La Chartreuse de Parme

Chapitre 8

 

A l’époque de ses malheurs il y avait déjà près d’une année quela duchesse avait fait une rencontre singulière: un jour qu’elleavait la luna comme on dit dans le pays, elle était allée àl’improviste, sur le soir, à son château de Sacca, situé au-delà deColorno, sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait àembellir cette terre; elle aimait la vaste forêt qui couronne lacolline et touche au château, elle s’occupait à y faire tracer dessentiers dans des directions pittoresques.

– Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, luidisait un jour le prince; il est impossible qu’une forêt où l’onsait que vous vous promenez, reste déserte.

Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendaitémoustiller la jalousie.

– Je n’ai pas de craintes, Altesse Sérénissime répondit laduchesse d’un air ingénu, quand je me promène dans mes bois; je merassure par cette pensée; je n’ai fait de mal à personne, quipourrait me haïr?

Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait les injures proféréespar les libéraux du pays, gens fort insolents.

Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du princerevint à l’esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort malvêtu qui la suivait de loin à travers le bois. A un détour imprévuque fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu setrouva tellement près d’elle qu’elle eut peur. Dans le premiermouvement elle appela son garde-chasse qu’elle avait laissé à millepas de là, dans le parterre de fleurs tout près du château.L’inconnu eut le temps de s’approcher d’elle et se jeta à sespieds. Il était jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis;ses habits avaient des déchirures d’un pied de long, mais ses yeuxrespiraient le feu d’une âme ardente.

– Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, jemeurs de faim ainsi que mes cinq enfants.

La duchesse avait remarqué qu’il était horriblement maigre; maisses yeux étaient tellement beaux et remplis d’une exaltation sitendre, qu’ils lui ôtèrent l’idée du crime. »Pallagi, pensa-t-elle,aurait bien dû donner de tels yeux au Saint Jean dans le Désertqu’il vient de placer à la cathédrale. »L’idée de saint Jean luiétait suggérée par l’incroyable maigreur de Ferrante. La duchesselui donna trois sequins qu’elle avait dans sa bourse, s’excusant delui offrir si peu sur ce qu’elle venait de payer un compte à sonjardinier. Ferrante la remercia avec effusion.

– Hélas, lui dit-il, autrefois j’habitais les villes, je voyaisdes femmes élégantes; depuis qu’en remplissant mes devoirs decitoyen je me suis fait condamner à mort, je vis dans les bois, etje vous suivais, non pour vous demander l’aumône ou vous voler,mais comme un sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a silongtemps que je n’ai vu deux belles mains blanches!

– Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il était resté àgenoux.

– Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette positionme prouve que je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elleme tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis quel’on m’empêche d’exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci jene suis qu’un simple mortel qui adore la sublime beauté.

La duchesse comprit qu’il était un peu fou, mais elle n’eutpoint peur; elle voyait dans les veux de cet homme qu’il avait uneâme ardente et bonne, et d’ailleurs elle ne haïssait pas lesphysionomies extraordinaires.

– Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme del’apothicaire Sarasine de Parme; il nous a surpris et l’a chassée,ainsi que trois enfants qu’il soupçonnait avec raison être de moiet non de lui. J’en ai eu deux depuis. La mère et les cinq enfantsvivent dans la dernière misère, au fond d’une sorte de cabaneconstruite de mes mains à une lieue d’ici, dans le bois. Car jedois me préserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas seséparer de moi. Je fus condamné à mort; et fort justement: jeconspirais. J’exècre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas lafuite faute d’argent. Mes malheurs sont bien plus grands, etj’aurais dû mille fois me tuer; je n’aime plus la malheureuse femmequi m’a donné ces cinq enfants et s’est perdue pour moi: j’en aimeune autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère mourrontlittéralement de faim. Cet homme avait l’accent de lasincérité.

– Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.

– La mère des enfants file: la fille aînée est nourrie dans uneferme de libéraux, où elle garde les moutons; moi, je vole sur laroute de Plaisance à Gênes.`

– Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?

– Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j’ai quelquechose, je leur rendrai les sommes volées. J’estime qu’un tribun dupeuple tel que moi exécute un travail qui, à raison de son danger,vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendreplus de douze cents francs par an.

« Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car Je faisface par ce moyen aux frais d’impression de mes ouvrages.

– Quels ouvrages?

– La… aura-t-elle jamais une chambre et un budget?

– Quoi! dit la duchesse étonnée, c’est vous, monsieur, qui êtesl’un des plus grands poètes du siècle, le fameux FerrantePalla!

– Fameux peut-être, mais fort malheureux, c’est sûr.

– Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de volerpour vivre!

– C’est peut-être pour cela que j’ai quelque talent. Jusqu’icitous nos auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payéspar le gouvernement ou par le culte qu’ils voulaient saper. Moi,primo, j’expose ma vie; secundo, songez, madame, aux réflexions quim’agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai me dis-je? Laplace de tribun rend-elle des services valant, réellement centfrancs par mois? J’ai deux chemises, l’habit que vous voyez,quelques mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la corde:j’ose croire que je suis désintéressé. Je serais heureux sans cefatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès de lamère de mes enfants. La pauvreté me pèse comme laide: j’aime lesbeaux habits, les mains blanches…

Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur lasaisit.

– Adieu, monsieur, lui dit-elle, puis-je vous être bonne àquelque chose à Parme?

– Pensez quelquefois à cette question: son emploi est deréveiller les cours et de les empêcher de s’endormir dans ce fauxbonheur tout matériel que donnent les monarchies. Le service qu’ilrend à ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?… Mon malheurest d’aimer, dit-il d’un air fort doux, et depuis près de deux ansmon âme n’est occupée que de vous, mais jusqu’ici je vous avais vuesans vous faire peur.

Et il prit la faite avec une rapidité prodigieuse qui étonna laduchesse et la rassura. »Les gendarmes auraient de la peine àl’atteindre, pensa-t-elle en effet il est fou. »

– Il est fou, lui dirent ses gens, nous savons tous depuislongtemps que le pauvre homme est amoureux de Madame, quand Madameest ici nous le voyons errer dans les parties les plus élevées dubois, et dès que Madame est partie, il ne manque pas de venirs’asseoir aux mêmes endroits où elle s’est arrêtée, il ramassecurieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et lesconserve longtemps attachées à son mauvais chapeau.

– Et vous ne m’avez jamais parlé de ces folies, dit la duchessepresque du ton du reproche.

– Nous craignions que Madame ne le dît au ministre Mosca. Lepauvre Ferrante est si bon enfant! ça n’a jamais fait de mal àpersonne, et parce qu’il aime notre Napoléon, on l’a condamné amort.

Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuisquatre ans c’était le premier secret qu’elle lui faisait, dix foiselle fut obligée de s’arrêter court au milieu d’une phrase. Ellerevint à Sacca avec de l’or, Ferrante ne se montra point. Ellerevint quinze jours plus tard: Ferrante, après l’avoir suiviequelque temps en gambadant dans le bois à cent pas de distance,fondit sur elle avec la rapidité de l’épervier, et se précipita àses genoux comme la première fois.

– Où étiez-vous il y a quinze jours?

– Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers quirevenaient de Milan où ils avaient vendu de l’huile.

– Acceptez cette bourse.

Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu’il baisa et qu’ilmit dans son sein, puis la rendit.

– Vous me rendez cette bourse et vous volez! _ Sans doute; moninstitution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs;or maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts francs et moij ‘en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l’on mependait en ce moment j’aurais des remords. J’ai pris ce sequinparce qu’il vient de vous et que je vous aime.

L’intonation de ce mot fort simple fut parfaite. »Il aimeréellement », se dit la duchesse.

Ce jour-là il avait l’air tout à fait égaré. Il dit qu’il yavait à Parme des gens qui lui devaient six cents francs, etqu’avec cette somme il réparerait sa cabane où maintenant sespauvres petits enfants s’enrhumaient.

– Mais je vous ferai l’avance de ces six cents francs, dit laduchesse tout émue.

– Mais alors, moi, homme public, le parti contraire nepourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends?

La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s’ilvoulait lui jurer que pour le moment il n’exercerait point samagistrature dans cette ville, que surtout il n’exécuterait aucundes arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.

