L’Homme Truqué

Chapitre 3L’ADORABLE FANNY

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

« Jean a menti, pensai-je. Il voit clair. Quoi ! Sansyeux ? Avec ces choses inanimées ? Allons donc !C’est fou ! Je me serai trompé. J’ai mal observé. Il a tiré samontre, et il l’a mise à l’heure au toucher des aiguilles, aprèsavoir soulevé le verre ; rien de plus facile ; chacunsait où se trouve midi, sur le cadran de sa montre, par rapport àl’anneau… Mais pourtant, non, je regardais attentivement… Celademande confirmation. Mentir ? Pourquoi ? Sivéritablement on l’avait pourvu d’appareils visuels ; s’ilportait, sous les sourcils, des merveilles assez précieuses pourremplacer les yeux, serait-il assez égoïste, assez bêtement sauvagepour le cacher ? »

À cette question une voix intérieure me répondait :« Oui. » Et ce n’est pas sans ironie que je mesuraiscombien Jean Lebris m’apparaissait moins pur, moinsparfait, depuis qu’il n’était plus mort. Son retourparmi nous l’avait dépouillé d’une auréole, et je me sentaisincapable de rendre au vivant le culte que j’avais voué à samémoire. Petits travers que les siens, je le reconnais ; maisles morts sont des dieux.

« D’un autre côté, reprenais-je en moi-même, il y a descomédies qu’un regard de médecin démêle à coup sûr. Feindre lacécité n’est pas chose commode, et je ne m’y serais pastrompé !… Il est vrai que tout à l’heure, justement, un doutetrès vague m’occupait… Je me réserve de tenter quelqueépreuve. »

À peine avais-je pris ce parti, qu’un rayon de soleil pénétrafort à point dans mon cabinet.

Jean, au fond de sa chambre, était tourné vers moi. Sa fenêtreétait encore ouverte. J’ouvris la mienne sans bruit, et je plaçaidans le rayon un petit miroir de poche. Projeté par la glace, unrond folâtre tremblota sur la façade ombreuse, puis sur le mur aufond de la chambre ; il se posa comme un masque de lumière surle visage de Jean Lebris…

Ni l’homme ne broncha, ni ses yeux ne cillèrent.

Alors ? Que penser ?…

J’étais perplexe. Le plus sage était de garder le silencejusqu’à nouvel ordre. Aussi bien, quoi qu’il en fût, le secret deJean ne touchait en rien à son honneur militaire. D’un bout àl’autre de la guerre, il s’était conduit vaillamment. Tombé sousles yeux de ses chefs, au cours d’une retraite commandée, ilfaisait partie d’une classe actuellement démobilisée ; la paixallait être signée ; il était libre ; et, grâce à Dieu,je le connaissais assez pour savoir que, si l’exil s’était prolongépour lui, cela ne pouvait être qu’à son corps défendant.

 

Je dus patienter pendant quinze jours avant de trouverl’occasion qui me livra la vérité.

La vérité ! Elle dépassait tout ce que mon imaginationpouvait prévoir ! Sa révélation aurait dû m’exalter, metransporter d’enthousiasme et me laisser confondu, comme si j’eusseété quelque humble médecin du Moyen Âge à qui l’invention de laradiographie ou de la télégraphie sans fil eût été dévoilée paranticipation… Certes, je ne dirai pas que mon esprit résista auvertige. Quand j’aperçus l’immensité de la découverte, unfrémissement m’agita tout entier… Mais l’homme est ainsi fait queson cœur le gouverne ; le mien palpitait alors d’un amournaissant, et rien ne pouvait plus me passionner de ce qui n’étaitpas l’adorable Fanny.

Fanny !…

Ma main tremble lorsque j’écris son nom… Je ne croyais pas qu’ilexistât sur terre une créature aussi séduisante ; et d’abordj’ai pensé que j’étais seul à subir l’attrait de ses charmes, parle mécanisme secret des affinités… J’avais vécu jusqu’à trente-cinqans sans croire à l’amour tel que les poètes le chantent. J’avaispassé parmi les femmes de mon temps, la bouche serrée et l’œil dur,sans que l’une d’elles m’eût attiré. Celle-là n’eut qu’à paraîtrepour faire de moi son serviteur avide et frissonnant… Un peu plustard, avec autant d’orgueil que de jalousie, je me rendis compteque Fanny était pour tous ce qu’elle était pour moi, et que saradieuse jeunesse exerçait un empire universel…

Fanny ! Fanny !…

Ce fut comme un pressentiment.

