L’Affaire Charles Dexter Ward

Peu de temps aprèsle départ de sa mère, Charles Ward entreprit des démarches pourl’achat du bungalow de Pawtuxet. C’était un petit édifice de boissordide, avec un garage en ciment, perché très haut sur la bergemaigrement peuplée de la rivière, un peu au-dessus de Rhodes, maisle jeune homme tenait absolument à l’acquérir. Le propriétairefinit par le lui céder à contrecœur pour un prix exorbitant.Aussitôt, il y fit transporter de nuit, dans un gros camion fermé,tous les livres et les appareils de la mansarde, et, abandonnantdéfinitivement le laboratoire, il emménagea de nouveau dans sachambre, au troisième étage de la maison paternelle.

Dans son nouveau domicile, Charles se comporta de façonaussi mystérieuse qu’il l’avait fait dans sa mansarde. Néanmoins,il avait deux compagnons : un métis portugais à l’air sinistrequi servait de domestique et un inconnu au corps mince, à la barbedrue, aux yeux cachés par des lunettes noires, qui, de touteévidence, devait travailler avec Ward. Les voisins essayèrentvainement d’entrer en conversation avec ces étranges individus. Lemétis Gomes ne connaissait que quelques mots d’anglais, et l’hommequi se faisait appeler Dr Allen se montrait fort réservé. Charlesessaya d’être plus affable, mais il ne réussit qu’à provoquer unecuriosité méfiante en tenant des propos décousus sur ses travaux dechimie. Bientôt, d’étranges rumeurs coururent au sujet de lumièresqui brûlaient toute la nuit. Puis on s’étonna des commandesexcessives de viande chez le boucher, ainsi que des cris et deschants psalmodiés qui semblaient provenir d’une cave très profonde.L’honnête bourgeoisie de l’endroit manifesta une répugnance marquéeà l’égard de cette étrange maisonnée, d’autant plus quel’installation des trois hommes avait coïncidé avec l’épidémie devampirisme dans les parages de Pawtuxet.

Ward passait la majeure partie de son temps au bungalow,mais il dormait parfois dans la maison de son père. À deuxreprises, il quitta la ville pour des voyages d’une semaine, dontla destination reste inconnue. Il ne cessait de maigrir et depâlir, et il n’avait plus son assurance d’autrefois quand ilrépétait au Dr Willett sa vieille histoire de recherches vitales etde révélations futures. Néanmoins, le praticien insiste sur le faitque le jeune homme était encore sain d’esprit à cette époque, et ilcite plusieurs conversations à l’appui de ses dires.

Vers le mois de septembre, les actes de vampirismedevinrent moins fréquents, mais, en janvier, Ward se trouvacompromis dans une grave affaire. Depuis quelque temps, on parlaitbeaucoup des camions qui arrivaient au bungalow et en repartaient,au cours de la nuit. Or, dans un lieu solitaire près de HopeValley, des bandits qui se livraient à la contrebande de l’alcoolarrêtèrent l’un des véhicules dans l’espoir d’y trouver de quoialimenter leur trafic clandestin. En l’occurrence, ils furentterriblement déçus, car les longues caisses dont ils s’emparèrentrenfermaient un contenu horrible ; si horrible, en vérité,qu’on en parla longtemps dans le monde de la pègre. Les voleurss’étaient dépêchés d’enterrer leur trouvaille, mais lorsque lapolice d’État eut vent de l’affaire, elle procéda à une enquêteminutieuse. Un vagabond récemment arrêté consentit, en échange desa liberté, à guider une troupe de policiers jusqu’à la cachetteimprovisée. On y découvrit une chose monstrueuse qui doit resterignorée du public, et plusieurs télégrammes furent aussitôtexpédiés à Washington.

Les caisses étaient adressées à Charles Ward, à son bungalow dePawtuxet, et les autorités fédérales vinrent lui rendre visite. Illeur donna une explication qui paraissait valable et démontrait soninnocence. Ayant eu besoin de certains spécimens anatomiques pourpoursuivre ses recherches, il en avait commandé un certain nombre àdes agences qu’il considérait comme parfaitement honorables. Ilavait tout ignoré de l’identité de ces spécimens, et semontra profondément bouleversé par les révélations des inspecteurs.Sa déclaration fut corroborée par le Dr Allen dont la voix calme etgrave parut encore plus convaincante que celle de Charles.Finalement, les policiers ne prirent aucune mesure contre le jeunehomme ; ils se contentèrent de noter soigneusement le nom etl’adresse de l’agence de New York qui devait servir de base à leurenquête. Il convient d’ajouter que les spécimens furent déposés ensecret aux endroits qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Le 9 février 1928, le Dr Willett reçut une lettre deCharles Ward à laquelle il attache une importance extraordinaire,et qui a été un sujet de fréquentes discussions entre lui-même etle Dr Lyman. Ce dernier y voit la preuve manifeste d’un cas trèsavancé de dementia praecox ; Willett, par contre, laconsidère comme le dernier message parfaitement raisonnable dujeune homme. En voici le texte complet.

100, Prospect Street,

Providence, R.I.,

8 mars 1928.

Cher docteur Willett,

Je sens que le moment est enfin venu de vous faire lesrévélations que je vous promets depuis si longtemps et que vousavez si fréquemment sollicitées de moi. La patience dont vous avezfait preuve, votre confiance en l’intégrité de ma raison, sontchoses que je ne cesserai jamais d’apprécier.

