L’Homme Truqué

Chapitre 10L’EXPLOIT

J’employai toute la journée à donner des ordres au maçon et auserrurier, avec l’assentiment de Mme Lebris. Ellene s’opposait nullement à ce que la tombe de son fils fût, dans sapartie souterraine, une espèce de blockhaus inattaquable. Lesouvriers me promirent de faire diligence ; au vrai, lestravaux étaient déjà commencés lorsque vint la nuit.

C’était l’heure où je devais relever Fanny de sa funèbrefaction. Je la trouvai surmenée, dormant debout. Je la reconduisisde la chambre mortuaire jusque sur le palier, où nous pûmes causerlibrement. Elle m’apprit que rien d’anormal n’était survenu ;quelques familiers avaient défilé devant la dépouillemortelle ; aucun suspect n’avait trahi sa présence auxalentours.

Puis, comme je la regardais dans la pénombre :

– Je ne vous ai pas vu de toute la journée ! seplaignit-elle.

La chère âme se blottissait contre moi dans un affaissementdouloureux et câlin. Elle se serait endormie sur ma poitrine, si jen’avais prononcé :

– Allez, mon amie, allez vous reposer, pour l’amour demoi !

Ses lèvres brûlaient. On aurait dit qu’elle ne pouvait pluss’éloigner.

– Fanny ! lui dis-je ému par tant de ferveur. Commenous allons être heureux !

À bout de résistance, elle fondit en larmes, me tintpassionnément embrassé, et s’enfuit en étouffant ses sanglots.

– Je t’aime ! lançai-je à voix retenue.

Elle me fit un signe, au haut de l’escalier. Je le vis à peine.L’ombre s’emparait d’elle.

Tout rêveur et la bénissant, je m’acheminai vers la chambrecoite et calfeutrée où s’allongeait, parmi les fleursd’arrière-saison, la pâle figure inanimée.

La servante veillait. Elle renouvela les bougies, ramassa despétales effeuillées, et me demanda si je resterais tard« auprès de monsieur Jean ».

– Toute la nuit, répondis-je. Vous pouvez aller vouscoucher, ma bonne Césarine.

Elle s’en fut. Je m’installai dans un fauteuil et j’ouvris uneBible qui se trouvait là. Mais bientôt, recru de fatigue moi aussi,rompu d’insomnie, accablé sous le poids d’une déception que l’amourde Fanny ne pouvait qu’atténuer sans la faire disparaître, je dusme lever et marcher, pour vaincre l’assoupissement.

Ma pensée faisait, sous mon crâne, un brouillard tumultueux. Jene sais comment tout à coup, avec la brutalité d’une lumièreaveuglante et brusque, s’instaura dans la tête l’idée implacablequ’il fallait à tout prix subtiliser lesélectroscopes.

J’étais seul avec le cadavre, libre d’agir…

Onze heures sonnèrent.

Avant l’aube, j’avais le temps de commettre plusieurs crimes etquelques prouesses… Mais cela, c’était une actionlouable, n’est-il pas vrai ?… Pouvais-je hésiter !Pouvais-je laisser enfouir à jamais le secret du sixièmesens ?… « À jamais » pour mes compatriotesseulement !… Quoi ! nous, Français, nous resterionsdans l’ignorance d’une semblable découverte, alors que l’ennemi laposséderait et la perfectionnerait ? Quoi ! demain, si laguerre éclatait à nouveau, nous subirions cette effaranteinfériorité d’avoir à combattre des manières de surhommes ?d’avoir contre nous, parmi nos innombrables assaillants, desspécialistes extraordinaires qui déchiffreraient à même le ciel lesmessages du sans-fil ? qui repéreraient lesréseaux les plus profondément enterrés, les batteries d’artillerieles mieux défilées ? des gens pour qui les montagnes seraienttransparentes ?… Je me rappelai avec une sorte d’effroil’étonnante perspicacité de Jean Lebris. Je le revoyais indiquantsans hésitation le point défectueux d’une magnéto – ou l’endroitmalade d’une moelle épinière. J’apercevais cent applicationspratiques du sixième sens… Enfin, l’évidence était devant moi commele soleil ! Il ne dépendait plus de ma volonté de satisfaireaux exigences arriérées d’une vieille dame de province. J’étais lasentinelle avancée de la défense nationale. Foin des préjugés etdes superstitions ! La patrie, d’abord !

