Partie 1
La double vie d’Arsène Lupin
Chapitre 1Le massacre
1.
M. Kesselbach s’arrêta net au seuil du salon, prit le bras de son secrétaire, et murmura d’une voix inquiète :
– Chapman, on a encore pénétré ici.
– Voyons, voyons, monsieur, protesta le secrétaire, vous venez vous-même d’ouvrir la porte de l’antichambre, et, pendant que nous déjeunions au restaurant, la clef n’a pas quitté votre poche.
– Chapman, on a encore pénétré ici, répéta M. Kesselbach. Il montra un sac de voyage qui se trouvait sur la cheminée.
– Tenez, la preuve est faite. Ce sac était fermé. Il ne l’est plus.
Chapman objecta :
– Êtes-vous bien sûr de l’avoir fermé, monsieur ?D’ailleurs, ce sac ne contient que des bibelots sans valeur, des objets de toilette…
– Il ne contient que cela parce que j’en ai retiré monportefeuille avant de sortir, par précaution, sans quoi… Non, jevous le dis, Chapman, on a pénétré ici pendant que nousdéjeunions.
Au mur, il y avait un appareil téléphonique. Il décrocha lerécepteur.
– Allô ! C’est pour M. Kesselbach, l’appartement 415. C’estcela Mademoiselle, veuillez demander la Préfecture de police,Service de la Sûreté… Vous n’avez pas besoin du numéro, n’est-cepas ? Bien, merci… J’attends à l’appareil.
Une minute après, il reprenait :
– Allô ? allô ? Je voudrais dire quelques mots à M.Lenormand, le chef de la Sûreté. C’est de la part de M. Kesselbach…Allô ? Mais oui, M. le chef de la Sûreté sait de quoi ils’agit. C’est avec son autorisation que je téléphone… Ah ! iln’est pas là… À qui ai-je l’honneur de parler ? M. Gourel,inspecteur de police… Mais il me semble, monsieur Gourel, que vousassistiez, hier, à mon entrevue avec M. Lenormand… Eh bien !monsieur, le même fait s’est reproduit aujourd’hui. On a pénétrédans l’appartement que j’occupe. Et si vous veniez dès maintenant,vous pourriez peut-être découvrir, d’après les indices… D’ici uneheure ou deux ? Parfaitement. Vous n’aurez qu’à vous faireindiquer l’appartement 415. Encore une fois, merci !
De passage à Paris, Rudolf Kesselbach, le roi du diamant, commeon l’appelait – ou, selon son autre surnom, le Maître du Cap -, lemultimillionnaire Rudolf Kesselbach (on estimait sa fortune à plusde cent millions), occupait depuis une semaine, au quatrième étagedu Palace-Hôtel, l’appartement 415, composé de trois pièces, dontles deux plus grandes à droite, le salon et la chambre principale,avaient vue sur l’avenue, et dont l’autre, à gauche, qui servait ausecrétaire Chapman, prenait jour sur la rue de Judée.
À la suite de cette chambre, cinq pièces étaient retenues pourMme Kesselbach, qui devait quitter Monte-Carlo, où elle se trouvaitactuellement, et rejoindre son mari au premier signal decelui-ci.
Durant quelques minutes, Rudolf Kesselbach se promena d’un airsoucieux. C’était un homme de haute taille, coloré de visage, jeuneencore, auquel des yeux rêveurs, dont on apercevait le bleu tendreà travers des lunettes d’or, donnaient une expression de douceur etde timidité, qui contrastait avec l’énergie du front carré et de lamâchoire osseuse.
Il alla vers la fenêtre : elle était fermée. Du reste, commentaurait-on pu s’introduire par là ? Le balcon particulier quientourait l’appartement s’interrompait à droite ; et, àgauche, il était séparé par un refend de pierre des balcons de larue de Judée.
Il passa dans sa chambre : elle n’avait aucune communicationavec les pièces voisines. Il passa dans la chambre de sonsecrétaire : la porte qui s’ouvrait sur les cinq pièces réservées àMme Kesselbach était close, et le verrou poussé.
– Je n’y comprends rien, Chapman, voilà plusieurs fois que jeconstate ici des choses… des choses étranges, vous l’avouerez.Hier, c’était ma canne qu’on a dérangée… Avant-hier, on acertainement touché à mes papiers, et cependant comment serait-ilpossible ?
– C’est impossible, monsieur, s’écria Chapman, dont la placidefigure d’honnête homme ne s’animait d’aucune inquiétude. Voussupposez, voilà tout… vous n’avez aucune preuve, rien que desimpressions… Et puis quoi ! on ne peut pénétrer dans cetappartement que par l’antichambre. Or, vous avez fait faire uneclef spéciale le jour de votre arrivée, et il n’y a que votredomestique Edwards qui en possède le double. Vous avez confiance enlui ?
– Parbleu ! depuis dix ans qu’il est à mon service MaisEdwards déjeune en même temps que nous, et c’est un tort. Àl’avenir, il ne devra descendre qu’après notre retour.
Chapman haussa légèrement les épaules. Décidément, le Maître duCap devenait quelque peu bizarre avec ses craintes inexpliquées.Quel risque court-on dans un hôtel, alors surtout qu’on ne gardesur soi ou près de soi aucune valeur, aucune somme d’argentimportante ?
Ils entendirent la porte du vestibule qui s’ouvrait. C’étaitEdwards.
M. Kesselbach l’appela.
– Vous êtes en livrée, Edwards ? Ah ! bien ! Jen’attends pas de visite aujourd’hui, Edwards ou plutôt si, unevisite, celle de M. Gourel. D’ici là, restez dans le vestibule etsurveillez la porte. Nous avons à travailler sérieusement, M.Chapman et moi.
Le travail sérieux dura quelques instants pendant lesquels M.Kesselbach examina son courrier, parcourut trois ou quatre lettreset indiqua les réponses qu’il fallait faire. Mais soudain Chapman,qui attendait, la plume levée, s’aperçut que M. Kesselbach pensaità autre chose qu’à son courrier. Il tenait entre ses doigts, etregardait attentivement, une épingle noire recourbée en formed’hameçon.
– Chapman, fit-il, voyez ce que j’ai trouvé sur la table. Il estévident que cela signifie quelque chose, cette épingle recourbée.Voilà une preuve, une pièce à conviction. Et vous ne pouvez plusprétendre qu’on n’ait pas pénétré dans ce salon. Car enfin, cetteépingle n’est pas venue là toute seule.
– Certes non, répondit le secrétaire, elle y est venue grâce àmoi.
– Comment ?
– Oui, c’est une épingle qui fixait ma cravate à mon col. Jel’ai retirée hier soir tandis que vous lisiez, et l’ai torduemachinalement.
M. Kesselbach se leva, très vexé, fit quelques pas, ets’arrêtant :
– Vous riez sans doute, Chapman, et vous avez raison… Je ne leconteste pas, je suis plutôt excentrique, depuis mon dernier voyageau Cap. C’est que voilà… vous ne savez pas ce qu’il y a de nouveaudans ma vie… un projet formidable… une chose énorme que je ne voisencore que dans les brouillards de l’avenir, mais qui se dessinepourtant et qui sera colossale Ah ! Chapman, vous ne pouvezpas imaginer. L’argent, je m’en moque, j’en ai… j’en ai trop… Maiscela, c’est davantage, c’est la puissance, la force, l’autorité. Sila réalité est conforme à ce que je pressens, je ne serai plusseulement le Maître du Cap, mais le maître aussi d’autres royaumes…Rudolf Kesselbach, le fils du chaudronnier d’Augsbourg, marchera depair avec bien des gens qui, jusqu’ici, le traitaient de haut Ilaura même le pas sur eux, Chapman, il aura le pas sur eux, soyez-encertain et si jamais…
Il s’interrompit, regarda Chapman comme s’il regrettait d’enavoir trop dit, et cependant, entraîné par son élan, il conclut:
– Vous comprenez, Chapman, les raisons de mon inquiétude… Il y alà, dans le cerveau, une idée qui vaut cher et cette idée, on lasoupçonne peut-être et l’on m’épie j’en ai la conviction…
Une sonnerie retentit.
– Le téléphone, dit Chapman.
– Est-ce que, par hasard, murmura M. Kesselbach, ce serait…
Il prit l’appareil.
– Allô ? De la part de qui ? Le Colonel ?Ah ! Eh bien ! oui, c’est moi Il y a du nouveau ?Parfait Alors je vous attends Vous viendrez avec vos hommes ?Parfait… Allô ! Non, nous ne serons pas dérangés, je vaisdonner les ordres nécessaires… C’est donc si grave ? Je vousrépète que la consigne sera formelle, mon secrétaire et mondomestique garderont la porte, et personne n’entrera. Vousconnaissez le chemin, n’est-ce pas ? Par conséquent, ne perdezpas une minute.
Il raccrocha le récepteur, et aussitôt :
– Chapman, deux messieurs vont venir Oui, deux messieurs…Edwards les introduira…
– Mais M. Gourel le brigadier…
– Il arrivera plus tard, dans une heure Et puis, quand même, ilspeuvent se rencontrer. Donc, dites à Edwards d’aller dès maintenantau bureau et de prévenir. Je n’y suis pour personne sauf pour deuxmessieurs, le Colonel et son ami, et pour M. Gourel. Qu’on inscriveles noms.
Chapman exécuta l’ordre. Quand il revint, il trouva M.Kesselbach qui tenait à la main une enveloppe, ou plutôt une petitepochette de maroquin noir, vide sans doute, à en juger parl’apparence. Il semblait hésiter, comme s’il ne savait qu’en faire.Allait-il la mettre dans sa poche ou la déposer ailleurs ?Enfin, il s’approcha de la cheminée et jeta l’enveloppe de cuirdans son sac de voyage.
– Finissons le courrier, Chapman. Nous avons dix minutes.Ah ! une lettre de Mme Kesselbach. Comment se fait-il que vousne me l’ayez pas signalée, Chapman ? Vous n’aviez donc pasreconnu l’écriture ?
Il ne cachait pas l’émotion qu’il éprouvait à toucher et àcontempler cette feuille de papier que sa femme avait tenue entreses doigts, et où elle avait mis un peu de sa pensée secrète. Il enrespira le parfum, et, l’ayant décachetée, lentement il la lut, àmi-voix, par bribes que Chapman entendait :
– Un peu lasse, je ne quitte pas la chambre… je m’ennuie, quandpourrai-je vous rejoindre ? Votre télégramme sera lebienvenu…
– Vous avez télégraphié ce matin, Chapman ? Ainsi donc MmeKesselbach sera ici demain mercredi.
Il paraissait tout joyeux, comme si le poids de ses affaires setrouvait subitement allégé, et qu’il fût délivré de touteinquiétude. Il se frotta les mains et respira largement, en hommefort, certain de réussir, en homme heureux, qui possédait lebonheur et qui était de taille à se défendre.
– On sonne, Chapman, on a sonné au vestibule. Allez voir.
Mais Edwards entra et dit :
– Deux messieurs demandent monsieur. Ce sont les personnes…
– Je sais. Elles sont là, dans l’antichambre ?
– Oui, monsieur.
– Refermez la porte de l’antichambre, et n’ouvrez plus sauf à M.Gourel, brigadier de la Sûreté. Vous, Chapman, allez chercher cesmessieurs, et dites-leur que je voudrais d’abord parler au Colonel,au Colonel seul.
Edwards et Chapman sortirent, en ramenant sur eux la porte dusalon.
Rudolf Kesselbach se dirigea vers la fenêtre et appuya son frontcontre la vitre. Dehors, tout au-dessous de lui, les voitures etles automobiles roulaient dans les sillons parallèles, que marquaitla double ligne de refuges. Un clair soleil de printemps faisaitétinceler les cuivres et les vernis. Aux arbres un peu de verdures’épanouissait, et les bourgeons des marronniers commençaient àdéplier leurs petites feuilles naissantes.
– Que diable fait Chapman ? murmura Kesselbach Depuis letemps qu’il parlemente !
Il prit une cigarette sur la table puis, l’ayant allumée, iltira quelques bouffées. Un léger cri lui échappa. Près de lui,debout, se tenait un homme qu’il ne connaissait point.
Il recula d’un pas.
– Qui êtes-vous ?
L’homme – c’était un individu correctement habillé, plutôtélégant, noir de cheveux et de moustache, les yeux durs –, l’hommericana :
– Qui je suis ? Mais, le Colonel
– Mais non, mais non, celui que j’appelle ainsi, celui quim’écrit sous cette signature de convention ce n’est pas vous.
– Si, si l’autre n’était que… Mais, voyez-vous, mon chermonsieur, tout cela n’a aucune importance. L’essentiel c’est quemoi, je sois moi. Et je vous jure que je le suis.
– Mais enfin, monsieur, votre nom ?
– Le Colonel jusqu’à nouvel ordre. Une peur croissanteenvahissait M. Kesselbach. Qui était cet homme ? Que luivoulait-il ? Il appela :
– Chapman !
– Quelle drôle d’idée d’appeler ! Ma société ne vous suffitpas ?
– Chapman ! répéta M. Kesselbach. Chapman !Edwards !
– Chapman ! Edwards ! dit à son tour l’inconnu. Quefaites-vous donc, mes amis ? On vous réclame.
– Monsieur, je vous prie, je vous ordonne de me laisserpasser.
– Mais, mon cher monsieur, qui vous en empêche ?
Il s’effaça poliment. M. Kesselbach s’avança vers la porte,l’ouvrit, et brusquement sauta en arrière. Devant cette porte il yavait un autre homme, le pistolet au poing. Il balbutia :
– Edwards Chap…
Il n’acheva pas. Il avait aperçu dans un coin de l’antichambre,étendus l’un près de l’autre, bâillonnés et ficelés, son secrétaireet son domestique.
M. Kesselbach, malgré sa nature inquiète, impressionnable, étaitbrave, et le sentiment d’un danger précis, au lieu de l’abattre,lui rendait tout son ressort et toute son énergie.
Doucement, tout en simulant l’effroi, la stupeur, il recula versla cheminée et s’appuya contre le mur. Son doigt cherchait lasonnerie électrique. Il trouva et pressa le bouton longuement.
– Et après ? fit l’inconnu.
Sans répondre, M. Kesselbach continua d’appuyer.
– Et après ? Vous espérez qu’on va venir, que tout l’hôtelest en rumeur parce que vous pressez ce bouton ? Mais, monpauvre monsieur, retournez-vous donc, et vous verrez que le fil estcoupé.
M. Kesselbach se retourna vivement, comme s’il voulait se rendrecompte, mais, d’un geste rapide, il s’empara du sac de voyage,plongea la main, saisit un revolver, le braqua sur l’homme ettira.
– Bigre ! fit celui-ci, vous chargez donc vos armes avec del’air et du silence ?
Une seconde fois le chien claqua, puis une troisième. Aucunedétonation ne se produisit.
– Encore trois coups, roi du Cap. Je ne serai content que quandj’aurai six balles dans la peau. Comment ! vous yrenoncez ? Dommage le carton s’annonçait bien.
Il agrippa une chaise par le dossier, la fit tournoyer, s’assità califourchon, et montrant un fauteuil à M. Kesselbach :
– Prenez donc la peine de vous asseoir, cher monsieur, et faitesici comme chez vous. Une cigarette ? Pour moi, non. Je préfèreles cigares.
Il y avait une boîte sur la table. Il choisit un Upman blond etbien façonné, l’alluma et, s’inclinant :
– Je vous remercie. Ce cigare est délicieux. Et maintenant,causons, voulez-vous ?
Rudolf Kesselbach écoutait avec stupéfaction. Quel était cetétrange personnage ? À le voir si paisible cependant, et siloquace, il se rassurait peu à peu et commençait à croire que lasituation pourrait se dénouer sans violence ni brutalité. Il tirade sa poche un portefeuille, le déplia, exhiba un paquetrespectable de bank-notes et demanda :
– Combien ?
L’autre le regarda d’un air ahuri, comme s’il avait de la peineà comprendre. Puis au bout d’un instant, appela :
– Marco !
L’homme au revolver s’avança.
– Marco, monsieur a la gentillesse de t’offrir ces quelqueschiffons pour ta bonne amie. Accepte, Marco.
Tout en braquant son revolver de la main droite, Marco tendit lamain gauche, reçut les billets et se retira.
– Cette question réglée selon votre désir, reprit l’inconnu,venons au but de ma visite. Je serai bref et précis. Je veux deuxchoses. D’abord une petite enveloppe en maroquin noir, que vousportez généralement sur vous. Ensuite, une cassette d’ébène qui,hier encore, se trouvait dans le sac de voyage. Procédons parordre. L’enveloppe de maroquin ?
– Brûlée.
L’inconnu fronça le sourcil. Il dut avoir la vision des bonnesépoques où il y avait des moyens péremptoires de faire parler ceuxqui s’y refusent.
– Soit. Nous verrons ça. Et la cassette d’ébène ?
– Brûlée.
– Ah ! gronda-t-il, vous vous payez ma tête mon bravehomme.
Il lui tordit le bras d’une façon implacable.
– Hier, Rudolf Kesselbach, hier, vous êtes entré au CréditLyonnais, sur le boulevard des Italiens, en dissimulant un paquetsous votre pardessus. Vous avez loué un coffre-fort Précisons : lecoffre numéro 16, travée 9. Après avoir signé et payé, vous êtesdescendu dans les sous-sols, et, quand vous êtes remonté, vousn’aviez plus votre paquet. Est-ce exact ?
– Absolument.
– Donc, la cassette et l’enveloppe sont au Crédit Lyonnais.
– Non.
– Donnez-moi la clef de votre coffre.
– Non.
– Marco !
Marco accourut.
– Vas-y, Marco. Le quadruple nœud.
Avant même qu’il eût le temps de se mettre sur la défensive,Rudolf Kesselbach fut enserré dans un jeu de cordes qui luimeurtrirent les chairs dès qu’il voulut se débattre. Ses brasfurent immobilisés derrière son dos, son buste attaché au fauteuilet ses jambes entourées de bandelettes comme les jambes d’unemomie.
– Fouille, Marco.
Marco fouilla. Deux minutes après, il remettait à son chef unepetite clef plate, nickelée, qui portait les numéros 16 et 9.
– Parfait. Pas d’enveloppe de maroquin ?
– Non, patron.
– Elle est dans le coffre. Monsieur Kesselbach, veuillez me direle chiffre secret.
– Non.
– Vous refusez ?
– Oui.
– Marco ?
– Patron ?
– Applique le canon de ton revolver sur la tempe demonsieur.
– Ça y est.
– Appuie ton doigt sur la détente.
– Voilà.
– Eh bien ! mon vieux Kesselbach, es-tu décidé àparler ?
– Non.
– Tu as dix secondes, pas une de plus. Marco ?
– Patron ?
– Dans dix secondes tu feras sauter la cervelle de monsieur.
– Entendu.
– Kesselbach, je compte : une, deux, trois, quatre, cinq,six…
Rudolf Kesselbach fit un signe :
– Tu veux parler ?
– Oui.
– Il était temps. Alors, le chiffre, le mot de laserrure ?
– Dolor.
– Dolor… Douleur… Mme Kesselbach ne s’appelle-t-ellepas Dolorès ? Chéri, va… Marco, tu vas faire ce qui estconvenu… Pas d’erreur, hein ? Je répète… Tu vas rejoindreJérôme au bureau où tu sais, tu lui remettras le clef et tu luidiras le mot d’ordre : Dolor. Vous irez ensemble au CréditLyonnais. Jérôme entrera seul, signera le registre d’identité,descendra dans les caves, et emportera tout ce qui se trouve dansle coffre-fort. Compris ?
– Oui, patron. Mais si par hasard le coffre n’ouvre pas, si lemot « Dolor »…
– Silence, Marco. Au sortir du Crédit Lyonnais, tu lâcherasJérôme, tu rentreras chez toi, et tu me téléphoneras le résultat del’opération. Si par hasard le mot « Dolor » n’ouvre pas le coffre,nous aurons, mon ami Kesselbach et moi, un petit entretien suprême.Kesselbach, tu es sûr de ne t’être point trompé ?
– Oui.
– C’est qu’alors tu escomptes la nullité de la perquisition.Nous verrons ça. File, Marco.
– Mais vous, patron ?
– Moi, je reste. Oh ! ne crains rien. Je n’ai jamais couruaussi peu de danger. N’est-ce pas, Kesselbach, la consigne estformelle ?
– Oui.
– Diable, tu me dis ça d’un air bien empressé. Est-ce que tuaurais cherché à gagner du temps ? Alors je serais pris aupiège, comme un idiot ?
Il réfléchit, regarda son prisonnier et conclut :
– Non ce n’est pas possible, nous ne serons pas dérangés Iln’avait pas achevé ce mot que la sonnerie du vestibule retentit.Violemment il appliqua sa main sur la bouche de RudolfKesselbach.
– Ah ! vieux renard, tu attendais quelqu’un !
Les yeux du captif brillaient d’espoir. On l’entendit ricaner,sous la main qui l’étouffait. L’homme tressaillit de rage.
– Tais-toi sinon, je t’étrangle. Tiens, Marco, bâillonne-le.Fais vite… Bien.
On sonna de nouveau. Il cria, comme s’il était, lui, RudolfKesselbach, et qu’Edwards fût encore là :
– Ouvrez donc, Edwards.
Puis il passa doucement dans le vestibule, et, à voix basse,désignant le secrétaire et le domestique :
– Marco, aide-moi à pousser ça dans la chambre là, de manièrequ’on ne puisse les voir. Il enleva le secrétaire, Marco emporta ledomestique.
– Bien, maintenant retourne au salon. Il le suivit, et aussitôt,repassant une seconde fois dans le vestibule, il prononça très hautd’un air étonné :
– Mais votre domestique n’est pas là, monsieur Kesselbach non,ne vous dérangez pas finissez votre lettre J’y vais moi-même. Et,tranquillement, il ouvrit la porte d’entrée.
– M. Kesselbach ? lui demanda-t-on.
Il se trouvait en face d’une sorte de colosse, à la large figureréjouie, aux yeux vifs, qui se dandinait d’une jambe sur l’autre ettortillait entre ses mains les rebords de son chapeau. Il répondit:
– Parfaitement, c’est ici. Qui dois-je annoncer ?
– M. Kesselbach a téléphoné… il m’attend…
– Ah ! c’est vous… je vais prévenir… voulez-vous patienterune minute ? M. Kesselbach va vous parler.
Il eut l’audace de laisser le visiteur sur le seuil del’antichambre, à un endroit d’où l’on pouvait apercevoir, par laporte ouverte, une partie du salon. Et lentement, sans même seretourner, il rentra, rejoignit son complice auprès de M.Kesselbach, et lui dit :
– Nous sommes fichus. C’est Gourel, de la Sûreté L’autreempoigna son couteau. Il lui saisit le bras :
– Pas de bêtises, hein ! J’ai une idée. Mais, pour Dieu,comprends-moi bien, Marco, et parle à ton tour Parle comme si tuétais Kesselbach Tu entends, Marco, tu es Kesselbach.
Il s’exprimait avec un tel sang-froid et une autorité siviolente que Marco comprit, sans plus d’explication, qu’il devaitjouer le rôle de Kesselbach, et prononça, de façon à être entendu:
– Vous m’excuserez, mon cher. Dites à M. Gourel que je suisdésolé, mais que j’ai à faire par-dessus la tête Je le recevraidemain matin à neuf heures, oui, à neuf heures exactement.
– Bien, souffla l’autre, ne bouge plus.
Il revint dans l’antichambre, Gourel attendait. Il lui dit :
– M. Kesselbach s’excuse. Il achève un travail important. Vousest-il possible de venir demain matin, à neuf heures ?
Il y eut un silence. Gourel semblait surpris et vaguementinquiet. Au fond de sa poche, le poing de l’homme se crispa. Ungeste équivoque, et il frappait.
Enfin, Gourel dit :
– Soit… À demain neuf heures mais tout de même… Eh bien !oui, neuf heures, je serai là
Et, remettant son chapeau, il s’éloigna par les couloirs del’hôtel. Marco, dans le salon, éclata de rire.
– Rudement fort, le patron. Ah ! ce que vous l’avezroulé !
– Débrouille-toi, Marco, tu vas le filer. S’il sort de l’hôtel,lâche-le, retrouve Jérôme, comme c’est convenu et téléphone.
Marco s’en alla rapidement.
Alors l’homme saisit une carafe sur la cheminée, se versa ungrand verre d’eau qu’il avala d’un trait, mouilla son mouchoir,baigna son front que la sueur couvrait, puis s’assit auprès de sonprisonnier, et lui dit avec une affectation de politesse :
– Il faut pourtant bien, monsieur Kesselbach, que j’aiel’honneur de me présenter à vous. Et, tirant une carte de sa poche,il prononça :
– Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.
Le nom du célèbre aventurier sembla faire sur M. Kesselbach lameilleure impression. Lupin ne manqua pas de le remarquer ets’écria :
– Ah ! ah ! cher monsieur, vous respirez ! ArsèneLupin est un cambrioleur délicat, le sang lui répugne, il n’ajamais commis d’autre crime que de s’approprier le bien d’autruiune peccadille, quoi ! et vous vous dites qu’il ne va pas secharger la conscience d’un assassinat inutile. D’accord… Mais votresuppression sera-t-elle inutile ? Tout est là. En ce moment,je vous jure que je ne rigole pas. Allons-y, camarade.
Il rapprocha sa chaise du fauteuil, relâcha le bâillon de sonprisonnier, et, nettement :
– Monsieur Kesselbach, le jour même de ton arrivée à Paris, tuentrais en relation avec le nommé Barbareux, directeur d’une agencede renseignements confidentiels, et, comme tu agissais à l’insu deton secrétaire Chapman, le sieur Barbareux, quand il communiquaitavec toi, par lettre ou par téléphone, s’appelait « Le Colonel ».Je me hâte de te dire que Barbareux est le plus honnête homme dumonde. Mais j’ai la chance de compter un de ses employés parmi mesmeilleurs amis. C’est ainsi que j’ai su le motif de ta démarcheauprès de Barbareux, et c’est ainsi que j’ai été amené à m’occuperde toi, et à te rendre, grâce à de fausses clés, quelques visitesdomiciliaires au cours desquelles, hélas ! je n’ai pas trouvéce que je voulais.
Il baissa la voix, et, les yeux dans les yeux de son prisonnier,scrutant son regard, cherchant sa pensée obscure, il articula :
– Monsieur Kesselbach, tu as chargé Barbareux de découvrir dansles bas-fonds de Paris un homme qui porte, ou a porté, le nom dePierre Leduc, et dont voici le signalement sommaire : taille, unmètre soixante-quinze, blond, moustaches. Signe particulier : à lasuite d’une blessure, l’extrémité du petit doigt de la main gauchea été coupée. En outre, une cicatrice presque effacée à la jouedroite. Tu sembles attacher à la découverte de cet homme uneimportance énorme, comme s’il pouvait en résulter pour toi desavantages considérables. Qui est cet homme ?
– Je ne sais pas.
La réponse fut catégorique, absolue. Savait-il ou ne savait-ilpas ? Peu importait. L’essentiel, c’est qu’il était décidé àne point parler.
– Soit, fit son adversaire, mais tu as sur lui desrenseignements plus détaillés que ceux que tu as fournis àBarbareux ?
– Aucun.
– Tu mens, monsieur Kesselbach. Deux fois, devant Barbareux, tuas consulté des papiers enfermés dans l’enveloppe de maroquin.
– En effet.
– Alors, cette enveloppe ?
– Brûlée.
Lupin tressaillit de rage. Evidemment, l’idée de la torture etdes commodités qu’elle offrait traversa de nouveau son cerveau.
– Brûlée ? mais la cassette… avoue donc… avoue donc qu’elleest au Crédit Lyonnais ?
– Oui.
– Et qu’est-ce qu’elle contient ?
– Les deux cents plus beaux diamants de ma collectionparticulière.
Cette affirmation ne sembla pas déplaire à l’aventurier.
– Ah ! ah ! les deux cents plus beaux diamants !Mais dis donc, c’est une fortune… Oui, ça te fait sourire… Pourtoi, c’est une bagatelle. Et ton secret vaut mieux que ça… Pourtoi, oui, mais pour moi ?
Il prit un cigare, alluma une allumette qu’il laissa éteindremachinalement et resta quelque temps pensif, immobile.
Les minutes passaient.
Il se mit à rire.
– Tu espères bien que l’expédition ratera, et qu’on n’ouvrirapas le coffre ? Possible, mon vieux. Mais alors il faudra mepayer mon dérangement. Je ne suis pas venu ici pour voir la têteque tu fais sur un fauteuil… Les diamants, puisque diamants il y a…Sinon, l’enveloppe de maroquin… Le dilemme est posé…
Il consulta sa montre.
– Une demi-heure… Bigre ! Le destin se fait tirer l’oreilleMais ne rigole donc pas, monsieur Kesselbach. Foi d’honnête homme,je ne rentrerai pas bredouille… Enfin !
C’était la sonnerie du téléphone. Lupin s’empara vivement durécepteur, et changeant le timbre de sa voix, imitant lesintonations rudes de son prisonnier :
– Oui, c’est moi, Rudolf Kesselbach… Ah ! bien,mademoiselle, mettez-moi en communication… C’est toi, Marco ?Parfait… Ça s’est bien passé ? À la bonne heure… Pasd’accrocs ? Compliments, l’enfant… Alors, qu’est-ce qu’on aramassé ? La cassette d’ébène… Pas autre chose ? aucunpapier ? Tiens, tiens ! Et dans la cassette ?Sont-ils beaux, ces diamants ? Parfait, parfait… Une minute,Marco, que je réfléchisse… tout ça, vois-tu, si je te disais monopinion… Tiens, ne bouge pas reste à l’appareil…
Il se retourna :
– Monsieur Kesselbach, tu y tiens à tes diamants ?
– Oui.
– Tu me les rachèterais ?
– Peut-être.
– Combien ? Cinq cent mille ?
– Cinq cent mille oui…
– Seulement, voilà le hic… Comment se fera l’échange ? Unchèque ? Non, tu me roulerais ou bien je te roulerais… Ecoute,après-demain matin, passe au Lyonnais, prends tes cinq centsbillets et va te promener au Bois, près d’Auteuil… moi, j’aurai lesdiamants dans un sac, c’est plus commode, la cassette se voittrop…
– Non, non… la cassette… je veux tout…
– Ah ! fit Lupin, éclatant de rire, tu es tombé dans lepanneau… Les diamants, tu t’en fiches ça se remplace… Mais lacassette, tu y tiens comme à ta peau… Eh bien ! tu l’auras, tacassette, foi d’Arsène tu l’auras, demain matin par colispostal !
Il reprit le téléphone.
– Marco, tu as la boîte sous les yeux ? Qu’est-ce qu’elle ade particulier ? De l’ébène, incrusté d’ivoire oui, je connaisça… style japonais, faubourg Saint-Antoine… Pas de marque ?Ah ! une petite étiquette ronde, bordée de bleu, et portant unnuméro… oui, une indication commerciale… aucune importance. Et ledessous de la boîte, est-il épais ? Bigre ! pas de doublefond, alors… Dis donc, Marco, examine les incrustations d’ivoiresur le dessus ou plutôt, non, le couvercle.
Il exulta de joie.
– Le couvercle ! c’est ça, Marco ! Kesselbach a clignéde l’œil Nous brûlons ! Ah ! mon vieux Kesselbach, tu nevoyais donc pas que je te guignais. Fichu maladroit !
Et, revenant à Marco :
– Eh bien ! où en es-tu ? Une glace à l’intérieur ducouvercle ? Est-ce qu’elle glisse ? Y a-t-il desrainures ? Non… eh bien ! casse-la… Mais oui, je te disde la casser… Cette glace n’a aucune raison d’être elle a étérajoutée.
Il s’impatienta :
– Mais, imbécile, ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas…Obéis. Il dut entendre le bruit que Marco faisait, au bout du fil,pour briser le miroir, car il s’écria, triomphalement :
– Qu’est-ce que je te disais, monsieur Kesselbach, que la chasseserait bonne ? Allô ? Ça y est ? Eh bien ? Unelettre ? Victoire ! Tous les diamants du Cap et le secretdu bonhomme !
Il décrocha le second récepteur, appliqua soigneusement les deuxplaques sur ses oreilles, et reprit :
– Lis, Marco, lis doucement… L’enveloppe d’abord… Bon…Maintenant, répète.
Lui-même répéta :
– Copie de la lettre contenue dans la pochette de maroquinnoir.
– Et après ? Déchire l’enveloppe, Marco. Vous permettez,monsieur Kesselbach ? Ça n’est pas très correct, mais enfin…Vas-y, Marco, M. Kesselbach t’y autorise. Ça y est ? Ehbien ! lis.
Il écouta, puis ricanant :
– Fichtre ! ce n’est pas aveuglant. Voyons, je résume. Unesimple feuille de papier pliée en quatre et dont les plisparaissent tout neufs… Bien… En haut et à droite de cette feuille,ces mots : un mètre soixante-quinze, petit doigt gauche coupé, etc.Oui, c’est le signalement du sieur Pierre Leduc. De l’écriture deKesselbach, n’est-ce pas ? Bien… Et au milieu de la feuille cemot, en lettres capitales d’imprimerie : APOON…
« Marco, mon petit, tu vas laisser le papier tranquille, tu netoucheras pas à la cassette ni aux diamants. Dans dix minutes j’enaurai fini avec mon bonhomme. Dans vingt minutes je te rejoins…Ah ! à propos, tu m’as envoyé l’auto ? Parfait. À tout àl’heure.
Il remit l’appareil en place, passa dans le vestibule, puis dansla chambre, s’assura que le secrétaire et le domestique n’avaientpas desserré leurs liens et que, d’autre part, ils ne risquaientpas d’être étouffés par leurs bâillons, et il revint vers sonprisonnier.
Il avait une expression résolue, implacable.
– Fini de rire, Kesselbach. Si tu ne parles pas, tant pis pourtoi. Es-tu décidé ?
– À quoi ?
– Pas de bêtises. Dis ce que tu sais.
– Je ne sais rien.
– Tu mens. Que signifie ce mot Apoon ?
– Si je le savais, je ne l’aurais pas inscrit.
– Soit, mais à qui, à quoi se rapporte-t-il ? Où l’as-tucopié ? D’où cela te vient-il ?
M. Kesselbach ne répondit pas. Lupin reprit, plus nerveux, plussaccadé :
– Ecoute, Kesselbach, je vais te faire une proposition. Siriche, si gros monsieur que tu sois, il n’y a pas entre toi et moitant de différence. Le fils du chaudronnier d’Augsbourg et ArsèneLupin, prince des cambrioleurs, peuvent s’accorder sans honte nipour l’un ni pour l’autre. Moi, je vole en appartement ; toi,tu voles en Bourse. Tout ça, c’est kif-kif. Donc, voilà,Kesselbach. Associons-nous pour cette affaire. J’ai besoin de toipuisque je l’ignore. Tu as besoin de moi parce que, tout seul, tun’en sortiras pas. Barbareux est un niais. Moi, je suis Lupin. Çacolle ?
Un silence. Lupin insista, d’une voix qui tremblait :
– Réponds, Kesselbach, ça colle ? Si oui, en quarante-huitheures, je te le retrouve, ton Pierre Leduc. Car il s’agit bien delui, hein ? C’est ça, l’affaire ? Mais répondsdonc ! Qu’est-ce que c’est que cet individu ? Pourquoi lecherches-tu ? Que sais-tu de lui ? Je veux savoir.
Il se calma subitement, posa sa main sur l’épaule de l’Allemandet, d’un ton sec :
– Un mot seulement. Oui ou non ?
– Non.
Il tira du gousset de Kesselbach un magnifique chronomètre en oret le plaça sur les genoux du prisonnier.
Il déboutonna le gilet de Kesselbach, écarta la chemise,découvrit la poitrine, et, saisissant un stylet d’acier, à mancheniellé d’or, qui se trouvait près de lui, sur la table, il enappliqua la pointe à l’endroit où les battements du cœur faisaientpalpiter la chair nue.
– Une dernière fois ?
– Non.
– Monsieur Kesselbach, il est trois heures moins huit. Si danshuit minutes vous n’avez pas répondu, vous êtes mort.
Le lendemain matin, à l’heure exacte qui lui avait été fixée, lebrigadier Gourel se présenta au Palace-Hôtel. Sans s’arrêter, etdédaigneux de l’ascenseur, il monta les escaliers. Au quatrièmeétage il tourna à droite, suivit le couloir, et vint sonner à laporte du 415.
Aucun bruit ne se faisant entendre, il recommença. Après unedemi-douzaine de tentatives infructueuses, il se dirigea vers lebureau de l’étage. Un maître d’hôtel s’y trouvait.
– M. Kesselbach, s’il vous plaît ? Voilà dix fois que jesonne.
– M. Kesselbach n’a pas couché là. Nous ne l’avons pas vu depuishier après-midi.
– Mais son domestique, son secrétaire ?
– Nous ne les avons pas vus non plus.
– Alors, eux non plus n’auraient pas couché à l’hôtel ?
– Sans doute.
– Sans doute ! Mais vous devriez avoir une certitude.
– Pourquoi ? M. Kesselbach n’est pas à l’hôtel ici, il estchez lui, dans son appartement particulier. Son service n’est pasfait par nous, mais par son domestique, et nous ne savons rien dece qui se passe chez lui.
– En effet… en effet…
Gourel semblait fort embarrassé. Il était venu avec des ordresformels, une mission précise, dans les limites de laquelle sonintelligence pouvait s’exercer. En dehors de ces limites, il nesavait trop comment agir.
– Si le Chef était là, murmura-t-il, si le Chef était là…
Il montra sa carte et déclina ses titres. Puis il demanda, àtout hasard ;
– Donc, vous ne les avez pas vus rentrer ?
– Non.
– Mais vous les avez vus sortir ?
– Non plus.
– En ce cas, comment savez-vous qu’ils sont sortis ?
– Par un monsieur qui est venu hier après-midi au 415.
– Un monsieur à moustaches brunes ?
– Oui. Je l’ai rencontré comme il s’en allait vers trois heures.Il m’a dit : « Les personnes du 415 viennent de sortir. M.Kesselbach couchera ce soir à Versailles, aux Réservoirs, où vouspouvez lui envoyer son courrier. »
– Mais quel était ce monsieur ? À quel titreparlait-il ?
– Je l’ignore.
Gourel était inquiet. Tout cela lui paraissait assezbizarre.
– Vous avez la clef ?
– Non. M. Kesselbach avait fait faire des clefs spéciales.
– Allons voir.
Gourel sonna de nouveau furieusement. Rien. Il se disposait àpartir quand, soudain, il se baissa et appliqua vivement sonoreille contre le trou de la serrure.
– Ecoutez… on dirait… mais oui c’est très net… des plaintes… desgémissements…
Il donna dans la porte un véritable coup de poing.
– Mais, monsieur, vous n’avez pas le droit…
– Je n’ai pas le droit !
Il frappait à coups redoublés, mais si vainement qu’il y renonçaaussitôt.
– Vite, vite, un serrurier.
Un des garçons d’hôtel s’éloigna en courant. Gourel allait dedroite et de gauche, bruyant et indécis. Les domestiques des autresétages formaient des groupes. Les gens du bureau, de la direction,arrivaient. Gourel s’écria :
– Mais pourquoi n’entrerait-on pas par les chambrescontiguës ? Elles communiquent avec l’appartement ?
– Oui, mais les portes de communication sont toujoursverrouillées des deux côtés.
– Alors, je téléphone à la Sûreté, dit Gourel, pour qui,visiblement, il n’existait point de salut en dehors de sonchef.
– Et au commissariat, observa-t-on.
– Oui, si ça vous plaît, répondit-il du ton d’un monsieur quecette formalité intéresse peu.
Quand il revint du téléphone, le serrurier achevait d’essayerses clefs. La dernière fit jouer la serrure. Gourel entravivement.
Aussitôt il courut à l’endroit d’où venaient les plaintes, et seheurta aux deux corps du secrétaire Chapman et du domestiqueEdwards. L’un d’eux, Chapman, à force de patience, avait réussi àdétendre un peu son bâillon, et poussait de petits grognementssourds. L’autre semblait dormir.
On les délivra. Gourel s’inquiétait.
– Et M. Kesselbach ?
Il passa dans le salon. M. Kesselbach était assis et attaché audossier du fauteuil, près de la table. Sa tête était inclinée sursa poitrine.
– Il est évanoui, dit Gourel en s’approchant de lui. Il a dûfaire des efforts qui l’ont exténué.
Rapidement, il coupa les cordes qui liaient les épaules. D’unbloc, le buste s’écroula en avant. Gourel l’empoigna àbras-le-corps, et recula en poussant un cri d’effroi :
– Mais il est mort ! Tâtez… les mains sont glacées, etregardez les yeux ! Quelqu’un hasarda :
– Une congestion, sans doute ou une rupture d’anévrisme.
– En effet, il n’y a pas de trace de blessure, c’est une mortnaturelle.
On étendit le cadavre sur le canapé, et l’on défit sesvêtements. Mais, tout de suite, sur la chemise blanche, des tachesrouges apparurent, et, dès qu’on l’eut écartée, on s’aperçut que, àl’endroit du cœur, la poitrine était trouée d’une petite fente paroù coulait un mince filet de sang.
Et sur la chemise était épinglée une carte.
Gourel se pencha. C’était la carte d’Arsène Lupin, toutesanglante elle aussi.
Alors Gourel se redressa, autoritaire et brusque :
– Un crime ! Arsène Lupin ! Sortez… Sortez tous… Quepersonne ne reste dans ce salon ni dans la chambre… Qu’ontransporte et qu’on soigne ces messieurs dans une autrepièce ! Sortez tous… Et qu’on ne touche à rien… Le Chef vavenir !
Arsène Lupin !
Gourel répétait ces deux mots fatidiques d’un air absolumentpétrifié. Ils résonnaient en lui comme un glas. Arsène Lupin !le bandit-roi ! l’aventurier suprême ! Voyons, était-cepossible ?
– Mais non, mais non, murmura-t-il, ce n’est pas possible,puisqu’il est mort !
Seulement, voilà, était-il réellement mort ?
Arsène Lupin !
Debout près du cadavre, il demeurait stupide, abasourdi,tournant et retournant la carte avec une certaine crainte, commes’il venait de recevoir la provocation d’un fantôme. ArsèneLupin ! Qu’allait-il faire ? Agir ?
Engager la bataille avec ses propres ressources ? Non, nonil valait mieux ne pas agir… Les fautes étaient inévitables s’ilrelevait le défi d’un tel adversaire. Et puis le Chef n’allait-ilpas venir ? Le Chef va venir ! Toute la psychologie deGourel se résumait dans cette petite phrase. Habile et persévérant,plein de courage et d’expérience, d’une force herculéenne, il étaitde ceux qui ne vont de l’avant que lorsqu’ils sont dirigés et quin’accomplissent de bonne besogne que lorsqu’elle leur estcommandée.
Combien ce manque d’initiative s’était aggravé depuis que M.Lenormand avait pris la place de M. Dudouis au service de laSûreté ! Celui-là était un chef, M. Lenormand ! Aveccelui-là, on était sûr de marcher dans la bonne voie ! Si sûr,même, que Gourel s’arrêtait dès que l’impulsion du Chef ne luiétait plus donnée. Mais le Chef allait venir ! Sur sa montre,Gourel calculait l’heure exacte de cette arrivée. Pourvu que lecommissaire de police ne le précédât point et que le juged’instruction, déjà désigné sans doute, ou le médecin légiste, nevinssent pas faire d’inopportunes constatations avant que le Chefn’eût eu le temps de fixer dans son esprit les points essentiels del’affaire !
– Eh bien, Gourel, à quoi rêves-tu ?
– Le Chef !
M. Lenormand était un homme encore jeune, si l’on considéraitl’expression même de son visage, ses yeux qui brillaient sous seslunettes ; mais c’était presque un vieillard si l’on notaitson dos voûté, sa peau sèche comme jaunie à la cire, sa barbe etses cheveux grisonnants, toute son apparence brisée, hésitante,maladive.
Il avait péniblement passé sa vie aux colonies, commecommissaire du Gouvernement, dans les postes les plus périlleux. Ily avait gagné des fièvres, une énergie indomptable malgré sadéchéance physique, l’habitude de vivre seul, de parler peu etd’agir en silence, une certaine misanthropie et, soudain, verscinquante-cinq ans, à la suite de la fameuse affaire des troisEspagnols de Biskra, la grande, la juste notoriété. On réparaitalors l’injustice, et, d’emblée, on le nommait à Bordeaux, puissous-chef à Paris, puis, à la mort de M. Dudouis, chef de laSûreté. Et, en chacun de ces postes, il avait montré une inventionsi curieuse dans les procédés, de telles ressources, des qualitéssi neuves, si originales, et surtout il avait abouti à desrésultats si précis dans la conduite des quatre ou cinq derniersscandales qui avaient passionné l’opinion publique qu’on opposaitson nom à celui des plus illustres policiers. Gourel, lui, n’hésitapas. Favori du Chef, qui l’aimait pour sa candeur et pour sonobéissance passive, il mettait M. Lenormand au-dessus de tous.C’était l’idole, le dieu qui ne se trompe pas.
M. Lenormand, ce jour-là, semblait particulièrement fatigué. Ils’assit avec lassitude, écarta les pans de sa redingote, unevieille redingote célèbre par sa coupe surannée et par sa couleurolive, dénoua son foulard, un foulard marron également fameux, etmurmura :
– Parle.
Gourel raconta tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’il avaitappris, et il le raconta sommairement, selon l’habitude que le Cheflui avait imposée.
Mais quand il exhiba la carte de Lupin, M. Lenormandtressaillit.
– Lupin ! s’écria-t-il.
– Oui, Lupin, le voilà revenu sur l’eau, cet animal-là.
– Tant mieux, tant mieux, fit M. Lenormand après un instant deréflexion.
– Evidemment, tant mieux, reprit Gourel, qui se plaisait àcommenter les rares paroles d’un supérieur auquel il ne reprochaitque d’être trop peu loquace, tant mieux, car vous allez enfin vousmesurer avec un adversaire digne de vous Et Lupin trouvera sonmaître… Lupin n’existera plus… Lupin…
– Cherche, fit M. Lenormand, lui coupant la parole. On eût ditl’ordre d’un chasseur à son chien. Et, de fait, ce fut à la manièred’un bon chien, vif, intelligent, fureteur, que chercha Gourel sousles yeux de son maître. Du bout de sa canne, M. Lenormand désignaittel coin, tel fauteuil, comme on désigne un buisson ou une touffed’herbe avec une conscience minutieuse.
– Rien, conclut le brigadier.
– Rien pour toi, grogna M. Lenormand.
– C’est ce que je voulais dire… Je sais que, pour vous, il y ades choses qui parlent comme des personnes, de vrais témoins.N’empêche que voilà un crime bel et bien établi à l’actif du sieurLupin.
– Le premier, observa M. Lenormand.
– Le premier, en effet… Mais c’était inévitable. On ne mène pascette vie-là, sans, un jour ou l’autre, être acculé au crime parles circonstances. M. Kesselbach se sera défendu…
– Non, puisqu’il était attaché.
– En effet, avoua Gourel déconcerté, et c’est même fort curieux…Pourquoi tuer un adversaire qui n’existe déjà plus ? Maisn’importe, si je lui avais mis la main au collet, hier, quand nousnous sommes trouvés l’un en face de l’autre, au seuil duvestibule…
M. Lenormand avait passé sur le balcon. Puis il visita lachambre de M. Kesselbach, à droite, vérifia la fermeture desfenêtres et des portes.
– Les fenêtres de ces deux pièces étaient fermées quand je suisentré, affirma Gourel.
– Fermées ou poussées ?
– Personne n’y a touché. Or, elles sont fermées, chef…
Un bruit de voix les ramena au salon. Ils y trouvèrent lemédecin légiste, en train d’examiner le cadavre, et M. Formerie,juge d’instruction.
Et M. Formerie s’exclamait :
– Arsène Lupin ! Enfin, je suis heureux qu’un hasardbienveillant me remette en face de ce bandit ! Le gaillardverra de quel bois je me chauffe ! Et cette fois il s’agitd’un assassin ! À nous deux, maître Lupin !
M. Formerie n’avait pas oublié l’étrange aventure du diadème dela princesse de Lamballe, et l’admirable façon dont Lupin l’avaitroulé, quelques années auparavant. La chose était restée célèbredans les annales du Palais. On en riait encore, et M. Formerie,lui, en conservait un juste sentiment de rancune et le désir deprendre une revanche éclatante.
– Le crime est évident, prononça-t-il de son air le plusconvaincu, le mobile nous sera facile à découvrir. Allons, tout vabien Monsieur Lenormand, je vous salue… Et je suis enchanté…
M. Formerie n’était nullement enchanté. La présence de M.Lenormand lui agréait au contraire fort peu, le chef de la Sûreténe dissimulant guère le mépris où il le tenait. Pourtant il seredressa, et toujours solennel :
– Alors, docteur, vous estimez que la mort remonte à unedouzaine d’heures environ, peut-être davantage ? C’est ce queje suppose nous sommes tout à fait d’accord… Et l’instrument ducrime ?
– Un couteau à lame très fine, monsieur le juge d’instruction,répondit le médecin… Tenez, on a essuyé la lame avec le mouchoirmême du mort…
– En effet… en effet… la trace est visible… Et maintenant nousallons interroger le secrétaire et le domestique de M. Kesselbach.Je ne doute pas que leur interrogatoire ne nous fournisse quelquelumière.
Chapman, que l’on avait transporté dans sa propre chambre, àgauche du salon, ainsi qu’Edwards, était déjà remis de sesépreuves. Il exposa par le menu les événements de la veille, lesinquiétudes de M. Kesselbach, la visite annoncée du soi-disantcolonel, et enfin raconta l’agression dont ils avaient étévictimes.
– Ah ! ah ! s’écria M. Formerie, il y a uncomplice ! et vous avez entendu son nom… Marco, dites-vous…Ceci est très important. Quand nous tiendrons le complice, labesogne sera avancée
– Oui, mais nous ne le tenons pas, risqua M. Lenormand.
– Nous allons voir chaque chose à son temps. Et alors, monsieurChapman, ce Marco est parti aussitôt après le coup de sonnette deM. Gourel ?
– Oui, nous l’avons entendu partir.
– Et après ce départ vous n’avez plus rien entendu ?
– Si, de temps à autre, mais vaguement… La porte étaitclose.
– Et quelle sorte de bruit ?
– Des éclats de voix. L’individu…
– Appelez-le par son nom, Arsène Lupin.
– Arsène Lupin a dû téléphoner.
– Parfait ! Nous interrogerons la personne de l’hôtel quiest chargée du service des communications avec la ville. Et plustard, vous l’avez entendu sortir, lui aussi ?
– Il a constaté que nous étions toujours bien attachés, et, unquart d’heure après, il partait en refermant sur lui la porte duvestibule.
– Oui, aussitôt son forfait accompli. Parfait… Parfait… Touts’enchaîne… Et après ?
– Après, nous n’avons plus rien entendu… la nuit s’est passée…la fatigue m’a assoupi, Edwards également… et ce n’est que cematin…
– Oui, je sais… Allons, ça ne va pas mal, tout s’enchaîne…
Et, marquant les étapes de son enquête, du ton dont il auraitmarqué autant de victoires sur l’inconnu, il murmura pensivement:
– Le complice… le téléphone… l’heure du crime… les bruitsperçus… Bien… Très bien… il nous reste à fixer le mobile du crime.En l’espèce, comme il s’agit de Lupin, le mobile est clair.Monsieur Lenormand, vous n’avez pas remarqué la moindre traced’effraction ?
– Aucune.
– C’est qu’alors le vol aura été effectué sur la personne mêmede la victime. A-t-on retrouvé son portefeuille ?
– Je l’ai laissé dans la poche de la jaquette, dit Gourel. Ilspassèrent tous dans le salon, où M. Formerie constata que leportefeuille ne contenait que des cartes de visite et des papiersd’identité.
– C’est bizarre. Monsieur Chapman, vous ne pourriez pas nousdire si M. Kesselbach avait sur lui une somme d’argent ?
– Oui, la veille, c’est-à-dire avant-hier lundi, nous sommesallés au Crédit Lyonnais, où M. Kesselbach a loué un coffre…
– Un coffre au Crédit Lyonnais ? Bien il faudra voir de cecôté.
– Et, avant de partir, M. Kesselbach s’est fait ouvrir uncompte, et il a emporté cinq ou six mille francs en billets debanque.
– Parfait nous sommes éclairés.
Chapman reprit :
– Il y a un autre point, monsieur le juge d’instruction. M.Kesselbach, qui depuis quelques jours était très inquiet – je vousen ai dit la cause : un projet auquel il attachait une importanceextrême -, M. Kesselbach semblait tenir particulière-ment à deuxchoses : d’abord une cassette d’ébène, et cette cassette il l’amise en sûreté au Crédit Lyonnais, et ensuite une petite enveloppede maroquin noir où il avait enfermé quelques papiers.
– Et cette enveloppe ?
– Avant l’arrivée de Lupin, il l’a déposée devant moi dans cesac de voyage.
M. Formerie prit le sac et fouilla. L’enveloppe ne s’y trouvaitpas. Il se frotta les mains.
– Allons, tout s’enchaîne Nous connaissons le coupable, lesconditions et le mobile du crime. Cette affaire-là ne traînera pas.Nous sommes bien d’accord sur tout, monsieur Lenormand ?
– Sur rien.
Il y eut un instant de stupéfaction. Le commissaire de policeétait arrivé et, derrière lui, malgré les agents qui gardaient laporte, la troupe des journalistes et le personnel de l’hôtelavaient forcé l’entrée et stationnaient dans l’antichambre.
Si notoire que fût la rudesse du bonhomme, rudesse qui n’allaitpas sans quelque grossièreté et qui lui avait déjà valu certainessemonces en haut lieu, la brusquerie de la réponse déconcerta. EtM. Formerie, tout spécialement, parut interloqué.
– Pourtant, dit-il, je ne vois rien là que de très simple :Lupin est le voleur…
– Pourquoi a-t-il tué ? lui jeta M. Lenormand.
– Pour voler.
– Pardon, le récit des témoins prouve que le vol a eu lieu avantl’assassinat. M. Kesselbach a d’abord été ligoté et bâillonné, puisvolé. Pourquoi Lupin qui, jusqu’ici, n’a jamais commis de crime,aurait-il tué un homme réduit à l’impuissance et déjàdépouillé ?
Le juge d’instruction caressa ses longs favoris blonds d’ungeste qui lui était familier quand une question lui paraissaitinsoluble. Il répondit d’un ton pensif :
– Il y a à cela plusieurs réponses…
– Lesquelles ?
– Cela dépend… cela dépend d’un tas d’éléments encore inconnus…Et puis, d’ailleurs, l’objection ne vaut que pour la nature desmotifs. Pour le reste, nous sommes d’accord.
– Non.
Cette fois encore, ce fut net, coupant, presque impoli, au pointque le juge, tout à fait désemparé, n’osa même pas protester etqu’il resta interdit devant cet étrange collaborateur. À la fin ilarticula :
– Chacun son système. Je serais curieux de connaître levôtre.
– Je n’en ai pas.
Le chef de la Sûreté se leva et fit quelques pas à travers lesalon en s’appuyant sur sa canne. Autour de lui, on se taisait etc’était assez curieux de voir ce vieil homme malingre et cassédominer les autres par la force d’une autorité que l’on subissaitsans l’accepter encore.
Après un long silence, il prononça :
– Je voudrais visiter les pièces qui touchent à cetapparte-ment. Le directeur lui montra le plan de l’hôtel. Lachambre de droite, celle de M. Kesselbach, n’avait point d’autreissue que le vestibule même de l’appartement. Mais la chambre degauche, celle du secrétaire, communiquait avec une autre pièce. Ildit :
– Visitons-la.
M. Formerie ne put s’empêcher de hausser les épaules et debougonner :
– Mais la porte de communication est verrouillée et la fenêtreclose.
– Visitons-la, répéta M. Lenormand.
On le conduisit dans cette pièce qui était la première des cinqchambres réservées à Mme Kesselbach. Puis, sur sa prière, on leconduisit dans les chambres qui suivaient. Toutes les portes decommunication étaient verrouillées des deux côtés.
Il demanda :
– Aucune de ces pièces n’est occupée ?
– Aucune.
– Les clefs ?
– Les clefs sont toujours au bureau.
– Alors, personne ne pouvait s’introduire ?
– Personne, sauf le garçon d’étage chargé d’aérer etd’épousseter.
– Faites-le venir.
Le domestique, un nommé Gustave Beudot, répondit que la veille,selon sa consigne, il avait fermé les fenêtres des cinqchambres.
– À quelle heure ?
– À six heures du soir.
– Et vous n’avez rien remarqué ?
– Non, rien.
– Et ce matin ?
– Ce matin, j’ai ouvert les fenêtres, sur le coup de huitheures.
– Et vous n’avez rien trouvé ?
– Non rien… Ah ! cependant…
Il hésitait. On le pressa de questions, et il finit par avouer:
– Eh bien, j’ai ramassé, près de la cheminée du 420, un étui àcigarettes que je me proposais de porter ce soir au bureau.
– Vous l’avez sur vous ?
– Non, il est dans ma chambre. C’est un étui en acier bruni.D’un côté, on met du tabac et du papier à cigarettes, de l’autredes allumettes. Il y a deux initiales en or Un L et un M.
– Que dites-vous ?
C’était Chapman qui s’était avancé. Il semblait très surpris,et, interpellant le domestique :
– Un étui en acier bruni, dites-vous ?
– Oui.
– Avec trois compartiments pour le tabac, le papier et lesallumettes… du tabac russe, n’est-ce pas, fin, blond ?
– Oui.
– Allez le chercher… Je voudrais voir ??? me rendre comptemoi-même…
Sur un signe du chef de la Sûreté, Gustave Beudot s’éloigna. M.Lenormand s’était assis, et, de son regard aigu, il examinait letapis, les meubles, les rideaux. Il s’informa :
– Nous sommes bien au 420, ici ?
– Oui.
Le juge ricana :
– Je voudrais bien savoir quel rapport vous établissez entre cetincident et le drame. Cinq portes fermées nous séparent de la pièceoù Kesselbach a été assassiné.
M. Lenormand ne daigna pas répondre.
Du temps passa. Gustave ne revenait pas.
– Où couche-t-il, monsieur le directeur ? demanda lechef.
– Au sixième, sur la rue de Judée, donc, au-dessus de nous. Ilest curieux qu’il ne soit pas encore là.
– Voulez-vous avoir l’obligeance d’envoyer quelqu’un ? Ledirecteur s’y rendit lui-même, accompagné de Chapman. Quelquesminutes après, il revenait seul, en courant, les traitsbouleversés.
– Eh bien ?
– Mort
– Assassiné ?
– Oui.
– Ah ! tonnerre, ils sont de force, les misérables !proféra M. Lenormand. Au galop, Gourel, qu’on ferme les portes del’hôtel… Veille aux issues… Et vous, monsieur le directeur,conduisez-nous dans la chambre de Gustave Beudot.
Le directeur sortit. Mais, au moment de quitter la chambre, M.Lenormand se baissa et ramassa une toute petite rondelle de papiersur laquelle ses yeux s’étaient déjà fixés.
C’était une étiquette encadrée de bleu. Elle portait le chiffre813. À tout hasard, il la mit dans son portefeuille et rejoignitles autres personnes.
– 5 –
Une fine blessure au dos, entre les deux omoplates… Le médecindéclara :
– Exactement la même blessure que M. Kesselbach.
– Oui, fit M. Lenormand, c’est la même main qui a frappé, etc’est la même arme qui a servi.
D’après la position du cadavre, l’homme avait été surpris àgenoux devant son lit, et cherchant sous son matelas l’étui àcigarettes qu’il y avait caché. Le bras était encore engagé entrele matelas et le sommier, mais on ne trouva pas l’étui.
– Il fallait que cet objet fût diablement compromettant, insinuaM. Formerie, qui n’osait plus avancer une opinion trop précise.
– Parbleu ! fit le chef de la Sûreté.
– Mais on connaît les initiales, un L et un M… et avec cela,d’après ce que M. Chapman a l’air de savoir, nous serons facilementrenseignés. M. Lenormand sursauta :
– Chapman ! Où est-il ?
On regarda dans le couloir parmi les groupes de gens qui s’yentassaient… Chapman n’était pas là.
– M. Chapman m’avait accompagné, fit le directeur.
– Oui, oui, je sais, mais il n’est pas redescendu avec vous.
– Non, je l’avais laissé près du cadavre.
– Vous l’avez laissé ! Seul ?
– Je lui ai dit : « Restez, ne bougez pas. »
– Et il n’y avait personne ? Vous n’avez vupersonne ?
– Dans le couloir, non.
– Mais dans les mansardes voisines ou bien, tenez, après cetournant personne ne se cachait là ?
M. Lenormand semblait très agité. Il allait, il venait, ilouvrait la porte des chambres. Et soudain il partit en courant,avec une agilité dont on ne l’aurait pas cru capable.
Il dégringola les six étages, suivi de loin par le directeur etpar le juge d’instruction. En bas, il retrouva Gourel devant lagrand-porte.
– Personne n’est sorti ?
– Personne.
– À l’autre porte, rue Orvieto ?
– J’ai mis Dieuzy de planton.
– Avec des ordres formels ?
– Oui, chef.
Dans le vaste hall de l’hôtel, la foule des voyageurs sepressait avec inquiétude, commentant les versions plus ou moinsexactes qui lui parvenaient sur le crime étrange. Tous lesdomestiques, convoqués par téléphone, arrivaient un à un. M.Lenormand les interrogeait aussitôt.
Aucun d’eux ne put donner le moindre renseignement. Mais unebonne du cinquième étage se présenta. Dix minutes auparavant,peut-être, elle avait croisé deux messieurs qui descendaientl’escalier de service entre le cinquième et le quatrième étage.
– Ils descendaient très vite. Le premier tenait l’autre par lamain. Ça m’a étonnée de voir ces deux messieurs dans l’escalier deservice.
– Vous pourriez les reconnaître ?
– Le premier, non. Il a tourné la tête. C’est un mince, blond.Il avait un chapeau mou, noir et des vêtements noirs.
– Et l’autre ?
– Ah ! l’autre, c’est un Anglais, avec une grosse figuretoute rasée et des vêtements à carreaux. Il avait la tête nue.
Le signalement se rapportait en toute évidence à Chapman. Lafemme ajouta :
– Il avait un air… un air tout drôle comme s’il était fou.L’affirmation de Gourel ne suffit pas à M. Lenormand. Ilquestionnait tour à tour les grooms qui stationnaient aux deuxportes.
– Vous connaissez M. Chapman ?
– Oui, monsieur, il causait toujours avec nous.
– Et vous ne l’avez pas vu sortir ?
– Pour ça, non. Il n’est pas sorti ce matin.
M. Lenormand se retourna vers le commissaire de police :
– Combien avez-vous d’hommes, monsieur le commissaire ?
– Quatre.
– Ce n’est pas suffisant. Téléphonez à votre secrétaire qu’ilvous expédie tous les hommes disponibles. Et veuillez organiservous-même la surveillance la plus étroite à toutes les issues.L’état de siège, monsieur le commissaire…
– Mais enfin, protesta le directeur, mes clients…
– Je me fiche de vos clients, monsieur. Mon devoir passe avanttout et mon devoir est d’arrêter, coûte que coûte…
– Vous croyez donc ? hasarda le juge d’instruction.
– Je ne crois pas, monsieur… je suis sûr que l’auteur du doubleassassinat se trouve encore dans l’hôtel.
– Mais alors, Chapman…
– À l’heure qu’il est, je ne puis répondre que Chapman soitencore vivant. En tout cas, c’est une question de minutes, desecondes… Gourel, prends deux hommes et fouille toutes les chambresdu quatrième étage… Monsieur le directeur, un de vos employés lesaccompagnera. Pour les autres étages, je marcherai quand nousaurons du renfort. Allons, Gourel, en chasse, et ouvre l’œil… C’estdu gros gibier.
Gourel et ses hommes se hâtèrent. M. Lenormand, lui, resta dansle hall et près des bureaux de l’hôtel. Cette fois, il ne pensaitpas à s’asseoir, selon son habitude. Il marchait de l’entréeprincipale à l’entrée de la rue Orvieto, et revenait à son point dedépart.
De temps à autre, il ordonnait :
– Monsieur le directeur, qu’on surveille les cuisines, onpourrait s’échapper par là… Monsieur le directeur, dites à votredemoiselle de téléphone qu’elle n’accorde la communication à aucunedes personnes de l’hôtel qui voudraient téléphoner avec la ville.Si on lui téléphone de la ville, qu’elle mette en communicationavec la personne demandée, mais alors qu’elle prenne note du nom dela personne. Monsieur le directeur, faites dresser la liste de vosclients dont le nom commence par un L ou par un M.
Il disait tout cela à haute voix, en général d’armée qui jette àses lieutenants des ordres dont dépendra l’issue de labataille.