 

Deux semaines environ après le retour de Jean,Mme Lebris, justement préoccupée de la santé de sonfils, m’avait demandé de l’ausculter. Nous étions dans la chambrede l’aveugle. Le soir tombait. J’entendais, au-dessus de nous,quelqu’un marcher en tous sens et le glissement d’objets lourdsqu’on traînait sur le plancher…

– Eh bien ? me dit Mme Lebris quandl’examen fut terminé.

– Eh bien, répondis-je en dissimulant le fond de ma pensée,cela n’est pas très inquiétant, mais l’air des hauteurs me sembleindiqué.

– Jamais ! s’écria Jean. Quitter Belvoux ! Ah,non ! Le printemps commence, et l’air d’ici n’est pas mauvais.À l’automne, si vous y tenez, nous pourrons aller du côté de Nice,à Cannes, par exemple…

« À l’automne…, pensai-je. Où serez-vous, mon pauvre Jean,à l’automne ! »

– D’ici là, reprit-il, sauf votre respect, docteur, nous nebougerons pas et nous ferons des économies.

Quel psychologue, quel devin m’expliquera pourquoi j’étaisdistrait, pourquoi, malgré mon chagrin, malgré le désastrepathologique que l’auscultation venait de m’apprendre, ceremue-ménage martelant le plafond se répercutait dans lesprofondeurs de mon être et accaparait une bonne part de monattention ?

– Oh ! des économies…, relevaMme Lebris ; à présent que le deuxième étageest loué…

– Par le temps qui court, maman, 1.800 francs ne sont pasgrand-chose !

– Ah ! fis-je. Vous avez loué ?

– Mais oui ! exulta la vieille dame. C’est àMe Puysandieu que nous le devons. Il nous a procurédes locataires charmantes : des dames de Lyon…

– D’Arras, rectifia Jean ; mais elles se sontréfugiées à Lyon pendant la guerre. Tous leurs biens ont étédétruits. Elles cherchaient une installation plus campagnarde.Puysandieu avait fait paraître des annonces dans les journauxlyonnais, pour l’appartement. 1.800 francs, tout meublé, c’étaitraisonnable. Ces dames sont venues visiter ce matin, et ellesrestent. Mais j’entends d’ici qu’on modifie le décor… On a sesgoûts et ses idées !

– Mme Fontan est repartie pour Lyon, ditMme Lebris. Elle ne reviendra que demain, avec lesmalles. C’est Mlle Grive qui s’organiselà-haut.

– Mlle Grive ? questionnai-je.

– La nièce, dit Jean. Et Mme Fontan :la tante. Mlle Grive, c’est la jeune fille quirègne, Mme Fontan la brave femme qui pivote.Voulez-vous voir l’enfant, Bare ? Rien de plus simple ;elle dîne avec nous. Maman vous invite. N’est-ce pas,maman ?

– Bien volontiers ! fit Mme Lebrisavec la crainte manifeste du gigot trop modique ou du chapon tropsvelte.

J’excipai, pour refuser, d’un prétexte quelconque, et je meretirai, fidèle à la consigne que je m’étais donnée, c’est-à-diresans avoir, plus que les jours précédents, risqué quoi que ce fût àpropos de l’inconcevable cécité de Jean Lebris.

Mlle Grive descendait l’escalier du deuxièmeétage dans une envolée de mousseline. Je m’effaçai contre lamuraille du palier, saisi d’un trouble ravissant, avec un salutgauche et machinal… Et quand je fus rentré chez moi, il me parutque cela s’était fait par enchantement, et qu’une baguette magiquem’avait transporté instantanément du palier deMme Lebris dans mon cabinet…

Fanny, je ne suis qu’un misérable lâche. J’ai beau tendre toutemon énergie pour effacer de ma mémoire votre image charmante ;vous m’avez marqué de votre sceau brûlant, et j’en sens la douceblessure depuis ce crépuscule où je vous entrevis, ma bien-aimée –depuis cette nuit que je passai dans la fièvre d’un étonnement etd’une joie sans bornes, me répétant tout haut que j’aimais, quej’aimais, que j’aimais !… Ah ! l’exquis et l’affreuxsouvenir !… Fanny ! blonde Fanny qui descendiez vers moi,légère et souple, dans les nuées de votre chevelure et de vosmousselines, comme Diane devait glisser vers Endymion… Je vous aimeencore, hélas !

