To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 5

 

Les années passèrent.

Une transformation complète s’était opéréedans le caractère de George Villiers.

Son insouciance encore enfantine avait faitplace à la passion d’apprendre : encore, pendant quelquetemps, Van Kock s’était montré défiant, puis, peu à peu, il avaitmieux apprécié celui qui ne demandait plus qu’à être son élève…

Mais il était un point sur lequel, sans biens’en rendre compte, le maître et l’élève n’étaient pas en parlaitaccord : pour Van Kock, évadé de la société humaine, toutesles théories se limitaient, quant à leur application, au très petitgroupe au milieu duquel il vivait.

Tout entier à ses spéculations, il rêvait decréer, de par cette souche d’anthropoïdes, une race nouvelle, qui,peu à peu évoluée jusqu’à la complète cérébralité, prendraitpossession de la terre et s’y établirait en réalisant le rêveutopique de la société équitable et justement équilibrée ; oùtous ces hommes nouveaux, enfants directe de la nature,ignoreraient les dissensions et les compétitions sociales ; oùnul ne dominerait, où nul ne songerait à s’enrichir et où régneraitseulement la solidarité universelle, dans son expression la pluscomplète et la plus pure.

George, l’écoutant, avait saisi toute lagrandeur, toute la beauté de ces théories dont la réalisation,disait Van Kock, serait facilitée par l’emploi des substances parlui découvertes, et dont la puissance défierait touterésistance.

« Si bien, objectait le jeune homme, quepour donner corps à votre rêve, il faudra d’abord détruire la racehumaine, anéantir tous les mouvements de ses civilisations…

– Pourquoi non ? répliqua le vieilutopiste. Nos Aaps n’auront-ils pas bientôt repeuplé la terre… ets’ils ne construisent pas de monuments, du moins dans leurscolonies de huttes et de champs nul ne sera plus exposé à mourir defaim…

– Et pour cette œuvre de bonté, vousn’hésiteriez pas, s’il vous en était donné le pouvoir, à anéantirdes millions d’être humains ?

– Pour que l’humanité recommence !Certes !

– La mesure me paraît quelque peu radicale,objectait George en riant. Mais passons à un autre ordre d’idées…N’avez-vous pas remarqué, cher maître, que cette race sur laquellevous comptez pour régénérer le monde semble décliner tous lesjours ? Ne dirait-on pas qu’une sorte d’épidémie s’abat surelle : la mort fait chaque jour des vides parminous… »

C’était vrai. La tribu des Aaps diminuait sanscesse. Les enfants ne grandissaient plus et leurs mères hurlaientsur leurs cadavres. Les mâles maigrissaient jusqu’à l’étisie, et onles voyaient s’asseoir tristement au bord des précipices etregarder dans le vide, comme si le gouffre les attirait ; mêmequelques-uns s’étaient laissés entraîner par ce vertige.

Que se passait-il donc ? À quoi attribuercette subite dégénérescence ? Était-ce, comme Van Rock l’avaitmurmuré à l’oreille de George, la présence de l’homme qui, par onne sait quel phénomène mystérieux, souillait, empoisonnait enquoique sorte l’air vital et le rendait impropre à l’existence deces créatures inférieures.

To-Ho lui-même vieillissait : son torseénorme se pliait, non que sa force eût diminué, non que son agilitéfût devenue moins vigoureuse, mais il semblait qu’une pensée, qu’ilne pouvait pas formuler, pesât sur lui et l’accablât.

George était devenu un jeune homme. Waa,jugeant sans doute qu’il n’avait plus besoin d’elle, le contemplaitmaintenant avec un respect craintif.

La solitude, si belle cependant de toutel’exubérance de la nature, devenait silencieuse, lourde.

Un jour, To-Ho s’arrêta devant George qui,tout joyeux, car la jeunesse lui tenait lieu de toute philosophie,revenait d’une excursion à travers les gorges les plussauvages :

« Va-t’en ! lui dit brusquement lepithèque.

