Nouvelle histoire de Mouchette

À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa marche prudente de bête nocturne. Comme tout à l’heure celle de Madame, sa longue silhouette se découpe en noir sur le fond plus clair du ciel. Les larges salopettes qui passent par-dessus sa culotte de velours lui font une espèce de jupe. Mouchette l’a reconnu tout de suite à l’odeur de son tabac de contrebande, un tabac belge parfumé à la violette et dont il apporte parfois au père une provision sous la forme de larges briques couleur de feu, si dures qu’il faut les partager à coups de hachoir.

« Tiens, dit-il, te v’là. »

Il l’a presque heurtée de ses grosses bottes qui dégagent une forte odeur de graisse et de terreau. Et aussitôt elle reçoit en plein visage le jet d’une lampe électrique.

« Fait trop sale pour tendre mes crins, je rentre. »

Elle se lève avec peine, tenant toujours à la main ses bas et son unique galoche. Tout son petit corps tremble.

« M… ! tu meurs de froid, ma belle. A-t-on idée aussi par un temps pareil d’aller se mettre à l’abri dans les fonds ! L’eau va monter d’ici cinq minutes, où je ne m’appelle plus de mon nom. Et qu’est-ce que t’as fait de ton autre galoche, malheureuse ?

– Per… per… due, m’sieu Arsène.

– Imbécile ! Tu reviens de l’école ? Alors, t’aurais pas pu prendre la route non ? Avec les copines ? Faut que tu n’aies pas plus d’idée qu’une poule d’eau, c’est le cas de le dire. »

Il braque de nouveau la lanterne. Mouchette essaie désespérément d’enfiler ses bas trempés. Un long moment, elle reste ainsi au centre du halo lumineux, une jambe étendue, l’autre repliée, incapable de quitter son gîte où elle a fini par se rasseoir, immobile, paralysée par la lumière.

« Si tu rentres chez le père sans ton compte de galoches, gare à tes fesses ! Te rappelles-tu au moins où tu l’as perdue, nigaude ? »

Mouchette lève la tête, essaie de distinguer le visage penché vers elle dans les ténèbres. La présence de ce garçon ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que celle d’une bête familière, mais bien avant qu’elle ait formé aucune pensée, son oreille a saisi dans la voix pourtant bien connue, elle ne sait quelle imperceptible fêlure. C’est comme la brûlure d’une mèche de fouet sur ses reins ; elle est debout.

« Qu’est-ce qui te prend ? Te v’là bien vivace tout à coup. On dirait que t’a marché dans un nid de frelons. Vas-tu me dire où tu l’as laissée ta galoche, bon Dieu de bon Dieu ! »

La voix s’est faite plus dure, impérieuse, et Mouchette sait que le temps presse, qu’elle risque une paire de calottes. Mais quoi ! Menaces ni coups ne pourront tirer d’elle une parole, aussi longtemps que ne se seront pas dénoués ses nerfs. Elle peut très bien écouter un quart d’heure sans broncher, sans même l’entendre, une mercuriale de Madame et pour un geste, un mot, elle sent venir ce que l’institutrice désigne volontiers sous le nom de crise – votre crise : « J’aurai probablement blessé mademoiselle Mouchette. » Et les camarades de rire. Mais le père dit plus simplement : « Tu fais ta tête de cochon. »

Elle recule de quelques pas obliques jusqu’au plus gros des pins, s’y adosse. Du revers de la main gauche, elle essuie son front, ses joues. Le ruban qui tient serrée sa courte natte est resté dans les ronces, lui aussi. Les mèches éparses qu’elle graisse d’huile chaque dimanche ruissellent. M. Arsène la regarde encore une longue minute. Elle ne voit pas ses yeux, mais elle entend son souffle.

