Les Exilés dans la forêt

Chapitre 33LES MARIMONDAS.

 

Le vent et le courant, tout leur fut favorablece jour-là ; aussi avaient-ils fait plus de quatre-vingtskilomètres quand ils arrivèrent à un endroit qui leur paruttellement propice à un campement, qu’ils s’y arrêtèrent, bienqu’ils eussent pu continuer encore leur route, le jour étant àpeine sur son déclin.

C’était un promontoire complètement dépouilléde végétation, que les eaux couvraient en temps de crue. En cemoment il était parfaitement sec, et le sol en était comme battupar le pied des animaux. C’est qu’en effet, c’était le lieu derepos des chiguires ou capivaras, quand ils allaient à la rivièreou qu’ils en revenaient. On y voyait aussi des empreintes detapirs, de pécaris, et de toutes sortes d’oiseaux amphibies,laissées à l’époque où le terrain était humide et mou.

Il n’y avait certainement pas d’arbres pour ysuspendre les hamacs, mais le terrain était assez uni pour qu’onpût s’y étendre et y dormir sans crainte. Après l’aventure de lanuit précédente, c’était quelque chose de n’avoir pas à redouterles chauves-souris, qui aiment l’ombre des grands bois. De plus, onn’avait pas à craindre les serpents, qui ne se hasardent pasvolontiers sur une surface découverte où rien ne les abrite. Enfin,considération importante, il était peu probable que les jaguarsfréquentassent cet endroit. Toutes ces raisons réunies avaient doncdéterminé le choix de l’emplacement.

La forêt n’était pas assez éloignée pour qu’onne pût se procurer toute la quantité de bois mort nécessaire pourle souper. Tout était donc pour le mieux.

Le balza fut amené en amont du promontoirepour le mettre à l’abri des influences du courant, et tous mirentpied à terre. Guapo, suivi de Léon, partit aussitôt pour se chargerde ses fonctions de bûcheron.

Chemin faisant, un palmier comme ils n’enavaient pas encore rencontré attira l’attention de Léon ;c’était un arbre mince, élancé, dont le stipe très élevé étaitcouronné de feuilles pennées présentant l’aspect de grandes plumes,et qui étaient disposées de manière à donner à la tête de l’arbreune apparence globulaire.

Mais ce qui le rendait tout spécialementremarquable, c’est que ce stipe était couvert de longues épines enforme d’aiguilles, rangées en anneaux réguliers.

Ce nouveau palmier était le pupunha(palmier à pêches), ainsi nommé à cause de la ressemblance de sesfruits à ceux du pêcher. On lui donne également le nom depirijao dans d’autres régions de l’Amérique ; ilappartient au genre gullielma. En effet, au-dessous duglobe formé par les feuilles, se voyaient d’énormes grappes defruits de la grosseur d’un abricot, d’une forme ovale ettriangulaire, ayant les teintes veloutées de la pêche.

Guapo connaissait ces pêches et savaitqu’elles sont excellentes à manger cuites, bouillies ourôties ; il prit aussitôt la résolution d’en faire figurer ausouper. Le difficile était de se les procurer ; car escaladerun pareil tronc, il n’y fallait pas songer.

Mais Guapo n’était pas Indien pour rien.C’était vraiment pour lui que le mot impossible n’existait pas.

Ses compatriotes, très friands de ces fruits,ont dès longtemps trouvé le moyen d’en dépouiller le pupunha, dontceux qui sont sédentaires font de vastes plantations autour deleurs villages. Ce moyen, le voici :

Ils attachent des pièces de bois transversalesd’un arbre à l’autre, formant une sorte d’échelle sur les échelonsde laquelle il leur est très commode d’atteindre les grappesmûres.

Ce procédé trop long ne pouvait convenir àGuapo ; il en employa un beaucoup plus simple : ilabattit le palmier pour en cueillir les fruits appétissants. Il dutchoisir un des plus jeunes ; car, vert, le bois de cet arbreest très difficile à couper ; mais quand il vieillit, ilnoircit et acquiert une telle dureté, qu’il émousse plutôt letranchant de la hache que de se laisser entailler. C’estprobablement le bois le plus dur de tous ceux de l’Amérique duSud.

