To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 2

 

George était médusé.

Ce singe parlait sa langue !… et son émoifut tel que tout d’abord il ne trouva rien à répondre.

Il avait la voix faible, un peu rauque, maisl’adoucissait autant qu’il lui était possible.

Peu à peu George se rassurait, il regardaitmaintenant cette face ridée, ces yeux boursouflés, cette bouchepâle, et une sorte de commisération s’emparait de lui.

« Voyons, reprit l’autre, te sens-tu deforce à te lever… n’aie pas peur !

« Viens dans mes bras, accroche-toi à moncou.

« Je suis bien vieux, mais j’ai depuis silongtemps économisé mes forces qu’il m’en reste encore assez pourte porter… »

Sans savoir pourquoi, le petit luiobéissait : il lui avait passé ses deux bras autour du cou, etl’autre, l’enlaçant de ses bras, l’avait enlevé de son hamac.

Il le porta dehors, franchit une enceinte depierres qui entourait la hutte, gravit un sentier au milieud’arbustes et atteignit un plateau verdoyant, couronné de palmiersénormes, et là, sur les herbes denses, il déposa l’enfant…

George chancela, il le soutint. Puis, de lamain, faisant un geste circulaire, il lui dit :

« Regarde ! n’est-il pas vrai quecela est beau ?… »

Véritablement le spectacle étaitmerveilleux.

Tout autour d’eux s‘étendait un cercleimmense, que dominaient, dans un recul, des roches taillées à pic,sur lesquelles le soleil, très doux, comme tamisé, mettait desreflets bleus et violets.

Au-dessous, une vallée profonde, faite deforêts, de bouquets d’arbres, manguiers, pamplemousses, bambous,loukoums, dont les masses se fondaient sur des plans différents, enterrasses nombreuses et pittoresquement irrégulières : enréalité, un paysage de rêve…

De toute cette nature généreuse, prodigue devie, de verdure, de lumière, émanait un parfum de placidité ;l’air chargé de senteurs balsamiques, comme saturé de toutes lesémanations de la terre, emplissait les narines, les poumons d’unesensation de vie profonde…

Le ciel avait des teintes rares, délicates,donnant la sensation d’espaces infinis, et d’immenses ramesd’oiseaux passaient dont les silhouettes élégantes se dessinaientsur le fond clair…

À mi-hauteur de la vallée, sur un cône presquenu, auquel seulement des mousses faisaient une couronne, un petitlac posait sa tache d’acier.

George restait immobile, à demi couché dansl’herbe, s’appuyant sur son coude : il était comme hypnotisépar ce spectacle exquis et prenant, il oubliait tout, et ses peurs,et ses colères, et ses surprises, pour – après les secousses reçueset qui l’avaient si fort ébranlé – jouir jusqu’au plus profond delui-même.

Cette douceur était telle, si envahissante etsi exquise, qu’involontairement il tendit la main au vieux singequi parlait si bien hollandais, et qu’il lui dit :

« J’ai été méchant… il faut mepardonner… »

L’autre lui posa la main sur le front – unemain sèche, ridée, cordée et dont pourtant l’attouchement étaittrès fin – et souriant au soleil, aux arbres, à la nature, l’enfanteut un rire de joie.

Puis, en un élan de curiosité :

« Oh ! je vous en prie, dites-moi oùje suis… qui vous êtes… Vous savez, je n’ai pas peur dessinges.

– Je suis un homme, interrompit le vieillard,je me nommais jadis – oh ! il y a longtemps de cela – LudwigVan Kock… et j’habitais Rotterdam.

– Rotterdam ! mais c’est là que je suisné moi-même…

– En vérité… et tu t’appelles ?…

– George Villiers…

– J’ai connu autrefois une famille de cenom…

« Voyons, dis-moi ton histoire, petit,jusqu’au jour où To-Ho – je sais cela – t’a arraché à une mortépouvantable et t’a apporté ici… pauvre orphelin que tuest !… »

Des larmes montèrent aux yeux deGeorge :

« Orphelin ? Oh ! oui… si voussaviez… les Atchés ont tué mon père, ma mère, ma petitesœur !… C’était effroyable… nous étions dans un tourbillon defer et de feu…

– Chez les hommes ! fit Van Kock ensecouant la tête… Raconte-moi tout, je te dirai ensuite monhistoire, à moi… mais surtout ne te fatigue pas… »

George alors, en un récit assez incohérent,d’ailleurs, – la précision n’étant pas le fait des enfants, –raconta tant bien que mal les terribles aventures par lesquelles ilétait passé… pour lui, aucun détail n’était fixé.

