Les Exilés dans la forêt

Chapitre 26LE TATOU-POYOU.

 

L’aventure de Léon avec Les termites avaittourné l’attention des enfants sur ces créatures désagréablespartout, mais plus spécialement dans les pays chauds.

Léona en particulier les avait prises enhorreur et ne manquait aucune occasion de témoigner de son aversionpour elles, d’autant mieux qu’elle avait subi elle-même la morsured’une fourmi rouge.

Sa mère craignait que cette antipathie nefaussât son jugement en lui laissant supposer que ces créaturessont inutiles et ont été créées sans but. Elle lui démontrait que,sans elles, les matières en décomposition que l’on rencontre encertains endroits auraient bientôt engendré la peste ; et, àdéfaut de sympathie, elle cherchait à éveiller en elle del’intérêt.

Un jour, elle lui montra un autre de leursennemis, le fourmilion, et lui expliqua comment, après avoir faitdans le sable son trou en forme d’entonnoir, il s’y tapit endéguisant sa présence ; comment, dès qu’une fourmi se montresur le versant du piège, il lui lance du sable à la tête pour lafaire dégringoler sur la pente rapide, puis la suce jusqu’à cequ’il ne reste plus qu’une carcasse vide, dont il se débarrasse enla jetant au loin par-dessus bord.

Léona palpitait à cette vue, trouvant que lefourmilion a bien mérité de la société. Son frère rentrait en cemoment du chantier des cinchonas, et elle l’appela, ne doutant pasqu’il ne partageât sa satisfaction.

Mais elle avait compté sans son hôte. Léonétait trop ému de ce qu’il avait vu durant cette journée pours’intéresser même aux ennemis des fourmis ; il s’empressaitd’arriver pour être le premier à entretenir sa mère du récit de sesaventures.

Le matin même, Don Pablo et ses deux aidesavaient découvert une nouvelle mancha de cinchonas ;comme ils s’y rendaient, ils rencontrèrent le corps mort d’un cerfde la grande espèce, appelée cervus antisensis. Il étaitsans doute mort depuis bien des jours, car il avait doublé devolume à force de gonfler ; ce qui arrive dans les pays chaudsaux cadavres exposés à l’air pendant quelque temps.

Don Pablo s’étonnait que le corps du cerf eûtéchappé à l’attention des animaux de proie qui ne pouvaientqu’abonder dans les environs, quand Guapo donna en passant un coupde cognée au cadavre.

Grande fut la surprise du père et du fils,quand, au lieu du son mat auquel ils s’attendaient, ils entendirentsonner le creux. Guapo frappa une seconde fois, et la peau, quin’avait d’abord été qu’entamée, se fendit tout à coup avec un bruitsec et laissa voir un trou béant. I] n’y avait plus que lesquelette de l’animal, parfaitement nettoyé comme s’il eût étépréparé pour quelque muséum d’anatomie.

– Tatou-poyou, dit tranquillementGuapo.

– Une armadille ? demanda vivement DonPablo, reconnaissant le nom indien d’une des grosses espèces de cesanimaux.

– Certainement, et voyez, voici son trou.

Le père et le fils se penchèrent vivement etvirent en effet à l’endroit où avait été le cerf mort un grand troudans la terre, ainsi qu’un autre pareil à quelques mètres delà.

– Voici par où il est entré, dit Guapo,indiquant cette seconde ouverture ; mais il n’y est plusmaintenant. Toute la chair a été dévorée, et la peau a eu le tempsde se dessécher. Il y a longtemps que le glouton s’en est allé.

Don Pablo était enchanté de cet incident, quilui permettait de vérifier ce qu’il avait entendu raconter desmœurs singulières de ces animaux.

