Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

MAURICE GENEVOIX

Ceux de 14 – Livre 1 : SOUS VERDUN

AOÛT – OCTOBRE 1914

Ceux de 14 de Maurience Genevoix est fait de 5 partie: 2. Nuits de guerre, paru en décembre 1916 (du 5 au 19 octobre 1914) ; 3. Au seuil des guitounes, paru en septembre 1918 , du 20 octobre au 3 novembre 1914; 4. La boue, paru en févier 1921, du 4 novembre 1914 au 10 janvier 1915.

SOUS VERDUN

I

PRISE DE CONTACT

MARDI, 25 AOUT.

L’ordre de départ est tombé comme un coup de tonnerre : courses précipitées par la ville, avec la crainte et la certitude d’oublier quelque chose. Je trouve à peine le temps de prévenir ceux qui me sont chers. Dernière revue dans la  cour du quartier : j’ai bondi hors de la cantine, où j’étais allé manger un peu, traversé la cour d’un saut, et me voici, raide comme un piquet, devant deux files de capotes bleues et de pantalons rouges.

    Il était temps : le général arrive déjà à la droite de ma section. Au port du sabre, ma main droite serrant la poignée de l’arme, ma main gauche pétrissant, à travers un papier gras, ma récente emplette : deux sous de pain et une charcuterie sans nom, qui sue.

    Le général est devant moi : jeune, bien pris dans la tunique, visage énergique et fin.

    « Lieutenant, je vous souhaite bonne chance. — Merci, mon général ! — Je vous tends la main, lieutenant ! »

    Eh ! parbleu, je le vois bien !.,. Je sens mon sandwich qui s’écrase.

    « Seriez-vous ému, lieutenant?»

    Un tour de passe-passe : mon sabre a filé dans ma main gauche. Une ferme secousse à la main tendue vers moi, et je réponds bien haut, bien clair, en cherchant les yeux :

    « Non, mon général ! »

    J’ai menti : j’étais ému. J’aurais eu honte de ne pas l’être : tant d’impressions, de réflexions ébauchées, qui me secouaient tout entier ! Mais j’ai bien compris le « Seriez-vous ému? » du général ; j’ai répondu non : j’ai dit vrai.

    Nous allons à Troyes, On nous l’a dit. De Troyes, évidemment, nous filerons directement sur Mulhouse pour occuper la ville conquise et la défendre. On nous l’a dit aussi.

    Cette perspective me séduit : aller en Alsace et y rester, ça a moins d’allure que d’y être entré, mais c’est chic tout de même.

    Défilé en ville : trottoirs grouillants, mouchoirs qu’on agite, sourires et pleurs.

    Une erreur de route nous vaut quelques kilomètres de plus, pas cadencé : la cadence devient molle ; les plus vieux réservistes, dodus encore, suent à grosses gouttes, sans ronchonner.

    Nous avons aperçu des blessés à la porte d’une grande bâtisse grise. Ils nous ont montré, à bout de bras, des casques à pointe et des petits calots ronds, bordure rouge et fond kaki. « Nous aussi, nous y allons, les amis ! »

    Une jeune ouvrière, blonde et rebondie, me sourit de toutes ses dents : jolie tête d’oiseau, bonnes joues roses et sympathiques. Grand bien me fasse le sourire : je vais à la guerre ; j’y serai demain.

    Le train : ligne noire de fourgons béants, avec quelques wagons de première. L’embarquement est tumultueux ; le jeune commandant énergique et brun pousse son cheval à travers les groupes, en vociférant. Le peuple murmure. Pourquoi diable a-t-il donné l’ordre d’arracher les petits drapeaux tricolores dont la foule innombrable ondulait tout à l’heure sur le bataillon en marche ?…

    Départ lent, le soir venu. Couchant lourd, monstrueux nuages pourpres et or fauve.

    Cahin-caha, le convoi roule dans la nuit. Notre vieux capitaine de la 27 extirpe, du fond de ses souliers blindés, des chaussettes jaunes toutes neuves. On s’étire, on grogne, on ronfle. Un aiguilleur, en aiguillant, nous crie où nous allons :

    « Troyes? Ah ! bien ouiche ! Vous roulez sur Verdun !… »

   Croyez donc ce qu’on vous dit. Cela est la première « tinette ».