« Viens-t’en, fait-il. Assez parlé ! L’eau monte. »

Il marche devant, elle le suit. Les brefs éclairs de la lampe font paraître la nuit plus noire, plus traîtresse. Mouchette bute sur les souches, se blesse les pieds aux aiguilles de pin. Pour rien au monde elle n’oserait demander à M. Arsène de ralentir, car elle a au plus profond de son être cet instinct de docilité physique des femmes du peuple qui peuvent bien couvrir d’injures l’ivrogne, mais n’en trottent pas moins à son côté, règlent leur marche sur la sienne. Sa robe est un suaire de glace. Elle ne s’en soucie guère, elle a cessé de souffrir du froid, elle ne sent plus ses jambes ni son ventre, la douleur commence au creux de la poitrine – un malaise, un vide, une nausée. Son regard n’est attentif qu’au mouvement régulier des épaules de son compagnon… Halte !

Le mot parvient trop tard à ses oreilles. Elle avance, tombe sur les genoux, se relève. Ils sont au centre d’une clairière qu’elle ne connaît pas. La pluie a cessé, le vent redouble. Un ciel livide coule au-dessus de leurs têtes, avec un bruit de grandes eaux.

« Arrive ici ! »

Elle doit faire encore quelques pas et sa fatigue est si grande que pour grimper la légère pente où glissent ses pieds nus, elle prend, sans y songer, la main de son compagnon.

« Baisse-toi donc ! »

Il entre le premier dans la hutte et d’un coup de reins se débarrasse de sa musette qui fait par terre un bruit mou. Elle est pleine de lapins à peine raidis encore, au poil gluant d’eau et de sang.

« Parions que tu ne connaissais pas la hutte à Zidas, dit-il. Les meilleures cachettes sont les plus bêtes. Une sale boîte ouverte à tous les vents, personne ne se méfie de ça. L’année dernière, un peu avant l’ouverture, les gens de Boulogne sont venus avec les panneaux. On a raflé tant de perdreaux que la camionnette a dû faire deux voyages. Au retour, voilà qu’elle reste en carafe sur la route de Blangy. Les gardes ont eu vent de la chose. J’ai entassé ici pour plus de cinq mille francs de gibier. Remarque que les gendarmes ont battu la plaine en tous sens, ils ont même trouvé des caches de l’autre automne, pleines de paille pourrie, mais l’idée ne leur est seulement pas venue de fouiller la bicoque, et l’auraient-ils fouillée, vois-tu bien, qu’ils n’auraient probablement trouvé qu’un tas de fagots et une vieille veste. Parce que… »

Elle s’est laissée tomber dans un coin, sur la terre nue. Ce flot de paroles l’empêche de penser, mais tous ses sens à l’affût guettent elle ne sait quoi encore, épient un péril prochain. Car sa méfiance une fois éveillée ne se rendort pas aisément. Comme les yeux lui font mal, elle abaisse dessus ses paupières. On dirait qu’elle dort.

Aucun des gestes de son hôte ne lui échappe pourtant. De ses longues mains qui restent toujours, sous la crasse, plus blanches que celles des gens du village, M. Arsène fouille le sol comme un chien, les feuilles mortes volent d’une extrémité à l’autre de la cabane. Enfin, la trappe se découvre, un simple couvercle de boîte muni d’une poignée de corde. Il se coule par l’ouverture, reparaît au bout d’un instant.

« Avale-moi ça ! » fait-il d’un ton sans réplique.

L’accent brutal rassure Mouchette mieux qu’aucune parole d’amitié. D’ailleurs, elle est hors d’état de se défendre autrement que par l’immobilité, le silence. Elle commence seulement à comprendre que sa course à travers bois sous l’averse a duré longtemps, très longtemps, qu’elle y a épuisé ses forces. Elle serre convulsivement les dents sur le goulot recouvert de drap du bidon militaire qui empeste le vin aigre.

L’alcool est descendu dans sa poitrine ainsi qu’un jet de plomb fondu. Dieu ! Il lui semble que sa fatigue coule le long de ses membres, fourmille à chaque articulation blessée.

M. Arsène jette un fagot dans la cheminée d’argile qu’il a grossièrement façonnée. Il a aussi jeté derrière lui son vieux paletot de cuir et sa chemise de laine. La flamme éclate tout à coup dans la fumée, fait luire son torse nu, couleur de cuivre.