Et c’était vraiment une bataille implacable et terrible quecelle qui se jouait dans le cadre élégant d’un palace parisien,entre le puissant personnage qu’est un chef de la Sûreté et cemystérieux individu poursuivi, traqué, presque captif déjà, mais siformidable de ruse et de sauvagerie.
L’angoisse étreignait les spectateurs, tous groupés au centre duhall, silencieux et pantelants, secoués de peur au moindre bruit,obsédés par l’image infernale de l’assassin. Où secachait-il ? Allait-il apparaître ? N’était-il pointparmi eux ? celui-ci peut-être ? ou cet autre ?
Les nerfs étaient si tendus que, sous un coup de révolte, on eûtforcé les portes et gagné la rue, si le maître n’avait pas été là,et sa présence avait quelque chose qui rassurait et qui calmait. Onse sentait en sécurité, comme des passagers sur un navire quedirige un bon capitaine.
Et tous les regards se portaient vers ce vieux monsieur àlunettes et à cheveux gris, à redingote olive et à foulard marron,qui se promenait, le dos voûté, les jambes vacillantes.
Parfois accourait, envoyé par Gourel, un des garçons quisuivaient l’enquête du brigadier.
– Du nouveau ? demandait M. Lenormand.
– Rien, monsieur, on ne trouve rien.
À deux reprises, le directeur essaya de faire fléchir laconsigne. La situation était intolérable. Dans les bureaux,plusieurs voyageurs, appelés par leurs affaires ou sur le point departir, protestaient.
– Je m’en fiche, répétait M. Lenormand.
– Mais je les connais tous.
– Tant mieux pour vous.
– Vous outrepassez vos droits.
– Je le sais.
– On vous donnera tort.
– J’en suis persuadé.
– M. le juge d’instruction lui-même.
– Que M. Formerie me laisse tranquille ! Il n’a pas mieux àfaire que d’interroger les domestiques comme il s’y emploieactuellement. Pour le reste, ce n’est pas de l’instruction. C’estde la police. Ça me regarde.
À ce moment une escouade d’agents fit irruption dans l’hôtel. Lechef de la Sûreté les répartit en plusieurs groupes qu’il envoya autroisième étage, puis, s’adressant au commissaire :
– Mon cher commissaire, je vous laisse la surveillance. Pas defaiblesse, je vous en conjure. Je prends la responsabilité de cequi surviendra.
Et, se dirigeant vers l’ascenseur, il se fit conduire au secondétage.
La besogne n’était pas facile. Elle fut longue, car il fallaitouvrir les portes des soixante chambres, inspecter toutes lessalles de bains, toutes les alcôves, tous les placards, tous lesrecoins. Elle fut aussi infructueuse. Une heure après, sur le coupde midi, M. Lenormand avait tout juste fini le second étage, lesautres agents n’avaient pas terminé les étages supérieurs, et nulledécouverte n’avait été faite.
M. Lenormand hésita : l’assassin était-il remonté vers lesmansardes ?
Il se décidait cependant à descendre, quand on l’avertit que MmeKesselbach venait d’arriver avec sa demoiselle de compagnie.Edwards, le vieux serviteur de confiance, avait accepté la tâche delui apprendre la mort de M. Kesselbach.
M. Lenormand la trouva dans un des salons, terrassée, sanslarmes, mais le visage tordu de douleur et le corps tout tremblant,comme agité par des frissons de fièvre.
C’était une femme assez grande, brune, dont les yeux noirs,d’une grande beauté, étaient chargés d’or, de petits points d’or,pareils à des paillettes qui brillent dans l’ombre. Son maril’avait connue en Hollande où Dolorès était née d’une vieillefamille d’origine espagnole : les Amonti.
Tout de suite il l’avait aimée, et, depuis quatre ans, leuraccord, fait de tendresse et de dévouement, ne s’était jamaisdémenti. M. Lenormand se présenta. Elle le regarda sans répondre etil se tut, car elle n’avait pas l’air, dans sa stupeur, decomprendre ce qu’il disait. Puis, tout à coup, elle se mit àpleurer abondamment et demanda qu’on la conduisît auprès de sonmari.
Dans le hall, M. Lenormand trouva Gourel, qui le cherchait, etqui lui tendit précipitamment un chapeau qu’il tenait à lamain.
– Patron, j’ai ramassé ça… Pas d’erreur sur la provenance,hein ?
C’était un chapeau mou, un feutre noir. À l’intérieur, il n’yavait pas de coiffe, pas d’étiquette.
– Où l’as-tu ramassé ?
– Sur le palier de l’escalier de service, au second.
– Aux autres étages, rien ?
– Rien. Nous avons tout fouillé. Il n’y a plus que le premier.Et ce chapeau prouve que l’homme est descendu jusque-là. Nousbrûlons, patron.
– Je le crois.
Au bas de l’escalier, M. Lenormand s’arrêta.
– Rejoins le commissaire et donne-lui la consigne : deux hommesau bas de chacun des quatre escaliers, revolver au poing. Et qu’ontire s’il le faut. Comprends ceci, Gourel, si Chapman n’est passauvé, et si l’individu s’échappe, je saute. Voilà deux heures queje fais de la fantaisie.
Il monta l’escalier. Au premier étage, il rencontra deux agentsqui sortaient d’une chambre, conduits par un employé.
Le couloir était désert. Le personnel de l’hôtel n’osait s’yaventurer, et certains pensionnaires s’étaient enfermés à doubletour dans leurs chambres, de sorte qu’il fallait frapper longtempset se faire reconnaître avant que la porte s’ouvrît.
Plus loin, M. Lenormand aperçut un autre groupe d’agents quivisitaient l’office et, à l’extrémité du long couloir, il enaperçut d’autres encore qui approchaient du tournant, c’est-à-diredes chambres situées sur la rue de Judée.
Et, soudain, il entendit ceux-là qui poussaient desexclamations, et ils disparurent en courant. Il se hâta.
Les agents s’étaient arrêtés au milieu du couloir. À leurspieds, barrant le passage, la face sur le tapis, gisait uncorps.
M. Lenormand se pencha et saisit entre ses mains la têteinerte.
– Chapman, murmura-t-il, il est mort.
Il l’examina. Un foulard de soie blanche, tricotée, serrait lecou. Il le défit. Des taches rouges apparurent, et il constata quece foulard maintenait, contre la nuque, un épais tampon d’ouatetout sanglant.
Cette fois encore, c’était la même petite blessure, nette,franche, impitoyable.
Tout de suite prévenus, M. Formerie et le commissaireaccoururent.
– Personne n’est sorti ? demanda le chef. Aucunealerte !
– Rien, fit le commissaire. Deux hommes sont en faction au basde chaque escalier.
– Peut-être est-il remonté ? dit M. Formerie.
– Non ! Non !
– Pourtant on l’aurait rencontré.
– Non Tout cela est fait depuis plus longtemps. Les mains sontfroides déjà… Le meurtre a dû être commis presque aussitôt aprèsl’autre, dès le moment où les deux hommes sont arrivés ici parl’escalier de service.
– Mais on aurait vu le cadavre ! Pensez donc, depuis deuxheures, cinquante personnes ont passé par là…
– Le cadavre n’était pas ici.
– Mais alors, où était-il ?
– Eh ! qu’est-ce que j’en sais ? riposta brusquementle chef de la Sûreté… Faites comme moi, cherchez ! Ce n’estpas avec des paroles que l’on trouve.
De sa main nerveuse, il martelait avec rage le pommeau de sacanne, et il restait là, les yeux fixés au cadavre, silencieux etpensif. Enfin il prononça :
– Monsieur le commissaire, ayez l’obligeance de faire porter lavictime dans une chambre vide. On appellera le médecin. Monsieur ledirecteur, voulez-vous m’ouvrir les portes de toutes les chambresde ce couloir.
Il y avait à gauche trois chambres et deux salons quicomposaient un appartement inoccupé, et que M. Lenormand visita. Àdroite, quatre chambres. Deux étaient habitées par un M. Reverdatet un Italien, le baron Giacomici, tous deux sortis à cetteheure-là. Dans la troisième chambre, on trouva une vieilledemoiselle anglaise, encore couchée, et dans la quatrième unAnglais qui lisait et fumait paisiblement et que les bruits ducorridor n’avaient pu distraire de sa lecture. Il s’appelait lemajor Parbury.
Perquisitions et interrogatoires, d’ailleurs, ne donnèrent aucunrésultat. La vieille demoiselle n’avait rien entendu avant lesexclamations des agents, ni bruit de lutte, ni cri d’agonie, niquerelle ; le major Parbury non plus.
En outre, on ne recueillit aucun indice équivoque, aucune tracede sang, rien qui laissât supposer que le malheureux Chapman eûtpassé par l’une de ces pièces.
– Bizarre, murmura le juge d’instruction Tout cela est vraimentbizarre…
Et il ajouta naïvement :
– Je comprends de moins en moins. Il y a là une série decirconstances qui m’échappent en partie. Qu’en pensez-vous,monsieur Lenormand ?
M. Lenormand allait lui décocher sans doute une de ces ripostesaiguës par quoi se manifestait sa mauvaise humeur ordinaire, quandGourel survint tout essoufflé.
– Chef on a trouvé ça en bas dans le bureau de l’hôtel sur unechaise…
C’était un paquet de dimensions restreintes, noué dans uneenveloppe de serge noire.
– On l’a ouvert ? demanda le chef.
– Oui, mais lorsqu’on a vu ce qu’il contenait, on a refait lepaquet exactement comme il était… serré très fort, vous pouvez levoir.
– Dénoue !
Gourel enleva l’enveloppe et découvrit un pantalon et une vesteen molleton noir, que l’on avait dû, les plis de l’étoffel’attestaient, empiler hâtivement.
Au milieu, il y avait une serviette toute tachée de sang, et quel’on avait plongée dans l’eau, sans doute, pour détruire la marquedes mains qui s’y étaient essuyées.
Dans la serviette, un stylet d’acier, au manche incrusté d’or.Il était rouge de sang, du sang de trois hommes égorgés, enquelques heures, par une main invisible, parmi la foule des troiscents personnes qui allaient et venaient dans le vaste hôtel.Edwards, le domestique, reconnut aussitôt le stylet commeappartenant à M. Kesselbach. La veille encore, avant l’agression deLupin, Edwards l’avait vu sur la table.
– Monsieur le directeur, fit le chef de la Sûreté, la consigneest levée. Gourel va donner l’ordre qu’on fasse les porteslibres.
– Vous croyez donc que ce Lupin a pu sortir ? interrogea M.Formerie.
– Non. L’auteur du triple assassinat que nous venons deconstater est dans l’hôtel, dans une des chambres, ou plutôt mêléaux voyageurs qui sont dans le hall ou dans les salons. Pour moi,il habitait l’hôtel.
– Impossible ! Et puis, où aurait-il changé devêtements ? et quels vêtements aurait-il maintenant ?
– Je l’ignore, mais j’affirme.
– Et vous lui livrez passage ? Mais il va s’en aller touttranquillement, les mains dans ses poches.
– Celui des voyageurs qui s’en ira ainsi, sans ses bagages, etqui ne reviendra pas, sera le coupable. Monsieur le directeur,veuillez m’accompagner au bureau. Je voudrais étudier de près laliste de vos clients.
Au bureau, M. Lenormand trouva quelques lettres à l’adresse deM. Kesselbach. Il les remit au juge d’instruction.
Il y avait aussi un colis que venait d’apporter le service descolis postaux parisiens. Comme le papier qui l’entourait était enpartie déchiré, M. Lenormand put voir une cassette d’ébène surlaquelle était gravé le nom de Rudolf Kesselbach.
Il ouvrit. Outre les débris d’une glace dont on voyait encorel’emplacement à l’intérieur du couvercle, la cassette contenait lacarte d’Arsène Lupin.
Mais un détail sembla frapper le chef de la Sûreté. Àl’extérieur, sous la boîte, il y avait une petite étiquette bordéede bleu, pareille à l’étiquette ramassée dans la chambre duquatrième étage où l’on avait trouvé l’étui à cigarettes, et cetteétiquette portait également le chiffre 813.
– Auguste, faites entrer M. Lenormand.
L’huissier sortit et quelques secondes plus tard introduisit lechef de la Sûreté. Il y avait, dans le vaste cabinet du ministèrede la place Beauvau, trois personnes : le fameux Valenglay, leaderdu parti radical depuis trente ans, actuellement président duConseil et ministre de l’Intérieur ; M. Testard, Procureurgénéral, et le Préfet de police Delaume.
Le Préfet de police et le Procureur général ne quittèrent pasles chaises où ils avaient pris place pendant la longueconversation qu’ils venaient d’avoir avec le président du Conseil,mais celui-ci se leva, et, serrant la main du chef de la Sûreté,lui dit du ton le plus cordial :
– Je ne doute pas, mon cher Lenormand, que vous ne sachiez laraison pour laquelle je vous ai prié de venir ?
– L’affaire Kesselbach ?
– Oui.
L’affaire Kesselbach ! Il n’est personne qui ne serappelle, non seulement cette tragique affaire Kesselbach dont j’aientrepris de débrouiller l’écheveau complexe, mais encore lesmoindres péripéties du drame qui nous passionna tous, deux ansavant la guerre. Et personne non plus qui ne se souvienne del’extraordinaire émotion qu’elle souleva en France et hors deFrance. Et cependant, plus encore que ce triple meurtre accomplidans des circonstances si mystérieuses, plus encore que l’atrocitédétestable de cette boucherie, plus encore que tout, il est unechose qui bouleversa le public, ce fut la réapparition, on peutdire la résurrection d’Arsène Lupin.
Arsène Lupin ! Nul n’avait plus entendu parler de luidepuis quatre ans, depuis son incroyable, sa stupéfiante aventurede l’Aiguille creuse, depuis le jour où, sous les yeux de HerlockSholmès et d’Isidore Beautrelet, il s’était enfui dans lesténèbres, emportant sur son dos le cadavre de celle qu’il aimait,et suivi de sa vieille nourrice Victoire.
Depuis ce jour-là, généralement, on le croyait mort. C’était laversion de la police, qui, ne retrouvant aucune trace de sonadversaire, l’enterrait purement et simplement.
D’aucuns, pourtant, le supposant sauvé, lui attribuaientl’existence paisible d’un bon bourgeois, qui cultive son jardinentre son épouse et ses enfants ; tandis que d’autresprétendaient que, courbé sous le poids du chagrin, et las desvanités de ce monde, il s’était cloîtré dans un couvent detrappistes.
Et voilà qu’il surgissait de nouveau ! Voilà qu’ilreprenait sa lutte sans merci contre la société ! Arsène Lupinredevenait Arsène Lupin, le fantaisiste, l’intangible, ledéconcertant, l’audacieux, le génial Arsène Lupin.
Mais cette fois un cri d’horreur s’éleva. Arsène Lupin avaittué ! et la sauvagerie, la cruauté, le cynisme implacable duforfait étaient tels que, du coup, la légende du héros sympathique,de l’aventurier chevaleresque et, au besoin, sentimental, fit placeà une vision nouvelle de monstre inhumain, sanguinaire et féroce.La foule exécra et redouta son ancienne idole, avec d’autant plusde violence qu’elle l’avait admirée naguère pour sa grâce légère etsa bonne humeur amusante.
Et l’indignation de cette foule apeurée se tourna dès lorscontre la police. Jadis, on avait ri. On pardonnait au commissairerossé, pour la façon comique dont il se laissait rosser. Mais laplaisanterie avait trop duré, et, dans un élan de révolte et defureur, on demandait compte à l’autorité des crimes inqualifia-blesqu’elle était impuissante à prévenir.
Ce fut, dans les journaux, dans les réunions publiques, dans larue, à la tribune même de la Chambre, une telle explosion de colèreque le Gouvernement s’émut et chercha par tous les moyens à calmerla surexcitation publique. Valenglay, le président du Conseil,avait précisément un goût très vif pour toutes les questions depolice, et s’était plu souvent à suivre de près certaines affairesavec le chef de la Sûreté dont il prisait les qualités et lecaractère indépendant. Il convoqua dans son cabinet le Préfet et leProcureur général, avec lesquels il s’entretint, puis M.Lenormand.
– Oui, mon cher Lenormand, il s’agit de l’affaire Kesselbach.Mais avant d’en parler, j’attire votre attention sur un point… surun point qui tracasse particulièrement M. le Préfet de police.Monsieur Delaume, voulez-vous expliquer à M. Lenormand ?
– Oh ! M. Lenormand sait parfaitement à quoi s’en tenir àce sujet, répliqua le Préfet d’un ton qui indiquait peu debienveillance pour son subordonné ; nous en avons causé tousdeux ; je lui ai dit ma façon de penser sur sa conduiteincorrecte au Palace-Hôtel. D’une façon générale, on estindigné.
M. Lenormand se leva, sortit de sa poche un papier qu’il déposasur la table.
– Qu’est ceci ? demanda Valenglay.
– Ma décision, monsieur le Président.
Valenglay bondit.
– Quoi ! Votre démission ? Pour une observationbénigne que M. le Préfet vous adresse et à laquelle il n’attribued’ailleurs aucune espèce d’importance n’est-ce pas, Delaume, aucuneespèce d’importance ? Et voilà que vous prenez lamouche ! Vous avouerez, mon bon Lenormand, que vous avez unfichu caractère. Allons, rentrez-moi ce chiffon de papier etparlons sérieusement.
Le chef de la Sûreté se rassit, et Valenglay, imposant lesilence au Préfet qui ne cachait pas son mécontentement, prononça:
– En deux mots, Lenormand, voici la chose : la rentrée en scènede Lupin nous embête. Assez longtemps cet animal-là s’est fichu denous. C’était drôle, je le confesse, et, pour ma part, j’étais lepremier à en rire. Il s’agit maintenant de crimes. Nous pouvionssubir Arsène Lupin tant qu’il amusait la galerie. S’il tue,non.
– Et alors, monsieur le Président, que medemandez-vous ?
– Ce que nous demandons ? Oh ! c’est bien simple.D’abord son arrestation, ensuite sa tête.
– Son arrestation, je puis vous la promettre pour un jour oul’autre. Sa tête, non.
– Comment ! Si on l’arrête, c’est la cour d’assises, lacondamnation inévitable et l’échafaud.
– Non.
– Et pourquoi non ?
– Parce que Lupin n’a pas tué.
– Hein ? Mais vous êtes fou, Lenormand. Et les cadavres duPalace Hôtel, c’est une fable, peut-être ! Il n’y a pas eutriple assassinat ?
– Oui, mais ce n’est pas Lupin qui l’a commis.
Le chef articula ces mots très posément, avec une tranquillitéet une conviction impressionnantes.
Le Procureur et le Préfet protestèrent. Mais Valenglay reprit:
– Je suppose, Lenormand, que vous n’avancez pas cette hypothèsesans de sérieux motifs ?
– Ce n’est pas une hypothèse.
– La preuve ?
– Il en est deux, d’abord, deux preuves de nature morale, quej’ai sur-le-champ exposées à M. le juge d’instruction et que lesjournaux ont soulignées. Avant tout. Lupin ne tue pas. Ensuite,pourquoi aurait-il tué puisque le but de son expédition, le vol,était accompli, et qu’il n’avait rien à craindre d’un adversaireattaché et bâillonné ?
– Soit. Mais les faits ?
– Les faits ne valent pas contre la raison et la logique, etpuis les faits sont encore pour moi. Que signifierait la présencede Lupin dans la chambre où l’on a trouvé l’étui àcigarettes ? D’autre part, les vêtements noirs que l’on atrouvés, et qui étaient évidemment ceux du meurtrier, ne concordentnullement, comme taille, avec ceux d’Arsène Lupin.
– Vous le connaissez donc, vous ?
– Moi, non. Mais Edwards l’a vu, Gourel l’a vu, et celui qu’ilsont vu n’est pas celui que la femme de chambre a vu dans l’escalierde service, entraînant Chapman par la main.
– Alors, votre système ?
– Vous voulez dire « la vérité », monsieur le Président. Lavoici, ou du moins, ce que je sais de la vérité. Mardi le 16 avril,un individu Lupin a fait irruption dans la chambre de M.Kesselbach, vers deux heures de l’après-midi Un éclat de rireinterrompit M. Lenormand. C’était le Préfet de police.
– Laissez-moi vous dire, monsieur Lenormand, que vous précisezavec une hâte un peu excessive. Il est prouvé que, à trois heures,ce jour-là, M. Kesselbach est entré au Crédit Lyonnais et qu’il estdescendu dans la salle des coffres. Sa signature sur le registre entémoigne.
M. Lenormand attendit respectueusement que son supérieur eûtfini de parler. Puis, sans même se donner la peine de répondredirectement à l’attaque, il continua :
– Vers deux heures de l’après-midi, Lupin, aidé d’un complice,un nommé Marco, a ligoté M. Kesselbach, l’a dépouillé de toutl’argent liquide qu’il avait sur lui, et l’a contraint à révéler lechiffre de son coffre du Crédit Lyonnais. Aussitôt le secret connu,Marco est parti. Il a rejoint un deuxième complice, lequel,profitant d’une certaine ressemblance avec M. Kesselbach –ressemblance, d’ailleurs, qu’il accentua ce jour-là en portant deshabits semblables à ceux de M. Kesselbach, et en se munissant delunettes d’or -, entra au Crédit Lyonnais, imita la signature de M.Kesselbach, vida le coffre et s’en retourna, accompagné de Marco.Celui-ci, aussitôt, téléphona à Lupin. Lupin, sûr alors que M.Kesselbach ne l’avait pas trompé, et le but de son expédition étantrempli, s’en alla.
Valenglay semblait hésitant.
– Oui… oui admettons Mais ce qui m’étonne, c’est qu’un hommecomme Lupin ait risqué si gros pour un si piètre bénéfice… quelquesbillets de banque et le contenu, toujours hypothétique, d’uncoffre-fort.
– Lupin convoitait davantage. Il voulait, ou bien l’enveloppe enmaroquin qui se trouvait dans le sac de voyage, ou bien la cassetteen ébène qui se trouvait dans le coffre-fort. Cette cassette, ill’a eue, puisqu’il l’a renvoyée vide. Donc, aujourd’hui, ilconnaît, ou il est en voie de connaître le fameux projet queformait M. Kesselbach et dont il entretenait son secrétairequelques instants avant sa mort.
– Quel est ce projet ?
– Je ne sais pas. Le directeur de l’agence, Barbareux, auquel ils’en était ouvert, m’a dit que M. Kesselbach recherchait unindividu, un déclassé, paraît-il, nommé Pierre Leduc. Pour quelleraison cette recherche ? Et par quels liens peut-on larattacher à son projet ? Je ne saurais le dire.
– Soit, conclut Valenglay. Voilà pour Arsène Lupin. Son rôle estfini. M. Kesselbach est ligoté, dépouillé mais vivant ! Que sepasse-t-il jusqu’au moment où on le retrouve mort ?
– Rien, pendant des heures ; rien jusqu’à la nuit. Mais aucours de la nuit quelqu’un est entré.
– Par où ?
– Par la chambre 420, une des chambres qu’avait retenues M.Kesselbach. L’individu possédait évidemment une fausse clef.
– Mais, s’écria le Préfet de police, entre cette chambre etl’appartement, toutes les portes étaient verrouillées et il y en acinq !
– Restait le balcon.
– Le balcon !
– Oui, c’est le même pour tout l’étage, sur la rue de Judée.
– Et les séparations ?
– Un homme agile peut les franchir. Le nôtre les a franchies.J’ai relevé les traces.
– Mais toutes les fenêtres de l’appartement étaient closes, eton a constaté, après le crime, qu’elles l’étaient encore.
– Sauf une, celle du secrétaire Chapman, laquelle n’était quepoussée, j’en ai fait l’épreuve moi-même.
Cette fois le président du Conseil parut quelque peu ébranlé,tellement la version de M. Lenormand semblait logique, serrée,étayée de faits solides.
Il demanda avec un intérêt croissant :
– Mais cet homme, dans quel but venait-il ?
– Je ne sais pas.
– Ah ! vous ne savez pas…
– Non, pas plus que je ne sais son nom.
– Mais pour quelle raison a-t-il tué ?
– Je ne sais pas. Tout au plus a-t-on le droit de supposer qu’iln’était pas venu dans l’intention de tuer, mais dans l’intention,lui aussi, de prendre les documents contenus dans l’enveloppe demaroquin et dans la cassette, et que, placé par le hasard en faced’un ennemi réduit à l’impuissance, il l’a tué. Valenglay murmura:
– Cela se peut oui, à la rigueur… Et, selon vous, trouva-t-illes documents ?
– Il ne trouva pas la cassette, puisqu’elle n’était pas là, maisil trouva, au fond du sac de voyage, l’enveloppe de maroquin noir.De sorte que Lupin et l’autre en sont au même point tous les deux :tous les deux ils savent, sur le projet de Kesselbach, les mêmeschoses.
– C’est-à-dire, nota le Président, qu’ils vont se combattre.
– Justement. Et la lutte a déjà commencé. L’assassin, trouvantune carte d’Arsène Lupin, l’épingla sur le cadavre. Toutes lesapparences seraient ainsi contre Arsène Lupin Donc, Arsène Lupinserait le meurtrier.
– En effet… en effet, déclara Valenglay, le calcul ne manquaitpas de justesse.
– Et le stratagème aurait réussi, continua M. Lenormand, si, parsuite d’un autre hasard, défavorable celui-là, l’assassin, soit àl’aller, soit au retour, n’avait perdu, dans la chambre 420, sonétui à cigarettes, et si le garçon d’hôtel, Gustave Beudot, ne l’yavait ramassé. Dès lors, se sachant découvert ou sur le point del’être…
– Comment le savait-il ?
– Comment ? Mais par le juge d’instruction Formerielui-même. L’enquête a eu lieu toutes portes ouvertes ! Il estcertain que le meurtrier se cachait parmi les assistants, employésd’hôtel ou journalistes, lorsque le juge d’instruction envoyaGustave Beudot dans sa mansarde chercher l’étui à cigarettes.Beudot monta. L’individu le suivit et frappa. Seconde victime.
Personne ne protestait plus. Le drame se reconstituait,saisissant de réalité et d’exactitude vraisemblable.
– Et la troisième ? fit Valenglay.
– Celle-là s’offrit elle-même aux coups. Ne voyant pas revenirBeudot, Chapman, curieux d’examiner lui-même cet étui à cigarettes,partit avec le directeur de l’hôtel. Surpris par le meurtrier, ilfut entraîné par lui, conduit dans une des chambres, et, à sontour, assassiné.
– Mais pourquoi se laissa-t-il ainsi entraîner et diriger par unhomme qu’il savait être l’assassin de M. Kesselbach et de GustaveBeudot ?
– Je ne sais pas, pas plus que je ne connais la chambre où lecrime fut commis, pas plus que je ne devine la façon vraimentmiraculeuse dont le coupable s’échappa.
– On a parlé, demanda M. Valenglay, de deux étiquettesbleues ?
– Oui, l’une trouvée sur la cassette que Lupin a renvoyée,l’autre trouvée par moi et provenant sans doute de l’enveloppe enmaroquin que l’assassin avait volée.
– Eh bien ?
– Eh bien ! pour moi, elles ne signifient rien. Ce quisignifie quelque chose, c’est ce chiffre 813 que M. Kesselbachinscrivit sur chacune d’elles : on a reconnu son écriture.
– Et ce chiffre 813 ?
– Mystère.
– Alors ?
– Alors, je dois vous répondre une fois de plus que je n’en saisrien.
– Vous n’avez pas de soupçons ?
– Aucun. Deux hommes à moi habitent une des chambres duPalace-Hôtel, à l’étage où l’on a retrouvé le cadavre de Chapman.Par eux, je fais surveiller toutes les personnes de l’hôtel. Lecoupable n’est pas au nombre de celles qui sont parties.
– N’a-t-on pas téléphoné pendant le massacre ?
– Oui. De la ville quelqu’un a téléphoné au major Parbury, unedes quatre personnes qui habitaient le couloir du premierétage.
– Et ce major ?
– Je le fais surveiller par mes hommes ; jusqu’ici, on n’arien relevé contre lui.
– Et dans quel sens allez-vous chercher ?
– Oh ! dans un sens très précis. Pour moi, l’assassincompte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach. Ilsuivait leur piste, il connaissait leurs habitudes, la raison pourlaquelle M. Kesselbach était à Paris, et il soupçonnait tout aumoins l’importance de ses desseins.
– Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ?
– Non, non ! mille fois non. Le crime fut exécuté avec unehabileté et une audace inouïes, mais il fut commandé par lescirconstances. Je le répète, c’est dans l’entourage de M. et MmeKesselbach qu’il faut chercher. Et la preuve, c’est que l’assassinde M. Kesselbach n’a tué Gustave Beudot que parce que le garçond’hôtel possédait l’étui à cigarettes, et Chapman que parce que lesecrétaire en connaissait l’existence. Rappelez-vous l’émotion deChapman : sur la description seule de l’étui à cigarettes, Chapmana eu l’intuition du drame. S’il avait vu l’étui à cigarettes, nousétions renseignés. L’inconnu ne s’y est pas trompé ; il asupprimé Chapman. Et nous ne savons rien, que ses initiales L etM.
Il réfléchit et prononça :
– Encore une preuve qui est une réponse à l’une de vosquestions, monsieur le Président. Croyez-vous que Chapman eût suivicet homme à travers les couloirs et les escaliers de l’hôtel, s’ilne l’avait déjà connu ? Les faits s’accumulaient. La vérité,ou du moins la vérité probable, se fortifiait. Bien des points, lesplus intéressants peut-être, demeuraient obscurs. Mais quellelumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés, commeon apercevait clairement la série des actes accomplis en cettetragique matinée !
Il y eut un silence. Chacun méditait, cherchait des arguments,des objections. Enfin, Valenglay s’écria :
– Mon cher Lenormand, tout cela est parfait… Vous m’avezconvaincu… Mais, au fond, nous n’en sommes pas plus avancés pourcela.
– Comment ?
– Mais oui. Le but de notre réunion n’est pas du tout dedéchiffrer une partie de l’énigme, que, un jour ou l’autre, je n’endoute pas, vous déchiffrerez tout entière, mais de donnersatisfaction, dans la plus large mesure possible, aux exigences dupublic. Or, que le meurtrier soit Lupin ou non, qu’il y ait deuxcoupables, ou bien trois, ou bien un seul, cela ne nous donne ni lenom du coupable ni son arrestation. Et le public a toujours cetteimpression désastreuse que la justice est impuissante.
– Qu’y puis-je faire ?
– Précisément, donner au public la satisfaction qu’ildemande.
– Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà…
– Des mots ! Il veut des actes. Une seule chose lecontenterait : une arrestation.
– Diable ! diable ! Nous ne pouvons pourtant pasarrêter le premier venu.
– Ça vaudrait mieux que de n’arrêter personne, fit Valenglay enriant… Voyons, cherchez bien… Êtes-vous sûr d’Edwards, ledomestique de Kesselbach ?
– Absolument sûr… Et puis, non, monsieur le Président, ce seraitdangereux, ridicule et je suis persuadé que M. le Procureur générallui-même… Il n’y a que deux individus que nous avons le droitd’arrêter : l’assassin… je ne le connais pas… et Arsène Lupin.
– Eh bien ?
– On n’arrête pas Arsène Lupin ou du moins il faut du temps, unensemble de mesures que je n’ai pas encore eu le loisir decombiner, puisque je croyais Lupin rangé ou mort.
Valenglay frappa du pied avec l’impatience d’un homme qui aimebien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ.
– Cependant… cependant mon cher Lenormand, il le faut… Il lefaut pour vous aussi… Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez desennemis puissants et que si je n’étais pas là… Enfin, il estinadmissible que vous, Lenormand, vous vous dérobiez ainsi… Et lescomplices, qu’en faites-vous ? Il n’y a pas que Lupin… Il y aMarco… Il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M.Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais.
– Celui-là vous suffirait-il, monsieur le Président ?
– S’il me suffirait ! Nom d’un chien, je vous crois.
– Eh bien, donnez-moi huit jours.
– Huit jours ! mais ce n’est pas une question de jours, moncher Lenormand, c’est plus simplement une question d’heures.
– Combien m’en donnez-vous, monsieur le Président ?
Valenglay tira sa montre et ricana :
– Je vous donne dix minutes, mon cher Lenormand.
Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda, d’une voix posée:
– C’est quatre de trop, monsieur le Président.
Valenglay le regarda, stupéfait.
– Quatre de trop ? Qu’est-ce que vous voulezdire ?
– Je dis, monsieur le Président, que les dix minutes que vousm’accordez sont inutiles. J’en ai besoin de six, pas une deplus.
– Ah ça ! mais, Lenormand la plaisanterie ne seraitpeut-être pas d’un goût…
Le chef de la Sûreté s’approcha de la fenêtre et fit un signe àdeux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dansla cour d’honneur du ministère. Puis il revint.
– Monsieur le Procureur général, ayez l’obligeance de signer unmandat d’arrêt au nom de Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, âgé dequarante-sept ans. Vous laisserez la profession en blanc.
Il ouvrit la porte d’entrée.
– Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieuzy.
Gourel se présenta, escorté de l’inspecteur Dieuzy.
– Tu as les menottes, Gourel ?
– Oui, chef.
M. Lenormand s’avança vers Valenglay.
– Monsieur le Président, tout est prêt. Mais j’insiste auprès devous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cettearrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faireavorter, et, pour une satisfaction, somme toute minime, elle risquede tout compromettre.
– Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n’avezplus que quatre-vingts secondes.
Le chef réprima un geste d’agacement, arpenta la pièce de droiteet de gauche, en s’appuyant sur sa canne, s’assit d’un air furieux,comme s’il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti:
– Monsieur le Président, la première personne qui entrera dansce bureau sera celle dont vous avez voulu l’arrestation contre mongré, je tiens à bien le spécifier.
– Plus que quinze secondes, Lenormand.
– Gourel… Dieuzy… la première personne, n’est-ce pas ?Monsieur le Procureur général, vous avez mis votresignature ?
– Plus que dix secondes, Lenormand.
– Monsieur le Président, voulez-vous avoir l’obligeance desonner ?
– Valenglay sonna.
L’huissier se présenta au seuil de la porte et attendit.Valenglay se tourna vers le chef.
–Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-onintroduire ?
– Personne.
– Mais ce coquin dont vous nous avez promis l’arrestation ?Les six minutes sont largement écoulées.
– Oui, mais le coquin est ici.
– Comment ? Je ne comprends pas, personne n’est entré.
– Si.
– Ah ça ! Mais voyons Lenormand, vous vous moquez de moi…Je vous répète qu’il n’est entré personne.
– Nous étions quatre dans ce bureau, monsieur le Président, noussommes cinq. Par conséquent, il est entré quelqu’un. Valenglaysursauta.
– Hein ? C’est de la folie ! que voulez-vousdire ?
Les deux agents s’étaient glissés entre la porte et l’huissier.M. Lenormand s’approcha de celui-ci, lui plaqua les mains surl’épaule, et d’une voix forte :
– Au nom de la loi, Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, chef deshuissiers à la Présidence du Conseil, je vous arrête.
Valenglay éclata de rire :
– Ah ! elle est bonne… Celle-là est bonne… Ce sacréLenormand, il en a de drôles ! Bravo, Lenormand, il y alongtemps que je n’avais ri comme ça…
M. Lenormand se tourna vers le Procureur général :
– Monsieur le Procureur général, n’oubliez pas de mettre sur lemandat la profession du sieur Daileron, n’est-ce pas ? chefdes huissiers à la Présidence du Conseil…
– Mais oui… mais oui… chef des huissiers à la Présidence duConseil, bégaya Valenglay qui se tenait les côtes… Ah ! ce bonLenormand a des trouvailles de génie Le public réclamait unearrestation… Vlan, il lui flanque par la tête, qui ? Mon chefdes huissiers, Auguste le serviteur modèle… Eh bien ! vrai,Lenormand, je vous savais une certaine dose de fantaisie, mais pasà ce point-là, mon cher ! Quel culot !
Depuis le début de la scène, Auguste n’avait pas bougé etsemblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Sabonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolumentahuri. Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effortvisible pour saisir le sens de leurs paroles. M. Lenormand ditquelques mots à Gourel qui sortit. Puis, s’avançant vers Auguste,il prononça nettement :
– Rien à faire. Tu es pincé. Le mieux est d’abattre son jeuquand la partie est perdue. Qu’est-ce que tu as fait,mardi ?
– Moi ? rien. J’étais ici.
– Tu mens. C’était ton jour de congé. Tu es sorti.
– En effet je me rappelle… un ami de province qui est venu… nousnous sommes promenés au Bois.
– L’ami s’appelait Marco. Et vous vous êtes promenés dans lescaves du Crédit Lyonnais.
– Moi ! en voilà une idée ! Marco ? Je ne connaispersonne de ce nom-là.
– Et ça, connais-tu ça ? s’écria le chef en lui mettantsous le nez une paire de lunettes à branches d’or.
– Mais non… mais non… je ne porte pas de lunettes…
– Si, tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu tefais passer pour M. Kesselbach. Celles-là viennent de la chambreque tu occupes, sous le nom de M. Jérôme, au numéro 5 de la rue duCotisée.
– Moi, une chambre ? Je couche au ministère.
– Mais tu changes de vêtements là-bas, pour jouer tes rôles dansla bande de Lupin. L’autre passa la main sur son front couvert desueur. Il était livide, il balbutia :
– Je ne comprends pas… vous dites des choses… des choses…
– T’en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens, voilàce qu’on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à lacorbeille, sous ton bureau de l’antichambre, ici même.
Et M. Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête duministère, où on lisait à divers endroits, tracés d’une écriturequi tâtonne : Rudolph Kesselbach.
– Eh bien, qu’en dis-tu de celle-là, brave serviteur ? desexercices d’application sur la signature de M. Kesselbach, est-ceune preuve ? Un coup de poing en pleine poitrine fit chancelerM. Lenormand. D’un bond, Auguste fut devant la fenêtre ouverte,enjamba l’appui et sauta dans la cour d’honneur.
– Nom d’un chien ! cria Valenglay. Ah ! le bandit. Ilsonna, courut, voulut appeler par la fenêtre. M. Lenormand lui ditavec le plus grand calme :
– Ne vous agitez pas, monsieur le Président…
– Mais cette canaille d’Auguste…
– Une seconde, je vous en prie… j’avais prévu ce dénouement… jel’escomptais même… il n’est pas de meilleur aveu.
Dominé par tant de sang-froid, Valenglay reprit sa place. Aubout d’un instant, Gourel faisait son entrée en tenant par lecollet le sieur Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, dit Jérôme,chef des huissiers à la Présidence du Conseil.
– Amène, Gourel, dit M. Lenormand, comme on dit : «Apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibieren travers de sa gueule Il s’est laissé faire ?
– Il a un peu mordu, mais je serrais dur, répliqua le brigadier,en montrant sa main énorme et noueuse.
– Bien, Gourel. Maintenant, mène-moi ce bonhomme-là au Dépôt,dans un fiacre. Sans adieu, monsieur Jérôme.
Valenglay s’amusait beaucoup. Il se frottait les mains en riant.L’idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupinlui semblait la plus charmante et la plus ironique desaventures.
– Bravo, mon cher Lenormand, tout cela est admirable, maiscomment diable avez-vous manœuvré ?
– Oh ! de la façon la plus simple. Je savais que M.Kesselbach s’était adressé à l’agence Barbareux, et que Lupins’était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence.J’ai cherché de ce côté-là, et j’ai découvert que l’indiscrétioncommise au préjudice de M. Kesselbach et de Barbareux n’avait pul’être qu’au profit d’un nommé Jérôme, ami d’un employé del’agence. Si vous ne m’aviez pas ordonné de brusquer les choses, jesurveillais l’huissier, et j’arrivais à Marco, puis à Lupin.
– Vous y arriverez, Lenormand. Et nous allons assister auspectacle le plus passionnant du monde, la lutte entre Lupin etvous. Je parie pour vous.
Le lendemain matin, les journaux publiaient cette lettre :
« Lettre ouverte à M. Lenormand, chef de la Sûreté.
« Tous mes compliments, cher monsieur et ami, pour l’arrestationde l’huissier Jérôme. Ce fut de la bonne besogne, bien faite etdigne de vous.
« Toutes mes félicitations également pour la façon ingénieuseavec laquelle vous avez prouvé au président du Conseil que jen’étais pas l’assassin de M. Kesselbach. Votre démonstration futclaire, logique, irréfutable, et, qui plus est, véridique. Commevous le savez, je ne tue pas. Merci de l’avoir établi en cetteoccasion. L’estime de mes contemporains et la vôtre, cher monsieuret ami, me sont indispensables.
« En revanche, permettez-moi de vous assister dans la poursuitedu monstrueux assassin et de vous donner un coup d’épaule dansl’affaire Kesselbach. Affaire très intéressante, vous pouvez m’encroire, si intéressante et si digne de mon attention que je sors dela retraite où je vivais depuis quatre ans, entre mes livres et monbon chien Sherlock, que je bats le rappel de tous mes camarades, etque je me jette de nouveau dans la mêlée.
« Comme la vie a des retours imprévus ! Me voici votrecollaborateur. Soyez sûr, cher monsieur et ami, que je m’enfélicite, et que j’apprécie à son juste prix cette faveur de ladestinée.
« Signé : ARSÈNE LUPIN. »
« Post-scriptum. – Un mot encore pour lequel je ne doute pas quevous m’approuviez. Comme il est inconvenant qu’un gentleman, quieut le glorieux privilège de combattre sous ma bannière, pourrissesur la paille humide de vos prisons, je crois devoir loyalementvous prévenir que, dans cinq semaines, vendredi le 31 mai, jemettrai en liberté le sieur Jérôme, promu par moi au grade de chefdes huissiers à la Présidence du Conseil. N’oubliez pas la date :le vendredi 31 mai. – A. L. »
Un rez-de-chaussée, au coin du boulevard Haussmann et de la ruede Courcelles C’est là qu’habite le prince Sernine, un des membresles plus brillants de la colonie russe à Paris, et dont le nomrevient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures »des journaux.
Onze heures du matin. Le prince entre dans son cabinet detravail. C’est un homme de trente-cinq à trente-huit ans, dont lescheveux châtains se mêlent de quelques fils d’argent. Il a un teintde belle santé, de fortes moustaches, et des favoris coupés trèscourts, à peine dessinés sur la peau fraîche des joues. Il estcorrectement vêtu d’une redingote grise qui lui serre la taille, etd’un gilet à dépassant de coutil blanc.
– Allons, dit-il à mi-voix, je crois que la journée va êtrerude. Il ouvrit une porte qui donnait dans une grande pièce oùquelques personnes attendaient, et il dit :
– Varnier est là ? Entre donc, Varnier.
Un homme, à l’allure de petit bourgeois, trapu, solide, biend’aplomb sur ses jambes, vint à son appel. Le prince referma laporte sur lui.
– Eh bien, où en es-tu Varnier ?
– Tout est prêt pour ce soir, patron.
– Parfait. Raconte, en quelques mots.
– Voilà. Depuis l’assassinat de son mari, Mme Kesselbach, sur lafoi du prospectus que vous lui avez fait envoyer, a choisi commedemeure la maison de retraite pour dames, située à Garches. Ellehabite, au fond du jardin, le dernier des quatre pavillons que ladirection loue aux dames qui désirent vivre tout à fait à l’écartdes autres pensionnaires, le pavillon de l’Impératrice.
– Comme domestiques ?
– Sa demoiselle de compagnie, Gertrude, avec laquelle elle estarrivée quelques heures après le crime, et la sœur de Gertrude,Suzanne, qu’elle a fait venir de Monte-Carlo, et qui lui sert defemme de chambre. Les deux sœurs lui sont toutes dévouées.
– Edwards, le valet de chambre ?
– Elle ne l’a pas gardé. Il est retourné dans son pays.
– Elle voit du monde ?
– Personne. Elle passe son temps étendue sur un divan. Ellesemble très faible, malade. Elle pleure beaucoup. Hier, le juged’instruction est resté deux heures auprès d’elle.
– Bien. La jeune fille, maintenant ?
– Mlle Geneviève Ernemont habite de l’autre côté de la route uneruelle qui s’en va vers la pleine campagne, et, dans cette ruelle,la troisième maison à droite. Elle tient une école libre etgratuite pour enfants retardataires. Sa grand-mère, Mme Ernemont,demeure avec elle.
– Et, d’après ce que tu m’as écrit, Geneviève Ernemont et MmeKesselbach ont fait connaissance ?
– Oui. La jeune fille a été demander à Mme Kesselbach dessubsides pour son école. Elles ont dû se plaire, car voici quatrejours qu’elles sortent ensemble dans le parc de Villeneuve, dont lejardin de la maison de retraite n’est qu’une dépendance.
– À quelle heure sortent-elles ?
– De cinq à six. À six heures juste, la jeune fille rejoint sonécole.
– Donc, tu as organisé la chose ?
– Pour aujourd’hui, six heures. Tout est prêt.
– Il n’y aura personne ?
– Il n’y a jamais personne dans le parc à cette heure-là.
– C’est bien. J’y serai. Va.
Il le fit sortir par la porte du vestibule, et revenant vers lasalle d’attente, il appela :
– Les frères Doudeville.
Deux jeunes gens entrèrent, habillés avec une élégance un peutrop recherchée, les yeux vifs, l’air sympathique.
– Bonjour, Jean. Bonjour, Jacques. Quoi de nouveau à laPréfecture ?
– Pas grand-chose, patron.
– M. Lenormand a toujours confiance en vous ?
– Toujours. Après Gourel, nous sommes ses inspecteurs favoris.La preuve, c’est qu’il nous a installés au Palace-Hôtel poursurveiller les gens qui habitaient le couloir du premier étage, aumoment de l’assassinat de Chapman. Tous les matins Gourel vient, etnous lui faisons le même rapport qu’à vous.
– Parfait. Il est essentiel que je sois au courant de tout cequi se fait et de tout ce qui se dit à la Préfecture de police.Tant que Lenormand vous croira ses hommes, je suis maître de lasituation. Et dans l’hôtel, avez-vous découvert une pistequelconque ? Jean Doudeville, l’aîné, répondit :
– L’Anglaise, celle qui habitait une des chambres, l’Anglaiseest partie.
– Celle-là ne m’intéresse pas. J’ai mes renseignements. Mais sonvoisin, le major Parbury ?
Ils semblèrent embarrassés. Enfin l’un des deux répondit :
– Ce matin, le major Parbury a commandé qu’on transportât sesbagages à la gare du Nord, pour le train de midi cinquante, et ilest parti de son côté en automobile. Nous avons été au départ dutrain. Le major n’est pas venu.
– Et les bagages ?
– Il les a fait reprendre à la gare.
– Par qui ?
– Par un commissionnaire, nous a-t-on dit.
– De sorte que sa trace est perdue ?
– Oui.
– Enfin ! s’écria joyeusement le prince. Les autres leregardèrent, étonnés.
– Eh oui, dit-il voilà un indice !
– Vous croyez ?
– Evidemment. L’assassinat de Chapman n’a pu être commis quedans une des chambres de ce couloir. C’est là, chez un complice,que le meurtrier de M. Kesselbach avait conduit le secrétaire,c’est là qu’il l’a tué, c’est là qu’il a changé de vêtements, etc’est le complice qui, une fois l’assassin parti, a déposé lecadavre dans le couloir. Mais quel complice ? La manière dontdisparaît le major Parbury tendrait à prouver qu’il n’est pasétranger à l’affaire. Vite, téléphonez la bonne nouvelle à M.Lenormand ou à Gourel. Il faut qu’on soit au courant le plus vitepossible à la Préfecture. Ces messieurs et moi, nous marchons lamain dans la main.
Il leur fit encore quelques recommandations, concernant leurdouble rôle d’inspecteurs de la police au service du princeSernine, et il les congédia.
Dans la salle d’attente, il restait deux visiteurs. Ilintroduisit l’un deux.
– Mille excuses, docteur, lui dit-il. Je suis tout à toi.Comment va Pierre Leduc ?
– Mort.
– Oh ! oh ! dit Sernine. Je m’y attendais depuis tonmot de ce matin. Mais, tout de même, le pauvre garçon n’a pas étélong…
– Il était usé jusqu’à la corde. Une syncope, et c’étaitfini.
– Il n’a pas parlé ?
– Non.
– Tu es sûr que, depuis le jour où nous l’avons cueilli ensemblesous la table d’un café à Belleville, tu es sûr que personne, dansta clinique, n’a soupçonné que c’était lui, Pierre Leduc, que lapolice recherche, ce mystérieux Pierre Leduc que Kesselbach voulaittrouver à tout prix ?
– Personne. Il occupait une chambre à part. En outre, j’avaisenveloppé sa main gauche d’un pansement pour qu’on ne pût voir lablessure du petit doigt. Quant à la cicatrice de la joue, elle estinvisible sous la barbe.
– Et tu l’as surveillé toi-même ?
– Moi-même. Et, selon vos instructions, j’ai profité, pourl’interroger, de tous les instants où il semblait plus lucide. Maisje n’ai pu obtenir que des balbutiements indistincts.
Le prince murmura pensivement :
– Mort… Pierre Leduc est mort… Toute l’affaire Kesselbachreposait évidemment sur lui, et voilà… voilà qu’il disparaît sansune révélation, sans un seul mot sur lui, sur son passé… Faut-ilm’embarquer dans cette aventure à laquelle je ne comprends encorerien ? C’est dangereux… Je peux sombrer…
Il réfléchit un moment et s’écria :
– Ah ! tant pis ! je marche quand même. Ce n’est pasune raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j’abandonne lapartie. Au contraire ! Et l’occasion est trop tentante. PierreLeduc est mort. Vive Pierre Leduc ! Va, docteur. Rentre cheztoi. Ce soir je te téléphonerai.
Le docteur sortit.
– À nous deux, Philippe, dit Sernine au dernier visiteur, unpetit homme aux cheveux gris, habillé comme un garçon d’hôtel, maisd’hôtel de dixième ordre.
– Patron, commença Philippe, je vous rappellerai que, la semainedernière, vous m’avez fait entrer comme valet de chambre à l’hôteldes Deux-Empereurs, à Versailles, pour surveiller un jeunehomme.
– Eh oui, je sais… Gérard Baupré. Où en est-il ?
– À bout de ressources.
– Toujours des idées noires ?
– Toujours. Il veut se tuer.
– Est-ce sérieux ?
– Très sérieux. J’ai trouvé dans ses papiers cette petite noteau crayon.
– Ah ! ah ! fit Sernine, en lisant la note, il annoncesa mort et ce serait pour ce soir !
– Oui, patron, la corde est achetée et le crochet fixé auplafond. Alors, selon vos ordres, je suis entré en relation aveclui, il m’a raconté sa détresse, et je lui ai conseillé des’adresser à vous. « Le prince Sernine est riche, lui ai-je dit, ilest généreux, peut-être vous aidera-t-il. »
– Tout cela est parfait. De sorte qu’il va venir ?
– Il est là.
– Comment le sais-tu ?
– Je l’ai suivi. Il a pris le train de Paris, et maintenant ilse promène de long en large sur le boulevard. D’un moment à l’autreil se décidera.
À cet instant un domestique apporta une carte. Le prince lut etdit :
– Introduisez M. Gérard Baupré. Et s’adressant à Philippe :
– Passe dans ce cabinet, écoute et ne bouge pas.
Resté seul, le prince murmura :
– Comment hésiterais-je ? C’est le destin qui l’envoie,celui-là…
Quelques minutes après, entrait un grand jeune homme blond,mince, au visage amaigri, au regard fiévreux, et qui se tint sur leseuil, embarrassé, hésitant, dans l’attitude d’un mendiant quivoudrait tendre la main et qui n’oserait pas.
La conversation fut courte.
– C’est vous, M. Gérard Baupré ?
– Oui… oui… c’est moi.
– Je n’ai pas l’honneur…
– Voilà monsieur… voilà… on m’a dit…
– Qui, on ?
– Un garçon d’hôtel qui prétend avoir servi chez vous…
– Enfin, bref ?
– Eh bien…
Le jeune homme s’arrêta, intimidé, bouleversé par l’attitudehautaine du prince. Celui-ci s’écria :
– Cependant, monsieur, il serait peut-être nécessaire…
– Voilà, monsieur, on m’a dit que vous étiez très riche etgénéreux… Et j’ai pensé qu’il vous serait possible…
Il s’interrompit, incapable de prononcer la parole de prière etd’humiliation. Sernine s’approcha de lui.
– Monsieur Gérard Baupré, n’avez-vous pas publié un volume devers intitulé : Le sourire du printemps ?
– Oui, oui, s’écria le jeune homme dont le visage s’éclaira vousavez lu ?
– Oui… Très jolis, vos vers… très jolis… seulement, est-ce quevous comptez vivre avec ce qu’ils vous rapporteront ?
– Certes un jour ou l’autre…
– Un jour ou l’autre… plutôt l’autre, n’est-ce pas ? Et, enattendant, vous venez me demander de quoi vivre ?
– De quoi manger, monsieur.
Sernine lui mit la main sur l’épaule, et froidement :
– Les poètes ne mangent pas, monsieur. Ils se nourrissent derimes et de rêves. Faites ainsi. Cela vaut mieux que de tendre lamain.
Le jeune homme frissonna sous l’insulte. Sans une parole il sedirigea vivement vers la porte.
Sernine l’arrêta.
– Un mot encore, monsieur. Vous n’avez plus la moindreressource ?
– Pas la moindre.
– Et vous ne comptez sur rien ?
– J’ai encore un espoir… J’ai écrit à un de mes parents, lesuppliant de m’envoyer quelque chose. J’aurai sa réponseaujourd’hui. C’est la dernière limite.
– Et, si vous n’avez pas de réponse, vous êtes décidé sansdoute, ce soir même, à…
– Oui, monsieur.
Ceci fut dit simplement et nettement.
Sernine éclata de rire.
– Dieu ! que vous êtes comique, brave jeune homme ! Etquelle conviction ingénue ! Revenez me voir l’année prochainevoulez-vous ? Nous reparlerons de tout cela… C’est si curieux,si intéressant et si drôle surtout ah ! ah !ah !
Et, secoué de rires, avec des gestes affectés et dessalutations, il le mit à la porte.
– Philippe, dit-il en ouvrant au garçon d’hôtel, tu asentendu ?
– Oui, patron.
– Gérard Baupré attend cet après-midi un télégramme, unepromesse de secours…
– Oui, sa dernière cartouche.
– Ce télégramme, il ne faut pas qu’il le reçoive. S’il arrive,cueille-le au passage et déchire-le.
– Bien, patron.
– Tu es seul dans ton hôtel ?
– Oui, seul avec la cuisinière qui ne couche pas. Le patron estabsent.
– Bon. Nous sommes les maîtres. À ce soir, vers onze heures.File.
Le prince Sernine passa dans sa chambre et sonna sondomestique.
– Mon chapeau, mes gants et ma canne. L’auto est là ?
– Oui, monsieur.
Il s’habilla, sortit et s’installa dans une vaste et confortablelimousine qui le conduisit au bois de Boulogne, chez le marquis etla marquise de Gastyne, où il était prié à déjeuner.
À deux heures et demie, il quittait ses hôtes, s’arrêtait avenueKléber, prenait deux de ses amis et un docteur, et arrivait à troisheures moins cinq au parc des Princes.
À trois heures, il se battait au sabre avec le commandantitalien Spinelli, dès la première reprise coupait l’oreille à sonadversaire, et, à trois heures trois quarts, taillait au cercle dela rue Cambon une banque d’où il se retirait, à cinq heures vingt,avec un bénéfice de quarante-sept mille francs.
Et tout cela sans hâte, avec une sorte de nonchalance hautaine,comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans untourbillon d’actes et d’événements était la règle même de sesjournées les plus paisibles.
– Octave, dit-il à son chauffeur, nous allons à Garches.
Et, à six heures moins dix, il descendait devant les vieux mursdu parc de Villeneuve.
Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserveencore quelque chose de la splendeur qu’il connut au temps oùl’impératrice Eugénie venait s’y reposer. Avec ses vieux arbres,son étang, l’horizon de feuillage que déroulent les bois deSaint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie.
Une partie importante du domaine fut donnée à l’InstitutPasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première partout l’espace réservé au public, forme une propriété encore assezvaste, et où s’élèvent, autour de la maison de retraite, quatrepavillons isolés.
« C’est là que demeure Mme Kesselbach », se dit le prince envoyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons.
Cependant, il traversait le parc et se dirigeait versl’étang.
Soudain il s’arrêta derrière un groupe d’arbres. Il avait aperçudeux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l’étang. «Varnier et ses hommes doivent être dans les environs. Mais,fichtre, ils se cachent rudement bien. J’ai beau chercher… »
Les deux dames foulaient maintenant l’herbe des pelouses, sousles grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entreles branches que berçait une brise calme, et il flottait dans l’airdes odeurs de printemps et de jeune verdure.
Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l’eau immobile,les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, lemuguet, toutes les petites fleurs d’avril et de mai se groupaientet formaient çà et là comme des constellations de toutes lescouleurs. Le soleil se penchait à l’horizon.
Et tout à coup trois hommes surgirent d’un bosquet et vinrent àla rencontre des promeneuses.
Ils les abordèrent.
Il y eut quelques paroles échangées. Les deux dames donnaientdes signes visibles de frayeur. L’un des hommes s’avança vers laplus petite et voulut saisir la bourse en or qu’elle tenait à lamain.
Elles poussèrent des cris, et les trois hommes se jetèrent surelles.
« C’est le moment ou jamais de surgir », se dit le prince.
Et il s’élança.
En dix secondes il avait presque atteint le bord de l’eau.
À son approche les trois hommes s’enfuirent.
Fuyez, malandrins, ricana-t-il, fuyez à toutes jambes. Voilà lesauveur qui émerge.
Et il se mit à les poursuivre. Mais une des dames le supplia:
– Oh ! monsieur, je vous en prie mon amie est malade. Laplus petite des promeneuses, en effet, était tombée sur le gazon,évanouie. Il revint sur ses pas et, avec inquiétude :
– Elle n’est pas blessée ? dit-il. Est-ce que cesmisérables ?
– Non non… c’est la peur seulement, l’émotion… Et puis vousallez comprendre : cette dame est Mme Kesselbach…
– Oh ! dit-il.
Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôtrespirer à son amie. Et il ajouta :
– Soulevez l’améthyste qui sert de bouchon Il y a une petiteboîte, et dans cette boîte, des pastilles. Que madame en prenneune… une, pas davantage, c’est très violent…
Il regardait la jeune femme soigner son amie. Elle était blonde,très simple d’aspect, le visage doux et grave, avec un sourire quianimait ses traits alors même qu’elle ne souriait pas.
« C’est Geneviève », pensa-t-il.
Et il répéta en lui-même, tout ému.
« Geneviève… Geneviève »
Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu. Etonnéed’abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire luirevenant, d’un signe de tête elle remercia son sauveur.
Alors il s’inclina profondément et dit :
– Permettez-moi de me présenter : Le prince Sernine.
Elle dit à voix basse :
– Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.
– En ne l’exprimant pas, madame. C’est le hasard qu’il fautremercier, le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté. Maispuis-je vous offrir mon bras ?
Quelques minutes après, Mme Kesselbach sonnait à la maison deretraite, et elle disait au prince :
– Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlezpas de cette agression.
– Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir…
– Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore dubruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suisà bout de forces.
Le prince n’insista pas. La saluant, il demanda :
– Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ?
– Mais certainement…
Elle embrassa Geneviève et rentra.
La nuit cependant commençait à tomber. Sernine ne voulut pas queGeneviève retournât seule. Mais ils ne s’étaient pas engagés dansle sentier qu’une silhouette détachée de l’ombre accourut au-devantd’eux.
– Grand-mère ! s’écria Geneviève.
Elle se jeta dans les bras d’une vieille femme qui la couvrit debaisers.
– Ah ! ma chérie, ma chérie, que s’est-il passé ?Comme tu es en retard ; toi si exacte !
Geneviève présenta :
– Mme Ernemont, ma grand-mère. Le prince Sernine…
Puis elle raconta l’incident et Mme Ernemont répétait :
– Oh ! ma chérie, comme tu as dû avoir peur ! jen’oublierai jamais, monsieur, je vous le jure… Mais comme tu as dûavoir peur, ma pauvre chérie !
– Allons, bonne-maman, tranquillise-toi puisque me voilà…
– Oui, mais la frayeur a pu te faire mal On ne sait jamais lesconséquences… Oh ! c’est horrible…
Ils longèrent une haie par-dessus laquelle on devinait une courplantée d’arbres, quelques massifs, un préau, et une maisonblanche.
Derrière la maison s’ouvrait, à l’abri d’un bouquet de sureauxdisposés en tonnelle, une petite barrière.
La vieille dame pria le prince Sernine d’entrer et le conduisitdans un petit salon qui servait à la fois de parloir.
Geneviève demanda au prince la permission de se retirer uninstant, pour aller voir ses élèves, dont c’était l’heure dusouper.
Le prince et Mme Ernemont restèrent seuls.
La vieille dame avait une figure pâle et triste, sous sescheveux blancs dont les bandeaux se terminaient par deux anglaises.Trop forte, de marche lourde, elle avait, malgré son apparence etses vêtements de dame, quelque chose d’un peu vulgaire, mais lesyeux étaient infiniment bons.
Tandis qu’elle mettait un peu d’ordre sur la table, tout encontinuant à dire son inquiétude, le prince Sernine s’approchad’elle, lui saisit la tête entre les deux mains et l’embrassa surles deux joues.
– Eh bien, la vieille, comment vas-tu ?
Elle demeura stupide, les yeux hagards, la bouche ouverte.
Le prince l’embrassa de nouveau en riant.
Elle bredouilla :
– Toi ! c’est toi ! Ah ! Jésus-Marie…Jésus-Marie… Est-ce possible ! Jésus-Marie !
– Ma bonne Victoire !
– Ne m’appelle pas ainsi, s’écria-t-elle en frissonnant.Victoire est morte Ta vieille nourrice n’existe plus. J’appartienstout entière à Geneviève…
Elle dit encore à voix basse :
– Ah ! Jésus j’avais bien lu ton nom dans les journaux…Alors, c’est vrai, tu recommences ta mauvaise vie ?
– Comme tu vois.
– Tu m’avais pourtant juré que c’était fini, que tu partais pourtoujours, que tu voulais devenir honnête.
– J’ai essayé. Voilà quatre ans que j’essaie… Tu ne prétendraspoint que pendant ces quatre ans j’aie fait parler demoi ?
– Eh bien ?
– Eh bien, ça m’ennuie.
Elle soupira :
– Toujours le même… Tu n’as pas changé… Ah ! c’est bienfini, tu ne changeras jamais… Ainsi, tu es dans l’affaireKesselbach ?
– Parbleu ! Sans quoi me serais-je donné la peined’organiser contre Mme Kesselbach, à six heures, une agression pouravoir l’occasion, à six heures cinq, de l’arracher aux griffes demes hommes ? Sauvée par moi, elle est obligée de me recevoir.Me voilà au cœur de la place, et, tout en protégeant la veuve, jesurveille les alentours. Ah ! que veux-tu, la vie que je mènene me permet pas de flâner et d’employer le régime des petits soinset des hors-d’œuvre. Il faut que j’agisse par coups de théâtre, parvictoires brutales. Elle l’observait avec effarement, et ellebalbutia :
– Je comprends… je comprends tout ça, c’est du mensonge… Maisalors Geneviève…
– Eh ! d’une pierre, je faisais deux coups. Tant qu’àpréparer un sauvetage, autant marcher pour deux. Pense à ce qu’ilm’eût fallu de temps, d’efforts inutiles, peut-être, pour meglisser dans l’intimité de cette enfant ! Qu’étais-je pourelle ? Que serais-je encore ? Un inconnu, un étranger.Maintenant je suis le sauveur. Dans une heure je serai l’ami.
Elle se mit à trembler.
– Ainsi tu n’as pas sauvé Geneviève… ainsi tu vas nous mêler àtes histoires… Et soudain, dans un accès de révolte, l’agrippantaux épaules :
– Eh bien, non, j’en ai assez, tu entends ? Tu m’as amenécette petite un jour en me disant : « Tiens, je te la confie, sesparents sont morts prends-la sous ta garde. » Eh bien, elle y est,sous ma garde, et je saurai la défendre contre toi et contre toutestes manigances.
Debout, bien d’aplomb, ses deux poings crispés, le visagerésolu, Mme Ernemont semblait prête à toutes les éventualités.
Posément, sans brusquerie, le prince Sernine détacha l’une aprèsl’autre les deux mains qui l’étreignaient, à son tour empoigna lavieille dame par les épaules, l’assit dans un fauteuil, se baissavers elle, et, d’un ton très calme, lui dit :
– Zut !
Elle se mit à pleurer, vaincue tout de suite, et, croisant sesmains devant Sernine :
– Je t’en prie, laisse-nous tranquilles. Nous étions siheureuses ! Je croyais que tu nous avais oubliées, et jebénissais le ciel chaque fois qu’un jour s’écoulait. Mais oui jet’aime bien, cependant. Mais Geneviève vois-tu, je ne sais pas ceque je ferais pour cette enfant. Elle a pris ta place dans moncœur.