Je la revis le lendemain, comme j’allais chercher Jean pour lemener à la promenade.

Car Mme Lebris, impotente, ne pouvait servir deguide à son fils ; Césarine avait d’autres occupations ;si bien que je m’étais imposé de consacrer quotidiennement uneheure à Jean Lebris. Quand mes malades ne m’en laissaient pas leloisir et que Me Puysandieu ne pouvait meremplacer, mon ami Jean se risquait seul au dehors, sur une sentesylvestre, de lui très familière, dont il palpait le talus du boutde sa canne. Les bois, en effet, s’étendent derrière la maisonLebris, et c’est, paraît-il, ce voisinage bocager qui avait décidéMlle Grive à s’y établir pour l’été.

Je ne sais quel détail d’aménagement avait provoqué sa présencechez sa propriétaire, lorsque je m’y présentai moi-même.

Mme Lebris me nomma.

La veille, à peine avais-je eu le temps d’apercevoir la jeunefille. Je ne connaissais encore que la beauté de sa personne, lagrâce de ses mouvements, le regard velouté de ses yeux gris deperle et ce parfum de rose dont elle était fleurie… Sa voix faisaitune musique…

J’ai dû pâlir et trembler. Je cherchais en moi celui que jen’étais plus. J’aurais voulu tout ensemble m’enfuir et ne plusjamais la quitter.

– Je viens…, balbutiai-je. C’est pour la promenade deJean…

Jean venait de sortir. Il était tard. Croyant que je lui feraisfaux bond, il s’était résigné à se passer de moi. Césarine, l’ayantconduit à la lisière des bois, remontait.

– Vous le rejoindrez rapidement, fitMme Lebris. Il sera si content !

– Oh ! madame, pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?reprocha Mlle Grive. J’aurais accompagné monsieurvotre fils…

Cela fut dit d’un ton plein d’humanité, si simple, si touchant,que la pauvre mère en eut les larmes aux yeux. Et cela fut dit decette voix caressante qui me semblait prêter au moindre mot banalla douceur passionnée du plus tendre serment !

Je m’esquivai, la poitrine en révolution, ivre de bonheur. LaNature embellie m’entourait de promesses. Je n’avais jamais rien vud’aussi agréable que ce sentier d’herbes folles, côtoyé de buttesverdoyantes. Le soleil, brillant à travers les jeunes frondaisons,paraissait y donner une fête en mon honneur. Les fleurettesn’étaient vives, les oiselets n’avaient de ramages que pour meféliciter. Le printemps ne régnait qu’à cause de mon amour. Jechuchotais :

« Je suis heureux ! J’aime ! Merci, lespâquerettes ; merci, le bouvreuil ; merci, merci, soleil,azur, papillons… Bien gentils, bravo ! » Et je portaismon cœur comme un ostensoir !

Pourtant, cette fin de journée était, à vrai dire, plus estivaleque printanière. Une chaleur prématurée cuisait la terre, et, commeune énorme montagne de neige étincelante, un nuage monstrueuxencombrait le sud-ouest.

J’allais. Tout à coup, sortant du rêve, je fis la réflexion queJean Lebris avait marché singulièrement vite… Ou bien s’était-ilengagé dans une autre direction ? Le sentier bifurquaitderrière moi ; pouvait-on supposer que l’aveugle se fûthasardé… Non. La bifurcation se coudait à main gauche, et je savaisque Jean prenait soin de traîner sa canne au long du talus dedroite… C’est, du moins, ce qu’il m’avait dit. Mais, à toutprendre, fallait-il le croire ?… L’incident de la montrem’obsédait.

Je m’arrêtai. On n’entendait que le fourmillement des sous-boisdans le calme orageux de l’espace et, plus loin, le murmure étoufféde la bourgade. Je retins un appel ; mon jeu, au contraire,était le silence. Jean se croyait seul au milieu des fourrés ;le retrouver en tapinois, l’épier, voilà le plan ; l’attendre,au besoin, en arrière, à la bifurcation, sans faire de bruit,peut-être même sans se montrer…

Mais il me sembla percevoir, en avant, le son rauque et saccadéd’une quinte de toux…

J’avançai prudemment.