   Wagon morose des voyages de nuit. Les visages apparaissent blafards et défaits, sous la lumière indécise qui filtre à travers l’écran bleu. De loin en loin, une ombre vague, en haut du remblai, à peine entrevue sur le ciel sans clarté ; c’est un garde-voie qui monte la faction. De grands pinceaux blancs évoluent avec majesté dans la nuit, fouillant les ténèbres.

    Des murs, quelques réverbères falots : c’est Verdun. Nous continuons encore cinq ou six kilomètres. Une heure du matin : nous sommes à Charny. Dans le tumulte, face aux portes des fourgons qui soufflent une haleine lourde, les sections se reconstituent. Et l’on se met en marche, lentement, pesamment.

MERCREDI, 26 AOUT.

Au petit jour, nous traversons Bras. Devant les maisons paysannes des tas de fumier s’étalent, énormes, exhalant une buée légère. Des bandes de poules caquettent. Les gens dorment encore. Nous marchons, nous marchons. Je sens chez les hommes une curiosité un peu anxieuse.

    Nous longeons, file interminable, un régiment d’artillerie de campagne arrêté. Les servants, les conducteurs, tous dorment, assommés de fatigue, renversés sur les caissons, bouche ouverte, ou le nez dans la crinière de leur cheval. Elles aussi, elles dorment, les pauvres bêtes, naseaux bas, une patte pliée.

    Nous passons ; les lourds souliers à clous sonnent sur la route. Les artilleurs ne nous entendent pas: ils dorment. Il faut taper sur la croupe des chevaux pour qu’ils se dérangent et nous laissent passer.

    En traversant la Meuse, tout à l’heure, nous avons entrevu d’immenses troupeaux de bœufs. Ils étaient parqués, par centaines, au bord de l’eau, dans un pré à l’herbe rase. Les bêtes étaient couchées sur la terre brune, l’échine déjetée, toute la panse d’un côté. Et tout ça meuglait, mufle tendu, en variations illimitées. Des bouviers en pantalons rouges les gardaient, placidement.

    Vachérauville. C’est le plein jour. Nous avons fait halte dans un terrain en friche, au flanc d’un coteau. Je suis éreinté et abruti par cette nuit malsaine dans une boîte close.

    Nous sommes là un millier. Les hommes, couchés derrière les faisceaux, somnolent, renonçant à savoir. Le chef de détachement lui-même semble ignorer où nous allons. C’est un bon vieux à lunettes, que je vois très bien au coin de son feu, les pieds dans des pantoufles et tisonnant en fumant une grosse pipe. Je suis surpris chaque fois que je le revois à cheval.

    L’encombrant L…, promu médecin-auxiliaire, voltige et bourdonne :

    « Qu’est-ce que cette eau ? Elle n’est pas bonne cette eau ! — Typhoïde, typhoïde !… D’où venez-vous, jeune homme? Avez-vous des cartouches? — Donnez-lui à boire, à ce cheval ! — Il est malade ce chasseur ! — Vous êtes malade, mon ami ! Si ! Si ! vous êtes malade ! Faites voir votre langue ! Il faut le faire évacuer. Si ! Si ! Pas malade? Non? Pas malade? Dommage!  Dommage ! On lui aurait pris ses éperons ! »

    Une voix pleurarde :

    « Le chef ! le chef ! »

    C’est une vieille qui arrive, bonnet de travers, mains au ciel :

    « Seigneur ! Quelle perte ! Ils ont pris l’auvent de mon « pouits » pour faire du feu ! Qui est-ce qui me « récompinsera ? »

    Perte, dommage, indemnité ; des mots, hélas ! que nous entendrons souvent.

    Midi. Au bas de la pente, sur la route, des voitures passent, grands chariots à quatre roues que traîne un cheval maigre et galeux. Des paniers d’osier, des ballots, des cages à lapins s’y entassent pêle-mêle. Par-dessus, des matelas, des oreillers, des édredons d’un rouge passé, en monceaux. Des femmes sont assises en haut, le dos étroit et minable, les mains jointes et pendantes, les yeux vagues. Leur visage ne dit pas si elles souffrent. Elles semblent engourdies dans une songerie animale et sans fin. Par-ci, par-là, dans ce bric-à-brac lamentable, des têtes de mioches émergent, cheveux jaunes et mêlés, museaux morveux. Derrière le chariot, quelques vaches suivent, tirant du cou sur leur longe et meuglant. Un gars dégingandé, larges mains et vastes pieds, fouet au poing, les pousse à grands coups de pied dans les jarrets.