– Je m’en aperçois, dit-il en riant. Tu m’enverrais au diableavec plaisir. Allons, assez de bêtises ! Je n’ai pas de tempsà perdre. Il faut que je parle à Geneviève.
– Tu vas lui parler !
– Eh bien ! c’est donc un crime ?
– Et qu’est-ce que tu as à lui dire ?
– Un secret… un secret très grave, très émouvant…
La vieille dame s’effara :
– Et qui lui fera de la peine, peut-être ? Oh ! jecrains tout… je crains tout pour elle…
– La voilà, dit-il.
– Non, pas encore.
– Si, si je l’entends, essuie tes yeux et sois raisonnable…
– Ecoute, fit-elle vivement, écoute, je ne sais pas quels sontles mots que tu vas prononcer, quel secret tu vas révéler à cetteenfant que tu ne connais pas… Mais, moi qui la connais, je te disceci : Geneviève est une nature vaillante, forte, mais trèssensible. Fais attention à tes paroles Tu pourrais blesser en elledes sentiments qu’il ne t’est pas possible de soupçonner…
– Et pourquoi, mon Dieu ?
– Parce qu’elle est d’une race différente de la tienne, d’unautre monde je parle d’un autre monde moral Il… y a des chosesqu’il t’est défendu de comprendre maintenant. Entre vous deux,l’obstacle est infranchissable… Geneviève a la conscience la pluspure et la plus haute et toi…
– Et moi ?
– Et toi, tu n’es pas un honnête homme.
Geneviève entra, vive et charmante.
– Toutes mes petites sont au dortoir, j’ai dix minutes de répitEh bien, grand-mère, qu’est-ce que c’est ? Tu as une figuretoute drôle… Est-ce encore cette histoire ?
– Non, mademoiselle, dit Sernine, je crois avoir été assezheureux pour rassurer votre grand-mère. Seulement, nous causions devous, de votre enfance, et c’est un sujet, semble-t-il, que votregrand-mère n’aborde pas sans émotion.
– De mon enfance ? dit Geneviève en rougissant… Oh !grand-mère !
– Ne la grondez pas, mademoiselle, c’est le hasard qui a amenéla conversation sur ce terrain. Il se trouve que j’ai passé souventpar le petit village où vous avez été élevée.
– Aspremont ?
– Aspremont, près de Nice… Vous habitiez là une maison neuve,toute blanche…
– Oui, dit-elle, toute blanche, avec un peu de peinture bleueautour des fenêtres… J’étais bien jeune, puisque j’ai quittéAspremont à sept ans ; mais je me rappelle les moindres chosesde ce temps-là. Et je n’ai pas oublié l’éclat du soleil sur lafaçade blanche, ni l’ombre de l’eucalyptus au bout du jardin…
– Au bout du jardin, mademoiselle, il y avait un champd’oliviers, et, sous un de ces oliviers, une table où votre mèretravaillait les jours de chaleur
– C’est vrai, c’est vrai, dit-elle, toute remuée… moi, je jouaisà côté…
– Et c’est là, dit-il, que j’ai vu votre mère plusieurs fois…Tout de suite, en vous voyant, j’ai retrouvé son image plus gaie,plus heureuse.
– Ma pauvre mère, en effet, n’était pas heureuse. Mon père étaitmort le jour même de ma naissance, et rien n’avait pu la consoler.Elle pleurait beaucoup. J’ai gardé de cette époque un petitmouchoir avec lequel j’essuyais ses larmes.
– Un petit mouchoir à dessins rosés.
– Quoi ! fit-elle, saisie d’étonnement, vous savez…
– J’étais là, un jour, quand vous la consoliez Et vous laconsoliez si gentiment que la scène est restée précise dans mamémoire. Elle le regarda profondément, et murmura, presque enelle-même :
– Oui, oui… il me semble bien… l’expression de vos yeux et puisle son de votre voix…
Elle baissa les paupières un instant, et se recueillit comme sielle cherchait vainement à fixer un souvenir qui lui échappait. Etelle reprit :
– Alors vous la connaissiez ?
– J’avais des amis près d’Aspremont, chez qui je la rencontrais.La dernière fois, elle m’a paru plus triste encore… plus pâle, etquand je suis revenu…
– C’était fini, n’est-ce pas ? dit Geneviève oui, elle estpartie très vite en quelques semaines et je suis restée seule avecdes voisins qui la veillaient et un matin on l’a emportée… Et lesoir de ce jour, comme je dormais, il est venu quelqu’un qui m’aprise dans ses bras, qui m’a enveloppée de couvertures…
– Un homme ? dit le prince.
– Oui, un homme. Il me parlait tout bas, très doucement… sa voixme faisait du bien et, en m’emmenant sur la route, puis en voituredans la nuit, il me berçait et me racontait des histoires de samême voix… de sa même voix…
Elle s’était interrompue peu à peu, et elle le regardait denouveau, plus profondément encore et avec un effort visible poursaisir l’impression fugitive qui l’effleurait par instants.
Il lui dit :
– Et après ? Où vous a-t-il conduite ?
– Là, mon souvenir est vague… C’est comme si j’avais dormiplusieurs jours… Je me retrouve seulement dans le bourg de Vendéeoù j’ai passé toute la seconde moitié de mon enfance, à Montégut,chez le père et la mère Izereau, de braves gens qui m’ont nourrie,qui m’ont élevée, et dont je n’oublierai jamais le dévouement et latendresse.
– Et ils sont morts aussi, ceux-là ?
– Oui, dit-elle, une épidémie de fièvre typhoïde dans la région…mais je ne le sus que plus tard Dès le début de leur maladie,j’avais été emportée comme la première fois, et dans les mêmesconditions, la nuit, par quelqu’un qui m’enveloppa également decouvertures… Seulement, j’étais plus grande, je me débattis, jevoulus crier et il dut me fermer la bouche avec un foulard.
– Vous aviez quel âge ?
– Quatorze ans il y a de cela quatre ans.
– Donc, vous avez pu distinguer cet homme ?
– Non, celui-là se cachait davantage, et il ne m’a pas dit unseul mot… Cependant j’ai toujours pensé que c’était le même carj’ai gardé le souvenir de la même sollicitude, des mêmes gestesattentifs, pleins de précaution.
– Et après ?
– Après, comme jadis, il y a de l’oubli, du sommeil Cette fois,j’ai été malade, paraît-il, j’ai eu la fièvre Et je me réveilledans une chambre gaie, claire. Une dame à cheveux blancs estpenchée sur moi et me sourit. C’est grand-mère et la chambre, c’estcelle que j’occupe là-haut.
Elle avait repris sa figure heureuse, sa jolie expressionlumineuse, et elle termina en souriant :
– Et voilà… comme quoi Mme Ernemont m’a trouvée un soir au seuilde sa porte, endormie, paraît-il, comme quoi elle m’a recueillie,comme quoi elle est devenue ma grand-mère, et comme quoi, aprèsquelques épreuves, la petite fille d’Aspremont goûte les joiesd’une existence calme, et apprend le calcul et la grammaire à despetites filles rebelles ou paresseuses mais qui l’aiment bien.
Elle s’exprimait gaiement, d’un ton à la fois réfléchi etallègre, et l’on sentait en elle l’équilibre d’une natureraisonnable.
Sernine l’écoutait avec une surprise croissante, et sanschercher à dissimuler son trouble.
Il demanda :
– Vous n’avez jamais entendu parler de cet homme,depuis ?
– Jamais.
– Et vous seriez contente de le revoir ?
– Oui, très contente.
– Eh bien, mademoiselle…
Geneviève tressaillit.
– Vous savez quelque chose la vérité peut-être…
– Non… non, seulement…
Il se leva et se promena dans la pièce. De temps à autre sonregard s’arrêtait sur Geneviève, et il semblait qu’il était sur lepoint de répondre par des mots plus précis à la question qui luiétait posée. Allait-il parler ?
Mme Ernemont attendait avec angoisse la révélation de ce secretdont pouvait dépendre le repos de la jeune fille.
Il revint s’asseoir auprès de Geneviève, parut encore hésiter,et lui dit enfin :
– Non… non… une idée m’était venue… un souvenir…
– Un souvenir ? Et alors ?
– Je me suis trompé. Il y avait dans votre récit certainsdétails qui m’ont induit en erreur.
– Vous en êtes sûr ?
Il hésita encore, puis affirma :
– Absolument sûr.
– Eh ! dit-elle, désappointée, j’avais cru deviner que vousconnaissiez…
Elle n’acheva pas, attendant une réponse à la question qu’ellelui posait, sans oser la formuler complètement.
Il se tut. Alors, n’insistant pas davantage, elle se pencha versMme Ernemont.
– Bonsoir, grand-mère, mes petites doivent être au lit, maisaucune d’elles ne pourrait dormir avant que je l’aie embrassée.Elle tendit la main au prince.
– Merci encore…
– Vous partez ? dit-il vivement.
– Excusez-moi ; grand-mère vous reconduira…
Il s’inclina devant elle et lui baisa la main. Au momentd’ouvrir la porte, elle se retourna et sourit.
Puis elle disparut.
Le prince écouta le bruit de ses pas qui s’éloignait, et il nebougeait point, la figure pâle d’émotion.
– Eh bien, dit la vieille dame, tu n’as pas parlé ?
– Non…
– Ce secret…
– Plus tard… aujourd’hui, c’est étrange… Je n’ai pas pu.
– Etait-ce donc si difficile ? Ne l’a-t-elle pas senti,elle, que tu étais l’inconnu qui, deux fois, l’avaitemportée ? Il suffisait d’un mot…
– Plus tard… plus tard, dit-il en reprenant toute son assurance.Tu comprends bien, cette enfant me connaît à peine… Il faut d’abordque je conquière des droits à son affection, à sa tendresse… Quandje lui aurai donné l’existence qu’elle mérite, une existencemerveilleuse, comme on en voit dans les contes de fées, alors jeparlerai.
La vieille dame hocha la tête.
– J’ai bien peur que tu ne te trompes… Geneviève n’a pas besoind’une existence merveilleuse… Elle a des goûts simples.
– Elle a les goûts de toutes les femmes, et la fortune, le luxe,la puissance procurent des joies qu’aucune d’elles ne méprise.
– Si, Geneviève. Et tu ferais mieux…
– Nous verrons bien. Pour l’instant, laisse-moi faire. Et soistranquille. Je n’ai nullement l’intention, comme tu dis, de mêlerGeneviève à toutes mes manigances. C’est à peine si elle me verra…Seulement, quoi, il fallait bien prendre contact C’est fait,Adieu.
Il sortit de l’école, et se dirigea vers son automobile.
Il était tout heureux.
– Elle est charmante et si douce, si grave ! Les yeux de samère, ces yeux qui m’attendrissaient jusqu’aux larmes… Mon Dieu,comme tout cela est loin ! Et quel joli souvenir un peutriste, mais si joli !
Et il dit à haute voix :
– Certes oui, je m’occuperai de son bonheur. Et tout de suiteencore ! Et dès ce soir ! Parfaitement, dès ce soir, elleaura un fiancé ! Pour les jeunes filles, n’est-ce pas lacondition du bonheur ?
Il retrouva son auto sur la grand-route.
– Chez moi, dit-il à Octave.
Chez lui il demanda la communication de Neuilly, téléphona sesinstructions à celui de ses amis qu’il appelait le Docteur, puiss’habilla.
Il dîna au cercle de la rue Cambon, passa une heure à l’Opéra,et remonta dans son automobile.
– À Neuilly, Octave. Nous allons chercher le Docteur. Quelleheure est-il ?
– Dix heures et demie.
– Fichtre ! Active !
Dix minutes après, l’automobile s’arrêtait à l’extrémité duboulevard Inkermann, devant une villa isolée. Au signal de latrompe, le Docteur descendit. Le prince lui demanda :
– L’individu est prêt ?
– Empaqueté, ficelé, cacheté.
– En bon état ?
– Excellent. Si tout se passe comme vous me l’avez téléphoné, lapolice n’y verra que du feu.
– C’est son devoir. Embarquons-le.
Ils transportèrent dans l’auto une sorte de sac allongé quiavait la forme d’un individu, et qui semblait assez lourd. Et leprince dit :
– À Versailles, Octave, rue de la Vilaine, devant l’hôtel desDeux-Empereurs.
– Mais c’est un hôtel borgne, fit remarquer le Docteur, je leconnais.
– À qui le dis-tu ? Et la besogne sera dure, pour moi dumoins… Mais sapristi, je ne donnerais pas ma place pour unefortune ! Qui donc prétendait que la vie estmonotone ?
L’hôtel des Deux-Empereurs… une allée boueuse deux marches àdescendre, et l’on pénètre dans un couloir où veille la lueur d’unelampe.
Du poing, Sernine frappa contre une petite porte.
Un garçon d’hôtel apparut. C’était Philippe, celui-là même àqui, le matin, Sernine avait donné des ordres au sujet de GérardBaupré.
– Il est toujours là ? demanda le prince.
– Oui.
– La corde ?
– Le nœud est fait.
– Il n’a pas reçu le télégramme qu’il espérait ?
– Le voici, je l’ai intercepté. Sernine saisit le papier bleu etlut.
– Bigre, dit-il avec satisfaction, il était temps. On luiannonçait pour demain un billet de mille francs. Allons, le sort mefavorise. Minuit moins un quart. Dans un quart d’heure le pauvrediable s’élancera dans l’éternité. Conduis-moi, Philippe. Reste là.Docteur.
Le garçon prit la bougie. Ils montèrent au troisième étage etsuivirent, en marchant sur la pointe des pieds, un corridor bas etpuant, garni de mansardes, et qui aboutissait à un escalier de boisoù moisissaient les vestiges d’un tapis.
– Personne ne pourra m’entendre ? demanda Sernine.
– Personne. Les deux chambres sont isolées. Mais ne vous trompezpas, il est dans celle de gauche.
– Bien. Maintenant, redescends. À minuit, le Docteur, Octave ettoi, vous apporterez l’individu là où nous sommes, et vousattendrez.
L’escalier de bois avait dix marches que le prince gravit avecdes précautions infinies. En haut, un palier et deux portes. Ilfallut cinq longues minutes à Sernine pour ouvrir celle de droitesans qu’un grincement rompît le silence.
Une lumière luisait dans l’ombre de la pièce. À tâtons, pour nepas heurter une des chaises, il se dirigea vers cette lumière. Elleprovenait de la chambre voisine et filtrait à travers une portevitrée que recouvrait un lambeau de tenture.
Le prince écarta ce lambeau. Les carreaux étaient dépolis, maisabîmés, rayés par endroits, de sorte que, en appliquant un œil, onpouvait voir aisément tout ce qui se passait dans l’autrepièce.
Un homme s’y trouvait, qu’il aperçut de face, assis devant unetable… C’était le poète Gérard Baupré.
Il écrivait à la clarté d’une bougie.
Au-dessus de lui pendait une corde qui était attachée à uncrochet fixé dans le plafond. À l’extrémité inférieure de la corde,un nœud coulant s’arrondissait.
Un coup léger tinta à une horloge de la ville. « Minuit moinscinq, pensa Sernine. Encore cinq minutes. » Le jeune homme écrivaittoujours. Au bout d’un instant il déposa sa plume, mit en ordre lesdix ou douze feuillets de papier qu’il avait noircis d’encre, et semit à les relire.
Cette lecture ne parut pas lui plaire, car une expression demécontentement passa sur son visage. Il déchira son manuscrit et enbrûla les morceaux à la flamme de la bougie. Puis, d’une mainfiévreuse, il traça quelques mots sur une feuille blanche, signabrutalement et se leva. Mais, ayant aperçu, à dix pouces au-dessusde sa tête, la corde, il se rassit d’un coup avec un grand frissond’épouvante.
Sernine voyait distinctement sa pâle figure, ses joues maigrescontre lesquelles il serrait ses poings crispés. Une larme coula,une seule, lente et désolée. Les yeux fixaient le vide, des yeuxeffrayants de tristesse, et qui semblaient voir déjà le redoutablenéant.
Et c’était une figure si jeune ! des joues si tendresencore, que ne rayait la cicatrice d’aucune ride ! et des yeuxbleus, d’un bleu de ciel oriental.
Minuit, les douze coups tragiques de minuit, auxquels tant dedésespérés ont accroché la dernière seconde de leurexistence !
Au douzième, il se dressa de nouveau et, bravement cette fois,sans trembler, regarda la corde sinistre. Il essaya même un sourire– pauvre sourire, lamentable grimace du condamné que la mort a déjàsaisi.
Rapidement il monta sur la chaise et prit la corde d’unemain.
Un instant il resta là, immobile, non point qu’il hésitât oumanquât de courage, mais c’était l’instant suprême, la minute degrâce que l’on s’accorde avant le geste fatal.
Il contempla la chambre infâme où le mauvais destin l’avaitacculé, l’affreux papier des murs, le lit misérable.
Sur la table, pas un livre : tout avait été vendu. Pas unephotographie, pas une enveloppe de lettre ! il n’avait plus nipère, ni mère, plus de famille… Qu’est-ce qui le rattachait àl’existence ? Rien, ni personne.
D’un mouvement brusque, il engagea sa tête dans le nœud coulantet tira sur la corde jusqu’à ce que le nœud lui serrât bien le cou.Et, des deux pieds renversant la chaise, il sauta dans le vide.
Dix secondes, vingt secondes s’écoulèrent, vingt secondesformidables, éternelles…
Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaientinstinctivement cherché un point d’appui. Plus rien maintenant nebougeait…
Quelques secondes encore… La petite porte vitrée s’ouvrit.
Sernine entra.
Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeunehomme avait apposé sa signature et il lut :
« Las de la vie, malade, sans argent, sans espoir, je me tue.Qu’on n’accuse personne de ma mort.
« 30 avril. – Gérard Baupré. »
Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha lachaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même ilescalada la table, et, tout en tenant le corps serré contre lui, ille souleva, élargit le nœud coulant et dépassa la tête.
Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser sur lelong de la table, et, sautant à terre, il retendit sur le lit.
Puis, toujours avec le même flegme, il entrebâilla la porte desortie.
– Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il.
Près de lui, au pied de l’escalier de bois, quelqu’un répondit:
– Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ?
– Allez-y !
Il prit le bougeoir et les éclaira.
Péniblement les trois hommes montèrent l’escalier en portant lesac où était ficelé l’individu.
– Déposez-le ici, dit-il en montrant la table.
À l’aide d’un canif il coupa les ficelles qui entouraient lesac. Un drap blanc apparut qu’il écarta. Dans ce drap, il y avaitun cadavre, le cadavre de Pierre Leduc.
– Pauvre Pierre Leduc, dit Sernine, tu ne sauras jamais ce quetu as perdu en mourant si jeune ! Je t’aurais mené loin, monbonhomme. Enfin, on se passera de tes services… Allons, Philippe,grimpe sur la table, et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui latête et engagez le nœud coulant.
Deux minutes plus tard le corps de Pierre Leduc se balançait aubout de la corde.
– Parfait, ce n’est pas plus difficile que cela, unesubstitution de cadavres. Maintenant vous pouvez vous retirer tous.Toi, Docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras lesuicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré –voici sa lettre d’adieu – tu feras appeler le médecin légiste et lecommissaire, tu t’arrangeras pour que ni l’un ni l’autre neconstatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à lajoue
– Facile.
– Et tu feras en sorte que le procès-verbal soit écrit aussitôtet sous ta dictée.
– Facile.
– Enfin, évite l’envoi à la Morgue et qu’on donne le permisd’inhumer séance tenante.
– Moins facile.
– Essaie. Tu as examiné celui-là ?
Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit.
– Oui, affirma le Docteur. La respiration redevient normale.Mais on risquait gros… la carotide eût pu…
– Qui ne risque rien… Dans combien de temps reprendra-t-ilconnaissance ?
– D’ici quelques minutes.
– Bien. Ah ! ne pars pas encore. Docteur. Reste en bas. Tonrôle n’est pas fini ce soir.
Demeuré seul, le prince alluma une cigarette et fumatranquillement, en lançant vers le plafond de petits anneaux defumée bleue.
Un soupir le tira de sa rêverie. Il s’approcha du lit. Le jeunehomme commençait à s’agiter, et sa poitrine se soulevait ets’abaissait violemment, ainsi qu’un dormeur sous l’influence d’uncauchemar.
Il porta ses mains à sa gorge comme s’il éprouvait une douleur,et ce geste le dressa d’un coup, terrifié, pantelant
Alors, il aperçut, en face de lui, Sernine.
– Vous ! murmura-t-il sans comprendre. Vous ! Il lecontemplait d’un regard stupide, comme il eût contemplé unfantôme.
De nouveau il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque. Etsoudain il eut un cri rauque, une folie d’épouvante agrandit sesyeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme unefeuille ! Le prince s’était effacé, et il avait vu, il voyaitau bout de la corde, le pendu !
Il recula jusqu’au mur. Cet homme, ce pendu, c’était lui !c’était lui-même. Il était mort, et il se voyait mort ! Rêveatroce qui suit le trépas ? Hallucination de ceux qui ne sontplus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d’un reste devie ?
Ses bras battirent l’air. Un moment il parut se défendre contrel’ignoble vision. Puis, exténué, vaincu une seconde fois, ils’évanouit.
– À merveille, ricana le prince. Nature sensibleimpression-nable… Actuellement, le cerveau est désorbité… Allons,l’instant est propice… Mais si je n’enlève pas l’affaire en vingtminutes, il m’échappe…
Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint versle lit, enleva le jeune homme, et le transporta sur le lit del’autre pièce.
Puis il lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche et lui fitrespirer des sels.
La défaillance, cette fois, ne fut pas longue.
Timidement, Gérard entrouvrit les paupières et leva les yeuxvers le plafond. La vision était finie.
Mais la disposition des meubles, l’emplacement de la table et dela cheminée, certains détails encore, tout le surprenait – et puisle souvenir de son acte, la douleur qu’il ressentait à lagorge…
Il dit au prince :
– J’ai fait un rêve, n’est-ce pas ?
– Non.
– Comment, non ?
Et soudain, se rappelant :
– Ah ! c’est vrai, je me souviens… j’ai voulu mourir etmême…
Il se pencha anxieusement :
– Mais le reste ? la vision ?
– Quelle vision ?
– L’homme… la corde… cela, c’est un rêve ?
– Non, affirma Sernine, cela aussi, c’est la réalité.
– Que dites-vous ? que dites-vous ? oh ! non…non, je vous en prie… éveillez-moi si je dors ou bien que jemeure ! Mais je suis mort, n’est-ce pas ? et c’est lecauchemar d’un cadavre… Ah ! je sens ma raison qui s’en va… Jevous en prie…
Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme,et s’inclinant vers lui :
– Ecoute-moi… écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Tasubstance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais GérardBaupré est mort. Tu me comprends, n’est-ce pas ? L’être socialqui avait nom Gérard Baupré n’existe plus. Tu l’as supprimé,celui-là. Demain, sur les registres de l’état civil, en face de cenom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » – et ladate de ton décès.
– Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié,mensonge ! puisque me voilà, moi, Gérard Baupré !
– Tu n’es pas Gérard Baupré, déclara Sernine.
Et désignant la porte ouverte :
– Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu levoir ? Il est suspendu au clou où tu l’as accroché. Sur latable se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Toutcela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n’y a plus àrevenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n’existeplus !
Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant queles faits prenaient une signification moins tragique, il commençaità comprendre.
– Et alors ?
– Et alors, causons…
– Oui… oui causons…
– Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ?Ah ! je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nousnous entendrons, et cela rapidement.
Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout desuite, en quelques mots, d’une voix sèche, il s’expliqua :
– Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent,sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?
– Je ne saisis pas.
– C’est bien simple. Le hasard t’a mis sur mon chemin, tu esjeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte dedésespoir le prouve – d’une belle honnêteté. Ce sont là desqualités que l’on trouve rarement réunies. Je les estime et je lesprends à mon compte.
– Elles ne sont pas à vendre.
– Imbécile ! Qui te parle de vente ou d’achat ? Gardeta conscience. C’est un joyau trop précieux pour que je t’endélivre.
– Alors qu’est-ce que vous me demandez ?
– Ta vie !
Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :
– Ta vie ! ta vie que tu n’as pas su employer ! Ta vieque tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire,moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse quite donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre oùplonge ma pensée secrète…
Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et ilcontinuait avec une emphase ironique :
– Tu es libre ! Pas d’entraves ! Tu n’as plus à subirle poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que lasociété avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l’épaule. Tues libre ! Dans ce monde d’esclaves où chacun porte sonétiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible,comme si tu possédais l’anneau de Gygès ou bien choisir tonétiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ?comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour unartiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, touteneuve ! Ta vie, c’est de la cire que tu as le droit de modelerà ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseilsde ta raison.
Le jeune homme eut un geste de lassitude.
– Eh ! que voulez-vous que je fasse de ce trésor ?Qu’en ai-je fait jusqu’ici ? Rien.
– Donne-le-moi.
– Qu’en pourrez-vous faire ?
– Tout. Si tu n’es pas un artiste, j’en suis un, moi ! etenthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n’as pasle feu sacré, je l’ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai,moi ! Donne-moi ta vie.
– Des mots, des promesses ! s’écria le jeune homme dont levisage s’animait. Des songes creux ! Je sais bien ce que jevaux ! Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes effortsqui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il mefaudrait une volonté que je n’ai pas…
– J’ai la mienne
– Des amis…
– Tu en auras !
– Des ressources…
– Je t’en apporte, et quelles ressources ! Tu n’auras qu’àpuiser, comme on puiserait dans un coffre magique.
– Mais qui êtes-vous donc ? s’écria le jeune homme avecégarement.
– Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi qu’importe !Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu’empereur.
– Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? balbutia Baupré.
– Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit Il n’y apas de limites à ma volonté, il n’y en a pas à mon pouvoir. Je suisplus riche que le plus riche, car sa fortune m’appartient… Je suisplus puissant que les plus forts, car leur force est à monservice.
Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard:
– Sois riche aussi… sois fort… c’est le bonheur que je t’offre…c’est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c’estla gloire aussi. Acceptes-tu ?
– Oui… oui, murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-ilfaire ?
– Rien.
– Cependant…
– Rien, te dis-je. Tout l’échafaudage de mes projets repose surtoi, mais tu ne comptes pas. Tu n’as pas à jouer de rôle actif. Tun’es, pour l’instant, qu’un figurant… même pas ! un pion queje pousse.
– Que ferai-je ?
– Rien… des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras del’argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m’occuperai même pas de toi.Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.
– Et qui serai-je ?
Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine :
– Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là. Gérardtressaillit de révolte et de dégoût.
– Oh non ! celui-là est mort… et puis c’est un crime… non,je veux une vie nouvelle, faite pour moi, imaginée pour moi… un nominconnu…
– Celui-là, te dis-je, s’écria Sernine, irrésistible d’énergieet d’autorité, tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là,parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustreet qu’il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse etd’orgueil.
– C’est un crime, gémit Baupré, tout défaillant.
– Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïecelui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j’aidroit de vie ou de mort.
Choisis. Il tira son revolver, l’arma et le braqua sur le jeunehomme.
– Choisis ! répéta-t-il.
L’expression de son visage était implacable. Gérard eut peur ets’abattit sur le lit en sanglotant.
– Je veux vivre !
– Tu le veux fermement, irrévocablement ?
– Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j’aitentée, la mort m’épouvante Tout… tout plutôt que la mort !Tout ! la souffrance, la faim, la maladie, toutes lestortures, toutes les infamies, le crime même, s’il le faut mais pasla mort.
Il frissonnait de fièvre et d’angoisse, comme si la grandeennemie rôdait encore autour de lui et qu’il se sentît impuissant àfuir l’étreinte de ses griffes.
Le prince redoubla d’efforts, et d’une voix ardente, le tenantsous lui comme une proie :
– Je ne te demande rien d’impossible, rien de mal. S’il y aquelque chose, j’en suis responsable… Non, pas de crime un peu desouffrance, tout au plus un peu de ton sang qui coulera. Maisqu’est-ce que c’est, auprès de l’effroi de mourir ?
– La souffrance m’est indifférente.
– Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout desuite ! dix secondes de souffrance, et ce sera tout… dixsecondes, et la vie de l’autre t’appartiendra.
Il l’avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise,il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigtsécartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya letranchant contre le petit doigt, entre la première et la deuxièmejointure, et ordonna :
– Frappe ! frappe toi-même ! un coup de poing et c’esttout ! Il lui avait pris la main droite et cherchait àl’abattre sur l’autre comme un marteau. Gérard se tordit, convulséd’horreur. Il comprenait.
– Jamais ! bégaya-t-il, jamais !
– Frappe ! un seul coup et c’est fait, un seul coup, et tuseras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra.
– Son nom…
– Frappe d’abord
– Jamais ! oh ! quel supplice… Je vous en prie plustard…
– Maintenant… je le veux… il le faut…
– Non… non je ne peux pas…
– Mais frappe donc, imbécile, c’est la fortune, la gloire,l’amour.
Gérard leva le poing, dans un élan.
– L’amour, dit-il, oui… pour cela, oui…
– Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancéet’attend. C’est moi qui l’ai choisie. Elle est plus pure que lesplus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut laconquérir. Frappe !
Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l’instinct futplus fort.
Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement ilrompit l’étreinte de Sernine et s’enfuit.
Il courut comme un fou vers l’autre pièce. Un hurlement deterreur lui échappa, à la vue de l’abominable spectacle, et ilrevint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine.
– Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinqdoigts et en disposant la lame du couteau.
Ce fut mécanique. D’un geste d’automate, les yeux hagards, laface livide, le jeune homme leva son poing et frappa.
– Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur. Le petitbout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois,il s’était évanoui.
Sernine le regarda quelques secondes et prononça doucement :
– Pauvre gosse ! Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Jepaie toujours royalement.
Il descendit et retrouva le Docteur en bas :
– C’est fini. À ton tour. Monte et fais-lui une incision dans lajoue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deuxcicatrices soient identiques. Dans une heure, je viens lerechercher.
– Où allez-vous ?
– Prendre l’air. J’ai le cœur qui chavire.
Dehors il respira longuement, puis il alluma une autrecigarette.
– Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante,mais féconde, vraiment féconde. Me voici l’ami de DolorèsKesselbach. Me voici l’ami de Geneviève. Je me suis confectionné unnouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion.Et enfin, j’ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n’en trouvepas à la douzaine. Maintenant, ma tâche est finie. Je n’ai plusqu’à recueillir le fruit de mes efforts. À vous de travailler,monsieur Lenormand. Moi, je suis prêt.
Et il ajouta, en songeant au malheureux mutilé qu’il avaitébloui de ses promesses :
– Seulement, il y a un seulement, j’ignore tout à fait cequ’était ce Pierre Leduc dont j’ai octroyé généreusement la place àce bon jeune homme. Et ça, c’est embêtant… Car, enfin, rien ne meprouve que Pierre Leduc n’était pas le fils d’uncharcutier !
Le 31 mai, au matin, tous les journaux rappelaient que Lupin,dans une lettre écrite à M. Lenormand, avait annoncé pour cettedate l’évasion de l’huissier Jérôme.
Et l’un d’eux résumait fort bien la situation à ce jour :
« L’affreux carnage du Palace-Hôtel remonte au 17 avril.Qu’a-t-on découvert depuis ? Rien.
« On avait trois indices : l’étui à cigarettes, les lettres L etM, le paquet de vêtements oublié dans le bureau de l’hôtel. Quelprofit en a-t-on tiré ? Aucun.
« On soupçonne, paraît-il, un des voyageurs qui habitaient lepremier étage, et dont la disparition semble suspecte. L’a-t-onretrouvé ? A-t-on établi son idendité ? Non.
« Donc, le drame est aussi mystérieux qu’à la première heure,les ténèbres aussi épaisses.
« Pour compléter ce tableau, on nous assure qu’il y auraitdésaccord entre le préfet de Police et son subordonné M. Lenormand,et que celui-ci, moins vigoureusement soutenu par le président duConseil, aurait virtuellement donné sa démission depuis plusieursjours. L’affaire Kesselbach serait poursuivie par le sous-chef dela Sûreté, M. Weber, l’ennemi personnel de M. Lenormand.
« Bref, c’est le désordre, l’anarchie.
« En face, Lupin, c’est-à-dire la méthode, l’énergie, l’espritde suite.
« Notre conclusion ? Elle sera brève. Lupin enlèvera soncomplice aujourd’hui, 31 mai, ainsi qu’il l’a prédit. »
Cette conclusion, que l’on retrouvait dans toutes les autresfeuilles, c’était celle également que le public avait adoptée. Etil faut croire que la menace n’avait pas été non plus sans porteren haut lieu, car le préfet de Police, et, en l’absence de M.Lenormand, soi-disant malade, le sous-chef de la Sûreté, M. Weber,avaient pris les mesures les plus rigoureuses, tant au Palais deJustice qu’à la prison de la Santé où se trouvait le prévenu.
Par pudeur on n’osa point suspendre, ce jour-là, lesinterrogatoires quotidiens de M. Formerie, mais, de la prison auboulevard du Palais, une véritable mobilisation de forces de policegardait les rues du parcours.
Au grand étonnement de tous, le 31 mai se passa et l’évasionannoncée n’eut pas lieu.
Il y eut bien quelque chose, un commencement d’exécution qui setraduisit par un embarras de tramways, d’omnibus et de camions aupassage de la voiture cellulaire, et le bris inexplicable d’une desroues de cette voiture. Mais la tentative ne se précisa pointdavantage.
C’était donc l’échec. Le public en fut presque déçu, et lapolice triompha bruyamment.
Or, le lendemain, samedi, un bruit incroyable se répandit dansle Palais, courut dans les bureaux de rédaction : l’huissier Jérômeavait disparu.
Etait-ce possible ?
Bien que les éditions spéciales confirmassent la nouvelle, on serefusait à l’admettre. Mais, à six heures, une note publiée par laDépêche du Soir la rendit officielle :
Nous recevons la communication suivante signée d’Arsène Lupin.Le timbre spécial qui s’y trouve apposé, conformément à lacirculaire que Lupin adressait dernièrement à la presse, nouscertifie l’authenticité du document.
« Monsieur le Directeur,
« Veuillez m’excuser auprès du public de n’avoir point tenu maparole hier. Au dernier moment, je me suis aperçu que le 31 maitombait un vendredi ! Pouvais-je, un vendredi, rendre laliberté à mon ami ? Je n’ai pas cru devoir assumer une telleresponsabilité.
« Je m’excuse aussi de ne point donner ici, avec ma franchisehabituelle, des explications sur la façon dont ce petit événements’est effectué. Mon procédé est tellement ingénieux et tellementsimple que je craindrais, en le dévoilant, que tous les malfaiteursne s’en inspirassent. Quel étonnement le jour où il me sera permisde parler ! C’est tout cela, dira-t-on ? Pas davantage,mais il fallait y penser.
« Je vous prie d’agréer, monsieur le Directeur
« Signé : ARSÈNE LUPIN. »
Une heure après, M. Lenormand recevait un coup de téléphone :Valenglay, le président du Conseil, le demandait au ministère del’Intérieur.
– Quelle bonne mine vous avez, mon cher Lenormand ! Et moiqui vous croyais malade et qui n’osais pas vous déranger !
– Je ne suis pas malade, monsieur le Président.
– Alors, cette absence, c’était par bouderie ! Toujours cemauvais caractère.
– Que j’aie mauvais caractère, monsieur le Président, je leconfesse mais que je boude, non.
– Mais vous restez chez vous ! et Lupin en profite pourdonner la clef des champs à ses amis
– Pouvais-je l’en empêcher ?
– Comment ! mais la ruse de Lupin est grossière. Selon sonprocédé habituel, il a annoncé la date de l’évasion, tout le mondey a cru, un semblant de tentative a été esquissé, l’évasion nes’est pas produite, et le lendemain, quand personne n’y pense plus,pffft, les oiseaux s’envolent.
– Monsieur le Président, dit gravement le chef de la Sûreté,Lupin dispose de moyens tels que nous ne sommes pas en mesured’empêcher ce qu’il a décidé. L’évasion était certaine,mathémati¬que. J’ai préféré passer la main et laisser le ridiculeaux autres.
Valenglay ricana :
– Il est de fait que M. le préfet de Police, à l’heure actuelle,et que M. Weber ne doivent pas se réjouir… Mais enfin, pouvez-vousm’expliquer, Lenormand ?
– Tout ce qu’on sait, monsieur le Président, c’est que l’évasions’est produite au Palais de Justice. Le prévenu a été amené dansune voiture cellulaire et conduit dans le cabinet de M. Formerie,mais il n’est pas sorti du Palais de Justice. Et cependant on nesait ce qu’il est devenu.
– C’est ahurissant.
– Ahurissant.
– Et l’on n’a fait aucune découverte ?
– Si. Le couloir intérieur qui longe les cabinets d’instructionétait encombré d’une foule absolument insolite de prévenus, degardes, d’avocats, d’huissiers, et l’on a fait cette découverte quetous ces gens avaient reçu de fausses convocations à comparaître àla même heure. D’autre part, aucun des juges d’instruction qui lesavaient soi-disant convoqués n’est venu ce jour-là à son cabinet,et cela par suite de fausses convocations du Parquet, les envoyantdans tous les coins de Paris et de la banlieue.
– C’est tout ?
– Non. On a vu deux gardes municipaux et un prévenu quitraversaient les cours. Dehors, un fiacre les attendait où ils sontmontés tous les trois.
– Et votre hypothèse, Lenormand ? Votre opinion ?
– Mon hypothèse, monsieur le Président, c’est que les deuxgardes municipaux étaient des complices qui, profitant du désordredu couloir, se sont substitués aux vrais gardes. Et mon opinion,c’est que cette évasion n’a pu réussir que grâce à descirconstances si spéciales, à un ensemble de faits si étrange, quenous devons admettre comme certaines les complicités les plusinadmissibles. Au Palais, ailleurs, Lupin a des attaches quidéjouent tous nos calculs. Il en a dans la Préfecture de police, ilen a autour de moi. C’est une organisation formidable, un servicede la Sûreté mille fois plus habile, plus audacieux, plus divers etplus souple que celui que je dirige.
– Et vous supportez cela, Lenormand !
– Non.
– Alors, pourquoi votre inertie depuis le début de cetteaffaire ? Qu’avez-vous fait contre Lupin ?
– J’ai préparé la lutte.
– Ah ! parfait ! Et pendant que vous prépariez, ilagissait, lui.
– Moi aussi.
– Et vous savez quelque chose ?
– Beaucoup.
– Quoi ? parlez donc.
M. Lenormand fit, en s’appuyant sur sa canne, une petitepromenade méditative à travers la vaste pièce. Puis il s’assit enface de Valenglay, brossa du bout de ses doigts les parements de saredingote olive, consolida sur son nez ses lunettes à branchesd’argent, et lui dit nettement :
– Monsieur le Président, j’ai dans la main trois atouts.D’abord, je sais le nom sous lequel se cache actuellement ArsèneLupin, le nom sous lequel il habitait boulevard Haussmann, recevantchaque jour ses collaborateurs, reconstituant et dirigeant sabande.
– Mais alors, nom d’un chien, pourquoi ne l’arrêtez-vouspas ?
– Je n’ai eu ces renseignements qu’après coup. Depuis, le princeappelons-le prince Trois Etoiles, a disparu. Il est à l’étrangerpour d’autres affaires.
– Et s’il ne reparaît pas ?
– La situation qu’il occupe, la manière dont il s’est engagédans l’affaire Kesselbach exigent qu’il reparaisse, et sous le mêmenom.
– Néanmoins…
– Monsieur le Président, j’en arrive à mon second atout. J’aifini par découvrir Pierre Leduc.
– Allons donc !
– Ou plutôt, c’est Lupin qui l’a découvert, et c’est Lupin qui,avant de disparaître, l’a installé dans une petite villa auxenvirons de Paris.
– Fichtre ! mais comment avez-vous su ?
– Oh ! facilement. Lupin a placé auprès de Pierre Leduc,comme surveillants et défenseurs, deux de ses complices. Or, cescomplices sont des agents à moi, deux frères que j’emploie en grandsecret et qui me le livreront à la première occasion.
– Bravo ! bravo ! de sorte que…
– De sorte que, comme Pierre Leduc est, pourrait-on dire, lepoint central autour duquel convergent tous les efforts de ceux quisont en quête du fameux secret Kesselbach… par Pierre Leduc,j’aurai un jour ou l’autre : 1° l’auteur du triple assassinat,puisque ce misérable s’est substitué à M. Kesselbach dansl’accomplissement d’un projet grandiose, et jusqu’ici inconnu, etpuisque M. Kesselbach avait besoin de retrouver Pierre Leduc pourl’accomplissement de ce projet ; 2° j’aurai Arsène Lupin,puisque Arsène Lupin poursuit le même but.
– À merveille. Pierre Leduc est l’appât que vous tendez àl’ennemi.
– Et le poisson mord, monsieur le Président. Je viens derecevoir un avis par lequel on a vu tantôt un individu suspect quirôdait autour de la petite villa que Pierre Leduc occupe sous laprotection de mes deux agents secrets. Dans quatre heures, je seraisur les lieux.
– Et le troisième atout, Lenormand ?
– Monsieur le Président, il est arrivé hier à l’adresse de M.Rudolf Kesselbach une lettre que j’ai interceptée.
– Interceptée, vous allez bien.
– Que j’ai ouverte et que j’ai gardée pour moi. La voici. Elledate de deux mois. Elle est timbrée du Cap et contient ces mots:
« Mon bon Rudolf, je serai le 1er juin à Paris, et toujoursaussi misérable que quand vous m’avez secouru. Mais j’espèrebeaucoup dans cette affaire de Pierre Leduc que je vous aiindiquée. Quelle étrange histoire ! L’avez-vous retrouvé,lui ? Où en sommes-nous ? J’ai hâte de le savoir.
« Signé : votre fidèle STEINWEG. »
– Le 1er juin, continua M. Lenormand, c’est aujourd’hui. J’aichargé un de mes inspecteurs de me dénicher ce nommé Steinweg. Jene doute pas de la réussite.
– Moi non plus, je n’en doute pas, s’écria Valenglay en selevant, et je vous fais toutes mes excuses, mon cher Lenormand, etmon humble confession : j’étais sur le point de vous lâcher mais enplein ! Demain, j’attendais le préfet de Police et M.Weber.
– Je le savais, monsieur le Président.
– Pas possible.
– Sans quoi, me serais-je dérangé ? Aujourd’hui vous voyezmon plan de bataille. D’un côté je tends des pièges où l’assassinfinira par se prendre : Pierre Leduc ou Steinweg me le livreront.De l’autre côté je rôde autour de Lupin. Deux de ses agents sont àma solde et il les croit ses plus dévoués collaborateurs. En outre,il travaille pour moi, puisqu’il poursuit, comme moi, l’auteur dutriple assassinat. Seulement il s’imagine me rouler, et c’est moiqui le roule. Donc, je réussirai, mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que j’aie les coudées franches, et que je puisse agirselon les nécessités du moment sans me soucier du public quis’impatiente et de mes chefs qui intriguent contre moi.
– C’est convenu.
– En ce cas, monsieur le Président, d’ici quelques jours jeserai vainqueur ou je serai mort.
À Saint-Cloud. Une petite villa située sur l’un des points lesplus élevés du plateau, le long d’un chemin peu fréquenté. Il estonze heures du soir. M. Lenormand a laissé son automobile àSaint-Cloud, et, suivant le chemin avec précaution, ils’approche.
Une ombre se détache.
– C’est toi, Gourel ?
– Oui, chef.
– Tu as prévenu les frères Doudeville de mon arrivée ?
– Oui, votre chambre est prête, vous pouvez vous coucher etdormir… À moins qu’on n’essaie d’enlever Pierre Leduc cette nuit,ce qui ne m’étonnerait pas, étant donné le manège de l’individu queles Doudeville ont aperçu.
Ils franchirent le jardin, entrèrent doucement, et montèrent aupremier étage. Les deux frères, Jean et Jacques Doudeville, étaientlà.
– Pas de nouvelles du prince Sernine ? leurdemanda-t-il.
– Aucune, chef.
– Pierre Leduc ?
– Il reste étendu toute la journée dans sa chambre durez-de-chaussée, ou dans le jardin. Il ne monte jamais nousvoir.
– Il va mieux ?
– Bien mieux. Le repos le transforme à vue d’œil.
– Il est tout dévoué à Lupin ?
– Au prince Sernine plutôt, car il ne se doute pas que les deuxça ne fait qu’un. Du moins, je le suppose, on ne sait rien aveclui. Il ne parle jamais. Ah ! c’est un drôle de pistolet. Iln’y a qu’une personne qui ait le don de l’animer, de le fairecauser, et même rire. C’est une jeune fille de Garches, à laquellele prince Sernine l’a présenté, Geneviève Ernemont. Elle est venuetrois fois déjà Encore aujourd’hui…
Il ajouta en plaisantant :
– Je crois bien qu’on flirte un peu… C’est comme Son Altesse leprince Sernine et Mme Kesselbach… il paraît qu’il lui fait desyeux ! ce sacré Lupin !
M. Lenormand ne répondit pas. On sentait que tous ces détails,dont il ne paraissait pas faire état, s’enregistraient au plusprofond de sa mémoire, pour l’instant où il lui faudrait en tirerles conclusions logiques.
Il alluma un cigare, le mâchonna sans le fumer, le ralluma et lelaissa tomber.
Il posa encore deux ou trois questions, puis, tout habillé, ilse jeta sur son lit.
– S’il y a la moindre chose, qu’on me réveille… Sinon, je dors.Allez chacun à son poste.
Les autres sortirent. Une heure s’écoula, deux heures… Soudain,M. Lenormand sentit qu’on le touchait, et Gourel lui dit :
– Debout, chef, on a ouvert la barrière.
– Un homme, deux hommes ?
– Je n’en ai vu qu’un… La lune a paru à ce moment il s’estaccroupi contre un massif.
– Et les frères Doudeville ?
– Je les ai envoyés dehors, par derrière. Ils lui couperont laretraite quand le moment sera venu.
Gourel saisit la main de M. Lenormand, le conduisit en bas, puisdans une pièce obscure.
– Ne bougez pas, chef, nous sommes dans le cabinet de toilettede Pierre Leduc. J’ouvre la porte de l’alcôve où il couche… Necraignez rien il a pris son véronal comme tous les soirs… rien nele réveille. Venez là… Hein, la cachette est bonne ? ce sontles rideaux de son lit… D’ici, vous voyez la fenêtre et tout lecôté de la chambre qui va du lit à la fenêtre.
Elle était grande ouverte, cette fenêtre, et une confuse clartépénétrait, très précise par moments, lorsque la lune écartait levoile des nuages.
Les deux hommes ne quittaient pas des yeux le cadre vide de lacroisée, certains que l’événement attendu se produirait par là.
Un léger bruit… un craquement…
– Il escalade le treillage, souffla Gourel.
– C’est haut ?
– Deux mètres… deux mètres cinquante… Les craquements seprécisèrent.
– Va-t’en, Gourel, murmura Lenormand, rejoins les Doudevilleramène-les au pied du mur, et barrez la route à quiconque descendrad’ici.
Gourel s’en alla.
Au même moment une tête apparut au ras de la fenêtre, puis uneombre enjamba le balcon. M. Lenormand distingua un homme mince, detaille au-dessous de la moyenne, vêtu de couleur foncée, et sanschapeau.
L’homme se retourna et, penché au-dessus du balcon, regardaquelques secondes dans le vide comme pour s’assurer qu’aucun dangerne le menaçait. Puis il se courba et s’étendit sur le parquet. Ilsemblait immobile. Mais, au bout d’un instant, M. Lenormand serendit compte que la tache noire qu’il formait dans l’obscuritéavançait, s’approchait.
Elle gagna le lit.
Il eut l’impression qu’il entendait la respiration de cet être,et même qu’il devinait ses yeux, des yeux étincelants, aigus, quiperçaient les ténèbres comme des traits de feu, et qui voyaient,eux, à travers ces ténèbres.
Pierre Leduc eut un profond soupir et se retourna.
De nouveau le silence.
L’être avait glissé le long du lit par mouvements insensibles,et la silhouette sombre se détachait sur la blancheur des draps quipendaient.
Si M. Lenormand avait allongé le bras, il l’eût touché. Cettefois il distingua nettement cette respiration nouvelle quialternait avec celle du dormeur, et il eut l’illusion qu’ilpercevait aussi le bruit d’un cœur qui battait. Tout à coup un jetde lumière… L’homme avait fait jouer le ressort d’une lanterneélectrique à projecteur, et Pierre Leduc se trouva éclairé en pleinvisage. Mais l’homme, lui, restait dans l’ombre, et M. Lenormand neput voir sa figure.
Il vit seulement quelque chose qui luisait dans le champ de laclarté, et il tressaillit. C’était la lame d’un couteau, et cecouteau, effilé, menu, stylet plutôt que poignard, lui parutidentique au couteau qu’il avait ramassé près du cadavre deChapman, le secrétaire de M. Kesselbach.
De toute sa volonté il se retint pour ne pas sauter sur l’homme.Auparavant, il voulait voir ce qu’il venait faire…
La main se leva. Allait-elle frapper ? M. Lenormand calculala distance pour arrêter le coup. Mais non, ce n’était pas un gestede meurtre, mais un geste de précaution. Si Pierre Leduc remuait,s’il tentait d’appeler, la main s’abattrait. Et l’homme s’inclinavers le dormeur, comme s’il examinait quelque chose.
– La joue droite, pensa M. Lenormand, la cicatrice de la jouedroite il veut s’assurer que c’est bien Pierre Leduc.
L’homme s’était un peu tourné, de sorte qu’on n’apercevait queles épaules. Mais les vêtements, le pardessus étaient si prochesqu’ils frôlaient les rideaux derrière lesquels se cachait M.Lenormand.
– Un mouvement de sa part, pensa-t-il, un frisson d’inquiétude,et je l’empoigne.
Mais l’homme ne bougea pas, tout entier à son examen. Enfin,après avoir passé son poignard dans la main qui tenait la lanterne,il releva le drap de lit, à peine d’abord, puis un peu plus, puisdavantage, de sorte qu’il advint que le bras gauche du dormeur futdécouvert et que la main fut à nu. Le jet de la lanterne éclairacette main. Quatre doigts s’étalaient. Le cinquième était coupé àla seconde phalange.
Une deuxième fois, Pierre Leduc fit un mouvement. Aussitôt lalumière s’éteignit, et durant un instant l’homme resta auprès dulit, immobile, tout droit. Allait-il se décider à frapper ? M.Lenormand eut l’angoisse du crime qu’il pouvait empêcher siaisément, mais qu’il ne voulait prévenir cependant qu’à la secondesuprême.
Un long, un très long silence. Subitement, il eut la vision,inexacte d’ailleurs, d’un bras qui se levait. Instinctivement ilbougea, tendant la main au-dessus du dormeur. Dans son geste ilheurta l’homme.
Un cri sourd. L’individu frappa dans le vide, se défendit auhasard, puis s’enfuit vers la fenêtre. Mais M. Lenormand avaitbondi sur lui, et lui encerclait les épaules de ses deux bras.
Tout de suite, il le sentit qui cédait, et qui, plus faible,impuissant, se dérobait à la lutte et cherchait à glisser entre sesbras. De toutes ses forces il le plaqua contre lui, le ploya endeux et retendit à la renverse sur le parquet.
– Ah ! je te tiens… je te tiens, murmura-t-il,triomphant.
Et il éprouvait une singulière ivresse à emprisonner de sonétreinte irrésistible ce criminel effrayant, ce monstreinnomma-ble. Il se sentait vivre et frémir, rageur et désespéré,leurs deux existences mêlées, leurs souffles confondus.
– Qui es-tu ? dit-il, qui es-tu ? il faudra bienparler…
Et il serrait le corps de l’ennemi avec une énergie croissante,car il avait l’impression que ce corps diminuait entre ses bras,qu’il s’évanouissait. Il serra davantage et davantage…
Et, soudain, il frissonna des pieds à la tête. Il avait senti,il sentait une toute petite piqûre à la gorge. Exaspéré, il serraencore plus : la douleur augmenta. Et il se rendit compte quel’homme avait réussi à tordre son bras, à glisser sa main jusqu’àsa poitrine et à dresser son poignard. Le bras, certes, étaitimmobilisé, mais à mesure que M. Lenormand resserrait le nœud del’étreinte, la pointe du poignard entrait dans la chairofferte.
Il renversa un peu la tête pour échapper à cette pointe : lapointe suivit le mouvement et la plaie s’élargit.
Alors il ne bougea plus, assailli par le souvenir des troiscrimes, et par tout ce que représentait d’effarant, d’atroce et defatidique cette même petite aiguille d’acier qui trouait sa peau,et qui s’enfonçait, elle aussi, implacablement
D’un coup, il lâcha prise et bondit en arrière. Puis, tout desuite, il voulut reprendre l’offensive. Trop tard. L’hommeenjambait la fenêtre et sautait.
– Attention, Gourel ! cria-t-il, sachant que Gourel étaitlà, prêt à recevoir le fugitif.
Il se pencha.
Un froissement de galets, une ombre entre deux arbres, leclaquement de la barrière… Et pas d’autre bruit… Aucuneintervention…
Sans se soucier de Pierre Leduc, il appela :
– Gourel ! Doudeville !
Aucune réponse. Le grand silence nocturne de la campagne.
Malgré lui il songea encore au triple assassinat, au styletd’acier. Mais non, c’était impossible, l’homme n’avait pas eu letemps de frapper, il n’en avait même pas eu besoin, ayant trouvé lechemin libre.
À son tour il sauta et, faisant jouer le ressort de sa lanterne,il reconnut Gourel qui gisait sur le sol.
– Crebleu ! jura-t-il. S’il est mort, on me le paiera cher.Mais Gourel vivait, étourdi seulement, et, quelques minutes plustard, revenant à lui, il grognait :
– Un coup de poing, chef un simple coup de poing en pleinepoitrine. Mais quel gaillard !
– Ils étaient deux alors ?
– Oui, un petit, qui est monté, et puis un autre qui m’a surprispendant que je veillais.
– Et les Doudeville ?
– Pas vus.
On retrouva l’un d’eux, Jacques, près de la barrière, toutsanglant, la mâchoire démolie, l’autre un peu plus loin,suffoquant, la poitrine défoncée.
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda M. Lenormand. Jacquesraconta que son frère et lui s’étaient heurtés à un individu quiles avait mis hors de combat avant qu’ils n’eussent le temps de sedéfendre.
– Il était seul ?
– Non, quand il est repassé près de nous, il était accompagnéd’un camarade, plus petit que lui.
– As-tu reconnu celui qui t’a frappé ?
– À la carrure, ça m’a semblé l’Anglais du Palace Hôtel, celuiqui a quitté l’hôtel et dont nous avons perdu la trace.
– Le major ?
– Oui, le major Parbury.
Après un instant de réflexion, M. Lenormand prononça :
– Le doute n’est plus permis. Ils étaient deux dans l’affaireKesselbach : l’homme au poignard, qui a tué, et son complice, lemajor.
– C’est l’avis du prince Sernine, murmura JacquesDoudeville.
– Et ce soir, continua le chef de la Sûreté, ce sont eux encore…les deux mêmes.
Et il ajouta :
– Tant mieux. On a cent fois plus de chances de prendre deuxcoupables qu’un seul.
M. Lenormand soigna ses hommes, les fit mettre au lit, etchercha si les assaillants n’avaient point perdu quelque objet oulaissé quelque trace. Il ne trouva rien, et se coucha.
Au matin, Gourel et les Doudeville ne se ressentant pas trop deleurs blessures, il ordonna aux deux frères de battre les environs,et il partit avec Gourel pour Paris, afin d’expédier ses affaireset de donner ses ordres.
Il déjeuna dans son bureau. À deux heures, il apprit une bonnenouvelle. Un de ses meilleurs agents, Dieuzy, avait cueilli, à ladescente d’un train venant de Marseille, l’Allemand Steinweg, lecorrespondant de Rudolf Kesselbach.
– Dieuzy est là ? dit-il.
– Oui, chef, répondit Gourel, il est là avec l’Allemand.
– Qu’on me les amène.
À ce moment il reçut un coup de téléphone. C’était JeanDoudeville qui le demandait, du bureau de Garches. La communicationfut rapide.
– C’est toi, Jean ? du nouveau ?
– Oui, chef, le major Parbury…
– Eh bien ?
– Nous l’avons retrouvé. Il est devenu espagnol et il s’estbruni la peau. Nous venons de le voir. Il pénétrait dans l’Ecolelibre de Garches. Il a été reçu par cette demoiselle… vous savez,la jeune fille qui connaît le prince Sernine, GenevièveErnemont.
– Tonnerre !
M. Lenormand lâcha l’appareil, sauta sur son chapeau, seprécipita dans le couloir, rencontra Dieuzy et l’Allemand, et leurcria :
– À six heures… rendez-vous ici…
Il dégringola l’escalier, suivi de Gourel et de troisinspecteurs qu’il avait cueillis au passage, et s’engouffra dansson automobile.
– À Garches, dix francs de pourboire. Un peu avant le parc deVilleneuve, au détour de la ruelle qui conduit à l’école, il fitstopper. Jean Doudeville, qui l’attendait, s’écria aussitôt :
– Le coquin a filé par l’autre côté de la ruelle, il y a dixminutes.
– Seul ?
– Non, avec la jeune fille.
M. Lenormand empoigna Doudeville au collet :
– Misérable ! tu l’as laissé partir ! mais ilfallait…
– Mon frère est sur sa piste.
– Belle avance ! il le sèmera, ton frère. Est-ce que vousêtes de force ? Il prit lui-même la direction de l’auto ets’engagea résolument dans la ruelle, insouciant des ornières et desfourrés. Très vite, ils débouchèrent sur un chemin vicinal qui lesconduisit à un carrefour où s’embranchaient cinq routes. Sanshésiter, M. Lenormand choisit la route de gauche, celle deSaint-Cucufa. De fait, au haut de la côte qui descend vers l’étang,ils dépassèrent l’autre frère Doudeville qui leur cria :
– Ils sont en voiture à un kilomètre.
Le chef n’arrêta pas. Il lança l’auto dans la descente, brûlales virages, contourna l’étang et soudain jeta une exclamation detriomphe.
Au sommet d’une petite montée qui se dressait au-devant d’eux,il avait vu la capote d’une voiture.
Malheureusement, il s’était engagé sur une mauvaise route. Ildut faire machine arrière.
Quand il fut revenu à l’embranchement, la voiture était encorelà, arrêtée. Et, tout de suite, pendant qu’il virait, il aperçutune femme qui sautait de la voiture. Un homme apparut sur lemarchepied. La femme allongea le bras. Deux détonationsretentirent.
Elle avait mal visé sans doute, car une tête surgit de l’autrecôté de la capote, et l’homme, avisant l’automobile, cingla d’ungrand coup de fouet son cheval qui partit au galop. Et aussitôt untournant cacha la voiture.
En quelques secondes, M. Lenormand acheva la manœuvre, piquadroit sur la montée, dépassa la jeune fille sans s’arrêter et,hardiment, tourna.
C’était un chemin forestier qui descendait, abrupt etrocailleux, entre des bois épais, et qu’on ne pouvait suivre quetrès lentement, avec les plus grandes précautions. Maisqu’importait ! À vingt pas en avant, la voiture, une sorte decabriolet à deux roues, dansait sur les pierres, traînée, retenueplutôt, par un cheval qui ne se risquait que prudemment et à pascomptés. Il n’y avait plus rien à craindre, la fuite étaitimpossible.
Et les deux véhicules roulèrent de haut en bas, cahotés etsecoués. Un moment même, ils furent si près l’un de l’autre que M.Lenormand eut l’idée de mettre pied à terre et de courir avec seshommes. Mais il sentit le péril qu’il y aurait à freiner sur unepente aussi brutale, et il continua, serrant l’ennemi de près,comme une proie que l’on tient à portée de son regard, à portée desa main.
– Ça y est, chef, ça y est ! murmuraient les inspecteurs,étreints par l’imprévu de cette chasse. En bas de la routes’amorçait un chemin qui se dirigeait vers la Seine, vers Bougival.Sur terrain plat, le cheval partit au petit trot, sans se presser,et en tenant le milieu de la voie.
Un effort violent ébranla l’automobile. Elle eut l’air, plutôtque de rouler, d’agir par bonds ainsi qu’un fauve qui s’élance, et,se glissant le long du talus, prête à briser tous les obstacles,elle rattrapa la voiture, se mit à son niveau, la dépassa.
Un juron de M. Lenormand Des clameurs de rage La voiture étaitvide !
La voiture était vide. Le cheval s’en allait paisiblement, lesrênes sur le dos, retournant sans doute à l’écurie de quelqueauberge environnante où on l’avait pris en location pour lajournée.
Etouffant sa colère, le chef de la Sûreté dit simplement :
– Le major aura sauté pendant les quelques secondes où nousavons perdu de vue la voiture, au début de la descente.
– Nous n’avons qu’à battre les bois, chef, et nous sommessûrs…
– De rentrer bredouilles. Le gaillard est loin, allez, et iln’est pas de ceux qu’on pince deux fois dans la même journée.Ah ! crénom de crénom !
Ils rejoignirent la jeune fille qu’ils trouvèrent en compagniede Jacques Doudeville, et qui ne paraissait nullement se ressentirde son aventure.
M. Lenormand, s’étant fait connaître, s’offrit à la ramener chezelle, et, tout de suite, il l’interrogea sur le major anglaisParbury. Elle s’étonna :
– Il n’est ni major ni anglais, et il ne s’appelle pasParbury.
– Alors il s’appelle ?
– Juan Ribeira, il est espagnol, et chargé par son Gouvernementd’étudier le fonctionnement des écoles françaises.
– Soit. Son nom et sa nationalité n’ont pas d’importance. C’estbien celui que nous cherchons. Il y a longtemps que vous leconnaissez ?
– Une quinzaine de jours. Il avait entendu parler d’une écoleque j’ai fondée à Garches, et il s’intéressait à ma tentative, aupoint de me proposer une subvention annuelle à la seule conditionqu’il pût venir de temps à autre constater les progrès de mesélèves. Je n’avais pas le droit de refuser.
– Non, évidemment, mais il fallait consulter autour de vous…N’êtes-vous pas en relation avec le prince Sernine ? C’est unhomme de bon conseil.
– Oh ! j’ai toute confiance en lui, mais actuellement ilest en voyage.
– Vous n’aviez pas son adresse ?
– Non. Et puis, que lui aurais-je dit ? Ce monsieur seconduisait fort bien. Ce n’est qu’aujourd’hui… Mais je ne sais…
– Je vous en prie, mademoiselle, parlez-moi franchement… En moiaussi vous pouvez avoir confiance.
– Eh bien, M. Ribeira est venu tantôt. Il m’a dit qu’il étaitenvoyé par une dame française de passage à Bougival, que cette dameavait une petite fille dont elle désirait me confier l’éducation,et qu’elle me priait de venir sans retard. La chose me parut toutenaturelle. Et comme c’est aujourd’hui congé, comme M. Ribeira avaitloué une voiture qui l’attendait au bout du chemin, je ne fis pointde difficulté pour y prendre place.
– Mais enfin, quel était son but ? Elle rougit et prononça:
– M’enlever tout simplement. Au bout d’une demi-heure il mel’avouait.
– Vous ne savez rien sur lui ?
– Non.
– Il demeure à Paris ?
– Je le suppose.
– Il ne vous a pas écrit ? Vous n’avez pas quelques lignesde sa main, un objet oublié, un indice qui puisse nousservir ?
– Aucune indice… Ah ! cependant… mais cela n’a sans douteaucune importance…
– Parlez ! parlez ! je vous en prie.
– Eh bien, il y a deux jours, ce monsieur m’a demandé lapermission d’utiliser la machine à écrire dont je me sers, et il acomposé – difficilement, car il n’était pas exercé – une lettredont j’ai surpris par hasard l’adresse.
– Et cette adresse ?
– Il écrivait au Journal, et il glissa dans l’enveloppe unevingtaine de timbres.
– Oui, la petite correspondance sans doute, fit Lenormand.
– J’ai le numéro d’aujourd’hui, chef, dit Gourel.
M. Lenormand déplia la feuille et consulta la huitième page.Après un instant il eut un sursaut. Il avait lu cette phraserédigée avec les abréviations d’usage :
Nous informons toute personne connaissant M. Steinweg que nousvoudrions savoir s’il est à Paris, et son adresse. Répondre par lamême voie.
– Steinweg, s’écria Gourel, mais c’est précisément l’individuque Dieuzy nous amène.
« Oui, oui, fit M. Lenormand en lui-même, c’est l’homme dontj’ai intercepté la lettre à Kesselbach, l’homme qui a lancécelui-ci sur la piste de Pierre Leduc… Ainsi donc, eux aussi, ilsont besoin de renseignements sur Pierre Leduc et sur son passé… Euxaussi, ils tâtonnent… »
Il se frotta les mains : Steinweg était à sa disposition. Avantune heure Steinweg aurait parlé. Avant une heure le voile desténèbres qui l’opprimaient et qui faisaient de l’affaire Kesselbachla plus angoissante et la plus impénétrable des affaires dont ileût poursuivi la solution, ce voile serait déchiré.
