Le Chef-d’œuvre inconnu

Le Chef-d’œuvre inconnu

d’ Honoré de Balzac

Chapitre 1 GILLETTE

Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre,un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le coeur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d’oeuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. A celui qui léger d’argent,qui adolescent de génie, n’a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le coeur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l’oeuvre, une certaine expression de poësie. Si quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils ne sont gens d’espritque pour les sots. A ce compte, le jeune inconnu paraissait avoirun vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timiditépremière, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à lagloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les joliesfemmes perdent la leur dans le manège de la coquetterie. L’habitudedu triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doutepeut-être.

Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance,le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nousdevons l’admirable portrait de Henri IV, sans un secoursextraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monterl’escalier. A la bizarrerie de son costume, à la magnificence deson rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche,le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’amidu peintre; il se recula sur le palier pour lui faire place, etl’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne natured’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment lesarts; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cettefigure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes.Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en sailliesur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelaisou de Socrate; une bouche rieuse et ridée, un menton court,fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, desyeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par lecontraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaientparfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou del’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétripar les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées quicreusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus decils, et à peine voyait-on quelques trace de sourcils au-dessus deleurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet etdébile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur, ettravaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noirdu vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une imageimparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalierprêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’unetoile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans lanoire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. Levieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité,frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgéde quarante ans environ, qui vint ouvrir : — Bonjour, maître.

Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeunehomme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autantmoins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doiventéprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ilsvoient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels del’art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier demaître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, etqui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, lejour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles decette vaste pièce; mais quelques reflets égarés allumaient danscette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirassede reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon delumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargéde vaisselles curieuses, où piquaient de points éclatants la tramegrenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands pliscassés, jetés là comme modèle. Des écorchés de plâtre, desfragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polispar les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et lesconsoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, àla sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond.Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, desescabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriversous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayonstombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâned’ivoire de l’homme singulier. L’attention du jeune homme futbientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps detrouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et quevisitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit laconservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette bellepage représentait une Marie égyptienne se disposant à payer lepassage du bateau. Ce chef-d’oeuvre, destiné à Marie de Médicis,fut vendu par elle aux jours de sa misère.

— Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te lapaierais dix écus d’or au-delà du prix que donne la reine; maisaller sur ses brisées ?… Du Diable !

— Vous la trouvez bien ?

— Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?… Oui etnon. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas.Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessinécorrectement une figure et mis chaque chose à sa place d’après leslois de l’anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton dechair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir uncôté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de tempsen temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vouscroyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintreset avoir dérobé le secret de Dieu !… Prrr ! Il ne suffitpas pour être un grand poëte de savoir à fond la syntaxe et de nepas faire de faute de langue ! Regarde ta sainte,Porbus ! Au premier aspect, elle semble admirable; mais ausecond coup d’oeil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de latoile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’ estune silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparencedécoupée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer deposition. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ dutableau; l’espace et la profondeur manquent; cependant tout estbien en perspective et la dégradation aérienne est exactementobservée. Mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croireque ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il mesemble que si je portais la main sur cette gorge d’une si fermerondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, monami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence negonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles quis’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes etde la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile,la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme,là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tun’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton oeuvre chérie. Leflambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains,et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par laflamme céleste.

— Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusementPorbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine àréprimer une forte envie de le battre.

— Ah ! Voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécisentre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre leflegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands etl’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des maîtres italiens.Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Düreret Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition !Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de lasécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cetendroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule,la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigrecontour d’Albrecht Dürer où tu l’avais coulée. Ailleurs, lelinéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de lapalette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, niparfaitement peinte, et porte partout les traces de cettemalheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pourfondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, ilfallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenirl’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai quedans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas etne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit levieillard en montrant la poitrine de la sainte. — Puis, ici,reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissaitl’épaule. — Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, toutest faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir.

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans lesmains et resta muet.

— Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nucette gorge ; mais, pour notre malheur, il est des effetsvrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile.

— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais del’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poëte !s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un gestedespotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous sestravaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye demouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tutrouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu serasforcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copierexactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons àsaisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Leseffets ! les effets ! mais ils sont les accidents de lavie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, unemain ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue unepensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poëte, nile sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sontinvinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte estlà ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sansconnaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous nela voyez pas! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcerl’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous ypensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous nedescendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne lapoursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans sesdétours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère etdifficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendreses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour laforcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissableet plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’estqu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrersous son véritable aspect ; vous autres ! vous vouscontentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout auplus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsiqu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincusne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrentjusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue etdans son véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit levieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer lerespect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supérioritévient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme.La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, untruchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vastepoësie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle estapparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par unevoix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dansle passé de toute une vie, les sources de l’expression. Vous faitesà vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies decheveux, mais où est le sang, qui engendre le calme ou la passionet qui cause des effets particuliers ? Ta sainte est une femmebrune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde ! Vosfigures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenezdevant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art.Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à unefemme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, toutfiers de n’être plus obligés d’écrire à coté de vos figures, currusvenustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vousimaginez être des artistes merveilleux ! Ha ! ha !vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudrauser bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver.Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sajupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air dedouceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur lesjoues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’ymanque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avezl’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein quidéborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flottenuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie queTitien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême icivous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; maisvous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vraiconnaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulierpersonnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! -A cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures dece faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes,saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et sontapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment etdessin, les trois parties essentielles de l’Art.

— Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s’écria d’unevoix forte le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Cesdeux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont unefinesse d’intention ignorée des peintres italiens, je n’en sais pasun seul qui eût inventé l’indécision du batelier.

— Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus auvieillard.

— Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit lenéophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct,et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.

— A l’oeuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayonrouge et une feuille de papier.

L’inconnu copia lestement la Marie au trait.

— Oh ! oh ! s’écria le vieillard. Votre nom ?

Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.

— Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulierpersonnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peutparler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré lasainte de Porbus. C’est un chef-d’oeuvre pour tout le monde, et lesinitiés aux plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvriren quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, etcapable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de choseil faudrait pour compléter cette oeuvre. Sois tout oeil et toutattention, une pareille occasion de t’instruire ne se représenterapeut-être jamais. Ta palette, Porbus ?

Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillardretroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive,passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons quePorbus lui tendait; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne lesprit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbetaillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants quiexprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeantson pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents : — Voici destons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ilssont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindreavec cela ? Puis il trempait avec une vivacité fébrile lapointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont ilparcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu’unorganiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’OFilii de Pâques.

Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de latoile, plongés dans la plus véhémente contemplation.

— Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner,vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petitglacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la têtede cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise danscette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperievoltige à présent et comme on comprend que la brise lasoulève ! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée etsoutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné queje viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplessed’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge etd’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre oùle sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ceque je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner.Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures.Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et jesuis vieux ! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste,par ce que je te laisse entrevoir.

Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes lesparties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, maistoujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, maisune peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur sipassionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé ; ilallait si rapidement par de petits mouvements si impatients, sisaccadés, que, pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dansle corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par sesmains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme.L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l’effetd’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité quidevait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant :— paf, paf, paf ! voila comment cela se beurre, jeunehomme ! venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce tonglacial ! Allons donc ! Pon ! Pon ! Pon !disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défautde vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur lesdifférences de tempérament, et rétablissant l’unité de ton quevoulait une ardente Egyptienne.

— Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau quicompte. Porbus en a donné cent, moi, je n’en donne qu’un. Personnene nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela !

Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussinmuets d’admiration, il leur dit : — Cela ne vaut pas encore maBelle-Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d’unepareille oeuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levantpour prendre un miroir dans lequel il la regarda. — Maintenant,allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis. J’ai dujambon fumé, du bon vin ! Hé ! Hé ! malgré lemalheur des temps, nous causerons peinture ! Nous sommes deforce. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant surl’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité.

Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de saceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, etles lui montrant : — J’achète ton dessin, dit-il.

— Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir etrougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre.Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deuxrois !

Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent endevisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, situéeprès du pont Saint- Michel, et dont les ornements, le heurtoir, lesencadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Lepeintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse,devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissants,et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistespleins de bonhomie.

— Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant untableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans ledésespoir.

C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où sescréanciers le retinrent si longtemps. Cette figure offrait, eneffet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commençadès ce moment à comprendre le véritable sens des confuses parolesdites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un airsatisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire « J’ai faitmieux ! »

— Il y a de la vie, dit-il. Mon pauvre maître s’y estsurpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans lefond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir ànous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons etsentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme !Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu,devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disaitlui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avecune inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour luidemander le nom de leur hôte ; mais le peintre se mit un doigtsur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme, vivementintéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque motlui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse etles talents étalent suffisamment attestés par le respect que Porbuslui témoignait, et par les merveilles entassées dans cettesalle.

Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifiqueportrait de femme, s’écria : — Quel beau Giorgion !

— Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mespremiers barbouillages !

— Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, ditnaïvement le Poussin.

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtempsavec cet éloge.

— Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous fairevenir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi ?

— Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter duplaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, etl’autre comme un présent d’amitié.

— Ah ! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus,et si vous vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, jepourrais faire quelque peinture haute,large et profonde, où lesfigures seraient de grandeur naturelle.

— Montrer mon oeuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non,je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’aicru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair étaitagitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait !Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate lerelief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnumon erreur. Ah! pour arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié àfond les grands maîtres du coloris, j’ai analysé et soulevé couchepar couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière ;j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un tonclair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’unaccident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon oeuvre,et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plusen plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuseset jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres despeintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tonséclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vousvoudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leurfigure changeait de position, les places ombrées ne senettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité cedéfaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chezmoi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plussoutenue ! Comme une foule d’ignorants qui s’imaginentdessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusementébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de mafigure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car lecorps humain ne finit pas par des lignes. En cela les sculpteurspeuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La naturecomporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans lesautres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas ! Neriez pas, jeune homme ! Quoique singulier que vous paraisse cemot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est lemoyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumièresur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature oùtout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-direqu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distributiondu jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi n’ai-je pasarrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage dedemi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne sauraitprécisément poser le doigt sur la place où les contours serencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux etparaît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit,s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formesdeviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour.Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-êtrefaudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieuxattaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord auxsaillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions lesplus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divinpeintre de l’univers. Oh ! nature ! nature ! quijamais t’a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop descience, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doutede mon oeuvre !

Le vieillard fit une pause, puis il reprit : — Voilà dix ans,jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petitesannées quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nousignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire laseule statue qui ait marché !

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeuxfixes en jouant machinalement avec son couteau.

— Le voila en conversation avec son esprit, dit Porbus à voixbasse.

A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’uneinexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs,attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparutcomme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Ilréveillait mille idées confuses en l’âme. Le phénomène moral decette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on nepeut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrieau coeur de l’exilé. Le mépris que ce vieil homme affectaitd’exprimer pour les plus belles tentatives de l’art, sa richesse,ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette oeuvre tenuesi longtemps secrète, oeuvre de patience, oeuvre de génie sansdoute, s’il fallait en croire la tête de Vierge que le jeunePoussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, mêmeprès de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un desprinces de l’art ; tout en ce vieillard allait au delà desbornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de NicolasPoussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet êtresurnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cettenature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui tropsouvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et mêmequelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux,il n’y a rien ; tandis que folâtre en ces fantaisies, cettefille aux ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, desoeuvres d’art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre !Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, parune transfiguration subite, l’Art lui-même, l’Art avec ses secrets,ses fougues et ses rêveries.

— Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’àprésent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont lescontours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation… Maisoù est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvableVénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontronsà peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir unmoment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin,je donnerais toute ma fortune, mais j’irais te chercher dans teslimbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrais dansl’enfer de l’art pour en ramener la vie.

— Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nousentend plus, ne nous voit plus !

— Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.

— Oh ! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Sestrésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Jen’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assautdu mystère.

— Il y a donc un mystère ?

— Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève queMabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père,Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors àsatisfaire les passions de Mabuse ; en échange, Mabuse lui alégué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cettevie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel,mais dont il possédait si bien le faire, qu’un jour, ayant vendu etbu le damas à fleurs avec lequel il devait s’habiller à l’entrée deCharles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papierpeint en damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabusesurprit l’empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteurdu vieil ivrogne, découvrit la supercherie. Frenhofer est un hommepassionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que lesautres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur lavérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, ilest arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans sesmoments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas etqu’on ne peut rendre avec des traits que des figuresgéométriques ; ce qui est au delà du vrai, puisque avec letrait et le noir, qui n’est pas une couleur, on peut faire unefigure ; ce qui prouve que notre art est, comme la nature,composé d’une infinité d’éléments : le dessin donne un squelette,la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une choseplus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelquechose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique etl’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnementet la poësie se querellent avec les brosses, on arrive au doutecomme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime,il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis dedivaguer. Ne l’imitez pas ! Travaillez ! les peintres nedoivent méditer que les brosses à la main.

— Nous y pénétrerons, s’écria le Poussin n’écoutant plus Porbuset ne doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta enl’invitant à venir le voir.

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la harpe, etdépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il étaitlogé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier,il parvint à une chambre haute, située sous une toiture encolombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris.Près de l’unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit unejeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par unmouvement d’amour ; elle avait reconnu le peintre à la manièredont il avait attaqué le loquet.

— Qu’as-tu ? lui dit-elle.

— J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je mesuis senti peintre ! J’avais douté de moi jusqu’à présent,mais ce matin j’ai cru en moi-même ! Je puis être un grandhomme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux ! Il ya de l’or dans ces pinceaux.

Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit sonexpression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances àla médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts desimples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pasquatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, etle pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein decette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses decoeur, et la surabondance d’un génie dévorant. Amené à Paris par ungentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il yavait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles etgénéreuses qui viennent souffrir prés d’un grand homme, en épousantles misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices ;forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides àporter le luxe, à faire parader leur insensibilité. Le sourireerrant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisaitavec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandisqu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée àson bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dansl’amour avant de s’emparer de l’art.

— Ecoute, Gillette, viens.

L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre.Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps,parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feud’une belle âme.

— 0 Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire.

— Un secret ? reprit elle, je veux le savoir.

Le Poussin resta rêveur.

— Parle donc.

— Gillette ! pauvre coeur aimé.

— Oh ! tu veux quelque chose de moi ?

— Oui.

— Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autrejour, reprit- elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plusjamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien.Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.

— Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?

— Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.

— Eh ! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour magloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait allerposer chez un autre ?

— Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’iraispas.

Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme quisuccombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme.

— Ecoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de sonpourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi: mais je ne t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à monamour.

— Y renoncer ? s’écria Poussin.

— Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Etmoi-même je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices,n’est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suisheureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour unautre ! fi donc.

— Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à sesgenoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plusbelle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûleces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Jene suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tousses secrets !

Elle l’admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, ellesentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, etjetés à ses pieds comme un grain d’encens.

— Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. il nepourra voir que la femme en toi. Tu es si parfaite !

— Il faut bien aimer, s’écria-t-elle prête à sacrifier sesscrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrificesqu’il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre.Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau ! maistu m’oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc euelà !

— Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte decontrition ; mais je suis donc un infâme.

— Consultons le père Hardouin ? dit-elle.

— Oh, non ! que ce soit un secret entre nous deux.

— Eh ! bien, j’irai ; mais ne sois pas là, dit-elle.Reste à la porte, armé de ta dague ; si je crie, entre et tuele peintre.

Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans sesbras.

— Il ne m’aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouvaseule.

Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôten proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elles’efforça de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans soncoeur. Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnantmoins estimable qu’auparavant.

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