Aussi bien, personne ne s’apercevrait de la violation. C’étaitl’affaire de trente ou quarante minutes, et je disposais deplusieurs heures pour faire disparaître toute trace de l’opération.J’espérais même pouvoir, avec un peu d’habileté, me rendre comptede l’incompréhensible soudure des nerfs optiques et desélectroscopes…

Dressé, croisant les bras, en face du cadavre qui recelait un sivaste mystère, j’avais le sentiment d’être possédé par des forcesimpulsives qui balayaient toutes les convenances et toutes lesconventions.

Machinalement, je tâtai ma trousse à travers l’étoffe de maveste, et, frémissant comme un drapeau, j’écoutai comme unvoleur.

La nuit s’écoulait dans un calme rassurant. La maison s’étoffaitde silence. Pendant plusieurs minutes, je n’entendis rien d’autreque l’appel lointain d’un nocturne, le grondement d’une automobileattardée, puis un souffle irrégulier venant de la chambre voisine,où dormait Mme Lebris.

J’hésitai pourtant, et j’ignore pourquoi. Le désir de surseoirm’envahit tout à coup. Je craignais de rêver peut-être, d’avoir unde ces cauchemars d’où l’on sort brisé. Mes facultés vacillèrent.Ce ne fut qu’une défaillance.

J’approchai d’un pas ferme, et, redevenu professionnel, jesoulevai d’un doigt léger la paupière encore souple…

Une exclamation m’échappa, sourde. Je saisis précipitamment unebougie, soulevai l’autre paupière…

À la place des électroscopes, et mises là pour simuler leurconvexité, deux petites pelotes de laines occupaient lesorbites.

Et les lunettes !… Les lunettes aussi avaient disparu.

Je suffoquais. Je fus sur le point d’appeler. Mon secret,maintenant, voulait se répandre. J’avais besoin de m’épancher, deraconter, de disputer, avec quelque ami plein de commisération, surl’incroyable événement qui m’atteignait et frappait avec moi marace tout entière…

D’un effort, je parvins cependant à mater cette dangereuseexaltation. Personne ne devait connaître ma déconvenue dans touteson ampleur. Personne, excepté Fanny. Mais, la pauvrette !irais-je, moi, maître égoïste, troubler son repos ? Etd’ailleurs, comment l’éveiller, à cette heure tardive, sansprovoquer l’étonnement de sa tante !…

Ah ! de quelle négligence j’avais fait preuve en abusant deses forces ! Et quelle faute de m’être reposé sur elle du soinde garder le mort en mon absence ! Laisser une telleresponsabilité à une petite fille qui, depuis deux jours, les nerfstendus, ne s’était pas accordé la moindre relâche ! Notreadversaire en avait profité, parbleu ! « Aucun suspectn’est venu », m’avait-elle dit. Eh ! pour une femme devingt ans, l’employé des pompes funèbres n’est pas suspect !le menuisier, qui vient prendre ses mesures, n’est passuspect ! le curé, le médecin de l’état civil, la religieuseembéguinée ne sont pas suspects !

J’attendis le matin avec une impatience maladive. Je voulaissavoir si vraiment Fanny avait suivi de point en point la consignedonnée ; et j’avais grand hâte aussi, je l’avoue, de retrouverl’asile de sa douceur et de demander à sa compassion l’apaisementde ma détresse.

 

Au petit jour, incapable de me contenir davantage, je montail’escalier à pas de loup, ne sachant même pas commentj’expliquerais à Mme Fontan une visite aussimatinale.

La porte de l’appartement n’était que poussée. Je frappai. Unreflet jaunâtre teintait l’arête du chambranle.

Je frappai pour la seconde fois, et j’entrebâillai la porte, cequi me permit d’apercevoir, au-delà du salon, la chambre de lajeune fille, où brûlait encore une lampe.

– Fanny ! appelai-je furtivement. Fanny !

J’entrai sans plus de façons, tout à fait inconscient de mesactes.

La minute d’après, je sus comment on devient fou.

À trois reprises, en l’espace de deux jours, la même désillusionm’avait touché ! Mais, cette fois, c’était en plein cœur. Letestament m’avait échappé, les yeux inestimables m’avaient étéravis, et maintenant… Oh ! maintenant !…

Les lits n’étaient pas défaits. La robe que Fanny portait laveille gisait sur le plancher, près de ses mules d’intérieur jetéesau hasard. Dans une armoire grande ouverte, le costume de voyage –que je connaissais bien ! – manquait entre les autres. Unesolitude affreuse glaçait le logis.