– Et si l’on me pend par suite de mon imprudence, dit gravementFerrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront delongues années, et à qui la faute? Que me dira mon père en merecevant là-haut?

La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à quil’humidité pouvait causer des maladies mortelles; il finit paraccepter l’offre de la cachette à Parme.

Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu’il eût passéeà Parme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachettefort singulière qui existe à l’angle méridional du palais de cenom. Le mur de façade, qui date du Moyen Age, a huit piedsd’épaisseur on l’a creusé en dedans, et là se trouve une cachettede vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C’esttout à côté que l’on admire ce réservoir d’eau cité dans tous lesvoyages, fameux ouvrage du XIIe siècle, pratiqué lors du siège deParme par l’empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dansl’enceinte du palais Sanseverina.

On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierresur un axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse étaitsi profondément touché de la folie de Ferrante et du sort de sesenfants, pour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayantune valeur, qu’elle lui permit de faire usage de cette cachettependant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours dansles bois de Sacca, et comme ce jour-là, il était un peu plus calme,il lui récita un de ses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur àtout ce qu’on a fait de plus beau en Italie depuis deux siècles.Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s’exalta,devint importun, et la duchesse s’aperçut que cette passion suivaitles lois de tous les amours que l’on met dans la possibilité deconcevoir une lueur d’espérance. Elle le renvoya dans ses bois, luidéfendit de lui adresser la parole: il obéit à l’instant et avecune douceur parfaite. Trois jours après, à la tombée de la nuit, uncapucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait,disait-il, un secret important à communiquer à la maîtresse dulogis. Elle était si malheureuse qu’elle fit entrer: c’étaitFerrante.

– Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peupledoit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d’amour. D’autrepart, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puisdonner à Mme la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la luiapporte.

Ce dévouement si sincère de la part d’un voleur et d’un foutoucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps à cet homme quipassait pour le plus grand poète du nord de l’Italie, et pleurabeaucoup. »Voilà un homme qui comprend mon coeur », se disait-elle.Le lendemain il reparut toujours à l’Ave Maria, déguisé endomestique et portant livrée.

– Je n’ai point quitté Parme, j’ai entendu dire une horreur quema bouche ne répétera point; mais me voici. Songez, madame, à ceque vous refusez! L’être que vous voyez n’est pas une poupée decour, c’est un homme!

Il était à genoux en prononçant ces paroles d’un air à leurdonner de la valeur.

– Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: « Elle a pleuré en maprésence; donc elle est un peu moins malheureuse! »

– Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, onvous arrêtera dans cette ville!

– Le tribun vous dira: Madame, qu’est-ce que la vie quand ledevoir parle? L’homme malheureux, et qui a la douleur de ne plussentir de passion pour la vertu depuis qu’il est brûlé par l’amour,ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va périrpeut-être; ne repoussez pas un autre homme de coeur qui s’offre àvous! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au monde quede vous déplaire.

– Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme maporte à jamais.

La duchesse eut bien l’idée, ce soir-là, d’annoncer à Ferrantequ’elle ferait une petite pension à ses enfants, mais elle eut peurqu’il ne partît de là pour se tuer.

A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes,elle se dit: « Moi aussi je puis mourir, et plût à Dieu qu’il en fûtainsi, et bientôt! si je trouvais un homme digne de ce nom à quirecommander mon pauvre Fabrice. »

Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier etreconnut, par un écrit auquel elle mêla le peu de mots de droitqu’elle savait, qu’elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la sommede 25000 francs, sous l’expresse condition de payer chaque annéeune rente viagère de 1500 francs à la dame Sarasine et à ses cinqenfants. La duchesse ajouta: « De plus je lègue une rente viagère de300 francs à chacun de ses cinq enfants, sous la condition queFerrante Palla donnera des soins comme médecin à mon neveu Fabricedel Dongo, et sera pour lui un frère. Je l’en prie. »Elle signa,antidata d’un an et serra ce papier.

Deux jours après, Ferrante reparut. C’était au moment où toutela ville était agitée par le bruit de la prochaine exécution deFabrice. Cette triste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelleou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes dupeuple allèrent se promener ce soir-là devant la porte de lacitadelle, pour tâcher de voir si l’on dressait l’échafaud: cespectacle avait ému Ferrante. Il trouva la duchesse noyée dans leslarmes, et hors d’état de parler; elle le salua de la main et luimontra un siège. Ferrante déguisé ce jour-là en capucin, étaitsuperbe; au lieu de s’asseoir il se mit à genoux et pria Dieudévotement à demi-voix. Dans un moment où la duchesse semblait unpeu plus calme, sans se déranger de sa position, il interrompit uninstant sa prière pour dire ces mots:

– De nouveau il offre sa vie.

– Songez à ce que vous dites, s’écria la duchesse, avec cet oeilhagard qui, après les sanglots, annonce que la colère prend ledessus sur l’attendrissement.

– Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, oupour le venger.

– Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourraisaccepter le sacrifice de votre vie.

Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joiebrilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les brasvers le ciel. La duchesse alla se munir d’un papier caché dans lesecret d’une grande armoire de noyer.

– Lisez, dit-elle à Ferrante.

C’était la donation en faveur de ses enfants dont nous avonsparlé.

Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin;il tomba à genoux.

– Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle lebrûla à la bougie.

« Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vousêtes pris et exécuté, car il y va de votre tête.

– Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plusgrande joie de mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignezne plus faire mention de ce détail d’argent, j’y verrais un douteinjurieux.

– Si vous êtes compromis, je puis l’être aussi repartit laduchesse, et Fabrice après moi: c’est pour cela, et non pas parceque je doute de votre bravoure, que j’exige que l’homme qui meperce le coeur soit empoisonné et non tué. Par la même raisonimportante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pourvous sauver.

– J’exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Jeprévois, madame la duchesse, que ma vengeance sera mêlée à lavôtre: il en serait autrement, que j’obéirais encore fidèlement,ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas réussir, maisj’emploierai toute ma force d’homme.

– Il s’agit d’empoisonner le meurtrier de Fabrice.

– Je l’avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cettevie errante et abominable, j’ai souvent songé à une pareille actionpour mon compte.

– Si je suis découverte et condamnée, comme complice, poursuivitla duchesse d’un ton de fierté, je ne veux point que l’on puissem’imputer de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercherà me voir avant l’époque de notre vengeance: il ne s’agit point dele mettre à mort avant que je vous en aie donné le signal. Sa morten cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m’êtreutile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieursmois, mais elle aura lieu. J’exige qu’il meure par le poison, etj’aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d’un coupde feu. Pour des intérêts que je ne veux pas vous expliquer,j’exige que votre vie soit sauvée.

Ferrante était ravi de ce ton d’autorité que la duchesse prenaitavec lui: ses yeux brillaient d’une profonde joie. Ainsi que nousl’avons dit, il était horriblement maigre, mais on voyait qu’ilavait été fort beau dans sa première jeunesse, et il croyait êtreencore ce qu’il avait été jadis. »Suis-je fou, se dit-il, ou bien laduchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette preuvede dévouement, faire de moi l’homme le plus heureux? Et dans lefait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée decomte Mosca qui, dans l’occasion, n’a rien pu pour elle, pas mêmefaire évader monsignore Fabrice? » – Je puis vouloir sa mort dèsdemain, continua la duchesse, toujours du même air d’autorité. Vousconnaissez cet immense réservoir d’eau qui est au coin du palais,tout près de la cachette que vous avez occupée quelquefois; il estun moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hébien! ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez si vousêtes à Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, quele grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt,mais par le poison, et surtout n’exposez votre vie que le moinspossible. Que jamais personne ne sache que j’ai trempé dans cetteaffaire.

– Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec unenthousiasme mal contenu: je suis déjà fixé sur les moyens quej’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’ellen’était, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra.J’attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue.

Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardaitmarcher.

Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela.

– Ferrante! s’écria-t-elle, homme sublime!

Il rentra, comme impatient d’être retenu; sa figure étaitsuperbe en cet instant.

– Et vos enfants?

– Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accorderezpeut-être quelque petite pension.

– Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de grosétui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ilsvalent cinquante mille francs.

– Ah! madame! vous m’humiliez!… dit Ferrante avec un mouvementd’horreur, et sa figure changea du tout au tout.

– Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux,ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante.

Il mit l’étui dans sa poche et sortit.

La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela denouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse était debout aumilieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant,Ferrante s’évanouit presque de bonheur; la duchesse se dégagea deses embrassements, et des yeux lui montra la porte.

« Voilà le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’estainsi qu’en eût agi Fabrice, s’il eût pu m’entendre. »

Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, ellevoulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois, elle ne remettaitjamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Ellecitait à ce propos un mot de son premier mari, l’aimable généralPietranera: « Quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoicroirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ceparti? »

De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère dela duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisaitson esprit, à chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait lesentiment de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse etde sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lâchement trompée,et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoiqueinnocemment, avait secondé le prince. Dès que la vengeance futrésolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnaitdu bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve àse venger en Italie tient à la force d’imagination de ce peuple;les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ilsoublient.

La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de laprison de Fabrice. Comme on l’a deviné peut-être, ce fut lui quidonna l’idée de l’évasion: il existait dans les bois, à deux lieuesde Sacca, une tour du Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus decent pieds’; avant de parler une seconde fois de fuite à laduchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommessûrs disposer une suite d’échelles auprès de cette tour. Enprésence de la duchesse il y monta avec les échelles, et endescendit avec une simple corde nouée; il renouvela trois foisl’expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit joursaprès, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avecune corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idéeà Fabrice.

Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, quipouvait amener la mort du prisonnier et de plus d’une façon, laduchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elleavait Ferrante à ses côtés, le courage de cet homme électrisait lesien; mais l’on sentait bien qu’elle devait cacher au comte cevoisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se révoltât,mais elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoubléses inquiétudes. Quoi! prendre pour conseiller intime un foureconnu comme tel, et condamné à mort! »Et, ajoutait la duchesse, separlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire desi étranges choses! »Ferrante se trouvait dans le salon de laduchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de laconversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque lecomte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrantede marcher sur-le-champ à l’exécution d’un affreux dessein!

– Je suis fort maintenant! s’écriait ce fou; je n’ai plus dedoute sur la légitimité de l’action!

– Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement,Fabrice sera mis à mort

– Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elleest possible, facile même, ajoutait-il; mais l’expérience manque àce jeune homme.

On célébra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et cefut à la fête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontraClélia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateursde bonne compagnie. La duchesse elle-même remit à Clélia le paquetde cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer uninstant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand soin, mi-partiesde chanvre et de soie, avec des noeuds, étaient fort menues etassez flexibles; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, danstoutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre unpoids de huit quintaux. On les avait comprimées de façon à enformer plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; Clélias’en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui étaithumainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquetsjusqu’à la tour Farnèse.

– Mais je crains la timidité de votre caractère; et d’ailleurs,ajouta poliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer uninconnu?

– M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi ilsera sauvé!

Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur laprésence d’esprit d’une jeune personne de vingt ans, avait prisd’autres précautions dont elle se garda bien de faire part à lafille du gouverneur. Comme il était naturel de le supposer, cegouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la soeurdu marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisaitdonner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premiermoment qu’il s’agissait d’une attaque d’apoplexie, et alors, aulieu de le placer dans sa voiture pour le ramener à la citadelle,on pourrait, avec un peu d’adresse, faire prévaloir l’avis de seservir d’une litière, qui se trouverait par hasard dans la maisonoù se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des hommesintelligents, vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dansle trouble général, s’offriraient obligeamment pour transporter lemalade jusqu’à son palais si élevé. Ces hommes, dirigés parLudovic, portaient une assez grande quantité de cordes, adroitementcachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avait réellementl’esprit égaré depuis qu’elle songeait sérieusement à la fuite deFabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour son âme,et surtout durait trop longtemps. Par excès de précautions, ellefaillit faire manquer cette fuite ainsi qu’on va le voir. Touts’exécuta comme elle l’avait projeté, avec cette seule différenceque le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le mondecrut, et même les gens de l’art, que le général avait une attaqued’apoplexie.