À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet dela Préfecture de police. Tout de suite il manda Dieuzy.
– Ton bonhomme est là ?
– Oui.
– Où en es-tu avec lui ?
– Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que,d’après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à unedéclaration de séjour à la Préfecture et je l’ai conduit ici, dansle bureau de votre secrétaire.
– Je vais l’interroger.
Mais à ce moment un garçon survint.
– C’est une dame, chef, qui demande à vous parler tout desuite.
– Sa carte ?
– Voici.
– Mme Kesselbach ! Fais entrer.
Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria des’asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa minemaladive et cet air d’extrême lassitude où se révélait la détressede sa vie.
Elle tendit le numéro du Journal, en désignant à l’endroit de lapetite correspondance la ligne où il était question du sieurSteinweg.
– Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je nedoute pas qu’il ne sache beaucoup de choses.
– Dieuzy, fit Lenormand, amène la personne qui attend… Votrevisite, madame, n’aura pas été inutile. Je vous prie seulement,quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot.
La porte s’ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier debarbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu,l’air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde enquête de la pitance quotidienne.
Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M.Lenormand, sembla gêné par le silence qui l’accueillait, et tournason chapeau entre ses mains avec embarras. Mais soudain il parutstupéfait, ses yeux s’agrandirent, et il bégaya :
– Madame… madame Kesselbach.
Il avait vu la jeune femme.
Et rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s’approchad’elle avec un mauvais accent :
– Ah ! je suis content… enfin ! je croyais bien quejamais… j’étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme…Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ?
La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en pleinvisage, et, d’un coup, elle tomba sur une chaise et se mit àsangloter.
– Quoi ! eh bien, quoi ? fit Steinweg.
M. Lenormand s’interposa aussitôt.
– Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements quiont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes envoyage ?
– Oui, trois mois J’étais remonté jusqu’aux mines. Ensuite, jesuis revenu à Capetown, d’où j’ai écrit à Rudolf. Mais en routej’ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, jesuppose ?
– Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cetteabsence. Mais. auparavant, il est un point sur lequel nousvoudrions quelques renseignements. Il s’agit d’un personnage quevous avez connu, et que vous désigniez dans vos entretiens avec M.Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc
– Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ? Levieillard fut bouleversé. Il balbutia de nouveau :
– Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ?
– M. Kesselbach.
– Jamais ! c’est un secret que je lui ai révélé, et Rudolfgarde ses secrets surtout celui-ci…
– Cependant il est indispensable que vous nous répondiez. Nousfaisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutirsans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M.Kesselbach n’est plus là.
Enfin, quoi, s’écria Steinweg, paraissant se décider, que vousfaut-il ?
– Vous connaissez Pierre Leduc ?
– Je ne l’ai jamais vu, mais depuis longtemps je suis possesseurd’un secret qui le concerne. À la suite d’incidents inutiles àraconter, et grâce à une série de hasards, j’ai fini par acquérirla certitude que celui dont la découverte m’intéressait vivait àParis dans le désordre, et qu’il se faisait appeler Pierre Leduc,ce qui n’est pas son véritable nom.
– Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ?
– Je le suppose.
– Et vous ?
– Moi, je le connais.
– Eh bien, dites-le-nous.
Il hésita, puis violemment :
– Je ne le peux pas… je ne le peux pas…
– Mais pourquoi ?
– Je n’en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret,quand je l’ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d’importancequ’il m’a donné une grosse somme d’argent pour acheter mon silence,et qu’il m’a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour oùil parviendrait, d’abord à retrouver Pierre Leduc, et ensuite àtirer parti du secret.
Il sourit amèrement :
– La grosse somme d’argent est déjà perdue. Je venais prendredes nouvelles de ma fortune.
– M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté.
Steinweg bondit.
– Mort ! est-ce possible ! non, c’est un piège. MadameKesselbach, est-il vrai ?
Elle baissa la tête.
Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en mêmetemps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit àpleurer.
– Mon pauvre Rudolf, je l’avais vu tout petit… il venait joueravec moi à Augsbourg… Je l’aimais bien. Et invoquant le témoignagede Mme Kesselbach :
– Et lui aussi, n’est-ce pas, madame, il m’aimait bien ? ila dû vous le dire son vieux père Steinweg, comme il m’appelait.
M. Lenormand s’approcha de lui, et, de sa voix la plus nette:
– Ecoutez-moi. M. Kesselbach est mort assassiné Voyons, soyezcalme, les cris sont inutiles Il est mort assassiné, et toutes lescirconstances du crime prouvent que le coupable était au courant dece fameux projet. Y aurait-il quelque chose dans la nature de ceprojet qui vous permettrait de deviner ?
Steinweg restait interdit. Il balbutia :
– C’est de ma faute Si je ne l’avais pas lancé sur cettevoie
Mme Kesselbach s’avança suppliante.
– Vous croyez… vous avez une idée Oh ! je vous en prie,Steinweg..
– Je n’ai pas d’idée… je n’ai pas réfléchi, murmura-t-il, ilfaudrait que je réfléchisse…
– Cherchez dans l’entourage de M. Kesselbach, lui ditLenormand
Personne n’a été mêlé à vos conférences à ce moment-là ?Lui-même n’a pu se confier à personne ?
– À personne.
– Cherchez bien.
Tous deux, Dolorès et M. Lenormand, penchés sur lui, attendaientanxieusement sa réponse.
– Non, fit-il, je ne vois pas.
– Cherchez bien, reprit le chef de la Sûreté, le prénom et lenom de l’assassin ont comme initiale un L et un M.
– Un L, répéta-t-il je ne vois pa…s un L un M…
– Oui, les lettres sont en or et marquent le coin d’un étui àcigarettes qui appartenait à l’assassin.
– Un étui à cigarettes ? fit Steinweg avec un effort demémoire.
– En acier bruni… et l’un des compartiments intérieurs estdivisé en deux parties, la plus petite pour le papier à cigarettes,l’autre pour le tabac.
– En deux parties, en deux parties, redisait Steinweg, dont lesouvenirs semblaient réveillés par ce détail. Ne pourriez-vous memontrer cet objet ?
– Le voici, ou plutôt en voici une reproduction exacte, ditLenormand en lui donnant un étui à cigarettes.
– Hein ! Quoi ! fit Steinweg en prenant l’étui.
Il le contemplait d’un œil stupide, l’examinait, le retournaiten tous sens, et soudain il poussa un cri, le cri d’un homme queheurte une effroyable idée. Et il resta là, livide, les mainstremblantes, les yeux hagards.
– Parlez, mais parlez donc, ordonna M. Lenormand.
– Oh ! fit-il comme aveuglé de lumière, touts’explique.
– Parlez, mais parlez donc
Il les repoussa tous deux, marcha jusqu’aux fenêtres entitubant, puis revint sur ses pas, et se jetant sur le chef de laSûreté :
– Monsieur, monsieur l’assassin de Rudolf, je vais vous le dire…Eh bien…
Il s’interrompit.
– Eh bien ? firent les autres.
Une minute de silence. Dans la grande paix du bureau, entre cesmurs qui avaient entendu tant de confessions, tant d’accusations,le nom de l’abominable criminel allait-il résonner ? Ilsemblait à M. Lenormand qu’il était au bord de l’abîme insondable,et qu’une voix montait, montait jusqu’à lui. Quelques secondesencore et il saurait.
– Non, murmura Steinweg, non, je ne peux pas…
– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le chef de la Sûreté,furieux.
– Je dis que je ne peux pas.
– Mais vous n’avez pas le droit de vous taire ! La justiceexige.
– Demain, je parlerai, demain il faut que je réfléchisse… Demainje vous dirai tout ce que je sais sur Pierre Leduc tout ce que jesuppose à propos de cet étui… Demain, je vous le promets…
On sentait en lui cette sorte d’obstination à laquelle seheurtent vainement les efforts les plus énergiques. M. Lenormandcéda.
– Soit. Je vous donne jusqu’à demain, mais je vous avertis quesi demain vous ne parlez pas, je serai obligé d’avertir le juged’instruction.
Il sonna, et prenant l’inspecteur Dieuzy à part :
– Accompagne-le jusqu’à son hôtel et restes-y… je vais t’envoyerdeux camarades Et surtout, ouvre l’œil et le bon. On pourraitessayer de nous le prendre.
L’inspecteur emmena Steinweg, et M. Lenormand, revenant vers MmeKesselbach que cette scène avait violemment émue, s’excusa :
– Croyez à tous mes regrets, madame je comprends à quel pointvous devez être affectée.
Il l’interrogea sur l’époque où M. Kesselbach était rentré enrelations avec le vieux Steinweg et sur la durée de ces relations.Mais elle était si lasse qu’il n’insista pas.
– Dois-je revenir demain ? demanda-t-elle.
– Mais non, mais non. Je vous tiendrai au courant de tout ce quedira Steinweg. Voulez-vous me permettre de vous offrir mon brasjusqu’à votre voiture Ces trois étages sont si durs àdescendre.
Il ouvrit la porte et s’effaça devant elle. Au même moment desexclamations se firent entendre dans le couloir, et des gensaccoururent, des inspecteurs de service, des garçons de bureau
– Chef ! Chef !
– Qu’y a-t-il ?
– Dieuzy !
– Mais il sort d’ici…
– On l’a trouvé dans l’escalier.
– Mort ?
– Non, assommé, évanoui…
– Mais l’homme ? l’homme qui était avec lui ? le vieuxSteinweg ?
– Disparu…
– Tonnerre !
Il s’élança dans le couloir, dégringola l’escalier, et, aumilieu d’un groupe de personnes qui le soignaient, il trouva Dieuzyétendu sur le palier du premier étage.
Il aperçut Gourel qui remontait.
– Ah ! Gourel, tu viens d’en bas ? Tu as rencontréquelqu’un ?
– Non, chef…
Mais Dieuzy se ranimait, et tout de suite, les yeux à peineouverts, il marmotta :
– Ici, sur le palier, la petite porte…
– Ah ! bon sang, la porte de la septième chambre !s’écria le chef de la Sûreté. J’avais pourtant bien dit qu’on laferme à clef… Il était certain qu’un jour ou l’autre…
Il se rua sur la poignée.
– Eh parbleu ! Le verrou est poussé de l’autre côté,maintenant. La porte était vitrée en partie. Avec la crosse de sonrevolver, il brisa un carreau, puis tira le verrou et dit à Gourel:
– Galope par là jusqu’à la sortie de la place Dauphine…
Et, revenant à Dieuzy :
– Allons, Dieuzy, cause. Comment t’es-tu laissé mettre dans cetétat ?
– Un coup de poing, chef
– Un coup de poing de ce vieux ? mais il ne tient pasdebout !
– Pas du vieux, chef, mais d’un autre qui se promenait dans lecouloir pendant que Steinweg était avec vous, et qui nous a suiviscomme s’il s’en allait, lui aussi… Arrivé là, il m’a demandé sij’avais du feu… J’ai cherché ma boîte d’allumettes… Alors il en aprofité pour m’allonger son poing dans l’estomac. Je suis tombé,et, en tombant, j’ai eu l’impression qu’il ouvrait cette porte etqu’il entraînait le vieux…
– Tu pourrais le reconnaître ?
– Ah ! oui, chef… un gaillard solide, la peau noire… untype du Midi, pour sûr…
– Ribeira, grinça M. Lenormand, toujours lui ! Ribeira,alias Parbury. Ah ! le forban, quelle audace ! Il avaitpeur du vieux Steinweg… il est venu le cueillir, ici même, à mabarbe !
Et, frappant du pied avec colère :
– Mais, cristi, comment a-t-il su que Steinweg était là, lebandit ! Il n’y a pas quatre heures, je le pourchassais dansles bois de Saint-Cucufa et maintenant le voici ! Commenta-t-il su ? Il vit donc dans ma peau ?
Il fut pris d’un de ces accès de rêverie où il semblait ne plusrien entendre et ne plus rien voir. Mme Kesselbach, qui passait àce moment, le salua sans qu’il répondît. Mais un bruit de pas dansle couloir secoua sa torpeur.
– Enfin, c’est toi, Gourel ?
– C’est bien ça, chef, dit Gourel, tout essoufflé. Ils étaientdeux. Ils ont suivi ce chemin, et ils sont sortis par la placeDauphine. Une automobile les attendait. Il y avait dedans deuxpersonnes, un homme vêtu de noir avec un chapeau mou rabattu surles yeux
– C’est lui, murmura M. Lenormand, c’est l’assassin, le complicede Ribeira-Parbury. Et l’autre personne ?
– Une femme, une femme sans chapeau, comme qui dirait une bonneet jolie, paraît-il, rousse.
– Hein ? quoi ! tu dis qu’elle était rousse ?
– Oui.
Monsieur Lenormand se retourna d’un élan, descendit l’escalierquatre à quatre, franchit les cours et déboucha sur le quai desOrfèvres.
– Halte ! cria-t-il.
Une Victoria à deux chevaux s’éloignait. C’était la voiture deMme Kesselbach Le cocher entendit et arrêta. Déjà M. Lenormandavait bondi sur le marchepied :
– Mille pardons, madame, votre aide m’est indispensable. Je vousdemanderai la permission de vous accompagner Mais il nous faut agirrapidement. Gourel, mon auto Tu l’as renvoyée ? Une autrealors, n’importe laquelle.
Chacun courut de son côté. Mais il s’écoula une dizaine deminutes avant qu’on ramenât une auto de louage. M. Lenormandbouillait d’impatience. Mme Kesselbach, debout sur le trottoir,chancelait, son flacon de sels à la main.
Enfin ils s’installèrent.
– Gourel, monte à côté du chauffeur et droit sur Garches.
– Chez moi ! fit Dolorès stupéfaite.
Il ne répondit pas. Il se montrait à la portière, agitait soncoupe-file, se nommait aux agents qui réglaient la circulation desrues. Enfin, quand on parvint au Cours-la-Reine, il se rassit etprononça :
– Je vous en supplie, madame, répondez nettement à mesquestions. Vous avez vu Mlle Geneviève Ernemont, tantôt vers quatreheures ?
– Geneviève… oui… je m’habillais pour sortir.
– C’est elle qui vous a parlé de l’insertion du Journal,relative à Steinweg ?
– En effet.
– Et c’est là-dessus que vous êtes venue me voir ?
– Oui.
– Vous étiez seule pendant la visite de Mlle Ernemont ?
– Ma foi, je ne sais pas… Pourquoi ?
– Rappelez-vous. L’une de vos femmes de chambre étaitlà ?
– Peut-être… comme je m’habillais…
– Quel est leur nom ?
– Suzanne et Gertrude.
– L’une d’elles est rousse, n’est-ce pas ?
– Oui, Gertrude.
– Vous la connaissez depuis longtemps ?
– Sa sœur m’a toujours servie et Gertrude est chez moi depuisdes années. C’est le dévouement en personne, la probité…
– Bref, vous répondez d’elle ?
– Oh ! absolument.
– Tant mieux, tant mieux !
Il était sept heures et demie, et la lumière du jour commençaità s’atténuer quand l’automobile arriva devant la maison deretraite. Sans s’occuper de sa compagne, le chef de la Sûreté seprécipita chez le concierge.
– La bonne de Mme Kesselbach vient de rentrer, n’est-cepas ?
– Qui ça, la bonne ?
– Oui, Gertrude, une des deux sœurs.
– Mais Gertrude n’a pas dû sortir, monsieur, nous ne l’avons pasvue sortir.
– Cependant quelqu’un vient de rentrer.
– Oh ! non, monsieur, nous n’avons ouvert la porte àpersonne, depuis… depuis six heures du soir.
– Il n’y a pas d’autre issue que cette porte ?
– Aucune. Les murs entourent le domaine de toutes parts, et ilssont hauts.
– Madame Kesselbach, dit M. Lenormand à sa compagne, nous ironsjusqu’à votre pavillon.
Ils s’en allèrent tous les trois. Mme Kesselbach, qui n’avaitpas la clef, sonna. Ce fut Suzanne, l’autre sœur, qui apparut.
– Gertrude est ici ? demanda Mme Kesselbach.
– Mais oui, madame, dans sa chambre.
– Faites-la venir, mademoiselle, ordonna le chef de la Sûreté.Au bout d’un instant, Gertrude descendit, avenante et gracieuseavec son tablier blanc orné de broderies. Elle avait une figureassez jolie, en effet, encadrée de cheveux roux. M. Lenormand laregarda longtemps sans rien dire, comme s’il cherchait à pénétrerau-delà de ces yeux innocents. Il ne l’interrogea pas. Au boutd’une minute, il dit simplement :
– C’est bien, mademoiselle, je vous remercie. Tu viens,Gourel ? Il sortit avec le brigadier et, tout de suite, ensuivant les allées sombres du jardin, il dit :
– C’est elle.
– Vous croyez, chef ? Elle a l’air si tranquille !
– Beaucoup trop tranquille. Une autre se serait étonnée,m’aurait demandé pourquoi je la faisais venir. Elle, rien. Rien quel’application d’un visage qui veut sourire à tout prix. Seulement,de sa tempe, j’ai vu une goutte de sueur qui coulait le long de sonoreille.
– Et alors ?
– Alors, tout cela est clair. Gertrude est complice des deuxbandits qui manœuvrent autour de l’affaire Kesselbach, soit poursurprendre et pour exécuter le fameux projet, soit pour capter lesmillions de la veuve. Sans doute l’autre sœur est-elle aussi ducomplot. Vers quatre heures, Gertrude, prévenue que je connaisl’annonce du Journal et qu’en outre j’ai rendez-vous avec Steinweg,profite du départ de sa maîtresse, court à Paris, retrouve Ribeiraet l’homme au chapeau mou, et les entraîne au Palais de Justice oùRibeira confisque à son profit le sieur Steinweg.
Il réfléchit et conclut :
– Tout cela nous prouve : 1° l’importance qu’ils attachent àSteinweg et la frayeur que leur inspirent ses révélations ; 2°qu’une véritable conspiration est ourdie autour de MmeKesselbach ; 3° que je n’ai pas de temps à perdre, car laconspiration est mûre.
– Soit, dit Gourel, mais il y a une chose inexplicable. CommentGertrude a-t-elle pu sortir du jardin où nous sommes et y entrer àl’insu des concierges ?
– Par un passage secret que les bandits ont dû pratiquerrécemment.
– Et qui aboutirait sans doute, fit Gourel, au pavillon de MmeKesselbach ?
– Oui, peut-être, dit M. Lenormand, peut-être… Mais j’ai uneautre idée…
Ils suivirent l’enceinte des murs. La nuit était claire, et sil’on ne pouvait guère discerner leurs deux silhouettes, ilsvoyaient suffisamment, eux, pour examiner les pierres des murailleset pour s’assurer qu’aucune brèche, si habile qu’elle fût, n’avaitété pratiquée.
– Une échelle, sans doute ? insinua Gourel.
– Non, puisque Gertrude passe en plein jour. Une communicationde ce genre ne peut évidemment pas aboutir dehors. Il faut quel’orifice en soit caché par quelque construction déjàexistante.
– Il n’y a que les quatre pavillons, objecta Gourel, et ils sonttous habités.
– Pardon, le troisième pavillon, le pavillon Hortense, n’est pashabité.
– Qui vous l’a dit ?
– Le concierge. Par peur du bruit, Mme Kesselbach a loué cepavillon, lequel est proche du sien. Qui sait si, en agissantainsi, elle n’a pas subi l’influence de Gertrude ?
Il fit le tour de la maison. Les volets étaient fermés. À touthasard, il souleva le loquet de la porte : la porte s’ouvrit.
– Ah ! Gourel, je crois que nous y sommes. Entrons. Allumeta lanterne Oh ! le vestibule, le salon, la salle à mangerc’est bien inutile. Il doit y avoir un sous-sol, puisque la cuisinen’est pas à cet étage.
– Par ici, chef, voici l’escalier de service.
Ils descendirent, en effet, dans une cuisine assez vaste etencombrée de chaises de jardin et de guérites en jonc. Unebuanderie, servant aussi de cellier, y attenait et présentait lemême désordre d’objets entassés les uns par-dessus les autres.
– Qu’est-ce qui brille, là, chef ?
Gourel, s’étant baissé, ramassa une épingle de cuivre à tête deperle fausse.
– La perle est toute brillante encore, dit Lenormand, ce qui neserait point, si elle avait séjourné longtemps dans cette cave.Gertrude a passé ici, Gourel.
Gourel se mit à démolir un amoncellement de fûts vides, decasiers et de vieilles tables boiteuses.
– Tu perds ton temps, Gourel. Si le passage est là, commentaurait-on le loisir, d’abord de déplacer tous ces objets, etensuite de les replacer derrière soi ? Tiens, voici un volethors d’usage qui n’a aucune raison sérieuse d’être accroché au murpar ce clou. Ecarte-le.
Gourel obéit.
Derrière le volet, le mur était creusé. À la clarté de lalanterne, ils virent un souterrain qui s’enfonçait.
– Je ne me trompais pas, dit M. Lenormand, la communica¬tion estde date récente. Tu vois, ce sont des travaux faits à la hâte etpour une durée d’ailleurs limitée Pas de maçonnerie. De place enplace deux madriers en croix et une solive qui sert de plafond, etc’est tout. Ça tiendra ce que ça tiendra, mais toujours assez pourle but qu’on poursuit, c’est-à-dire…
– C’est-à-dire quoi, chef ?
– Eh bien, d’abord pour permettre les allées et venues entreGertrude et ses complices et puis, un jour, un jour prochain,l’enlèvement ou plutôt la disparition miraculeuse,incompréhen-sible de Mme Kesselbach.
Ils avançaient avec précaution pour ne pas heurter certainespoutres, dont la solidité ne semblait pas inébranlable. À premièrevue, la longueur du tunnel était de beaucoup supérieure auxcinquante mètres tout au plus qui séparaient le pavillon del’enceinte du jardin. Il devait donc aboutir assez loin des murs,et au-delà d’un chemin qui longeait le domaine.
– Nous n’allons pas du côté de Villeneuve et de l’étang, parici ? demanda Gourel.
– Du tout, juste à l’opposé, affirma M. Lenormand. La galeriedescendait en pente douce. Il y eut une marche, puis une autre, etl’on obliqua vers la droite. À ce moment ils se heurtèrent à uneporte qui était encastrée dans un rectangle de moellonssoigneusement cimentés. M. Lenormand l’ayant poussée, elles’ouvrit.
– Une seconde, Gourel, dit-il en s’arrêtant réfléchissons ilvaudrait peut-être mieux rebrousser chemin.
– Et pourquoi ?
– Il faut penser que Ribeira a prévu le péril, et supposer qu’ila pris ses précautions au cas où le souterrain serait démasqué. Or,il sait que nous fouillons le jardin. Il nous a vus sans douteentrer dans ce pavillon. Qui nous assure qu’il n’est pas en trainde nous tendre un piège ?
– Nous sommes deux, chef.
– Et ils sont vingt, eux.
Il regarda. Le souterrain remontait, et il marcha vers l’autreporte, distante de cinq à six mètres.
– Allons jusqu’ici, dit-il, nous verrons bien.
Il passa, suivi de Gourel auquel il recommanda de laisser laporte ouverte, et il marcha vers l’autre porte, se promettant biende ne pas aller plus loin. Mais celle-ci était close, et, bien quela serrure parût fonctionner, il ne parvint pas à ouvrir.
– Le verrou est mis, dit-il. Ne faisons pas de bruit etrevenons. D’autant que, dehors, nous établirons, d’aprèsl’orientation de la galerie, la ligne sur laquelle il faudrachercher l’autre issue du souterrain.
Ils revinrent donc sur leurs pas vers la première porte, quandGourel, qui marchait le premier, eut une exclamation desurprise.
– Tiens, elle est fermée…
– Comment ! mais je t’avais dit de la laisser ouverte.
– Je l’ai laissée ouverte, chef, mais le battant est retombétout seul.
– Impossible ! nous aurions entendu le bruit.
– Alors ?
– Alors… alors je ne sais pas… Il s’approcha.
– Voyons… il y a une clef… Elle tourne. Mais de l’autre côté ildoit y avoir un verrou…
– Qui l’aurait mis ?
– Eux parbleu ! derrière notre dos. Ils ont peut-être uneautre galerie qui longe celle-ci ou bien ils étaient restés dans cepavillon inhabité… Enfin, quoi, nous sommes pris au piège.
Il s’acharna contre la serrure, introduisit son couteau dans lafente, chercha tous les moyens, puis, en un moment de lassitude,prononça :
– Rien à faire !
– Comment, chef, rien à faire ? En ce cas, nous sommesfichus ?
– Ma foi, dit-il.
Ils retournèrent à l’autre porte, puis revinrent à la première.Elles étaient toutes deux massives, en bois dur, renforcées par destraverses somme toute indestructibles.
– Il faudrait une hache, dit le chef de la Sûreté ou tout aumoins un instrument sérieux… un couteau même, avec lequel onessaierait de découper l’emplacement probable du verrou… Et nousn’avons rien.
Il eut un accès de rage subit, et se rua contre l’obstacle,comme s’il espérait l’abolir. Puis, impuissant, vaincu, il dit àGourel :
– Ecoute, nous verrons ça dans une heure ou deux… Je suiséreinté, je vais dormir… Veille, pendant ce temps-là… Et si l’onvenait nous attaquer…
– Ah ! si l’on venait, nous serions sauvés, chef, s’écriaGourel en homme qu’eût soulagé la bataille, si inégale qu’ellefût.
M. Lenormand se coucha par terre. Au bout d’une minute ildormait. Quand il se réveilla, il resta quelques secondes indécis,sans comprendre, et il se demandait aussi quelle était cette sortede souffrance qui le tourmentait.
– Gourel, appela-t-il… Eh bien ! Gourel ?
N’obtenant pas de réponse, il fit jouer le ressort de salanterne, et il aperçut Gourel à côté de lui qui dormaitprofondément.
– Qu’est-ce que j’ai à souffrir ainsi ? pensait-il… devéritables tiraillements… Ah ça ! mais j’ai faim ! toutsimplement je meurs de faim ! Quelle heure est-ildonc ?
Sa montre marquait sept heures vingt, mais il se rappela qu’ilne l’avait pas remontée. La montre de Gourel ne marchait pasdavantage. Celui-ci cependant s’étant réveillé sous l’action desmêmes souffrances d’estomac, ils estimèrent que l’heure du déjeunerdevait être largement dépassée, et qu’ils avaient déjà dormi unepartie du jour.
– J’ai les jambes tout engourdies, déclara Gourel, et les piedscomme s’ils étaient dans de la glace… Quelle drôled’impression !
Il voulut se frictionner et reprit :
– Tiens, mais ce n’est pas dans la glace qu’ils étaient mespieds, c’est dans l’eau… Regardez, chef… Du côté de la premièreporte c’est une véritable mare…
– Des infiltrations, répondit M. Lenormand. Remontons vers laseconde porte, tu te sécheras…
– Mais qu’est-ce que vous faites donc, chef ?
– Crois-tu que je me laisserai enterrer vivant dans cecaveau ? Ah ! non, je ne suis pas encore d’âge… Puisqueles deux portes sont fermées, tâchons de traverser les parois.
Une à une il détachait les pierres qui faisaient saillie àhauteur de sa main, dans l’espoir de pratiquer une autre galeriequi s’en irait en pente jusqu’au niveau du sol. Mais le travailétait long et pénible, car, en cette partie du souterrain, lespierres étaient cimentées.
– Chef chef, balbutia Gourel, d’une voix étranglée…
– Eh bien ?
– Vous avez les pieds dans l’eau.
– Allons donc ! Tiens, oui… Ma foi, que veux-tu ! onse séchera au soleil.
– Mais vous ne voyez donc pas ?
– Quoi ?
– Mais ça monte, chef, ça monte…
– Qu’est-ce qui monte ?
– L’eau…
M. Lenormand sentit un frisson qui lui courait sur la peau. Ilcomprenait tout d’un coup. Ce n’était pas des infiltrationsfortuites, mais une inondation habilement préparée et qui seproduisait mécaniquement, irrésistiblement, grâce à quelque systèmeinfernal.
– Ah ! la fripouille, grinça-t-il… Si jamais je le tiens,celui-là !
– Oui, oui, chef, mais il faut d’abord se tirer d’ici, et pourmoi…
Gourel semblait complètement abattu, hors d’état d’avoir uneidée, de proposer un plan.
M. Lenormand s’était agenouillé sur le sol et mesurait lavitesse avec laquelle l’eau s’élevait. Un quart de la premièreporte à peu près était couvert, et l’eau s’avançait jusqu’àmi-distance de la seconde porte.
– Le progrès est lent, mais ininterrompu, dit-il. Dans quelquesheures, nous en aurons par-dessus la tête.
– Mais c’est effroyable, chef, c’est horrible, gémit Gourel.
– Ah ! dis donc, tu ne vas pas nous ennuyer avec tesjérémiades, n’est-ce pas ? Pleure si ça t’amuse, mais que jene t’entende pas.
– C’est la faim qui m’affaiblit, chef, j’ai le cerveau quitourne.
– Mange ton poing.
Comme disait Gourel, la situation était effroyable, et, si M.Lenormand avait eu moins d’énergie, il eût abandonné une lutteaussi vaine. Que faire ? Il ne fallait pas espérer que Ribeiraeût la charité de leur livrer passage. Il ne fallait pas espérerdavantage que les frères Doudeville pussent les secourir puisqueles inspecteurs ignoraient l’existence de ce tunnel.
Donc, aucun espoir ne restait… aucun espoir que celui d’unmiracle impossible…
– Voyons, voyons, répétait M. Lenormand, c’est trop bête, nousn’allons pas crever ici ! Que diable ! il doit y avoirquelque chose… Eclaire-moi, Gourel.
Collé contre la seconde porte, il l’examina de bas en haut, danstous les coins. Il y avait de ce côté, comme de l’autreprobablement, un verrou, un énorme verrou. Avec la lame de soncouteau il en défit les vis, et le verrou se détacha.
– Et après ? demanda Gourel.
– Après, dit-il, eh bien, ce verrou est en fer, assez long,presque pointu ça ne vaut certes pas une pioche, mais, tout demême, c’est mieux que rien et sans achever sa phrase, il enfonçal’instrument dans la paroi de la galerie, un peu avant le pilier demaçonnerie qui supportait les gonds de la porte. Ainsi qu’il s’yattendait, une fois traversée la première couche de ciment et depierres, il trouva la terre molle.
– À l’ouvrage ! s’écria-t-il.
– Je veux bien, chef, mais expliquez-moi…
– C’est tout simple, il s’agit de creuser, autour de ce pilier,un passage de trois ou quatre mètres de long qui rejoindra letunnel au-delà de la porte et nous permettra de filer.
– Mais il faudra des heures, et pendant ce temps l’eaumonte.
– Eclaire-moi, Gourel.
L’idée de M. Lenormand était juste et, avec un peu d’effort, enattirant à lui et en faisant tomber dans le tunnel la terre qu’ilattaquait d’abord avec l’instrument, il ne tarda pas à creuser untrou assez grand pour s’y glisser.
– À mon tour, chef ! dit Gourel.
– Ah ! ah ! tu reviens à la vie ? Bien,travaille… Tu n’as qu’à te diriger sur le contour du pilier.
À ce moment l’eau montait jusqu’à leurs chevilles. Auraient-ilsle loisir d’achever l’œuvre commencée ? À mesure qu’onavançait elle devenait plus difficile, car la terre remuée lesencombrait davantage, et, couchés à plat ventre dans le passage,ils étaient obligés à tout instant de ramener les décombres quil’obstruaient.
Au bout de deux heures, le travail en était peut-être aux troisquarts, mais l’eau recouvrait leurs jambes. Encore une heure, ellegagnerait l’orifice du trou qu’ils creusaient.
Cette fois, ce serait la fin.
Gourel, épuisé par le manque de nourriture, et de corpulencetrop forte pour aller et venir dans ce couloir de plus en plusétroit, avait dû renoncer. Il ne bougeait plus, tremblantd’angoisse à sentir cette eau glacée qui l’ensevelissait peu àpeu.
M. Lenormand, lui, travaillait avec une ardeur inlassable.Besogne terrible, œuvre de termite, qui s’accomplissait dans desténèbres étouffantes. Ses mains saignaient. Il défaillait de faim.Il respirait mal un air insuffisant, et, de temps à autre, lessoupirs de Gourel lui rappelaient l’épouvantable danger qui lemenaçait au fond de sa tanière.
Mais rien n’eût pu le décourager, car maintenant il retrouvaiten face de lui ces pierres cimentées qui composaient la paroi de lagalerie. C’était le plus difficile, mais le but approchait.
– Ça monte, cria Gourel, d’une voix étranglée, ça monte. M.Lenormand redoubla d’efforts. Soudain la tige du verrou dont il seservait jaillit dans le vide. Le passage était creusé. Il n’y avaitplus qu’à l’élargir, ce qui devenait beaucoup plus facilemaintenant qu’il pouvait rejeter les matériaux devant lui. Gourel,fou de terreur, poussait des hurlements de bête qui agonise. Il nes’en émouvait pas. Le salut était à portée de sa main.
Il eut cependant quelques secondes d’anxiété en constatant, aubruit des matériaux qui tombaient, que cette partie du tunnel étaitégalement remplie d’eau – ce qui était naturel, la porte neconstituant pas une digue suffisamment hermétique. Maisqu’importait ! l’issue était libre un dernier effort Ilpassa.
– Viens, Gourel, cria-t-il, en revenant chercher son compagnon.Il le tira, à demi mort, par les poignets.
– Allons, secoue-toi, ganache, puisque nous sommes sauvés.
– Vous croyez, chef ? vous croyez ? Nous avons del’eau jusqu’à la poitrine…
– Va toujours… Tant que nous n’en aurons pas par-dessus labouche… Et ta lanterne ?
– Elle ne va plus.
– Tant pis.
Il eut une exclamation de joie :
– Une marche… deux marches ! Un escalier… Enfin ! Ilssortaient de l’eau, de cette eau maudite qui les avait presqueengloutis, et c’était une sensation délicieuse, une délivrance quiles exaltait.
– Arrête ! murmura M. Lenormand.
Sa tête avait heurté quelque chose. Les bras tendus, ils’arc-bouta contre l’obstacle qui céda aussitôt. C’était le battantd’une trappe, et, cette trappe ouverte, on se trouvait dans unecave où filtrait, par un soupirail, la lueur d’une nuit claire.
Il renversa le battant et escalada les dernières marches.
Un voile s’abattit sur lui. Des bras le saisirent. Il se sentitcomme enveloppé d’une couverture, d’une sorte de sac, puis lié pardes cordes.
– À l’autre, dit une voix.
On dut exécuter la même opération avec Gourel, et la même voixdit :
– S’ils crient, tue-les tout de suite. Tu as tonpoignard ?
– Oui.
– En route. Vous deux, prenez celui-ci… vous deux celui-là… Pasde lumière, et pas de bruit non plus… Ce serait grave ! depuisce matin on fouille le jardin d’à côté… ils sont dix ou quinze quise démènent. Retourne au pavillon, Gertrude, et, s’il y a lamoindre chose, téléphone-moi à Paris.
M. Lenormand eut l’impression qu’on le portait, puis, après uninstant, l’impression qu’on était dehors.
– Approche la charrette, dit la voix. M. Lenormand entendit lebruit d’une voiture et d’un cheval. On le coucha sur des planches.Gourel fut hissé près de lui. Le cheval partit au trot.
Le trajet dura une demi-heure environ.
– Halte ! ordonna la voix… Descendez-les. Eh ! leconducteur, tourne la charrette de façon que l’arrière touche auparapet du pont… Bien… Pas de bateaux sur la Seine ?Non ? Alors, ne perdons pas de temps Ah ! vous leur avezattaché des pierres ?
– Oui, des pavés.
– En ce cas, allez-y. Recommande ton âme à Dieu, monsieurLenormand, et prie pour moi, Parbury-Ribeira, plus connu sous lenom de baron Altenheim. Ça y est ? Tout est prêt ? Ehbien, bon voyage, monsieur Lenormand !
M. Lenormand fut placé sur le parapet. On le poussa. Il sentitqu’il tombait dans le vide, et il entendit encore la voix quiricanait :
– Bon voyage !
Dix secondes après, c’était le tour du brigadier Gourel.
Les petites filles jouaient dans le jardin, sous la surveillancede Mlle Charlotte, nouvelle collaboratrice de Geneviève. MmeErnemont leur fit une distribution de gâteaux, puis rentra dans lapièce qui servait de salon et de parloir, et s’installa devant unbureau dont elle rangea les papiers et les registres.
Soudain, elle eut l’impression d’une présence étrangère dans lapièce. Inquiète, elle se retourna.
– Toi ! s’écria-t-elle… D’où viens-tu ? Paroù ?
– Chut, fit le prince Sernine. Ecoute-moi et ne perdons pas uneminute. Geneviève ?
– En visite chez Mme Kesselbach.
– Elle sera ici ?
– Pas avant une heure.
– Alors, je laisse venir les frères Doudeville. J’ai rendez-vousavec eux. Comment va Geneviève ?
– Très bien.
– Combien de fois a-t-elle revu Pierre Leduc depuis mon départ,depuis dix jours ?
– Trois fois, et elle doit le retrouver aujourd’hui chez MmeKesselbach à qui elle l’a présenté, selon tes ordres. Seulement, jete dirai que ce Pierre Leduc ne me dit pas grand-chose, à moi.Geneviève aurait plutôt besoin de trouver quelque bon garçon de saclasse. Tiens, l’instituteur.
– Tu es folle ! Geneviève épouser un maîtred’école !
– Ah ! si tu considérais d’abord le bonheur deGeneviève
– Flûte, Victoire. Tu m’embêtes avec tous tes papotages. Est-ceque j’ai le temps de faire du sentiment ? Je joue une partied’échecs, et je pousse mes pièces sans me soucier de ce qu’ellespensent. Quand j’aurai gagné la partie, je m’inquiéterai de savoirsi le cavalier Pierre Leduc et la reine Geneviève ont un cœur.
Elle l’interrompit.
– Tu as entendu ? un coup de sifflet…
– Ce sont les deux Doudeville. Va les chercher, et laisse-nous.Dès que les deux frères furent entrés, il les interrogea avec saprécision habituelle :
– Je sais ce que les journaux ont dit sur la disparition deLenormand et de Gourel. En savez-vous davantage ?
– Non. Le sous-chef, M. Weber, a pris l’affaire en main. Depuishuit jours nous fouillons le jardin de la maison de retraite etl’on n’arrive pas à s’expliquer comment ils ont pu disparaître.Tout le service est en l’air On n’a jamais vu ça… un chef de laSûreté qui disparaît, et sans laisser de trace !
– Les deux servantes ?
– Gertrude est partie. On la recherche.
– Sa sœur Suzanne ?
– M. Weber et M. Formerie l’ont questionnée. Il n’y a riencontre elle.
– Voilà tout ce que vous avez à me dire ?
– Oh ! non, il y a d’autres choses, tout ce que nousn’avons pas dit aux journaux.
Ils racontèrent alors les événements qui avaient marqué les deuxderniers jours de M. Lenormand, la visite nocturne des deux banditsdans la villa de Pierre Leduc, puis, le lendemain, la tentatived’enlèvement commise par Ribeira et la chasse à travers les bois deSaint-Cucufa, puis l’arrivée du vieux Steinweg, son interrogatoireà la Sûreté devant Mme Kesselbach, son évasion du Palais.
– Et personne, sauf vous, ne connaît aucun de cesdétails ?
– Dieuzy connaît l’incident Steinweg, c’est même lui qui nousl’a raconté.
– Et l’on a toujours confiance en vous à laPréfecture ?
– Tellement confiance qu’on nous emploie ouvertement. M. Weberne jure que par nous.
– Allons, dit le prince, tout n’est pas perdu. Si M. Lenormand acommis quelque imprudence qui lui a coûté la vie, comme je lesuppose, il avait tout de même fait auparavant de la bonne besogne,et il n’y a qu’à continuer. L’ennemi a de l’avance, mais on lerattrapera.
– Nous aurons du mal, patron.
– En quoi ? Il s’agit tout simplement de retrouver le vieuxSteinweg, puisque c’est lui qui a le mot de l’énigme.
– Oui, mais où Ribeira l’a-t-il coffré, le vieuxSteinweg ?
– Chez lui, parbleu.
– Il faudrait donc savoir où Ribeira demeure.
– Parbleu !
Les ayant congédiés, il se rendit à la maison de retraite. Desautomobiles stationnaient à la porte, et deux hommes allaient etvenaient, comme s’ils montaient la garde.
Dans le jardin, près du pavillon de Mme Kesselbach, il aperçutsur un banc Geneviève, Pierre Leduc et un monsieur de tailleépaisse qui portait un monocle. Tous trois causaient. Aucun d’euxne le vit.
Mais plusieurs personnes sortirent du pavillon. C’étaient M.Formerie, M. Weber, un greffier et deux inspecteurs. Genevièverentra, le monsieur au monocle adressa la parole au juge et ausous-chef de la Sûreté, et s’éloigna lentement avec eux. Serninevint à côté du banc où Pierre Leduc était assis, et murmura :
– Ne bouge pas, Pierre Leduc, c’est moi.
– Vous ! vous !
C’était la troisième fois que le jeune homme voyait Serninedepuis l’horrible soir de Versailles, et chaque fois cela lebouleversait.
– Réponds… Qui est l’individu au monocle ?
Pierre Leduc balbutiait, tout pâle. Sernine lui pinça lebras.
– Réponds, crebleu ! qui est-ce ?
– Le baron Altenheim.
– D’où vient-il ?
– C’était un ami de M. Kesselbach. Il est arrivé d’Autriche, ily a six jours, et il s’est mis à la disposition de MmeKesselbach.
Les magistrats cependant étaient sortis du jardin ainsi que lebaron Altenheim.
– Le baron t’a interrogé ?
– Oui, beaucoup. Mon cas l’intéresse. Il voudrait m’aider àretrouver ma famille, il fait appel à mes souvenirs d’enfance.
– Et que dis-tu ?
– Rien, puisque je ne sais rien. Est-ce que j’ai des souvenirs,moi ? Vous m’avez mis à la place d’un autre, et je ne saismême pas qui est cet autre.
– Moi non plus ! ricana le prince, et voilà justement enquoi consiste la bizarrerie de ton cas.
– Ah ! vous riez… vous riez toujours… Mais moi, je commenceà en avoir assez… Je suis mêlé à des tas de choses malpropres sanscompter le danger que je cours à jouer un personnage que je ne suispas.
– Comment que tu n’es pas ? Tu es duc pour le moins autantque je suis prince… Peut-être davantage même Et puis, si tu ne l’espas, deviens-le, sapristi ! Geneviève ne peut épouser qu’unduc. Regarde-la… Geneviève ne vaut-elle pas que tu vendes ton âmepour ses beaux yeux ?
Il ne l’observa même pas, indifférent à ce qu’il pensait. Ilsétaient entrés et, au bas des marches, Geneviève apparaissait,gracieuse et souriante.
– Vous voilà revenu ? dit-elle au prince… Ah ! tantmieux ! Je suis contente… vous voulez voir Dolorès ?
Après un instant, elle l’introduisit dans la chambre de MmeKesselbach. Le prince eut un saisissement. Dolorès était plus pâleencore, plus émaciée qu’au dernier jour où il l’avait vue. Couchéesur un divan, enveloppée d’étoffes blanches, elle avait l’air deces malades qui renoncent à lutter. C’était contre la vie qu’ellene luttait plus, elle, contre le destin qui l’accablait de sescoups.
Sernine la regardait avec une pitié profonde, et avec uneémotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Elle le remercia de lasympathie qu’il lui témoignait. Elle parla aussi du baronAltenheim, en termes amicaux.
– Vous le connaissiez autrefois ? demanda-t-il.
– De nom, oui, et par mon mari avec qui il était fort lié.
– J’ai rencontré un Altenheim qui demeurait rue Daru.Pensez-vous que ce soit celui-là ?
– Oh non ! celui-là demeure… Au fait, je n’en sais troprien, il m’a donné son adresse, mais je ne pourrais dire… Aprèsquelques minutes de conversation, Sernine prit congé. Dans levestibule, Geneviève l’attendait.
– J’ai à vous parler, dit-elle vivement… des choses graves… Vousl’avez vu ?
– Qui ?
– Le baron Altenheim… mais ce n’est pas son nom ou du moins ilen a un autre… je l’ai reconnu… il ne s’en doute pas…
Elle l’entraînait dehors et elle marchait très agitée.
– Du calme, Geneviève…
– C’est l’homme qui a voulu m’enlever… Sans ce pauvre M.Lenormand, j’étais perdue… Voyons, vous devez savoir, vous quisavez tout.
– Alors, son vrai nom ?
– Ribeira.
– Vous êtes sûre ?
– Il a eu beau changer sa tête, son accent, ses manières, jel’ai deviné tout de suite, à l’horreur qu’il m’inspire. Mais jen’ai rien dit jusqu’à votre retour.
– Vous n’avez rien dit non plus à Mme Kesselbach ?
– Rien. Elle paraissait si heureuse de retrouver un ami de sonmari. Mais vous lui en parlerez, n’est-ce pas ? Vous ladéfendrez… Je ne sais ce qu’il prépare contre elle, contre moi…Maintenant que M. Lenormand n’est plus là, il ne craint plus rien,il agit en maître. Qui est-ce qui pourrait le démasquer ?
– Moi. Je réponds de tout. Mais pas un mot à personne.
Ils étaient arrivés devant la loge des concierges. La portes’ouvrit. Le prince dit encore :
– Adieu, Geneviève, et surtout soyez tranquille. Je suis là.
Il ferma la porte, se retourna et, tout de suite, eut un légermouvement de recul.
En face de lui, se tenait, la tête haute, les épaules larges, lacarrure puissante, l’homme au monocle, le baron Altenheim.
Ils se regardèrent deux ou trois secondes, en silence. Le baronsouriait.
Il dit :
– Je t’attendais Lupin.
Si maître de lui qu’il fût, Sernine tressaillit. Il venait pourdémasquer son adversaire, et c’était son adversaire qui l’avaitdémasqué, du premier coup. Et, en même temps, cet adversaires’offrait à la lutte, hardiment, effrontément, comme s’il était sûrde la victoire. Le geste était crâne et prouvait une rudeforce.
Les deux hommes se mesuraient des yeux, violemment hostiles.
– Et après ? dit Sernine.
– Après ? ne penses-tu pas que nous ayons besoin de nousvoir ?
– Pourquoi ?
– J’ai à te parler.
– Quel jour veux-tu ?
– Demain. Nous déjeunerons ensemble au restaurant.
– Pourquoi pas chez toi ?
– Tu ne connais pas mon adresse.
– Si.
Le prince saisit rapidement un journal qui dépassait de la poched’Altenheim, un journal qui avait encore sa bande d’envoi, et ildit :
– 29, villa Dupont.
– Bien joué, fit l’autre. Donc, à demain, chez moi.
– À demain, chez toi. Ton heure ?
– Une heure.
– J’y serai. Mes hommages.
Ils allaient se séparer. Altenheim s’arrêta.
– Ah ! un mot encore, prince. Emporte tes armes.
– Pourquoi ?
– J’ai quatre domestiques, et tu seras seul.
– J’ai mes poings, dit Sernine, la partie sera égale.
Il lui tourna le dos, puis, le rappelant :
– Ah ! un mot encore, baron. Engage quatre autresdomestiques.
– Pourquoi ?
– J’ai réfléchi. Je viendrai avec ma cravache.
À une heure exactement, un cavalier franchissait la grille de lavilla Dupont, paisible rue provinciale dont l’unique issue donnesur la rue Pergolèse, à deux pas de l’avenue du Bois.
Des jardins et de jolis hôtels la bordent. Et tout au bout elleest fermée par une sorte de petit parc où s’élève une vieille etgrande maison contre laquelle passe le chemin de fer deCeinture.
C’est là, au numéro 29, qu’habitait le baron Altenheim.
Sernine jeta la bride de son cheval à un valet de pied qu’ilavait envoyé d’avance, et lui dit :
– Tu le ramèneras à deux heures et demie.
Il sonna. La porte du jardin s’étant ouverte, il se dirigea versle perron où l’attendaient deux grands gaillards en livrée quil’introduisirent dans un immense vestibule de pierre, froid et sansle moindre ornement. La porte se referma derrière lui avec un bruitsourd, et, quel que fût son courage indomptable, il n’en eut pasmoins une impression pénible à se sentir seul, environné d’ennemis,dans cette prison isolée.
– Vous annoncerez le prince Sernine.
Le salon était proche. On l’y fit entrer aussitôt.
– Ah ! vous voilà, mon cher prince, fit le baron en venantau-devant de lui… Eh bien ! figurez-vous… Dominique, ledéjeuner dans vingt minutes… D’ici là qu’on nous laisse.Figurez-vous, mon cher prince, que je ne croyais pas beaucoup àvotre visite.
– Ah ! pourquoi ?
– Dame, votre déclaration de guerre, ce matin, est si nette quetoute entrevue est inutile.
– Ma déclaration de guerre ?
Le baron déplia un numéro du Grand Journal et signala du doigtun article ainsi conçu : Communiqué.
« La disparition de M. Lenormand n’a pas été sans émouvoirArsène Lupin. Après une enquête sommaire, et, comme suite à sonprojet d’élucider l’affaire Kesselbach, Arsène Lupin a décidé qu’ilretrouverait M. Lenormand vivant ou mort, et qu’il livrerait à lajustice le ou les auteurs de cette abominable série de forfaits.»
– C’est bien de vous, ce communiqué, mon cher prince ?
– C’est de moi, en effet.
– Par conséquent, j’avais raison, c’est la guerre.
– Oui.
Altenheim fit asseoir Sernine, s’assit, et lui dit d’un tonconciliant :
– Eh bien, non, je ne puis admettre cela. Il est impossible quedeux hommes comme nous se combattent et se fassent du mal. Il n’y aqu’à s’expliquer, qu’à chercher les moyens : nous sommes faits pournous entendre.
– Je crois au contraire que deux hommes comme nous ne sont pasfaits pour s’entendre.
L’autre réprima un geste d’impatience et reprit :
– Écoute, Lupin… À propos, tu veux bien que je t’appelleLupin ?
– Comment t’appellerai-je, moi ? Altenheim, Ribeira, ouParbury ?
– Oh ! oh ! je vois que tu es encore plus documentéque je ne croyais ! Peste, tu es d’attaque… Raison de pluspour nous accorder.
Et, se penchant vers lui :
– Ecoute, Lupin, réfléchis bien à mes paroles, il n’en est pasune que je n’aie mûrement pesée. Voici… Nous sommes de force tousles deux… Tu souris ? C’est un tort… Il se peut que tu aiesdes ressources que je n’ai pas, mais j’en ai, moi, que tu ignores.En plus, comme tu le sais, pas beaucoup de scrupules… de l’adresseet une aptitude à changer de personnalité qu’un maître comme toidoit apprécier. Bref, les deux adversaires se valent. Mais il resteune question : Pourquoi sommes-nous adversaires ? Nouspoursuivons le même but, diras-tu ? Et après ? Sais-tu cequ’il en adviendra de notre rivalité ? C’est que chacun denous paralysera les efforts et détruira l’œuvre de l’autre, et quenous le raterons tous les deux, le but ! Au profit dequi ? D’un Lenormand quelconque, d’un troisième larron… C’esttrop bête.
– C’est trop bête, en effet, confessa Sernine, mais il y a unmoyen.
– Lequel ?
– Retire-toi.
– Ne blague pas. C’est sérieux. La proposition que je vais tefaire est de celles qu’on ne rejette pas sans les examiner. Bref,en deux mots, voici : Associons-nous.
– Oh ! oh !
– Bien entendu, nous resterons libres, chacun de notre côté,pour tout ce qui nous concerne. Mais pour l’affaire en questionnous mettons nos efforts en commun. Ça va-t-il ? La main dansla main, et part à deux.
– Qu’est-ce que tu apportes ?
– Moi ?
– Oui. Tu sais ce que je vaux, moi ; j’ai fait mes preuves.Dans l’union que tu me proposes, tu connais pour ainsi dire lechiffre de ma dot… Quelle est la tienne ?
– Steinweg.
– C’est peu.
– C’est énorme. Par Steinweg, nous apprenons la vérité surPierre Leduc. Par Steinweg, nous savons ce qu’est le fameux projetKesselbach.
Sernine éclata de rire.
– Et tu as besoin de moi pour cela ?
– Comment ?
– Voyons, mon petit, ton offre est puérile. Du moment queSteinweg est entre tes mains, si tu désires ma collaboration, c’estque tu n’as pas réussi à le faire parler. Sans quoi tu te passeraisde mes services.
– Et alors ?
– Alors, je refuse !
Les deux hommes se dressèrent de nouveau, implacables etviolents.
– Je refuse, articula Sernine. Lupin n’a besoin de personne,lui, pour agir. Je suis de ceux qui marchent seuls. Si tu étais monégal, comme tu le prétends, l’idée ne te serait jamais venue d’uneassociation. Quand on a la taille d’un chef, on commande. S’unir,c’est obéir. Je n’obéis pas !
– Tu refuses ? tu refuses ? répéta Altenheim, toutpâle sous l’outrage.
– Tout ce que je puis faire pour toi, mon petit, c’est det’offrir une place dans ma bande. Simple soldat, pour commencer.Sous mes ordres, tu verras comment un général gagne une bataille etcomment il empoche le butin, à lui tout seul, et pour lui toutseul. Ça colle, pioupiou ?
Altenheim grinçait des dents, hors de lui. Il mâchonna :
– Tu as tort, Lupin, tu as tort… Moi non plus je n’ai besoin depersonne, et cette affaire-là ne m’embarrasse pas plus qu’un tasd’autres que j’ai menées jusqu’au bout… Ce que j’en disais, c’étaitpour arriver plus vite au but, et sans se gêner.
– Tu ne me gênes pas, dit Lupin, dédaigneusement.
– Allons donc ! si l’on ne s’associe pas, il n’y en a qu’unqui arrivera.
– Ça me suffit.
– Et il n’arrivera qu’après avoir passé sur le corps de l’autre.Es-tu prêt à cette sorte de duel, Lupin ? duel à mort,comprends-tu ? Le coup de couteau, c’est un moyen que tuméprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleinegorge ?
– Ah ! ah ! en fin de compte, voilà ce que tu meproposes ?
– Non, je n’aime pas beaucoup le sang, moi… Regarde mes poings…je frappe et l’on tombe… j’ai des coups à moi… Mais l’autre tue…rappelle-toi la petite blessure à la gorge… Ah ! celui-là.Lupin, prends garde à lui… Il est terrible et implacable Rien nel’arrête.
Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion queSernine frissonna au souvenir abominable de l’inconnu.
– Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de toncomplice !
– J’ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent laroute, pour toi. Lupin. Accepte ou tu es perdu. Moi-même, s’il lefaut, j’agirai. Le but est trop près, j’y touche… Va-t’enLupin !
Il était puissant d’énergie et de volonté exaspérée, et sibrutal qu’on l’eût dit prêt à frapper l’ennemi sur-le-champ.
Sernine haussa les épaules.
– Dieu ! que j’ai faim ! dit-il en bâillant. Comme onmange tard chez toi ! La porte s’ouvrit.
– Monsieur est servi, annonça le maître d’hôtel.
– Ah ! que voilà une bonne parole ! Sur le pas de laporte, Altenheim lui agrippa le bras, et, sans se soucier de laprésence du domestique :
– Un bon conseil… accepte. L’heure est grave Et ça vaut mieux,je te jure, ça vaut mieux… accepte…
– Du caviar ! s’écria Sernine… ah ! c’est tout à faitgentil… Tu t’es souvenu que tu traitais un prince russe.
Ils s’assirent l’un en face de l’autre, et le lévrier du baron,une grande bête aux longs poils d’argent, prit place entre eux.
– Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami.
– Un compatriote, dit Sernine. Je n’oublierai jamais celui quevoulut bien me donner le tsar quand j’eus l’honneur de lui sauverla vie.
– Ah ! vous avez eu l’honneur… un complot terroriste, sansdoute ?
– Oui, complot que j’avais organisé. Figurez-vous que ce chien,qui s’appelait Sébastopol…
Le déjeuner se poursuivit gaiement, Altenheim avait repris sabonne humeur, et les deux hommes firent assaut d’esprit et decourtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baronriposta par d’autres anecdotes, et c’étaient des récits de chasse,de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieuxnoms d’Europe, grands d’Espagne, lords anglais, magyars hongrois,archiducs autrichiens.
– Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Ilnous met en relation avec tout ce qu’il y a de bien sur terre.Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée.
Le chien ne le quittait pas de l’œil, happant d’un coup degueule tout ce que Sernine lui tendait.
– Un verre de Chambertin, prince ?
– Volontiers, baron.
– Je vous le recommande, il vient des caves du roi Léopold.
– Un cadeau ?
– Oui, un cadeau que je me suis offert.
– Il est délicieux… Un bouquet ! Avec ce pâté de foie,c’est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est depremier ordre.
– Ce chef est une cuisinière, prince. Je l’ai enlevée à prixd’or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi cechaud-froid de glace au cacao, et j’attire votre attention sur lesgâteaux secs qui l’accompagnent. Une invention de génie, cesgâteaux.
– Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine, qui seservit. Si leur ramage répond à leur plumage… Tiens, Sirius, tudois adorer cela. Locuste n’aurait pas mieux fait.
Vivement il avait pris un des gâteaux et l’avait offert auchien. Celui-ci l’avala d’un coup, resta deux ou trois secondesimmobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba,foudroyé.
Sernine s’était jeté en arrière pour n’être pas pris en traîtrepar un des domestiques, et, se mettant à rire :
– Dis donc, baron, quand tu veux empoisonner un de tes amis,tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas…Sans quoi on se méfie… Mais je croyais que tu répugnais àl’assassinat ?
– Au coup de couteau, oui, dit Altenheim sans se troubler. Maisj’ai toujours eu envie d’empoisonner quelqu’un. Je voulais savoirquel goût ça avait.
– Bigre ! mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Unprince russe !
Il s’approcha d’Altenheim et lui dit d’un ton confidentiel :
– Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c’est-à-diresi mes amis ne m’avaient pas vu revenir à trois heures au plustard ? Eh bien, à trois heures et demie, le préfet de Policesavait exactement à quoi s’en tenir sur le compte du soi-disantbaron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de lajournée et coffré au Dépôt.
– Bah ! dit Altenheim, de prison on s’évade tandis qu’on nerevient pas du royaume où je t’envoyais.
– Evidemment, mais il eût d’abord fallu m’y envoyer, et cela cen’est pas facile.
– Il suffisait d’une bouchée d’un de ces gâteaux.
– En es-tu bien sûr ?
– Essaie.
– Décidément, mon petit, tu n’as pas encore l’étoffe d’un grandmaître de l’Aventure, et sans doute ne l’auras-tu jamais, puisquetu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne demener la vie que nous avons l’honneur de mener, on doit aussi enêtre capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités,même à ne pas mourir si une fripouille quelconque tente de vousempoisonner… Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilàl’idéal qu’il faut se proposer et atteindre. Travaille, mon petit.Moi, je suis intrépide et inattaquable. Rappelle-toi le roiMithridate.
Et, se rasseyant :
– À table, maintenant ! Mais comme j’aime à prouver lesvertus que je me décerne, et comme, d’autre part, je ne veux pasfaire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette degâteaux.
Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron:
– Mange !
L’autre eut un geste de recul.
– Froussard ! dit Sernine.
Et, sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mità manger la première, puis la seconde moitié du gâteau,tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandisedont on serait désolé de perdre la plus petite miette.
Ils se revirent.
Le soir même, le prince Sernine invitait le baron Altenheim auCabaret Vatel, et le faisait dîner avec un poète, un musicien, unfinancier et deux jolies comédiennes, sociétaires duThéâtre-Français.
Le lendemain, ils déjeunèrent ensemble au Bois, et le soir ilsse retrouvèrent à l’Opéra.
Et chaque jour, durant une semaine, ils se revirent.
On eût dit qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre, etqu’une grande amitié les unissait, faite de confiance, d’estime etde sympathie. Ils s’amusaient beaucoup, buvaient de bons vins,fumaient d’excellents cigares, et riaient comme des fous.
En réalité, ils s’épiaient férocement. Ennemis mortels, séparéspar une haine sauvage, chacun d’eux, sûr de vaincre et le voulantavec une volonté sans frein, ils attendaient la minute propice,Altenheim pour supprimer Sernine, et Sernine pour précipiterAltenheim dans le gouffre qu’il creusait devant lui. Tous deuxsavaient que le dénouement ne pouvait tarder. L’un ou l’autre ylaisserait sa peau, et c’était une question d’heures, de jours,tout au plus.
Drame passionnant, et dont un homme comme Sernine devait goûterl’étrange et puissante saveur. Connaître son adversaire et vivre àses côtés, savoir que, au moindre pas, à la moindre étourderie,c’est la mort qui vous guette, quelle volupté !
Un jour, dans le jardin du cercle de la rue Cambon, dontAltenheim faisait également partie, ils étaient seuls, à cetteheure de crépuscule où l’on commence à dîner au mois de juin, et oùles joueurs du soir ne sont pas encore là. Ils se promenaientautour d’une pelouse, le long de laquelle il y avait, bordé demassifs, un mur que perçait une petite porte. Et soudain, pendantqu’Altenheim parlait, Sernine eut l’impression que sa voix devenaitmoins assurée, presque tremblante. Du coin de l’œil il l’observa.La main d’Altenheim était engagée dans la poche de son veston, etSernine vit, à travers l’étoffe, cette main qui se crispait aumanche d’un poignard, hésitante, indécise, tour à tour résolue etsans force.
Moment délicieux ! Allait-il frapper ? Quiremporterait, de l’instinct peureux et qui n’ose pas, ou de lavolonté consciente, toute tendue vers l’acte de tuer ?
Le buste droit, les bras derrière le dos, Sernine attendait,avec des frissons d’angoisse et de plaisir. Le baron s’était tu, etdans le silence ils marchaient tous les deux côte à côte.
– Mais frappe donc ! s’écria le prince.
Il s’était arrêté, et, tourné vers son compagnon :
– Frappe donc, disait-il, c’est l’instant ou jamais !Personne ne peut te voir. Tu files par cette petite porte dont laclef se trouve par hasard accrochée au mur, et bonjour, baron, nivu ni connu… Mais j’y pense, tout cela était combiné… C’est toi quim’as amené ici… Et tu hésites ? Mais frappe donc !
Il le regardait au fond des yeux. L’autre était livide, toutfrémissant d’énergie impuissante.
– Poule mouillée ! ricana Sernine. Je ne ferai jamais riende toi. La vérité, veux-tu que je te la dise ? Eh bien, je tefais peur. Mais oui, tu n’es jamais très sûr de ce qui va t’arriverquand tu es en face de moi. C’est toi qui veux agir, et ce sont mesactes, mes actes possibles, qui dominent la situation. Non,décidément, tu n’es pas encore celui qui fera pâlir monétoile !
Il n’avait pas achevé ce mot qu’il se sentit pris au cou etattiré en arrière. Quelqu’un, qui se cachait dans le massif, prèsde la petite porte, l’avait happé par la tête. Il vit un bras quise levait, armé d’un couteau dont la lame était toute brillante. Lebras s’abattit, la pointe du couteau l’atteignit en pleinegorge.
Au même moment, Altenheim sauta sur lui pour l’achever, et ilsroulèrent dans les plates-bandes. Ce fut l’affaire de vingt àtrente secondes, tout au plus. Si fort qu’il fût, si entraîné auxexercices de lutte, Altenheim céda presque aussitôt, en poussant uncri de douleur. Sernine se releva et courut vers la petite portequi venait de se refermer sur une silhouette sombre. Troptard ! Il entendit le bruit de la clef dans la serrure. Il neput l’ouvrir.
– Ah ! bandit ! jura-t-il, le jour où je t’aurai, cesera le jour de mon premier crime ! Mais pour Dieu !
Il revint, se baissa, et recueillit les morceaux du poignard quis’était brisé en le frappant.
Altenheim commençait à bouger. Il lui dit :
– Eh bien, baron, ça va mieux ? Tu ne connaissais pas cecoup-là, hein ? C’est ce que j’appelle le coup direct auplexus solaire, c’est-à-dire que ça vous mouche votre soleil vital,comme une chandelle. C’est propre, rapide, sans douleur etinfaillible. Tandis qu’un coup de poignard ? Peuh ! iln’y a qu’à porter un petit gorgerin à mailles d’acier, comme j’enporte moi-même, et l’on se fiche de tout le monde, surtout de tonpetit camarade noir, puisqu’il frappe toujours à la gorge, lemonstre idiot ! Tiens, regarde son joujou favori Desmiettes !
Il lui tendit la main.
– Allons, relève-toi, baron. Je t’invite à dîner. Et veuillebien te rappeler le secret de ma supériorité : une âme intrépidedans un corps inattaquable.