N’en pouvant croire ma vue, m’adressant à moi-même des parolessans suite, j’allais de chambre en chambre, stupide et misérable.Je me disais que j’étais la dupe d’un atroce quiproquo ; quetout s’expliquerait sans retard ; qu’il y avait là quelqueabominable coïncidence… Elle allait revenir, voyons ! Ellen’était pas partie ! Ce n’était pas elle qui avait pris lesyeux ! Pas elle qui avait pris le testament ! Fannyvoleuse – et incendiaire ? Allons donc ! On ne pouvaitpas supposer une pareille monstruosité !…

Cependant, la logique élevait sa voix claire. Des rapprochementss’opéraient dans mon souvenir. L’horreur, peu à peu, devenaitpossible ; bientôt, mon cœur seul refusa de l’admettre.

Mais, en laissant errer sur toutes choses mes regards stupéfiés,je découvris, au fond d’un âtre vide, une boulette de papier.

C’était un billet, écrit par un inconnu, dans une langueincompréhensible…

Et d’un coup, le désespoir acheva de combler tout mon être. Carje me rappelais fort bien le grondement d’auto qui avait décru dansla nuit, onze heures étant sonnées ; et sur le billet – surl’ordre que la traîtresse avait reçu – je pouvaislire le chiffre 11 suivant de près ces mots, intraduisibles dufrançais, Botasse et Saint-Fortunat, deux noms de rues qui secroisent dans le voisinage.

Alors, je me suis assis comme un malade qui souffre beaucoup,j’ai soulevé de mes mains tremblantes la robe de Fanny, et, la têtedans les mousselines parfumées, j’ai pleuré pour tout le temps quej’avais passé sur terre sans pleurer.

Ensuite… Ensuite, il a fallu descendre, feindre la surprise,doser l’indifférence, et se taire. Toujours se taire !

 

L’automne s’avançait ; il était donc naturel queMme Fontan et sa nièce quittassent notre bourgadechampêtre pour retourner vers les villes. On s’étonna seulementqu’elles fussent parties si vite, « à l’anglaise », sansmême assister aux funérailles de Jean. Mme Lebris,honteuse de l’affront, publia qu’une lettre les avait rappeléesd’urgence en Artois.

 

Que penser ? Que penser aujourd’hui ?…

Parfois, je me dis qu’elle ne m’aimait pas. Je me déchire l’âmeà me convaincre qu’elle a joué la comédie la plus féroce, allantjusqu’à me suggérer ce forfait : abréger les jours de JeanLebris !…

Mais quand je repasse, heure par heure, notre vie, quandj’évoque le souvenir – irrémédiablement chéri – de ses regards, deses sourires, de ses baisers et de ses larmes, je ne peux plus yvoir autant de mensonges et de vilenies !

Non, non, n’est-ce pas ?… Fanny, toi qui sans doute net’appelles pas Fanny, toi qui ne fus ici – oh ! Dieu ! –qu’une espionne sous un faux nom, n’est-ce pas qu’il ne faut pascroire à la félonie de tes yeux ? N’est ce pas que tune m’as pas trompé dans le domaine du cœur ? Ton odieusemission, ah ! je veux qu’on te l’ait imposée de force !Ne l’as-tu pas remplie sans verser une goutte de sang ? Ladouce faiblesse de Jean Lebris n’a-t-elle pas su gagner ta pitié,puisque tu l’as laissé s’éteindre lentement ?…

On m’objectera que rien n’aiguillonnait ta hâte ; que, sûrede sa mort prochaine, il te suffisait, jusque-là, de veiller surl’œuvre diabolique de Prosope…

Mais d’autres diraient aussi que tu avais des raisons moinsfroides pour prolonger ton séjour parmi nous, des raisons qui mefont lâchement espérer je ne sais quel avenir de retrouvailles,d’indigne pardon et de bonheur quand même ! Car moi, Fanny,moi qui possède une part du secret que tu sers, moi qui détiensdans mon coffre, en grimoires incomplets, un peu du trésor de tonmaître, Fanny, m’aurais-tu épargné, si tu ne m’aimaispas ?…

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