Les longues épines du pupunha ont égalementleur utilité : les Indiens d’un grand nombre de tribus s’enservent comme d’aiguilles pour se piquer la peau et la préparer autatouage. Ils emploient encore à différents usages les diversesparties de ce bel arbre.

Les macaos, les perroquets, et en général tousles oiseaux frugivores, préfèrent son fruit à tous lesautres ; et il en serait de même des quadrupèdes, si ceux-cipouvaient y atteindre pour s’en régaler à loisir ; mais sontronc épineux le rend inaccessible aux créatures non ailées.Cependant, malgré la hauteur de sa tige et l’armure dont elle estprotégée, le pupunha est souvent dépouillé par une espèce de singesqui n’en manquent pas l’occasion, quand elle se présente.

Guapo et Léon revinrent au camp avec touteleur charge de bois mort et de fruits savoureux. Le feu flambabientôt ; la marmite fut suspendue à la crémaillère, et l’onse groupa autour en attendant qu’elle jetât son premierbouillon.

Tandis qu’ils étaient assis, causant gaiementdes incidents de la journée, un bruit extraordinaire vint frapperleurs oreilles. Il ne manquait pas d’oiseaux babillards sur lesarbres de la forêt, située à deux cents mètres à peine ; maisce n’était point à eux qu’il fallait attribuer le mélange de crisaigus, de hurlements, d’aboiements, de babillages, qui eût faitsupposer que cinquante espèces d’animaux divers s’étaient réuniespour le produire.

Par moments il s’y ajoutait un craquement debranches cassées, un bruissement de feuillée impatiemment secouée,qui, pour tout autre que des habitants de la montana, eussent faitcroire à quelque chose de mystérieux, d’inquiétant, de nature àjeter la perturbation dans les âmes. Mais nos voyageurs ne s’eneffrayaient pas outre mesure. Ils savaient que cela indiquait toutsimplement le passage d’une troupe de singes. À leurs cris, Guapoput même dire à quelle espèce ils appartenaient.

– Marimondas, fit-il en montrant du doigt laforêt.

Les marimondas ne sont pas de vrais hurleurs,bien que cette espèce soit de la même famille que les stentors.Elle fait partie des atèles,ainsi appelés parce que lepouce leur fait défaut ; ce qui les rend imparfaits ouinachevés sous le rapport de la main.

Mais ce qui lui manque à la main est amplementcompensé pour l’atèle par une queue prenante d’une puissance etd’une adresse remarquables.

Cette queue leur constitue une cinquième main,qui, à elle seule, leur rend plus de services effectifs que lesquatre autres. C’est d’elle qu’ils se servent pour leurs voyagesaériens, de sommets d’arbres en sommets d’arbres. C’est à ellequ’ils ont recours pour rapprocher les objets trop éloignés deleurs mains, et pour se suspendre aux branches quand ils ont besoinde repos ; car c’est dans cette attitude que le sommeil lessurprend toujours, et parfois même le grand sommeil dont on ne seréveille jamais.

On connaît plusieurs espèces d’atèles :le coaïta, le miriki, le cayou, le béelzébud, le chameck, le mono,la chuva, la marimonda, et quelques autres encore. Elles diffèrentde couleur et de taille, mais leurs mœurs et leurs coutumes sontidentiques.

La marimonda est une des plus grandes espècesde l’Amérique du Sud. Debout, elle mesure près d’un mètre dehauteur. Sa queue très longue est épaisse à la base et va ens’amincissant. Elle est nue et calleuse en dessous dans la partieprenante.

Somme toute, elle est loin d’être belle ;ses bras longs et grêles, terminés par une main sans pouce, luidonnent quelque chose de disproportionné et de disgracieux, que necorrige assurément pas la longueur de sa queue qui n’en finitplus.

