Les Exilés dans la forêt

Chapitre 3LE SOUPER DE GUAPO.

 

Seul l’Indien n’avait pas pris part ausouper.

C’est que maître Guapo avait ses provisions àlui tout seul : provisions qu’il portait dans son sac, etqu’il préférait à tous les charqui du monde. C’était du coca.

Le coca est un arbrisseau de deux mètresenviron, qui se rencontre dans les régions chaudes de la chaîne desAndes. Son nom botanique est erythroxylon coca. Sa feuilleest petite et d’un vert brillant, sa fleur blanche, et il porte unepetite baie écarlate. Il y a des planteurs qui le cultivent enplantations régulières, connues sous le nom de« cocalès ». Venu de graines, on le transplante quand lajeune plante a atteint quarante à cinquante centimètres ; maisil faut la protéger contre les ardeurs du soleil, soit par dessemis de maïs entre les rayons, soit par des abris en feuilles depalmiers ; il faut également l’arroser tous les cinq ou sixjours, en cas de sécheresse ; en un mot, l’entourer de soinsassidus pendant au moins deux ans et demi, avant d’en tirerprofit.

Les feuilles de cet arbre sont seulesemployées. On les recueille avec les mêmes précautions que prennentles Chinois pour celles du thé. Ce sont les femmes qui s’yemploient presque exclusivement. Les feuilles sont réputées mûresquand elles sont devenues cassantes. Alors on les cueille et on lesfait sécher au soleil sur un grossier chiffon de laine. Une foissèches, elles doivent présenter une couleur vert pâle uniforme, àmoins qu’elles n’aient souffert de l’humidité ; auquel caselles sont brunâtres et déclarées de qualité inférieure. On les metensuite dans des sacs, que l’on couvre de sable bien sec. Il nereste plus alors qu’à les vendre, et leur prix sur place estd’environ 2 fr. 50 le kilo ; ce qui remet cettedenrée au même prix que le thé.

Le coca donne trois récoltes par an, une tousles quatre mois, et cent pieds fournissent environ un« arroba », douze kilos de feuilles par cueillette. Lecoca vit très longtemps, à moins que les fourmis ne s’ymettent ; ce qui arrive assez fréquemment.

Si j’ai décrit cette plante si minutieusement,c’est qu’elle joue un rôle très important dans l’économiedomestique des Indiens de cette région. On n’en trouveraitpeut-être pas un seul qui ne soit un « coquero » oumangeur de coca.

Presque chaque pays du monde a son stimulantde prédilection : en Chine, c’est le thé ; dans l’Asieméridionale, le bétel ; en Orient, l’opium ; en Europe,le tabac sous ses formes diverses.

Mais le coca n’est pas seulement pour l’Indienla distraction puissante où il cherche l’oubli de sa misère ;il est aussi et surtout la base de son alimentation. Il peut passercinq à six jours sans manger autre chose, et les pauvres mineurs duPérou ne supporteraient point les rudes travaux auxquels ils selivrent, s’ils n’étaient coqueros.

Pris à l’excès, le coca aurait à la longue uneinfluence désastreuse pour la santé ; mais employé avecmesure, il a une innocuité parfaite ; ce que l’on ne peutcertes pas, dire du tabac ou de l’opium.

Fidèle à sa conviction, Guapo ne s’endormitpoint sous l’ombrage empoisonné des mollés.

Il souhaita mélancoliquement le bonsoir à sesmaîtres, non sans avoir renouvelé auprès d’eux ses instances. Il nese retira qu’après avoir reçu un refus déguisé, mais formel, deprendre son avis en considération. Alors il se retira sur unepetite éminence voisine, où il prit ses dispositions pour lanuit.

Longtemps il resta absorbé par son inquiétudepour ceux qui lui étaient si chers, mais enfin la nature impérieuseréclama ses droits, et il se mit à préparer son souper.

Il prit dans une sorte de petit carnier enpeau de chinchilla, qu’il portait autour du cou, quelques feuillesde coca, qu’il se mit à mâcher, puis, avec les dents, la langue etles lèvres, il en forma une petite boule, qu’il roula plusieursfois dans sa bouche.

Pendant ce temps, il avait ouvert une petitegourde qu’il portait en sautoir, et qui était, en guise de bouchon,fermée par une cheville servant de tête à une épingle assez longuepour atteindre le fond de la gourde. Il passa la pointe del’épingle sur ses lèvres, puis la plongea dans la mystérieusebouteille, d’où elle ressortit avec une fine poudre blancheadhérente à l’endroit qui avait été humecté. Cette poudre n’étaitautre que de la chaux vive pulvérisée, ou peut-être des cendres demollé ou de bananier, que l’on emploie quelquefois.

Mais comme notre Indien était, je vous l’aidit, un véritable amateur et un fin coquero, il est probable que cedevait être de la cendre de mollé ; car c’est l’assaisonnementle plus estimé dans le Pérou méridional.

Quoi que ce fût, Guapo porta l’épingle à sabouche, en ayant soin, cette fois, de ne pas toucher ses lèvres,car cela les eût rudement brûlées ; il planta la pointe de sonépingle dans la petite boule de coca, qu’il maintenait, pour cefaire, sur le bout de sa langue. Il la perça à maintes reprises, etde tous les côtés, jusqu’à ce que toute la poudre y eût étéinsérée ; puis il essuya soigneusement son épingle, rebouchala gourde et lui fit reprendre sa place habituelle. Après quoi, ilprit une pause commode et se mit à « ruminer » pendantenviron quarante minutes, laps de temps voulu pour la complètemanducation d’une boule de coca. L’observation de la période exacteest tellement rigoureuse, que l’Indien en voyage mesure par elleles distances. Un « coceada » représente pour eux letemps nécessaire pour franchir à pied un peu plus de troiskilomètres.

Le très frugal souper de Guapo terminé, ils’enroula dans son poncho de lama, s’appuya contre le roc et tombadans un profond sommeil.

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