   Tout à coup, des cris, un tintamarre de culasses qu’on manœuvre. Je me retourne, et vois une trentaine de bonshommes qui se déploient en tirailleurs, face à la crête. Notre vieux capitaine, rouge comme un coq, ses petits yeux affolés girouettant, clame .dans le haut de la voix :

    « Attention ! Attention ! Feu à répétition !… sur l’ennemi qui arrive… à 800 mètres… »

    Qu’est-ce qu’il y a? Sommes-nous surpris? Je regarde : rien ! absolument rien ! Je vois J… qui parle à l’oreille du capitaine, dont le visage prend tout de suite une expression d’immense stupeur :

    « Cessez le feu ! Au temps ! Au temps pour moi !… »

    J… redescend en se tordant, et du doigt il nous montre des rangées de javelles alignées à la crête.

    Sur la route, s’acheminant vers le village, des isolés passent, groupés par petits paquets. Autour d’eux, des parlotes éclosent. Les nouveaux arrivés questionnent avec une avidité jamais rassasiée :

    « Alors, il y avait une mitrailleuse dans le clocher? Ils vous ont tiré dessus à quel moment? Est-ce vrai que presque tous les blessés sont touchés aux pieds ou aux jambes? »

    J’aborde un rassemblement ; au centre, deux rescapés : l’un silencieux et triste, l’autre pérorant avec de grands gestes ; il porte au front une plaie légère où le sang a séché en croûte, et il exhibe une balle fichée dans un bourrelet de sa capote, comme une aiguille piquant un pli dans une étoffe.

    Il y en a donc toujours de ces égarés; — ? Ils passent sans fin, traînant la jambe, visages fiévreux, cheveux longs et barbe sale. Et voici encore des  chariots pleins de femmes et de gosses, des chariots où des blessés s’entassent, les uns assis et se cramponnant des deux mains aux ridelles, les autres couchés sur une litière de paille sanglante. Des caissons de munitions tanguent avec un fracas de ferraille secouée ; des groupes de fantassins poussiéreux marchent sur les flancs, dans l’herbe rabougrie des bas-côtés.

    Et cela coule interminablement, vers le creux du vallon où le village se blottit, venant du haut de la côte que la route escalade. Est-ce panique? Non, sans doute. Alors pourquoi cette impression pénible dont je ne puis me défendre?

    Un officier d’état-major est venu. Le chef de détachement, à la seule vue des insignes, est devenu pâle d’émotion. Il faut retraverser la Meuse. Je m’y attendais : derrière tous ces gens qui passaient, je sentais peser une menace.

    Longue étape, sur une route monotone, sans arbres. Ciel terne, chargé de pluie. Il fait lourd. Nous revoyons Bras et Gharny, puis Marre, Chattancourt

: des villages qui se ressemblent, maisons basses, bleu lavé, jaune terreux, couleurs sans lumière et sans gaieté. Et toujours les monceaux de fumier croupissent au seuil des portes, étalés jusqu’au milieu de la route.

   Esnes ressemble à Marre et à Chattancourt. Nous nous y installons, en popote, chez une bergère jeunette qui a une face de poupée sans dents et des jambes sans mollets. Dans le fond obscur de la pièce, j’entrevois un étrange personnage, chevalier à rouflaquette et à longs cils, qui dorlote un mioche au maillot. Il s’éclipse comme une ombre dès que nous entrons.

    Par la fenêtre ouverte, je regarde un soldat en manches de chemise, avant-bras nus, qui égorge un mouton couché pattes liées sur une porte. Chaque soubresaut d’agonie de la bête me fait mal ; et je me rappelle le temps où, dans un échaudoir de boucherie, je plongeais ma jambe cassée dans un seau plein de sang tiède, jailli à flots du cou béant d’un bœuf abattu.