Par bonheur, Clélia, au désespoir ne se douta en aucune façon dela tentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel aumoment de l’entrée à la citadelle de la litière où le général, àdemi mort, était enfermé, que Ludovic et ses gens passèrent sansobjection; ils ne furent fouillés que pour la forme au pont del’Esclave. Quand ils eurent transporté le général jusqu’à son lit,on les conduisit à l’office, où les domestiques les traitèrent fortbien; mais après ce repas qui ne finit que fort près du matin, onleur expliqua que l’usage de la prison exigeait que, pour le restede la nuit, ils fussent enfermés à clef dans les salles basses dupalais; le lendemain au jour ils seraient mis en liberté par lelieutenant du gouverneur.

Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic lescordes dont ils s’étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup depeine à obtenir un instant d’attention de Clélia. A la fin, dans unmoment où elle passait d’une chambre à une autre, il lui fit voirqu’il déposait des paquets de corde dans l’angle obscur d’un dessalons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de cettecirconstance étrange: aussitôt elle conçut d’atroces soupçons.

– Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.

Et sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta:

– Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avezempoisonné mon père!… Avouez à l’instant quelle est la nature dupoison dont vous avez fait usage, afin que le médecin de lacitadelle puisse administrer les remèdes convenables; avouez àl’instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirezde cette citadelle!

– Mademoiselle a tort de s’alarmer, répondit Ludovic, avec unegrâce et une politesse parfaites; il ne s’agit nullement de poison;on a eu l’imprudence d’administrer au général une dose de laudanum,et il paraît que le domestique chargé de ce crime a mis dans leverre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords éternel;mais Mademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il n’existeaucune sorte de danger: M. le gouverneur doit être traité pouravoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j’ail’honneur de le répéter à Mademoiselle, le laquais chargé du crimene faisait point usage de poisons véritables, comme Barbone,lorsqu’il voulut empoisonner Mgr Fabrice. On n’a point prétendu sevenger du péril qu’a couru Mgr Fabrice; on n’a confié à ce laquaismaladroit qu’une fiole où il y avait du laudanum, j’en fais leserment à Mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j’étaisinterrogé officiellement, je nierais tout.

« D’ailleurs, si Mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanumet de poison, fût-ce à l’excellent don Cesare, Fabrice est tué dela main de Mademoiselle. Elle rend à jamais impossibles tous lesprojets de fuite; et Mademoiselle sait mieux que moi que ce n’estpas avec du simple laudanum que l’on veut empoisonner Monseigneur;elle sait aussi que quelqu’un n’a accordé qu’un mois de délai pource crime, et qu’il y a déjà plus d’une semaine que l’ordre fatal aété reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou si seulement elle ditun mot à don Cesare ou à tout autre, elle retarde toutes nosentreprises de bien plus d’un mois, et j’ai raison de dire qu’elletue de sa main Mgr Fabrice. »

Clélia était épouvantée de l’étrange tranquillité de Ludovic. »Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se dit-elle, avecl’empoisonneur de mon père, et qui emploie des tournures poliespour me parler! Et c’est l’amour qui m’a conduite à tous cescrimes!…  »

Le remords lui laissait à peine la force de parler; elle dit àLudovic:

– Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendreau médecin qu’il ne s’agit que de laudanum; mais, grand Dieu!comment lui dirai-je que je l’ai appris moi-même? Je reviensensuite vous délivrer.

« Mais, dit Clélia, revenant en courant d’auprès de la porte,Fabrice savait-il quelque chose du laudanum? »

– Mon Dieu non, Mademoiselle, il n’y eût jamais consenti. Etpuis, à quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avecla prudence la plus stricte. Il s’agit de sauver la vie deMonseigneur, qui sera empoisonné d’ici à trois semaines; l’ordre ena été donné par quelqu’un qui d’ordinaire ne trouve pointd’obstacle à ses volontés; et, pour tout dire à Mademoiselle, onprétend que c’est le terrible fiscal général Rassi qui a reçu cettecommission.

Clélia s’enfuit épouvantée: elle comptait tellement sur laparfaite probité de don Cesare, qu’en employant certaineprécaution, elle osa lui dire qu’on avait administré au général dulaudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans questionner, donCesare courut au médecin.

Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dansl’intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l’ytrouva plus: il avait réussi à s’échapper. Elle vit sur une tableune bourse remplie de sequins, et une petite boîte renfermantdiverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fitfrémir. »Qui me dit, pensa-t-elle, que l’on n’a donné que dulaudanum à mon père et que la duchesse n’a pas voulu se venger delà tentative de Barbone?

« Grand Dieu! s’écria-t-elle, me voici en rapport avec lesempoisonneurs de mon père! Et je les laisse s’échapper! Etpeut-être cet homme, mis à la question, eût avoué autre chose quedu laudanum! »

Aussitôt Clélia tomba à genoux, fondant en larmes, et pria laMadone avec ferveur.

Pendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné del’avis qu’il recevait de don Cesare, et d’après lequel il n’avaitaffaire qu’à du laudanum, donna les remèdes convenables qui bientôtfirent disparaître les symptômes les plus alarmants. Le généralrevint un peu à lui comme le jour commençait à paraître. Sapremière action marquant de la connaissance fut de chargerd’injures le colonel commandant en second la citadelle, et quis’était avisé de donner quelques ordres les plus simples du mondependant que le général n’avait pas sa connaissance.

Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contreune fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s’avisa deprononcer le mot d’apoplexie.

– Est-ce que je suis d’âge, s’écria-t-il, à avoir desapoplexies? Il n’y a que mes ennemis acharnés qui puissent seplaire à répandre de tels bruits. Et d’ailleurs, est-ce que j’aiété saigné, pour que la calomnie elle-même ose parlerd’apoplexie?

Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa faite, ne putconcevoir les bruits étranges qui remplissaient la citadelle aumoment où l’on y rapportait le gouverneur à demi mort. D’abord ileut quelque idée que sa sentence était changée, et qu’on venait lemettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se présentait dans sachambre, il pensa que Clélia avait été trahie, qu’à sa rentrée dansla forteresse on lui avait enlevé les cordes que probablement ellerapportait, et qu’enfin ses projets de fuite étaient désormaisimpossibles. Le lendemain, à l’aube du jour, il vit entrer dans sachambre un homme à lui inconnu, qui, sans mot dire, v déposa unpanier de fruits: sous les fruits était cachée la lettresuivante:

Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, nonpas, grâce au ciel, de mon consentement, mais à l’occasion d’uneidée que j’avais eue, j’ai fait voeu à la très sainte Vierge quesi, par l’effet de sa sainte intercession, mon père est sauvé,jamais je n’opposerai un refus à ses ordres; j’épouserai le marquisaussitôt que j ‘en serai requise par lui, et jamais je ne vousreverrai. Toutefois, je crois qu’il est de mon devoir d’achever cequi a été commencé. Dimanche prochain, au retour de la messe oùl’on vous conduira à ma demande (songez à préparer votre âme, vouspourrez vous tuer dans la difficile entreprise), au retour de lamesse, dis-je, retardez le plus possible votre rentrée dans votrechambre; vous y trouverez ce qui vous est nécessaire pourl’entreprise méditée. Si vous périssez, j’aurai l’âme navrée!Pourrez-vous m’accuser d’avoir contribué à votre mort? La duchesseelle-même ne m’a-t-elle pas répété à diverses reprises que lafaction Raversi l’emporte? On veut lier le prince par une cruautéqui le sépare à jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant enlarmes, m’a juré qu’il ne reste que cette ressource: vous périssezsi vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j ‘en aifait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyezentièrement vêtue de noir, à la fenêtre accoutumée, ce sera lesignal que la nuit suivante tout sera disposé autant qu’il estpossible à mes faibles moyens. Après onze heures, peut-êtreseulement à minuit ou une heure, une petite lampe paraîtra à mafenêtre, ce sera l’instant décisif; recommandez-vous à votre saintpatron, prenez en hâte les habits de prêtre dont vous êtes pourvu,et marchez. Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant leslarmes les plus amères, vous pouvez le croire, pendant que vouscourrez de si grands dangers. Si vous périssez, Je ne voussurvivrai point; grand Dieu! qu’est-ce que je dis? mais si vousréussissez, je ne vous reverrai jamais. -Dimanche, après la messe,vous trouverez dans votre prison l’argent, les poisons, les cordes,envoyés par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et quim’a répété jusqu’à trois fois qu’il fallait prendre ce parti. Dieuvous sauve et la sainte Madone!

Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujoursmalheureux, voyant toujours en songe quelqu’un de ses prisonnierslui échapper: il était abhorré de tout ce qui était dans lacitadelle; mais le malheur inspirant les mêmes résolutions à tousles hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là même qui étaientenchaînés dans des cachots hauts de trois pieds, larges de troispieds et de huit pieds de longueur et où ils ne pouvaient se tenirdebout ou assis, tous les prisonniers, même ceux-là, dis-je, eurentl’idée de faire chanter à leurs frais un Te Deum lorsqu’ils surentque leur gouverneur était hors de danger. Deux ou trois de cesmalheureux firent des sonnets en l’honneur de Fabio Conti. O effetdu malheur sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit conduit parsa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avechuit onces de pain par jour et jeûnant les vendredis.

Clélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour allerprier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que lesréjouissances n’auraient lieu que le dimanche. Le matin de cedimanche, Fabrice assista à la messe et au Te Deum; le soir il yeut feu d’artifice, et dans les salles basses du château l’ondistribua aux soldats une quantité de vin quadruple de celle que legouverneur avait accordée; une main inconnue avait même envoyéplusieurs tonneaux d’eau-de-vie que les soldats défoncèrent. Lagénérosité des soldats qui s’enivrèrent ne voulut pas que les cinqsoldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palaissouffrissent de leur position; à mesure qu’ils arrivaient à leursguérites, un domestique affidé leur donnait du vin, et l’on ne saitpar quelle main ceux qui furent placés en sentinelle à minuit etpendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre d’eau-de-vie,et l’on oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la guérite(comme il a été prouvé au procès qui suivit).

Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l’avait pensé, etce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huitjours, avait scié deux barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnaitpas vers la volière, commença à démonter l’abat-jour; iltravaillait presque sur la tête des sentinelles qui gardaient lepalais du gouverneur, ils n’entendirent rien. Il avait faitquelques nouveaux noeuds seulement à l’immense corde nécessairepour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingtspieds. Il arrangea cette corde en bandoulière autour de son corps:elle le gênait beaucoup, son volume étant énorme; les noeudsl’empêchaient de former masse, et elle s’écartait à plus dedix-huit pouces du corps. »Voilà le grand obstacle », se ditFabrice.

Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle aveclaquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui séparaientsa fenêtre de l’esplanade où était le palais du gouverneur. Maiscomme pourtant, quelque enivrées que fussent les sentinelles, il nepouvait pas descendre exactement sur leurs têtes, il sortit, commenous l’avons dit, par la seconde fenêtre de sa chambre, celle quiavait jour sur le toit d’une sorte de vaste corps de garde. Par unebizarrerie de malade, dès que le général Fabio Conti avait puparler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet anciencorps de garde abandonné depuis un siècle. Il disait qu’aprèsl’avoir empoisonné on voulait l’assassiner dans son lit, et cesdeux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l’effet quecette mesure imprévue produisit sur le coeur de Clélia: cette fillepieuse sentait fort bien jusqu’à quel point elle trahissait sonpère, et un père qui venait d’être presque empoisonné dansl’intérêt du prisonnier qu’elle aimait. Elle vit presque dansl’arrivée imprévue de ces deux cents hommes un arrêt de laProvidence qui lui défendait d’aller plus avant et de rendre laliberté à Fabrice.

Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine duprisonnier. On avait encore traité ce triste sujet à la fête mêmedonnée à l’occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi.Puisque pour une pareille vétille, un coup d’épée maladroit donné àun comédien, un homme de la naissance de Fabrice n’était pas mis enliberté au bout de neuf mois de prison et avec la protection dupremier ministre, c’est qu’il y avait de la politique dans sonaffaire. Alors, inutile de s’occuper davantage de lui, avait-ondit; s’il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en placepublique, il mourrait bientôt de maladie. Un ouvrier serrurier quiavait été appelé au palais du général Fabio Conti parla de Fabricecomme d’un prisonnier expédié depuis longtemps et dont on taisaitla mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.

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