– M’en aller, et pourquoi ?…

– Parce que tu es un homme !…

– Je ne te quitterai jamais… »

L’Aap réfléchit, puis reprit :

« Explique-moi au juste ce que c’estqu’un homme ! »

George le savait à peine : depuis delongues années, il vivait de la vie sauvage, à ce point que, soussa longue chevelure, sous sa face encadrée d’une barbe déjàtouffue, il avait presque pris l’apparence de ceux au milieudesquels il s’était fixé. Seulement sa peau blanche et lisserestait un caractère indélébile. Cependant il essayait de plaiderauprès de To-Ho la cause de sa race.

Mais à tous ses souvenirs d’enfance semêlaient des scènes de violences et de carnage : tout petit,il avait été traqué avec sa mère et sa sœur comme une bête sauvage.Puis, encore une fois, les hommes avaient voulu l’égorger, lui ettous ceux qui lui étaient chers.

« Hommes cruels ! répétaitTo-Ho.

– Non ! non ! pas tous… Mon pèreétait vaillant et doux… ma mère apparaît dans ma mémoire comme unange de grâce et de bonté !…

– Tu m’as dit que les hommes les ont tués…

– C’est vrai ! »

Et peu à peu, dans l’âme de George, la terreur– la haine – de l’homme s’implantait. Comme Van Kock, comme To-Ho,il en était arrivé à redouter l’invasion de l’Aapland par cetterace dangereuse…

Van Kock leur disait sans cesse :

« Tuez l’or… partout où vous letrouverez… car il est l’amorce qui attire les hommes… c’est lui quiles appelle, et pour le conquérir, ils ne reculent devant aucuneviolence, devant aucun crime… »

Maintenant le meurtre de l’or était devenuchez To-Ho une idée fixe.

Dans ce cerveau fruste, – et incapable decombattre une pensée par une autre, – l’instinct de la conservationétait tout-puissant : sans cesse il errait autour du domaineque la nature avait assigné à ses congénères et qui chaque jourdevenait trop large pour les suivants. Il guettait l’or, ledevinait, le sentait et, armé de la baguette de Phœbium, ildétruisait les moindres parcelles qu’il rencontrait.

George avait fini par s’intéresser à cettechasse, d’autant qu’elle les entraînait tous deux à des distancesparfois considérables de leurs huttes et que c’était bonheur pourle jeune homme de se livrer à ces sports de fatigue etd’agilité.

Et voici qu’un jour, comme George s’étaitaventuré sur la cime d’un pic qui dominait une plaine ardue, il sedressa surpris et, à grands gestes, appela To-Ho qui, penché versle sol, cherchait à reconnaître les traces bien connues quidécelaient la présence de l’or.

L’appel du jeune homme était si pressant quele pithèque crut à un danger immédiat. D’un bond prodigieux, il selaissa tomber près du jeune homme, prêt à le défendre, et regardadans la direction que celui-ci indiquait.

Des silhouettes se profilaient, suivant unsentier à peine tracé à travers les épais buissons.

Des hommes ! C’étaient deshommes !

Ils marchaient en file indienne, ayant aveceux des chevaux de bât qui portaient des tentes, des ustensiles,des outils…

« Ho ! eux ! eux ! »gronda To-Ho en brandissant son poing énorme.

George était resté immobile, pensif,attristé.

Il ne pouvait pas s’y méprendre :c’étaient bien ceux de sa race qui hardiment s’aventuraient dansces solitudes, et pour les mieux voir, pris d’une angoisse dont ilne pouvait expliquer la nature, – faite à la fois de crainte et deje ne sais quelle involontaire attraction, George s’avança sur lacrête du rocher, regardait de tout ses yeux.

Les hommes, – car ils ne s’étaient pas mépriset c’était bien à la race redoutée qu’appartenaient ces inconnus, –semblaient indécis, marchaient comme au hasard, arrêtés d’ailleursà chaque pas par les lianes inextricables qui s’enchevêtraient etopposaient à leur marche une barrière presque infranchissable.