Il rentra dans les salons du cercle, retint une table pour deuxpersonnes, s’assit sur un divan et attendit l’heure du dîner ensongeant :
« Evidemment la partie est amusante, mais ça devient dangereux.Il faut en finir… Sans quoi, ces animaux-là m’enverront au paradisplus tôt que je ne veux… L’embêtant, c’est que je ne peux rienfaire contre eux avant d’avoir retrouvé le vieux Steinweg Car, aufond, il n’y a que cela d’intéressant, le vieux Steinweg, et si jeme cramponne au baron, c’est que j’espère toujours recueillir unindice quelconque… Que diable en ont-ils fait ? Il est hors dedoute qu’Altenheim est en communication quotidienne avec lui, ilest hors de doute qu’il tente l’impossible pour lui arracher desinformations sur le projet Kesselbach. Mais où le voit-il ? Oùl’a-t-il fourré ? chez des amis ? chez lui, au 29 de lavilla Dupont ? »
Il réfléchit assez longtemps, puis alluma une cigarette dont iltira trois bouffées et qu’il jeta. Ce devait être un signal, cardeux jeunes gens vinrent s’asseoir à côté de lui, qu’il semblait nepoint connaître, mais avec lesquels il s’entretint furtivement.
C’étaient les frères Doudeville, en hommes du monde cejour-là.
– Qu’y a-t-il, patron ?
– Prenez six de nos hommes, allez au 29 de la villa Dupont, etentrez.
– Fichtre ! Comment ?
– Au nom de la loi. N’êtes-vous pas inspecteurs de laSûreté ? Une perquisition.
– Mais nous n’avons pas le droit
– Prenez-le.
– Et les domestiques ? S’ils résistent ?
– Ils ne sont que quatre.
– S’ils crient ?
– Ils ne crieront pas.
– Si Altenheim revient ?
– Il ne reviendra pas avant dix heures. Je m’en charge. Ça vousfait deux heures et demie. C’est plus qu’il ne vous en faut pourfouiller la maison de fond en comble. Si vous trouvez le vieuxSteinweg, venez m’avertir.
Le baron Altenheim s’approchait, il alla au-devant de lui.
– Nous dînons, n’est-ce pas ? Le petit incident du jardinm’a creusé l’estomac. À ce propos, mon cher baron, j’auraisquelques conseils à vous donner…
Ils se mirent à table.
Après le repas, Sernine proposa une partie de billard, qui futacceptée. Puis, la partie de billard terminée, ils passèrent dansla salle de baccara. Le croupier justement clamait :
– La banque est à cinquante louis, personne n’en veut ?
– Cent louis, dit Altenheim.
Sernine regarda sa montre. Dix heures. Les Doudeville n’étaientpas revenus. Donc les recherches demeuraient infructueuses.
– Banco, dit-il.
Altenheim s’assit et répartit les cartes.
– J’en donne.
– Non.
– Sept.
– Six.
– J’ai perdu, dit Sernine. Banco du double ?
– Soit, fit le baron.
Il distribua les cartes.
– Huit, dit Sernine.
– Neuf, abattit le baron.
Sernine tourna sur ses talons en murmurant :
« Ça me coûte trois cents louis, mais je suis tranquille, levoilà cloué sur place. »
Un instant après, son auto le déposait devant le 29 de la villaDupont, et, tout de suite, il trouva les Doudeville et leurs hommesréunis dans le vestibule.
– Vous avez déniché le vieux ?
– Non.
– Tonnerre ! Il est pourtant quelque part ! Où sontles domestiques ?
– Là, dans l’office, attachés.
– Bien. J’aime autant n’être pas vu. Partez tous. Jean, reste enbas et fais le guet. Jacques, fais-moi visiter la maison.
Rapidement, il parcourut la cave, le grenier. Il ne s’arrêtaitpour ainsi dire point, sachant bien qu’il ne découvrirait pas enquelques minutes ce que ses hommes n’avaient pu découvrir en troisheures. Mais il enregistrait fidèlement la forme et l’enchaînementdes pièces.
Quand il eut fini, il revint vers une chambre que Doudeville luiavait indiquée comme celle d’Altenheim, et l’examinaattentivement.
– Voilà qui fera mon affaire, dit-il en soulevant un rideau quimasquait un cabinet noir rempli de vêtements. D’ici, je vois toutela chambre.
– Et si le baron fouille sa maison ?
– Pourquoi ?
– Mais il saura que l’on est venu, par ses domestiques.
– Oui, mais il n’imaginera pas que l’un de nous s’est installéchez lui. Il se dira que la tentative a manqué, voilà tout. Parconséquent, je reste.
– Et comment sortirez-vous ?
– Ah ! tu m’en demandes trop. L’essentiel était d’entrer.Va, Doudeville, ferme les portes. Rejoins ton frère et filez… Àdemain ou plutôt…
– Ou plutôt…
– Ne vous occupez pas de moi. Je vous ferai signe en tempsvoulu.
Il s’assit sur une petite caisse placée au fond du placard. Unequadruple rangée de vêtements suspendus le protégeait. Sauf le casd’investigations, il était évidemment là en toute sûreté.
Dix minutes s’écoulèrent. Il entendit le trot sourd d’un cheval,du côté de la villa, et le bruit d’un grelot. Une voiture s’arrêta,la porte d’en bas claqua, et presque aussitôt il perçut des voix,des exclamations, toute une rumeur qui s’accentuait au fur et àmesure, probablement, qu’un des captifs était délivré de sonbâillon.
« On s’explique, pensa-t-il… La rage du baron doit être à soncomble… Il comprend maintenant la raison de ma conduite de ce soir,au cercle, et que je l’ai roulé proprement… Roulé, ça dépend, carenfin, Steinweg m’échappe toujours… Voilà la première chose dont ilva s’occuper : lui a-t-on repris Steinweg ? Pour le savoir, ilva courir à la cachette. S’il monte, c’est que la cachette est enhaut. S’il descend, c’est qu’elle est dans les sous-sols. »
Il écouta. Le bruit des voix continuait dans les pièces durez-de-chaussée, mais il ne semblait point que l’on bougeât.Altenheim devait interroger ses acolytes. Ce ne fut qu’après unedemi-heure que Sernine entendit des pas qui montaientl’escalier.
« Ce serait donc en haut, se dit-il, mais pourquoi ont-ils tanttardé ? »
– Que tout le monde se couche, dit la voix d’Altenheim.
Le baron entra dans la chambre avec un de ses hommes et refermala porte.
– Et moi aussi, Dominique, je me couche. Quand nous discuterionstoute la nuit, nous n’en serions pas plus avancés.
– Moi, mon avis, dit l’autre, c’est qu’il est venu pour chercherSteinweg.
– C’est mon avis, aussi, et c’est pourquoi je rigole, au fond,puisque Steinweg n’est pas là.
– Mais, enfin, où est-il ? Qu’est-ce que vous avez pu enfaire ?
– Ça, c’est mon secret, et tu sais que, mes secrets, je lesgarde pour moi. Tout ce que je peux te dire, c’est que la prisonest bonne et qu’il n’en sortira qu’après avoir parlé.
– Alors, bredouille, le prince ?
– Je te crois. Et encore, il a dû casquer pour arriver à ce beaurésultat. Non, vrai, ce que je rigole ! Infortunéprince !
– N’importe, reprit l’autre, il faudrait bien s’endébarrasser.
– Sois tranquille, mon vieux, ça ne tardera pas. Avant huitjours, je t’offrirai un portefeuille d’honneur, fabriqué avec de lapeau de Lupin. Laisse-moi me coucher, je tombe de sommeil.
Un bruit de porte qui se ferme. Puis Sernine entendit le baronqui mettait le verrou, puis qui vidait ses poches, qui remontait samontre et qui se déshabillait.
Il était joyeux, sifflotait et chantonnait, parlant même à hautevoix.
– Oui, en peau de Lupin et avant huit jours avant quatrejours ! sans quoi c’est lui qui nous boulottera, lesacripant ! Ça ne fait rien, il a raté son coup ce soir Lecalcul était juste, pourtant Steinweg ne peut être qu’ici…Seulement, voilà…
Il se mit au lit et tout de suite éteignit l’électricité.Sernine s’était avancé près du rideau, qu’il souleva légèrement, etil voyait la lumière vague de la nuit qui filtrait par lesfenêtres, laissant le lit dans une obscurité profonde.
« Décidément, c’est moi la poire, se dit-il. Je me suis blouséjusqu’à la gauche. Dès qu’il ronflera, je m’esquive »
Mais un bruit étouffé l’étonna, un bruit dont il n’aurait pupréciser la nature et qui venait du lit. C’était comme ungrincement, à peine perceptible d’ailleurs.
– Eh bien, Steinweg, où en sommes-nous ?
C’était le baron qui parlait ! Il n’y avait aucun doute quece fût lui qui parlât, mais comment se pouvait-il qu’il parlât àSteinweg, puisque Steinweg n’était pas dans la chambre ? EtAltenheim continua :
– Es-tu toujours intraitable ? Oui ? Imbécile !Il faudra pourtant bien que tu te décides à raconter ce que tusais… Non ? Bonsoir, alors, et à demain…
« Je rêve, je rêve, se disait Sernine. Ou bien c’est lui quirêve à haute voix. Voyons, Steinweg n’est pas à côté de lui, iln’est pas dans la chambre voisine, il n’est même pas dans lamaison. Altenheim l’a dit… Alors, qu’est-ce que c’est que cettehistoire ahurissante ? »
Il hésita. Allait-il sauter sur le baron, le prendre à la gorgeet obtenir de lui, par la force et la menace, ce qu’il n’avait puobtenir par la ruse ? Absurdité ! Jamais Altenheim ne selaisserait intimider.
« Allons, je pars, murmura-t-il, j’en serai quitte pour unesoirée perdue. »
Il ne partit point. Il sentit qu’il lui était impossible departir, qu’il devait attendre, que le hasard pouvait encore leservir.
Il décrocha avec des précautions infinies quatre ou cinqcostumes et paletots, les étendit par terre, s’installa, et, le dosappuyé au mur, s’endormit le plus tranquillement du monde.
Le baron ne fut pas matinal. Une horloge quelque part sonna neufcoups quand il sauta du lit et fit venir son domestique.
Il lut le courrier que celui-ci apportait, s’habilla sans direun mot, et se mit à écrire des lettres, pendant que le domestiquesuspendait soigneusement dans le placard les vêtements de laveille, et que Sernine, les poings en bataille, se disait :
« Voyons, faut-il que je défonce le plexus solaire de cetindividu ? »
À dix heures, le baron ordonna :
– Va-t’en !
– Voilà, encore ce gilet…
– Vas-t’en, je te dis. Tu reviendras quand je t’appellerai pasavant. Il poussa la porte lui-même sur le domestique, attendit, enhomme qui n’a guère confiance dans les autres, et, s’approchantd’une table où se trouvait un appareil téléphonique, il décrocha lerécepteur.
– Allô ! mademoiselle, je vous prie de me donner GarchesC’est cela, mademoiselle, vous me sonnerez…
Il resta près de l’appareil.
Sernine frémissait d’impatience. Le baron allait-il communiqueravec son mystérieux compagnon de crime ?
La sonnerie retentit.
– Allô, fit Altenheim… Ah ! c’est Garches… parfaitMademoiselle, je voudrais le numéro 38… Oui, 38, deux foisquatre…
Et au bout de quelques secondes, la voix plus basse, aussi basseet aussi nette que possible, il prononça :
– Le numéro 38 ? C’est moi, pas de mots inutiles…Hier ? Oui, tu l’as manqué dans le jardin… Une autre fois,évidemment, mais ça presse… il a fait fouiller la maison le soir,je te raconterai… Rien trouvé, bien entendu… Quoi ?allô ! Non, le vieux Steinweg refuse de parler… les menaces,les promesses, rien n’y a fait… Allô… Eh oui, parbleu, il sait quenous ne pouvons rien… Nous ne connaissons le projet de Kesselbachet l’histoire de Pierre Leduc qu’en partie… Lui seul a le mot del’énigme… Oh ! il parlera, ça j’en réponds, et cette nuit mêmesans quoi… Eh ! qu’est-ce que tu veux, tout plutôt que de lelaisser échapper ! Vois-tu que le prince nous le chipe !Oh ! celui-là, dans trois jours, il faut qu’il ait son compteTu as une idée ? En effet l’idée est bonne. Oh !oh ! excellente je vais m’en occuper Quand se voit-on ?mardi, veux-tu ? Ça va. Je viendrai mardi à deux heures…
Il remit l’appareil en place et sortit. Sernine l’entendit quidonnait des ordres.
– Attention, cette fois, hein ? ne vous laissez pas pincerbêtement comme hier, je ne rentrerai pas avant la nuit.
La lourde porte du vestibule se referma, puis ce fut leclaquement de la grille dans le jardin et le grelot d’un cheval quis’éloignait.
Après vingt minutes, deux domestiques survinrent, qui ouvrirentles fenêtres et firent la chambre.
Quand ils furent partis, Sernine attendit encore assezlongtemps, jusqu’à l’heure présumée de leur repas. Puis, lessupposant dans la cuisine, attablés, il se glissa hors du placardet se mit à inspecter le lit et la muraille à laquelle ce lit étaitadossé.
« Bizarre, dit-il, vraiment bizarre… Il n’y a rien là departiculier. Le lit n’a aucun double fond Dessous, pas de trappe.Voyons la chambre voisine. »
Doucement, il passa à côté. C’était une pièce vide, sans aucunmeuble.
« Ce n’est pas là que gîte le vieux Dans l’épaisseur de cemur ? Impossible, c’est plutôt une cloison, très mince.Sapristi ! Je n’y comprends rien, moi. » Pouce par pouce, ilinterrogea le plancher, le mur, le lit, perdant son temps à desexpériences inutiles. Décidément, il y avait là un truc, fortsimple peut-être, mais que, pour l’instant, il ne saisissaitpas.
« À moins que, se dit-il, Altenheim n’ait positivement déliré…C’est la seule supposition acceptable. Et, pour la vérifier, jen’ai qu’un moyen, c’est de rester. Et je reste. Advienne quepourra. ». De crainte d’être surpris, il réintégra son repaire etn’en bougea plus, rêvassant et sommeillant, tourmenté, d’ailleurs,par une faim violente.
Et le jour baissa. Et l’obscurité vint.
Altenheim ne rentra qu’après minuit. Il monta dans sa chambre,seul cette fois, se dévêtit, se coucha, et, aussitôt, comme laveille, éteignit l’électricité.
Même attente anxieuse. Même petit grincement inexplicable. Et,de sa même voix railleuse, Altenheim articula :
– Et alors, comment ça va, l’ami… Des injures ? Mais non,mais non, mon vieux, ce n’est pas du tout ce qu’on tedemande ! Tu fais fausse route. Ce qu’il me faut, ce sont debonnes confidences, bien complètes, bien détaillées, concernanttout ce que tu as révélé à Kesselbach… l’histoire de Pierre Leduc,etc. C’est clair ?
Sernine écoutait avec stupeur. Il n’y avait pas à se tromper,cette fois : le baron s’adressait réellement au vieux Steinweg.Colloque impressionnant ! Il lui semblait surprendre ledialogue mystérieux d’un vivant et d’un mort, une conversation avecun être innommable, respirant dans un autre monde, un êtreinvisible, impalpable, inexistant.
Le baron reprit, ironique et cruel :
– Tu as faim ? Mange donc, mon vieux. Seulement,rappelle-loi que je t’ai donné d’un coup toute ta provision depain, et que, en la grignotant, à raison de quelques miettes envingt-quatre heures, tu en as tout au plus pour une semaine…Mettons dix jours ! Dans dix jours, couic, il n’y aura plus depère Steinweg. À moins que d’ici là tu aies consenti à parler.Non ? On verra ça demain… Dors, mon vieux.
Le lendemain, à une heure, après une nuit et une matinée sansincident, le prince Sernine sortait paisiblement de la villa Dupontet, la tête faible, les jambes molles, tout en se dirigeant vers leplus proche restaurant, il résumait la situation :
« Ainsi, mardi prochain, Altenheim et l’assassin du Palace Hôtelont rendez-vous à Garches dans une maison dont le téléphone portele numéro 38. C’est donc mardi que je livrerai les deux coupableset que je délivrerai M. Lenormand. Le soir même, ce sera le tour duvieux Steinweg, et j’apprendrai enfin si Pierre Leduc est, oui ounon, le fils d’un charcutier, et si je peux dignement en faire lemari de Geneviève. Ainsi soit-il ! »
Le mardi matin, vers onze heures, Valenglay, président duConseil, faisait venir le préfet de Police, le sous-préfet de laSûreté, M. Weber, et leur montrait un pneumatique, signé princeSernine, qu’il venait de recevoir.
« Monsieur le Président du Conseil,
« Sachant tout l’intérêt que vous portiez à M. Lenormand, jeviens vous mettre au courant des faits que le hasard m’arévélés.
« M. Lenormand est enfermé dans les caves de la villa desGlycines, à Garches, auprès de la maison de retraite.
« Les bandits du Palace-Hôtel ont résolu de l’assassineraujourd’hui à deux heures.
« Si la police a besoin de mon concours, je serai à une heure etdemie dans le jardin de la maison de retraite, ou chez MmeKesselbach, dont j’ai l’honneur d’être l’ami.
« Recevez, Monsieur le Président du Conseil, etc.
« Signé : Prince SERNINE. »
– Voilà qui est extrêmement grave, mon cher monsieur Weber, fitValenglay. J’ajouterai que nous devons avoir toute confiance dansles affirmations du prince Paul Sernine. J’ai dîné plusieurs foisavec lui. C’est un homme sérieux, intelligent…
– Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, dit lesous-chef de la Sûreté, de vous communiquer une autre lettre quej’ai reçue également ce matin ?
– Sur la même affaire ?
– Oui.
– Voyons.
Il prit la lettre et lut :
« Monsieur,
« Vous êtes averti que le prince Paul Sernine, qui se dit l’amide Mme Kesselbach, n’est autre qu’Arsène Lupin.
« Une seule preuve suffira : Paul Sernine est l’anagrammed’Arsène Lupin. Ce sont les mêmes lettres. Il n’y en a pas une deplus, pas une de moins.
« Signé : L.M. »
Et M. Weber ajouta, tandis que Valenglay restait confondu :
– Pour cette fois, notre ami Lupin trouve un adversaire à sataille. Pendant qu’il le dénonce, l’autre nous le livre. Et voilàle renard pris au piège.
– Et alors ? dit Valenglay.
– Et alors, monsieur le Président, nous allons tâcher de lesmettre d’accord tous les deux Et, pour cela, j’emmène deux centshommes.
Midi et quart. Un restaurant près de la Madeleine. Le princedéjeune. À la table voisine, deux jeunes gens s’assoient. Il lessalue, et se met à leur parler comme à des amis de rencontre.
– Vous êtes de l’expédition, hein ?
– Oui.
– Combien d’hommes en tout ?
– Six, paraît-il. Chacun y va de son côté. Rendez-vous à uneheure trois quarts avec M. Weber près de la maison de retraite.
– Bien, j’y serai.
– Quoi ?
– N’est-ce pas moi qui dirige l’expédition ? Et ne faut-ilpas que ce soit moi qui retrouve M. Lenormand puisque je l’aiannoncé publiquement ?
– Vous croyez donc, patron, que M. Lenormand n’est pasmort ?
– J’en suis sûr. Oui, depuis hier, j’ai la certitudequ’Altenheim et sa bande ont conduit M. Lenormand et Gourel sur lepont de Bougival et qu’ils les ont jetés par-dessus bord. Gourel acoulé, M. Lenormand s’en est tiré. Je fournirai toutes les preuvesnécessaires quand le moment sera venu.
– Mais alors, s’il est vivant, pourquoi ne se montre-t-ilpas ?
– Parce qu’il n’est pas libre.
– Ce serait donc vrai ce que vous avez dit ? Il se trouvedans les caves de la villa des Glycines ?
– J’ai tout lieu de le croire.
– Mais comment savez-vous ? Quel indice ?
– C’est mon secret. Ce que je puis vous annoncer, c’est que lecoup de théâtre sera… comment dirais-je… sensationnel. Vous avezfini ?
– Oui.
– Mon auto est derrière la Madeleine. Rejoignez-moi. À Garches,Sernine renvoya la voiture, et ils marchèrent jusqu’au sentier quiconduisait à l’école de Geneviève. Là, il s’arrêta.
– Ecoutez-moi bien, les enfants. Voici qui est de la plus hauteimportance. Vous allez sonner à la maison de retraite. Commeinspecteurs, vous avez vos entrées, n’est-ce pas ? Vous irezau pavillon Hortense, celui qui est inoccupé. Là, vous descendrezdans le sous-sol, et vous trouverez un vieux volet qu’il suffit desoulever pour dégager l’orifice d’un tunnel que j’ai découvert cesjours-ci, et qui établit une communication directe avec la villades Glycines. C’est par là que Gertrude et que le baron Altenheimse retrouvaient. Et c’est par là que M. Lenormand a passé pour, enfin de compte, tomber entre les mains de ses ennemis.
– Vous croyez, patron ?
– Oui, je le crois. Et maintenant, voilà de quoi il s’agit. Vousallez vous assurer que le tunnel est exactement dans l’état où jel’ai laissé cette nuit, que les deux portes qui le barrent sontouvertes, et qu’il y a toujours, dans un trou situé près de ladeuxième porte, un paquet enveloppé de serge noire que j’y aidéposé moi-même.
– Faudra-t-il défaire le paquet ?
– Inutile, ce sont des vêtements de rechange. Allez, et qu’on nevous remarque pas trop. Je vous attends.
Dix minutes plus tard, ils étaient de retour.
– Les deux portes sont ouvertes, fit Doudeville.
– Le paquet de serge noire ?
– À sa place, près de la deuxième porte.
– Parfait ! Il est une heure vingt-cinq. Weber va débarqueravec ses champions. On surveille la villa. On la cerne dèsqu’Altenheim y est entré. Moi, d’accord avec Weber, je sonne. Là,j’ai mon plan. Allons, j’ai idée qu’on ne s’ennuiera pas.
Et Sernine, les ayant congédiés, s’éloigna par le sentier del’école, tout en monologuant.
« Tout est pour le mieux. La bataille va se livrer sur leterrain choisi par moi. Je la gagne fatalement, et je me débarrassede mes deux adversaires, et je me trouve seul engagé dans l’affaireKesselbach… seul, avec deux beaux atouts : Pierre Leduc etSteinweg… En plus, le roi, c’est-à-dire Bibi. Seulement, il y a uncheveu… Qu’est-ce que peut bien faire Altenheim ? Evidemment,il a, lui aussi, son plan d’attaque. Par où m’attaque-t-il ?Et comment admettre qu’il ne m’ait pas encore attaqué ? C’estinquiétant. M’aurait-il dénoncé à la police ? »
Il longea le petit préau de l’école, dont les élèves étaientalors en classe, et il heurta la porte d’entrée.
– Tiens, te voilà ! dit Mme Ernemont, en ouvrant. Tu asdonc laissé Geneviève à Paris ?
– Pour cela il eût fallu que Geneviève fût à Paris,répondit-il.
– Mais elle y a été, puisque tu l’as fait venir.
– Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama-t-il, en lui empoignantle bras.
– Comment ? mais tu le sais mieux que moi !
– Je ne sais rien… je ne sais rien… Parle !
– N’as-tu pas écrit à Geneviève de te rejoindre à la gareSaint-Lazare ?
– Et elle est partie ?
– Mais oui… Vous deviez déjeuner ensemble à l’hôtel Ritz…
– La lettre fais voir la lettre.
Elle monta la chercher et la lui donna.
– Mais, malheureuse, tu n’as donc pas vu que c’était unfaux ? L’écriture est bien imitée mais c’est un faux… Celasaute aux yeux.
Il se colla les poings contre les tempes avec rage :
– Le voilà le coup que je demandais. Ah ! lemisérable ! C’est par elle qu’il m’attaque… Mais commentsait-il ? Eh ! non, il ne sait pas… Voilà deux fois qu’iltente l’aventure et c’est pour Geneviève, parce qu’il s’est pris debéguin pour elle… Oh ! cela non, jamais ! Ecoute,Victoire… Tu es sûre qu’elle ne l’aime pas ? Ah ça ! maisje perds la tête ! Voyons… voyons il faut que je réfléchissece n’est pas le moment…
Il consulta sa montre.
– Une heure trente-cinq, j’ai le temps… Imbécile ! le tempsde quoi faire ? Est-ce que je sais où elle est ? Ilallait et venait, comme un fou, et sa vieille nourrice semblaitstupéfaite de le voir aussi agité, aussi peu maître de lui.
– Après tout, dit-elle, rien ne prouve qu’elle n’ait pas flairéle piège, au dernier instant…
– Où serait-elle ?
– Je l’ignore peut-être chez Mme Kesselbach…
– C’est vrai, c’est vrai, tu as raison, s’écria-t-il, pleind’espoir soudain.
Et il partit en courant vers la maison de retraite.
Sur la route, près de la porte, il rencontra les frèresDoudeville qui entraient chez la concierge, dont la loge avait vuesur la route, ce qui leur permettait de surveiller les abords desGlycines. Sans s’arrêter, il alla droit au pavillon del’Impératrice, appela Suzanne, et se fit conduire chez MmeKesselbach.
– Geneviève ? dit-il.
– Geneviève ?
– Oui, elle n’est pas venue ?
– Non, voici même plusieurs jours.
– Mais elle doit venir, n’est-ce pas ?
– Vous croyez ?
– Mais j’en suis sûr. Où voulez-vous qu’elle soit ?Rappelez-vous ?
– J’ai beau chercher. Je vous assure que Geneviève et moi nousne devions pas nous voir.
Et subitement effrayée :
– Mais vous n’êtes pas inquiet ? Il n’est rien arrivé àGeneviève ?
– Non, rien.
Il était parti déjà. Une idée l’avait heurté. Si le baronAltenheim n’était pas à la villa des Glycines ? Si l’heure durendez-vous avait été changée ?
« Il faut que je le voie, se disait-il, il le faut, à tout prix.»
Et il courait, l’allure désordonnée, indifférent à tout. Mais,devant la loge, il recouvra instantanément son sang-froid : ilavait aperçu le sous-chef de la Sûreté, qui parlait dans le jardinavec les frères Doudeville. S’il avait eu sa clairvoyancehabituelle, il eût surpris le petit tressaillement qui agita M.Weber à son approche, mais il ne vit rien.
– Monsieur Weber, n’est-ce pas ? dit-il.
– Oui… À qui ai-je l’honneur ?
– Le prince Sernine.
– Ah ! très bien, M. le Préfet de police m’a averti duservice considérable que vous nous rendiez, monsieur.
– Ce service ne sera complet que quand j’aurai livré lesbandits.
– Cela ne va pas tarder. Je crois que l’un de ces bandits vientd’entrer… un homme assez fort, avec un monocle.
– En effet, c’est le baron Altenheim. Vos hommes sont là,monsieur Weber ?
– Oui, cachés sur la route, à deux cents mètres de distance.
– Eh bien, monsieur Weber, il me semble que vous pourriez lesréunir et les amener devant cette loge. De là nous irons jusqu’à lavilla. Je sonnerai. Comme le baron Altenheim me connaît, je supposeque l’on m’ouvrira, et j’entrerai avec vous.
– Le plan est excellent, dit M. Weber. Je reviens tout de suite.Il sortit du jardin et s’en alla par la route, du côté opposé auxGlycines. Rapidement, Sernine empoigna l’un des frères Doudevillepar le bras.
– Cours après lui, Jacques… Occupe-le le temps que j’entre auxGlycines… Et puis retarde l’assaut le plus possible, invente desprétextes… Il me faut dix minutes… Qu’on entoure la villa maisqu’on n’y entre pas. Et toi, Jean, va te poster dans le pavillonHortense, à l’issue du souterrain. Si le baron veut sortir par là,casse-lui la tête.
Les Doudeville s’éloignèrent. Le prince se glissa dehors, etcourut jusqu’à une haute grille, blindée de fer, qui était l’entréedes Glycines.
Sonnerait-il ?
Autour de lui, personne. D’un bond il s’élança sur la grille, enposant son pied au rebord de la serrure, et, s’accrochant auxbarreaux, s’arc-boutant avec ses genoux, se hissant à la force despoignets, il parvint, au risque de retomber sur la pointe aiguë desbarreaux, à franchir la grille et à sauter.
Il y avait une cour pavée qu’il traversa rapidement, et il montales marches d’un péristyle à colonnes sur lequel donnaient desfenêtres qui, toutes, étaient recouvertes, jusqu’aux impostes, devolets pleins.
Comme il réfléchissait au moyen de s’introduire dans la maison,la porte fut entrebâillée avec un bruit de fer qui lui rappela laporte de la villa Dupont, et Altenheim apparut.
– Dites donc, prince, c’est comme cela que vous pénétrez dansles propriétés particulières ? Je vais être contraint derecourir aux gendarmes, mon cher.
Sernine le saisit à la gorge, et le renversant contre unebanquette :
– Geneviève… Où est Geneviève ? Si tu ne me dis pas ce quetu as fait d’elle, misérable !
– Je te prie de remarquer, bégaya le baron, que tu me coupes laparole.
Sernine le lâcha.
– Au fait ! Et vite ! Réponds… Geneviève ?
– Il y a une chose, répliqua le baron, qui est beaucoup plusurgente, surtout quand il s’agit de gaillards de notre espèce,c’est d’être chez soi…
Et, soigneusement, il repoussa la porte qu’il barricada deverrous. Puis, conduisant Sernine dans le salon voisin, un salonsans meubles, sans rideaux, il lui dit :
– Maintenant, je suis ton homme. Qu’y a-t-il pour ton service,prince ?
– Geneviève ?
– Elle se porte à merveille.
– Ah ! tu avoues ?
– Parbleu ! Je te dirai même que ton imprudence à cet égardm’a étonné. Comment n’as-tu pas pris quelques précautions ? Ilétait inévitable…
– Assez ! Où est-elle ?
– Tu n’es pas poli.
– Où est-elle ?
– Entre quatre murs, libre…
– Libre ?
– Oui, libre d’aller d’un mur à l’autre.
– Villa Dupont, sans doute ? Dans la prison que tu asimaginée pour Steinweg ?
– Ah ! tu sais… Non, elle n’est pas là.
– Mais où alors ? Parle, sinon…
– Voyons, mon prince, crois-tu que je serai assez bête pour telivrer le secret par lequel je te tiens ? Tu aimes lapetite…
– Tais-toi ! s’écria Sernine, hors de lui… Je tedéfends…
– Et après ? c’est donc un déshonneur ? Je l’aimebien, moi, et j’ai bien risqué…
Il n’acheva pas, intimidé par la colère effrayante de Sernine,colère contenue, silencieuse, qui lui bouleversait les traits.
Ils se regardèrent longtemps, chacun d’eux cherchant le pointfaible de l’adversaire. À la fin, Sernine s’avança et, d’une voixnette, en homme qui menace plutôt qu’il ne propose un pacte :
– Ecoute-moi. Tu te rappelles l’offre d’association que tu m’asfaite ? L’affaire Kesselbach pour nous deux… on marcheraitensemble… on partagerait les bénéfices… J’ai refusé… J’accepteaujourd’hui…
– Trop tard.
– Attends. J’accepte mieux que cela : j’abandonne l’affaire… jene me mêle plus de rien… tu auras tout… Au besoin je t’aiderai.
– La condition ?
– Dis-moi où se trouve Geneviève ?
L’autre haussa les épaules.
– Tu radotes, Lupin. Ça me fait de la peine à ton âge…
Une nouvelle pause entre les deux ennemis, terrible. Le baronricana :
– C’est tout de même une sacrée jouissance de te voir ainsipleurnicher et demandant l’aumône. Dis donc, j’ai idée que lesimple soldat est en train de flanquer une pile à son général.
– Imbécile, murmura Sernine.
– Prince, je t’enverrai mes témoins ce soir si tu es encore dece monde.
– Imbécile ! répéta Sernine avec un mépris infini.
– Tu aimes mieux en finir tout de suite ? À ta guise, monprince, ta dernière heure est venue. Tu peux recommander ton âme àDieu. Tu souris ? C’est un tort. J’ai sur toi un avantageimmense : je tue au besoin…
– Imbécile ! redit encore une fois Sernine.
Il tira sa montre.
– Deux heures, baron. Tu n’as plus que quelques minutes. À deuxheures cinq, deux heures dix au plus tard, M. Weber et unedemi-douzaine d’hommes solides, sans scrupules, forceront l’entréede ton repaire et te mettront la main au collet… Ne souris pas, toinon plus. L’issue sur laquelle tu comptes est découverte, je laconnais, elle est gardée. Tu es donc bel et bien pris. C’estl’échafaud, mon vieux.
Altenheim était livide. Il balbutia :
– Tu as fait ça ? Tu as eu l’infamie ?
– La maison est cernée. L’assaut est imminent. Parle et je tesauve.
– Comment ?
– Les hommes qui gardent l’issue du pavillon sont à moi. Je tedonne un mot pour eux, et tu es sauvé.
Altenheim réfléchit quelques secondes, parut hésiter, mais,soudain résolu, déclara :
– C’est de la blague. Tu n’auras pas été assez naïf pour tejeter toi-même dans la gueule du loup.
– Tu oublies Geneviève. Sans elle, crois-tu que je seraislà ? Parle.
– Non.
– Soit. Attendons, dit Sernine. Une cigarette ?
– Volontiers.
– Tu entends ? dit Sernine après quelques secondes.
– Oui… oui, fit Altenheim en se levant.
Des coups retentissaient à la grille. Sernine prononça :
– Même pas les sommations d’usage… aucun préliminaire… Tu estoujours décidé ?
– Plus que jamais.
– Tu sais que, avec les instruments qu’ils ont, il n’y en a paspour longtemps ?
– Ils seraient dans cette pièce que je te refuserais.
La grille céda. On entendit le grincement des gonds.
– Se laisser pincer, reprit Sernine, je l’admets, mais qu’ontende soi-même les mains aux menottes, c’est trop idiot. Voyons, net’entête pas. Parle, et file.
– Et toi ?
– Moi je reste. Qu’ai-je à craindre ?
– Regarde.
Le baron lui désignait une fente à travers les volets. Sernine yappliqua son œil et recula avec un sursaut.
– Ah ! bandit, toi aussi, tu m’as dénoncé ! Ce n’estpas dix hommes, c’est cinquante, cent, deux cents hommes que Weberamène…
Le baron riait franchement :
– Et s’il y en a tant, c’est qu’il s’agit de Lupin, évidemment.Une demi-douzaine suffisait pour moi.
– Tu as prévenu la police ?
– Oui.
– Quelle preuve as-tu donnée ?
– Ton nom Paul Sernine, c’est-à-dire Arsène Lupin.
– Et tu as découvert ça tout seul, toi ? ce à quoi personnen’a jamais pensé ? Allons donc ! C’est l’autre,avoue-le.
Il regardait par la fente. Des nuées d’agents se répandaientautour de la villa, et ce fut à la porte maintenant que des coupsrésonnèrent.
Il fallait cependant songer, ou bien à la retraite, ou bien àl’exécution du projet qu’il avait imaginé. Mais, s’éloigner, nefût-ce qu’un instant, c’était laisser Altenheim, et qui pouvaitassurer que le baron n’avait pas à sa disposition une autre issuepour s’enfuir ? Cette idée bouleversa Sernine. Le baronlibre ! le baron maître de retourner auprès de Geneviève, etde la torturer, et de l’asservir à son odieux amour !
Entravé dans ses desseins, contraint d’improviser un nouveauplan, à la seconde même, et en subordonnant tout au danger quecourait Geneviève. Sernine passa là un moment d’indécision atroce.Les yeux fixés aux yeux du baron, il eût voulu lui arracher sonsecret et partir, et il n’essayait même plus de le convaincre,tellement toute parole lui semblait inutile. Et, tout enpoursuivant ses réflexions, il se demandait ce que pouvaient êtrecelles du baron, quels étaient ses armes, son espoir de salut. Laporte du vestibule, quoique fortement verrouillée, quoique blindéede fer, commençait à s’ébranler. Les deux hommes étaient devantcette porte, immobiles. Le bruit des voix, le sens des mots leurparvenaient.
– Tu parais bien sûr de toi, dit Sernine.
– Parbleu ! s’écria l’autre en lui donnant un croc-en-jambequi le fit tomber, et en prenant la fuite.
Sernine se releva aussitôt, franchit sous le grand escalier unepetite porte par où Altenheim avait disparu, et, dégringolant lesmarches de pierre, descendit au sous-sol
Un couloir, une salle vaste et basse, presque obscure, le baronétait à genoux, soulevant le battant d’une trappe.
– Idiot, s’écria Sernine en se jetant sur lui, tu sais bien quenous trouverons mes hommes au bout de ce tunnel, et ils ont l’ordrede te tuer comme un chien… À moins que… à moins que tu n’aies uneissue qui s’amorce sur celle-là… Eh ! voilà, pardieu !j’ai deviné et tu t’imagines…
La lutte était acharnée. Altenheim, véritable colosse doué d’unemusculature exceptionnelle, avait ceinturé son adversaire, luiparalysant les bras et cherchant à l’étouffer.
– Evidemment… évidemment, articulait celui-ci avec peine,évidemment, c’est bien combiné… Tant que je ne pourrai pas meservir de mes mains pour te casser quelque chose, tu aurasl’avantage… Mais seulement pourras-tu ?
Il eut un frisson. La trappe, qui s’était refermée, et sur lebattant de laquelle ils pesaient de tout leur poids, la trappeparaissait bouger sous eux. Il sentait les efforts que l’on faisaitpour la soulever, et le baron devait le sentir aussi, car ilessayait désespérément de déplacer le terrain du combat pour que latrappe pût s’ouvrir.
« C’est l’autre ! » pensa Sernine avec la sorte d’épouvanteirraisonnée que lui causait cet être mystérieux « C’est l’autre…S’il passe, je suis perdu. »
Par des gestes insensibles, Altenheim avait réussi à sedéplacer, et il tâchait d’entraîner son adversaire. Mais celui-cis’accrochait par les jambes aux jambes du baron, en même temps que,peu à peu, il s’ingéniait à dégager une de ses mains.
Au-dessus d’eux, de grands coups, comme des coups de bélier.
« J’ai cinq minutes, pensa Sernine Dans une minute, il faut quece gaillard-là… »
Et tout haut :
– Attention, mon petit. Tiens-toi bien.
Il rapprocha ses genoux l’un de l’autre avec une énergieincroyable. Le baron hurla, l’une de ses cuisses tordue.
Alors, Sernine, mettant à profit la souffrance de sonadversaire, fit un effort, dégagea sa main droite et le prit à lagorge.
– Parfait ! Comme cela, nous sommes bien mieux à notreaise… Non, pas la peine de chercher ton couteau sans quoi jet’étrangle comme un poulet. Tu vois, j’y mets des formes… Je neserre pas trop, juste assez pour que tu n’aies même pas envie degigoter.
Tout en parlant, il sortait de sa poche une cordelette très fineet, d’une seule main, avec une habileté extrême, il lui attachaitles poignets. À bout de souffle, d’ailleurs, le baron n’opposaitplus aucune résistance. En quelques gestes précis, Sernine leficela solidement.
– Comme tu es sage ! À la bonne heure ! Je ne tereconnais plus. Tiens, au cas où tu voudrais t’échapper, voilà unrouleau de fil de fer qui va compléter mon petit travail Lespoignets d’abord Les chevilles, maintenant Ça y est Dieu ! quetu es gentil !
Le baron s’était remis peu à peu. Il bégaya :
– Si tu me livres, Geneviève mourra.
– Vraiment ! Et comment ? Explique-toi…
– Elle est enfermée. Personne ne connaît sa retraite. Moisupprimé, elle mourra de faim… Comme Steinweg…
Sernine frissonna. Il reprit :
– Oui, mais tu parleras.
– Jamais.
– Si, tu parleras. Pas maintenant, c’est trop tard, mais cettenuit. Il se pencha sur lui et tout bas, à l’oreille, il prononça:
– Ecoute, Altenheim, et comprends-moi bien. Tout à l’heure tuvas être pincé. Ce soir tu coucheras au Dépôt. Cela est fatal,irrévocable. Moi-même je ne puis plus rien y changer. Et demain, ont’emmènera à la Santé, et plus tard, tu sais où ? Eh bien, jete donne encore une chance de salut. Cette nuit, tu entends, cettenuit, je pénétrerai dans ta cellule, au Dépôt, et tu me diras oùest Geneviève. Deux heures après, si tu n’as pas menti, tu seraslibre. Sinon c’est que tu ne tiens pas beaucoup à ta tête.
L’autre ne répondit pas. Sernine se releva et écouta. Là-haut,un grand fracas. La porte d’entrée cédait. Des pas martelèrent lesdalles du vestibule et le plancher du salon. M. Weber et ses hommescherchaient.
– Adieu, baron, réfléchis jusqu’à ce soir. La cellule est bonneconseillère.
Il poussa son prisonnier, de façon à dégager la trappe et ilsouleva celle-ci. Comme il s’y attendait, il n’y avait pluspersonne en dessous, sur les marches de l’escalier.
Il descendit, en ayant soin de laisser la trappe ouvertederrière lui, comme s’il avait eu l’intention de revenir.
Il y avait vingt marches, puis, en bas, c’était le commencementdu couloir que M. Lenormand et Gourel avaient parcouru en sensinverse.
Il s’y engagea et poussa un cri. Il lui avait semblé deviner laprésence de quelqu’un.
Il alluma sa lanterne de poche. Le couloir était vide.
Alors, il arma son revolver et dit à haute voix :
– Tant pis pour toi… Je fais feu. Aucune réponse. Aucunbruit.
« C’est une illusion sans doute, pensa-t-il. Cet être-làm’obsède. Allons, si je veux réussir et gagner la porte, il faut mehâter… Le trou, dans lequel j’ai mis le paquet de vêtements, n’estpas loin. Je prends le paquet et le tour est joué… Et queltour ! un des meilleurs de Lupin »
Il rencontra une porte qui était ouverte et tout de suites’arrêta. À droite il y avait une excavation, celle que M.Lenormand avait pratiquée pour échapper à l’eau qui montait.
Il se baissa et projeta sa lumière dans l’ouverture.
« Oh ! fit-il en tressaillant Non, ce n’est pas possibleC’est Doudeville qui aura poussé le paquet plus loin. »
Mais il eut beau chercher, scruter les ténèbres. Le paquetn’était plus là, et il ne douta pas que ce fût encore l’êtremystérieux qui l’eût dérobé.
« Dommage ! la chose était si bien arrangée !l’aventure reprenait son cours naturel, et j’arrivais au bout plussûrement… Maintenant il s’agit de me trotter au plus vite…Doudeville est au pavillon… Ma retraite est assurée… Plus deblagues, il faut se dépêcher et remettre la chose sur pied, sipossible… Et après, on s’occupera de lui… Ah ! qu’il se garede mes griffes, celui-là. »
Mais une exclamation de stupeur lui échappa ; il arrivait àl’autre porte, et cette porte, la dernière avant le pavillon, étaitfermée. Il se rua contre elle. À quoi bon ? Que pouvait-ilfaire ?
« Cette fois-ci, murmura-t-il, je suis bien fichu. »
Et, pris d’une sorte de lassitude, il s’assit. Il avaitl’impression de sa faiblesse en face de l’être mystérieux.Altenheim ne comptait guère. Mais l’autre, ce personnage deténèbres et de silence, l’autre le dominait, bouleversait toutesses combinaisons, et l’épuisait par ses attaques sournoises etinfernales.
Il était vaincu.
Weber le trouverait là, comme une bête acculée, au fond de sacaverne.
« Ah ! non, non ! fit-il en se redressant d’un coup.S’il n’y avait que moi, peut-être ! mais il y a Geneviève,Geneviève, qu’il faut sauver cette nuit… Après tout, rien n’estperdu… Si l’autre s’est éclipsé tout à l’heure, c’est qu’il existeune seconde issue dans les parages. Allons, allons, Weber et sabande ne me tiennent pas encore. »
Déjà il explorait le tunnel, et, sa lanterne en main, étudiaitles briques dont les parois étaient formées, quand un cri parvintjusqu’à lui, un cri horrible, abominable, qui le fit frémird’angoisse.
Cela provenait du côté de la trappe. Et il se rappela soudainqu’il avait laissé cette trappe ouverte alors qu’il avaitl’intention de remonter dans la villa des Glycines. Il se hâta deretourner, franchit la première porte. En route, sa lanterne étantéteinte, il sentit quelque chose, quelqu’un plutôt qui frôlait sesgenoux, quelqu’un qui rampait le long du mur. Et aussitôt, il eutl’impression que cet être disparaissait, s’évanouissait, il nesavait pas où. À cet instant, il heurta une marche.
« C’est là l’issue, pensa-t-il, la seconde issue par où ilpasse. »
En haut, le cri retentit de nouveau, moins fort, suivi degémissements, de râles… Il monta l’escalier en courant, surgit dansla salle basse et se précipita sur le baron. Altenheim agonisait,la gorge en sang. Ses liens étaient coupés, mais les fils de ferqui attachaient ses poignets et ses chevilles étaient intacts. Nepouvant le délivrer, son complice l’avait égorgé.
Sernine contemplait ce spectacle avec effroi. Une sueur leglaçait. Il songeait à Geneviève emprisonnée, sans secours, puisquele baron, seul, connaissait sa retraite.
Distinctement il entendit que les agents ouvraient la petiteporte dérobée du vestibule. Distinctement, il les entendit quidescendaient l’escalier de service.
Il n’était plus séparé d’eux que par une porte, celle de lasalle basse où il se trouvait. Il la verrouilla au moment même oùles agresseurs empoignaient le loquet. La trappe était ouverte àcôté de lui… C’était le salut possible, puisqu’il y avait encore laseconde issue.
« Non, se dit-il, Geneviève d’abord. Après, si j’ai le temps, jesongerai à moi »
Et, s’agenouillant, il posa la main sur la poitrine du baron. Lecœur palpitait encore. Il s’inclina davantage :
– Tu m’entends, n’est-ce pas ?
Les paupières battirent faiblement.
Il y avait un souffle de vie dans le moribond. De ce semblantd’existence, pouvait-on tirer quelque chose ?
La porte, dernier rempart, fut attaquée par les agents. Serninemurmura :
– Je te sauverai j’ai des remèdes infaillibles… Un mot,seulement… Geneviève ?
On eût dit que cette parole d’espoir suscitait de la force.Altenheim essaya d’articuler.
– Réponds, exigeait Sernine, réponds et je te sauve… C’est lavie aujourd’hui, la liberté demain… Réponds !
La porte tremblait sous les coups.
Le baron ébaucha des syllabes inintelligibles. Penché sur lui,effaré, toute son énergie, toute sa volonté tendues, Serninehaletait d’angoisse. Les agents, sa capture inévitable, la prison,il n’y songeait même pas, mais Geneviève… Geneviève mourant defaim, et qu’un mot de ce misérable pouvait délivrer !
– Réponds, il le faut…
Il ordonnait, il suppliait. Altenheim bégaya, comme hypnotisé,vaincu par cette autorité indomptable :
– Ri… Rivoli
– Rue de Rivoli, n’est-ce pas ? Tu l’as enfermée dans unemaison de cette rue… Quel numéro ? Un vacarme, des hurlementsde triomphe, la porte s’était abattue.
– Sautez dessus, cria M. Weber, qu’on l’empoigne ! qu’onles empoigne tous les deux !
– Le numéro, réponds… Si tu l’aimes, réponds… Pourquoi te tairemaintenant ?
– Vingt… Vingt-sept, souffla le baron.
Des mains touchaient Sernine. Dix revolvers le menaçaient. Ilfit face aux agents, qui reculèrent avec une peur instinctive.
– Si tu bouges, Lupin, cria M. Weber, l’arme braquée, je tebrûle.
– Ne tire pas, dit Sernine gravement, c’est inutile, je merends.
– Des blagues ! C’est encore un truc de ta façon…
– Non, reprit Sernine, la bataille est perdue. Tu n’as pas ledroit de tirer. Je ne me défends pas.
Il exhiba deux revolvers qu’il jeta sur le sol.
– Des blagues ! reprit M. Weber implacable. Droit au cœur,les enfants ! Au moindre geste : feu ! Au moindre mot :feu !
Dix hommes étaient là. Il en posta quinze. Il dirigea les quinzebras vers la cible. Et, rageur, tremblant de joie et de crainte, ilgrinçait :
– Au cœur ! À la tête ! Et pas de pitié ! S’ilremue, s’il parle à bout portant, feu !
Les mains dans ses poches, impassible, Sernine souriait. À deuxpouces de ses tempes, la mort le guettait. Des doigts se crispaientaux détentes.
– Ah ! ricana M. Weber, ça fait plaisir de voir ça… Etj’imagine que cette fois nous avons mis dans le mille, et d’unesale façon pour toi, monsieur Lupin…
Il fit écarter les volets d’un vaste soupirail, par où la clartédu jour pénétra brusquement, et il se retourna vers Altenheim.Mais, à sa grande stupéfaction, le baron qu’il croyait mort ouvritles yeux, des yeux ternes, effroyables, déjà remplis de néant. Ilregarda M. Weber. Puis il sembla chercher, et, apercevant Sernine,il eut une convulsion de colère. On eût dit qu’il se réveillait desa torpeur, et que sa haine soudain ranimée lui rendait une partiede ses forces.
Il s’appuya sur ses deux poignets et tenta de parler.
– Vous le reconnaissez, hein ? dit M. Weber.
– Oui.
– C’est Lupin, n’est-ce pas ?
– Oui Lupin…
Sernine, toujours souriant, écoutait.
– Dieu ! que je m’amuse ! déclara-t-il.
– Vous avez d’autres choses à dire ? demanda M. Weber quivoyait les lèvres du baron s’agiter désespérément.
– Oui.
– À propos de M. Lenormand, peut-être ?
– Oui.
– Vous l’avez enfermé ? Où cela ? Répondez…
De tout son être soulevé, de tout son regard tendu, Altenheimdésigna un placard, au coin de la salle.
– Là… là, dit-il.
– Ah ! ah ! nous brûlons, ricana Lupin.
M. Weber ouvrit. Sur l’une des planches, il y avait un paquetenveloppé de serge noire. Il le déplia et trouva un chapeau, unepetite boîte, des vêtements… Il tressaillit. Il avait reconnu laredingote olive de M. Lenormand.
– Ah ! les misérables ! s’écria-t-il, ils l’ontassassiné.
– Non, fit Altenheim, d’un signe.
– Alors ?
– C’est lui… lui…
– Comment, lui ? c’est Lupin qui a tué le chef ?
– Non.
Avec une obstination farouche, Altenheim se raccrochait àl’existence, avide de parler et d’accuser Le secret qu’il voulaitdévoiler était au bout de ses lèvres, et il ne pouvait pas, il nesavait plus le traduire en mots.
– Voyons, insista le sous-chef, M. Lenormand est bien mort,pourtant ?
– Non.
– Il vit ?
– Non.
– Je ne comprends pas… Voyons, ces vêtements ? Cetteredingote ?
Altenheim tourna les yeux du côté de Sernine. Une idée frappa M.Weber.
– Ah ! je comprends ! Lupin avait dérobé les vêtementsde M. Lenormand, et il comptait s’en servir pour échapper.
– Oui… Oui…
– Pas mal, s’écria le sous-chef. C’est bien un coup de sa façon.Dans cette pièce, on aurait trouvé Lupin déguisé en M. Lenormand,enchaîné sans doute. C’était le salut pour lui… Seulement, il n’apas eu le temps. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
– Oui… Oui…
Mais, au regard du mourant, M. Weber sentit qu’il y avait autrechose, et que ce n’était pas encore tout à fait cela, le secret.Qu’était-ce alors ? Qu’était-ce, l’étrange et indéchiffrableénigme que le mourant voulait révéler avant de mourir ? Ilinterrogea :
– Et M. Lenormand, où est-il ?
– Là…
– Comment là ?
– Oui.
– Mais il n’y a que nous dans cette pièce !
– Il y a… il y a…
– Mais parlez donc…
– Il y a Ser… Sernine…
– Sernine ! Hein ! Quoi ?
– Sernine Lenormand
M. Weber bondit. Une lueur subite le heurtait.
– Non, non, ce n’est pas possible, murmura-t-il, c’est de lafolie. Il épia son prisonnier. Sernine semblait s’amuser beaucoupet assister à la scène en amateur qui se divertit et qui voudraitbien connaître le dénouement.
Epuisé, Altenheim était retombé tout de son long. Allait-ilmourir avant d’avoir donné le mot de l’énigme que posaient sesobscures paroles ? M. Weber, secoué par une hypothèse absurde,invraisemblable, dont il ne voulait pas, et qui s’acharnait aprèslui, M. Weber se précipita de nouveau.
– Expliquez-vous… Qu’y a-t-il là-dessous ? Quelmystère ?
L’autre ne semblait pas entendre, inerte, les yeux fixes. M.Weber se coucha contre lui et scanda nettement, de façon que chaquesyllabe pénétrât au fond même de cette âme noyée d’ombre déjà :
– Ecoute… J’ai bien compris, n’est-ce pas ? Lupin et M.Lenormand…
Il lui fallut un effort pour continuer, tellement la phrase luiparaissait monstrueuse. Pourtant les yeux ternes du baronsemblaient le contempler avec angoisse. Il acheva, palpitantd’émotion, comme s’il eût prononcé un blasphème :
– C’est cela, n’est-ce pas ? Tu en es sûr ? Tous lesdeux, ça ne fait qu’un ?
Les yeux ne bougeaient pas. Un filet de sang suintait au coin dela bouche… Deux ou trois hoquets… Une convulsion suprême. Ce futtout. Dans la salle basse, encombrée de monde, il y eut un longsilence. Presque tous les agents qui gardaient Sernine s’étaientdétournés, et stupéfaits, sans comprendre ou se refusant àcomprendre, ils écoutaient encore l’incroyable accusation que lebandit n’avait pu formuler.
M. Weber prit la boîte trouvée dans le paquet de serge noire etl’ouvrit. Elle contenait une perruque grise, des lunettes àbranches d’argent, un foulard marron, et, dans un double fond, despots de maquillage et un casier avec de menues boucles de poilsgris – bref, de quoi se faire la tête exacte de M. Lenormand.
Il s’approcha de Sernine et, l’ayant contemplé quelques instantssans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases del’aventure, il murmura : « Alors, c’est vrai ? » Sernine, quine s’était pas départi de son calme souriant, répliqua :
– L’hypothèse ne manque ni d’élégance ni de hardiesse. Mais,avant tout, dis à tes hommes de me ficher la paix avec leursjoujoux.
– Soit, accepta M. Weber, en faisant un signe à ses hommes. Etmaintenant, réponds.
– À quoi ?
– Es-tu M. Lenormand ?
– Oui.
Des exclamations s’élevèrent. Jean Doudeville, qui était làpendant que son frère surveillait l’issue secrète, Jean Doudeville,le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M.Weber, suffoqué, restait indécis.
– Ça t’épate, hein ? dit Sernine. J’avoue que c’est assezrigolo Dieu, que tu m’as fait rire quelquefois, quand ontravaillait ensemble, toi et moi, le chef et le sous-chef ! Etle plus drôle, c’est que tu le croyais mort, ce brave M. Lenormandmort comme ce pauvre Gourel. Mais non, mais non, mon vieux, petitbonhomme vivait encore…
Il montra le cadavre d’Altenheim.
– Tiens, c’est ce bandit-là qui m’a fichu à l’eau, dans un sac,un pavé autour de la taille. Seulement, il avait oublié dem’enlever mon couteau Et, avec un couteau, on crève les sacs et oncoupe les cordes. Voilà ce que c’est, malheureux Altenheim… Si tuavais pensé à cela, tu n’en serais pas où tu en es… Mais assezcausé… Paix à tes cendres !
M. Weber écoutait, ne sachant que penser. À la fin, il eut ungeste de désespoir, comme s’il renonçait à se faire une opinionraisonnable.
– Les menottes, dit-il, soudain alarmé.
– C’est tout ce que tu trouves ? dit Sernine… Tu manquesd’imagination… Enfin, si ça t’amuse…
Et, avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il luitendit les mains :
– Tiens, l’ami, à toi l’honneur, et pas la peine de t’éreinter…Je joue franc jeu puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…
Il disait cela d’un ton qui fit comprendre à Doudeville que lalutte était finie pour l’instant, et qu’il n’y avait qu’à sesoumettre. Doudeville lui passa les menottes. Sans remuer leslèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota : « 27,rue de Rivoli… Geneviève. »
M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vued’un tel spectacle.
– En route ! dit-il, à la Sûreté !
– C’est cela, à la Sûreté, s’écria Sernine. M. Lenormand vaécrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine.
– Tu as trop d’esprit, Lupin.
– C’est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre. Durantle trajet, dans l’automobile que trois autres automobiles chargéesd’agents escortaient, il ne souffla pas mot. On ne fit que passer àla Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées parLupin, le fit monter aussitôt à l’anthropométrie, puis l’amena auDépôt d’où il fut dirigé sur la prison de la Santé. Prévenu partéléphone, le directeur attendait. Les formalités de l’écrou et lepassage dans la chambre de la fouille furent rapides.
À sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait leseuil de la cellule 14, deuxième division.
– Pas mal, votre appartement pas mal du tout, déclara-t-il. Lalumière électrique, le chauffage central, les water-closets… Bref,tout le confort moderne… C’est parfait, nous sommes d’accordMonsieur le Directeur, c’est avec le plus grand plaisir quej’arrête cet appartement.
Il se jeta tout habillé sur le lit.
– Ah ! Monsieur le Directeur, j’ai une petite prière à vousadresser.
– Laquelle ?
– Qu’on ne m’apporte pas mon chocolat demain matin avant dixheures je tombe de sommeil. Il se retourna vers le mur. Cinqminutes après, il dormait profondément.
Ce fut dans le monde entier une explosion de rires. Certes, lacapture d’Arsène Lupin produisit une grosse sensation, et le publicne marchanda pas à la police les éloges qu’elle méritait pour cetterevanche si longtemps espérée et si pleinement obtenue. Le grandaventurier était pris. L’extraordinaire, le génial, l’invisiblehéros se morfondait, comme les autres, entre les quatre murs d’unecellule, écrasé à son tour par cette puissance formidable quis’appelle la Justice et qui, tôt ou tard, fatalement, brise lesobstacles qu’on lui oppose et détruit l’œuvre de sesadversaires.
Tout cela fut dit, imprimé, répété, commenté, rabâché. Le préfetde Police eut la croix de Commandeur, M. Weber, la croixd’Officier. On exalta l’adresse et le courage de leurs plusmodestes collaborateurs. On applaudit. On chanta victoire. On fitdes articles et des discours.
Soit ! Mais quelque chose cependant domina ce merveilleuxconcert d’éloges, cette allégresse bruyante, ce fut un rire fou,énorme, spontané, inextinguible et tumultueux.
Arsène Lupin, depuis quatre ans, était chef de laSûreté ! ! !
Il l’était depuis quatre ans ! Il l’était réellement,légalement, avec tous les droits que ce titre confère, avecl’estime de ses chefs, avec la faveur du gouvernement, avecl’admiration de tout le monde.
Depuis quatre ans le repos des habitants et la défense de lapropriété étaient confiés à Arsène Lupin. Il veillait àl’accomplissement de la loi. Il protégeait l’innocent etpoursuivait le coupable.
Et quels services il avait rendus ! Jamais l’ordre n’avaitété moins troublé, jamais le crime découvert plus sûrement et plusrapidement ! Qu’on se rappelle l’affaire Denizou, le vol duCrédit Lyonnais, l’attaque du rapide d’Orléans, l’assassinat dubaron Dorf autant de triomphes imprévus et foudroyants, autant deces magnifiques prouesses que l’on pouvait comparer aux pluscélèbres victoires des plus illustres policiers.
Jadis, dans un de ses discours, à l’occasion de l’incendie duLouvre et de la capture des coupables, le président du ConseilValenglay, pour défendre la façon un peu arbitraire dont M.Lenormand avait agi, s’était écrié :
« Par sa clairvoyance, par son énergie, par ses qualités dedécision et d’exécution, par ses procédés inattendus, par sesressources inépuisables, M. Lenormand nous rappelle le seul hommequi eût pu, s’il vivait encore, lui tenir tête, c’est-à-dire ArsèneLupin. M. Lenormand, c’est un Arsène Lupin au service de lasociété. »
Et voilà que M. Lenormand n’était autre qu’ArsèneLupin !
Qu’il fût prince russe, on s’en souciait peu ! Lupin étaitcoutumier de ces métamorphoses. Mais chef de la Sûreté !Quelle ironie charmante ! Quelle fantaisie dans la conduite decette vie extraordinaire entre toutes !
M. Lenormand ! Arsène Lupin !
On s’expliquait aujourd’hui les tours de force, miraculeux enapparence, qui récemment encore avaient confondu la foule etdéconcerté la police. On comprenait l’escamotage de son complice enplein Palais de Justice, en plein jour, à la date fixée. Lui-mêmene l’avait-il pas dit : « Quand on saura la simplicité des moyensque j’ai employés pour cette évasion, on sera stupéfait. C’est toutcela, dira-t-on ? Oui, c’est tout cela, mais il fallait ypenser. »
C’était en effet d’une simplicité enfantine : il suffisaitd’être chef de la Sûreté.
Or, Lupin était chef de la Sûreté, et tous les agents, enobéissant à ses ordres, se faisaient les complices involontaires etinconscients de Lupin.
La bonne comédie ! Le bluff admirable ! La farcemonumentale et réconfortante à notre époque de veulerie ! Bienque prisonnier, bien que vaincu irrémédiablement, Lupin, malgrétout, était le grand vainqueur. De sa cellule, il rayonnait surParis. Plus que jamais il était l’idole, plus que jamais leMaître !
En s’éveillant le lendemain dans son appartement de «Santé-Palace » comme il le désigna aussitôt, Arsène Lupin eut lavision très nette du bruit formidable qu’allait produire sonarrestation sous le double nom de Sernine et de Lenormand, et sousle double titre de prince et de chef de la Sûreté.
Il se frotta les mains et formula :
– Rien n’est meilleur pour tenir compagnie à l’homme solitaireque l’approbation de ses contemporains. Ô gloire ! soleil desvivants !
À la clarté, sa cellule lui plut davantage encore. La fenêtre,placée haut, laissait apercevoir les branches d’un arbre au traversduquel on voyait le bleu du ciel. Les murs étaient blancs. Il n’yavait qu’une table et une chaise, attachées au sol. Mais tout celaétait propre et sympathique.
– Allons, dit-il, une petite cure de repos ici ne manquera pasde charme… Mais procédons à notre toilette… Ai-je tout ce qu’il mefaut ? Non… En ce cas, deux coups pour la femme dechambre.
Il appuya, près de la porte, sur un mécanisme qui déclencha dansle couloir un disque-signal.
Au bout d’un instant, des verrous et des barres de fer furenttirés à l’extérieur, la serrure fonctionna, et un gardienapparut.
– De l’eau chaude, mon ami, dit Lupin. L’autre le regarda, à lafois ahuri et furieux.
– Ah ! s’écria Lupin, et une serviette-éponge !Sapristi ! il n’y a pas de serviette-éponge !
L’homme grommela :
– Tu te fiches de moi, n’est-ce pas ? ça n’est pas à faire.Il se retirait, lorsque Lupin lui saisit le bras violemment :
– Cent francs, si tu veux porter une lettre à la poste.
Il tira de sa poche un billet de cent francs, qu’il avaitsoustrait aux recherches, et le tendit.
– La lettre, fit le gardien, en prenant l’argent.
– Voilà ! le temps de l’écrire.
Il s’assit à la table, traça quelques mots au crayon sur unefeuille qu’il glissa dans une enveloppe et inscrivit :
Monsieur S. B. 42. Poste Restante, Paris.
Le gardien prit la lettre et s’en alla.
« Voilà une missive, se dit Lupin, qui ira à son adresse aussisûrement que si je la portais moi-même. D’ici une heure tout auplus, j’aurai la réponse. Juste le temps nécessaire pour me livrerà l’examen de ma situation. »
Il s’installa sur sa chaise et, à demi-voix, il résuma :
« Somme toute, j’ai à combattre actuellement deux adversaires :1° La société qui me tient et dont je me moque ; 2° Unpersonnage inconnu qui ne me tient pas, mais dont je ne me moquenullement. C’est lui qui a prévenu la police que j’étais Sernine.C’est lui qui a deviné que j’étais M. Lenormand. C’est lui qui afermé la porte du souterrain, et c’est lui qui m’a fait fourrer enprison. » Arsène Lupin réfléchit une seconde, puis continua :
« Donc, en fin de compte, la lutte est entre lui et moi. Et poursoutenir cette lutte, c’est-à-dire pour découvrir et réaliserl’affaire Kesselbach, je suis, moi, emprisonné, tandis qu’il est,lui, libre, inconnu, inaccessible, qu’il dispose des deux atoutsque je croyais avoir, Pierre Leduc et le vieux Steinweg – bref,qu’il touche au but, après m’en avoir éloigné définitivement. »Nouvelle pause méditative, puis nouveau monologue :
« La situation n’est pas brillante. D’un côté tout, de l’autrerien. En face de moi un homme de ma force, plus fort, même,puisqu’il n’a pas les scrupules dont je m’embarrasse. Et pourl’attaquer, point d’armes. » Il répéta plusieurs fois ces derniersmots d’une voix machinale, puis il se tut, et, prenant son frontentre ses mains, il resta longtemps pensif.