« Chauffe-toi, dit-il. J’aurais mes raisons de filer d’ici, mais quoi ! Mieux vaut laisser passer le gros du mauvais temps. C’est un cyclone, ma fille – un « cyclone » qu’on appelle. Voilà plus de vingt ans que j’ai vu le pareil – ou pire. À cette époque-là, je n’allais point à l’école, j’étais mignard. La chose s’est passée d’abord en mer, au large, à des milles et des milles de nous, et elle est venue en suivant la côte des Anglais. À Boulogne, le ciel était si noir que les bourgeois sortaient dans la rue. Il s’est fait un grand silence, puis la mer, du côté du nord-ouest, figure-toi, la mer s’est mise à bouillir. Oui, tu aurais dit l’eau d’une casserole lorsqu’elle commence à chanter. Mais on n’entendait rien encore. On n’a même pas entendu grand-chose. On a seulement vu soudain les bâtiments de la douane entourés d’une vapeur – pas une fumée, comprends bien – une vapeur. À croire que l’air bouillait, lui aussi. Et voilà que le toit des docks s’est soulevé lentement, lentement. De loin, ça ressemblait à une bête qui se gonfle, un dragon. Puis, la voilà encore, cette sacrée toiture, qui bat comme une voile, et monte dans le ciel, avec la charpente, vrac ! Nous regardions, tu penses, nous – les gosses ! Quand le cyclone a passé sur la ville, la terre a tremblé. Mais dans ce cas-là tu ne sens pas la force du vent : elle aspire, tu es dans le vide. Tu n’entendrais même rien du tout, n’était les briques des faîtes, les ardoises qui pètent de toutes parts, un vrai feu de salve. La ville et la mer fumaient ensemble. »

L’expérience de Mouchette ne s’y trompe pas : le bel Arsène est ivre. Seulement son ivresse ne ressemble guère à celle du père. Personne ne l’a d’ailleurs jamais vu tituber au mitan de la route, ou raser les murs, à la manière d’une bête blessée qui rentre au gîte. « C’est des manières de paillasses, dit-il avec dédain, des guignols qui ne portent pas la goutte, et se font accroire à eux-mêmes qu’ils sont soûls. » Il se vante volontiers de ne pas appartenir aux gens d’ici, d’être né à Boulogne par hasard d’une maman bretonne et d’un père inconnu. D’ordinaire, l’alcool le rend plutôt silencieux. Ou alors, il parle comme ce soir d’une voix égale, presque basse, avec une flamme bizarre dans les yeux, et quand il commence à raconter ses histoires de mer – il a servi dans la marine – gare à qui rigole ! On le voit soudain se dandiner sur ses jambes, signe infaillible d’une de ces colères que tous redoutent parce qu’elles ne ressemblent pas aux leurs, gardent à leurs yeux quelque chose d’inexplicable.

« Écoute, dit-il, le voilà… Le voilà, qui prend la plaine de biais. Dans cinq minutes il fera mauvais sur les hauteurs. Si tu mettais ton oreille à terre, tu l’entendrais galoper. Du temps comme ça, parole d’honneur, ça vous fouette le sang, c’est des temps d’homme. »

D’une main il lève la bouteille avec une moue gourmande des lèvres qui le fait ressembler à un petit garçon.

« Vous allez vous soûler, monsieur Arsène, dit Mouchette d’une voix tranquille.

– Faut que je me soûle ce soir, dit-il, faut que je sois ras-bord, vois-tu. J’ai des ennuis. »

Sa longue main glisse vers l’épaule de Mouchette, effleure son dos, ses flancs d’une maladroite caresse.

« Te voilà sèche, petite, tant mieux. Avec un vent pareil, il suffirait d’un rien pour foutre la braise aux quatre coins de la cabane, on flamberait ici dedans comme des rats. Tu ne te doutes pas que t’as les fesses juste au-dessus de ma provision de cartouches. Hein, ma belle, quel saut ! »

Visiblement, il s’efforce de rire. Mouchette voudrait répondre, par politesse, mais un instinct beaucoup plus fort que sa volonté lui impose le silence. D’ailleurs, la chaleur de l’alcool se dissipe peu à peu, ses paupières sont lourdes, elle dormirait volontiers.