Le soleil baissait. Sous la voûte des feuillages, l’ombre venaitpeu à peu. Une tortue m’aurait suivi.

Enfin, Jean Lebris m’apparut.

Il était assis sur un arbre abattu, à l’écart du sentier qui,maintenant, serpentait de plain-pied à travers bois ; et il metournait le dos.

Lentement, choisissant la mousse pour y porter mes pas, jegagnai l’abri d’un épais buisson. Là, bien que je fusse toujoursderrière le promeneur, je pus me convaincrequ’il examinait, dans ses mains, quelque chose.Quelle chose ? Ma position et l’ombre croissante m’empêchaientde m’en rendre compte. Cependant cette chose, maniée, faisait uncliquetis métallique…

L’horizon gronda. La chaleur, abusive, créait l’une de cesambiances inhospitalières dont le corps humain s’étonne ets’effraie, comme si ce fût là le début des temps irrespirables.

Je pris mon mouchoir pour m’éponger le front ; mon couteau,s’échappant, tomba sur une pierre. Au bruit, Jean Lebris, jaillidebout, me fit face.

– Qui va là ? dit-il d’une voix coupante.

Ma stupéfaction ne peut se décrire. Il me regardait àtravers la masse opaque du buisson, et ses yeux fixes, seslarges yeux énigmatiquesluisaient d’une faibleluminescence !

Je sais ce qui m’hébéta davantage : de voir dans cettefigure ces deux lueurs, d’être fixé par elles malgré l’obstacle quime séparait de Jean Lebris, ou de constater que cet homme, qui meregardait et dont j’étais l’ami, ne me reconnaissaitpas !

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? reprit-ild’un ton menaçant. Répondez, ou je tire !

Ce qu’il maniait tout à l’heure me fut alors dévoilé ;c’était un revolver. Il le braquait sur moi avec une incontestableprécision. Vingt mètres au maximum nous séparaient.

Je prononçai, très posément et non sans gravité :

– Docteur Bare ! N’ayez pas peur, Jean.

Il eut un geste de contrariété, presque de rage, et remit sonarme dans sa poche.

J’étais près de lui.

– Mon petit Jean, lui dis-je affectueusement, vous nepouvez pas rester seul en compagnie de votre secret. Vous avezbesoin d’aide. Vous craignez des dangers, et, si j’en juge parl’émoi que vous venez d’éprouver et qui vous a trahi malgré vous,si j’en crois les moyens radicaux que vous n’hésitez pas à employercontre les indiscrets, ces dangers sont redoutables. Ne pensez-vouspas qu’un allié vous serait précieux ? Croyez-vous, sansappui, pouvoir dissimuler à tous la… particularité dont vous êtes…le siège ? Croyez-vous pouvoir vous défendre, avec vos propresforces, contre les curieux et contre… vos ennemis ?… Car,n’est-ce pas, c’est bien un ennemi que vous soupçonniez derrière lebuisson ?…

Après un instant de sombre méditation, Jean leva vers moi sesyeux nus et phosphorescents.

– Mon cher Bare, fit-il, je vous en donne ma parole :la seule raison de mon silence, c’est que je ne veux pas, je neveux à aucun prix qu’on me traite en phénomène, en sujet devitrine, en monstre que les médecins et les savants se passent del’un à l’autre…

– Ce n’est pas le médecin, c’est l’ami qui vous parle.

– Donnez-moi votre parole, à votre tour…

– Tout ceci restera entre nous, Jean, si vous le souhaitez.Mais pourtant, il me semble… la Science…

– Laissez la Science où elle est. Je sais que je n’ai pluslongtemps à vivre. Ne protestez pas ; l’auscultation vous l’adit. Eh bien, je veux finir mes jours, si Dieu le veut, dans latranquillité.

– Soit. Je vous donne ma parole d’honneur de garder votresecret.

– Quand je n’y serai plus, vous ferez ce que vous voudrez.Jusque-là, que cela soit bien entendu : vous ne parlerez demon aventure à âme qui vive ?

– C’est promis, Jean.

Il ferma les paupières un instant, pour se recueillir. Ellesapparurent légèrement roses, par transparence.

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