Malgré lui, George se penchait, se penchait deplus en plus, obéissant à une aimantation qui était irrésistible…des hommes ! c’était à cette famille d’êtres qu’ilappartenait ! et soudain lui revenaient des souvenirsattendris…

Non, non ! les hommes n’étaient pas tousméchants ! car dans les temps de son enfance, il avait étéaimé, choyé, caressé… N’appartenait-il pas à la race des hommes, lepère si doux, qui autrefois le tenait dans ses bras, qui lepromenait, juché sur ses larges épaules ?

N’était-ce pas une femme que Louise Villiers,– sa mère, – dont la complaisance jamais ne s’était démentie, quis’était sacrifiée au bonheur, à la sécurité de sesenfants ?

N’était-ce pas enfin une petite, toute petitefemme que Margaret, sa sœur aimée, dont il s’était fait leprotecteur et qui riait de si bon cœur à ces gaietés degamin ?…

Et aussi il revoyait la case, sur les bords dugrand fleuve, où si longtemps des hommes et des femmes quin’étaient pas tout à fait semblables aux Européens, mais quiétaient bons, eux aussi, les traitaient comme s’ils eussent été deleur race !

Non, non, les hommes n’étaient pas tous desmonstres de cruauté… George, à la vue de ces inconnus qui venaient,sentait son cœur battre plus fort, des larmes monter à sesyeux.

Et soudain, tandis que To-Ho, qui ne pouvaitdeviner cette émotion, dardait sur la petite troupe ses regards àla fois inquiets et haineux, voici que George, sans réfléchir, sanssavoir pourquoi il agissait, comme saisi par une main invisible quil’attirait en avant, se jeta à corps perdu sur la déclivité de laroche, s’accrochant à une anfractuosité, saisissant une racinejaillie entre deux pierres, sans souci du péril d’une chuteeffroyable…

To-Ho vit cela, crut d’abord à unaccident : le pied lui avait manqué, il allait se butter lecrâne sur le sol… Et en bon pithèque, mû par ce sentiment depaternité qui s’était imposé à lui, se jeta à son tour, plus agileencore, plus téméraire, franchissant des distances que Georgearrivait à peine à atteindre.

Mais le jeune homme avait une forte avance… iltoucha terre le premier, et là se mit à courir de toutes ses forcesdans la direction des inconnus…

To-Ho, d’un bond énorme, était venu rouler surla terre, était resté un instant étourdi : mais, bien vite, seredressant, retrouvant toute son énergie, s’était élancé sur lestraces de George…

Pourquoi cette fuite ? pourquoi cettecourse ? To-Ho ne le comprenait pas… il appelait de toutes sesforces, lançant à plein poumons le nom qu’il avait donné à George…Go ! Go !

Mais lui n’entendait pas, ne voulait pasentendre… L’attraction à laquelle il obéissait était siirrésistible que nulle puissance au monde ne pouvait l’arrêter… ilallait, il allait !…

To-Ho parvint à le devancer, et, se ruant surson passage, voulut le saisir par le bras…

Il l’atteignit, le toucha… mais il avait sigrand’peur de lui faire du mal !

La pression ne fût pas assez forte :George, dont la surexcitation nerveuse décuplait les forces, sedégagea… et encore s’enfuit plus vite…

Aussi, ils arrivèrent, l’un poursuivantl’autre, sur une large dalle de pierre qui surplombait la route oùles hommes passaient… encore un effort et George touchait à sonbut… déjà il criait, il appelait…

To-Ho avait bondi auprès de lui, résolu, parinstinct de défense, à employer cette fois toute sa vigueur,dût-il, pour ce qu’il considérait comme le salut commun, faire actede brutalité…

À ce moment, tous deux se dressaient, ensilhouettes très visibles, sur l’aspect du ciel…

On entendit d’autres cris : c’étaient leshommes qui les poussaient, répondant aux appels de George par desclameurs de mort… Ils les avaient vus !