« T’as pas beaucoup de conversation, fait-il, mais pour une fille ça n’est pas malgracieux, au contraire. »

Il a pris dans la poche de sa veste pendue au mur un énorme oignon d’argent.

« À quelle heure t’es sortie de classe ?

– Je ne sais point, répond Mouchette méfiante. Peut-être ben six heures et demie. J’ai quitté avant les autres.

– Seule ?

– Bien sûr.

– Personne ne t’a vue ?

– Est-ce que je peux savoir ? Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur Arsène ? »

Le nez du garçon s’est froncé comme celui d’un chat. Elle hausse les épaules, mais imperceptiblement, pour elle seule. Certes, les innombrables volées qu’elle a reçues n’ont pas asservi son cœur, mais elles lui ont enseigné, avec la prudence, un tranquille et sournois mépris des colères d’homme.

« J’ai sauté la haie, monsieur Arsène.

– Et t’as voulu rentrer par les pâtures ?

– Oui.

– Eh bien, retiens ce que je vais te dire. T’es pas revenue par les pâtures. T’es revenue par la route de Linières, comme de juste, à cause du mauvais temps. Et t’aurais même été jusqu’à Linières, probable, pour acheter des billes.

– Des billes ? Avec quoi ? J’ai pas le sou, monsieur Arsène.

– En voilà, des sous. Tu raconteras que tu les as trouvés. Donc, t’allais jusqu’au village, et tu t’es arrêtée au coin de la Palud, rapport au temps qui devenait franchement mauvais.

– Bon, bon, monsieur Arsène, j’ai compris. »

Elle a glissé les sous dans la poche de son tablier, elle les échauffe entre ses doigts. Jamais elle n’en a possédé autant. Ils sont doux à caresser comme de la peau.

M. Arsène n’insiste pas.

« Tu t’es donc arrêtée au carrefour. Tu m’as vu sortir de l’estaminet Duplouy. Duplouy est un copain. Je t’ai dit que je rentrais de Bassompierre, que j’avais relevé des collets.

– Des collets ? Faudra parler des collets même aux gendarmes ?

– Regardez-moi ça, la futée ! »

Il achève de vider la bouteille, se rince la bouche avec la dernière gorgée qu’il souffle en pluie sur les cendres rouges.

« Mieux vaut s’accuser d’avoir volé un œuf à la ducasse de Bragelonne qu’un bœuf à la foire de Saint-Vaast. »

Mouchette regarde danser sur les braises les flammes de l’alcool, pareilles à des mouches bleues. Tout son petit visage exprime maintenant la résignation et la ruse. Que de fois déjà elle a dû mentir aux gens de la douane ! Jadis, le père faisait la fraude. Ils habitaient alors bien loin d’ici, du côté de Berbloocke, à la lisière de ces marais si dangereux qu’on ne peut les passer de nuit que derrière un chien des Flandres, expert à flairer sous la croûte durcie la boue gluante qui en dix minutes, pouce après pouce, aspire un homme. Elle était si petite en ce temps-là. Aujourd’hui, sans doute, elle saurait mieux mentir. Chaque mot qu’elle vient d’entendre est déjà inscrit dans sa tête, à la place qu’il faut. M. Arsène va et vient. L’étroitesse de la cabane ne le gêne nullement : il y est aussi à l’aise qu’une de ces bêtes fauves, dans leur cage, telles qu’elle les a vues par la fente des planches à la ménagerie Belloc.

« Tu n’es pas une fille comme les autres, tu es une bonne fille, dit-il tout à coup. Je m’en vas te chercher ton soulier. Possible que nous ayons encore de la route à faire. »

Il s’arrête un instant sur le seuil de la porte, et aussitôt l’eau ruisselle sur son dos nu qu’éclaire vaguement le reflet du foyer presque mort.

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