Elle a une teinte rougeâtre de café brûlé surle dos et la partie supérieure du corps, qui pâlit et va sedécolorant jusqu’à un blanc sale sur la gorge et tout le devant del’animal. Sa couleur devient alors comme celle des métis provenantdu croisement du nègre et de la race indienne : ce qui lui afait donner dans quelques parties de l’Amérique du Sud le sobriquetde monozambo, ou singe zambo, ce nom de zambo étant caractéristiquedans le pays pour désigner les mulâtres de cette origine.

Le bruit fait par les marimondas paraissaitvenir des bords de la rivière, fort en amont du promontoire ;mais comme il allait croissant dans de formidables proportions, onpouvait juger que les singes se rapprochaient.

En effet, quelques minutes après, ils étaienten vue, et nos voyageurs purent s’amuser à suivre leur mode depérégrination, qui est très curieux.

Jamais ces singes-là ne mettent pied à terre,mais ils se meuvent de branche en branche avec la rapidité del’écureuil, ou mieux encore de l’oiseau. Quelquefois cependant lesbranches se rencontrent fort écartées, comment fairealors ?

La marimonda, fort peu troublée de cettedifficulté, arrive jusqu’à l’extrémité de la branche qu’il s’agitde quitter, y enroule un ou deux anneaux de sa queue, se balancequelques secondes pour prendre un élan suffisant, puis, suivantl’impulsion qu’elle a donnée à la branche qui la renvoie comme unressort, elle traverse le vide et saisit de ses longs bras nerveuxle premier rameau qui se présente.

Le tour est joué, et elle est prête àrecommencer à l’infini cet exercice, qui paraît lui être aussinaturel qu’agréable…

Dans la troupe que nos proscrits avaient sousles yeux, on distinguait un certain nombre de femelles. On lesreconnaissait aisément à leur progéniture qu’elles portent sur ledos, où celle-ci se sent solidement attachée au moyen de sa queuedéjà forte.

Parfois la mère faisait descendre son petit,et lui enseignait à se lancer de branche en branche, en commençantpar lui en donner l’exemple et en surveillant la manière dont ils’en acquittait.

D’autres fois, la distance entre deux arbresétait trop grande pour que les femelles pussent commodément lafranchir avec leurs petits sur les épaules ; les mâles,passant les premiers, faisaient alors pencher la branche opposée,de manière à la rapprocher et à diminuer ainsi la distance.

C’était vraiment un spectacle intéressant etsingulier, d’autant plus que tous ces mouvements s’opéraient aumilieu d’une conversation incessante, entremêlée de cris et debavardages remplis d’animation.

La partie de la forêt que suivait la troupejoyeuse se terminait naturellement au promontoire nu où nos amisétaient à même de se livrer à toutes leurs observations. Il fallaitle tourner, et pour cela passer par l’endroit où se trouvaient lespupunhas.

Arrivées à la lisière du bois, les marimondass’arrêtèrent, et toutes d’un commun accord se suspendirent la têteen bas. Outre que c’est leur position de repos, c’est encore cellequ’elles prennent pour délibérer, se préparer à une actionparticulière, ou se prémunir contre quelque danger.

Elles restèrent ainsi quelques minutes,évidemment occupées d’une délibération importante, à en juger parle gazouillement incessant qui s’établit entre elles.

Un cri général termina le conseil et proclamala détermination à laquelle on s’était arrêté. Aussitôt les singesdescendirent à terre et se dirigèrent vers les palmiers pêches.

L’espace qu’ils avaient à traverser n’étaitcertes pas vaste ; mais la difficulté qu’ils éprouvaient à setraîner sur le sol et la maladresse dont ils faisaient preuveétaient pénibles à voir. Ils ne pouvaient appuyer par terre lapaume de leurs mains ; ils étaient obligés de la replier surelle-même et de marcher comme sur des moignons. De temps à autre onles voyait agiter leur grande queue, dans l’espoir de saisirquelque chose qui les aidât dans leur marche. La moindre plantequ’ils rencontraient leur faisait l’effet d’un sauveur. Les pauvresbêtes étaient évidemment hors de leur élément. Leur unique habitatest la forêt ininterrompue avec ses grands arbres.