Dans son cerveau, depuis l’heure où les Atchéss’étaient emparés de sa mère, c’était un cauchemarintraduisible.

Tout se confondait dans sa pensée, l’arrivéesubite de son père lui apparaissait comme un rêve ! Sessouvenirs, les spectacles qu’il avait eus sous les yeux, tout semêlait, se confondait… des cris, des explosions, du feu, dusang !…

Il avait vu tomber autour de lui des hommesqui râlaient, des femmes qui hurlaient ; son père, sa mère,Margaret avaient disparu dans une fournaise… il ignorait même quelétait l’être qui l’avait saisi, emporté…

La scène où To-Ho était apparu, précipitantdans le gouffre son ravisseur, ne lui avait laissé qu’uneimpression de délire, puis, plus rien, jusqu’à son premier éveildans la forêt, quand il avait senti sur lui les griffes du maouass,un singe contre lequel un autre l’avait défendu… un autre singe,n’est-ce pas ?…

« C’est de To-Ho que tu parles, monenfant… plus qu’un singe… moins qu’un homme et mieux qu’unhomme…

– Je ne comprends pas !… »

Au moment où Van Kock allait répliquer, unbruit de pas rapides résonna sur le plateau et To-Ho apparut…

Malgré lui, George eut encore comme unmouvement de recul.

C’est qu’en effet To-Ho, par sa carrurevigoureuse, par toute la force qui émanait de lui, étaiteffrayant : en ce moment, sa physionomie était terrible :certainement une colère intense l’agitait, car un tremblementpassait dans tous ses membres et ses lèvres retroussées laissaientvoir, comme en un rictus de fauve, ses dents menaçantes.

Van Kock était allé vivement au-devant delui :

« Hé ! toi, To-Ho ! lui dit-il.Qu’as-tu encore ?… tu as l’air furieux !… tu sais que jete défends de te mettre en colère… »

Il lui parlait en hollandais, mais enprononçant d’une certaine façon, appuyant fortement sur lesconsonnes, mettent en valeur ce que nous pourrions appelerl’ossature du mot. Évidemment il y avait là comme un langageabréviatif, primitif en quelque sorte, qu’il est bien difficile derendre par l’écriture.

To-Ho avait écouté, certainement compris.

Il eut un geste violent et, désignant un despoints de la vallée, où on entendait des cris gutturaux quiressemblaient à des rires, il cria :

« Dreka !…

– Encore, fit Van Kock avec colère. Ah !les misérables ! les fous !… »

Voici l’explication de ce mot Dreka.

Le mot hollandais Drunkaard signifieivre, ivrogne.

À grand’peine. Van Kock était parvenu àapprendre à To-Ho et à quelques-uns de ses congénères non pas lesmots tout entiers, qu’ils ne parvenaient pas à prononcer, mais lesarticulations-mères en quelque sorte.

Dreka – par le dr et le k – était le squelettedu mot : To-Ho disait les consonnes en les faisant suivred’une voyelle sourde, martelée, et c’est ainsi que peu à peu entrelui et Van Kock un langage intelligible s’était établi.

En s’apercevant tout à coup, dans la forêt,que le petit George devait avoir faim, il avait prononcé le motEte – qui est la racine du mot Eten, manger.

De même, la compagne de To-Ho, qui s’appelaitWaa, avait bien compris les mots drinken, boire, etgut, bon, prononcée par le petit.

Mais, en essayant de les répéter, elle disaitDreka – ou Gue.

Ainsi Van Kock avait créé de toutes pièces unesorte d’idiome monosyllabique qu’il avait appris à To-Ho et auxautres habitants de ce pays mystérieux.

Ceci compris, nous traduirons en langage clairles paroles et la mimique de To-Ho qui appuyait chacun des motsprononcés par des gestes excessifs :

« Oui, oui, là-bas, disait-il, je les aisurpris… ils se sont enivrés avec le vin de palme… et puis del’or ! de l’or !… »

L’or se nomme, Goud en hollandais, ildisait : Go… et chose curieuse, ce mot ne seconfondait pas avec Gue qui traduisait gut, bon.C’est ainsi que dans les langues primitives, les différences trèslégères de prononciation entraînent de profondes modifications desens.