Les armadilles sont, à ce qu’il paraît, lesplus habiles mineurs du monde. En quelques minutes ils se creusentun terrier, où ils s’engloutissent, pour ainsi dire, dès qu’ilssoupçonnent la présence de quelque danger. Mais la nature, tout enles douant d’une mâchoire pourvue de plus de dents que n’en ont lesplus féroces carnassiers, les a sans doute prédestinés à secontenter d’une nourriture molle, au premier rang de laquellefigure la chair putréfiée.

C’est pour entamer le cadavre par sa partie laplus tendre qu’ils creusent un terrier, qui leur permet del’attaquer par-dessous, d’y mordre, d’y entrer et d’y séjournerjusqu’à ce qu’il ne reste plus que la charpente de l’animal.

Nos cascarilleros continuèrent leur chemin,Don Pablo faisant à l’Indien mille questions, dont Léon écoutaitles réponses avec le plus vif intérêt.

Guapo connaissait tout spécialement letatou-poyou, l’ayant maintes fois chassé dans sa jeunesse toutcomme un autre gibier. Bien qu’il sût de quoi il se nourrit, celane l’empêchait pas de s’en régaler à l’occasion ; et ce qu’ily a d’étrange, c’est que les créoles ne sont pas plus délicats queles Indiens à l’endroit de l’armadille.

Il est vrai qu’ils disent à cela qu’ilschoisissent dans le nombre des espèces plus frugales ; maisc’est une défaite qu’ils se donnent, car personne n’ignore que letatou va jusqu’à ravager les cimetières des environs dessettlements et qu’il se repaît de toute substance molle ou pulpeusequ’il rencontre sur son chemin.

Enfin, qui le croirait ? le tatou est undes ennemis les plus acharnés de la gent fourmi ; au lieu defaire simplement un trou dans la fourmilière, comme font lestamanoirs par exemple, il y pratique une large brèche par laquelleil dévore les larves.

Or, c’est un fait reconnu que les fourmistiennent à leurs œufs plus qu’à la vie ; aussi, quand ledésarroi s’est mis dans leur gynécée, elles s’abandonnent audésespoir, et, considérant que rien ne les attache plus àl’existence, elles ne réparent pas leurs ruines, que la pluieachève de détruire, et la colonie sans abri est bientôt dissoute etruinée.

De ce que les armadilles ont une alimentationréellement peu appétissante, il ne serait pas juste de conclure queleur propre chair l’est également peu. Loin de là ; c’estplutôt l’inverse qui a lieu. Voyez le tapir au contraire, qui nemange que des substances succulentes et même sucrées ; saviande est amère et ne saurait se manger. Quoi qu’il en soit, laviande de tatou ressemble au cochon de lait ; et, si on lefait rôtir dans sa carapace, ce qui est la mode indienne etincontestablement la meilleure, il égale un rôti de porc frais cuitau four, si même ne lui est pas supérieur.

Guapo ne le connaissait pas sous le nomd’armadille, qui est espagnol, et vraiment typique. En effet, cemot est un diminutif d’armado, armé, et a été donné au tatou parceque celui-ci est couvert d’une sorte d’armure osseuse analogue àcelle des anciens chevaliers qui débarquèrent à la suite deCortés.

Il n’y a pas jusqu’au casque ou heaume qu’iln’ait en tête ; le corps est revêtu du corselet et les membresprotégés par des cuissards ou des brassards. Cette armure variedans son agencement suivant les espèces, et selon qu’il y a plus oumoins d’espaces libres ou couverts de poils entre lesjointures.

Guapo connaissait par leur nom toutes lesvariétés d’armadilles qui existent dans ces contrées. Il citaittelle espèce qui n’était pas plus grosse qu’un rat et telle autreplus grande qu’un mouton. Celle-ci était d’une lenteurdésespérante, et à celle-là un homme ne pouvait tenir pied. Letatou-poyou dont ils avaient constaté le passage est susceptible des’aplatir par terre, au point de s’y dissimuler presque entièrementou de passer pour quelque inégalité du terrain, tandis qu’il enexiste d’autres dont la forme est presque sphérique.

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