Enfin ils arrivèrent aux palmiers, et, assispar terre dans les attitudes les plus diverses, ils se mirent à lesconsidérer, attachant sur les grappes des regards pleins d’uneardente convoitise et causant entre eux avec une animation quitémoignait du désir qu’ils avaient de se les procurer.

Comment s’y prendre ? se demandaient-ilsaussi clairement que s’ils eussent parlé.

Pas un stipe, qui ne fût couvert de sonrevêtement d’épines ; pas un de ces fruits tentateurs qui nefût vingt fois hors de la portée du plus grand de ces pauvrespetits êtres.

Allaient-ils faire comme le renard de lafable ?

Point du tout ! Cela eût fort embarrassédes écoliers, peut-être ; mais des singes, jamais !

À côté des palmiers se trouvait unzamang, espèce de mimosa qui est sans contredit un desplus beaux arbres de l’Amérique du Sud.

Celui dont nous parlons élevait à une hauteurde plus de vingt-trois mètres son tronc droit et uni, quicommençait seulement alors à étendre des branches horizontales quise ramifiaient à l’infini. Les branches étaient couvertes defeuilles délicatement pennées qui caractérisent la famille desmimosas.

Un certain nombre de ces palmiers croissaientà l’ombre de cet arbre géant ; c’étaient les plus petits, maispeu importait. Les marimondas eurent bientôt escaladé le tronc etse balancèrent sur les branches. On avait choisi, paraît-il, lesplus grandes et les plus fortes de la bande. Les autres restèrentau bas à observer anxieusement ; et j’ajouterai que nosvoyageurs, très amusés par cette scène, en avaient oublié leurmarmite, qui bouillait à éteindre le feu.

Les marimondas étaient arrivées à l’extrémitéde la branche qui les rapprochait le plus des pirijaos. Une ou deuxs’y suspendirent et se livrèrent à une gymnastique effrénée pourtâcher d’arriver aux grappes qui se balançaient à plus de trois ouquatre mètres hors de leur portée. Elles ne négligèrent aucuneffort, multiplièrent les tentatives, le tout vainement.

Doña Isidora, Léon et Léona déclarèrent enfinque les pauvres bêtes allaient abandonner la partie : ils setrompaient. Don Pablo, par ses connaissances théoriques d’histoirenaturelle, et Guapo, par son expérience toute pratique, nepouvaient l’admettre.

Dès qu’elles eurent acquis la convictionqu’aucune d’elles ne parviendrait aux fruits, on en vit un certainnombre se grouper sur une des branches. Un moment après, lapremière arrivée se suspendait par plusieurs anneaux de sa queue etse laissait pendre de toute sa longueur. Une seconde s’avança,courut tout le long du corps de la première, et, passant sa queueautour de son cou et de son bras, se laissa pendre de la mêmemanière ; une troisième vint s’ajouter à cette chaîne vivante,puis une quatrième.

Victoire ! les bras de celle-ciatteignirent les fruits. En quelques secondes elle eut, en s’aidantde ses mains et de ses dents, coupé la tige des grappes quitombèrent pesamment à terre.

Les marimondas restées au pied de l’arbrecoururent s’en emparer au milieu de cris de joie et de gambadesplus grotesques que gracieuses, et se mirent à dévorer lespêches.

Mais la cueillette n’était passuffisante ; aussi les singes qui s’étaient dévoués pour cetteexpédition n’interrompirent-ils point leurs travaux. Ils avaienttant de bouches à nourrir.

Sans changer de position et par une seuleoscillation imprimée à toute la chaîne, ils se lancèrent sur unpupunha voisin et eurent bientôt fait de le dépouiller à son tour.Ils passèrent ainsi en revue tous les arbres à leur portée.

Alors, jugeant qu’ils avaient assez de fruitspour cette fois, le dernier, celui qui avait cueilli les pêches, sereplia sur lui-même, remonta sur le dos des trois autres, seretrouva sur la branche où il fut bientôt rejoint par sescompagnons ; puis, tous les quatre, se poussant dans unebousculade joyeuse, dégringolèrent du tronc pour venir prendre leurpart du festin commun.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer