L’Homme Truqué

Chapitre 2LE GESTE RÉVÉLATEUR

Le lendemain, j’entrai de bonne heure dans la chambre del’aveugle. Il toussait d’une façon déchirante. Je ne fis,toutefois, aucune allusion à son état de santé.

Je l’aidai à s’habiller, ce qui fut aisé, car, malgré sa cécité,Jean n’était pas maladroit. La jeunesse fait de ces miracles, et,du reste, le pauvre garçon avait déjà l’habitude de soninfirmité.

Je lui demandai s’il avait perdu la vue aussitôt blessé. Il medit que oui, et qu’il était aveugle depuis dix mois.

– Voici des lunettes noires, fis-je. Je crois que vousferez bien de les mettre tout à l’heure… C’est à cause de votremaman. Les femmes sont si impressionnables… J’irai chez elle dèsque l’heure le permettra, et je reviendrai vous chercher. Mais…elle va me poser des questions, Jean, et j’aurais voulu pouvoir, enquelques mots, lui dire… Ah ! tenez, mon petit, je ne sais pasbiaiser ! Précisons. Qu’est-ce que vous êtes devenu ?Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

– Mais exactement ce que je vous ai raconté hiersoir !

– Alors, rien de plus complet ? Pas de détails ?…Jean, voyons !

– Non, rien de plus. Et il poursuivit sur un tonexcédé : J’ai soif de repos, d’isolement. Je supplie qu’on melaisse, qu’on ne s’occupe pas de moi, qu’on ne parle pas demoi !… Je sais, allez ! On va me regarder comme une sortede Lazare sorti du tombeau… Ah ! qu’on me laisse tranquille,pour Dieu !

Je vais toujours droit au but.

– Voulez-vous me permettre d’examiner vos yeux ? luidis-je.

– Nous y voilà ! s’écria Jean avec impatience. Vousaussi ! Depuis quatre jours, depuis que j’ai remis le pied enFrance, je n’ai affaire qu’à des juges d’instruction ! Si voussaviez ce que les médecins militaires m’ont déjàquestionné !

– Au fait, c’est vrai ! Qu’en est-ilrésulté ?

– Est-ce qu’ils savent ! Ils pensent que ce sont desappareils provisoires qu’on m’a posés, quelque chose de préalable,de préparatoire ; et que je me suis sauvé avant l’opérationfinale. Allons, regardez ! Regardez, si cela vous faitplaisir ! Mais promettez-moi qu’il n’en sera plus question. Jesuis si las !

Il ouvrit ses paupières sur ses yeux d’Hermès, et je le mis enpleine clarté.

– … Mais vos yeux, vos yeux à vous ?questionnai-je passionnément.

– Supprimés. Énucléés. Les gaz d’un obus les avaientbrûlés.

– Voudriez-vous enlever ces… ces pièces, uninstant ?

– Mais je ne peux pas ! C’est fixe ! Vous êtestous les mêmes, vous autres…

– Fixe ? Et cela ne vous incommode pas ?

– Non seulement cela ne m’incommode pas, mais je suiscertainement beaucoup plus à l’aise depuis qu’on m’a posé cesappareils.

– Comment ! Comment !… À quoi vousservent-ils ?

– À rien, si vous voulez ; mais ils remplissentagréablement un vide qui m’était pénible. Tenez, la comparaison estvulgaire : ils me font un peu l’effet de formes, de moulesbien ajustés. Et je m’oppose absolument à ce qu’on y touche.

– Votre obstination vous jouera un mauvais tour, Jean.C’est une idée maladive, laissez-moi vous le dire. Un corpsétranger, à demeure, dans l’orbite !… Allons, ce n’est paspossible… Vous devez ressentir de l’inflammation…

Cependant, à travers ma loupe, les paupières apparaissaientextraordinairement saines et fraîches ; et leurs battementshumectaient avec mesure la surface cristalline et immobile desappareils. Celle-ci était d’un blanc teinté de bleu. À l’œil nu,elle semblait parfaitement unie, mais le grossissement de malentille la montrait côtelée de lignes verticales. En somme, celaressemblait à une pelote de fil capillaire, enrobée d’une couched’émail incolore sur laquelle glissaient les paupières. L’hypothèsede « moules » était soutenable ; ces pelotespouvaient n’avoir d’autre fonction que de maintenir en forme lescavités orbitaires, jusqu’à ce qu’on y insérât je ne sais quelsengins définitifs, sans doute des pièces de prothèse, des yeuxartificiels d’un modèle nouveau. Mais qu’elles fussent inamovibles,voilà qui me surprenait, et même… m’effrayait !

Je restais songeur.

