentier, avec beaucoup de clous et de planchettes, mettait finà son œuvre, en disant : « À présent, messieurs lestraîtres rats, il vous faut changer d’avis, car céans vous ferezmauvaise besogne. »

Dès qu’il sortit, j’allai voir son ouvrage ettrouvai qu’il n’avait laissé trou quelconque au vieux et tristecoffre, pas même un par où pût passer un moustique. Je l’ouvrisavec mon inutile clef, sans espoir d’y rien pouvoir prendre, et yvis les deux ou trois pains entamés, que mon maître croyaitgrignotés, dont je tirai quelque misère, les effleurant fortdélicatement, à la façon d’un adroit escrimeur. Mais comme lanécessité est une grande maîtresse et que la faim me tourmentaitnuit et jour, je pensai au moyen de me conserver la vie ; etil me semble que pour trouver ces pauvres remèdes, la faim m’étaitune lumière : aussi bien, dit-on, qu’elle aiguise l’esprit,tandis que la satiété l’émousse, ce que j’éprouvais enmoi-même.

Or donc, une nuit que j’étais éveillé,songeant à la manière de me servir du coffre et d’en tirer parti,je sentis, à ses ronflements et aux grands soupirs qu’il poussait,que mon maître dormait. Je me levai tout doucement, et, commependant la journée, préoccupé de ce que je voulais faire, j’avaismis un vieux couteau qui par là traînait en un lieu où je le pusseretrouver, je me dirigeai vers le triste coffre, et, par le côtéqui me parut le plus mal défendu, l’attaquai avec le couteau quej’employai en guise de foret. Et comme le très vieux coffre était,vu son grand âge, sans force ni valeur, mais, au contraire, trèstendre et vermoulu, il se rendit à moi incontinent, et en son flancadmit, pour mon salut, un bon trou. Cela fait, j’ouvris avec grandeprécaution le coffre ainsi navré, et, à tâtons, du pain que jetrouvai entamé fis comme il a été dit ci-dessus. Par ce moyenquelque peu consolé, je refermai le coffre et retournai à mapaillasse, où je reposai et dormis un peu, mais mal, ce quej’attribuai à la diète, et ce devait être la vraie cause, car, ence temps certes, les soucis du roi de France n’étaient pas pourm’ôter le sommeil.

Le lendemain, le seigneur mon maître ayantaperçu le dégât, tant du pain que du trou que j’avais fait,commença à donner les rats au diable et à s’écrier :« Que dirons-nous à cela ? N’avoir jamais senti de ratsen cette maison, sinon maintenant ! » Et sans doute ildisait vrai, car si une maison au royaume devait être exempte derats, ce devait être celle-là, les rats n’ayant point coutume dedemeurer où il n’y a rien à manger. Puis le prêtre recommença àchercher des clous sur les murs de la maison et des planchettespour boucher les trous.

La nuit venue et le prêtre endormi, aussitôtj’étais sur pied avec mon attirail, et les trous qu’il bouchait dejour, je les débouchais de nuit. Nous travaillions tant l’un etl’autre et usions de telle diligence que sûrement à propos de nousfut dit le proverbe : Quand une porte se ferme, une autres’ouvre. Enfin nous avions l’air d’avoir pris à tâche la toile dePénélope, car tout ce qu’il tissait de jour, je le rompais la nuit.En peu de jours et de nuits, nous mîmes la pauvre dépense en telétat, que qui aurait voulu en parler avec propriété, l’eût plutôtnommée vieille cuirasse du temps passé que coffre, tant elle étaitgarnie de pointes et de têtes de clous.

Quand il vit que son remède ne servait à rien,il dit : « Ce coffre est si maltraité et de bois si vieuxet si pourri, qu’il n’est rat qui n’en ait raison, et il se trouvedéjà en tel état que, pour peu que nous y touchions encore, il nepourra plus nous servir ; et le pis est que, bien qu’il servepeu, il nous fera faute néanmoins et me mettra en frais de trois ouquatre réaux. Le meilleur parti à prendre, puisque le précédent nevaut rien, est d’armer à l’intérieur une ratière à cesrats. »

Aussitôt il emprunta une ratière, et, avec descroûtes de fromage qu’il demanda à des voisins, il arma la trappedans le coffre : ce qui me fut d’un singulier secours, carencore bien que je n’eusse pas besoin de beaucoup de sauces pourmanger, je me régalai toutefois des bribes de fromage que je tiraide la ratière, ne renonçant pas pour cela à émietter le pain.Lorsque le prêtre trouva que le pain était rongé et le fromagemangé, sans que le rat qui le mangeait fût tombé, il se donnait audiable et demandait aux voisins ce que cela voulait dire :comment le rat pouvait manger le fromage, le tirer hors de laratière et n’y point tomber ni demeurer pris, alors que l’ontrouvait chu le trébuchet de la trappe ?

Les voisins furent d’avis que ce n’était pasun rat qui causait ce dommage, car une fois ou l’autre il n’auraitpu manquer de tomber. L’un d’eux dit : « Il me souvientqu’une couleuvre fréquentait votre maison, ce doit être elle, etcela s’entend : la couleuvre, étant longue, a le moyen desaisir l’appât, et encore que le trébuchet lui tombe dessus, commeelle n’entre pas tout entière dans la ratière, elle en peutressortir. »

Ce que dit ce voisin fut approuvé par tous ettroubla beaucoup mon maître ; aussi dorénavant ne dormait-ilpas si profondément que le moindre ver, qui de nuit faisait craquerle bois, ne lui donnât à penser que c’était la couleuvre en trainde ronger le coffre. Incontinent il était debout, et avec ungourdin que, depuis qu’on l’avait averti de cela, il plaçait sousson chevet, sur le pauvre coffre allait donner de fort grands coupspour épouvanter la couleuvre. Au vacarme qu’il faisait, ilréveillait les voisins et ne me laissait pas dormir, allant à mapaillasse, la retournant et moi en même temps, dans la pensée quela couleuvre venait auprès de moi et se glissait dans ma paille oumon saye, car on lui avait dit que ces bêtes ont accoutumé, denuit, pour se réchauffer, de venir dans les berceaux des enfants,qu’elles mordent et mettent en danger.

Le plus souvent je faisais l’endormi, et quandle prêtre me disait au matin : « Cette nuit, garçon,n’as-tu rien senti ? J’ai couru après la couleuvre et je croisqu’elle vient se mettre auprès de toi dans ton lit, car ces bêtessont fort froides et cherchent la chaleur. » – « Plaise àDieu, » répondais-je, « qu’elle ne me morde pas, car j’enai grand peur. »

Le prêtre était si excité et sicontinuellement éveillé, que, ma foi, la couleuvre, ou, pour mieuxdire, le couleuvreau, n’osait plus ronger de nuit ni s’approcher ducoffre ; mais je donnais mes assauts de jour, pendant que monmaître était à l’église ou dans le village. Lui, voyant ces dégâtset le peu de remède qu’il y pouvait apporter, errait la nuit commeun fantôme, ainsi que je l’ai dit.

J’eus peur que par ces diligences il ne vint àtrouver la clef que je tenais sous ma paillasse, et il me parut quele plus sûr était, pendant la nuit, de la garder dans ma bouche,car, depuis que j’étais entré au service de l’aveugle, je l’avaissi bien habituée à me servir de bourse, qu’il m’advint d’y abriterdouze ou quinze maravédis, tous en demi-blanques, sans que je fussepour cela empêché de manger : autrement je n’aurais pas réussià soustraire une seule blanque à l’enquête du maudit aveugle, quin’omettait de tâter soigneusement nulle pièce ni couture.

Ainsi donc, comme j’ai dit, tous les soirs jemettais la clef dans ma bouche et dormais sans craindre que monsorcier de maître la découvrît. Mais quand le malheur doit venir,vaine est la prévoyance. Ma destinée, ou, pour mieux dire, mespéchés, voulurent qu’une nuit, tandis que je dormais, la clef seplaçât dans ma bouche, alors sans doute ouverte, de telle façon quele souffle, qu’en dormant j’exhalais, passât par le creux de laclef, qui était forée, en sifflant très fort, pour comble demalechance. De manière que mon maître, réveillé en sursaut,l’entendit et crut que c’était le sifflement de la couleuvre, et eneffet il y en avait apparence. Il se leva tout doucement avec songourdin à la main, puis, à tâtons et au sifflement de la couleuvre,se dirigea vers moi avec grande précaution pour n’en être pointsenti. Et lorsqu’il se fut approché, il pensa que là, dans lapaillasse où j’étais couché, elle était venue se réchauffer à machaleur. Alors levant haut son bâton, car il pensait l’avoir souslui et lui donner telle bastonnade qu’il la tuerait, il m’assénasur la tête un si grand coup, que j’en restai sans connaissance etgrièvement navré.

Lorsqu’il s’aperçut qu’il m’avait atteint, àla grande plainte que du terrible coup je dus faire, il s’approcha,comme il le conta depuis, et m’appelant à voix haute, tenta de mefaire revenir à moi. Mais comme, en me tâtant de ses mains, ilsentit que je perdais du sang en abondance et reconnut le tortqu’il m’avait fait, en grande hâte il alla chercher une lumière.S’en étant muni, il revint et me trouva geignant avec ma clef dansla bouche, que je n’avais pas lâchée, et dont une moitié sortait etse trouvait dans la même position que lorsque j’en sifflais.Consterné à l’aspect de cette clef, le tueur de couleuvres laconsidéra, et, me la tirant toute hors de la bouche, vit ce qui enétait, car, par les gardes, elle ne différait en rien de la sienne.Il alla aussitôt l’éprouver, et, par ce moyen, prouva le méfait.C’est alors que dut dire le cruel chasseur : « Le rat etla couleuvre qui me donnaient guerre et mangeaient mon bien, je lesai trouvés. »

De ce qui advint pendant les trois jourssuivants, je ne certifierai rien, vu que je les passai dans leventre de la baleine ; mais ce que je viens de vous conter, jel’ouïs dire, après avoir repris connaissance, à mon maître, qui, àtous ceux qui venaient s’informer, relatait le cas tout aulong.

Au bout de trois jours, je revins à moi et metrouvai couché sur ma paillasse, la tête toute emplâtrée etcouverte d’huiles et d’onguents. Étonné, je dis :« Qu’est ceci ? » – « Ce sont, » merépondit le cruel prêtre, « les rats et les couleuvres qui meruinaient et que j’ai chassés. » Je m’examinai et me vis simaltraité, qu’aussitôt j’eus vent de mon mal.

À cette heure entrèrent une vieillecharmeresse et les voisins, qui se mirent à m’enlever des linges dela tête et à me panser le coup de bâton ; et comme ils virentque j’avais repris connaissance, ils s’en réjouirent beaucoup et medirent : « Allons, vous avez recouvré vos sens ;s’il plaît à Dieu, ce ne sera rien. » Puis ils recommencèrentà conter mes misères et à en rire, et moi, pauvret, à en pleurer.Avec tout cela, ils me donnèrent à manger, car j’étais transi defaim, et c’est à peine s’ils purent me secourir. Enfin, petit àpetit, au bout de quinze jours, je pus me lever et demeurai hors dedanger, mais non pas hors de faim ni complètement guéri.

Le lendemain du jour où je me levai, leseigneur mon maître me prit par la main, et, m’ayant fait passer laporte et mis dans la rue, me dit : « Lazare, dorénavanttu es à toi et non plus à moi. Cherche un maître et va-t’en avecDieu ; je ne veux pas à mon service de si diligent serviteur.Par ma foi, il faut que tu aies été garçon d’aveugle. » Et sesignant devant moi, comme si j’avais eu le diable dans le corps, ilrentra chez lui et ferma sa porte.

Chapitre 4COMMENT LAZARE ENTRA AU SERVICE D’UN ÉCUYER ET CE QUI LUI ADVINTÉTANT EN SA COMPAGNIE

Je fus donc contraint de tirer forces defaiblesse, et, peu à peu, avec l’aide des bonnes gens, gagnai cetteinsigne cité de Tolède, où, par la grâce de Dieu, au bout de quinzejours, ma blessure se ferma. Tant que je fus malade, on me donnaittoujours quelque aumône, mais aussitôt que je fus guéri, tous medisaient :

« Propre à rien, galefretier, cherche,cherche un maître à qui servir. » – « Et où le trouver cemaître ? répondais-je en moi-même, à moins que Dieu ne m’encrée un maintenant, tout exprès, comme il a créé lemonde. »

Passant ainsi de porte en porte et fort malsecouru (car il y a beau temps que la charité est remontée auciel), Dieu me fit rencontrer un écuyer, qui allait par la rueconvenablement vêtu, bien peigné et marchait à pas cadencés etréguliers. Nous nous regardâmes l’un l’autre, et il me dit : –« Garçon, cherches-tu un maître ? » – « Oui,Monsieur », répondis-je. – « Eh bien, viens avec moi.Dieu t’a fait grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dûdire aujourd’hui quelque bonne oraison. »

Je le suivis, remerciant Dieu pour ce que jevenais d’entendre, et aussi parce qu’à son habit et maintien jereconnus que ce maître était celui dont j’avais besoin.

Il était de bon matin lorsque je rencontrai cetroisième maître, qui me fit traverser derrière lui une grandepartie de la cité. Nous passâmes par les places où l’on vendait lepain et les autres provisions. Je pensais, voire même désiraisqu’il m’y chargeât de vivres, car c’était l’heure précisément oùl’on a coutume de se pourvoir du nécessaire ; mais à grandesenjambées il passait devant ces choses. « Peut-être n’yvoit-il rien qui soit à son goût et veut-il que nous achetionsailleurs », me disais-je.

Nous marchâmes ainsi jusqu’à onze heuressonnées. Alors il entra dans la grande église, et moi après lui, etje le vis ouïr la messe et les autres offices divins fortdévotement jusqu’à ce que tout fût fini et les gens retirés. Puisnous sortîmes et, allongeant le pas, commençâmes à descendre unerue. Je le suivais, le plus joyeux du monde de ce que nous ne nousétions pas occupés de chercher notre nourriture, estimant que monnouveau maître était homme qui se pourvoyait en gros et que ledîner devait être déjà servi tel que je le pouvais désirer, et enavais même besoin.

L’horloge sonna une heure après midi au momentoù nous arrivâmes devant une maison, au seuil de laquelle monmaître s’arrêta, et moi aussi ; et renversant le bord de sonmanteau sur son côté gauche, il tira de sa manche une clef etouvrit la porte. Nous pénétrâmes dans la maison, dont l’entréeétait si obscure et lugubre qu’elle paraissait devoir terrifierceux qui s’y engageaient, combien qu’à l’intérieur il y eût unepetite cour et des chambres passables.

Aussitôt que nous fûmes entrés, mon maître ôtade dessus lui son manteau, et, après m’avoir demandé si j’avais lesmains nettes, me le fit secouer et plier avec lui ; puis,soufflant très proprement un siège de pierre, l’y déposa. Celafait, il s’assit à côté de son manteau et s’informa trèsparticulièrement d’où j’étais et comment j’étais venu en cettecité. Je lui en donnai plus long compte que je n’eusse voulu, caril me semblait être plutôt l’heure de mettre la table et dresser lepotage que de répondre à des questions. Toutefois je le satisfis àl’endroit de ma personne du mieux que je sus mentir, lui disant mesqualités et taisant le surplus, qui ne me parut pas pour être diten chambre.

Après cela, il resta un moment silencieux, ceque je tins pour un fâcheux présage, attendu qu’il était déjà prèsde deux heures et que je ne lui voyais pas plus d’envie de mangerqu’à un mort. Puis je considérais ceci : qu’il tenait sa portefermée à clef, qu’on n’entendait en haut ni en bas nulle personnevivante marcher par la maison, et que tout ce que j’y avais vuétaient des murs, sans chaise, dressoir, banc ni table, sans mêmeun coffre comme celui d’antan. Cette maison enfin paraissaitenchantée.

Là-dessus, il me demanda : « Garçon,as-tu mangé ? » – « Non, Monsieur »,répondis-je, « car huit heures n’avaient pas encore sonnélorsque je rencontrai Votre Grâce. » – « Eh bien, moi,pour matin qu’il fût, j’avais mangé, et je dois te dire que quandje mange ainsi quelque chose, je reste jusqu’au soir sans rienprendre. Ainsi, passe-toi comme tu pourras, nous souperons plustard. »

Croyez bien, Monsieur, que lorsque j’ouïscela, il s’en fallut de peu que je ne tombasse de mon haut, non pastant de faim, que parce que je connus clairement que Fortunem’était en tout contraire : je me rappelai de nouveau toutesmes fatigues et recommençai à pleurer mes misères. À la mémoire mevint cette considération que je fis lorsque je pensai quitter leprêtre : que bien qu’il fût maître néfaste et misérable, paraventure il pourrait m’arriver d’en rencontrer un pire. Finalementje pleurai ma laborieuse vie passée et ma prochaine mort àvenir.

Toutefois, dissimulant du mieux que je pus, jelui dis : « Monsieur, je suis enfant et ne me tourmentepas beaucoup pour manger ; Dieu soit béni, je puis me vanterd’être des moins goulus parmi ceux de mon âge, et jusqu’à ce jourj’ai été tenu pour tel par les maîtres que j’ai servis. » –« C’est une vertu, cela, et je t’en aimerai mieux, car c’estaffaire aux pourceaux de se gorger et aux hommes de bien de mangermodérément. » – « Je t’ai bien compris, dis-je entre mesdents : maudites soient telles médecine et vertu que cesmaîtres que je rencontre découvrent dans la faim ! »

Alors je m’assis dans un coin près de laporte, et tirai de mon sein quelques morceaux de pain qui m’étaientrestés de l’aumône. Voyant cela, il me dit : « Viens icigarçon, que manges-tu ? » Je m’approchai et lui montraile pain. Des trois morceaux que je tenais, il en prit un, le plusgros et le meilleur, et me dit : « Par ma vie, ce painsemble bon. » – « Comment, répondis-je, vous le trouvezbon, maintenant ? » – « Oui, ma foi. D’oùl’as-tu ? Penses-tu qu’il ait été pétri par des mainsnettes ? » – « Cela, je ne saurais le dire, mais,pour moi, je n’en suis pas dégoûté. » – « Allons, plaiseà Dieu qu’il en soit ainsi, » dit mon pauvre maître. Et leportant à sa bouche, il commença à lui donner d’aussi féroces coupsde dents que moi aux autres morceaux. « Par Dieu, ce pain estle plus savoureux du monde », dit-il.