    Le soir vient, gris et triste ; et voilà qu’une pluie fine se met à tomber, noyant toutes choses dans une poussière d’eau. Je pense à mes hommes restés sur le pré, derrière leurs faisceaux. Et je sors, plaquant les convives, pour essayer de mettre à l’abri ma section.

    C’est facile ; il n’y a presque pas de soldats dans le village. J’ai trouvé une grange pleine de foin, et je reviens vers le pré, content de moi :

    « Debout, les amis ! Prenez vos équipements, vos sacs, tout votre barda ! Il y a un toit et du foin par là. »

    Dans la nuit, sous la pluie qui commence à fouetter, je précède un cortège d’ombres muettes. Hélas ! ça n’est pas long ; dans le village, je bute sur le chef de détachement, errant le long des maisons, toujours malade d’inquiétude. « Allons ! Demi-tour. » Les ombres retournent au marécage, muettes toujours ; on entend le flic-floc des pieds lourds dans les flaques. Pauvres bougres !

    En revenant, je rencontre quelques soldats qui montent vers le cimetière, dont les tombes s’éparpillent autour de la petite église. Ils portent, sur une civière, un corps roulé dans un drap. Je me rappelle : on m’a dit aujourd’hui qu’un chasseur avait été tué par une balle perdue.

    Je suis entré, au fond d’une cour, dans un ignoble galetas. Sommeil entrecoupé. La porte bat toute la nuit. Chaque fois que j’ouvre les yeux, j’aperçois, à la lueur d’une lampe fumeuse, des yeux caves sous des visières de képis. A côté de moi, dans une alcôve pareille à la mienne, un malade, torturé

par une crise aiguë de rhumatisme, geint et crie.

    L’aube, enfin! Je m’habille en hâte, heureux d’échapper à l’atmosphère pesante de ce taudis. J’ai besoin de respirer, de me dilater la poitrine. Et je me sauve, loin de ce lit où j’ai transpiré quelques heures, de ces draps huileux dont je sens encore la moiteur sur ma peau, de ces relents de fromage, de petit-lait et d’étable à cochons.

    Il pleut toujours. J’aperçois de loin, sur le pré, les faisceaux grêles, les paquets de sacs : il n’y a plus un homme dehors. Ma foi tant pis… Bravo!

JEUDI, 27 AOUT.

    Longue étape, longue et hésitante. Ce n’est pas à vrai dire une étape, mais la marche errante de gens qui ont perdu leur chemin. Haucourt, puis Malancourt, puis Béthincourt. La route est une rivière de boue. Chaque pas soulève une gerbe d’eau jaune. Petit à petit, ma capote devient lourde. J’ai beau enfoncer le cou dans mes épaules : la pluie arrive à s’insinuer et des gouttes froides coulent le long de ma peau. Le sac plaque contre mes reins. Je reste debout, à chaque halte, n’osant pas même soulever un bras, par crainte d’amorcer de nouvelles gouttières.

    Il se trouve que nous sommes à Gercourt et que Gercourt est l’étape désignée. Un trou bien dans les nuages, des gouttes de pluie brillantes de soleil les dernières. Les couleurs des uniformes s’avivent, les boutons de cuivre sautent aux yeux.

    C’est la grand ‘halte. Je tends mon dos à la chaleur qui grandit, en mâchant du singe filandreux et du pain élastique. Au-dessus de la section; au repos, une buée d’eau qui s’évapore monte et flotte.

    « Tous les officiers sur la route ! »

    Il doit se passer quelque chose. En effet, le capitaine adjoint au colonel vient faire les affectations. C’est un grand brun agité. Il procède tambour battant : douze files, une par compagnie. Pour nous aussi, ça va vite : quelques questions qui nous tombent sur le nez, en cascade ; à peine le temps de répondre ; c’est fait. Je dois rejoindre au passage du régiment, la 7e compagnie.

    Il arrive, mon régiment ! Nos réservistes courent à toutes jambes vers la route encaissée. Et c’est un beau charivari : bonjours qu’on s’envoie de loin, exclamations de joie, qui se croisent des rangs qui défilent aux groupes massés sur le talus. Il y a de l’anxiété dans presque tous cos yeux qui regardent ceux qui se sont battus. Quelques hommes, déjà, retournent aux faisceaux abandonnés, le front baissé, les bras ballants.