– Allons ! dis-je. Soit !… Et ces Allemands nevous ont pas renseigné sur leurs intentions. C’eût été lemoins !…

– Je ne crois pas que ce fussent des Allemands. Ces hommesparlaient une langue inconnue ; et je vous jure, vous entendezbien : je vous jure que je ne sais pas où j’étais.

Ma stupeur ne diminuait pas.

– Nous reprendrons cet entretien, dis-je. Pour le moment,je vois Césarine, votre vieille servante, qui ouvre les persiennes.Mme Lebris est éveillée…

– Non, nous ne reprendrons pas cet entretien. Vous êtes unbon ami, mon cher Bare, mais je vous supplie, je vous supplie de melaisser goûter dans toute sa plénitude la joie d’être ici, dans mabonne petite ville, près de maman, près de vous… Pas de retour enarrière ! Pas d’histoires ! Je suis là, vivant ; quecela vous suffise à tous. Et vous, le scientifique, le chercheur,eh bien… Il se mit à rire et tâtonna pour trouver mon épaule. Ehbien, fichez-moi la paix !… Allez, maintenant, cher ami, etrevenez vite ! Et merci de tout cœur !

 

Le même jour, un peu avant midi, ayant fait mes visites dumatin, j’arpentais en tout sens mon cabinet de travail. Jean avaitréintégré le domicile maternel dans les embrassements que l’ondevine ; mais la pensée de son aventure incroyable agaçait monignorance.

J’aime ce qui est net. Toute ténèbre m’irrite. Le taureau foncesur le rouge ; c’est sur le noir, que je charge. Me poser unproblème, c’est poser une écuelle de soupe devant un affamé. Quandje sens la vérité m’échapper, je ne vis plus.

« Pas d’histoires », « être tranquille »,c’était fort bien. Jean Lebris avait droit au repos ;d’accord ! Mais cette séquestration, ces pratiquesexpérimentales, est-ce que cela ne méritait pas une enquête ?Et cette enquête, les autorités françaises la feraient-elles ?Il fallait éclaircir les conditions dans lesquelles Jean Lebrisavait disparu de l’ambulance saxonne, établir les responsabilités,exiger des sanctions, découvrir quelles gens l’avaient soigné àleur façon, et vérifier si, mieux traité, le petit soldat n’auraitpas conservé l’usage de ses yeux… Enfin, je l’avoue, ma curiositémédicale était violemment excitée, et j’aurais donné beaucoup pourconnaître le but mystérieux que les ravisseurs de Jean s’étaientproposé… Je savais à quoi m’en tenir sur l’indifférenceadministrative, les bureaux, les paperasses. On n’avait qu’àlaisser faire ; bientôt il ne serait plus question de rien,les coupables resteraient impunis et l’énigme demeurerait sansréponse. Avait-on le droit de sacrifier la justice et la vérité àl’inertie – à la lâcheté presque – d’un jeune hommefarouche ?… Ah ! ce caractère de misanthrope, cetteombrageuse timidité, cet effacement morbide, comment lesvaincre ? Comment triompher de mon ami Jean ?…

On venait d’ouvrir la fenêtre de sa chambre, et je le voyaislui-même, à travers la guipure de mes rideaux, tâtonner, palper lesmeubles familiers… Sa mère était là, mais bientôt elle le laissaseul.

Jean tenait des pinceaux, une palette… Hélas !… Il lesreposa tristement.

Qu’allait-il devenir dans l’existence ? Les Lebrisn’étaient pas riches. Cette petite maison constituait le plus clairde leurs biens. Ils n’en occupaient que le premier étage. Lerez-de-chaussée, en boutique, était loué au chapelier, et le secondétage restait vacant depuis plusieurs mois… Quel avenir lesattendait, par ces temps de vie chère, elle âgée, tordue derhumatismes, et lui aveugle !

Mais l’avenir, pour lui, n’était-ce pas, à bref délai, lesanatorium ?…

Midi commença lentement de sonner. Mon déjeuner, servi,refroidissait… J’étais retenu là par je ne sais quelle confuseanomalie… je ne sais quelle contradiction indéfinissable entre lesgestes de Jean Lebris et ce fait qu’il était aveugle…

Je le suivais des yeux dans ses allées et venuesprécautionneuses. Ses mains glissaient le long de la cheminée,éprouvaient des surfaces, s’assuraient de contours… L’une d’ellesse porta soudain vers son gousset, et le geste qu’il fit était sinaturel, si normal, que, sur le moment, je n’eus pas la sensationd’un phénomène invraisemblable…

Pourtant, lorsque la suprême vibration de la cloche s’éteignitsur le bourg, j’étais encore figé dans la même attitude…

Au dernier coup de midi, Jean Lebris, l’aveugle, avait regardésa montre et l’avait mise à l’heure.

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