Voyant de quel pied il clochait, je me hâtai,car je le vis en disposition, s’il terminait avant moi, de m’offrirses services pour m’aider à manger le reste. Aussi achevâmes-nousquasi en même temps. Alors il se mit à secouer avec ses doigtsquelques rares miettes et bien menues qui lui étaient demeurées surla poitrine ; puis il entra dans une petite chambre qui étaitauprès et en rapporta une cruche ébréchée et pas trop neuve, qu’ilme tendit, après en avoir bu. Moi, pour faire le tempérant, je luidis : « Monsieur, je ne bois pas de vin. » –« C’est de l’eau, me répondit-il, tu peux bien enboire. » Je pris donc la cruche et bus, mais pas beaucoup, carmon angoisse n’était pas de soif. Nous demeurâmes ainsi jusqu’à lanuit à deviser de choses dont il désirait s’enquérir, moi luirépondant du mieux que je savais.

Sur ces entrefaites, il me mena dans lachambre où était la cruche dont nous avions bu et me dit :« Garçon, mets-toi là, et regarde comment nous ferons ce lit,afin que dorénavant tu saches le faire. » Je me plaçai d’uncôté et lui de l’autre, et nous fîmes le pauvre lit, où il n’yavait guère à faire, car il n’était formé que d’une claie decannes, portée par des tréteaux, sur laquelle était posée la chose,qui, sans en avoir l’air, à cause qu’elle était peu accoutuméed’être lavée et contenait beaucoup moins de laine qu’il n’eût étébesoin, servait de matelas. Nous l’étendîmes, faisant notrepossible pour l’amollir, mais inutilement, car il est malaisé derendre le dur tendre. Et ce diable de bât était si complètementvide, que, mis sur la claie de cannes, toutes les cannes s’ydessinaient au point, qu’à le voir, on eût dit l’échine d’un fortmaigre pourceau. Sur cet affamé matelas, nous mîmes une couverturede même qualité et dont je ne pus distinguer la couleur.

Le lit fait et la nuit venue, mon maître medit : « Lazare, il est tard déjà, et d’ici à la place ily a loin, sans compter qu’en cette cité rôdent beaucoup de larronsqui volent les manteaux. Passons cette nuit comme nous pourrons, etdemain, au matin, Dieu nous fera miséricorde. Comme je vis seulici, je ne suis nullement pourvu, d’autant que ces jours derniersj’ai mangé dehors ; mais maintenant nous nous y prendronsautrement. » – « Monsieur, répondis-je, ne vous mettezpas en peine de moi, je sais bien passer une nuit et même plus sansmanger. » – « Tu t’en porteras mieux, » dit-il,« car, comme nous le disions aujourd’hui, rien en ce monde nefait vivre si longtemps que de peu manger. » – « Si cettevoie est la bonne, dis-je à part moi, je ne mourrai jamais, carj’ai toujours gardé cette règle par force et compte même, telle estma malechance, l’observer toute ma vie. »

Mon maître alors se mit dans le lit, et de seschausses et pourpoint se composa un chevet, puis me commanda de mecoucher à ses pieds, ce que je fis ; mais du diable si je pusdormir un seul somme, car les cannes et mes os ressortis ne firenttoute la nuit que s’entre-heurter et se quereller. Aussi bien n’yavait-il plus dans mon corps, à cause de la faim, des fatigues etmisères que j’avais endurées, une livre de chair, joint que n’ayantce jour-là presque rien mangé, j’étais exaspéré par la faim, quiavec le sommeil ne faisait pas bon ménage. Mille fois, Dieu me lepardonne, je me maudis, moi et ma méchante fortune, pendant la plusgrande partie de la nuit, et, qui pis est, n’osant pas remuer depeur d’éveiller mon maître, je requis plusieurs fois la mort àDieu.

Le matin venu, nous nous levâmes. Mon maîtrecommença à nettoyer et à secouer ses chausses, son pourpoint, sonsaye, son manteau, et moi-même, qui lui servait de portemanteau,puis s’habilla à sa convenance et tout à loisir. Je lui versai del’eau sur les mains, et ensuite il se peigna, mit son épée à saceinture, et, au moment de l’y passer, me dit :« Oh ! si tu savais, garçon, quelle pièce c’est !Certes, il n’y a pas au monde de marc d’or contre lequel je lavoulusse changer, et à aucune de celles qu’il a faites, Antonio n’aréussi à donner une trempe aussi fine qu’est celle-ci. » Et,la tirant du fourreau, la tâta avec les doigts, en disant :« Avec elle, vois-tu, je m’offre à trancher un flocon delaine. » – « Et moi, dis-je bas, avec mes dentsquoiqu’elles ne soient pas d’acier), un pain de quatrelivres. » Il rengaina son épée et ceignit sa ceinture, où ilpendit un chapelet de grosses patenôtres. Puis, s’avançant d’un pascompassé, le corps droit, en en faisant ainsi que de la tête deforts gracieux balancements, le bout de la cape ramené tantôt surl’épaule, tantôt sur le bras, la main droite au côté, sortit par laporte, en disant : « Lazare, veille sur la maison,pendant que je vais ouïr la messe, fais le lit et va remplir lacruche à la rivière qui passe ici en bas, mais ferme la porte àclef, de peur qu’on ne nous vole quelque chose, et mets la clef augond pour que, si je viens en ton absence, je puisserentrer. » Puis il monta la rue d’un si bel air et si gentilmaintien, que qui ne l’eût pas connu, l’aurait pris pour un trèsproche parent du comte Alarcos, ou tout au moins pour le valet dechambre qui lui donnait ses vêtements.

« Béni soyez-vous, oh mon Dieu !dis-je lorsqu’il fut sorti, qui donnez la maladie et envoyez leremède ! Qui donc, rencontrant ce mien maître, ne jugeraitpas, au contentement qu’il montre de soi, qu’il a hier soir biendîné, bien dormi dans un bon lit, et, quoiqu’il soit encore debonne heure, bien déjeuné ce matin ? Grands sont les mystèresque vous opérez, Seigneur, et que le monde ignore. Qui ne seraittrompé par ce beau port, ce manteau et ce saye en bon état, et quivoudrait croire que ce gentilhomme s’est toute la journée d’hiersustenté de cette bribe de pain, que Lazare son serviteur avaitgardée un jour et une nuit dans l’arche de son sein, où ne s’ypouvait pas attacher beaucoup de propreté ? Et qu’aujourd’hui,après s’être lavé les mains et le visage, il se soit, à défautd’essuie-main, servi du pan de son saye, personne assurément ne lesoupçonnerait. Oh ! Seigneur, et combien en devez-vous avoird’épars par le monde, qui, pour cette malédiction qu’ils nommenthonneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pourvous ! »

Je restai ainsi sur le pas de la porte,réfléchissant à ces choses et regardant le seigneur mon maîtrejusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la longue et étroiterue ; puis, je rentrai, et en un credo parcourus toute lamaison du haut en bas, sans y trouver sur quoi je pusse seulementmettre la main. Je fis le noir et pauvre lit, et, prenant lacruche, dévalai à la rivière, où, dans un jardin avoisinant, je vismon maître en grande conversation amoureuse avec deux femmes, enapparence de celles dont ce lieu est bien fourni et qui ont pourcoutume, les matinées ; d’été, d’aller prendre, le frais etdéjeuner, sans porter de quoi, le long de ces fraîches rives, dansl’espoir qu’elles ne laisseront pas d’y trouver quelqu’un qui lesrégale, selon l’habitude que leur en ont donnée les nobles galantsde ce lieu. Mon maître, comme j’ai dit, était au milieu d’elles,semblable à Macias l’énamouré, et leur disait plus de douceurs quen’en a écrites Ovide. Lorsqu’elles sentirent qu’il était bienattendri, elles n’eurent nulle vergogne de lui demander à déjeuner,en échange du payement accoutumé. Lui, qui se sentait aussi froidde bourse que chaud d’estomac, en éprouva un tel chaud et froidqu’il en perdit la couleur du visage, et commença à se troublerdans son discours et à donner des excuses non valables. Mais elles,qui sans doute étaient bien enseignées, connurent aussitôt samaladie et le plantèrent là pour ce qu’il était.

Pendant ce temps je mangeai certains trognonsde choux qui me tinrent lieu de déjeuner, puis, sans être vu de monmaître, en grande hâte, comme il convient à un nouveau serviteur,je regagnai le logis. J’en voulus balayer quelque partie, car il enavait bien besoin, mais n’ayant pas trouvé ce qu’il me fallait pourcela, je me demandai ce que j’allais faire. Il me parut bond’attendre mon maître jusqu’au milieu du jour, au cas où ilviendrait et par aventure apporterait quelque chose à manger ;mais mon attente fut vaine.

Aussi, lorsque deux heures furent sonnées etque je vis qu’il ne venait pas, la faim me torturant, je fermai laporte, mis la clef où il m’avait dit, et repris mon métier avec unevoix basse et plaintive, les mains jointes sur ma poitrine, Dieudevant mes yeux et son nom en ma bouche, et recommençai à quémanderpar les portes et les maisons qui me parurent les plus riches. Or,comme ce métier je l’avais sucé avec le lait, je veux dire que jel’avais appris du grand maître l’aveugle, j’y étais devenu sihabile disciple, qu’encore qu’il n’y eût pas en ce lieu de charitéet que l’année fût peu abondante, je m’y pris de telle manièrequ’avant que l’horloge eût sonné quatre heures, j’avais autant delivres de pain enfouies dans mon corps et en tenais deux en outredans mes manches et mon sein. Je retournai au logis, et, passantdevant la triperie, une des femmes à qui je demandai, me donna unmorceau de pied de bœuf avec quelque peu de tripes cuites.

En arrivant à la maison, j’y trouvai mon bonmaître, qui, ayant plié son manteau et l’ayant posé sur le siège depierre, se promenait dans la cour. Comme j’entrai, il vint audevant de moi. Je crus qu’il allait me gronder d’être troplongtemps demeuré, mais Dieu l’inspira mieux. Il me demanda d’où jevenais. Je lui dis : « Monsieur, jusqu’à deux heuressonnées, je suis resté ici, et voyant que Votre Grâce ne venaitpas, je suis sorti par la cité me recommander aux bonnes gens, quim’ont donné ceci. » Et lui montrai le pain et les tripes queje portais dans une basque de mon vêtement. À quoi il fit bonvisage et dit : « Eh bien, moi, je t’ai attendu pourdîner, et, ne te voyant pas venir, j’ai mangé. Mais tu t’es conduiten honnête homme, car mieux vaut demander pour l’amour de Dieu quede voler. Et ainsi Dieu me vienne en aide, comme je trouve bon ceque tu as fait ; seulement, je te recommande qu’on ne sachepas que tu vis avec moi, pour ce qui regarde mon honneur, quoiqueje pense que cela restera secret, car on me connaît peu en ce lieu,où plût à Dieu que je ne fusse jamais entré. » – « N’ayezà ce sujet nulle inquiétude, Monsieur, » répondis-je :« qui diable me le demanderait, et à qui ledirais-je ? » – Allons, dit-il, mange donc, pauvret, et,s’il plaît à Dieu, nous nous verrons bientôt hors du besoin,quoique je doive te dire que, depuis que je suis entré dans cettemaison, rien ne m’a réussi. Elle doit être de mauvais sol, car il ya des maisons maudites et de mauvais fondements qui communiquent lemalheur à ceux qui y habitent. Celle-ci sans doute est du nombre,mais je te promets que, passé ce mois, je n’y resterai pas, dût-onm’en donner la propriété. »

Je m’assis au bord du siège, et, de peur qu’ilne me réputât goulu, je lui tus la collation que j’avais faite, etme mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis qu’à ladérobée je regardais l’infortuné qui ne pouvait détacher ses yeuxde mes basques dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuilleavoir pour moi autant de compassion que j’en ressentis alors pourmon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et bien desfois l’avais enduré et l’endurais encore. Je me demandai si je luiferai la politesse de le convier à manger, mais comme il m’avaitdit avoir dîné, je craignais qu’il n’acceptât pas l’invitation.Toutefois, je désirais que le pécheur remédiât à sa misère à l’aidede la mienne et déjeunât comme il avait fait la veille, d’autantque j’avais plus ample provision, que mes vivres étaient meilleurset ma faim moindre. Or, Dieu voulut contenter mon désir, en mêmetemps, je pense, que celui de mon maître ; car comme jecommençai à manger, lui, qui se promenait, vint à moi et medit : « Je t’assure, Lazare, que tu as en mangeantmeilleure grâce que ne vis onques à homme au monde, et que personnene peut te regarder manger à qui tu ne donnes appétit, encore qu’iln’en ait point. » – « Le fort grand que tu as te faitestimer beau le mien », dis-je en moi-même. Cependant,puisqu’il y mettait du sien et m’ouvrait la voie, il me parut queje devais l’aider. Je lui dis : « Monsieur, le bon outilfait le bon ouvrier ; ce pain est des plus savoureux, et cepied de bœuf si bien cuit et bien assaisonné, que quiconque leverrait en aurait envie. » – « C’est du pied debœuf ? » dit-il, – « Oui, Monsieur. » –« Or, te dis que c’est le meilleur morceau du monde ; iln’y a pas de faisan que je goûte autant. » – « Goûtez-endonc, Monsieur, et vous verrez si j’ai raison. »

Je lui mis entre les mains le pied et trois ouquatre rations de mon pain le plus blanc. Il s’assit à côté de moiet commença à manger comme qui en a envie, rongeant jusqu’aux osles plus menus, mieux que n’eût fait son propre lévrier.« Avec une sauce à l’ail, » dit-il, « ce manger-làest exquis. » – « La sauce à laquelle tu le manges estencore meilleure, dis-je tout bas. » – « Pardieu,continua-t-il, je m’en suis régalé comme si je n’avais rien mangéde la journée. » – « Me vienne la bonne année, comme celaest vrai », dis-je à part moi.

Il me demanda la cruche à l’eau, que je luidonnai telle que je l’avais rapportée de la rivière ; preuve,puisqu’il n’y manquait rien, que mon maître n’avait pas dîné avecexcès. Nous bûmes, et très contents fûmes dormir comme la nuitprécédente.

Pour abréger je dirai que nous vécûmes ainsihuit ou dix jours, mon pécheur de maître sortant le matin, toujoursavec ces mêmes contentement et démarche mesurée à humer l’air parles rues, tandis que le pauvre Lazare lui servait de pourvoyeur.Souvent je pensais à ma déplorable fortune : avoir quitté lesmauvais maîtres que j’avais eus pour trouver mieux, et enrencontrer un qui, non seulement, ne me nourrissait pas, mais queje devais nourrir ! Malgré tout, je l’aimais bien, considérantqu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et, au lieu de lui envouloir, j’en avais plutôt pitié : aussi, bien souvent, pourporter au logis de quoi l’entretenir, je m’entretenais mal.

Un matin que le pauvre, sorti du lit enchemise, était monté au haut de la maison pour y faire ses besoins,je me mis, afin d’éclaircir mes doutes, à fouiller son pourpoint etses chausses qu’il avait laissés à son chevet, et y trouvai unepetite bourse en velours de soie, plus de cent fois repliée surelle-même et sans une maudite blanque ni apparence qu’il y en eûteu depuis fort longtemps. Cet homme, me dis-je, est pauvre, etpersonne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et leladre prêtre de malheur, qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un enbaisant la main, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient defaim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoircompassion de celui-ci. Dieu m’est témoin qu’au jour d’aujourd’hui,quand il m’arrive d’en rencontrer un de sa condition, avec ce portet cette magnificence, j’en ai pitié, à la pensée qu’il souffrepeut-être ce que j’ai vu souffrir à celui-ci, qu’il me plaisaitplutôt de servir, malgré toute sa misère, que les deux autres, pourles raisons que j’ai dites.

D’une chose seulement j’étais un peumécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant deprésomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure quemontait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, unerègle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aientvaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. LeSeigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal.

Étant donc en tel état et menant la vie que jedis, ma mauvaise fortune, qui de me poursuivre n’était point encoresatisfaite, ne voulut pas même que je demeurasse en cette misérableet honteuse existence, car, l’année ayant été stérile en blé, leconseil de la cité décida d’en bannir tous les étrangers pauvres,publiant peine du fouet contre ceux qui y seraient dorénavantrencontrés. Et, en exécution de ce ban, quatre jours après qu’ilfut publié, je vis mener une procession de pauvres qu’on fouettaitpar les quatre rues principales, ce qui me causa une si grandeépouvante que je n’osais plus me risquer à mendier.

Alors, qui l’aurait pu voir, eût vu la disettede notre maison, la tristesse et le silence de ses habitants,tellement qu’il nous arriva de demeurer deux ou trois jours sansmanger une bouchée ni parler une parole. À moi me sauvèrent la viequelques femmelettes, fileuses de coton, qui faisaient des bonnetset habitaient auprès de nous, avec lesquelles j’avais lié voisinageet connaissance. De la misère qu’on leur portait, elles medonnaient quelque petite chose, de laquelle, presque trépassé, jeme passais ; et toutefois je n’avais pas tant de pitié de moique de mon infortuné maître, qui, en huit jours, ne mangea pas unseul morceau ; au moins à la maison nous demeurâmes sansmanger : lui, où allait-il, que mangeait-il ? je ne sais.Néanmoins vous l’eussiez vu, sur le midi, descendre la rue, lecorps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, poursoutenir la maudite vanité qu’ils nomment honneur, prendre un brinde la paille dont la maison n’était déjà guère pourvue, et, sortantsur le pas de la porte, se curer les dents, qui entre ellesn’avaient rien, tandis qu’il se lamentait sans cesse de cemalencontreux logis. « Il est mauvais, vois-tu, et c’est lesort désastreux de notre demeure qui est cause de ce qui nousarrive. Elle est lugubre, triste, sombre, et tant que nous yvivrons, nous souffrirons : je désire que vienne la fin dumois pour en sortir. »

Ainsi persécutés de faim et de misère, unjour, je ne sais par quelle chance ou aventure, au pauvre pouvoirde mon maître tomba un réal ; armé duquel, il s’en vint à lamaison aussi triomphant que s’il eût eu le trésor de Venise, et,d’un air fort satisfait et souriant, me le donna, en disant :« Tiens, Lazare, voici que Dieu nous entr’ouvre sa main, va àla place et achètes-y pain, vin et viande. Crevons un œil audiable. Et qui plus est, je t’annonce, pour que tu t’en réjouisses,que j’ai loué une autre maison et que nous ne resterons dans lamalencontreuse où nous sommes que jusqu’à la fin de ce mois.Maudite soit-elle et maudit soit celui qui y posa la premièretuile ; en male heure j’y suis entré. Par Notre-Seigneur,depuis que je l’habite, goutte n’y ai bue, bouchée de pain n’y aimangée, ni repos aucun n’y ai trouvé, tel est son aspect et tellesson obscurité et tristesse. Va et reviens vite, et dînonsaujourd’hui comme des comtes. »

Je pris mon réal et ma cruche et, allongeantle pas, montai la rue, me dirigeant vers la place, fort content etde belle humeur. Mais à quoi bon, s’il est écrit en ma tristedestinée qu’aucune joie ne me doit venir sans chagrin ? Ce futaussi ce qui m’advint. Comme donc je montais la rue, pensant à quoij’emploierais mieux et plus profitablement le réal, et rendantgrâces à Dieu de ce qu’il avait pourvu mon maître d’argent, voiciqu’à l’improviste vint à ma rencontre un mort, que plusieursprêtres et d’autres gens descendaient sur un brancard au bas de larue. Je me rangeai contre le mur pour leur faire place. Après lecorps, et le joignant, venait une femme, qui devait être celle dudéfunt, couverte de deuil et accompagnée de beaucoup d’autres. Ellepleurait et poussait de grands cris, disant : « Mon mariet mon seigneur, où vous portent-ils ? À la maison triste etinfortunée, à la maison caverneuse et sombre, à la maison où l’onne mange ni ne boit. »

Lorsque j’ouïs cela, je crus que le ciel et laterre allaient se rejoindre. « Oh malheureux de moi, c’estchez nous qu’ils portent ce mort ! » Et laissant maroute, fendis par le milieu de la troupe et à toutes jambesredescendis jusqu’à notre maison, qu’après y être entré je fermaien grande hâte, implorant l’aide et la faveur de mon maître etl’embrassant pour qu’il vînt me secourir et défendre l’entrée. Lui,un peu troublé et croyant qu’il s’agissait d’autre chose, medit : « Qu’est-ce, garçon ? Pourquoi cries-tu ?Qu’as-tu ? Pourquoi fermes-tu la porte avec tellefurie ? » – « Oh ! Monsieur »,répondis-je, « accourez ici, on nous apporte un mort. » –« Comment, un mort ? » – « Oui, je l’airencontré là-haut, et sa femme l’accompagnait en disant :« Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? à lamaison caverneuse et sombre, à la maison triste et infortunée, à lamaison où l’on ne mange ni ne boit. » Oui, Monsieur, ils nousl’apportent ici. » À ces mots, mon maître, quoiqu’il n’eût pasgrand motif de rire, rit tellement, qu’il fut un très grand momentsans pouvoir parler.

Cependant j’avais mis le verrou à la porte etm’y étais adossé pour la mieux défendre. Les gens passèrent avecleur mort, et, nonobstant, je craignais toujours qu’ils ne vinssentnous le mettre à la maison. Alors mon bon maître, quand il fut plussoûl de rire que de manger, me dit : « Oui, certes,Lazare, selon ce que tu as entendu dire à la veuve, tu as eu raisonde penser ce que tu as pensé ; mais puisque Dieu en a disposéautrement et qu’ils ont passé outre, ouvre, ouvre, et va chercher àmanger. » – « Laissez, Monsieur, qu’ils passent le coinde la rue. » Enfin mon maître vint à la porte de la rue,l’ouvrit et m’animant, ce qui, vu la crainte et le trouble quim’avaient saisi, était bien nécessaire, me remit sur mon chemin.Mais encore que ce jour-là nous fissions bonne chère, du diable sije pus trouver du goût à rien et je fus trois jours sans reprendrela couleur de mon visage. Quant à mon maître, toutes les fois qu’ilse ressouvenait de mon aventure, il ne pouvait se tenir derire.

Je vécus ainsi quelque temps avec cet écuyer,mon troisième et pauvre maître, désirant toujours connaître lemotif de sa venue et de son séjour en ce lieu, car dès la premièrejournée que je passai à son service, je m’aperçus qu’il étaitétranger, au peu de liaison et conversation qu’il avait avec leshabitants. Enfin mon désir fut exaucé et je sus ce que je désiraissavoir.

Un jour que nous avions convenablement mangéet qu’il était assez satisfait, il me conta son cas. Il me ditqu’il était de Castille-la-Vieille et avait quitté son pays rienque pour ne pas lever son bonnet à un gentilhomme son voisin.« Monsieur, lui dis-je, s’il était ce que vous dites et plusriche que vous, vous n’auriez failli en le saluant le premier,puisque vous dites qu’il vous saluait aussi. » – « Oui,il était ce que j’ai dit et plus riche que moi et me saluaitaussi ; mais, puisque si souvent je lui tirais mon bonnet lepremier, il n’eût pas été mauvais qu’il me prévînt quelquefois etme gagnât de la main. » – « Il me semble, Monsieur, queje n’aurais pas regardé à cela, principalement avec plus grands etplus riches que moi. » – « Tu es enfant », medit-il, « et n’entends rien aux exigences de l’honneur, enquoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien. Or, jete fais savoir que je suis, comme tu vois, un écuyer, mais que,néanmoins, si je rencontrais le comte dans la rue et qu’il ne metirât pas (j’entends complètement bien tiré) son bonnet, en levoyant venir une autre fois je saurais pardieu bien, pour ne paslui tirer le mien, entrer dans quelque maison, feignant d’y avoiraffaire ou passer par une autre rue avant qu’il ne merejoigne ; car un noble ne doit rien à d’autres qu’à Dieu etau roi, et il ne convient pas, qu’étant homme de bien, il négligeune minute de priser beaucoup sa personne. Je me souviens qu’unjour j’outrageai un artisan de mon pays et voulus porter la mainsur lui, parce que chaque fois que je le rencontrais, il medisait : « Dieu maintienne Votre Grâce. » –« Vous, Monsieur le méchant vilain, lui dis-je, pourquoin’êtes-vous pas mieux appris ? Dieu vous maintienne, medites-vous, comme si j’étais le premier venu ? » De cejour en avant il me tirait son bonnet d’ici là-bas et me parlaitcomme il devait. – « N’est-ce donc pas une bonne manière de sesaluer l’un l’autre que de dire : Dieu vousmaintienne ? » répliquai-je à mon maître. – Sache, à lamale heure, me répondit-il, qu’on dit cela aux gens ducommun ; mais qu’à un noble comme moi, on doit lui dire aumoins : Je baise les mains de Votre Grâce, ou, à la rigueurencore, si celui qui parle est gentilhomme : Je vous baise lesmains, Monsieur. Aussi à cet homme de mon pays qui me soûlait demaintien, je ne lui voulus jamais souffrir tel salut, ni n’aisouffert ni souffrirai à âme qui vive, fors au roi, qu’on medise : Dieu vous maintienne. – Pauvre de moi, dis-je, je nem’étonne point qu’il ait si peu souci de te maintenir, puisque tune souffres pas que personne l’en prie. »

« Surtout, continua-t-il, que je ne suispas si pauvre que je ne possède en mon pays un emplacement à bâtirdes maisons, qui, si elles étaient sur pied et bien bâties, à seizelieues du lieu de ma naissance, sur cette Costanilla de Valladolid,me vaudrait plus de deux cent mille maravédis, tellement on les ypourrait bâtir grandes et bonnes ; davantage, un colombier,qui, s’il n’était pas ruiné comme il est, me donnerait chaque annéeplus de deux cents colombes, et d’autres choses dont je me tais,que j’abandonnai à cause de mon honneur pour venir à cette citépensant y trouver un bon parti ; mais ce que j’attendais nem’est pas arrivé. »

« Des chanoines et des dignitaires del’Église, oui, j’en ai trouvé assez, mais ce sont gens si limitésque le monde entier ne leur ferait pas forcer le pas. Desgentilshommes de moyenne taille me prient aussi, mais servir tellesgens c’est grande fatigue, car d’homme il faut se convertir enmanille, ou sinon ils vous disent : « Allez avecDieu ; » et communément les salaires sont à longs termeset les plus sûrs : nourriture pour service ; ou, s’ilsveulent tranquilliser leur conscience et vous récompenser de vossueurs, de leur garde-robe ils vous livreront un pourpoint sué, unmanteau ou un saye râpé. D’autre part, si l’on sert un seigneurtitré, il est vrai qu’on passe sa misère, mais peut-être n’y a-t-ilpas en moi habileté pour servir et contenter ceux-ci. Pardieu, sij’en rencontrais un, je pense que je serais son grand mignon et luiferais mille services. Tout comme un autre je saurais lui mentir,lui plaire à ravir, et trouver charmantes toutes ses saillies ouses manières, quand bien même elles ne seraient pas les meilleuresdu monde ; ne jamais lui dire, encore qu’elle lui importâtbeaucoup, chose qui le pût chagriner ; me montrer, à l’endroitde sa personne, fort diligent, en actes et en paroles, mais ne pasme tuer pour bien faire ce qu’il n’aurait pas occasion devoir ; gronder les serviteurs là où il le pourrait entendrepour paraître soigneux de ses intérêts, et, si lui-même en grondaitun, pour attiser sa colère, lancer quelques pointes aiguisées, maisqui parussent dites en faveur du coupable ; rapporter du biende ce qui lui paraîtrait bien, au contraire, railler méchamment etcalomnier ceux de la maison et du dehors ; enquêter etchercher à savoir la vie des autres pour la lui raconter, et autresgentillesses de cette qualité, qui aujourd’hui sont pratiquées à lacour et plaisent aux seigneurs. C’est pourquoi ils ne veulent paschez eux d’hommes vertueux, mais les haïssent, les méprisent et lestraitent de sots, disant qu’ils ne sont point aptes aux affaires,et que le maître ne peut pas se reposer sur eux. Avec de telsmaîtres, les adroits serviteurs s’accommodent, comme jem’accommoderais, moi ; mais ma triste destinée ne veut pas quej’en trouve. »

En ces termes déplorait aussi mon maître sonadverse fortune, m’informant de sa valeureuse personne, quandsoudain entrèrent par la porte un homme et une vieille ;l’homme pour lui réclamer le loyer du logis, la femme celui du lit.Et ayant établi le compte, pour deux mois le firent redevable de cequ’il n’eût pu amasser en un an, de douze ou treize réaux, jecrois. Mon maître leur donna fort bonne réponse, disant qu’ilallait sortir à la place pour changer un doublon, et qu’ilsrevinssent au soir ; mais son départ fut sans retour. Ilsrevinrent sur le tard, mais c’était trop tard. Je leur dis que monmaître n’était point encore rentré.

La nuit venue et lui non, j’eus peur de resterseul à la maison et m’en fus chez les voisines, auxquelles jecontai le cas, et qui me gardèrent pour la nuit. Au matin, lescréanciers revinrent et s’enquirent du voisin, mais :« Voyez à l’autre porte. » Enfin, les femmes leurdirent : « Tenez, voici son garçon et la clef de laporte. » Ils me demandèrent où était mon maître. Je leurrépondis que je ne le savais pas, et que, depuis qu’il était sortipour changer la pièce, il n’était pas revenu, ce qui me faisaitcroire qu’il s’était sauvé d’eux et de moi avec la monnaie dudoublon.

Dès qu’ils ouïrent cela, ils furent quérir unalguazil et un greffier. Et les voici qui reviennent avec ces gens,prennent la clef, m’appellent, appellent des témoins, ouvrent laporte et entrent pour saisir le bien de mon maître jusqu’àconcurrence de la dette. Ils parcoururent toute la maison, et,l’ayant trouvée vide, comme je l’ai conté, me dirent :« Où est le mobilier de ton maître ? ses coffres, sestapisseries et ses ustensiles de ménage ? » – « Jen’en sais rien », dis-je. – « Sans doute ils l’ont enlevécette nuit et porté quelque part. Monsieur l’alguazil, arrêtez cegarçon, car il sait où est tout cela. » L’alguazil s’approchaet me mit la main au collet de mon pourpoint, en disant :« Garçon, je t’arrête, si tu ne déclares pas où est le bien deton maître. » Moi qui ne m’était jamais vu en telle détresse(car saisi au collet, oui je l’avais été, mais doucement, pourmontrer le chemin à celui qui ne voyait pas), j’eus grand’peur, et,en pleurant, je promis de répondre à ce qu’ils me demandaient.« C’est bien, » dirent-ils, « dis ce que tu sais, etn’aie crainte. » Le greffier s’assit sur un siège de pierrepour écrire l’inventaire, me demandant ce qu’il y avait.« Messieurs, répondis-je, ce que mon maître possède, à cequ’il m’a dit, est un fort bon emplacement à bâtir des maisons etun colombier ruiné. – « Bien, » dirent les créanciers,« pour peu que cela vaille, il y aura là de quoi éteindre ladette. Et en quelle partie de la cité est situé cela ? »– « Dans son pays. » – « Pardieu, voilà notreaffaire en bonne voie, et où est son pays ? » – « DeCastille-la-Vieille, m’a-t-il dit qu’il était. » À ces mots,l’alguazil et le greffier se mirent à rire très fort :« Voilà une déposition suffisante pour recouvrer votre dette,encore qu’elle fût plus importante. »

À ces mots, les voisines qui étaient là leurdirent : « Messieurs, cet enfant est un innocent qui,depuis peu, vit avec cet écuyer et ne sait pas plus que vous sesaffaires, car même le pauvret s’en venait chez nous et nous luidonnions à manger ce que nous pouvions, pour l’amour de Dieu, et àla nuit il s’en retournait coucher avec son maître. »

Mon innocence reconnue, ils me lâchèrent et memirent en liberté. Puis, l’alguazil et le greffier demandèrentleurs droits à l’homme et à la femme ; sur quoi il y eut entreeux grand débat et rumeur, parce que ceux-ci prétendirent qu’ilsn’étaient pas tenus de payer, puisqu’il n’y avait rien, et,partant, point de saisie. Les autres alléguèrent qu’ils avaientlaissé d’aller à une autre affaire qui leur importait plus, pourvenir à celle-ci. Enfin, après avoir beaucoup disputé, un archersaisit la vieille couverture de la vieille, et, quoiqu’il n’en fûtguère chargé, néanmoins tous les cinq l’escortèrent je ne saisoù ; mais il m’est avis que la pauvre couverture paya pourtous, et bien s’employait-elle, car au moment où elle aurait dûreposer et se délasser des fatigues passées, elle se louaitencore.

Voilà comment me quitta mon pauvre troisièmemaître. Par quoi j’achevai de reconnaître ma déplorable fortune,qui, se déclarant tant et plus contre moi, conduisait mes affairestout à rebours ; car, tandis qu’il est d’usage que lesserviteurs abandonnent leurs maîtres, dans mon cas il en futautrement, mon maître m’ayant laissé et s’étant sauvé de moi.

Chapitre 5COMMENT LAZARE SE MIT AU SERVICE D’UN MOINE DE LA MERCI, ET CE QUILUI ADVINT ÉTANT EN SA COMPAGNIE.

Il me fallut chercher le quatrième, etcelui-ci fut un moine de la Merci, auquel les femmelettes que j’aidites m’adressèrent ; elles l’appelaient parent. Grand ennemidu chœur et de manger au couvent, il se serait damné pour courirdehors, et aimait particulièrement les affaires séculières et lesvisites, tant que je pense qu’il rompait à lui seul plus desouliers que tout le reste du couvent.

Ce maître me donna les premiers souliers quej’usai en ma vie ; mais ils ne résistèrent pas huit jours, etmoi-même je ne pus résister plus longtemps à son trot. Pour cela etd’autres choses que je ne dis pas, je le quittai.

Chapitre 6COMMENT LAZARE SERVIT UN BULLISTE, ET DES CHOSES QU’IL VIT ÉTANTAVEC LUI

Mon sort me fit rencontrer le cinquième, unbulliste, le plus hardi, effronté et rusé répartiteur de bulles quene vis onques ni compte voir ni pense que nul n’a vu, car il avaitet cherchait à cette fin des moyens et manières, et de fortssubtils expédients.

En entrant dans les villages où il devaitprésenter la bulle, premièrement il offrait aux prêtres ou curésquelques menues choses, qui n’avaient non plus grande valeur nisubstance, une laitue murcienne, si c’était la saison, une couplede limons ou d’oranges, une alberge, quelques pêches, ou à chacunune poire bergamote. De cette manière il tâchait de se les rendrepropices, afin qu’ils lui témoignassent leur reconnaissance enfavorisant son négoce et en exhortant leurs ouailles à prendre labulle. Il s’informait de l’instruction des prêtres, et, s’ilapprenait qu’ils sussent le latin, il n’en soufflait un traître motpour ne point broncher, mais usait d’un gentil et bien troussécastillan et d’un langage fort libre ; si, au contraire, onlui rapportait que lesdits prêtres étaient de ces révérends quisont plutôt ordonnés pour leur argent que pour leurs lettres ouleur piété, il jouait devant eux au saint Thomas, et deux heuresdurant parlait latin, ou du moins quelque chose qui y ressemblait,encore que ce n’en fût pas.

Quand de gré on ne lui prenait pas les bulles,il cherchait à les faire prendre de force, molestant le peuple etparfois usant de cauteleux artifices. Et comme il serait trop longde conter tous ceux que je lui vis employer, je n’en dirai qu’unfort subtil et plaisant, qui montrera assez son adresse.

En un lieu de la Sagra de Tolède, où il avaitprêché deux ou trois jours, faisant ses diligences accoutumées, lesgens ne lui avaient pas pris la bulle, ni, à ce qu’il me parut,n’avaient envie de la lui prendre. Il s’en donnait au diable, et,ayant pensé ce qu’il devait faire, résolut de convoquer le peuplepour le lendemain au matin expédier la bulle.

La veille au soir, après souper, l’alguazil etlui s’étant mis à jouer la collation, eurent dispute à propos dujeu et de mauvaises paroles, lui appelant l’alguazil larron, etl’alguazil l’appelant faussaire. Sur quoi M. le Commissairemon maître prit une pique qui était au-dessus de la porte du lieuoù ils jouaient, et l’alguazil mit la main à l’épée qu’il portait àsa ceinture. Au bruit et aux cris que tous nous fîmes, les hôtes etles voisins accoururent et s’interposèrent ; mais les deuxjoueurs, fort en colère, tâchaient de se dégager de ceux qui lesséparaient et voulaient s’entre-tuer. Et comme au grand vacarme lemonde s’amassait, tellement que la maison en était toute pleine,eux, voyant qu’ils ne pouvaient s’attaquer avec leurs armes,échangeaient des paroles injurieuses, et, entre autres, l’alguazildit à mon maître qu’il était un faussaire et que les bulles qu’ilprêchait étaient fausses. Finalement, les gens du lieu, neréussissant pas à les apaiser, décidèrent de conduire l’alguazil dece logis à un autre, et ainsi mon maître resta seul, fort irrité.Puis les hôtes et les voisins l’ayant prié d’oublier sa colère, ils’en alla dormir, et nous tous fûmes nous coucher.

Le matin venu, mon maître se rendit à l’égliseet fit sonner la messe et le sermon pour expédier la bulle. Lepeuple s’assembla, murmurant des bulles, disant qu’elles étaientfausses et que l’alguazil lui-même, en disputant, l’avaitdécouvert ; de manière que si par avant ils n’avaient déjàguère envie de prendre la bulle, cela la leur fit détester du toutau tout.