– Entrez, monsieur le Directeur, dit-il en voyant la portes’ouvrir.
– Vous m’attendiez donc ?
– Ne vous ai-je pas écrit, monsieur le Directeur, pour vousprier de venir ? Or, je n’ai pas douté une seconde que legardien vous portât ma lettre. J’en ai si peu douté que j’aiinscrit sur l’enveloppe, vos initiales : S. B. et votre âge :42.
Le Directeur s’appelait, en effet, Stanislas Borély, et il étaitâgé de quarante-deux ans. C’était un homme de figure agréable, douxde caractère, et qui traitait les détenus avec autant d’indulgenceque possible. Il dit à Lupin :
– Vous ne vous êtes pas mépris sur la probité de mon subordonné.Voici votre argent. Il vous sera remis lors de votre libération…Maintenant vous allez repasser dans la chambre de « fouille ».
Lupin suivit M. Borély dans la petite pièce réservée à cetusage, se déshabilla, et, tandis que l’on visitait ses vêtementsavec une méfiance justifiée, subit lui-même un examen des plusméticuleux.
Il fut ensuite réintégré dans sa cellule et M. Borély prononça:
– Je suis plus tranquille. Voilà qui est fait.
– Et bien fait, monsieur le Directeur. Vos gens apportent, à cesfonctions, une délicatesse dont je tiens à les remercier par cetémoignage de ma satisfaction.
Il donna un billet de cent francs à M. Borély qui fit unhaut-le-corps.
– Ah ! ça, mais d’où vient ?
– Inutile de vous creuser la tête, monsieur le Directeur. Unhomme comme moi, menant la vie qu’il mène, est toujours prêt àtoutes les éventualités, et aucune mésaventure, si pénible qu’ellesoit, ne le prend au dépourvu, pas même l’emprisonnement.
Il saisit entre le pouce et l’index de sa main droite le médiusde sa main gauche, l’arracha d’un coup sec, et le présentatranquillement à M. Borély.
– Ne sautez pas ainsi, monsieur le Directeur. Ceci n’est pas mondoigt, mais un simple tube en baudruche, artistement colorié, etqui s’applique exactement sur mon médius, de façon à donnerl’illusion du doigt réel.
Et il ajouta en riant :
– Et de façon, bien entendu, à dissimuler un troisième billet decent francs… Que voulez-vous ? On a le porte-monnaie que l’onpeut et il faut bien mettre à profit…
Il s’arrêta devant la mine effarée de M. Borély.
– Je vous en prie, monsieur le Directeur, ne croyez pas que jeveuille vous éblouir avec mes petits talents de société. Jevoudrais seulement vous montrer que vous avez affaire à un clientde nature un peu spéciale et vous dire qu’il ne faudra pas vousétonner si je me rends coupable de certaines infractions aux règlesordinaires de votre établissement.
Le directeur s’était repris. Il déclara nettement :
– Je veux croire que vous vous conformerez à ces règles, et quevous ne m’obligerez pas à des mesures de rigueur…
– Qui vous peineraient, n’est-ce pas, monsieur leDirecteur ? C’est précisément cela que je voudrais vousépargner en vous prouvant d’avance qu’elles ne m’empêcheraient pasd’agir à ma guise, de correspondre avec mes amis, de défendre àl’extérieur les graves intérêts qui me sont confiés, d’écrire auxjournaux soumis à mon inspiration, de poursuivre l’accomplissementde mes projets, et, en fin de compte, de préparer mon évasion.
– Votre évasion !
Lupin se mit à rire de bon cœur.
– Réfléchissez, monsieur le Directeur ma seule excuse d’être enprison est d’en sortir.
L’argument ne parut pas suffisant à M. Borély. Il s’efforça derire à son tour.
– Un homme averti en vaut deux
– C’est ce que j’ai voulu. Prenez toutes les précautions,monsieur le Directeur, ne négligez rien, pour que plus tard onn’ait rien à vous reprocher. D’autre part je m’arrangerai de tellemanière que, quels que soient les ennuis que vous aurez à supporterdu fait de cette évasion, votre carrière du moins n’en souffre pas.Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur le Directeur. Vouspouvez vous retirer.
Et, tandis que M. Borély s’en allait, profondément troublé parce singulier pensionnaire, et fort inquiet sur les événements quise préparaient, le détenu se jetait sur son lit en murmurant :
« Eh bien ! mon vieux Lupin, tu en as du culot ! Ondirait en vérité que tu sais déjà comment tu sortiras d’ici !»
La prison de la Santé est bâtie d’après le système durayonnement. Au centre de la partie principale, il y a unrond-point d’où convergent tous les couloirs, de telle façon qu’undétenu ne peut sortir de sa cellule sans être aperçu aussitôt parles surveillants postés dans la cabine vitrée qui occupe le milieude ce rond-point.
Ce qui étonne le visiteur qui parcourt la prison, c’est derencontrer à chaque instant des détenus sans escorte, et quisemblent circuler comme s’ils étaient libres. En réalité, pouraller d’un point à un autre, de leur cellule, par exemple, à lavoiture pénitentiaire qui les attend dans la cour pour les mener auPalais de Justice, c’est-à-dire à l’instruction, ils franchissentdes lignes droites dont chacune est terminée par une porte que leurouvre un gardien, lequel gardien est chargé uniquement d’ouvrircette porte et de surveiller les deux lignes droites qu’ellecommande.
Et ainsi les prisonniers, libres en apparence, sont envoyés deporte en porte, de regard en regard, comme des colis qu’on se passede main en main.
Dehors, les gardes municipaux reçoivent l’objet, et l’insèrentdans un des rayons du « panier à salade ».
Tel est l’usage.
Avec Lupin il n’en fut tenu aucun compte.
On se méfia de cette promenade à travers les couloirs. On seméfia de la voiture cellulaire. On se méfia de tout.
M. Weber vint en personne, accompagné de douze agents – sesmeilleurs, des hommes de choix, armés jusqu’aux dents – cueillit leredoutable prisonnier au seuil de sa chambre, et le conduisit dansun fiacre dont le cocher était un de ses hommes. À droite et àgauche, devant et derrière, trottaient des municipaux.
– Bravo ! s’écria Lupin, on a pour moi des égards qui metouchent. Une garde d’honneur. Peste, Weber, tu as le sens de lahiérarchie, toi ! Tu n’oublies pas ce que tu dois à ton chefimmédiat.
Et, lui frappant l’épaule :
– Weber, j’ai l’intention de donner ma démission. Je tedésignerai comme mon successeur.
– C’est presque fait, dit Weber.
– Quelle bonne nouvelle ! J’avais des inquiétudes sur monévasion. Je suis tranquille maintenant. Dès l’instant où Weber serachef des services de la Sûreté…
M. Weber ne releva pas l’attaque. Au fond il éprouvait unsentiment bizarre et complexe, en face de son adversaire, sentimentfait de la crainte que lui inspirait Lupin, de la déférence qu’ilavait pour le prince Sernine et de l’admiration respectueuse qu’ilavait toujours témoignée à M. Lenormand. Tout cela mêlé de rancune,d’envie et de haine satisfaite.
On arrivait au Palais de Justice. Au bas de la « Souricière »,des agents de la Sûreté attendaient, parmi lesquels M. Weber seréjouit de voir ses deux meilleurs lieutenants, les frèresDoudeville.
– M. Formerie est là ? leur dit-il.
– Oui, chef, M. le Juge d’instruction est dans son cabinet. M.Weber monta l’escalier, suivi de Lupin que les Doudeviileencadraient.
– Geneviève ? murmura le prisonnier.
– Sauvée…
– Où est-elle ?
– Chez sa grand-mère.
– Mme Kesselbach ?
– À Paris, hôtel Bristol.
– Suzanne ?
– Disparue.
– Steinweg ?
– Nous ne savons rien.
– La villa Dupont est gardée ?
– Oui.
– La presse de ce matin est bonne ?
– Excellente.
– Bien. Pour m’écrire, voilà mes instructions. Ils parvenaientau couloir intérieur du premier étage. Lupin glissa dans la maind’un des frères une petite boulette de papier.
M. Formerie eut une phrase délicieuse, lorsque Lupin entra dansson cabinet en compagnie du sous-chef.
– Ah ! vous voilà ! Je ne doutais pas que, un jour oul’autre, nous ne mettrions la main sur vous.
– Je n’en doutais pas non plus, monsieur le juge d’instruction,dit Lupin, et je me réjouis que ce soit vous que le destin aitdésigné pour rendre justice à l’honnête homme que je suis.
« Il se fiche de moi », pensa M. Formerie.
Et, sur le même ton ironique et sérieux, il riposta :
– L’honnête homme que vous êtes, monsieur, doit s’expliquer pourl’instant sur trois cent quarante-quatre affaires de vol,cambriolage, escroquerie, faux, chantage, recel, etc. Trois centquarante-quatre !
– Comment ! Pas plus ? s’écria Lupin. Je suis vraimenthonteux.
– L’honnête homme que vous êtes doit s’expliquer aujourd’hui surl’assassinat du sieur Altenheim.
– Tiens, c’est nouveau, cela. L’idée est de vous, monsieur lejuge d’instruction ?
– Précisément.
– Très fort ! En vérité, vous faites des progrès, monsieurFormerie.
– La position dans laquelle on vous a surpris ne laisse aucundoute.
– Aucun, seulement, je me permettrai de vous demander ceci : dequelle blessure est mort Altenheim ?
– D’une blessure à la gorge faite par un couteau.
– Et où est ce couteau ?
– On ne l’a pas retrouvé.
– Comment ne l’aurait-on pas retrouvé, si c’était moil’assassin, puisque j’ai été surpris à côté même de l’homme quej’aurais tué ?
– Et selon vous, l’assassin ?
– N’est autre que celui qui a égorgé M. Kesselbach, Chapman,etc. La nature de la plaie est une preuve suffisante.
– Par où se serait-il échappé ?
– Par une trappe que vous découvrirez dans la salle même où ledrame a eu lieu. M. Formerie eut un air fin.
– Et comment se fait-il que vous n’ayez pas suivi cet exemplesalutaire ?
– J’ai tenté de le suivre. Mais l’issue était barrée par uneporte que je n’ai pu ouvrir. C’est pendant cette tentative quel’autre est revenu dans la salle, et qu’il a tué son complice parpeur des révélations que celui-ci n’aurait pas manqué de faire. Enmême temps il dissimulait au fond du placard, où on l’a trouvé, lepaquet de vêtements que j’avais préparé.
– Pourquoi ces vêtements ?
– Pour me déguiser. En venant aux Glycines, mon dessein étaitcelui-ci : livrer Altenheim à la justice, me supprimer comme princeSernine, et réapparaître sous les traits…
– De M. Lenormand, peut-être ?
– Justement.
– Non.
– Quoi ?
M. Formerie souriait d’un air narquois et remuait son index dedroite à gauche, et de gauche à droite.
– Non, répéta-t-il.
– Quoi, non ?
– L’histoire de M. Lenormand… C’est bon pour le public, ça, monami. Mais vous ne ferez pas gober à M. Formerie que Lupin etLenormand ne faisaient qu’un.
Il éclata de rire.
– Lupin, chef de la Sûreté ! non ! tout ce que vousvoudrez, mais pas ça ! il y a des bornes… Je suis un bongarçon mais tout de même… Voyons, entre nous, pour quelle raisoncette nouvelle bourde ? J’avoue que je ne vois pas bien…
Lupin le regarda avec ahurissement. Malgré tout ce qu’il savaitde M. Formerie, il n’imaginait pas un tel degré d’infatuation etd’aveuglement. La double personnalité du prince Sernine n’avaitpas, à l’heure actuelle, un seul incrédule. M. Formerie seul…
Lupin se retourna vers le sous-chef qui écoutait, bouchebéante.
– Mon chef Weber, votre avancement me semble tout à faitcompromis. Car enfin, si M. Lenormand n’est pas moi, c’est qu’ilexiste, et s’il existe, je ne doute pas que M. Formerie, avec toutson flair, ne finisse par le découvrir auquel cas…
– On le découvrira, monsieur Lupin, s’écria le juged’instruction… Je m’en charge et j’avoue que la confrontation entrevous et lui ne sera pas banale.
Il s’esclaffait, jouait du tambour sur la table.
– Que c’est amusant ! Ah ! on ne s’ennuie pas avecvous. Ainsi, vous seriez M. Lenormand, et c’est vous qui auriezfait arrêter votre complice Marco !
– Parfaitement ! Ne fallait-il pas faire plaisir auprésident du Conseil et sauver le Cabinet ? Le fait esthistorique. M. Formerie se tenait les côtes.
– Ah ! ça, c’est à mourir ! Dieu, que c’estdrôle ! La réponse fera le tour du monde. Et alors, selonvotre système, c’est avec vous que j’aurais fait l’enquête du débutau Palace, après l’assassinat de M. Kesselbach ?
– C’est bien avec moi que vous avez suivi l’affaire du diadèmequand j’étais duc de Charmerace, riposta Lupin d’une voixsarcastique.
M. Formerie tressauta, toute sa gaieté abolie par ce souvenirodieux. Subitement grave, il prononça :
– Donc, vous persistez dans ce système absurde ?
– J’y suis obligé parce que c’est la vérité. Il vous serafacile, en prenant le paquebot pour la Cochinchine, de trouver àSaigon les preuves de la mort du véritable M. Lenormand, du bravehomme auquel je me suis substitué, et dont je vous ferai tenirl’acte de décès.
– Des blagues !
– Ma foi, monsieur le Juge d’instruction, je vous confesseraique cela m’est tout à fait égal. S’il vous déplaît que je sois M.Lenormand, n’en parlons plus. S’il vous plaît que j’aie tuéAltenheim, à votre guise. Vous vous amuserez à fournir des preuves.Je vous le répète, tout cela n’a aucune importance pour moi. Jeconsidère toutes vos questions et toutes mes réponses comme nulleset non avenues. Votre instruction ne compte pas, pour cette bonneraison que je serai au diable vauvert quand elle sera achevée.Seulement…
Sans vergogne, il prit une chaise et s’assit en face de M.Formerie de l’autre côté du bureau. Et d’un ton sec :
– Il y a un seulement, et le voici : vous apprendrez, monsieur,que, malgré les apparences et malgré vos intentions, je n’ai pas,moi, l’intention de perdre mon temps. Vous avez vos affaires, j’ailes miennes. Vous êtes payé pour faire les vôtres. Je fais lesmiennes et je me paye. Or, l’affaire que je poursuis actuellementest de celles qui ne souffrent pas un minute de distraction, pasune seconde d’arrêt dans la préparation et dans l’exécution desactes qui doivent la réaliser. Donc, je la poursuis, et comme vousme mettez dans l’obligation passagère de me tourner les poucesentre les quatre murs d’une cellule, c’est vous deux, messieurs,que je charge de mes intérêts. C’est compris ? Il étaitdebout, l’attitude insolente et le visage dédaigneux, et telleétait la puissance de domination de cet homme que ses deuxinterlocuteurs n’avaient pas osé l’interrompre.
M. Formerie prit le parti de rire, en observateur qui sedivertit.
– C’est drôle ! C’est cocasse !
– Cocasse ou non, monsieur, c’est ainsi qu’il en sera. Monprocès, le fait de savoir si j’ai tué ou non, la recherche de mesantécédents, de mes délits ou forfaits passés, autant de faribolesauxquelles je vous permets de vous distraire, pourvu, toutefois,que vous ne perdiez pas de vue un instant le but de votremission.
– Qui est ? demanda M. Formerie, toujours goguenard.
– Qui est de vous substituer à moi dans mes investigationsrelatives au projet de M. Kesselbach et notamment de découvrir lesieur Steinweg, sujet allemand, enlevé et séquestré par feu lebaron Altenheim.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?
– Cette histoire-là est de celles que je gardais pour moi quandj’étais ou plutôt quand je croyais être M. Lenormand. Une parties’en déroula dans mon cabinet, près d’ici, et Weber ne doit pasl’ignorer entièrement. En deux mots, le vieux Steinweg connaît lavérité sur ce mystérieux projet que M. Kesselbach poursuivait, etAltenheim, qui était également sur la piste, a escamoté le sieurSteinweg.
– On n’escamote pas les gens de la sorte. Il est quelque part,ce Steinweg.
– Sûrement.
– Vous savez où ?
– Oui.
– Je serais curieux…
– Il est au numéro 29 de la villa Dupont.
M. Weber haussa les épaules.
– Chez Altenheim, alors ? dans l’hôtel qu’ilhabitait ?
– Oui.
– Voilà bien le crédit qu’on peut attacher à toutes cesbêtises ! Dans la poche du baron, j’ai trouvé son adresse. Uneheure après, l’hôtel était occupé par mes hommes !
Lupin poussa un soupir de soulagement.
– Ah ! la bonne nouvelle ! Moi qui redoutaisl’intervention du complice, de celui que je n’ai pu atteindre, etun second enlèvement de Steinweg. Les domestiques ?
– Partis !
– Oui, un coup de téléphone de l’autre les aura prévenus. MaisSteinweg est là.
M. Weber s’impatienta :
– Mais il n’y a personne, puisque je vous répète que mes hommesn’ont pas quitté l’hôtel.
– Monsieur le sous-chef de la Sûreté, je vous donne le mandat deperquisitionner vous-même dans l’hôtel de la villa Dupont… Vous merendrez compte demain du résultat de votre perquisition.
M. Weber haussa de nouveau les épaules, et sans releverl’impertinence :
– J’ai des choses plus urgentes…
– Monsieur le sous-chef de la Sûreté, il n’y a rien de plusurgent. Si vous tardez, tous mes plans sont à l’eau. Le vieuxSteinweg ne parlera jamais.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il sera mort de faim si d’ici un jour, deux jours auplus, vous ne lui apportez pas de quoi manger.
– Très grave… Très grave, murmura M. Formerie après une minutede réflexion. Malheureusement…
Il sourit.
– Malheureusement, votre révélation est entachée d’un grosdéfaut.
– Ah ! lequel ?
– C’est que tout cela, monsieur Lupin, n’est qu’une vastefumisterie… Que voulez-vous ? je commence à connaître vostrucs, et plus ils me paraissent obscurs, plus je me méfie.
« Idiot », grommela Lupin.
M. Formerie se leva.
– Voilà qui est fait. Comme vous voyez, ce n’était qu’uninterrogatoire de pure forme, la mise en présence des deuxduellistes. Maintenant que les épées sont engagées, il ne nousmanque plus que le témoin obligatoire de ces passes d’armes, votreavocat.
– Bah ! est-ce indispensable ?
– Indispensable.
– Faire travailler un des maîtres du barreau en vue de débatsaussi problématiques ?
– Il le faut.
– En ce cas, je choisis Me Quimbel.
– Le bâtonnier. À la bonne heure, vous serez bien défendu.
Cette première séance était terminée. En descendant l’escalierde la Souricière, entre les deux Doudeville, le détenu articula,par petites phrases impératives :
– Qu’on surveille la maison de Geneviève, quatre hommes àdemeure… Mme Kesselbach aussi, elles sont menacées. On vaperquisitionner villa Dupont, soyez-y. Si l’on découvre Steinweg,arrangez-vous pour qu’il se taise… un peu de poudre, au besoin.
– Quand serez-vous libre, patron ?
– Rien à faire pour l’instant… D’ailleurs, ça ne presse pas… Jeme repose.
En bas, il rejoignit les gardes municipaux qui entouraient lavoiture.
– À la maison, mes enfants, s’exclama-t-il, et rondement. J’airendez-vous avec moi à deux heures précises.
Le trajet s’effectua sans incident.
Rentré dans sa cellule, Lupin écrivit une longue lettred’instructions détaillées aux frères Doudeville et deux autreslettres.
L’une était pour Geneviève :
« Geneviève, vous savez qui je suis maintenant, et vouscomprendrez pourquoi je vous ai caché le nom de celui qui, par deuxfois, vous emporta toute petite, dans ses bras.
« Geneviève, j’étais l’ami de votre mère, ami lointain dont elleignorait la double existence, mais sur qui elle croyait pouvoircompter. Et c’est pourquoi, avant de mourir, elle m’écrivaitquelques mots et me suppliait de veiller sur vous.
« Si indigne que je sois de votre estime, Geneviève, je resteraifidèle à ce vœu. Ne me chassez pas tout à fait de votre cœur.
« ARSÈNE LUPIN. »
L’autre lettre était adressée à Dolorès Kesselbach.
« Son intérêt seul avait conduit près de Mme Kesselbach leprince Sernine. Mais un immense besoin de se dévouer à elle l’yavait retenu.
« Aujourd’hui que le prince Sernine n’est plus qu’Arsène Lupin,il demande à Mme Kesselbach de ne pas lui ôter le droit de laprotéger, de loin, et comme on protège quelqu’un que l’on nereverra plus. »
Il y avait des enveloppes sur la table. Il en prit une, puisdeux, mais comme il prenait la troisième, il aperçut une feuille depapier blanc dont la présence l’étonna, et sur laquelle étaientcollés des mots, visiblement découpés dans un journal. Il déchiffra:
« La lutte avec Altenheim ne t’a pas réussi. Renonce à t’occuperde l’affaire, et je ne m’opposerai pas à ton évasion. Signé : L.M.»
Une fois de plus, Lupin eut ce sentiment de répulsion et deterreur que lui inspirait cet être innommable et fabuleux – lasensation de dégoût que l’on éprouve à toucher une bête venimeuse,un reptile.
– Encore lui, dit-il, et jusqu’ici !
C’était cela également qui l’effarait, la vision subite qu’ilavait, par instants, de cette puissance ennemie, une puissanceaussi grande que la sienne, et qui disposait de moyens formidablesdont lui-même ne se rendait pas compte.
Tout de suite il soupçonna son gardien. Mais comment avait-on pucorrompre cet homme au visage dur, à l’expression sévère ?
– Eh bien ! tant mieux, après tout ! s’écria-t-il. Jen’ai jamais eu affaire qu’à des mazettes… Pour me combattremoi-même, j’avais dû me bombarder chef de la Sûreté… Cette fois jesuis servi ! Voilà un homme qui me met dans sa poche enjonglant, pourrait-on dire… Si j’arrive, du fond de ma prison, àéviter ses coups et à le démolir, à voir le vieux Steinweg et à luiarracher sa confession, à mettre debout l’affaire Kesselbach, et àla réaliser intégralement, à défendre Mme Kesselbach et à conquérirle bonheur et la fortune pour Geneviève… Eh bien vrai, c’est queLupin sera toujours Lupin et, pour cela, commençons par dormir.
Il s’étendit sur son lit, en murmurant :
– Steinweg, patiente pour mourir jusqu’à demain soir, et je tejure…
Il dormit toute la fin du jour, et toute la nuit et toute lamatinée. Vers onze heures, on vint lui annoncer que Me Quimbell’attendait au parloir des avocats, à quoi il répondit :
– Allez dire à Me Quimbel que s’il a besoin de renseignementssur mes faits et gestes, il n’a qu’à consulter les journaux depuisdix ans. Mon passé appartient à l’histoire.
À midi, même cérémonial et mêmes précautions que la veille pourle conduire au Palais de Justice. Il revit l’aîné des Doudevilleavec lequel il échangea quelques mots et auquel il remit les troislettres qu’il avait préparées, et il fut introduit chez M.Formerie.
Me Quimbel était là, porteur d’une serviette bourrée dedocuments.
Lupin s’excusa aussitôt.
– Tous mes regrets, mon cher maître, de n’avoir pu vousrecevoir, et tous mes regrets aussi pour la peine que vous voulezbien prendre, peine inutile, puisque…
– Oui, oui, nous savons, interrompit M. Formerie, que vous serezen voyage. C’est convenu. Mais d’ici là, faisons notre besogne.Arsène Lupin, malgré toutes nos recherches, nous n’avons aucunedonnée précise sur votre nom véritable.
– Comme c’est bizarre ! moi non plus.
– Nous ne pourrions même pas affirmer que vous êtes le mêmeArsène Lupin qui fut détenu à la Santé en 19… et qui s’évada unepremière fois.
– Une « première fois » est un mot très juste.
– Il arrive en effet, continua M. Formerie, que la fiche ArsèneLupin retrouvée au service anthropométrique donne un signalementd’Arsène Lupin qui diffère en tous points de votre signalementactuel.
– De plus en plus bizarre.
– Indications différentes, mesures différentes, empreintesdifférentes… Les deux photographies elles-mêmes n’ont aucunrapport. Je vous demande donc de bien vouloir nous fixer sur votreidentité exacte.
– C’est précisément ce que je désirais vous demander. J’ai vécusous tant de noms différents que j’ai fini par oublier le mien. Jene m’y reconnais plus.
– Donc, refus de répondre.
– Oui.
– Et pourquoi ?
– Parce que.
– C’est un parti pris ?
– Oui. Je vous l’ai dit ; votre enquête ne compte pas. Jevous ai donné hier mission d’en faire une qui m’intéresse. J’enattends le résultat.
– Et moi, s’écria M. Formerie, je vous ai dit hier que je necroyais pas un traître mot de votre histoire de Steinweg, et que jene m’en occuperais pas.
– Alors, pourquoi, hier, après notre entrevue, vous êtes-vousrendu villa Dupont et avez-vous, en compagnie du sieur Weber,fouillé minutieusement le numéro 29 ?
– Comment savez-vous ? fit le juge d’instruction, assezvexé.
– Par les journaux
– Ah ! vous lisez les journaux !
– Il faut bien se tenir au courant.
– J’ai, en effet, par acquit de conscience, visité cette maison,sommairement et sans y attacher la moindre importance…
– Vous y attachez, au contraire, tant d’importance, et vousaccomplissez la mission dont je vous ai chargé avec un rôle sidigne d’éloges, que, à l’heure actuelle, le sous-chef de la Sûretéest en train de perquisitionner là-bas.
M. Formerie sembla médusé. Il balbutia :
– Quelle invention ! Nous avons, M. Weber et moi, biend’autres chats à fouetter.
À ce moment, un huissier entra et dit quelques mots à l’oreillede M. Formerie.
– Qu’il entre ! s’écria celui-ci… qu’il entre !
Et se précipitant :
– Eh bien ! monsieur Weber, quoi de nouveau ? Vousavez trouvé cet homme ?
Il ne prenait même pas la peine de dissimuler, tant il avaithâte de savoir.
Le sous-chef de la Sûreté répondit :
– Rien.
– Ah ! vous êtes sûr ?
– J’affirme qu’il n’y a personne dans cette maison, ni vivant nimort.
– Cependant…
– C’est ainsi, monsieur le juge d’instruction.
Ils semblaient déçus tous les deux, comme si la conviction deLupin les avait gagnés à leur tour.
– Vous voyez, Lupin, dit M. Formerie, d’un ton de regret.
Et il ajouta :
– Tout ce que nous pouvons supposer, c’est que le vieuxSteinweg, après avoir été enfermé là, n’y est plus.
Lupin déclara :
– Avant-hier matin il y était encore.
– Et, à cinq heures du soir, mes hommes occupaient l’immeuble,nota M. Weber.
– Il faudrait donc admettre, conclut M. Formerie, qu’il a étéenlevé l’après-midi.
– Non, dit Lupin.
– Vous croyez ?
Hommage naïf à la clairvoyance de Lupin, que cette questioninstinctive du juge d’instruction, que cette sorte de soumissionanticipée à tout ce que l’adversaire décréterait.
– Je fais plus que de le croire, affirma Lupin de la façon laplus nette ; il est matériellement impossible que le sieurSteinweg ait été libéré à ce moment. Steinweg est au numéro 29 dela villa Dupont.
M. Weber leva les bras au plafond.
– Mais c’est de la démence ! puisque j’en arrive !puisque j’ai fouillé chacune des chambres ! Un homme ne secache pas comme une pièce de cent sous.
– Alors, que faire ? gémit M. Formerie.
– Que faire, monsieur le juge d’instruction ? ripostaLupin. C’est bien simple. Monter en voiture et me mener avec toutesles précautions qu’il vous plaira de prendre, au 29 de la villaDupont. Il est une heure. À trois heures, j’aurai découvertSteinweg.
L’offre était précise, impérieuse, exigeante. Les deuxmagistrats subirent le poids de cette volonté formidable. M.Formerie regarda M. Weber. Après tout, pourquoi pas ?Qu’est-ce qui s’opposait à cette épreuve ?
– Qu’en pensez-vous, monsieur Weber ?
– Peuh ! je ne sais pas trop.
– Oui, mais cependant s’il s’agit de la vie d’un homme…
– Evidemment, formula le sous-chef qui commençait àréfléchir.
La porte s’ouvrit. Un huissier apporta une lettre que M.Formerie décacheta et où il lut ces mots :
Méfiez-vous. Si Lupin entre dans la maison de la villa Dupont,il en sortira libre. Son évasion est préparée. – L.M.
M. Formerie devint blême. Le péril auquel il venait d’échapperl’épouvantait. Une fois de plus. Lupin s’était joué de lui.Steinweg n’existait pas.
Tout bas, M. Formerie marmotta des actions de grâces. Sans lemiracle de cette lettre anonyme, il était perdu, déshonoré.
– Assez pour aujourd’hui, dit-il. Nous reprendronsl’interrogatoire demain. Gardes, que l’on reconduise le détenu à laSanté.
Lupin ne broncha pas. Il se dit que le coup provenait del’Autre. Il se dit qu’il y avait vingt chances contre une pour quele sauvetage de Steinweg ne pût être opéré maintenant, mais que,somme toute, il restait cette vingt et unième chance et qu’il n’yavait aucune raison pour que lui, Lupin, se désespérât.
Il prononça donc simplement :
– Monsieur le juge d’instruction, je vous donne rendez-vousdemain matin à dix heures, au 29 de la villa Dupont.
– Vous êtes fou ! Mais puisque je ne veux pas !
– Moi, je veux, cela suffit. À demain dix heures. Soyezexact.
Comme les autres fois, dès sa rentrée en cellule. Lupin secoucha, et tout en bâillant il songeait :
« Au fond, rien n’est plus pratique pour la conduite de mesaffaires que cette existence. Chaque jour je donne le petit coup depouce qui met en branle toute la machine, et je n’ai qu’à patienterjusqu’au lendemain. Les événements se produisent d’eux-mêmes. Quelrepos pour un homme surmené ! »
Et, se tournant vers le mur :
« Steinweg, si tu tiens à la vie, ne meurs pasencore ! ! ! Je te demande un petit peu de bonnevolonté. Fais comme moi : dors. »
Sauf à l’heure du repas, il dormit de nouveau jusqu’au matin. Cene fut que le bruit des serrures et des verrous qui leréveilla.
– Debout, lui dit le gardien ; habillez-vous… C’estpressé.
M. Weber et ses hommes le reçurent dans le couloir etl’amenèrent jusqu’au fiacre.
– Cocher, 29, villa Dupont, dit Lupin en montant… Etrapidement.
– Ah ! vous savez donc que nous allons là ? dit lesous-chef.
– Evidemment, je le sais, puisque, hier, j’ai donné rendez-vousà M. Formerie, au 29 de la villa Dupont, sur le coup de dix heures.Quand Lupin dit une chose, cette chose s’accomplit. La preuve…
Dès la rue Pergolèse, les précautions multipliées par la policeexcitèrent la joie du prisonnier. Des escouades d’agentsencombraient la rue. Quant à la villa Dupont, elle était purementet simplement interdite à la circulation.
– L’état de siège, ricana Lupin. Weber, tu distribueras de mapart un louis à chacun de ces pauvres types que tu as dérangés sansraison. Tout de même, faut-il que vous ayez la venette ! Pourun peu, tu me passerais les menottes.
– Je n’attendais que ton désir, dit M. Weber.
– Vas-y donc, mon vieux. Faut bien rendre la partie égale entrenous ! Pense donc, tu n’es que trois centsaujourd’hui !
Les mains enchaînées, il descendit de voiture devant le perron,et tout de suite on le dirigea vers une pièce où se tenait M.Formerie. Les agents sortirent. M. Weber seul resta.
– Pardonnez-moi, monsieur le juge d’instruction, dit Lupin, j’aipeut-être une ou deux minutes de retard. Soyez sûr qu’une autrefois je m’arrangerai.
M. Formerie était blême. Un tremblement nerveux l’agitait. Ilbégaya :
– Monsieur, Mme Formerie…
Il dut s’interrompre, à bout de souffle, la gorge étranglée.
– Comment va-t-elle, cette bonne Mme Formerie ? demandaLupin avec intérêt. J’ai eu le plaisir de danser avec elle, cethiver, au bal de l’Hôtel de Ville, et ce souvenir…
– Monsieur, recommença le juge d’instruction, monsieur, MmeFormerie a reçu de sa mère, hier soir, un coup de téléphone luidisant de passer en hâte. Mme Formerie, aussitôt, est partie, sansmoi malheureusement, car j’étais en train d’étudier votredossier.
– Vous étudiez mon dossier ? Voilà bien la boulette,observa Lupin.
– Or, à minuit, continua le juge, ne voyant pas revenir MmeFormerie, assez inquiet, j’ai couru chez sa mère ; MmeFormerie n’y était pas. Sa mère ne lui avait point téléphoné. Toutcela n’était que la plus abominable des embûches. À l’heureactuelle, Mme Formerie n’est pas encore rentrée.
– Ah ! fit Lupin avec indignation.
Et, après avoir réfléchi :
– Autant que je m’en souvienne, Mme Formerie est très jolie,n’est-ce pas ?
Le juge ne parut pas comprendre. Il s’avança vers Lupin, etd’une voix anxieuse, l’attitude quelque peu théâtrale :
– Monsieur, j’ai été prévenu ce matin par une lettre que mafemme me serait rendue immédiatement après que le sieur Steinwegserait découvert. Voici cette lettre. Elle est signée Lupin.Est-elle de vous ?
Lupin examina la lettre et conclut gravement :
– Elle est de moi.
– Ce qui veut dire que vous voulez obtenir de moi, parcontrainte, la direction des recherches relatives au sieurSteinweg ?
– Je l’exige.
– Et que ma femme sera libre aussitôt après ?
– Elle sera libre.
– Même au cas où ces recherches seraientinfructueuses ?
– Ce cas n’est pas admissible.
– Et si je refuse ? s’écria M. Formerie, dans un accèsimprévu de révolte.
Lupin murmura :
– Un refus pourrait avoir des conséquences graves… Mme Formerieest jolie
– Soit. Cherchez, vous êtes le maître, grinça M. Formerie. Et M.Formerie se croisa les bras, en homme qui sait, à l’occasion, serésigner devant la force supérieure des événements.
M. Weber n’avait pas soufflé mot, mais il mordait rageusement samoustache, et l’on sentait tout ce qu’il devait éprouver de colèreà céder une fois de plus aux caprices de cet ennemi, vaincu ettoujours victorieux.
– Montons, dit Lupin.
On monta.
– Ouvrez la porte de cette chambre.
On l’ouvrit.
– Qu’on m’enlève mes menottes.
Il y eut une minute d’hésitation. M. Formerie et M. Weber seconsultèrent du regard.
– Qu’on m’enlève mes menottes, répéta Lupin.
– Je réponds de tout, assura le sous-chef.
Et, faisant signe aux huit hommes qui l’accompagnaient :
– L’arme au poing ! Au premier commandement, feu !
Les hommes sortirent leurs revolvers.
– Bas les armes, ordonna Lupin, et les mains dans lespoches.
Et, devant l’hésitation des agents, il déclara fortement :
– Je jure sur l’honneur que je suis ici pour sauver la vie d’unhomme qui agonise, et que je ne chercherai pas à m’évader.
– L’honneur de Lupin, marmotta l’un des agents.
Un coup de pied sec sur la jambe lui fit pousser un hurlement dedouleur. Tous les agents bondirent, secoués de haine.
– Halte ! cria M. Weber en s’interposant. Va, Lupin je tedonne une heure… Si, dans une heure…
– Je ne veux pas de conditions, objecta Lupin, intraitable.
– Eh ! fais donc à ta guise, animal ! grogna lesous-chef exaspéré.
Et il recula, entraînant ses hommes avec lui.
– À merveille, dit Lupin. Comme ça, on peut travaillertranquillement. Il s’assit dans un confortable fauteuil, demandaune cigarette, l’alluma, et se mit à lancer vers le plafond desanneaux de fumée, tandis que les autres attendaient avec unecuriosité qu’ils n’essayaient pas de dissimuler. Au bout d’uninstant :
– Weber, fais déplacer le lit. On déplaça le lit.
– Qu’on enlève tous les rideaux de l’alcôve. On enleva lesrideaux. Un long silence commença. On eût dit une de cesexpériences d’hypnotisme auxquelles on assiste avec une ironiemêlée d’angoisse, avec la peur obscure des choses mystérieuses quipeuvent se produire. On allait peut-être voir un moribond surgir del’espace, évoqué par l’incantation irrésistible du magicien. Onallait peut-être voir…
– Quoi, déjà ! s’écria M. Formerie.
– Ça y est, dit Lupin.
– Croyez-vous donc, monsieur le juge d’instruction, que je nepense à rien dans ma cellule, et que je me sois fait amener icisans avoir quelques idées précises sur la question ?
– Et alors ? dit M. Weber.
– Envoie l’un de tes hommes au tableau des sonneriesélectriques. Ça doit être accroché du côté des cuisines. Un desagents s’éloigna.
– Maintenant, appuie sur le bouton de la sonnerie électrique quise trouve ici, dans l’alcôve, à la hauteur du lit… Bien… Appuiefort… Ne lâche pas… Assez comme ça… Maintenant, rappelle le typequ’on a envoyé en bas.
Une minute après, l’agent remontait.
– Eh bien ! l’artiste, tu as entendu la sonnerie ?
– Non.
– Un des numéros du tableau s’est déclenché ?
– Non.
– Parfait. Je ne me suis pas trompé, dit Lupin. Weber, aiel’obligeance de dévisser cette sonnerie, qui est fausse, comme tule vois… C’est cela, commence par tourner la petite cloche deporcelaine qui entoure le bouton… Parfait… Et maintenant, qu’est-ceque tu aperçois ?
– Une sorte d’entonnoir, répliqua M. Weber, on diraitl’extrémité d’un tube.
– Penche-toi, applique ta bouche à ce tube, comme si c’était unporte-voix…
– Ça y est.
– Appelle… Appelle : « Steinweg ! Holà !Steinweg ! » Inutile de crier… Parle simplement… Ehbien ?
– On ne répond pas.
– Tu es sûr ? Ecoute… On ne répond pas ?
– Non.
– Tant pis, c’est qu’il est mort ou hors d’état de répondre. M.Formerie s’exclama :
– En ce cas, tout est perdu.
– Rien n’est perdu, dit Lupin, mais ce sera plus long. Ce tube adeux extrémités, comme tous les tubes ; il s’agit de le suivrejusqu’à la seconde extrémité.
– Mais il faudra démolir toute la maison.
– Mais non… mais non… vous allez voir Il s’était mis lui-même àla besogne, entouré par tous les agents qui pensaient, d’ailleurs,beaucoup plus à regarder ce qu’il faisait qu’à le surveiller.
Il passa dans l’autre chambre, et, tout de suite, ainsi qu’ill’avait prévu, il aperçut un tuyau de plomb qui émergeait d’uneencoignure et qui montait vers le plafond comme une conduited’eau.
– Ah ! ah ! dit Lupin, ça monte ! Pas bête…Généralement on cherche dans les caves…
Le fil était découvert ; il n’y avait qu’à se laisserguider. Ils gagnèrent ainsi le second étage, puis le troisième,puis les mansardes. Et ils virent ainsi que le plafond d’une de cesmansardes était crevé, et que le tuyau passait dans un grenier trèsbas, lequel était lui-même percé dans sa partie supérieure.
Or, au-dessus, c’était le toit.
Ils plantèrent une échelle et traversèrent une lucarne. Le toitétait formé de plaques de tôle.
– Mais vous ne voyez donc pas que la piste est mauvaise, déclaraM. Formerie.
Lupin haussa les épaules.
– Pas du tout.
– Cependant, puisque le tuyau aboutit sous les plaques detôle.
– Cela prouve simplement que, entre ces plaques de tôle et lapartie supérieure du grenier, il y a un espace libre où noustrouverons ce que nous cherchons.
– Impossible !
– Nous allons voir. Que l’on soulève les plaques Non, pas làC’est ici que le tuyau doit déboucher.
Trois agents exécutèrent l’ordre. L’un d’eux poussa uneexclamation :
– Ah ! nous y sommes !
On se pencha. Lupin avait raison. Sous les plaques que soutenaitun treillis de lattes de bois à demi pourries, un vide existait surune hauteur d’un mètre tout au plus, à l’endroit le plus élevé.
Le premier agent qui descendit creva le plancher et tomba dansle grenier.
Il fallut continuer sur le toit avec précaution, tout ensoulevant la tôle.
Un peu plus loin, il y avait une cheminée. Lupin, qui marchaiten tête et qui suivait le travail des agents, s’arrêta et dit :
– Voilà.
Un homme – un cadavre plutôt – gisait, dont ils virent, à lalueur éclatante du jour, la face livide et convulsée de douleur.Des chaînes le liaient à des anneaux de fer engagés dans le corpsde la cheminée. Il y avait deux écuelles auprès de lui.
– Il est mort, dit le juge d’instruction.
– Qu’en savez-vous ? riposta Lupin.
Il se laissa glisser, du pied tâta le parquet qui lui semblaplus solide à cet endroit, et s’approcha du cadavre. M. Formerie etle sous-chef imitèrent son exemple. Après un instant d’examen.Lupin prononça :
– Il respire encore.
– Oui, dit M. Formerie, le cœur bat faiblement, mais il bat.Croyez-vous qu’on puisse le sauver ?
– Evidemment ! puisqu’il n’est pas mort, déclara Lupin avecune belle assurance.
Et il ordonna :
– Du lait, tout de suite ! Du lait additionné d’eau deVichy. Au galop ! Et je réponds de tout.
Vingt minutes plus tard, le vieux Steinweg ouvrit les yeux.Lupin, qui était agenouillé près de lui, murmura lentement,nettement, de façon à graver ses paroles dans le cerveau du malade:
– Ecoute, Steinweg, ne révèle à personne le secret de PierreLeduc. Moi, Arsène Lupin, je te l’achète le prix que tu veux.Laisse-moi faire.
Le juge d’instruction prit Lupin par le bras et, gravement :
– Mme Formerie ?
– Mme Formerie est libre. Elle vous attend avec impatience.
– Comment cela ?
– Voyons, monsieur le juge d’instruction, je savais bien quevous consentiriez à la petite expédition que je vous proposais. Unrefus de votre part n’était pas admissible.
– Pourquoi ?
– Mme Formerie est trop jolie.
Lupin lança violemment ses deux poings de droite et de gauche,puis les ramena sur sa poitrine, puis les lança de nouveau, et denouveau les ramena.
Ce mouvement, qu’il exécuta trente fois de suite, fut remplacépar une flexion du buste en avant et en arrière, laquelle flexionfut suivie d’une élévation alternative des jambes, puis d’unmoulinet alternatif des bras.
Cela dura un quart d’heure, le quart d’heure qu’il consacraitchaque matin, pour dérouiller ses muscles, à des exercices degymnastique suédoise.
Ensuite, il s’installa devant sa table, prit des feuilles depapier blanc qui étaient disposées en paquets numérotés, et, pliantl’une d’elles, il en fit une enveloppe – ouvrage qu’il recommençaavec une série de feuilles successives.
C’était la besogne qu’il avait acceptée et à laquelle ils’astreignait tous les jours, les détenus ayant le droit de choisirles travaux qui leur plaisaient : collage d’enveloppes, confectiond’éventails en papier, de bourses en métal, etc.
Et de la sorte, tout en occupant ses mains à un exercicemachinal, tout en assouplissant ses muscles par des flexionsmécaniques. Lupin ne cessait de songer à ses affaires.
Le grondement des verrous, le fracas de la serrure…
– Ah ! c’est vous, excellent geôlier. Est-ce la minute dela toilette suprême, la coupe de cheveux qui précède la grandecoupe finale ?
– Non, fit l’homme.
– L’instruction, alors ? La promenade au Palais ? Çam’étonne, car ce bon M. Formerie m’a prévenu ces jours-ci que,dorénavant, et par prudence, il m’interrogerait dans ma cellulemême – ce qui, je l’avoue, contrarie mes plans.
– Une visite pour vous, dit l’homme d’un ton laconique.
« Ça y est », pensa Lupin.
Et tout en se rendant au parloir, il se disait :
« Nom d’un chien, si c’est ce que je crois, je suis un rudetype ! En quatre jours, et du fond de mon cachot, avoir miscette affaire-là debout, quel coup de maître ! »
Munis d’une permission en règle, signée par le Directeur de lapremière division à la Préfecture de police, les visiteurs sontintroduits dans les étroites cellules qui servent de parloirs. Cescellules, coupées au milieu par deux grillages, que sépare unintervalle de cinquante centimètres, ont deux portes, qui donnentsur deux couloirs différents. Le détenu entre par une porte, levisiteur par l’autre. Ils ne peuvent donc ni se toucher, ni parlerà voix basse, ni opérer entre eux le moindre échange d’objets. Enoutre, dans certains cas, un gardien peut assister àl’entrevue.
En l’occurrence, ce fut le gardien-chef qui eut cet honneur.
– Qui diable a obtenu l’autorisation de me faire visite ?s’écria Lupin en entrant. Ce n’est pourtant pas mon jour deréception.
Pendant que le gardien fermait la porte, il s’approcha dugrillage et examina la personne qui se tenait derrière l’autregrillage et dont les traits se discernaient confusément dans lademi-obscurité.
– Ah ! fit-il avec joie, c’est vous, monsieurStripani ! Quelle heureuse chance !
– Oui, c’est moi, mon cher prince.
– Non, pas de titre, je vous en supplie, cher monsieur. Ici,j’ai renoncé à tous ces hochets de la vanité humaine. Appelez-moiLupin, c’est plus de situation.
– Je veux bien, mais c’est le prince Sernine que j’ai connu,c’est le prince Sernine qui m’a sauvé de la misère et qui m’a rendule bonheur et la fortune, et vous comprendrez que, pour moi, vousresterez toujours le prince Sernine.
– Au fait ! monsieur Stripani Au fait ! Les instantsdu gardien-chef sont précieux, et nous n’avons pas le droit d’enabuser. En deux mots, qu’est-ce qui vous amène ?
– Ce qui m’amène ? Oh ! mon Dieu, c’est bien simple.Il m’a semblé que vous seriez mécontent de moi si je m’adressais àun autre qu’à vous pour compléter l’œuvre que vous avez commencée.Et puis, seul, vous avez eu en mains tous les éléments qui vous ontpermis, à cette époque, de reconstituer la vérité et de concourir àmon salut. Par conséquent, seul, vous êtes à même de parer aunouveau coup qui me menace. C’est ce que M. le Préfet de police acompris lorsque je lui ai exposé la situation…
– Je m’étonnais, en effet, qu’on vous eût autorisé…
– Le refus était impossible, mon cher prince. Votre interventionest nécessaire dans une affaire où tant d’intérêts sont en jeu, etdes intérêts qui ne sont pas seulement les miens, mais quiconcernent les personnages haut placés que vous savez…
Lupin observait le gardien du coin de l’œil. Il écoutait avecune vive attention, le buste incliné, avide de surprendre lasignification secrète des paroles échangées.
– De sorte que ? demanda Lupin.
– De sorte que, mon cher prince, je vous supplie de rassemblertous vos souvenirs au sujet de ce document imprimé, rédigé enquatre langues, et dont le début tout au moins avait rapport…
Un coup de poing sur la mâchoire, un peu en dessous de l’oreillele gardien-chef chancela deux ou trois secondes, et, comme unemasse, sans un gémissement, tomba dans les bras de Lupin.
– Bien touché, Lupin, dit celui-ci. C’est de l’ouvrageproprement « faite ». Dites donc, Steinweg, vous avez lechloroforme ?
– Etes-vous sûr qu’il est évanoui ?
– Tu parles ! Il en a pour trois ou quatre minutes mais çane suffirait pas.
L’Allemand sortit de sa poche un tube de cuivre qu’il allongeacomme un télescope, et au bout duquel était fixé un minusculeflacon.
Lupin prit le flacon, en versa quelques gouttes sur un mouchoir,et appliqua ce mouchoir sous le nez du gardien-chef.
– Parfait ! Le bonhomme a son compte… J’écoperai pour mapeine huit ou quinze jours de cachot… Mais ça, ce sont les petitsbénéfices du métier.
– Et moi ?
– Vous ? Que voulez-vous qu’on vous fasse ?
– Dame ! le coup de poing…
– Vous n’y êtes pour rien.
– Et l’autorisation de vous voir ? C’est un faux, toutsimplement.
– Vous n’y êtes pour rien.
– J’en profite.
– Pardon ! Vous avez déposé avant-hier une demanderégulière au nom de Stripani. Ce matin, vous avez reçu une réponseofficielle. Le reste ne vous regarde pas. Mes amis seuls, qui ontconfectionné la réponse, peuvent être inquiétés. Va-t’en voir s’ilsviennent !
– Et si l’on nous interrompt ?
– Pourquoi ?
– On a eu l’air suffoqué, ici, quand j’ai sorti mon autorisationde voir Lupin. Le directeur m’a fait venir et l’a examinée danstous les sens. Je ne doute pas que l’on téléphone à la Préfecturede police.
– Et moi j’en suis sûr.
– Alors ?
– Tout est prévu, mon vieux. Ne te fais pas de bile, et causons.Je suppose que, si tu es venu ici, c’est que tu sais ce dont ils’agit ?
– Oui. Vos amis m’ont expliqué…
– Et tu acceptes ?
– L’homme qui m’a sauvé de la mort peut disposer de moi comme ill’entend. Quels que soient les services que je pourrai lui rendre,je resterai encore son débiteur.
– Avant de livrer ton secret, réfléchis à la position où je metrouve… prisonnier… impuissant…
Steinweg se mit à rire :
– Non, je vous en prie, ne plaisantons pas. J’avais livré monsecret à Kesselbach parce qu’il était riche et qu’il pouvait, mieuxqu’un autre, en tirer parti ; mais, tout prisonnier que vousêtes, et tout impuissant, je vous considère comme cent fois plusfort que Kesselbach avec ses cent millions.
– Oh ! oh !
– Et vous le savez bien ! Cent millions n’auraient passuffi pour découvrir le trou où j’agonisais, pas plus que pourm’amener ici, pendant une heure, devant le prisonnier impuissantque vous êtes. Il faut autre chose. Et cette autre chose, vousl’avez.
– En ce cas, parle. Et procédons par ordre. Le nom del’assassin ?
– Cela, impossible.
– Comment, impossible ? Mais puisque tu le connais et quetu dois tout me révéler.
– Tout, mais pas cela.
– Cependant…
– Plus tard.
– Tu es fou ! mais pourquoi ?
– Je n’ai pas de preuves. Plus tard, quand vous serez libre,nous chercherons ensemble. À quoi bon d’ailleurs ! Et puis,vraiment, je ne peux pas.
– Tu as peur de lui ?
– Oui.
– Soit, dit Lupin. Après tout, ce n’est pas cela le plus urgent.Pour le reste, tu es résolu à parler ?
– Sur tout.
– Eh bien ! réponds. Comment s’appelle PierreLeduc ?
– Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince deBerncastel, comte de Fistingen, seigneur de Wiesbaden et autreslieux.
Lupin eut un frisson de joie, en apprenant que, décidément, sonprotégé n’était pas le fils d’un charcutier.
– Fichtre ! murmura-t-il, nous avons du titre ! Autantque je sache, le grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz est enPrusse ?
– Oui, sur la Moselle. La maison de Veldenz est un rameau de lamaison Palatine de Deux-Ponts. Le grand-duché fut occupé par lesFrançais après la paix de Lunéville, et fit partie du départementdu Mont-Tonnerre. En 1814, on le reconstitua au profit d’Hermann1er, bisaïeul de notre Pierre Leduc. Le fils, Hermann II, eut unejeunesse orageuse, se ruina, dilapida les finances de son pays, serendit insupportable à ses sujets qui finirent par brûler en partiele vieux château de Veldenz et par chasser leur maître de sesEtats. Le grand-duché fut alors administré et gouverné par troisrégents, au nom de Hermann II, qui, anomalie assez curieuse,n’abdiqua pas et garda son titre de grand-duc régnant. Il vécutassez pauvre à Berlin, plus tard fit la campagne de France, auxcôtés de Bismarck dont il était l’ami, fut emporté par un éclatd’obus au siège de Paris, et, en mourant, confia à Bismarck sonfils Hermann… Hermann III.
– Le père, par conséquent, de notre Leduc, dit Lupin.
– Oui. Hermann III fut pris en affection par le chancelier qui,à diverses reprises, se servit de lui comme envoyé secret auprès depersonnalités étrangères. À la chute de son protecteur, Hermann IIIquitta Berlin, voyagea et revint se fixer à Dresde. Quand Bismarckmourut, Hermann III était là. Lui-même mourait deux ans plus tard.Voilà les faits publics, connus de tous en Allemagne, voilàl’histoire des trois Hermann, grands-ducs de Deux-Ponts-Veldenz auXIXe siècle.
– Mais le quatrième, Hermann IV, celui qui nousoccupe ?
– Nous en parlerons tout à l’heure. Passons maintenant aux faitsignorés.
– Et connus de toi seul, dit Lupin.
– De moi seul, et de quelques autres.
– Comment, de quelques autres ? Le secret n’a donc pas étégardé ?
– Si, si, le secret est bien gardé par ceux qui le détiennent.Soyez sans crainte, ceux-là ont tout intérêt, je vous en réponds, àne pas le divulguer.
– Alors ! Comment le connais-tu ?
– Par un ancien domestique et secrétaire intime du grand-ducHermann, dernier du nom. Ce domestique, qui mourut entre mes brasau Cap, me confia d’abord que son maître s’était mariéclandestinement et qu’il avait laissé un fils. Puis il me livra lefameux secret.
– Celui-là même que tu dévoilas plus tard àKesselbach ?
– Oui.
– Parle.
À l’instant même où il disait cette parole, on entendit un bruitde clef dans la serrure.
– Pas un mot, murmura Lupin.
Il s’effaça contre le mur, auprès de la porte. Le battants’ouvrit. Lupin le referma violemment, bousculant un homme, ungeôlier qui poussa un cri.
Lupin le saisit à la gorge.
– Tais-toi, mon vieux. Si tu rouspètes, tu es fichu. Il lecoucha par terre.
– Es-tu sage ? Comprends-tu la situation ? Oui ?Parfait Où est ton mouchoir ? Donne tes poignets, maintenantBien, je suis tranquille. Ecoute On t’a envoyé par précaution,n’est-ce pas ? pour assister le gardien-chef en cas debesoin ? Excellente mesure, mais un peu tardive. Tu vois, legardien-chef est mort ! Si tu bouges, si tu appelles, tu ypasses également.
Il prit les clefs de l’homme et introduisit l’une d’elles dansla serrure.
– Comme ça, nous sommes tranquilles.
– De votre côté mais du mien ? observa le vieuxSteinweg.
– Pourquoi viendrait-on ?
– Si l’on a entendu le cri qu’il a poussé ?
– Je ne crois pas. Mais en tout cas mes amis t’ont donné lesfausses clefs ?
– Oui.
– Alors, bouche la serrure C’est fait ? Eh bien !maintenant nous avons, pour le moins, dix bonnes minutes devantnous. Tu vois, mon cher, comme les choses les plus difficiles enapparence sont simples en réalité. Il suffit d’un peu de sang-froidet de savoir se plier aux circonstances. Allons, ne t’émeus pas, etcause. En allemand, veux-tu ? Il est inutile que ce type-làparticipe aux secrets d’Etat que nous agitons. Va, mon vieux, etposément. Nous sommes ici chez nous.
Steinweg reprit :
– Le soir même de la mort de Bismarck, le grand-duc Hermann IIIet son fidèle domestique – mon ami du Cap – montèrent dans un trainqui les conduisit à Munich à temps pour prendre le rapide deVienne. De Vienne ils allèrent à Constantinople, puis au Caire,puis à Naples, puis à Tunis, puis en Espagne, puis à Paris, puis àLondres, à Saint-Pétersbourg, à Varsovie… Et dans aucune de cesvilles, ils ne s’arrêtaient. Ils sautaient dans un fiacre,faisaient charger leurs deux valises, galopaient à travers lesrues, filaient vers une station voisine ou vers l’embarcadère, etreprenaient le train ou le paquebot.
– Bref, suivis, ils cherchaient à dépister, conclut ArsèneLupin.
– Un soir, ils quittèrent la ville de Trêves, vêtus de blouseset de casquettes d’ouvriers, un bâton sur le dos, un paquet au boutdu bâton. Ils firent à pied les trente-cinq kilomètres qui lesséparaient de Veldenz où se trouve le vieux château de Deux-Ponts,ou plutôt les ruines du vieux château.
– Pas de description.
– Tout le jour, ils restèrent cachés dans une forêt avoisinante.La nuit d’après, ils s’approchèrent des anciens remparts. Là,Hermann ordonna à son domestique de l’attendre, et il escalada lemur à l’endroit d’une brèche nommée la Brèche-au-Loup. Une heureplus tard il revenait. La semaine suivante, après de nouvellespérégrinations, il retournait chez lui, à Dresde. L’expéditionétait finie.
– Et le but de cette expédition ?
– Le grand-duc n’en souffla pas un mot à son domestique. Maiscelui-ci, par certains détails, par la coïncidence des faits qui seproduisirent, put reconstituer la vérité, du moins en partie.
– Vite, Steinweg, le temps presse maintenant, et je suis avidede savoir.
– Quinze jours après l’expédition, le comte de Waldemar,officier de la garde de l’Empereur et l’un de ses amis personnels,se présentait chez le grand-duc accompagné de six hommes. Il restalà toute la journée, enfermé dans le bureau du grand-duc. Àplusieurs reprises, on entendit le bruit d’altercations, deviolentes disputes. Cette phrase, même, fut perçue par ledomestique, qui passait dans le jardin, sous les fenêtres :
« Ces papiers vous ont été remis, Sa Majesté en est sûre. Sivous ne voulez pas me les remettre de votre plein gré… » Le restede la phrase, le sens de la menace et de toute la scène d’ailleurs,se devinent aisément par la suite : la maison d’Hermann fut visitéede fond en comble.
– Mais c’était illégal.
– C’eût été illégal si le grand-duc s’y fût opposé, mais ilaccompagna lui-même le comte dans sa perquisition.
– Et que cherchait-on ? Les mémoires duChancelier ?
– Mieux que cela. On cherchait une liasse de papiers secretsdont on connaissait l’existence par des indiscrétions commises, etdont on savait, de façon certaine, qu’ils avaient été confiés augrand-duc Hermann.
Lupin était appuyé des deux coudes contre le grillage, et sesdoigts se crispaient aux mailles de fer. Il murmura, la voix émue:
– Des papiers secrets et très importants sans doute ?
– De la plus haute importance. La publication de ces papiersaurait des résultats que l’on ne peut prévoir, non seulement aupoint de vue de la politique intérieure, mais au point de vue desrelations étrangères.
– Oh ! répétait Lupin, tout palpitant oh ! est-cepossible ! Quelle preuve as-tu ?
– Quelle preuve ? Le témoignage même de la femme dugrand-duc, les confidences qu’elle fit au domestique après la mortde son mari.
– En effet… en effet, balbutia Lupin C’est le témoignage même dugrand-duc que nous avons.
– Mieux encore ! s’écria Steinweg.
– Quoi ?
– Un document ! un document écrit de sa main, signé de sasignature et qui contient…
– Qui contient ?
– La liste des papiers secrets qui lui furent confiés.
– En deux mots ?
– En deux mots, c’est impossible. Le document est long,entremêlé d’annotations, de remarques quelquefoisincompré-hensibles. Que je vous cite seulement deux titres quicorrespondent à deux liasses de papiers secrets ; « Lettresoriginales du Kronprinz à Bismarck. » Les dates montrent que ceslettres furent écrites pendant les trois mois de règne de FrédéricIII. Pour imaginer ce que peuvent contenir ces lettres,rappelez-vous la maladie de Frédéric III, ses démêlés avec sonfils…
– Oui… oui… je sais… et l’autre titre ?
– « Photographies des lettres de Frédéric III et del’impératrice Victoria à la reine Victoria d’Angleterre »
– Il y a cela ? il y a cela ? fit Lupin, la gorgeétranglée.
– Ecoutez les annotations du grand-duc : « Texte du traité avecl’Angleterre et la France. » Et ces mots un peu obscurs : «Alsace-Lorraine… Colonies… Limitation navale »
– Il y a cela, bredouilla Lupin… Et c’est obscur, dis-tu ?Des mots éblouissants, au contraire ! Ah ! est-cepossible !
Du bruit à la porte. On frappa.
– On n’entre pas, dit-il, je suis occupé…
On frappa à l’autre porte, du côté de Steinweg. Lupin cria :
– Un peu de patience, j’aurai fini dans cinq minutes. Il dit auvieillard d’un ton impérieux :
– Sois tranquille, et continue Alors, selon toi, l’expédition dugrand-duc et de son domestique au château de Veldenz n’avaitd’autre but que de cacher ces papiers ?
– Le doute n’est pas admissible.
– Soit. Mais le grand-duc a pu les retirer, depuis.
– Non, il n’a pas quitté Dresde jusqu’à sa mort.
– Mais les ennemis du grand-duc, ceux qui avaient tout intérêt àles reprendre et à les anéantir, ceux-là ont pu les chercher là oùils étaient, ces papiers ?
– Leur enquête les a menés en effet jusque-là.
– Comment le sais-tu ?
– Vous comprenez bien que je ne suis pas resté inactif, et quemon premier soin, quand ces révélations m’eurent été faites, futd’aller à Veldenz et de me renseigner moi-même dans les villagesvoisins. Or j’appris que, deux fois déjà, le château avait étéenvahi par une douzaine d’hommes venus de Berlin et accréditésauprès des régents.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ils n’ont rien trouvé, car, depuis cetteépoque, la visite du château n’est pas permise.
– Mais qui empêche d’y pénétrer ?
– Une garnison de cinquante soldats qui veillent jour etnuit.
– Des soldats du grand-duché ?
– Non, des soldats détachés de la garde personnelle del’Empereur. Des voix s’élevèrent dans le couloir, et de nouveaul’on frappa, en interpellant le gardien-chef.
– Il dort, monsieur le Directeur, dit Lupin, qui reconnut lavoix de M. Borély.
– Ouvrez ! je vous ordonne d’ouvrir.
– Impossible, la serrure est mêlée. Si j’ai un conseil à vousdonner, c’est de pratiquer une incision tout autour de laditeserrure.
– Ouvrez !
– Et le sort de l’Europe que nous sommes en train de discuter,qu’est-ce que vous en faites ?
Il se tourna vers le vieillard :
– De sorte que tu n’as pas pu entrer dans le château ?
– Non.
– Mais tu es persuadé que les fameux papiers y sont cachés.
– Voyons ! ne vous ai-je pas donné toutes lespreuves ? N’êtes-vous pas convaincu ?
– Si, si, murmura Lupin, c’est là qu’ils sont cachés… il n’y apas de doute, c’est là qu’ils sont cachés.
Il semblait voir le château. Il semblait évoquer la cachettemystérieuse. Et la vision d’un trésor inépuisable, l’évocation decoffres emplis de pierres précieuses et de richesses, ne l’auraitpas ému plus que l’idée de ces chiffons de papier sur lesquelsveillait la garde du Kaiser. Quelle merveilleuse conquête àentreprendre ! Et combien digne de lui ! et comme ilavait, une fois de plus, fait preuve de clairvoyance et d’intuitionen se lançant au hasard sur cette piste inconnue !
Dehors, on « travaillait » la serrure.
Il demanda au vieux Steinweg :
– De quoi le grand-duc est-il mort ?
– D’une pleurésie, en quelques jours. C’est à peine s’il putreprendre connaissance, et ce qu’il y avait d’horrible, c’est quel’on voyait, paraît-il, les efforts inouïs qu’il faisait, entredeux accès de délire, pour rassembler ses idées et prononcer desparoles. De temps en temps il appelait sa femme, la regardait d’unair désespéré et agitait vainement ses lèvres.
– Bref, il parla ? dit brusquement Lupin, que le « travail» fait autour de la serrure commençait à inquiéter.
– Non, il ne parla pas. Mais dans une minute plus lucide, àforce d’énergie, il réussit à tracer des signes sur une feuille depapier que sa femme lui présenta.
– Eh bien ! ces signes ?
– Indéchiffrables, pour la plupart…
– Pour la plupart mais les autres ? dit Lupin avidement…Les autres ?
– Il y a d’abord trois chiffres parfaitement distincts : un 8,un 1 et un 3
– 813 oui, je sais… après ?
– Après, des lettres plusieurs lettres parmi lesquelles il n’estpossible de reconstituer en toute certitude qu’un groupe de troiset, immédiatement après, un groupe de deux lettres.
– « Apoon », n’est-ce pas ?