Ils s’arrêtèrent, des armes furent braquées etune explosion crépitante se fit entendre…

George, atteint, tomba !…

To-Ho avait déjà entendu, là-bas, auprès dukraton malais, ces bruits qui ressemblaient à celui dutonnerre…

Les hommes ayant vu tomber un des êtres contrelesquels ils avaient dirigé leurs fusils, – se mirent à courir pourles atteindre, pour les cerner, pour les achever…

To-Ho, de ses bras convulsés, arracha unquartier de roche et le lança.

Il y eut des blasphèmes et deux hommesrestèrent étendus… une nouvelle salve retentit… les ballessifflèrent aux oreilles de To-Ho. Il se secoua, grinça des dents,brandit vers les ennemis son poing de géant… encore on tira surlui. Une balle le toucha à l’épaule, ne put pénétrer le cuir de sapeau épaisse, mais le fit chanceler.

Alors il eut peur… oui, peur !

Oui, c’était bien des hommes ! Il lesreconnaissait bien maintenant, ces très de férocité et d’injustice…car dans cette conscience obscure, il y avait ce sentiment qu’ilsn’avaient attaqué personne et qu’il était mal de les vouloirblesser ou tuer…

Et George tomberait aux mains de cesmonstres…

Il rassembla toute sa vigueur, se baissa,saisit dans ses bras le jeune homme qui gisait sur la terre, avec,autour de lui, une mare de sang qui allait s’élargissant, et lejucha d’un effort de muscles sur son épaule, comme jadis une foisdéjà il l’avait porté tout enfant…

Et il s’enfuit… droit devant lui…

On le poursuivait… il le savait, il lesentait. On criait derrière lui et des coups de feu craquaient dansl’air.

Les explosions, multipliées par les parois desprécipices, avaient des échos sinistres. Les assaillants essayèrentde le gagner de vitesse. On les entendait crier :

« Tuez ! tuez leshommes-singes. »

Mais To-Ho ne se laissait pas atteindre. Envérité, il semblait qu’il volât dans l’air. Malgré le poids quialourdissait ses épaules, il faisait des sauts prodigieux et ladistance qui le séparait de ses persécuteurs augmentait à chaqueminute.

Mais les hommes étaient munis d’armes qui leurdonnaient un avantage décisif.

« Hé ! Ned ! cria une voix, toiqui ne rates jamais ton coup… abats le singe. »

Sur un des rochers, un homme se dressa,épaula, visa longuement, tira…

Mais malgré la rapidité de son mouvement, unfait inattendu se produisit soudain…

La roche sur laquelle il se tenait s’écroulatout à coup, comme eût fait un monceau de boue délayée par lapluie… l’homme culbuté disparut, tandis qu’un rempart de débrisarrêtait les autres dans leur marche…

Par bonheur, To-Ho se trouvait à ce moment surune crête séparée par un véritable précipice : l’ébranlementne vint pas jusqu’à lui… seulement le bruit avait été si fort queGeorge, tiré de sa torpeur, poussa un gémissement douloureux.

Épouvanté, To-Ho se jeta derrière un énormetronc d’arbre, déposa le jeune homme sur la terre et se penchaanxieusement sur lui. Il vit qu’il portait à la tête une blessured’où le sang coulait en abondance.

Le pithèque émit comme un sanglot.

« Mort ! mort ! cria-t-il dansson langage. Moi mort aussi !…

– Allons, pas de sottises ! lui réponditune voix. On ne meurt que quand on le veut. Le gamin en reviendra,et je lui dirai alors qu’il n’a eu que ce qu’il mérite… Ah !il aime les hommes ! Ils le lui rendent bien, n’est-cepas ? Allons. To-Ho ! la hutte et plus vite que ça… toutde même, je me défiais et j’ai bien fait de vous suivre… la chancea voulu que j’arrivasse à temps… et mon brave Phœbium a encore unefois fait merveille…

Et Van Kock, d’une baguette qu’il tenait à lamain, frappa doucement les reins de To-Ho, en lui disant :

« En route ! Prends le plus court, –moi, je serai arrivé aussitôt que vous… »

Et il ajouta en aparté :

« Tout de même, je crois bien que c’estle dernier exploit du centenaire !… »

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