M. le Commissaire monta en chaire etcommença son sermon, excitant les gens à ne pas renoncer à un sigrand bien et à l’indulgence que la sainte bulle leur conférait.Or, tandis qu’il était au plus beau du sermon, voici l’alquazil quientre par la porte de l’église, fait sa prière, puis, se levant,d’une voix haute et grave, commence posément à dire :« Bonnes gens, écoutez-moi un mot, et après vous écouterez quivous voudrez. Sachez que je suis venu ici avec ce charlatan quivous prêche et qui m’a enjôlé et persuadé de l’aider en cetteaffaire, à condition que nous partagerions le profit. Maismaintenant, considérant le tort que je causerais à ma conscience età votre bourse, je me repens de ce que j’ai fait et vous déclareouvertement que les bulles qu’il prêche sont fausses, que vous nedevez ni le croire ni les prendre, et que je n’ai en cela partdirecte ni indirecte ; ce que je prouve en renonçant dès àprésent à ma verge et la jetant par terre, afin que si un jour cethomme est puni pour sa fausseté, vous me soyez témoins que je n’aipas été avec lui ni ne lui ai prêté assistance, mais que je vous aidétrompés en dénonçant sa malice. » Et il termina ainsi saharangue.

Quelques personnes honorables qui étaient làvoulurent se lever et chasser l’alguazil de l’église pour éviter lescandale ; mais mon maître les retint et commanda à tous, souspeine d’excommunication, de ne point le violenter et de lui laisserdire tout ce qu’il voudrait. Lui-même garda le silence pendant quel’alguazil dit ce que j’ai rapporté. Et, lorsque celui-ci se tut,mon maître lui dit que s’il voulait parler encore, qu’il parlât. Etl’alguazil répondit : « Il y a bien plus à dire sur vouset votre fausseté, mais cela suffit pour l’instant. »

Alors M. le Commissaire, tombant à genouxdans la chaire, les mains jointes, les yeux levés au ciel, ditceci : « Seigneur Dieu, à qui aucune chose n’est cachée,mais toutes sont manifestes, et à qui rien n’est impossible, tusais la vérité et combien je suis injustement outragé. En ce qui metouche, je le pardonne, pour que toi, Seigneur, tu me pardonnes. Neprends point garde à cet homme qui ne sait ce qu’il dit, ni cequ’il fait. Mais l’injure à toi faite, je te prie et te requiers,au nom de la justice, de ne la point dissimuler, car peut-être setrouve-t-il ici quelqu’un qui pensait prendre la bulle et qui,ayant ajouté foi aux paroles fausses de cet homme, est près d’yrenoncer. Et cela devant être si préjudiciable au prochain, je tesupplie, Seigneur, de ne le point dissimuler, mais de montrer icipromptement un miracle qui ait lieu en cette forme : si ce quecelui-ci a dit est vrai et si je suis coupable de malice et defausseté, que cette chaire s’abîme avec moi et descende septbrasses sous terre, d’où elle ni moi ne reparaissions jamais ;si, au contraire, ce que je dis est vrai et si cet homme, àl’instigation du démon et pour priver et frustrer ceux qui sont icid’un si grand bien, a menti méchamment, qu’il soit châtié et qu’àtous soit manifestée sa malice. »

À peine mon dévot maître avait-il terminé sonoraison, que le misérable alguazil tomba de son haut et donna sigrand coup, que l’église tout entière en retentit ; puis semit à bramer, à lancer de l’écume par la bouche, à la tordre, àfaire des grimaces avec son visage, à se débattre des pieds et desmains et à se rouler de côté et d’autre sur le sol. Le tumulte etles cris des assistants étaient tels qu’entre eux ils nes’entendaient plus. Plusieurs étaient épouvantés etperplexes ; les uns disaient : « Dieu le secoure etle sauve » ; d’autres : « C’est bien fait pourlui, puisqu’il porte un faux témoignage. » Finalement,quelques-uns, non sans grande frayeur, à mon avis, s’approchèrentet le saisirent par les bras, dont il donnait à la ronde de fortesgourmades ; d’autres le prirent par les jambes, les empoignantsolidement, car on n’eût trouvé au monde mule vicieuse qui lançâtde si violentes ruades. Et, à plus de quinze ensemble, lemaintinrent ainsi un long temps, l’alguazil leur distribuant à tousdes coups à pleines mains et frappant sur le museau de ceux qui serelâchaient.

Pendant que ceci se passait, le seigneur monmaître était agenouillé dans sa chaire, les mains et les yeuxtendus vers le ciel, et comme transporté en la divineessence ; en sorte que ni les plaintes, ni le bruit, ni lesclameurs qui remplissaient l’église n’étaient capables de le tirerde sa pieuse contemplation. Enfin ces bonnes gens s’approchèrent delui, et, l’appelant, le réveillèrent et le supplièrent de secourirce pauvre homme qui se mourait, sans tenir compte de ce qui s’étaitpassé ni de ses mauvaises paroles, puisqu’il en avait déjà reçu lepayement ; et lui dirent que s’il pouvait quelque chose pourdélivrer l’alguazil du péril où il était et des souffrances qu’ilsouffrait, il le fît pour l’amour de Dieu, car ils étaientpleinement convaincus de la faute du coupable et de sa vérité etbonté à lui, le Seigneur, à sa requête et pour le venger, n’ayantvoulu différer le châtiment.

M. le Commissaire, comme qui se réveilled’un doux sommeil, les regarda, regarda le délinquant et tous ceuxqui l’entouraient, puis, d’un ton fort posé, leur dit :« Bonnes gens, jamais vous n’auriez dû prier pour un homme enqui Dieu a si puissamment manifesté sa puissance ; toutefois,comme il nous commande de ne point rendre mal pour mal, mais depardonner les injures, nous pouvons en confiance supplier SaMajesté divine qu’Elle accomplisse ce qu’Elle nous ordonne de faireet pardonne à celui qui l’a offensée en mettant obstacle autriomphe de la sainte foi. Allons tous le prier. » Et,descendant de sa chaire, leur recommanda de supplier fortdévotement Notre-Seigneur d’avoir pour agréable de pardonner à cepécheur, de lui rendre la santé et le bon sens et de chasser de soncorps le démon, puisque Sa Majesté avait permis que pour son grandpéché il y entrât.

Tous se jetèrent à genoux, et, devant l’autel,avec les prêtres, commencèrent à chanter à voix basse une litanie,tandis que monsieur mon maître, prenant la croix et l’eau bénite,alla auprès de l’alguazil, sur le corps duquel il chanta ;puis, levant au ciel ses mains et ses yeux, dont on ne voyaitpresque plus rien qu’un peu de blanc, commença une oraison, nonmoins longue que dévote, qui fit pleurer toute l’assistance (commeil arrive coutumièrement aux sermons de la Passion, lorsqu’ils sontprêchés par un dévot prédicateur à un auditoire dévot), suppliantNotre-Seigneur, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa vie etson repentir, de pardonner et de donner vie et santé à cemalheureux, induit par le démon et sollicité par la mort et lepéché, afin qu’il se repentît et confessât ses fautes.

Cela fait, il commanda d’apporter la bulle,qu’il mit sur la tête de l’alguazil. Aussitôt le pécheur commença àse sentir mieux et peu à peu reprit connaissance. Et, lorsqu’il futbien retourné en son bon sens, il se jeta aux pieds de M. leCommissaire et lui demanda pardon, confessant avoir dit ce que j’airapporté par la bouche et le commandement du démon, premièrementpour faire tort à mon maître et se venger de l’injure qu’il enavait reçue, puis, surtout, à cause que le démon était très chagrindu bien que les gens allaient recevoir en prenant la bulle.

Le seigneur mon maître lui pardonna et tousdeux se réconcilièrent. Et à prendre la bulle il y eut si grandepresse, qu’en tout le village âme vivante ne s’en voulutpasser : mari et femme, garçons et filles, serviteurs etservantes, tous la prirent.

La nouvelle du cas se répandit par lesvillages circonvoisins, de sorte que, lorsque nous y arrivions, iln’était pas besoin de prêcher le sermon ni d’aller à l’église, carles gens venaient prendre les bulles au logis, comme si ç’avaientété des poires qu’on eut donné gratis. De manière que, dans dix oudouze villages des alentours où nous fûmes, mon maître distribuatout autant de milliers de bulles sans la moindre prédication.

Quand le tour fut joué, je dois confesserhumblement que, comme les autres, j’en fus épouvanté et crus quec’était vrai ; mais après, à entendre les rires et moqueriesqu’en firent mon maître et l’alguazil, je compris que tout avaitété imaginé par mon industrieux et inventif maître, et, quoiqueenfant, trouvai bonne la plaisanterie et me dis à part moi :Combien ces farceurs en doivent-ils bailler de semblables auxinnocentes gens !

Finalement, je demeurai avec ce cinquièmemaître près de quatre mois, pendant lesquels j’endurai aussi degrandes fatigues.

Chapitre 7COMMENT LAZARE ENTRA AU SERVICE D’UN CHAPELAIN ET CE QUI LUIARRIVA

Ensuite je servis un maître peintre detambourins, pour lui broyer ses couleurs, et, là encore, jesouffris mille maux.

Or, étant en ce temps assez grand garçon, unjour que j’étais entré dans la grande église, l’un de seschapelains me retint à son service et me bailla en charge un bonâne, quatre cruches et un fouet, pour porter de l’eau par la ville.Ce fut le premier échelon que je gravis pour atteindre la bonnevie, car alors je mangeais à ma faim. Chaque jour, je rapportais degain à mon maître trente maravédis, le samedi excepté, où jegagnais pour moi seul, et, outre cela, tous les jours, le surplusdes trente maravédis m’était encore laissé.

Le métier me réussit si bien qu’au bout dequatre ans, avec ce que j’avais épargné, je pus me vêtir forthonorablement à la friperie, où j’achetai un pourpoint de futaine,un saye râpé à manches passementées et à pochette, un manteau quiavait été frisé, et une épée de Cuellar, des vieillespremières.