– Ah ! vous savez…
La serrure s’ébranlait, presque toutes les vis ayant étéretirées. Lupin demanda, anxieux soudain à l’idée d’être interrompu:
– De sorte que ce mot incomplet « Apoon » et ce chiffre 813 sontles formules que le grand-duc léguait à sa femme et à son fils pourleur permettre de retrouver les papiers secrets ?
– Oui.
Lupin se cramponna des deux mains à la serrure pour l’empêcherde tomber.
– Monsieur le Directeur, vous allez réveiller le gardien-chef.Ce n’est pas gentil, une minute encore, voulez-vous ?Steinweg, qu’est devenue la femme du grand-duc ?
– Elle est morte, peu après son mari, de chagrin, pourrait-ondire.
– Et l’enfant fut recueilli par la famille ?
– Quelle famille ? Le grand-duc n’avait ni frères, nisœurs. En outre il n’était marié que morganatiquement et en secret.Non, l’enfant fut emmené par le vieux serviteur d’Hermann, quil’éleva sous le nom de Pierre Leduc. C’était un assez mauvaisgarçon, indépendant, fantasque, difficile à vivre. Un jour ilpartit. On ne l’a pas revu.
– Il connaissait le secret de sa naissance ?
– Oui, et on lui montra la feuille de papier sur laquelleHermann avait écrit des lettres et des chiffres, 813, etc.
– Et cette révélation, par la suite, ne fut faite qu’àtoi ?
– Oui.
– Et toi, tu ne t’es confié qu’à M. Kesselbach ?
– À lui seul. Mais, par prudence, tout en lui montrant lafeuille des signes et des lettres, ainsi que la liste dont je vousai parlé, j’ai gardé ces deux documents. L’événement a prouvé quej’avais raison.
– Et ces documents, tu les as ?
– Oui.
– Ils sont en sûreté ?
– Absolument.
– À Paris ?
– Non.
– Tant mieux. N’oublie pas que ta vie est en danger, et qu’on tepoursuit.
– Je le sais. Au moindre faux pas, je suis perdu.
– Justement. Donc, prends tes précautions, dépiste l’ennemi, vaprendre tes papiers, et attends mes instructions. L’affaire estdans le sac. D’ici un mois au plus tard, nous irons visiterensemble le château de Veldenz.
– Si je suis en prison ?
– Je t’en ferai sortir.
– Est-ce possible ?
– Le lendemain même du jour où j’en sortirai. Non, je me trompe,le soir même… une heure après.
– Vous avez donc un moyen ?
– Depuis dix minutes, oui, et infaillible. Tu n’as rien à medire ?
– Non.
– Alors, j’ouvre.
Il tira la porte, et, s’inclinant devant M. Borély :
– Monsieur le Directeur, je ne sais comment m’excuser…
Il n’acheva pas. L’irruption du directeur et de trois hommes nelui en laissa pas le temps. M. Borély était pâle de rage etd’indignation. La vue des deux gardiens étendus le bouleversa.
– Morts ! s’écria-t-il.
– Mais non, mais non, ricana Lupin. Tenez, celui-là bouge. Parledonc, animal.
– Mais l’autre ? reprit M. Borély en se précipitant sur legardien-chef.
– Endormi seulement, monsieur le Directeur. Il était trèsfatigué, alors je lui ai accordé quelques instants de repos.J’intercède en sa faveur. Je serais désolé que ce pauvre homme…
– Assez de blagues, dit M. Borély violemment.
Et s’adressant aux gardiens :
– Qu’on le reconduise dans sa cellule en attendant. Quant à cevisiteur…
Lupin n’en sut pas davantage sur les intentions de M. Borély parrapport au vieux Steinweg. Mais c’était pour lui une questionabsolument insignifiante. Il emportait dans sa solitude desproblèmes d’un intérêt autrement considérable que le sort duvieillard. Il possédait le secret de M. Kesselbach.
À son grand étonnement, le cachot lui fut épargné. M. Borély, enpersonne, vint lui dire, quelques heures plus tard, qu’il jugeaitcette punition inutile.
– Plus qu’inutile, monsieur le Directeur, dangereuse, répliquaLupin… dangereuse, maladroite et séditieuse.
– Et en quoi ? fit M. Borély, que son pensionnaireinquiétait décidément de plus en plus.
– En ceci, monsieur le Directeur. Vous arrivez à l’instant de laPréfecture de police où vous avez raconté à qui de droit la révoltedu détenu Lupin, et où vous avez exhibé le permis de visite accordéau sieur Stripani. Votre excuse était toute simple, puisque, quandle sieur Stripani vous avait présenté le permis, vous aviez eu laprécaution de téléphoner à la Préfecture et de manifester votresurprise, et que, à la Préfecture, on vous avait répondu quel’autorisation était parfaitement valable.
– Ah ! vous savez…
– Je le sais d’autant mieux que c’est un de mes agents qui vousa répondu à la Préfecture. Aussitôt, et sur votre demande, enquêteimmédiate de qui-de-droit, lequel qui-de-droit découvre quel’autorisation n’est autre chose qu’un faux, établi, on est entrain de chercher par qui, et soyez tranquille, on ne découvrirarien…
M. Borély sourit, en manière de protestation.
– Alors, continua Lupin, on interroge mon ami Stripani qui nefait aucune difficulté pour avouer son vrai nom, Steinweg !Est-ce possible ! Mais en ce cas le détenu Lupin aurait réussià introduire quelqu’un dans la prison de la Santé et à converserune heure avec lui ! Quel scandale ! Mieux vautl’étouffer, n’est-ce pas ? On relâche M. Steinweg, et l’onenvoie M. Borély comme ambassadeur auprès du détenu Lupin, avectous pouvoirs pour acheter son silence. Est-ce vrai, monsieur leDirecteur ?
– Absolument vrai ! dit M. Borély, qui prit le parti deplaisanter pour cacher son embarras. On croirait que vous avez ledon de double vue. Et alors, vous acceptez nosconditions ?
Lupin éclata de rire.
– C’est-à-dire que je souscris à vos prières ! Oui,monsieur le Directeur, rassurez ces messieurs de la Préfecture. Jeme tairai. Après tout, j’ai assez de victoires à mon actif pourvous accorder la faveur de mon silence. Je ne ferai aucunecommunication à la presse du moins sur ce sujet-là.
C’était se réserver la liberté d’en faire sur d’autres sujets.Toute l’activité de Lupin, en effet, allait converger vers cedouble but : correspondre avec ses amis, et, par eux, mener une deces campagnes de presse où il excellait.
Dès l’instant de son arrestation, d’ailleurs, il avait donné lesinstructions nécessaires aux deux Doudeville, et il estimait queles préparatifs étaient sur le point d’aboutir.
Tous les jours il s’astreignait consciencieusement à laconfection des enveloppes dont on lui apportait chaque matin lesmatériaux en paquets numérotés, et qu’on remportait chaque soir,pliées et enduites de colle.
Or, la distribution des paquets numérotés s’opérant toujours dela même façon entre les détenus qui avaient choisi ce genre detravail, inévitablement, le paquet distribué à Lupin devait chaquejour porter le même numéro d’ordre.
À l’expérience, le calcul se trouva juste. Il ne restait plusqu’à suborner un des employés de l’entreprise particulière àlaquelle étaient confiées la fourniture et l’expédition desenveloppes.
Ce fut facile.
Lupin, sûr de la réussite, attendait donc tranquillement que lesigne, convenu entre ses amis et lui, apparût sur la feuillesupérieure du paquet.
Le temps, d’ailleurs, s’écoulait rapide. Vers midi, il recevaitla visite quotidienne de M. Formerie, et, en présence de MeQuimbel, son avocat, témoin taciturne, Lupin subissait uninterrogatoire serré.
C’était sa joie. Ayant fini par convaincre M. Formerie de sanon-participation à l’assassinat du baron Altenheim, il avait avouéau juge d’instruction des forfaits absolument imaginaires, et lesenquêtes aussitôt ordonnées par M. Formerie aboutissaient à desrésultats ahurissants, à des méprises scandaleuses, où le publicreconnaissait la façon personnelle du grand maître en ironiequ’était Lupin.
Petits jeux innocents, comme il disait. Ne fallait-il pass’amuser ?
Mais l’heure des occupations plus graves approchait. Lecinquième jour, Arsène Lupin nota sur le paquet qu’on lui apportale signe convenu, une marque d’ongle, en travers de la secondefeuille.
– Enfin, dit-il, nous y sommes.
Il sortit d’une cachette une fiole minuscule, la déboucha,humecta l’extrémité de son index avec le liquide qu’elle contenait,et passa son doigt sur la troisième feuille du paquet.
Au bout d’un moment, des jambages se dessinèrent, puis deslettres, puis des mots et des phrases.
Il lut :
Tout va bien. Steinweg libre. Se cache en province. GenevièveErnemont en bonne santé. Elle va souvent hôtel Bristol voir MmeKesselbach malade. Elle y rencontre chaque fois Pierre Leduc.Répondez par même moyen. Aucun danger.
Ainsi donc, les communications avec l’extérieur étaientétablies. Une fois de plus les efforts de Lupin étaient couronnésde succès. Il n’avait plus maintenant qu’à exécuter son plan, àmettre en valeur les confidences du vieux Steinweg, et à conquérirsa liberté par une des plus extraordinaires et génialescombinaisons qui eussent germé dans son cerveau.
Et trois jours plus tard, paraissaient dans le Grand Journal,ces quelques lignes :
« En dehors des mémoires de Bismarck, qui, d’après les gens bieninformés, ne contiennent que l’histoire officielle des événementsauxquels fut mêlé le grand Chancelier, il existe une série delettres confidentielles d’un intérêt considérable. Ces lettres ontété retrouvées. Nous savons de bonne source qu’elles vont êtrepubliées incessamment. »
On se rappelle le bruit que souleva dans le monde entier cettenote énigmatique, les commentaires auxquels on se livra, lessuppositions émises, en particulier les polémiques de la presseallemande. Qui avait inspiré ces lignes ? De quelles lettresétait-il question ? Quelles personnes les avaient écrites auChancelier, ou qui les avait reçues de lui ? Etait-ce unevengeance posthume ? ou bien une indiscrétion commise par uncorrespondant de Bismarck ?
Une seconde note fixa l’opinion sur certains points, mais en lasurexcitant d’étrange manière.
Elle était ainsi conçue :
« Santé-Palace, cellule 14, 2e division.
« Monsieur le Directeur du Grand Journal.
« Vous avez inséré dans votre numéro de mardi dernier unentrefilet rédigé d’après quelques mots qui m’ont échappé l’autresoir, au cours d’une conférence que j’ai faite à la Santé sur lapolitique étrangère. Cet entrefilet, véridique en ses partiesessentielles, nécessite cependant une petite rectification. Leslettres existent bien, et nul ne peut en contester l’importanceexceptionnelle, puisque, depuis dix ans, elles sont l’objet derecherches ininterrompues de la part du gouvernement intéressé.Mais personne ne sait où elles sont et personne ne connaît un seulmot de ce qu’elles contiennent
« Le public, j’en suis sûr, ne m’en voudra pas de le faireattendre, avant de satisfaire sa légitime curiosité. Outre que jen’ai pas en mains tous les éléments nécessaires à la recherche dela vérité, mes occupations actuelles ne me permettent point deconsacrer à cette affaire le temps que je voudrais.
« Tout ce que je puis dire pour le moment, c’est que ces lettesfurent confiées par le mourant à l’un de ses amis les plus fidèles,et que cet ami eut à subir, par la suite, les lourdes conséquencesde son dévouement. Espionnage, perquisitions domiciliaires, rien nelui fut épargné.
« J’ai donné l’ordre aux deux meilleurs agents de ma policesecrète de reprendre cette piste à son début, et je ne doute pasque, avant deux jours, je ne sois en mesure de percer à jour cepassionnant mystère.
« Signé : Arsène LUPIN. »
Ainsi donc, c’était Arsène Lupin qui menait l’affaire !C’était lui qui, du fond de sa prison, mettait en scène la comédieou la tragédie annoncée dans la première note. Quelleaventure ! On se réjouit. Avec un artiste comme lui, lespectacle ne pouvait manquer de pittoresque et d’imprévu.
Trois jours plus tard on lisait dans le Grand Journal :
« Le nom de l’ami dévoué auquel j’ai fait allusion m’a étélivré. Il s’agit du grand-duc Hermann III, prince régnant (quoiquedépossédé) du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz, et confident deBismarck, dont il avait toute l’amitié.
« Une perquisition fut faite à son domicile par le comte de W.accompagné de douze hommes. Le résultat de cette perquisition futnégatif, mais la preuve n’en fut pas moins établie que le grand-ducétait en possession des papiers.
« Où les avait-il cachés ? C’est une question que nul aumonde, probablement, ne saurait résoudre à l’heure actuelle.
« Je demande vingt-quatre heures pour la résoudre.
« Signé : Arsène LUPIN. »
De fait, vingt-quatre heures après, la note promise parut :
« Les fameuses lettres sont cachées dans le château féodal deVeldenz, chef-lieu du grand-duché de Deux-Ponts, château en partiedévasté au cours du XIXe siècle.
« À quel endroit exact ? Et que sont au juste ceslettres ? Tels sont les deux problèmes que je m’occupe àdéchiffrer et dont j’exposerai la solution dans quatre jours.
« Signé : Arsène LUPIN. »
Au jour annoncé on s’arracha le Grand Journal. À la déception detous, les renseignements promis ne s’y trouvaient pas. Le lendemainmême silence, et le surlendemain également.
Qu’était-il donc advenu ?
On le sut par une indiscrétion commise à la Préfecture depolice. Le directeur de la Santé avait été averti, paraît-il, queLupin communiquait avec ses complices grâce aux paquetsd’enveloppes qu’il confectionnait. On n’avait rien pu découvrir,mais, à tout hasard, on avait interdit tout travail àl’insupportable détenu.
Ce à quoi l’insupportable détenu avait répliqué :
– Puisque je n’ai plus rien à faire, je vais m’occuper de monprocès. Qu’on prévienne mon avocat, le bâtonnier Quimbel.
C’était vrai. Lupin, qui, jusqu’ici, avait refusé touteconversation avec M. Quimbel, consentait à le recevoir et àpréparer sa défense.
Le lendemain même. Me Quimbel, tout joyeux, demandait Lupin auparloir des avocats.
C’était un homme âgé, qui portait des lunettes dont les verrestrès grossissants lui faisaient des yeux énormes. Il posa sonchapeau sur la table, étala sa serviette et adressa tout de suiteune série de questions qu’il avait préparées soigneusement.
Lupin y répondit avec une extrême complaisance, se perdant mêmeen une infinité de détails que Me Quimbel notait aussitôt sur desfiches épinglées les unes au-dessus des autres.
– Et alors, reprenait l’avocat, la tête penchée sur le papier,vous dites qu’à cette époque…
– Je dis qu’à cette époque, répliquait Lupin…
Insensiblement, par petits gestes, tout naturels, il s’étaitaccoudé à la table. Il baissa le bras peu à peu, glissa la mainsous le chapeau de M. Quimbel, introduisit son doigt à l’intérieurdu cuir, et saisit une de ces bandes de papier pliées en long quel’on insère entre le cuir et la doublure quand le chapeau est tropgrand.
Il déplia le papier. C’était un message de Doudeville, rédigé ensignes convenus.
« Je suis engagé comme valet de chambre chez Me Quimbel. Vouspouvez sans crainte me répondre par la même voie.
« C’est L.M. l’assassin, qui a dénoncé le truc des enveloppes.Heureusement que vous aviez prévu le coup ! »
Suivait un compte-rendu minutieux de tous les faits etcommentaires suscités par les divulgations de Lupin.
Lupin sortit de sa poche une bande de papier analogue contenantses instructions, la substitua doucement à l’autre, et ramena samain vers lui. Le tour était joué.
Et la correspondance de Lupin avec le Grand Journal reprit sansplus tarder.
« Je m’excuse auprès du public d’avoir manqué à ma promesse. Leservice postal de Santé-Palace est déplorable.
« D’ailleurs, nous touchons au terme. J’ai en main tous lesdocuments qui établissent la vérité sur des bases indiscutables.J’attendrai pour les publier. Qu’on sache néanmoins ceci : parmiles lettres il en est qui furent adressées au Chancelier par celuiqui se déclarait alors son élève et son admirateur, et qui devait,plusieurs années après, se débarrasser de ce tuteur gênant etgouverner par lui-même.
« Me fais-je suffisamment comprendre ? »
Et le lendemain :
« Ces lettres furent écrites pendant la maladie du dernierEmpereur. Est-ce assez dire toute leur importance ? »
Quatre jours de silence, et puis cette dernière note dont on n’apas oublié le retentissement :
« Mon enquête est finie. Maintenant je connais tout. À force deréfléchir, j’ai deviné le secret de la cachette.
« Mes amis vont se rendre à Veldenz, et, malgré tous lesobstacles, pénétreront dans le château par une issue que je leurindique.
« Les journaux publieront alors la photographie de ces lettres,dont je connais déjà la teneur, mais que je veux reproduire dansleur texte intégral.
« Cette publication certaine, inéluctable, aura lieu dans deuxsemaines, jour pour jour, le 22 août prochain.
« D’ici là, je me tais et j’attends. »
Les communications au Grand Journal furent, en effet,interrompues, mais Lupin ne cessa point de correspondre avec sesamis, par la voie « du chapeau », comme ils disaient entre eux.C’était si simple ! Aucun danger. Qui pourrait jamaispressentir que le chapeau de Me Quimbel servait à Lupin de boîteaux lettres ?
Tous les deux ou trois matins, à chaque visite, le célèbreavocat apportait fidèlement le courrier de son client, lettres deParis, lettres de province, lettres d’Allemagne, tout cela réduit,condensé par Doudeville, en formules brèves et en langagechiffré.
Et une heure après, Me Quimbel remportait gravement les ordresde Lupin.
Or, un jour, le directeur de la Santé reçut un messagetéléphonique signé L.M., l’avisant que Me Quimbel devait, selontoutes probabilités, servir à Lupin de facteur inconscient, etqu’il y aurait intérêt à surveiller les visites du bonhomme.
Le directeur avertit Me Quimbel, qui résolut alors de se faireaccompagner par son secrétaire.
Ainsi cette fois encore, malgré tous les efforts de Lupin,malgré sa fécondité d’invention, malgré les miracles d’ingéniositéqu’il renouvelait après chaque défaite, une fois encore Lupin setrouvait séparé du monde extérieur par le génie infernal de sonformidable adversaire.
Et il s’en trouvait séparé à l’instant le plus critique, à laminute solennelle où, du fond de sa cellule, il jouait son dernieratout contre les forces coalisées qui l’accablaient siterriblement.
Le 13 août, comme il était assis en face des deux avocats, sonattention fut attirée par un journal qui enveloppait certainspapiers de Me Quimbel. Comme titre, en gros caractères : « 813».
Comme sous-titre : Un nouvel assassinat. L’agitation enAllemagne. Le secret d’Apoon serait-il découvert ?
Lupin pâlit d’angoisse. En dessous il avait lu ces mots :
« Deux dépêches sensationnelles nous arrivent en dernièreheure.
« On a retrouvé près d’Augsbourg le cadavre d’un vieillardégorgé d’un coup de couteau. Son identité a pu être établie : c’estle sieur Steinweg, dont il a été question dans l’affaireKesselbach.
« D’autre part, on nous télégraphie que le fameux détectiveanglais, Herlock Sholmès, a été mandé en toute hâte, à Cologne. Ils’y rencontrera avec l’Empereur, et, de là, ils se rendront tousdeux au château de Veldenz.
« Herlock Sholmès aurait pris l’engagement de découvrir lesecret de l’Apoon.
« S’il réussit, ce sera l’avortement impitoyable del’incompré-hensible campagne qu’Arsène Lupin mène depuis un mois desi étrange façon. »
Jamais peut-être la curiosité publique ne fut secouée autant quepar le duel annoncé entre Sholmès et Lupin, duel invisible en lacirconstance, anonyme, pourrait-on dire, mais duel impressionnantpar tout le scandale qui se produisait autour de l’aventure, et parl’enjeu que se disputaient les deux ennemis irréconciliables,opposés l’un à l’autre cette fois encore. Et il ne s’agissait pasde petits intérêts particuliers, d’insignifiants cambriolages, demisérables passions individuelles mais d’une affaire vraimentmondiale, où la politique de trois grandes nations de l’Occidentétait engagée, et qui pouvait troubler la paix de l’univers.
N’oublions pas qu’à cette époque la crise du Maroc était déjàouverte. Une étincelle, et c’était la conflagration.
On attendait donc anxieusement, et l’on ne savait pas au justece que l’on attendait. Car enfin, si le détective sortait vainqueurdu duel, s’il trouvait les lettres, qui le saurait ? Quellepreuve aurait-on de ce triomphe ?
Au fond, l’on n’espérait qu’en Lupin, en son habitude connue deprendre le public à témoin de ses actes. Qu’allait-il faire ?Comment pourrait-il conjurer l’effroyable danger qui lemenaçait ? En avait-il seulement connaissance ?
Entre les quatre murs de sa cellule, le détenu n° 14 se posait àpeu près les mêmes questions, et ce n’était pas une vaine curiositéqui le stimulait, lui, mais une inquiétude réelle, une angoisse detous les instants.
Il se sentait irrévocablement seul, avec des mainsimpuissan-tes, une volonté impuissante, un cerveau impuissant.Qu’il fût habile, ingénieux, intrépide, héroïque, cela ne servait àrien. La lutte se poursuivait en dehors de lui. Maintenant son rôleétait fini. Il avait assemblé les pièces et tendu tous les ressortsde la grande machine qui devait produire, qui devait en quelquesorte fabriquer mécaniquement sa liberté, et il lui étaitimpossible de faire aucun geste pour perfectionner et surveillerson œuvre. À date fixe, le déclenchement aurait lieu. D’ici là,mille incidents contraires pouvaient surgir, mille obstacles sedresser, sans qu’il eût le moyen de combattre ces incidents nid’aplanir ces obstacles.
Lupin connut alors les heures les plus douloureuses de sa vie.Il douta de lui. Il se demanda si son existence ne s’enterreraitpas dans l’horreur du bagne.
Ne s’était-il pas trompé dans ses calculs ? N’était-il pasenfantin de croire que, à date fixe, se produirait l’événementlibérateur ?
– Folie ! s’écriait-il, mon raisonnement est faux Commentadmettre pareil concours de circonstances ? Il y aura un petitfait qui détruira tout le grain de sable…
La mort de Steinweg et la disparition des documents que levieillard devait lui remettre ne le troublaient point. Lesdocuments, il lui eût été possible, à la rigueur, de s’en passer,et, avec les quelques paroles que lui avait dites Steinweg, ilpouvait, à force de divination et de génie, reconstituer ce quecontenaient les lettres de l’Empereur, et dresser le plan debataille qui lui donnerait la victoire. Mais il songeait à HerlockSholmès qui était là-bas, lui, au centre même du champ de bataille,et qui cherchait, et qui trouverait les lettres, démolissant ainsil’édifice si patiemment bâti.
Et il songeait à l’Autre, à l’Ennemi implacable, embusqué autourde la prison, caché dans la prison peut-être, et qui devinait sesplans les plus secrets, avant même qu’ils ne fussent éclos dans lemystère de sa pensée.
Le 17 août… le 18 août… le 19… Encore deux jours… Deux siècles,plutôt ! Oh ! les interminables minutes ! Si calmed’ordinaire, si maître de lui, si ingénieux à se divertir, Lupinétait fébrile, tour à tour exubérant et déprimé, sans force contrel’ennemi, défiant de tout, morose.
Le 20 août…
Il eût voulu agir et il ne le pouvait pas. Quoi qu’il fît, illui était impossible d’avancer l’heure du dénouement. Ce dénouementaurait lieu ou n’aurait pas lieu, mais Lupin n’aurait point decertitude avant que la dernière heure du dernier jour se fûtécoulée jusqu’à la dernière minute. Seulement alors il sauraitl’échec définitif de sa combinaison.
– Echec inévitable, ne cessait-il de répéter, la réussite dépendde circonstances trop subtiles, et ne peut être obtenue que par desmoyens trop psychologiques… Il est hors de doute que jem’illusionne sur la valeur et sur la portée de mes armes… Etpourtant…
L’espoir lui revenait. Il pesait ses chances. Elles luisemblaient soudain réelles et formidables. Le fait allait seproduire ainsi qu’il l’avait prévu, et pour les raisons mêmes qu’ilavait escomptées. C’était inévitable…
Oui, inévitable. À moins, toutefois, que Sholmès ne trouvât lacachette…
Et de nouveau, il pensait à Sholmès, et de nouveau un immensedécouragement l’accablait.
Le dernier jour…
Il se réveilla tard, après une nuit de mauvais rêves.
Il ne vit personne, ce jour-là, ni le juge d’instruction, ni sonavocat.
L’après-midi se traîna, lent et morne, et le soir vint, le soirténébreux des cellules… Il eut la fièvre. Son cœur dansait dans sapoitrine comme une bête affolée.
Et les minutes passaient, irréparables…
À neuf heures, rien. À dix heures, rien.
De tous ses nerfs, tendus comme la corde d’un arc, il écoutaitles bruits indistincts de la prison, tâchait de saisir à traversces murs inexorables tout ce qui pouvait sourdre de la vieextérieure.
Oh ! comme il eût voulu arrêter la marche du temps, etlaisser au destin un peu plus de loisirs !
Mais à quoi bon ! Tout n’était-il pas terminé ?
– Ah ! s’écria-t-il, je deviens fou. Que tout celafinisse ! ça vaut mieux. Je recommencerai autrementj’essaierai autre chose mais je ne peux plus, je ne peux plus.
Il se tenait la tête à pleines mains, serrant de toutes sesforces, s’enfermant en lui-même et concentrant toute sa pensée surun même objet, comme s’il voulait créer l’événement formidable,stupéfiant, inadmissible, auquel il avait attaché son indépendanceet sa fortune.
– Il faut que cela soit, murmura-t-il, il le faut, et il lefaut, non pas parce que je le veux, mais parce que c’est logique.Et cela sera… cela sera…
Il se frappa le crâne à coups de poing, et des mots de délirelui montèrent aux lèvres… La serrure grinça. Dans sa rage iln’avait pas entendu le bruit des pas dans le couloir, et voilà toutà coup qu’un rayon de lumière pénétrait dans sa cellule et que laporte s’ouvrait.
Trois hommes entrèrent.
Lupin n’eut pas un instant de surprise.
Le miracle inouï s’accomplissait, et cela lui parutimmédiatement naturel, normal, en accord parfait avec la vérité etla justice.
Mais un flot d’orgueil l’inonda. À cette minute vraiment, il eutla sensation nette de sa force et de son intelligence.
– Je dois allumer l’électricité ? dit un des trois hommes,en qui Lupin reconnut le directeur de la prison.
– Non, répondit le plus grand de ses compagnons avec un accentétranger Cette lanterne suffit.
– Je dois partir ?
– Faites selon votre devoir, monsieur, déclara le mêmeindividu.
– D’après les instructions que m’a données le Préfet de police,je dois me conformer entièrement à vos désirs.
– En ce cas, monsieur, il est préférable que vous vousretiriez.
M. Borély s’en alla, laissant la porte entrouverte, et restadehors, à portée de la voix.
Le visiteur s’entretint un moment avec celui qui n’avait pasencore parlé, et Lupin tâchait vainement de distinguer dans l’ombreleurs physionomies. Il ne voyait que des silhouettes noires, vêtuesd’amples manteaux d’automobilistes et coiffées de casquettes auxpans rabattus.
– Vous êtes bien Arsène Lupin ? dit l’homme, en luiprojetant en pleine face la lumière de la lanterne.
Il sourit.
– Oui, je suis le nommé Arsène Lupin, actuellement détenu à laSanté, cellule 14, deuxième division.
– C’est bien vous, continua le visiteur, qui avez publié, dansle Grand Journal, une série de notes plus ou moins fantaisistes, oùil est question de soi-disant lettres…
Lupin l’interrompit :
– Pardon, monsieur, mais avant de continuer cet entretien, dontle but, entre nous, ne m’apparaît pas bien clairement, je vousserais très reconnaissant de me dire à qui j’ai l’honneur deparler.
– Absolument inutile, répliqua l’étranger.
– Absolument indispensable, affirma Lupin.
– Pourquoi ?
– Pour des raisons de politesse, monsieur. Vous savez mon nom,je ne sais pas le vôtre ; il y a là un manque de correctionque je ne puis souffrir.
L’étranger s’impatienta.
– Le fait seul que le directeur de cette prison nous aitintroduits, prouve…
– Que M. Borély ignore les convenances, dit Lupin. M. Borélydevait nous présenter l’un à l’autre. Nous sommes ici de pair,monsieur. Il n’y a pas un supérieur et un subalterne, un prisonnieret un visiteur qui condescend à le voir. Il y a deux hommes, etl’un de ces hommes a sur la tête un chapeau qu’il ne devrait pasavoir.
– Ah ! ça, mais…
– Prenez la leçon comme il vous plaira, monsieur, dit Lupin.
L’étranger s’approcha et voulut parler.
– Le chapeau d’abord, reprit Lupin, le chapeau…
– Vous m’écoutez !
– Non.
– Si.
– Non.
Les choses s’envenimaient stupidement. Celui des deux étrangersqui s’était tu, posa sa main sur l’épaule de son compagnon et illui dit en allemand :
– Laisse-moi faire.
– Comment ! Il est entendu…
– Tais-toi et va-t’en.
– Que je vous laisse seul !
– Oui.
– Mais la porte ?
– Tu la fermeras et tu t’éloigneras…
– Mais cet homme… vous le connaissez… Arsène Lupin…
– Va-t’en.
L’autre sortit en maugréant.
– Tire donc la porte, cria le second visiteur… Mieux que cela…Tout à fait… Bien…
Alors il se retourna, prit la lanterne et l’éleva peu à peu.
– Dois-je vous dire qui je suis ? demanda-t-il.
– Non, répondit Lupin.
– Et pourquoi ?
– Parce que je le sais.
– Ah !
– Vous êtes celui que j’attendais.
– Moi !
– Oui, Sire.
– Silence, dit vivement l’étranger. Ne prononcez pas cemot-là.
– Comment dois-je appeler Votre ?
– D’aucun nom.
Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n’était pasde ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts àcombattre. L’étranger allait et venait, en maître qui a coutume decommander et d’être obéi. Lupin, immobile, n’avait plus sonattitude ordinaire de provocation ni son sourire d’ironie. Ilattendait, le visage grave. Mais, au fond de son être, ardemment,follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il setrouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui détenu, luil’aventurier, lui l’escroc et le cambrioleur, lui, Arsène Lupin et,en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable,héritier de César et de Charlemagne.
Sa propre puissance le grisa un moment. Il eut des larmes auxyeux, en songeant à son triomphe.
L’étranger s’arrêta.
Et tout de suite, dès la première phrase, on fut au cœur de laposition.
– C’est demain le 22 août. Les lettres doivent être publiéesdemain, n’est-ce pas ?
– Cette nuit même. Dans deux heures, mes amis doivent déposer auGrand-Journal, non pas encore les lettres, mais la liste exacte deces lettres, annotée par le grand-duc Hermann.
– Cette liste ne sera pas déposée.
– Elle ne le sera pas.
– Vous me la remettrez.
– Elle sera remise entre les mains de Votre entre vos mains.
– Toutes les lettres également.
– Toutes les lettres également.
– Sans qu’aucune ait été photographiée.
– Sans qu’aucune ait été photographiée.
L’étranger parlait d’une voix calme, où il n’y avait pas lemoindre accent de prière, pas la moindre inflexion d’autorité. Iln’ordonnait ni ne questionnait : il énonçait les actes inévitablesd’Arsène Lupin. Cela serait ainsi. Et cela serait, quelles quefussent les exigences d’Arsène Lupin, quel que fût le prix auquelil taxerait l’accomplissement de ces actes. D’avance, lesconditions étaient acceptées.
« Bigre, se dit Lupin, j’ai affaire à forte partie. Si l’ons’adresse à ma générosité, je suis perdu… »
La façon même dont la conversation était engagée, la franchisedes paroles, la séduction de la voix et des manières, tout luiplaisait infiniment.
Il se raidit pour ne pas faiblir et pour ne pas abandonner tousles avantages qu’il avait conquis si âprement.
Et l’étranger reprit :
– Vous avez lu ces lettres ?
– Non.
– Mais quelqu’un des vôtres les a lues ?
– Non.
– Alors ?
– Alors, j’ai la liste et les annotations du grand-duc. Et enoutre, je connais la cachette où il a mis tous ses papiers.
– Pourquoi ne les avez-vous pas pris déjà ?
– Je ne connais le secret de la cachette que depuis mon séjourici. Actuellement, mes amis sont en route.
– Le château est gardé : deux cents de mes hommes les plus sûrsl’occupent.
– Dix mille ne suffiraient pas.
Après une minute de réflexion, le visiteur demanda :
– Comment connaissez-vous le secret ?
– Je l’ai deviné.
– Mais vous aviez d’autres informations, des éléments que lesjournaux n’ont pas publiés ?
– Rien.
– Cependant, durant quatre jours, j’ai fait fouiller lechâteau…
– Herlock Sholmès a mal cherché.
– Ah ! fit l’étranger en lui-même, c’est bizarre… c’estbizarre… Et vous êtes sûr que votre supposition estjuste ?
– Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.
– Tant mieux, tant mieux, murmura-t-il… Il n’y aura detranquillité que quand ces papiers n’existeront plus.
Et, se plaçant brusquement en face d’Arsène Lupin :
– Combien ?
– Quoi ? dit Lupin interloqué.
– Combien pour les papiers ? Combien pour la révélation dusecret ?
Il attendait un chiffre. Il proposa lui-même :
– Cinquante mille… cent mille ?
Et comme Lupin ne répondait pas, il dit, avec un peud’hésitation :
– Davantage ? Deux cent mille ? Soit !J’accepte.
Lupin sourit et dit à voix basse :
– Le chiffre est joli. Mais n’est-il point probable que telmonarque, mettons le roi d’Angleterre, irait jusqu’aumillion ? En toute sincérité ?
– Je le crois.
– Et que ces lettres, pour l’Empereur, n’ont pas de prix,qu’elles valent aussi bien deux millions que deux cent mille francsaussi bien trois millions que deux millions ?
– Je le pense.
– Et, s’il le fallait, l’Empereur les donnerait, ces troismillions ?
– Oui.
– Alors, l’accord sera facile.
– Sur cette base ? s’écria l’étranger non sansinquiétude.
– Sur cette base, non… Je ne cherche pas l’argent. C’est autrechose que je désire, une autre chose qui vaut beaucoup plus pourmoi que des millions.
– Quoi ?
– La liberté.
L’étranger sursauta :
– Hein ! votre liberté… mais je ne puis rien… Cela regardevotre pays… la justice… Je n’ai aucun pouvoir.
Lupin s’approcha et, baissant encore la voix :
– Vous avez tout pouvoir, Sire… Ma liberté n’est pas unévénement si exceptionnel qu’on doive vous opposer un refus.
– Il me faudrait donc la demander ?
– Oui.
– À qui ?
– À Valenglay, président du Conseil des ministres.
– Mais M. Valenglay lui-même, ne peut pas plus que moi…
– Il peut m’ouvrir les portes de cette prison.
– Ce serait un scandale.
– Quand je dis : ouvrir… entrouvrir me suffirait… On simuleraitune évasion, le public s’y attend tellement qu’il n’exigerait aucuncompte.
– Soit… soit… Mais jamais M. Valenglay ne consentira…
– Il consentira.
– Pourquoi ?
– Parce que vous lui en exprimerez le désir.
– Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui.
– Non, mais entre gouvernements, ce sont des choses qui se font.Et Valenglay est trop politique
– Allons donc, vous croyez que le gouvernement français vacommettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m’êtreagréable ?
– Cette joie ne sera pas la seule.
– Quelle sera l’autre ?
– La joie de servir la France en acceptant la proposition quiaccompagnera la demande de liberté.
– Je ferai une proposition, moi ?
– Oui, Sire.
– Laquelle ?
– Je ne sais pas, mais il me semble qu’il existe toujours unterrain favorable pour s’entendre… il y a des possibilitésd’accord…
L’étranger le regardait, sans comprendre. Lupin se pencha, et,comme s’il cherchait ses paroles, comme s’il imaginait unehypothèse :
– Je suppose que deux pays soient divisés par une questioninsignifiante… qu’ils aient un point de vue différent sur uneaffaire secondaire… une affaire coloniale, par exemple, où leuramour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts… Est-ilimpossible que le chef d’un de ces pays en arrive de lui-même àtraiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau ?et à donner les instructions nécessaires pour…
– Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l’étranger enéclatant de rire.
L’idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde laplus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telledisproportion entre le but à atteindre et les moyensofferts !
– Evidemment… évidemment, reprit l’étranger, s’efforçant en vainde reprendre son sérieux, évidemment l’idée est originale… Toute lapolitique moderne bouleversée pour qu’Arsène Lupin soitlibre ! les desseins de l’Empire détruits, pour permettre àArsène Lupin de continuer ses exploits… Non, mais pourquoi ne medemandez-vous pas l’Alsace et la Lorraine ?
– J’y ai pensé, Sire, dit Lupin.
L’étranger redoubla d’allégresse.
– Admirable ! Et vous m’avez fait grâce ?
– Pour cette fois, oui.
Lupin s’était croisé les bras. Lui aussi s’amusait à exagérerson rôle, il continua avec un sérieux affecté :
– Il peut se produire un jour une série de circonstances tellesque j’aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d’obtenir cetterestitution. Ce jour-là, je n’y manquerai certes pas. Pourl’instant, les armes dont je dispose m’obligent à plus de modestie.La paix du Maroc me suffit.
– Rien que cela ?
– Rien que cela.
– Le Maroc contre votre liberté ?
– Pas davantage ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolumentde vue l’objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu debonne volonté de la part de l’un des deux grands pays en questionet, en échange, l’abandon des lettres qui sont en mon pouvoir.
– Ces lettres ! Ces lettres ! murmura l’étranger avecirritation… Après tout, elles ne sont peut-être pas d’unevaleur…
– Il en est de votre main. Sire, et auxquelles vous avezattribué assez de valeur pour venir à moi jusque dans cettecellule.
– Eh bien ! qu’importe ?
– Mais il en est d’autres dont vous ne connaissez pas laprovenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelquesrenseignements.
– Ah ! répondit l’étranger, l’air inquiet.
Lupin hésita.
– Parlez, parlez sans détours, ordonna l’étranger… parleznettement.
Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certainesolennité :
– Il y a vingt ans, un projet de traité fut élaboré entrel’Allemagne, l’Angleterre et la France.
– C’est faux ! C’est impossible ! Qui auraitpu ?
– Le père de l’Empereur actuel et la reine d’Angleterre, sagrand-mère, tous deux sous l’influence de l’Impératrice.
– Impossible ! je répète que c’est impossible !
– La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz,cachette dont je suis seul à savoir le secret.
L’étranger allait et venait avec agitation. Il s’arrêta et dit:
– Le texte du traité fait partie de cettecorrespondance ?
– Oui, Sire. Il est de la main même de votre père.
– Et que dit-il ?
– Par ce traité, l’Angleterre et la France concédaient etpromettaient à l’Allemagne un empire colonial immense, cet empirequ’elle n’a pas et qui lui est indispensable aujourd’hui pourassurer sa grandeur, assez grand pour qu’elle abandonne ses rêvesd’hégémonie, et qu’elle se résigne à n’être que ce qu’elle est.
– Et contre cet empire, l’Angleterre exigeait ?
– La limitation de la flotte allemande.
– Et la France ?
– L’Alsace et la Lorraine.
L’Empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupinpoursuivit :
– Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres,pressentis, acquiesçaient. C’était chose faite. Le grand traitéd’alliance allait se conclure, fondant la paix universelle etdéfinitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais jedemande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que penserale monde quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, unAllemand, un Allemand pur sang, respecté de tous ses concitoyens etmême de ses ennemis, acceptait, et par conséquent considérait commejuste, la restitution de l’Alsace-Lorraine ?
Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termesprécis devant la conscience de l’Empereur, devant sa conscienced’homme, de fils et de souverain.
Puis il conclut :
– C’est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veutpas que l’histoire enregistre ce traité. Quant à moi. Sire, vousvoyez que mon humble personnalité n’a pas beaucoup de place dans cedébat.
Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l’âmeangoissée. C’était son destin qui se jouait, en cette minute qu’ilavait conçue, et qu’il avait en quelque sorte mise au monde avectant d’efforts et tant d’obstination… Minute historique née de soncerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu’il en dît,pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix dumonde
En face, dans l’ombre, César méditait.
Qu’allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner auproblème ?
Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instantsqui parurent interminables à Lupin.
Puis il s’arrêta et dit :
– Il y a d’autres conditions ?
– Oui, Sire, mais insignifiantes.
– Lesquelles ?
– J’ai retrouvé le fils du grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Legrand-duché lui sera rendu.
– Et puis ?
– Il aime une jeune fille, qui l’aime également, la plus belleet la plus vertueuse des femmes. Il épousera cette jeune fille.
– Et puis ?
– C’est tout.
– Il n’y a plus rien ?
– Rien. Il ne reste plus à Votre Majesté qu’à faire porter cettelettre au directeur du Grand Journal pour qu’il détruise, sans lelire, l’article qu’il va recevoir d’un moment à l’autre.
Lupin tendit la lettre, le cœur serré, la main tremblante. Sil’Empereur la prenait, c’était la marque de son acceptation.
L’Empereur hésita, puis d’un geste furieux, il prit la lettre,remit son chapeau, s’enveloppa dans son vêtement, et sortit sans unmot.
Lupin demeura quelques secondes chancelant, comme étourdi…
Puis, tout à coup, il tomba sur sa chaise en criant de joie etd’orgueil…
– Monsieur le juge d’instruction, c’est aujourd’hui que j’ai leregret de vous faire mes adieux.
– Comment, monsieur Lupin, vous auriez donc l’intention de nousquitter ?
– À contrecœur, monsieur le juge d’instruction, soyez-en sûr,car nos relations étaient d’une cordialité charmante. Mais il n’y apas de plaisir sans fin. Ma cure à Santé-Palace est terminée.D’autres devoirs me réclament. Il faut que je m’évade cettenuit.
– Bonne chance donc, monsieur Lupin.
– Je vous remercie, monsieur le juge d’instruction.
Arsène Lupin attendit alors patiemment l’heure de son évasion,non sans se demander comment elle s’effectuerait, et par quelsmoyens la France et l’Allemagne, réunies pour cette œuvreméritoire, arriveraient à la réaliser sans trop de scandale.
Au milieu de l’après-midi, le gardien lui enjoignit de se rendredans la cour d’entrée. Il y alla vivement et trouva le directeurqui le remit entre les mains de M. Weber, lequel M. Weber le fitmonter dans une automobile où quelqu’un déjà avait pris place.
Tout de suite, Lupin eut un accès de fou rire.
– Comment ! c’est toi, mon pauvre Weber, c’est toi quiécopes de la corvée ! C’est toi qui seras responsable de monévasion ? Avoue que tu n’as pas de veine ! Ah ! monpauvre vieux, quelle tuile ! Illustré par mon arrestation, tevoilà immortel maintenant par mon évasion.
Il regarda l’autre personnage.
– Allons, bon, monsieur le Préfet de police, vous êtes aussidans l’affaire ? Fichu cadeau qu’on vous a fait là,hein ? Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rester dansla coulisse. À Weber tout l’honneur ! Ça lui revient de droit.Il est solide, le bougre !
On filait vite, le long de la Seine et par Boulogne. ÀSaint-Cloud on traversa.
– Parfait, s’écria Lupin, nous allons à Garches ! On abesoin de moi pour reconstituer la mort d’Altenheim. Nousdescendrons dans les souterrains, je disparaîtrai, et l’on dira queje me suis évanoui par une autre issue, connue de moi seul.Dieu ! que c’est idiot !
Il semblait désolé.
– Idiot, du dernier idiot ! je rougis de honte… Et voilàles gens qui nous gouvernent !… Quelle époque ! Maismalheureux, il fallait vous adresser à moi. Je vous auraisconfectionné une petite évasion de choix, genre miracle. J’ai çadans mes cartons ! Le public aurait hurlé au prodige et seserait trémoussé de contentement. Au lieu de cela… Enfin, il estvrai que vous avez été pris un peu de court Mais tout de même…
Le programme était bien tel que Lupin l’avait prévu. On pénétrapar la maison de retraite jusqu’au pavillon Hortense. Lupin et sesdeux compagnons descendirent et traversèrent le souterrain. Àl’extrémité, le sous-chef lui dit :
– Vous êtes libre.
– Et voilà ! dit Lupin, ce n’est pas plus malin queça ! Tous mes remerciements, mon cher Weber, et mes excusespour le dérangement. Monsieur le Préfet, mes hommages à votredame.
Il remonta l’escalier qui conduisait à la villa des Glycines,souleva la trappe et sauta dans la pièce.
Une main s’abattit sur son épaule. En face de lui se trouvaitson premier visiteur de la veille, celui qui accompagnaitl’Empereur. Quatre hommes le flanquaient de droite et degauche.
– Ah ! ça mais, dit Lupin, qu’est-ce que c’est que cetteplaisanterie ?
Je ne suis donc pas libre ?
– Si, si, grogna l’Allemand de sa voix rude, vous êtes libre…libre de voyager avec nous cinq si ça vous va.
Lupin le contempla une seconde avec l’envie folle de luiapprendre la valeur d’un coup de poing sur le nez.
Mais les cinq hommes semblaient diablement résolus. Leur chefn’avait pas pour lui une tendresse exagérée, et il pensa que legaillard serait trop heureux d’employer les moyens extrêmes. Etpuis, après tout, que lui importait ?
Il ricana :
– Si ça me va ! Mais c’était mon rêve ! Dans la cour,une forte limousine attendait. Deux hommes montèrent en avant, deuxautres à l’intérieur. Lupin et l’étranger s’installèrent sur labanquette du fond.
– En route, s’écria Lupin en allemand, en route pourVeldenz.
Le comte lui dit :
– Silence ! ces gens-là ne doivent rien savoir. Parlezfrançais. Ils ne comprennent pas. Mais pourquoi parler ?
– Au fait, se dit Lupin, pourquoi parler ?
Tout le soir et toute la nuit on roula, sans aucun incident.Deux fois on fit de l’essence dans de petites villes endormies.
À tour de rôle, les Allemands veillèrent leur prisonnier qui,lui, n’ouvrit les yeux qu’au petit matin.
On s’arrêta pour le premier repas, dans une auberge située surune colline, près de laquelle il y avait un poteau indicateur.Lupin vit qu’on se trouvait à égale distance de Metz et deLuxembourg. Là on prit une route qui obliquait vers le nord-est ducôté de Trêves.
Lupin dit à son compagnon de voyage :
– C’est bien au comte de Waldemar que j’ai l’honneur de parler,au confident de l’Empereur, à celui qui fouilla la maison d’HermannIII à Dresde ?
L’étranger demeura muet.
« Toi, mon petit, pensa Lupin, tu as une tête qui ne me revientpas. Je me la paierai un jour ou l’autre. Tu es laid, tu es gros,tu es massif ; bref, tu me déplais. »
Et il ajouta à haute voix :
– Monsieur le comte a tort de ne pas me répondre. Je parlaisdans son intérêt : j’ai vu, au moment où nous remontions, uneautomobile qui débouchait derrière nous à l’horizon. Vous l’avezvue ?
– Non, pourquoi ?
– Pour rien.
– Cependant…
– Mais non, rien du tout, une simple remarque… D’ailleurs, nousavons dix minutes d’avance et notre voiture est pour le moins unequarante chevaux.
– Une soixante, fit l’Allemand, qui l’observa du coin de l’œilavec inquiétude.
– Oh ! alors, nous sommes tranquilles.
On escalada une petite rampe. Tout en haut, le comte se pencha àla portière.
– Sacré nom ! jura-t-il.
– Quoi ? fit Lupin.
Le comte se retourna vers lui, et d’une voix menaçante :
– Gare à vous… S’il arrive quelque chose, tant pis.
– Eh ! eh ! il paraît que l’autre approche… Mais quecraignez-vous, mon cher comte ? C’est sans doute un voyageur…peut-être même du secours qu’on vous envoie.
– Je n’ai pas besoin de secours, grogna l’Allemand.
Il se pencha de nouveau. L’auto n’était plus qu’à deux ou troiscents mètres. Il dit à ses hommes en leur désignant Lupin :
– Qu’on l’attache ! Et s’il résiste… Il tira sonrevolver.
– Pourquoi résisterais-je, doux Teuton ? ricana Lupin.
Et il ajouta tandis qu’on lui liait les mains :
– Il est vraiment curieux de voir comme les gens prennent desprécautions quand c’est inutile, et n’en prennent pas quand il lefaut. Que diable peut vous faire cette auto ? Des complices àmoi ? Quelle idée !
Sans répondre, l’Allemand donnait des ordres au mécanicien :
– À droite ! Ralentis… Laisse-les passer… S’ilsralentissent aussi, halte !
Mais à son grand étonnement, l’auto semblait au contraireredoubler de vitesse. Comme une trombe elle passa devant lavoiture, dans un nuage de poussière.
Debout, à l’arrière de la voiture qui était en partiedécouverte, on distingua la forme d’un homme vêtu de noir.
Il leva le bras.
Deux coups de feu retentirent.
Le comte, qui masquait toute la portière gauche, s’affaissa dansla voiture.
Avant même de s’occuper de lui, les deux compagnons sautèrentsur Lupin et achevèrent de le ligoter.
– Gourdes ! Butors ! cria Lupin qui tremblait de rage.Lâchez-moi au contraire ! Allons, bon, voilà qu’onarrête ! Mais triples idiots, courez donc dessus…Rattrapez-le ! C’est l’homme noir… l’assassin… Ah ! lesimbéciles…
On le bâillonna. Puis on s’occupa du comte. La blessure neparaissait pas grave et l’on eût vite fait de la panser. Mais lemalade, très surexcité, fut pris d’un accès de fièvre et se mit àdélirer.
Il était huit heures du matin. On se trouvait en rase campagne,loin de tout village. Les hommes n’avaient aucune indication sur lebut exact du voyage. Où aller ? Qui prévenir ?
On rangea l’auto le long d’un bois et l’on attendit.
Toute la journée s’écoula de la sorte. Ce n’est qu’au soir qu’unpeloton de cavalerie arriva, envoyé de Trêves à la recherche del’automobile. Deux heures plus tard, Lupin descendait de lalimousine, et, toujours escorté de ses deux Allemands, montait, àla lueur d’une lanterne, les marches d’un escalier qui conduisaitdans une petite chambre aux fenêtres barrées de fer.
Il y passa la nuit.
Le lendemain matin un officier le mena, à travers une courencombrée de soldats, jusqu’au centre d’une longue série debâtiments qui s’arrondissaient au pied d’un monticule où l’onapercevait des ruines monumentales.
On l’introduisit dans une vaste pièce sommairement meublée.Assis devant un bureau, son visiteur de l’avant-veille lisait desjournaux et des rapports qu’il biffait à gros traits de crayonrouge.
– Qu’on nous laisse, dit-il à l’officier.
Et s’approchant de Lupin :
– Les papiers.
Le ton n’était plus le même. C’était maintenant le ton impérieuxet sec du maître qui est chez lui, et qui s’adresse à un inférieur– et quel inférieur ! un escroc, un aventurier de la pireespèce, devant lequel il avait été contraint des’humilier !
– Les papiers, répéta-t-il.
Lupin ne se démonta pas. Il dit calmement :
– Ils sont dans le château de Veldenz.
– Nous sommes dans les communs du château de Veldenz.
– Les papiers sont dans ces ruines.
– Allons-y. Conduisez-moi.
Lupin ne bougea pas.
– Eh bien ?
– Eh bien ! Sire, ce n’est pas aussi simple que vous lecroyez. Il faut un certain temps pour mettre en jeu les élémentsnécessaires à l’ouverture de cette cachette.
– Combien d’heures vous faut-il ?
– Vingt-quatre.
Un geste de colère, vite réprimé.
– Ah ! il n’avait pas été question de cela entre nous.
– Rien n’a été précisé, Sire cela pas plus que le petit voyageque Sa Majesté m’a fait faire entre six gardes du corps. Je doisremettre les papiers, voilà tout.
– Et moi je ne dois vous donner la liberté que contre la remisede ces papiers.
– Question de confiance, Sire. Je me serais cru tout aussiengagé à rendre ces papiers si j’avais été libre, au sortir deprison, et Votre Majesté peut être sûre que je ne les aurais pasemportés sous mon bras. L’unique différence, c’est qu’ils seraientdéjà en votre possession. Sire. Car nous avons perdu un jour. Et unjour, dans cette affaire c’est un jour de trop… Seulement, voilà,il fallait avoir confiance.
L’Empereur regardait avec une certaine stupeur ce déclassé, cebandit qui semblait vexé qu’on se méfiât de sa parole.
Sans répondre, il sonna.
– L’officier de service, ordonna-t-il.
Le comte de Waldemar apparut, très pâle.
– Ah ! c’est toi, Waldemar ? Tu es remis ?
– À vos ordres. Sire.
– Prends cinq hommes avec toi, les mêmes puisque tu es sûrd’eux. Tu ne quitteras pas ce monsieur jusqu’à demain matin. Ilregarda sa montre.
– Jusqu’à demain matin, dix heures… Non, je lui donne jusqu’àmidi. Tu iras où il lui plaira d’aller, tu feras ce qu’il te dirade faire. Enfin, tu es à sa disposition. À midi, je te rejoindrai.Si, au dernier coup de midi, il ne m’a pas remis le paquet delettres, tu le remonteras dans ton auto, et, sans perdre uneseconde, tu le ramèneras droit à la prison de la Santé.
– S’il cherche à s’évader
– Arrange-toi.
Il sortit.
Lupin prit un cigare sur la table et se jeta dans unfauteuil.
– À la bonne heure ! J’aime mieux cette façon d’agir. C’estfranc et catégorique.
Le comte avait fait entrer ses hommes. Il dit à Lupin :
– En marche !
Lupin alluma son cigare et ne bougea pas.
– Liez-lui les mains ! fit le comte.
Et lorsque l’ordre fut exécuté, il répéta :
– Allons en marche !
– Non.
– Comment, non ?
– Je réfléchis.
– À quoi ?
– À l’endroit où peut se trouver cette cachette.
Le comte sursauta.
– Comment ! vous ignorez ?
– Parbleu ! ricana Lupin, et c’est ce qu’il y a de plusjoli dans l’aventure, je n’ai pas la plus petite idée sur cettefameuse cachette, ni les moyens de la découvrir. Hein, qu’endites-vous, mon cher Waldemar ? Elle est drôle, celle-là… pasla plus petite idée…
Les ruines de Veldenz, bien connues de tous ceux qui visitentles bords du Rhin et de la Moselle, comprennent les vestiges del’ancien château féodal, construit en 1277 par l’archevêque deFistingen, et, auprès d’un énorme donjon, éventré par les troupesde Turenne, les murs intacts d’un vaste palais de la Renaissance oùles grands-ducs de Deux-Ponts habitaient depuis trois siècles.
C’est ce palais qui fut saccagé par les sujets révoltésd’Hermann II. Les fenêtres, vides, ouvrent deux cents trous béantssur les quatre façades. Toutes les boiseries, les tentures, laplupart des meubles furent brûlés. On marche sur les poutrescalcinées des parquets, et le ciel apparaît de place en place àtravers les plafonds démolis.
Au bout de deux heures, Lupin, suivi de son escorte, avait toutparcouru.
– Je suis très content de vous, mon cher comte. Je ne pense pasavoir jamais rencontré un cicérone aussi documenté et, ce qui estrare, aussi taciturne. Maintenant, si vous le voulez bien, nousallons déjeuner.
Au fond. Lupin n’en savait pas plus qu’à la première minute, etson embarras ne faisait que croître. Pour sortir de prison et pourfrapper l’imagination de son visiteur, il avait bluffé, affectantde tout connaître, et il en était encore à chercher par où ilcommencerait à chercher.
« Ça va mal, se disait-il parfois, ça va on ne peut plus mal.»
Il n’avait d’ailleurs pas sa lucidité habituelle. Une idéel’obsédait, celle de l’inconnu, de l’assassin, du monstre qu’ilsavait encore attaché à ses pas.
Comment le mystérieux personnage était-il sur ses traces ?Comment avait-il appris sa sortie de prison et sa course vers leLuxembourg et l’Allemagne ? Etait-ce intuitionmiraculeuse ? Ou bien le résultat d’informationsprécises ? Mais alors, à quel prix, par quelles promesses oupar quelles menaces les pouvait-il obtenir ?
Toutes ces questions hantaient l’esprit de Lupin.
Vers quatre heures, cependant, après une nouvelle promenade dansles ruines, au cours de laquelle il avait inutilement examiné lespierres, mesuré l’épaisseur des murailles, scruté la forme etl’apparence des choses, il demanda au comte :
– Il n’est resté aucun serviteur du dernier grand-duc qui aithabité le château ?
– Tous les domestiques de ce temps-là se sont dispersés. Un seula continué de vivre dans la région.
– Eh bien ?
– Il est mort il y a deux années.
– Sans enfants ?
– Il avait un fils qui se maria et qui fut chassé, ainsi que safemme, pour conduite scandaleuse. Ils laissèrent le plus jeune deleurs enfants, une petite fille nommée Isilda.
– Où habite-t-elle ?
– Elle habite ici, au bout des communs. Le vieux grand-pèreservait de guide aux visiteurs, à l’époque où l’on pouvait visiterle château. La petite Isilda, depuis, a toujours vécu dans cesruines, où on la tolère par pitié : c’est un pauvre être innocentqui parle à peine et qui ne sait ce qu’il dit.
– A-t-elle toujours été ainsi ?
– Il paraît que non. C’est vers l’âge de dix ans que sa raisons’en est allée peu à peu.
– À la suite d’un chagrin, d’une peur ?
– Non, sans motif, m’a-t-on dit. Le père était alcoolique, et lamère s’est tuée dans un accès de folie.
Lupin réfléchit et conclut :
– Je voudrais la voir.
Le comte eut un sourire assez étrange.
– Vous pouvez la voir, certainement.
Elle se trouvait justement dans une des pièces qu’on lui avaitabandonnées.
Lupin fut surpris de trouver une mignonne créature, trop mince,trop pâle, mais presque jolie avec ses cheveux blonds et sa figuredélicate. Ses yeux, d’un vert d’eau, avaient l’expression vague,rêveuse, des yeux d’aveugle.
Il lui posa quelques interrogations auxquelles Isilda nerépondit pas, et d’autres auxquelles elle répondit par des phrasesincohérentes, comme si elle ne comprenait ni le sens des parolesqu’on lui adressait, ni celui des paroles qu’elle prononçait.
Il insista, lui prenant la main avec beaucoup de douceur et laquestionnant, d’une voix affectueuse, sur l’époque où elle avaitencore sa raison, sur son grand-père, sur les souvenirs que pouvaitévoquer en elle sa vie d’enfant, en liberté parmi les ruinesmajestueuses du château.
Elle se taisait, les yeux fixes, impassible, émue peut-être,mais sans que son émotion pût éveiller son intelligenceendormie.
Lupin demanda un crayon et du papier. Avec le crayon ilinscrivit sur la feuille blanche « 813 »
Le comte sourit encore.
– Ah ! ça, qu’est-ce qui vous fait rire ? s’écriaLupin, agacé.
– Rien… rien… ça m’intéresse ça m’intéresse beaucoup… La jeunefille regarda la feuille qu’on tendait devant elle, et elle tournala tête d’un air distrait.
– Ça ne prend pas, fit le comte narquois.
Lupin écrivit les lettres « Apoon ».
Même inattention chez Isilda.
Il ne renonça pas à l’épreuve, et il traça à diverses reprisesles mêmes lettres, mais en laissant chaque fois entre elles desintervalles qui variaient. Et chaque fois, il épiait le visage dela jeune fille.
Elle ne bougeait pas, les yeux attachés au papier avec uneindifférence que rien ne paraissait troubler.
Mais soudain elle saisit le crayon, arracha la dernière feuilleaux mains de Lupin, et, comme si elle était sous le coup d’uneinspiration subite, elle inscrivit deux « l »au milieu del’intervalle laissé par Lupin.
Celui-ci tressaillit.
Un mot se trouvait formé : Apollon.
Cependant elle n’avait point lâché le crayon ni la feuille, et,les doigts crispés, les traits tendus, elle s’efforçait desoumettre sa main à l’ordre hésitant de son pauvre cerveau.
Lupin attendait tout fiévreux.
Elle marqua rapidement, comme hallucinée, un mot, le mot :
Diane.
– Un autre mot ! un autre mot ! s’écria-t-il avecviolence. Elle tordit ses doigts autour du crayon, cassa la mine,dessina de la pointe un grand J, et lâcha le crayon, à bout deforces.
– Un autre mot ! je le veux ! ordonna Lupin, en luisaisissant le bras. Mais il vit à ses yeux, de nouveauxindifférents, que ce fugitif éclair de sensibilité ne pouvait plusluire.
– Allons-nous-en, dit-il.
Déjà il s’éloignait, quand elle se mit à courir et lui barra laroute. Il s’arrêta.
– Que veux-tu ?
Elle tendit sa main ouverte.
– Quoi ! de l’argent ? Est-ce donc son habitude demendier ? dit-il en s’adressant au comte.
– Non, dit celui-ci, et je ne m’explique pas du tout…
Isilda sortit de sa poche deux pièces d’or qu’elle fit tinterl’une contre l’autre joyeusement. Lupin les examina. C’étaient despièces françaises, toutes neuves, au millésime de l’année.
– Où as-tu pris ça ? s’exclama Lupin, avec agitation… Despièces françaises ! Qui te les a données ? Etquand ? Est-ce aujourd’hui ? Parle !Réponds !
Il haussa les épaules.
– Imbécile que je suis ! Comme si elle pouvait merépondre ! Mon cher comte, veuillez me prêter quarante marks…Merci… Tiens Isilda, c’est pour toi
Elle prit les deux pièces, les fit sonner avec les deux autresdans le creux de sa main, puis, tendant le bras, elle montra lesruines du palais Renaissance, d’un geste qui semblait désigner plusspécialement l’aile gauche et le sommet de cette aile.
Etait-ce un mouvement machinal ? ou fallait-il leconsidérer comme un remerciement pour les deux piècesd’or ?
Il observa le comte. Celui-ci ne cessait de sourire.
– Qu’est-ce qu’il a donc à rigoler, cet animal-là ? se ditLupin. On croirait qu’il se paye ma tête. À tout hasard, il sedirigea vers le palais, suivi de son escorte.
Le rez-de-chaussée se composait d’immenses salles de réception,qui se commandaient les unes les autres, et où l’on avait réuni lesquelques meubles échappés à l’incendie.
Au premier étage, c’était, du côté nord, une longue galerie surlaquelle s’ouvraient douze belles salles exactement pareilles.
La même galerie se répétait au second étage, mais avecvingt-quatre chambres, également semblables les unes aux autres.Tout cela vide, délabré, lamentable.
En haut, rien. Les mansardes avaient été brûlées.
Durant une heure, Lupin marcha, trotta, galopa, infatigable,l’œil aux aguets.
Au soir tombant, il courut vers l’une des douze salles dupremier étage, comme s’il la choisissait pour des raisonsparticulières connues de lui seul.
Il fut assez surpris d’y trouver l’Empereur qui fumait, assisdans un fauteuil qu’il s’était fait apporter.
Sans se soucier de sa présence, Lupin commença l’inspection dela salle, selon les procédés qu’il avait coutume d’employer enpareil cas, divisant la pièce en secteurs qu’il examinait tour àtour. Au bout de vingt minutes, il dit :
– Je vous demanderai, Sire, de bien vouloir vous déranger. Il ya là une cheminée…
L’Empereur hocha la tête.
– Est-il bien nécessaire que je me dérange ?
– Oui, Sire, cette cheminée…
– Cette cheminée est comme toutes les autres, et cette salle nediffère pas de ses voisines.
Lupin regarda l’Empereur sans comprendre. Celui-ci se leva etdit en riant :
– Je crois, monsieur Lupin, que vous vous êtes quelque peu moquéde moi.
– En quoi donc, Sire ?
– Oh ! mon Dieu, ce n’est pas grand-chose ! Vous avezobtenu la liberté sous condition de me remettre des papiers quim’intéressent, et vous n’avez pas la moindre notion de l’endroit oùils se trouvent. Je suis bel et bien… comment dites-vous enfrançais ? Roulé ?
– Vous croyez, Sire ?
– Dame ! ce que l’on connaît, on ne le cherche pas et voilàdix bonnes heures que vous cherchez. N’êtes-vous pas d’avis qu’unretour immédiat vers la prison s’impose ?
Lupin parut stupéfait :
– Sa Majesté n’a-t-elle pas fixé demain midi, comme limitesuprême ?
– Pourquoi attendre ?
– Pourquoi ? Mais pour me permettre d’achever monœuvre.
– Votre œuvre ? Mais elle n’est même pas commencée,monsieur Lupin.