    Je me suis glissé à ma place, avec mon groupe, derrière la 7e qui passe. Tout en marchant, les mêmes questions se précipitent : «Et Robert? — Il est blessé. Une balle dans l’épaule. Pas grave. — Et Jean? — Il est mort. »

   C’est le frère des deux soldats, le blessé et le mort, qui répond. Il jette ces mots d’une voix essoufflée, en courant pour rejoindre sa place dans le rang.

    Une halte, colonne de bataillon, dans une prairie desséchée. J’en profite pour me présenter à mon capitaine. Grand, massif, un buste lourd sur de longues jambes un peu grêles. Le regard vif et intelligent atténue l’impression de pesanteur que j’ai eue au premier abord.

    «Alors, jeune homme, vous allez faire votre apprentissage? Bonne école, vous verrez ça ; bonne école. »

    Un sourire plisse les yeux bleus. Il se pourrait bien que mon capitaine eût du goût pour l’ironie.

    Il y a aussi un sous-lieutenant à ma compagnie, un Saint-Maixentais, jeune et solide, beaucoup d’allant : une moustache flambante trop touffue pour le visage rougeaud et poupin, de grosses épaules, de gros poignets, de gros mollets. Il me tend la main et m’offre tout de suite une goutte de schnick, histoire de mieux faire connaissance :

    « Attends un peu, vieux, tu vas voir comment on se débrouille ! »

    Il fait signe à une espèce de singe, qui semble là aux aguets, lui montre le village tout proche, Cuisy, et le lâche d’un geste, comme un chien de chasse à qui son maître crie : « Apporte ! » Il est vrai qu’il lui a remis une coupure de vingt francs.

    Cinq minutes plus tard, le régiment tout entier dévale dans un chemin à pic, encaissé entre deux hauts talus buissonneux. Les pierres roulent sous les pieds ; on se cramponne ; on se rattrape aux branches ; mon sabre devient un alpenstock.

    Dès que nous entrons dans le pays, nous sommes dans la boue et le purin. Beaucoup de granges, très peu de maisons : une centaine d’habitants. Il faut que nous logions là trois mille. Nous y arrivons parce que c’est la guerre.

    Il fait nuit. Je sais que nous devons « popoter » avec les officiers de la 8e. Mais où? Personne ne me l’a dit. Je me rappelle ce principe de la vie en campagne : « Compte d’abord sur toi ». Et dans la boue, dans le fumier, je me mets à la recherche de la popote.

    Je l’ai trouvée dans une cuisine obscure : au fond, la flamme jaune d’une bougie fait danser des ombres sur les murs. Un cuisinier, bras nus et pattes noires, manipule de la viande crue comme il ferait un pétrin. Un autre, pipe aux dents, écume le pot-au-feu en crachant dans les cendres. Il lève vers moi un étrange visage de faune lippu : il a des yeux clairs, stupides et lents. La barbe, qui commence à pousser, hérisse son menton de poils rares, raides comme des soies. C’est lui qui m’accueille et me renseigne, d’une voix traînante et pâteuse ; il semble qu’il ait du macaroni plein la bouche.

    L’un après l’autre, les officiers entrent. Il y a le capitaine et le Saint-Maixentais, et puis un élève de Saint-Cyr, frais galonné, visage osseux, nez puissant et bon enfant, qui vient d’arriver avec moi du dépôt. Le capitaine de la 8e est un petit homme bien fait, barbe blonde, carrée, soigneusement peignée, sourire qui montre toutes les dents, voix douce aux inflexions molles. Un lieutenant, grand type , dont le nez sans étais tombe dans sa cuiller,

     ; il débite froidement de plates cochonneries. Un sous-lieutenant, long et mince, brun, visage très jeune, intelligent et naïf.

   Le dîner se traîne, plutôt morne. Les deux capitaines racontent des anecdotes du Maroc, ou des histoires toutes faites, de « bien bonnes», glanées dans les camps.

   La promenade dans la boue recommence. Je me rends compte qu’il faut profiter d’un séjour dans un village habité pour essayer au moins de coucher dans un lit. J’arrive à me glisser entre deux toiles rugueuses, à côté d’un bonhomme d’une cinquantaine d’années, qui transpire dur et qui sent fort.

    Je dors quand même, et comme une brute.

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