Dès que je me vis en habit d’honnête homme, jedis à mon maître de reprendre son âne, ne voulant plus continuer cemétier.

Chapitre 8COMMENT LAZARE SERVIT UN ALGUAZIL ET CE QUI LUI ADVINT

Ayant pris congé du chapelain, je servis derecors à un alguazil, mais ne demeurai pas longtemps avec lui, lemétier m’ayant paru dangereux ; car il nous arriva une nuit, àmon maître et à moi, d’être poursuivis à coups de pierre et debâton par des malfaiteurs retirés en franchise ; mon maître,qui les attendit, fut maltraité, mais moi je pus m’enfuir. Cela mefit renier le métier.

Et pendant que je pensais au genre de vie quej’élirais pour y trouver repos et amasser quelque chose pour mavieillesse, Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocationavantageuse. Avec l’aide d’amis et de seigneurs, toutes lesfatigues et misères que j’avais jusqu’alors endurées me furentpayées. J’obtins ce que je cherchais, une charge du Roi (carceux-là seuls qui en ont une réussissent), dont aujourd’hui je viset que j’exerce pour le service de Dieu et le vôtre, Monsieur. Etma charge est de crier les vins qui se vendent en cette cité, decrier aux ventes et les choses perdues, d’accompagner ceux qui sontcondamnés par la justice et de déclarer à haute voix leurs méfaits,enfin, pour parler clair, je suis crieur public.

J’ai eu tant de bonheur et ai si bien remplimon emploi que quasi toutes les choses qui concernent cette chargeme passent par les mains, tellement que, dans toute la ville, celuiqui a du vin à vendre ou quelque autre chose peut compter de n’entirer profit que si Lazare s’en mêle.

En ce temps, M. l’Archiprêtre de SanSalvador, mon maître et votre ami, Monsieur, ayant eu connaissancede ma personne, parce que je lui criais ses vins, chercha à memarier avec une sienne servante ; et moi, voyant qu’il ne m’enpouvait venir que bien et faveur, j’y consentis. Je me mariai doncavec elle, et, jusqu’ici, n’ai point eu lieu de m’enrepentir ; car, outre qu’elle est bonne fille et diligenteménagère, j’ai en M. l’Archiprêtre toute faveur et protection.Bon an, mal an, il lui donne de temps à autre une charge defroment, aux grandes fêtes de la viande, parfois une couple depains de l’offrande et les vieilles chausses qu’il ne met plus. Ilnous a fait louer une maisonnette joignant la sienne, où, presquetous les dimanches et fêtes, nous avions accoutumé de manger ;mais les méchantes langues, qui ne chôment jamais, ne nouslaissaient pas vivre, disant je ne sais quoi, ou plutôt je saisbien quoi : qu’on voyait ma femme faire le lit deM. l’Archiprêtre et lui apprêter son manger.

Dieu les secoure mieux qu’ils ne disent lavérité ! parce que, sans compter qu’elle n’est point femme àse payer de ces plaisanteries, mon maître m’a promis ce qu’iltiendra, je pense ; car un jour il me parla longuement enprésence de ma femme et me dit : « Qui prête foi auxpropos des mauvaises langues ne fera jamais fortune, et je te discela parce que je ne serais point surpris que quelqu’un murmurât,voyant ta femme entrer en ma maison et en sortir. Elle y entre toutà ton honneur et au sien, je te le jure ; et, partant, neprends point garde à ce qu’on peut dire, mais à ce qui te touche,c’est à savoir à ton profit. » – « Monsieur, lui dis-je,j’ai résolu de faire ma compagnie des gens de bien. Il est vrai quecertains de mes amis m’ont dit quelque chose de cela, et même plusde trois fois m’ont assuré qu’avant que je l’épousasse, ma femmeavait par trois fois accouché : sauf votre respect,puisqu’elle est ici présente. »

Alors ma femme se mit à faire tels sermentsque je tremblai que la maison ne s’écroulât sur nous ; puiselle pleura et proféra mille malédictions contre celui qui l’avaitmariée avec moi, en sorte que j’eusse voulu être mort plutôt qued’avoir laissé échapper cette parole de ma bouche. Mais mon maîtred’un côté et moi de l’autre lui dîmes et concédâmes tant de choses,qu’elle cessa de pleurer, moyennant que je lui fisse serment de neplus jamais en ma vie lui parler de cela, mais de me réjouir ettrouver bon qu’elle entrât chez mon maître et en sortît de nuit etde jour, puisque j’étais entièrement assuré de son honnêteté. Etainsi nous demeurâmes tous trois bien d’accord.

Et, jusqu’au jour d’aujourd’hui, personne nenous a ouï parler du fait ; bien plus, lorsque je sens quequelqu’un y veut faire allusion, je l’arrête net et lui dis :« Écoutez, si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui mechagrine, car je ne tiens pas pour mon ami celui qui me cause de lapeine, principalement si c’est pour me mettre mal avec ma femme,qui est la chose du monde que j’estime le plus, l’aimant plus quemoi-même ; car Dieu, en me la donnant, m’a fait mille grâceset plus de bien que je n’en mérite ; et je jurerais surl’hostie consacrée qu’elle est aussi femme de bien qu’aucune autrequi demeure en l’enceinte de Tolède, et qui en dira le contraire,je le tuerai. »

De cette manière, on ne m’en dit rien et j’aila paix en ma maison. Cela advint la même année que notrevictorieux empereur entra en cette insigne cité de Tolède et y tintcortès, en raison de quoi se firent grandes réjouissances et fêtes,comme vous l’aurez appris, Monsieur.

Chapitre 9OÙ LAZARE CONTE L’AMITIÉ QU’IL EUT À TOLÈDE AVEC DES ALLEMANDS ETCE QUI LUI ADVINT AVEC EUX

En ce temps, j’étais dans ma prospérité etau comble de toute bonne fortune, et comme j’allais toujours munid’un bon baril et de bons fruits du pays pour montre de ce que jecriais, je me fis tant d’amis et protecteurs parmi ceux de la citéet du dehors, qu’en quelque lieu que je me rendisse, je ne trouvaisnulle porte fermée. Et j’étais si bien vu, que si j’avais tuéquelqu’un ou s’il m’était advenu quelque autre cas grave, tout lemonde, je crois, eût pris mon parti et j’eusse trouvé chez messeigneurs toute faveur et protection. Aussi ne leur laissais-jejamais la bouche sèche, mais les menais avec moi où se vendait lemeilleur que j’avais crié par la ville, et là nous faisionssplendide chère et vie. Souvent il nous arriva d’entrer sur nosjambes et de sortir sur celles d’autrui ; et, le plus beau, dudiable si tout ce temps-là Lazare de Tormès dépensa une pauvreblanque, ni put obtenir qu’on la lui laissât dépenser. Aucontraire, si parfois, à bon escient, je mettais la main à labourse, feignant de vouloir payer, ils le tenaient pour un affront,et, me regardant de travers, s’écriaient : Nite, nite,asticot, lanz. Puis, me réprimandant, disaient qu’où ilsétaient nul n’avait une blanque à payer.

C’est pourquoi je mourais d’amour pour tellesgens, qui, toutes les fois qu’ils me rencontraient, me bourraientles basques et le sein de jambons, de gigots de mouton cuits dansde bons vins cordiaux et assaisonnés de fine épice, de morceaux dechairs salées et de pain ; en sorte que j’avais en ma maisonde quoi me nourrir, moi et ma femme, une semaine entière. Et aumilieu de cette abondance, je me souvenais de mes faims passées,louais le Seigneur et lui rendais grâce. Ainsi vont les choses etles temps.

Mais, comme dit le proverbe : qui bien tefera, ou bien mourra, ou bien s’en ira. Et ainsi m’advint-il, carla cour changea de résidence comme elle a accoutumé de faire. Et,au moment du départ, je fus vivement requis d’aller avec mes bonsamis, qui me promirent monts et merveilles ; mais, mesouvenant du proverbe : mieux vaut le mal connu que le bien àconnaître, je les remerciai de leur bonne volonté, et, tristement,pris congé d’eux avec force accolades.

Certes, si je n’avais été marié, je n’auraispas quitté leur compagnie, vu que c’étaient gens faits à mon goûtet mon humeur et qui menaient plaisante vie, n’étant ni fantasques,ni présomptueux, et n’ayant scrupule ni dégoût d’entrer en lapremière taverne venue, le bonnet à la main, si le vin le méritait.Gens ronds et honnêtes et de bourse si bien garnie, que Dieuveuille ne m’en point départir d’autres, quand j’aurai grand soif.Mais l’amour de la femme et de la patrie, que déjà je répute mienne– car ne dit-on pas : homme, d’où es-tu ? – me retinrent.Je demeurai donc en cette cité, très privé de mes amis et de la viede cour, quoique bien vu des habitants, et vécus fort à masatisfaction, et avec accroissement de joie et de lignée par lanaissance d’une fort belle fille, dont ma femme accoucha sur cesentrefaites, et encore que j’eusse à son endroit quelque soupçon,ma femme me jura qu’elle était mienne.

Mais alors il parut à la Fortune qu’ellem’avait fort oublié et qu’il était juste qu’elle me montrât ànouveau, irrité et cruel, son sévère visage, afin de compenser cesquelques années de vie heureuse et paisible par autant d’années demisères et de mort amère. Oh ! grand Dieu, et qui, ayant àécrire une si déplorable infortune et un cas si désastreux, nelaisserait chômer l’encrier, mettant la plume sur sesyeux ?

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