« De l’or ! cria Van Kock. Ah !c’est là, l’ennemi ; par là votre race finira ! par là lamort vous détruira jusqu’au dernier… Viens, viens,To-Ho !… »

Il avait pris To-Ho par le bras.

« Mais le petit ! fit celui-ci endésignant l’enfant. Nous ne pouvons le laisser seul ici… »

Il appela :

« Waa ! Waa !… »

Celle qui avait paru à Georges n’être qu’unetrès laide guenon accourut.

To-Ho lui parla avec volubilité, non plus enpseudo-hollandais, mais en une langue spéciale, semi-animale pourainsi dire, faite de grognements, de petits cris.

Il lui disait :

« Waa ! prends l’enfant !…surtout veille bien sur lui… Comme tu l’aurais fait sur notrepauvre petit, à nous !… celui qui a été tué par leshommes… »

Waa s’approcha de George qui, instinctivement,s’accrochait à Van Kock.

« Va, mon petit, lui dit celui-ci.Celle-là est une amie, une protectrice… elle t’aime et t’aimerachaque jour davantage… »

Il le poussait dans les bras de Waa dont laface simiesque s’éclairait d’une étonnante lueur de bonté etd’amour…

Dans ses gros bons yeux, il y avait deslarmes : c’est qu’elle se souvenait…

Elle aussi avait eu un enfant, un fils,presque de l’âge de George… To-Ho-Ti, s’appelait-il, et pargentillesse, Ho-Ti.

Elle l’aimait, comme savent aimer les mères,femmes ou bêtes.

Or voici qu’un jour l’imprudent, qui, sanscesse, dévalait à travers les forêts et les montagnes, gravissaitavec une agilité merveilleuse les pics les plus dangereux,franchissait les précipices profonds, défiait les fauves etcombattait même les serpents venimeux, Ho-Ti s’était égaré… ilavait couru, bondi pendant des jours, et des jours, et des nuits…et, après cette course folle, il était tombé eu milieu d’un groupede prospecteurs, d’aventuriers en quête d’or.

Un de ces hommes l’avait ajusté au bout de sonfusil… et le petit était tombé comme une masse… To-Ho, fou dedouleur et d’inquiétude, l’avait longtemps cherché… et, au jour, ilavait retrouvé ses restes, qu’il avait reconnus… et, près de là,des traces certaines du séjour de l’homme…

L’homme ! Cet être pour lui aussimystérieux qu’il l’était lui-même pour eux… To-Ho avait vouluconnaître de plus près les assassins de son fils… et s’était risquéjusqu’aux huttes, jusqu’aux hameaux, jusqu’aux villes…

Ainsi il était arrivé au pays d’Atché, auxportes même de Rota-Raji, et c’était là qu’il avait été pris, livréau sultan Mahmoud, frappé, torturé…

Mais surtout, il avait vu… il avait contemplé,avec toute son attention d’ignorant, cette race d’êtres qui luiressemblaient et qui cependant étaient si différent de lui… enleurs fureurs barbares, en leurs raffinements de cruauté…

Certes, alors que le souverain d’Atché lefustigeait ou lacérait sa chair, il ne comprenait rien à ce besoinde faire le mal… non plus il n’entendait rien à cette lutte sauvageentre gens de même race, qui seulement différaient par lacouleur…

Ces êtres – qui lui semblaient plus fins, plusdélicats, plus élevés que lui, en même temps s’évoquaient devantlui comme des démons de cauchemar…

Certains détails le frappaient : dans lemausolée des sultans d’Atché, tout ruisselait d’or et depierreries, et To-Ho se souvenait des enseignements de Van Kock…l’or, c’était l’ennemi. C’était pour le conquérir que les hommes –ces gens s’appelaient des hommes – cherchaient à pénétrer dans lemontagne, à violer le dernier refuge des Aaps, – c’étaitle nom que Van Kock lui avait donné, Aap signifiant singeen hollandais – c’étaient des chercheurs d’or qui avaient tué sonfils !