Maintenant que je suis prêt à parler, je doisreconnaître à ma honte que je n’obtiendrai jamais le triomphe quej’escomptais. À la place du triomphe j’ai trouvé la terreur ;ma conversation avec vous ne sera pas une vantardise mais un appelau secours : je vous demanderai conseil pour me sauver et poursauver le monde entier d’une horreur qui dépasse la conceptionhumaine. Vous vous rappelez l’attaque de la ferme de Curwen relatéedans les lettres de Luke Fenner : il faut la renouveler, etsans tarder. De nous dépendent toute la civilisation, toutes leslois naturelles, peut-être même le destin de l’univers entier. J’aimis au jour une monstrueuse anomalie, pour l’amour de la science. Àprésent, pour l’amour de la vie et de la nature, vous devez m’aiderà la rejeter dans les ténèbres.

J’ai quitté pour toujours le bungalow de Pawtuxet, etnous devons en extirper tous ceux qui s’y trouvent, vivants oumorts. Je n’y reviendrai jamais, et, si vous entendez dire un jourque j’y suis, je vous demande de ne pas le croire. Je suis rentréchez moi pour de bon, et je voudrais que vous veniez me rendrevisite dès que vous trouverez cinq ou six heures pour m’entendre.Il faudra bien tout ce temps, et, croyez-moi, jamais vous n’aurezeu devoir professionnel plus importent : ma vie et ma raisonsont en cause.

Je n’ose pas parler à mon père, car il ne comprendraitpas toute l’affaire. Mais je lui ai dit que j’étais en danger, etil fait garder la maison par quatre policiers. Je ne sais trop cequ’ils pourront faire, car ils ont contre eux des forces quevous-mêmes ne sauriez envisager. Venez donc sans retard si vousvoulez me voir encore en vie, et apprendre comment m’aider à sauverle cosmos.

Venez à n’importe quelle heure : je ne sortiraipas de la maison ; ne téléphonez pas pour vous annoncer, carnul ne saurait dire qui pourrait intercepter votre appel. Et prionsles dieux que rien ne puisse empêcher notre rencontre.

Charles Dexter Ward.

P.S. — Abattez le Dr Allen à première vue, et faitesdissoudre son corps dans un acide. Ne le brûlez pas.

 

Ayant reçu cette lettre vers 10 heures et demie du matin, le DrWillett prit ses dispositions pour être libre en fin d’après-midiet pendant la soirée ; il était d’ailleurs tout prêt à laisserl’entretien se prolonger jusqu’au cœur de la nuit. Il connaissaittrop bien les particularités de Charles pour voir dans ce messagele délire d’un dément. Il avait la conviction qu’il s’agissaitd’une chose horrible, et le post-scriptum lui-même pouvaitse comprendre si l’on tenait compte des rumeurs qui couraient levillage de Pawtuxet au sujet de l’énigmatique Dr Allen. Willett nel’avait jamais vu, mais il avait entendu parler de son aspect et ilse demandait ce que pouvaient cacher les lunettes noires.

À 4 heures précises, le médecin se présenta à la maisondes Ward. Il fut très contrarié d’apprendre de la bouche despoliciers de garde, que le jeune homme avait quitté le logis. Dansla matinée, il avait eu une longue conversation téléphonique avecun inconnu ; on l’avait entendu discuter d’une voix craintive,et prononcer des phrases telles que : « Je suis trèsfatigué et dois prendre un peu de repos » ; « Je nepeux recevoir personne d’ici quelques jours » ; « Jevous prie de remettre à plus tard une action décisive, jusqu’à ceque nous ayons mis sur pied un compromis » ; ou encore« Je suis désolé, mais il faut que j’abandonne tout pourl’instant ; je vous parlerai plus tard. » Ensuite, ilavait dû reprendre courage en réfléchissant, car il était sorti àl’insu de tout le monde : on l’avait vu revenir vers 1 heurede l’après-midi, et il était entré dans la maison sans soufflermot. Il avait monté l’escalier, puis, à ce moment, il avait dûcéder de nouveau a la peur, car il avait poussé un cri d’épouvanteen pénétrant dans la bibliothèque. Pourtant, lorsque le maîtred’hôtel était allé s’enquérir de ce qui se passait, Charles s’étaitmontré sur le seuil, l’air très hardi, en faisant signe audomestique de se retirer. Ensuite, il avait dû effectuer desrangements dans la pièce, car on avait entendu des bruits sourds etdes grincements. Enfin, il s’était montré de nouveau et avaitquitté la maison immédiatement, sans laisser de message pourquiconque. Le maître d’hôtel, qui semblait fort troublé parl’aspect et le comportement de Charles, demanda s’il y avaitquelque espoir de le voir retrouver son équilibre nerveux.

Pendant près de deux heures, le Dr Willett attenditvainement dans la bibliothèque, contemplant les rayonnages oùs’ouvraient de grands vides aux endroits où on avait enlevé deslivres. Au bout d’un certain temps, les ombres commencèrent às’amasser, le crépuscule fit place au début de la nuit. Quand MrWard arriva enfin, il manifesta beaucoup de surprise et de colèreen apprenant ce qui s’était passé. Il ignorait que Charles avaitdonné rendez-vous à Willett, et promit à ce dernier de l’avertirdès le retour du jeune homme. En reconduisant le médecin, il sedéclara fort perplexe au sujet de l’état de son fils, et pria levisiteur de faire tout son possible pour lui. Willett fut heureuxde fuir cette bibliothèque qui semblait hantée par quelque chosed’effroyable : on aurait dit que le portrait disparu avaitlaissé dans la pièce un héritage maléfique.

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