Alors, pour la première fois, To-Ho avaitcompris pourquoi Van Kock, cet évadé de l’humanité, qui depuis desannées et des années vivait au milieu d’eux, dans cette naturesplendide et généreuse, leur avait signalé l’or comme l’ennemi,celui contre lequel il fallait lutter, qu’il fallait détruire àtout prix.

Dès qu’un filon était découvert, le salut desAaps voulait qu’il fût immédiatement anéanti… et Van Kock, le grandchimiste qui, à l’âge de vingt ans, avait pris en dédainl’ignorance méchante de ses compatriotes, et, disparaissant, réputémort, – Leven l’avait dit à Rotterdam, – était venu s’installer etvivre au milieu de ces primitifs, s’était fait leur éducateur etleur défenseur.

Et la grande science de l’Aapland, – du paysdes Aaps, – c’était la tuerie de l’or… Van Kock, refaisant àl’inverse l’œuvre des anciens alchimistes qui cherchaient la pierrephilosophale, c’est-à-dire le moyen de faire de l’or, avait trouvé,lui, le moyen d’anéantir, de tuer l’or…

Il avait appris ses procédés à To-Ho, et nousles verrons à l’épreuve…

Mais de cette incursion chez les hommes, – quil’avaient maltraité, enchaîné, déchiré, – To-Ho avait conquis cettenotion que Van Kock disait la vérité : que les hommes nevivaient, ne respiraient, ne se querellaient, ne se tuaient les unsles autres que pour l’or…

Ce sultan qui lui lacérait les membres à coupsde lame tenait son outil de torture par un manche d’or : ilavait au front un diadème d’or, au cou des colliers d’or, auxflancs une ceinture d’or… les murs de la mosquée étaient lamésd’or, l’or ruisselait sur les étoffes, sur les balustres, sur lesgrilles, sur les planches…

Les chefs qui obéissaient au sultan portaientdes casques d’or, les sabres qui servaient à leurs meurtres étaientincrustés d’or…

L’or partout ! l’or toujours !… etavec lui, autour de lui, par lui, le sang, la souffrance, lamort !…

To-Ho, alors que de sa cage de fer ilregardait l’épouvantable cohue de ces officiers, de ces soldats, deces bourreaux, pensait à ses adorables solitudes de là-haut, à sonsoleil, à ses arbres, à ses fleurs… et une horreur s’incrustait enlui de la race d’Or, qui s’appelait le race humaine.

En la tempête finale de cette lutte entre lesAtchés et les Hollandais, To-Ho avait vu comme l’explosion du malde l’Or… et sa haine pour les hommes et son dégoût du vil métals’en étaient augmentée…

Jusqu’à Igli-Otou, qui voulait tuer le petitGeorge, un enfant – de même âge à peu près que celui de To-Ho – etqui portait des bracelets d’or aux poignets et auxchevilles !…

Pourquoi To-Ho avait-il sauvé l’enfant decette race maudite ? Par instinct. Parce que l’être étaitfaible et au pouvoir d’un plus fort… parce qu’un sentiment obscurlui disait que Waa, la mère désolée, serait heureuse peut-être deretrouver l’illusion de la maternité.

Et il avait bien deviné ; puisquemaintenant Waa tendait ses bras à George… Oh ! comme ellel’avait soigné ! comme elle avait obéi au vieux Kock, nedormant pas, consacrant ses jours et ses nuits à ce petit être…qu’elle appelait tout bas du nom de son cher petit perdu…Ho-Ti…

Mais lui, George, ne se livrait pas encore… savanité d’être humain se cabrait contre cette affection simiesque…il se rappelait sa mère, si charmante en sa blondeur douce, sidélicate et si gracieuse… il regardait les pattes énormes de Waaet, malgré lui, les comparait aux petites mains qui naguère lecaressaient.

« Embrasses-la donc ! mon petit, luidit Van Kock. Tu ne vois donc pas qu’elle en meurtd’envie… »

Georges hésita encore : puis, comme unsouverain qui condescend à élever une de ses sujettes jusqu’à lui,il tendit son front à Waa qui, sanglotante, éperdue, heureuse,l’enveloppa de ses bras et l’emporta contre sa poitrine… enrépétant :

« Ete ! Ete ! »

Habile, elle lui promettait à manger, sachantqu’il devait avoir grand’faim.

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