– En cela, Votre Majesté se trompe.
– Prouvez-le et j’attendrai demain midi.
Lupin réfléchit et prononça gravement :
– Puisque Sa Majesté a besoin de preuves pour avoir confiance enmoi, voici. Les douze salles qui donnent sur cette galerie portentchacune un nom différent, dont l’initiale est marquée à la porte dechacune. L’une de ces inscriptions, moins effacée que les autrespar les flammes, m’a frappé lorsque je traversai la galerie.J’examinai les autres portes : je découvris, à peine distinctes,autant d’initiales, toutes gravées dans la galerie au-dessus desfrontons.
« Or, une de ces initiales était un D, première lettre de Diane.Une autre était un A, première lettre d’Apollon. Et ces deux nomssont des noms de divinités mythologiques. Les autres initialesoffriraient-elles le même caractère ? Je découvris un J,initiale de Jupiter ; un V, initiale de Vénus, un M, initialede Mercure ; un S, initiale de Saturne, etc. Cette partie duproblème était résolue : chacune des douze salles porte le nomd’une divinité de l’Olympe, et la combinaison Apoon, complétée parIsilda, désigne la salle d’Apollon.
« C’est donc ici, dans la salle où nous sommes, que sont cachéesles lettres. Il suffit peut-être de quelques minutes maintenantpour les découvrir. »
– De quelques minutes ou de quelques années… et encore !dit l’Empereur en riant.
Il semblait s’amuser beaucoup, et le comte aussi affectait unegrosse gaieté.
Lupin demanda :
– Sa Majesté veut-elle m’expliquer ?
– Monsieur Lupin, la passionnante enquête que vous avez menéeaujourd’hui et dont vous nous donnez les brillants résultats, jel’ai déjà faite. Oui, il y a deux semaines, en compagnie de votreami Herlock Sholmès. Ensemble nous avons interrogé la petiteIsilda ; ensemble nous avons employé à son égard la mêmeméthode que vous, et c’est ensemble que nous avons relevé lesinitiales de la galerie et que nous sommes venus ici, dans la salled’Apollon.
Lupin était livide. Il balbutia :
– Ah ! Sholmès est parvenu jusqu’ici ?
– Oui, après quatre jours de recherches. Il est vrai que cela nenous a guère avancés, puisque nous n’avons rien découvert. Maistout de même, je sais que les lettres n’y sont pas.
Tremblant de rage, atteint au plus profond de son orgueil. Lupinse cabrait sous l’ironie, comme s’il avait reçu des coups decravache. Jamais il ne s’était senti humilié à ce point. Dans safureur il aurait étranglé le gros Waldemar dont le rirel’exaspérait.
Se contenant, il dit :
– Il a fallu quatre jours à Sholmès, Sire. À moi, il m’a falluquelques heures. Et j’aurais mis encore moins, si je n’avais étécontrarié dans mes recherches.
– Et par qui, mon Dieu ? Par mon fidèle comte ?J’espère bien qu’il n’aura pas osé…
– Non, Sire, mais par le plus terrible et le plus puissant demes ennemis, par cet être infernal qui a tué son compliceAltenheim.
– Il est là ? Vous croyez ? s’écria l’Empereur avecune agitation qui montrait qu’aucun détail de cette dramatiquehistoire ne lui était étranger.
– Il est partout où je suis. Il me menace de sa haine constante.C’est lui qui m’a deviné sous M. Lenormand, chef de la Sûreté,c’est lui qui m’a fait jeter en prison, c’est encore lui qui mepoursuit, le jour où j’en sors. Hier, pensant m’atteindre dansl’automobile, il blessait le comte de Waldemar.
– Mais qui vous assure, qui vous dit qu’il soit àVeldenz ?
– Isilda a reçu deux pièces d’or, deux piècesfrançaises !
– Et que viendrait-il faire ? Dans quel but ?
– Je ne sais pas, Sire, mais c’est l’esprit même du mal. QueVotre Majesté se méfie ! Il est capable de tout.
– Impossible ! J’ai deux cents hommes dans ces ruines. Iln’a pu entrer. On l’aurait vu.
– Quelqu’un l’a vu fatalement.
– Qui ?
– Isilda.
– Qu’on l’interroge ! Waldemar, conduis ton prisonnier chezcette jeune fille.
Lupin montra ses mains liées.
– La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ?
L’Empereur dit au comte :
– Détache-le… Et tiens-moi au courant…
Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat,hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l’assassin,Arsène gagnait du temps et reprenait la direction desrecherches.
« Encore seize heures, se disait-il. C’est plus qu’il ne m’enfaut. »
Il arriva au local occupé par Isilda, à l’extrémité des ancienscommuns, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiensdes ruines, et dont toute l’aile gauche, celle-ci précisément,était réservée aux officiers.
Isilda n’était pas là.
Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personnen’avait vu la jeune fille.
Pourtant, elle n’avait pu sortir de l’enceinte des ruines. Quantau palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi parla moitié des troupes, et nul n’y pouvait entrer.
Enfin, la femme d’un lieutenant qui habitait le logis voisin,déclara qu’elle n’avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fillen’était pas sortie.
– Si elle n’était pas sortie, s’écria Waldemar, elle serait là,et elle n’est pas là.
Lupin observa :
– Il y a un étage au-dessus ?
– Oui, mais de cette chambre à l’étage, il n’y a pasd’escalier.
– Si, il y a un escalier.
Il désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dansl’ombre on apercevait les premières marches d’un escalier, abruptcomme une échelle.
– Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar qui voulaitmonter, laissez-moi cet honneur.
– Pourquoi ?
– Il y a du danger.
Il s’élança, et, tout de suite, sauta dans une soupente étroiteet basse.
Un cri lui échappa :
– Oh !
– Qu’y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour.
– Ici, sur le plancher… Isilda…
Il s’agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnutque la jeune fille était tout simplement étourdie, et qu’elle neportait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures auxpoignets et aux mains.
Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir.
– C’est bien cela, dit-il. L’assassin était ici, avec elle.Quand nous sommes arrivés, il l’a frappée d’un coup de poing, et ill’a bâillonnée pour que nous ne puissions entendre lesgémissements.
– Mais par où s’est-il enfui ?
– Par là tenez Il y a un couloir qui fait communiquer toutes lesmansardes du premier étage.
– Et de là ?
– De là, il est descendu par l’escalier d’un des logements.
– Mais on l’aurait vu !
– Bah ! est-ce qu’on sait ? cet être-là est invisible.N’importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu’onfouille toutes les mansardes et tous les logements durez-de-chaussée !
Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite del’assassin ? Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elles’était relevée et une douzaine de pièces d’or roulaient de sesmains. Il les examina. Toutes étaient françaises.
– Allons, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Seulement, pourquoitant d’or ? en récompense de quoi ?
Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour leramasser. Mais d’un mouvement rapide, la jeune fille se précipita,saisit le livre, et le serra contre elle avec une énergie sauvage,comme si elle était prête à le défendre contre touteentreprise.
– C’est cela, dit-il, des pièces d’or ont été offertes contre levolume, mais elle refuse de s’en défaire. D’où les égratignures auxmains. L’intéressant serait de savoir pourquoi l’assassin voulaitposséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ?
Il dit à Waldemar :
– Mon cher comte, donnez l’ordre, s’il vous plaît…
Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur lajeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureusetrépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris,on lui arracha le volume.
– Tout doux, l’enfant, disait Lupin, du calme… C’est pour labonne cause, tout cela… Qu’on la surveille ! Pendant ce temps,je vais examiner l’objet du litige.
C’était, dans une vieille reliure qui datait au moins d’unsiècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre :Voyage au Temple de Guide. Mais à peine Lupin l’eut-ilouvert qu’il s’exclama :
– Tiens, tiens, c’est bizarre. Sur le recto de chacune despages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille,sur ces feuilles, il y a des lignes d’écriture, très serrées ettrès fines.
Il lut, tout au début :
« Journal du chevalier Gilles de Mairèche, domestique françaisde son Altesse Royale le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé enl’an de grâce 1794. »
– Comment, il y a cela ? dit le comte…
– Qu’est-ce qui vous étonne ?
– Le grand-père d’Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans,s’appelait Malreich, c’est-à-dire le même nom germanisé.
– À merveille ! Le grand-père d’Isilda devait être le filsou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journalsur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c’est ainsi que cejournal est passé aux mains d’Isilda.
Il feuilleta au hasard :
« 15 septembre 1796. – Son Altesse a chassé.
« 20 septembre 1796. – Son Altesse est sortie à cheval. Ellemontait Cupidon. »
– Bigre, murmura Lupin, jusqu’ici, ce n’est pas palpitant. Ilalla plus avant :
« 12 mars 1803. – J’ai fait passer dix écus à Hermann. Il estcuisinier à Londres. »
Lupin se mit à rire.
– Oh ! oh ! Hermann est détrôné. Le respectdégringole.
– Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut en effet chassé deses Etats par les troupes françaises.
Lupin continua :
« 1809. – Aujourd’hui, mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C’estmoi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain, ai vidéses eaux de toilette. »
– Ah ! dit Lupin, Napoléon s’est arrêté àVeldenz ?
– Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagned’Autriche, qui devait aboutir à Wagram. C’est un honneur dont lafamille ducale, par la suite, était très fière.
Lupin reprit :
« 28 octobre 1814. – Son Altesse Royale est revenue dans sesEtats.
« 29 octobre. – Cette nuit, j’ai conduit Son Altesse jusqu’à lacachette, et j’ai été heureux de lui montrer que personne n’enavait deviné l’existence. D’ailleurs, comment se douter qu’unecachette pouvait être pratiquée dans… »
Un arrêt brusque… Un cri de Lupin… Isilda avait subitementéchappé aux hommes qui la gardaient, s’était jetée sur lui, etavait pris la fuite, emportant le livre.
– Ah ! la coquine ! Courez donc… Faites le tour par enbas. Moi, je la chasse par le couloir.
Mais elle avait clos la porte sur elle et poussé un verrou. Ildut descendre et longer les communs, ainsi que les autres, en quêted’un escalier qui le ramenât au premier étage.
Seul, le quatrième logement étant ouvert, il put monter. Mais lecouloir était vide, et il lui fallut frapper à des portes, forcerdes serrures, et s’introduire dans des chambres inoccupées, tandisque Waldemar, aussi ardent que lui à la poursuite, piquait lesrideaux et les tentures avec la pointe de son sabre.
Des appels retentirent, qui venaient du rez-de-chaussée, versl’aile droite. Ils s’élancèrent. C’était une des femmes d’officiersqui leur faisait signe, au bout du couloir, et qui raconta que lajeune fille était chez elle.
– Comment le savez-vous ? demanda Lupin.
– J’ai voulu entrer dans ma chambre. La porte était fermée, etj’ai entendu du bruit.
Lupin, en effet, ne put ouvrir.
– La fenêtre, s’écria-t-il, il doit y avoir une fenêtre.
On le conduisit dehors, et tout de suite, prenant le sabre ducomte, d’un coup, il cassa les vitres.
Puis, soutenu par deux hommes, il s’accrocha au mur, passa lebras, tourna l’espagnolette et tomba dans la chambre.
Accroupie devant la cheminée, Isilda lui apparut au milieu desflammes.
– Oh ! la misérable ! proféra Lupin, elle l’a jeté aufeu ! Il la repoussa brutalement, voulut prendre le livre etse brûla les mains. Alors, à l’aide des pincettes, il l’attira horsdu foyer et le recouvrit avec le tapis de la table pour étoufferles flammes.
Mais il était trop tard. Les pages du vieux manuscrit, toutesconsumées, tombèrent en cendres.
Lupin la regarda longuement. Le comte dit :
– On croirait qu’elle sait ce qu’elle fait.
– Non, non, elle ne le sait pas. Seulement son grand-père a dûlui confier ce livre comme un trésor, un trésor que personne nedevait contempler, et, dans son instinct stupide, elle a mieux aiméle jeter aux flammes que de s’en dessaisir.
– Et alors ?
– Alors, quoi ?
– Vous n’arriverez pas à la cachette ?
– Ah ! ah ! mon cher comte, vous avez donc un instantenvisagé mon succès comme possible ? Et Lupin ne vous paraîtplus tout à fait un charlatan ? Soyez tranquille, Waldemar,Lupin a plusieurs cordes à son arc. J’arriverai.
– Avant la douzième heure, demain ?
– Avant la douzième heure, ce soir. Mais, je meurs d’inanition.Et si c’était un effet de votre bonté…
On le conduisit dans une salle des communs, affectée au mess dessous-officiers, et un repas substantiel lui fut servi, tandis quele comte allait faire son rapport à l’Empereur.
Ving minutes après, Waldemar revenait. Et ils s’installèrentl’un en face de l’autre, silencieux et pensifs.
– Waldemar, un bon cigare serait le bienvenu… Je vous remercie.Celui-là craque comme il sied aux havanes qui se respectent.
Il alluma son cigare, et, au bout d’une ou deux minutes :
– Vous pouvez fumer, comte, cela ne me dérange pas. Une heure sepassa ; Waldemar somnolait, et de temps à autre, pour seréveiller, avalait un verre de fine Champagne. Des soldats allaientet venaient, faisant le service.
– Du café, demanda Lupin.
On lui apporta du café.
– Ce qu’il est mauvais, grogna-t-il… Si c’est celui-là que boitCésar ! Encore une tasse, tout de même, Waldemar. La nuit serapeut-être longue. Oh ! quel sale café !
Il alluma un autre cigare et ne dit plus un mot.
Les minutes s’écoulèrent. Il ne bougeait toujours pas et neparlait point.
Soudain, Waldemar se dressa sur ses jambes et dit à Lupin d’unair indigné :
– Eh ! là, debout !
À ce moment, Lupin sifflotait. Il continua paisiblement àsiffloter.
– Debout, vous dit-on.
Lupin se retourna. Sa Majesté venait d’entrer. Il se leva.
– Où en sommes-nous ? dit l’Empereur.
– Je crois, Sire, qu’il me sera possible avant peu de donnersatisfaction à Votre Majesté.
– Quoi ? Vous connaissez…
– La cachette ? À peu près. Sire Quelques détails encorequi m’échappent mais sur place, tout s’éclaircira, je n’en doutepas.
– Nous devons rester ici ?
– Non, Sire, je vous demanderai de m’accompagner jusqu’au palaisRenaissance. Mais nous avons le temps, et, si Sa Majesté m’yautorise, je voudrais, dès maintenant, réfléchir à deux ou troispoints.
Sans attendre la réponse, il s’assit, à la grande indignation deWaldemar.
Un moment après, l’Empereur, qui s’était éloigné et conféraitavec le comte, se rapprocha.
– Monsieur Lupin est-il prêt, cette fois ?
Lupin garda le silence. Une nouvelle interrogation il baissa latête.
– Mais il dort, en vérité, on croirait qu’il dort.
Furieux, Waldemar le secoua vivement par l’épaule. Lupin tombade sa chaise, s’écroula sur le parquet, eut deux ou troisconvulsions, et ne remua plus.
– Qu’est-ce qu’il a donc ? s’écria l’Empereur Il n’est pasmort, j’espère !
Il prit une lampe et se pencha.
– Ce qu’il est pâle ! une figure de cire ! Regardedonc, Waldemar… Tâte le cœur… Il vit, n’est-ce pas ?
– Oui, Sire, dit le comte après un instant, le cœur bat trèsrégulièrement.
– Alors, quoi ? je ne comprends plus… Que s’est-ilproduit ?
– Si j’allais chercher le médecin ?
– Va, cours
Le docteur trouva Lupin dans le même état, inerte et paisible.Il le fit étendre sur un lit, l’examina longtemps et s’informa dece que le malade avait mangé.
– Vous craignez donc un empoisonnement, docteur ?
– Non, Sire, il n’y a pas de traces d’empoisonnement. Mais jesuppose… Qu’est-ce que c’est que ce plateau et cettetasse ?
– Du café, dit le comte.
– Pour vous ?
– Non, pour lui. Moi, je n’en ai pas bu.
Le docteur se versa du café, le goûta et conclut :
– Je ne me trompais pas : le malade a été endormi à l’aide d’unnarcotique.
– Mais par qui ? s’écria l’Empereur avec irritation…Voyons, Waldemar, c’est exaspérant tout ce qui se passeici !
– Sire…
– Eh ! oui, j’en ai assez ! Je commence à croirevraiment que cet homme a raison, et qu’il y a quelqu’un dans lechâteau… Ces pièces d’or, ce narcotique…
– Si quelqu’un avait pénétré dans cette enceinte, on le saurait,Sire… Voilà trois heures que l’on fouille de tous côtés.
– Cependant, ce n’est pas moi qui ai préparé le café, je tel’assure… Et à moins que ce ne soit toi…
– Oh ! Sire !
– Eh bien ! cherche perquisitionne… Tu as deux cents hommesà ta disposition, et les communs ne sont pas si grands ! Carenfin, le bandit rôde par là, autour de ces bâtiments… du côté dela cuisine… que sais-je ? Va ! Remue-toi !
Toute la nuit, le gros Waldemar se remua consciencieuse-ment,puisque c’était l’ordre du maître, mais sans conviction, puisqu’ilétait impossible qu’un étranger se dissimulât parmi des ruinesaussi bien surveillées. Et de fait, l’événement lui donna raison :les investigations furent inutiles, et l’on ne put découvrir lamain mystérieuse qui avait préparé le breuvage soporifique.
Cette nuit, Lupin la passa sur son lit, inanimé. Au matin ledocteur, qui ne l’avait pas quitté, répondit à un envoyé del’Empereur que le malade dormait toujours.
À neuf heures, cependant, il fit un premier geste, une sorted’effort pour se réveiller.
Un peu plus tard il balbutia :
– Quelle heure est-il ?
– Neuf heures trente-cinq.
Il fit un nouvel effort, et l’on sentait que, dans sonengourdissement, tout son être se tendait pour revenir à la vie.Une pendule sonna dix coups. Il tressaillit et prononça :
– Qu’on me porte qu’on me porte au palais.
Avec l’approbation du médecin, Waldemar appela ses hommes et fitprévenir l’Empereur. On déposa Lupin sur un brancard et l’on se miten marche vers le palais.
– Au premier étage, murmura-t-il.
On le monta.
– Au bout du couloir, dit-il, la dernière chambre à gauche.
On le porta dans la dernière chambre, qui était la douzième, eton lui donna une chaise sur laquelle il s’assit, épuisé.
L’Empereur arriva : Lupin ne bougea pas, l’air inconscient, leregard sans expression.
Puis, après quelques minutes, il sembla s’éveiller, regardaautour de lui les murs, le plafond, les gens, et dit :
– Un narcotique, n’est-ce pas ?
– Oui, déclara le docteur.
– On a trouvé l’homme ?
– Non.
Il parut méditer, et, plusieurs fois, il hocha la tête d’un airpensif, mais on s’aperçut bientôt qu’il dormait. L’Empereurs’approcha de Waldemar.
– Donne les ordres pour qu’on fasse avancer ton auto.
– Ah ? mais alors. Sire ?…
– Eh quoi ! je commence à croire qu’il se moque de nous, etque tout cela n’est qu’une comédie pour gagner du temps.
– Peut-être en effet, approuva Waldemar.
– Evidemment ! Il exploite certaines coïncidencescurieuses, mais il ne sait rien, et son histoire de pièces d’or,son narcotique, autant d’inventions ! Si nous nous prêtonsdavantage à ce petit jeu, il va nous filer entre les mains. Tonauto, Waldemar.
Le comte donna les ordres et revint. Lupin ne s’était pasréveillé. L’Empereur qui inspectait la salle, dit à Waldemar :
– C’est la salle de Minerve, ici, n’est-ce pas ?
– Oui, Sire.
– Mais alors, pourquoi ce N, à deux endroits ?
Il y avait en effet, deux N, l’un au-dessus de la cheminée,l’autre au-dessus d’une vieille horloge encastrée dans le mur,toute démolie, et dont on voyait le mécanisme compliqué, les poidsinertes au bout de leurs cordes.
– Ces deux N, dit Waldemar…
L’Empereur n’écouta pas la réponse. Lupin s’était encore agité,ouvrant les yeux et articulant des syllabes indistinctes. Il seleva, marcha à travers la salle, et retomba exténué.
Ce fut alors la lutte, la lutte acharnée de son cerveau, de sesnerfs, de sa volonté, contre cette torpeur affreuse qui leparalysait, lutte de moribond contre la mort, lutte de la viecontre le néant.
Et c’était un spectacle infiniment douloureux.
– Il souffre, murmura Waldemar.
– Ou du moins il joue la souffrance, déclara l’Empereur, et illa joue à merveille. Quel comédien !
Lupin balbutia :
– Une piqûre, docteur, une piqûre de caféine tout de suite…
– Vous permettez. Sire ? demanda le docteur.
– Certes… Jusqu’à midi, tout ce qu’il veut, on doit le faire. Ila ma promesse.
– Combien de minutes jusqu’à midi ? reprit Lupin.
– Quarante, lui dit-on.
– Quarante ? J’arriverai… il est certain que j’arriverai…Il le faut…
Il empoigna sa tête à deux mains.
– Ah ! si j’avais mon cerveau, le vrai, mon bon cerveau quipense ! ce serait l’affaire d’une seconde ! Il n’y a plusqu’un point de ténèbres… Mais je ne peux pas, ma pensée me fuit, jene peux pas la saisir… c’est atroce…
Ses épaules sursautaient. Pleurait-il ?
On l’entendit qui répétait :
– 813… 813…
Et, plus bas :
– 813… un 8 un l un 3… oui, évidemment… mais pourquoi ? çane suffit pas.
L’Empereur murmura :
– Il m’impressionne. J’ai peine à croire qu’un homme puisseainsi jouer un rôle… La demie… les trois quarts…
Lupin demeurait immobile, les poings plaqués aux tempes.
L’Empereur attendait, les yeux fixés sur un chronomètre quetenait Waldemar.
– Encore dix minutes… encore cinq…
– Waldemar, l’auto est là ? Tes hommes sontprêts ?
– Oui, Sire.
– Ton chronomètre est à sonnerie ?
– Oui, Sire.
– Au dernier coup de midi alors…
…
– Pourtant
– Au dernier coup de midi, Waldemar.
Vraiment la scène avait quelque chose de tragique, cette sortede grandeur et de solennité que prennent les heures à l’approched’un miracle possible. Il semble que c’est la voix même du destinqui va s’exprimer.
L’Empereur ne cachait pas son angoisse. Cet aventurier bizarrequi s’appelait Arsène Lupin, et dont il connaissait la vieprodigieuse, cet homme le troublait et, quoique résolu à en finiravec toute cette histoire équivoque, il ne pouvait s’empêcherd’attendre et d’espérer.
Encore deux minutes… encore une minute. Puis ce fut par secondesque l’on compta.
Lupin paraissait endormi.
– Allons, prépare-toi, dit l’Empereur au comte.
Celui-ci s’avança vers Lupin et lui mit la main surl’épaule.
La sonnerie argentine du chronomètre vibra… une, deux, trois,quatre, cinq…
– Waldemar, tire les poids de la vieille horloge.
Un moment de stupeur. C’était Lupin qui avait parlé, trèscalme.
Waldemar haussa les épaules, indigné du tutoiement.
– Obéis, Waldemar, dit l’Empereur.
– Mais oui, obéis, mon cher comte, insista Lupin qui retrouvaitson ironie, c’est dans tes cordes, et tu n’as qu’à tirer sur cellesde l’horloge alternativement une, deux… À merveille Voilà commentça se remontait dans l’ancien temps.
De fait le balancier fut mis en train, et l’on en perçut letic-tac régulier.
– Les aiguilles, maintenant, dit Lupin. Mets-les un peu avantmidi. Ne bouge plus laisse-moi faire…
Il se leva et s’avança vers le cadran, à un pas de distance toutau plus, les yeux fixes, tout son être attentif.
Les douze coups retentirent, douze coups lourds, profonds.
Un long silence. Rien ne se produisit. Pourtant l’Empereurattendait, comme s’il était certain que quelque chose allait seproduire. Et Waldemar ne bougeait pas, les yeux écarquillés.
Lupin, qui s’était penché sur le cadran, se redressa et murmura:
– C’est parfait… j’y suis…
Il retourna vers sa chaise et commanda :
– Waldemar, remets les aiguilles à midi moins deux minutes.Ah ! non, mon vieux, pas à rebrousse-poil dans le sens de lamarche Eh ! oui, ce sera un peu long mais queveux-tu ?
Toutes les heures et toutes les demies sonnèrent jusqu’à lademie de onze heures.
– Ecoute, Waldemar, dit Lupin…
Et il parlait, gravement, sans moquerie, comme ému lui-même etanxieux.
– Ecoute, Waldemar, tu vois sur le cadran une petite pointearrondie qui marque la première heure ? Cette pointe branle,n’est-ce pas ? Pose dessus l’index de la main gauche etappuie. Bien. Fais de même avec ton pouce sur la pointe qui marquela troisième heure. Bien. Avec ta main droite enfonce la pointe dela huitième heure. Bien. Je te remercie. Va t’asseoir, moncher.
Un instant, puis la grande aiguille se déplaça, effleura ladouzième pointe… Et midi sonna de nouveau.
Lupin se taisait, très pâle. Dans le silence, chacun des douzecoups retentit.
Au douzième coup, il y eut un bruit de déclenchement. L’horloges’arrêta net. Le balancier s’immobilisa.
Et soudain le motif de bronze qui dominait le cadran et quifigurait une tête de bélier, s’abattit, découvrant une sorte depetite niche taillée en pleine pierre.
Dans cette niche, il y avait une cassette d’argent, ornée deciselures.
– Ah ! fit l’Empereur vous aviez raison.
– Vous en doutiez, Sire ? dit Lupin.
Il prit la cassette et la lui présenta.
– Que Sa Majesté veuille bien ouvrir elle-même. Les lettresqu’elle m’a donné mission de chercher sont là.
L’Empereur souleva le couvercle, et parut très étonné Lacassette était vide.
La cassette était vide !
Ce fut un coup de théâtre, énorme, imprévu. Après le succès descalculs effectués par Lupin, après la découverte si ingénieuse dusecret de l’horloge, l’Empereur, pour qui la réussite finale nefaisait plus de doute, semblait confondu.
En face de lui. Lupin, blême, les mâchoires contractées, l’œilinjecté de sang, grinçait de rage et de haine impuissante. Ilessuya son front couvert de sueur, puis saisit vivement lacassette, la retourna, l’examina, comme s’il espérait trouver undouble fond. Enfin, pour plus de certitude, dans un accès defureur, il l’écrasa, d’une étreinte irrésistible.
Cela le soulagea. Il respira plus à l’aise.
L’Empereur lui dit :
– Qui a fait cela ?
– Toujours le même. Sire, celui qui poursuit la même route quemoi et qui marche vers le même but, l’assassin de M.Kesselbach.
– Quand ?
– Cette nuit. Ah ! Sire, que ne m’avez-vous laissé libre ausortir de prison ! Libre, j’arrivais ici sans perdre uneheure. J’arrivais avant lui ! Avant lui je donnais de l’or àIsilda ! Avant lui je lisais le journal de Malreich, le vieuxdomestique français !
– Vous croyez donc que c’est par les révélations de cejournal ?
– Eh ! oui, Sire, il a eu le temps de les lire, lui. Et,dans l’ombre, je ne sais où, renseigné sur tous nos gestes, je nesais par qui ! il m’a fait endormir, afin de se débarrasser demoi, cette nuit.
– Mais le palais était gardé.
– Gardé par vos soldats, Sire. Est-ce que ça compte pour deshommes comme lui ? Je ne doute pas d’ailleurs que Waldemar aitconcentré ses recherches sur les communs, dégarnissant ainsi lesportes du palais.
– Mais le bruit de l’horloge ? ces douze coups dans lanuit ?
– Un jeu, Sire ! un jeu d’empêcher une horloge desonner !
– Tout cela me paraît bien invraisemblable.
– Tout cela me paraît rudement clair, à moi, Sire. S’il étaitpossible de fouiller dès maintenant les poches de tous vos hommes,ou de connaître toutes les dépenses qu’ils feront pendant l’annéequi va suivre, on en trouverait bien deux ou trois qui sont, àl’heure actuelle, possesseurs de quelques billets de banque,billets de banque français, bien entendu.
– Oh ! protesta Waldemar.
– Mais oui, mon cher comte, c’est une question de prix, etcelui-là n’y regarde pas. S’il le voulait, je suis sûr quevous-même…
L’Empereur n’écoutait pas, absorbé dans ses réflexions. Il sepromena de droite et de gauche à travers la chambre, puis fit unsigne à l’un des officiers qui se tenaient dans la galerie.
– Mon auto et qu’on s’apprête, nous partons.
Il s’arrêta, observa Lupin un instant, et, s’approchant du comte:
– Toi aussi, Waldemar, en route… Droit sur Paris, d’uneétape…
Lupin dressa l’oreille. Il entendit Waldemar qui répondait :
– J’aimerais mieux une douzaine de gardes en plus, avec cediable d’homme !
– Prends-les. Et fais vite, il faut que tu arrives cettenuit.
Lupin haussa les épaules et murmura :
– Absurde !
L’Empereur se retourna vers lui, et Lupin reprit :
– Eh ! oui, Sire, car Waldemar est incapable de me garder.Mon évasion est certaine, et alors…
Il frappa du pied violemment.
– Et alors, croyez-vous, Sire, que je vais perdre encore unefois mon temps ? Si vous renoncez à la lutte, je n’y renoncepas, moi. J’ai commencé, je finirai.
L’Empereur objecta :
– Je ne renonce pas, mais ma police se mettra en campagne.
Lupin éclata de rire.
– Que Votre Majesté m’excuse ! C’est si drôle ! lapolice de Sa Majesté ! mais elle vaut ce que valent toutes lespolices du monde, c’est-à-dire rien, rien du tout ! Non, Sire,je ne retournerai pas à la Santé. La prison, je m’en moque. Maisj’ai besoin de ma liberté contre cet homme, je la garde.
L’Empereur s’impatienta.
– Cet homme, vous ne savez même pas qui il est.
– Je le saurai, Sire. Et moi seul peux le savoir. Et il sait,lui, que je suis le seul qui peut le savoir. Je suis son seulennemi. C’est moi seul qu’il attaque. C’est moi qu’il voulaitatteindre, l’autre jour, avec la balle de son revolver. C’est moiqu’il lui suffisait d’endormir, cette nuit, pour être libre d’agirà sa guise. Le duel est entre nous. Le monde n’a rien à y voir.Personne ne peut m’aider, et personne ne peut l’aider. Nous sommesdeux, et c’est tout. Jusqu’ici la chance l’a favorisé. Mais en finde compte, il est inévitable, il est fatal que je remporte.
– Pourquoi ?
– Parce que je suis le plus fort.
– S’il vous tue ?
– Il ne me tuera pas. Je lui arracherai ses griffes, je leréduirai à l’impuissance. Et j’aurai les lettres. Il n’est pas depouvoir humain qui puisse m’empêcher de les reprendre.
Il parlait avec une conviction violente et un ton de certitudequi donnait, aux choses qu’il prédisait, l’apparence réelle dechoses déjà accomplies.
L’Empereur ne pouvait se défendre de subir un sentiment confus,inexplicable, où il y avait une sorte d’admiration et beaucoupaussi de cette confiance que Lupin exigeait d’une façon siautoritaire. Au fond il n’hésitait que par scrupule d’employer cethomme et d’en faire pour ainsi dire son allié. Et soucieux, nesachant quel parti prendre, il marchait de la galerie aux fenêtres,sans prononcer une parole.
À la fin il dit :
– Et qui nous assure que les lettres ont été volées cettenuit ?
– Le vol est daté. Sire.
– Qu’est-ce que vous dites ?
– Examinez la partie interne du fronton, qui dissimulait lacachette. La date y est inscrite à la craie blanche : minuit, 24août.
– En effet… en effet, murmura l’Empereur interdit… Commentn’ai-je pas vu ?
Et il ajouta, laissant percevoir sa curiosité :
– C’est comme pour ces deux N peints sur la muraille je nem’explique pas. C’est ici la salle de Minerve.
– C’est ici la salle où coucha Napoléon, Empereur des Français,déclara Lupin.
– Qu’en savez-vous ?
– Demandez à Waldemar, Sire. Pour moi, quand je parcourus lejournal du vieux domestique, ce fut un éclair. Je compris queSholmès et moi, nous avions fait fausse route. Apoon, le motincomplet que traça le grand-duc Hermann à son lit de mort, n’estpas une contraction du mot Apollon, mais du mot Napoléon.
– C’est juste vous avez raison, dit l’Empereur les mêmes lettresse retrouvent dans les deux mots, et suivant le même ordre. Il estévident que le grand-duc a voulu écrire Napoléon. Mais ce chiffre813 ?
– Ah ! c’est là le point qui me donna le plus de mal àéclaircir. J’ai toujours eu l’idée qu’il fallait additionner lestrois chiffres 8, 1 et 3, et le nombre 12 ainsi obtenu me parutaussitôt s’appliquer à cette salle qui est la douzième de lagalerie. Mais cela ne suffisait pas. Il devait y avoir autre chose,autre chose que mon cerveau affaibli ne pouvait parvenir àformuler. La vue de l’horloge, de cette horloge située justementdans la salle Napoléon, me fut une révélation. Le nombre 12signifiait évidemment la douzième heure. Midi ! minuit !N’est-ce pas un instant plus solennel et que l’on choisit plusvolontiers ? Mais pourquoi ces trois chiffres 8, 1 et 3,plutôt que d’autres qui auraient fourni le même total ?
« C’est alors que je pensai à faire sonner l’horloge unepremière fois, à titre d’essai. Et c’est en la faisant sonner queje vis que les pointes de la première, de la troisième et de lahuitième heure, étaient mobiles. J’obtenais donc trois chiffres, 1,3 et 8, qui, placés dans un ordre fatidique, donnaient le nombre813. Waldemar poussa les trois pointes. Le déclenchement seproduisit. Votre Majesté connaît le résultat…
« Voilà, Sire, l’explication de ce mot mystérieux, et de cestrois chiffres 813 que le grand-duc écrivit de sa main d’agonisant,et grâce auxquels il avait l’espoir que son fils retrouverait unjour le secret de Veldenz, et deviendrait possesseur des fameuseslettres qu’il y avait cachées. »
L’Empereur avait écouté avec une attention passionnée, de plusen plus surpris par tout ce qu’il observait en cet hommed’ingéniosité, de clairvoyance, de finesse, de volontéintelligente.
– Waldemar ? dit-il.
– Sire ?
Mais au moment où il allait parler, des exclamations s’élevèrentdans la galerie. Waldemar sortit et rentra.
– C’est la folle, Sire, que l’on veut empêcher de passer.
– Qu’elle vienne, s’écria Lupin vivement, il faut qu’ellevienne, Sire.
Sur un geste de l’Empereur, Waldemar alla chercher Isilda. Àl’entrée de la jeune fille, ce fut de la stupeur. Sa figure, sipâle, était couverte de taches noires. Ses traits convulsésmarquaient la plus vive souffrance. Elle haletait, les deux mainscrispées contre sa poitrine.
– Oh ! fit Lupin avec épouvante.
– Qu’y a-t-il ? demanda l’Empereur.
– Votre médecin. Sire ! qu’on ne perde pas uneminute !
Et s’avançant :
– Parle, Isilda Tu as vu quelque chose ? Tu as quelquechose à dire ?
La jeune fille s’était arrêtée, les yeux moins vagues, commeilluminés par la douleur. Elle articula des sons, aucuneparole.
– Ecoute, dit Lupin, réponds oui ou non… un mouvement de tête…Tu l’as vu ? Tu sais où il est ? Tu sais qui ilest ? Ecoute, si tu ne réponds pas…
Il réprima un geste de colère. Mais, soudain, se rappelantl’épreuve de la veille, et qu’elle semblait plutôt avoir gardéquelque mémoire visuelle du temps où elle avait toute sa raison, ilinscrivit sur le mur blanc un L et un M majuscules.
Elle tendit les bras vers les lettres et hocha la tête comme sielle approuvait.
– Et après ? fit Lupin.Après ! Ecris à ton tour.
Mais elle poussa un cri affreux et se jeta par terre avec deshurlements.
Puis, tout d’un coup, le silence, l’immobilité. Un soubresautencore. Et elle ne bougea plus.
– Morte ? dit l’Empereur.
– Empoisonnée, Sire.
– Ah ! la malheureuse… Et par qui ?
– Par lui, Sire. Elle le connaissait sans doute. Il aura eu peurde ses révélations.
Le médecin arrivait. L’Empereur lui montra Isilda. Puis,s’adressant à Waldemar :
– Tous tes hommes en campagne… Qu’on fouille la maison… Untélégramme aux gares de la frontière…
Il s’approcha de Lupin :
– Combien de temps vous faut-il pour reprendre leslettres ?
– Un mois, Sire…
– Bien, Waldemar vous attendra ici. Il aura mes ordres et pleinspouvoirs pour vous accorder ce que vous désirez.
– Ce que je veux, Sire, c’est la liberté.
– Vous êtes libre…
Lupin le regarda s’éloigner et dit entre ses dents :
– La liberté, d’abord… Et puis, quand je t’aurai rendu teslettres, ô Majesté, une petite poignée de mains, parfaitement, unepoignée de mains d’Empereur à cambrioleur pour te prouver que tu astort de faire le dégoûté avec moi. Car enfin, c’est un peuraide ! Voilà un monsieur pour qui j’abandonne mesappartements de Santé-Palace, à qui je rends service, et qui sepermet de petits airs… Si jamais je le repince, ceclient-là !
– Madame peut-elle recevoir ?
Dolorès Kesselbach prit la cane que lui tendait le domestique etlut :
André Beauny.
– Non, dit-elle, je ne connais pas.
– Ce monsieur insiste beaucoup, madame. Il dit que madame attendsa visite.
– Ah ! peut-être en effet… Conduisez-le jusqu’ici. Depuisles événements qui avaient bouleversé sa vie et qui l’avaientfrappée avec un acharnement implacable, Dolorès, après un séjour àl’hôtel Bristol, venait de s’installer dans une paisible maison dela rue des Vignes, au fond de Passy.
Un joli jardin s’étendait par derrière, encadré d’autres jardinstouffus. Quand des crises plus douloureuses ne la maintenaient pasdes jours entiers dans sa chambre, les volets clos, invisible àtous, elle se faisait porter sous les arbres, et restait là,étendue, mélancolique, incapable de réagir contre le mauvaisdestin. Le sable de l’allée craqua de nouveau et, accompagné par ledomestique, un jeune homme apparut, élégant de tournure, habillétrès simplement, à la façon un peu surannée de certains peintres,col rabattu, cravate flottante à pois blancs sur fond bleumarine.
Le domestique s’éloigna.
– André Beauny, n’est-ce pas ? fit Dolorès.
– Oui, madame.
– Je n’ai pas l’honneur…
– Si, madame. Sachant que j’étais un des amis de Mme d’Ernemont,la grand-mère de Geneviève, vous avez écrit à cette dame, àGarches, que vous désiriez avoir un entretien avec moi. Mevoici.
Dolorès se souleva, très émue.
– Ah ! vous êtes…
– Oui.
Elle balbutia :
– Vraiment ? C’est vous ? Je ne vous reconnaispas.
– Vous ne reconnaissez pas le prince Paul Sernine ?
– Non… Rien n’est semblable, ni le front, ni les yeux… Et cen’est pas non plus ainsi…
– Que les journaux ont représenté le détenu de la Santé, dit-ilen souriant… Pourtant, c’est bien moi.
Un long silence suivit où ils demeurèrent embarrassés et mal àl’aise. Enfin il prononça :
– Puis-je savoir la raison ?
– Geneviève ne vous a pas dit ?
– Je ne l’ai pas vue… Mais sa grand-mère a cru comprendre quevous aviez besoin de mes services.
– C’est cela… c’est cela…
– Et en quoi ? je suis si heureux… Elle hésita une seconde,puis murmura :
– J’ai peur.
– Peur ! s’écria-t-il.
– Oui, fit-elle à voix basse, j’ai peur, j’ai peur de tout, peurde ce qui est et de ce qui sera demain, après-demain peur de lavie. J’ai tant souffert je n’en puis plus.
Il la regardait avec une grande pitié. Le sentiment confus quil’avait toujours poussé vers cette femme prenait un caractère plusprécis aujourd’hui qu’elle lui demandait protection. C’était unbesoin ardent de se dévouer à elle, entièrement, sans espoir derécompense.
Elle poursuivit :
– Je suis seule, maintenant, toute seule, avec des domestiquesque j’ai pris au hasard, et j’ai peur… je sens qu’autour de moi ons’agite.
– Mais dans quel but ?
– Je ne sais pas. Mais l’ennemi rôde et se rapproche.
– Vous l’avez vu ? Vous avez remarqué quelquechose ?
– Oui, dans la rue, ces jours-ci, deux hommes ont passéplusieurs fois, et se sont arrêtés devant la maison.
– Leur signalement ?
– Il y en a un que j’ai mieux vu. Il est grand, fort, tout rasé,et habillé d’une petite veste de drap noir, très courte.
– Un garçon de café ?
– Oui, un maître d’hôtel. Je l’ai fait suivre par un de mesdomestiques. Il a pris la rue de la Pompe et a pénétré dans unemaison de vilaine apparence dont le rez-de-chaussée est occupé parun marchand de vins, la première à gauche sur la rue. Enfin l’autrenuit…
– L’autre nuit ?
– J’ai aperçu, de la fenêtre de ma chambre, une ombre dans lejardin.
– C’est tout ?
– Oui.
Il réfléchit et lui proposa :
– Permettez-vous que deux de mes hommes couchent en bas, dansune des chambres du rez-de-chaussée ?
– Deux de vos hommes ?
– Oh ! ne craignez rien… Ce sont deux braves gens, le pèreCharolais et son fils, qui n’ont pas l’air du tout de ce qu’ilssont… Avec eux, vous serez tranquille. Quant à moi…
Il hésita. Il attendait qu’elle le priât de revenir. Comme ellese taisait, il dit :
– Quant à moi, il est préférable que l’on ne me voie pas ici…oui, c’est préférable pour vous. Mes hommes me tiendront aucourant.
Il eût voulu en dire davantage, et rester, et s’asseoir auprèsd’elle, et la réconforter. Mais il avait l’impression que toutétait dit de ce qu’ils avaient à se dire, et qu’un seul mot deplus, prononcé par lui, serait un outrage.
Alors il salua très bas, et se retira.
Il traversa le jardin, marchant vite, avec la hâte de seretrouver dehors et de dominer son émotion. Le domestiquel’attendait au seuil du vestibule. Au moment où il franchissait laporte d’entrée, sur la rue, quelqu’un sonnait, une jeune femme.
Il tressaillit :
– Geneviève !
Elle fixa sur lui des yeux étonnés, et, tout de suite, bien quedéconcertée par l’extrême jeunesse de ce regard, elle le reconnut,et cela lui causa un tel trouble qu’elle vacilla et dut s’appuyer àla porte.
Il avait ôté son chapeau et la contemplait sans oser lui tendrela main. Tendrait-elle la sienne ? Ce n’était plus le princeSernine, c’était Arsène Lupin. Et elle savait qu’il était ArsèneLupin et qu’il sortait de prison.
Dehors il pleuvait. Elle donna son parapluie au domestique enbalbutiant :
– Veuillez l’ouvrir et le mettre de côté…
Et elle passa tout droit.
« Mon pauvre vieux, se dit Lupin en partant, voilà bien dessecousses pour un être nerveux et sensible comme toi. Surveille toncœur, sinon… Allons, bon, voilà que tes yeux se mouillent !Mauvais signe, monsieur Lupin, tu vieillis. »
Il frappa sur l’épaule d’un jeune homme qui traversait lachaussée de la Muette et se dirigeait vers la rue des Vignes. Lejeune homme s’arrêta, et après quelques secondes :
– Pardon, monsieur, mais je n’ai pas l’honneur, il mesemble…
– Il vous semble mal, mon cher monsieur Leduc. Ou c’est alorsque votre mémoire est bien affaiblie. Rappelez-vous… Versailles, lapetite chambre de l’hôtel des Trois-Empereurs…
– Vous !
Le jeune homme avait bondi en arrière, avec épouvante.
– Mon Dieu, oui, moi, le prince Sernine, ou plutôt Lupin,puisque vous savez mon vrai nom ! Pensiez-vous donc que Lupinavait trépassé ? Ah ! oui, je comprends, la prison vousespériez… Enfant, va !
Il lui tapota doucement l’épaule.
– Voyons, jeune homme, remettons-nous, nous avons encorequelques bonnes journées paisibles à faire des vers. L’heure n’estpas encore venue. Fais des vers, poète !
Il lui étreignit le bras violemment, et lui dit, face à face:
– Mais l’heure approche, poète. N’oublie pas que tum’appartiens, corps et âme. Et prépare-toi à jouer ton rôle. Ilsera rude et magnifique. Et par Dieu, tu me parais vraiment l’hommede ce rôle !
Il éclata de rire, fit une pirouette, et laissa le jeune Leducabasourdi.
Il y avait plus loin, au coin de la rue de la Pompe, le débit devins dont lui avait parlé Mme Kesselbach. Il entra et causalonguement avec le patron. Puis il prit une auto et se fit conduireau Grand-Hôtel, où il habitait sous le nom d’André Beauny.
Les frères Doudeville l’y attendaient.
Bien que blasé sur ces sortes de jouissances, Lupin n’en goûtapas moins les témoignages d’admiration et de dévouement dont sesamis l’accablèrent.
– Enfin, patron, expliquez-nous… Que s’est-il passé ? Avecvous, nous sommes habitués aux prodiges mais, tout de même, il y ades limites… Alors, vous êtes libre ? Et vous voilà ici, aucœur de Paris, à peine déguisé.
– Un cigare ? offrit Lupin.
– Merci non.
– Tu as tort, Doudeville. Ceux-là sont estimables. Je les tiensd’un fin connaisseur, qui se targue d’être mon ami.
– Ah ! peut-on savoir ?
– Le Kaiser… Allons, ne faites pas ces têtes d’abrutis, etmettez-moi au courant, je n’ai pas lu de journaux. Mon évasion,quel effet dans le public ?
– Foudroyant, patron !
– La version de la police ?
– Votre fuite aurait eu lieu à Garches, pendant unereconstitution de l’assassinat d’Altenheim. Par malheur, lesjournalistes ont prouvé que c’était impossible.
– Alors ?
– Alors, c’est l’ahurissement. On cherche, on rit, et l’ons’amuse beaucoup.
– Weber ?
– Weber est fort compromis.
– En dehors de cela, rien de nouveau au service de laSûreté ? Aucune découverte sur l’assassin ? Pas d’indicequi nous permette d’établir l’identité d’Altenheim ?
– Non.
– C’est un peu raide ! Quand on pense que nous payons desmillions par an pour nourrir ces gens-là. Si ça continue, je refusede payer mes contributions. Prends un siège et une plume. Tuporteras cette lettre ce soir au Grand Journal. Il y a longtempsque l’univers n’a plus de mes nouvelles. Il doit haleterd’impatience. Ecris :
« Monsieur le Directeur,
« Je m’excuse auprès du public dont la légitime impatience seradéçue.
« Je me suis évadé de prison, et il m’est impossible de dévoilercomment je me suis évadé. De même, depuis mon évasion, j’aidécouvert le fameux secret, et il m’est impossible de dire quel estce secret et comment je l’ai découvert.
« Tout cela fera, un jour ou l’autre, l’objet d’un récit quelquepeu original que publiera, d’après mes notes, mon biographeordinaire. C’est une page de l’Histoire de France que nospetits-enfants ne liront pas sans intérêt.
« Pour l’instant, j’ai mieux à faire. Révolté de voir en quellesmains sont tombées les fonctions que j’exerçais, las de constaterque l’affaire Kesselbach-Altenheim en est toujours au même point,je destitue M. Weber, et je reprends le poste d’honneur quej’occupais, avec tant d’éclat, et à la satisfaction générale, sousle nom de M. Lenormand.
« Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. »
À huit heures du soir, Arsène Lupin et Doudeville faisaient leurentrée chez Caillard, le restaurant à la mode ; Lupin, serrédans son frac, mais avec le pantalon un peu trop large de l’artisteet la cravate un peu trop lâche ; Doudeville en redingote, latenue et l’air grave d’un magistrat.
Ils choisirent la partie du restaurant qui est en renfoncementet que deux colonnes séparent de la grande salle.
Un maître d’hôtel, correct et dédaigneux, attendit les ordres,un carnet à la main. Lupin commanda avec une minutie et unerecherche de fin gourmet.
– Certes, dit-il, l’ordinaire de la prison était acceptable,mais tout de même ça fait plaisir, un repas soigné.
Il mangea de bon appétit et silencieusement, se contentantparfois de prononcer une courte phrase qui indiquait la suite deses préoccupations.
– Evidemment, ça s’arrangera mais ce sera dur Queladversaire ! Ce qui m’épate, c’est que, après six mois delutte, je ne sache même pas ce qu’il veut ! Le principalcomplice est mort, nous touchons au terme de la bataille, etpourtant je ne vois pas plus clair dans son jeu Que cherche-t-il,le misérable ? Moi, mon plan est net : mettre la main sur legrand-duché, flanquer sur le trône un grand-duc de ma composition,lui donner Geneviève comme épouse et régner. Voilà qui est limpide,honnête et loyal. Mais, lui, l’ignoble personnage, cette larve desténèbres, à quel but veut-il atteindre ?
Il appela :
– Garçon !
Le maître d’hôtel s’approcha.
– Monsieur désire ?
– Les cigares.
Le maître d’hôtel revint et ouvrit plusieurs boîtes.
– Qu’est-ce que vous me conseillez ? dit Lupin.
– Voici des Upman excellents.
Lupin offrit un Upman à Doudeville, en prit un pour lui, et lecoupa. Le maître d’hôtel fit flamber une allumette et la présenta.Vivement Lupin lui saisit le poignet.
– Pas un mot, je te connais, tu t’appelles de ton vrai nomDominique Lecas.
L’homme, qui était gros et fort, voulut se dégager. Il étouffaun cri de douleur. Lupin lui avait tordu le poignet.
– Tu t’appelles Dominique, tu habites rue de la Pompe auquatrième étage, où tu t’es retiré avec une petite fortune acquiseau service – mais écoute donc, imbécile, ou je te casse les os –acquise au service du baron Altenheim, chez qui tu étais maîtred’hôtel.
L’autre s’immobilisa, le visage blême de peur.
Autour d’eux la petite salle était vide. À côté, dans lerestaurant, trois messieurs fumaient, et deux couples devisaient enbuvant des liqueurs.
– Tu vois, nous sommes tranquilles on peut causer.
– Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?
– Tu ne me remets pas ? Cependant, rappelle-toi ce fameuxdéjeuner de la villa Dupont… C’est toi-même, vieux larbin, qui m’asoffert l’assiette de gâteaux et quels gâteaux !
– Le prince… le prince, balbutia l’autre.
– Mais oui, le prince Arsène, le prince Lupin en personne…Ah ! Ah ! tu respires, tu te dis que tu n’as rien àcraindre de Lupin, n’est-ce pas ? Erreur, mon vieux, tu astout à craindre.
Il tira de sa poche une carte et la lui montra :
– Tiens, regarde, je suis de la police maintenant… Que veux-tu,c’est toujours comme ça que nous finissons nous autres, les grandsseigneurs du vol, les Empereurs du crime.
– Et alors ? reprit le maître d’hôtel, toujoursinquiet.
– Alors, réponds à ce client qui t’appelle là-bas, fais tonservice et reviens. Surtout, pas de blague, n’essaie pas de tetirer des pattes. J’ai dix agents dehors, qui ont l’œil sur toi.File.
Le maître d’hôtel obéit. Cinq minutes après il était de retour,et, debout devant la table, le dos tourné au restaurant, comme s’ildiscutait avec des clients sur la qualité de leurs cigares, ildisait :
– Eh bien ? De quoi s’agit-il ?
Lupin aligna sur la table quelques billets de cent francs.
– Autant de réponses précises à mes questions, autant debillets.
– Ça colle.
– Je commence. Combien étiez-vous avec le baronAltenheim ?
– Sept, sans me compter.
– Pas davantage ?
– Non. Une fois seulement, on a racolé des ouvriers d’Italiepour faire les souterrains de la villa des Glycines, à Garches.
– Il y avait deux souterrains ?
– Oui, l’un conduisait au pavillon Hortense, l’autre s’amorçaitsur le premier et s’ouvrait au-dessous du pavillon de MmeKesselbach.
– Que voulait-on ?
– Enlever Mme Kesselbach.
– Les deux bonnes, Suzanne et Gertrude, étaientcomplices ?
– Oui.
– Où sont-elles ?
– À l’étranger.
– Et tes sept compagnons, ceux de la bande Altenheim ?
– Je les ai quittés. Eux, ils continuent.
– Où puis-je les retrouver ?
Dominique hésita. Lupin déplia deux billets de mille francs etdit :
– Tes scrupules t’honorent, Dominique. Il ne te reste plus qu’àt’asseoir dessus et à répondre.
Dominique répondit :
– Vous les retrouverez, 3, route de la Révolte, à Neuilly. L’und’eux s’appelle le Brocanteur.
– Parfait. Et maintenant, le nom, le vrai nom d’Altenheim ?Tu le connais ?
– Oui. Ribeira.
– Dominique, ça va mal tourner. Ribeira n’était qu’un nom deguerre. Je te demande le vrai nom.
– Parbury.
– Autre nom de guerre.
Le maître d’hôtel hésitait. Lupin déplia trois billets de centfrancs.
– Et puis zut ! s’écria l’homme. Après tout il est mort,n’est-ce pas ? et bien mort.
– Son nom ? dit Lupin.
– Son nom ? Le chevalier de Malreich.
Lupin sauta sur sa chaise.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Le chevalier ?répète le chevalier ?
– Raoul de Malreich.
Un long silence. Lupin, les yeux fixes, pensait à la folle deVeldenz, morte empoisonnée. Isilda portait ce même nom : Malreich.Et c’était le nom que portait le petit gentilhomme français venu àla cour de Veldenz au XVIIe siècle.
Il reprit :
– De quel pays, ce Malreich ?
– D’origine française, mais né en Allemagne… J’ai aperçu despapiers une fois… C’est comme ça que j’ai appris son nom. Ah !s’il l’avait su, il m’aurait étranglé, je crois.
Lupin réfléchit et prononça :
– C’est lui qui vous commandait tous ?
– Oui.
– Mais il avait un complice, un associé ?
– Ah ! taisez-vous… taisez-vous…
La figure du maître d’hôtel exprimait soudain l’anxiété la plusvive. Lupin discerna la même sorte d’effroi, de répulsion qu’iléprouvait lui-même en songeant à l’assassin.
– Qui est-ce ? Tu l’as vu ?
– Oh ! ne parlons pas de celui-là on ne doit pas parler delui.
– Qui est-ce, je te demande ?
– C’est le maître, le chef, personne ne le connaît.
– Mais tu l’as vu, toi. Réponds. Tu l’as vu ?
– Dans l’ombre, quelquefois, la nuit. Jamais en plein jour. Sesordres arrivent sur de petits bouts de papier ou par téléphone.
– Son nom ?
– Je l’ignore. On ne parlait jamais de lui. Ça portaitmalheur.
– Il est vêtu de noir, n’est-ce pas ?
– Oui, de noir. Il est petit et mince… blond…
– Et il tue, n’est-ce pas ?
– Oui, il tue… il tue comme d’autres volent un morceau depain.
Sa voix tremblait. Il supplia :
– Taisons-nous, il ne faut pas en parler je vous le dis, çaporte malheur.
Lupin se tut, impressionné malgré lui par l’angoisse de cethomme. Il resta longtemps pensif, puis il se leva et dit au maîtred’hôtel :
– Tiens, voilà ton argent, mais si tu veux vivre en paix, tuferas sagement de ne souffler mot à personne de notre entrevue.
Il sortit du restaurant avec Doudeville, et il marcha jusqu’à laporte Saint-Denis, sans mot dire, préoccupé par tout ce qu’ilvenait d’apprendre.
Enfin, il saisit le bras de son compagnon et prononça :
– Ecoute bien, Doudeville. Tu vas aller à la gare du Nord où tuarriveras à temps pour sauter dans l’express du Luxembourg. Tu irasà Veldenz, la capitale du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz. À laMaison-de-Ville, tu obtiendras facilement l’acte de naissance duchevalier de Malreich, et des renseignements sur sa famille.Après-demain samedi, tu seras de retour.
– Dois-je prévenir à la Sûreté ?
– Je m’en charge. Je téléphonerai que tu es malade. Ah ! unmot encore. On se retrouvera à midi dans un petit café de la routede la Révolte, qu’on appelle le restaurant Buffalo. Mets-toi enouvrier.
Dès le lendemain, Lupin, vêtu d’un bourgeron et coiffé d’unecasquette, se dirigea vers Neuilly et commença son enquête aunuméro 3 de la route de la Révolte. Une porte cochère ouvre sur unepremière cour, et, là, c’est une véritable cité, toute une suite depassages et d’ateliers où grouille une population d’artisans, defemmes et de gamins. En quelques minutes, il gagna la sympathie dela concierge avec laquelle il bavarda, durant une heure, sur lessujets les plus divers. Durant cette heure, il vit passer les unsaprès les autres trois individus dont l’allure le frappa.
« Ça, pensa-t-il, c’est du gibier, et qui sent fort… ça se suità l’odeur… L’air d’honnêtes gens, parbleu ! mais l’œil dufauve qui sait que l’ennemi est partout, et que chaque buisson,chaque touffe d’herbe peut cacher une embûche. »
L’après-midi et le matin du samedi, il poursuivit sesinvestigations, et il acquit la certitude que les sept complicesd’Altenheim habitaient tous dans ce groupe d’immeubles. Quatred’entre eux exerçaient ouvertement la profession de « marchandsd’habits ». Deux autres vendaient des journaux, le septième sedisait brocanteur et c’est ainsi, du reste, qu’on le nommait.
Ils passaient les uns auprès des autres sans avoir l’air de seconnaître. Mais, le soir, Lupin constata qu’ils se réunissaientdans une sorte de remise située tout au fond de la dernière descours, remise où le Brocanteur accumulait ses marchandises,vieilles ferrailles, salamandres démolies, tuyaux de poêlesrouillés et sans doute aussi la plupart des objets volés.
« Allons, se dit-il, la besogne avance. J’ai demandé un mois àmon cousin d’Allemagne, je crois qu’une quinzaine suffira. Et, cequi me fait plaisir, c’est de commencer l’opération par lesgaillards qui m’ont fait faire un plongeon dans la Seine. Monpauvre vieux Gourel, je vais enfin te venger. Pas trop tôt !»
À midi, il entrait au restaurant Buffalo, dans une petite sallebasse, où des maçons et des cochers venaient consommer le plat dujour. Quelqu’un vint s’asseoir auprès de lui.
– C’est fait, patron.
– Ah ! c’est toi, Doudeville. Tant mieux. J’ai hâte desavoir. Tu as les renseignements ? L’acte de naissance ?Vite, raconte.
– Eh bien ! voilà. Le père et la mère d’Altenheim sontmorts à l’étranger.
– Passons.
– Ils laissaient trois enfants.
– Trois ?
– Oui, l’aîné aurait aujourd’hui trente ans. Il s’appelait Raoulde Malreich.
– C’est notre homme, Altenheim. Après ?
– Le plus jeune enfant était une fille, Isilda. Le registreporte à l’encre fraîche la mention « Décédée ».
– Isilda… Isilda, redit Lupin c’est bien ce que je pensais,Isilda était la sœur d’Altenheim… J’avais bien vu en elle uneexpression de physionomie que je connaissais… Voilà le lien qui lesrattachait… Mais l’autre, le troisième enfant, ou plutôt le second,le cadet ?
– Un fils. Il aurait actuellement vingt-six ans.
– Son nom ?
– Louis de Malreich.
Lupin eut un petit choc.
– Ça y est ! Louis de Malreich… Les initiales L.M.L’affreuse et terrifiante signature… L’assassin se nomme Louis deMalreich… C’était le frère d’Altenheim et le frère d’Isilda. Et ila tué l’un et il a tué l’autre par crainte de leursrévélations…
Lupin demeura longtemps taciturne, sombre, avec l’obsession,sans doute, de l’être mystérieux. Doudeville objecta :
– Que pouvait-il craindre de sa sœur Isilda ? Elle étaitfolle, m’a-t-on dit.
– Folle, oui, mais capable de se rappeler certains détails deson enfance. Elle aura reconnu le frère avec lequel elle avait étéélevée… Et ce souvenir lui a coûté la vie.
Et il ajouta :
– Folle ! mais tous ces gens-là sont fous… La mère, folle…Le père, alcoolique… Altenheim, une véritable brute… Isilda, unepauvre démente… Et quant à l’autre, l’assassin, c’est le monstre,le maniaque imbécile…
– Imbécile, vous trouvez, patron ?
– Eh oui, imbécile ! Avec des éclairs de génie, avec desruses et des intuitions de démon, mais un détraqué, un fou commetoute cette famille de Malreich. Il n’y a que les fous qui tuent,et surtout des fous comme celui-là. Car enfin…
Il s’interrompit, et son visage se contracta si profondément queDoudeville en fut frappé.
– Qu’y a-t-il, patron ?
– Regarde.
Un homme venait d’entrer qui suspendit à une patère son chapeau– un chapeau noir, en feutre mou – s’assit à une petite table,examina le menu qu’un garçon lui offrait, commanda, et attendit,immobile, le buste rigide, les deux bras croisés sur la nappe.
Et Lupin le vit bien en face.
Il avait un visage maigre et sec, entièrement glabre, trouéd’orbites profondes au creux desquelles on apercevait des yeuxgris, couleur de fer. La peau paraissait tendue d’un os à l’autre,comme un parchemin, si raide, si épais, qu’aucun poil n’aurait pule percer.
Et le visage était morne. Aucune expression ne l’animait. Aucunepensée ne semblait vivre sous ce front d’ivoire. Et les paupières,sans cils, ne bougeaient jamais, ce qui donnait au regard la fixitéd’un regard de statue.
Lupin fit signe à l’un des garçons de l’établissement.
– Quel est ce monsieur ?
– Celui qui déjeune là ?
– Oui.
– C’est un client. Il vient deux ou trois fois la semaine.
– Vous connaissez son nom ?
– Parbleu oui ! Léon Massier.
– Ah ! balbutia Lupin, tout ému, L.M., les deux lettres,serait-ce Louis de Malreich ?
Il le contempla avidement. En vérité l’aspect de l’homme setrouvait conforme à ses prévisions, à ce qu’il savait de lui et deson existence hideuse. Mais ce qui le troublait, c’était ce regardde mort, là où il attendait la vie et la flamme c’étaitl’impassibilité, là où il supposait le tourment, le désordre, lagrimace puissante des grands maudits.
Il dit au garçon :
– Que fait-il, ce monsieur ?
– Ma foi, je ne saurais trop dire. C’est un drôle de pistolet…Il est toujours tout seul… Il ne parle jamais à personne. Ici nousne connaissons même pas le son de sa voix. Du doigt il désigne surle menu les plats qu’il veut… En vingt minutes, c’est expédié… Ilpaye… s’en va…
– Et il revient ?
– Tous les quatre ou cinq jours. Ce n’est pas régulier.
– C’est lui, ce ne peut être que lui, se répétait Lupin, c’estMalreich, le voilà… il respire à quatre pas de moi. Voilà les mainsqui tuent. Voilà le cerveau qu’enivre l’odeur du sang… Voilà lemonstre, le vampire…
Et pourtant, était-ce possible ? Lupin avait fini par leconsidérer comme un être tellement fantastique qu’il étaitdéconcerté de le voir sous une forme vivante, allant, venant,agissant. Il ne s’expliquait pas qu’il mangeât, comme les autres,du pain et de la viande, et qu’il bût de la bière comme le premiervenu, lui qu’il avait imaginé ainsi qu’une bête immonde qui serepaît de chair vivante et suce le sang de ses victimes.
– Allons-nous-en, Doudeville.
– Qu’est-ce que vous avez, patron ? vous êtes toutpâle.
– J’ai besoin d’air. Sortons.
Dehors, il respira largement, essuya son front couvert de sueuret murmura :
– Ça va mieux. J’étouffais.
Et, se dominant, il reprit :
– Doudeville, le dénouement approche. Depuis des semaines, jelutte à tâtons contre l’invisible ennemi. Et voilà tout à coup quele hasard le met sur mon chemin ! Maintenant, la partie estégale.
– Si l’on se séparait, patron ? Notre homme nous a vusensemble. Il nous remarquera moins, l’un sans l’autre.
– Nous a-t-il vus ? dit Lupin pensivement. Il semble nerien voir, et ne rien entendre, et ne rien regarder. Quel typedéconcertant !
Et de fait, dix minutes après, Léon Massier apparut ets’éloigna, sans même observer s’il était suivi. Il avait allumé unecigarette et fumait, l’une de ses mains derrière le dos, marchanten flâneur qui jouit du soleil et de l’air frais, et qui nesoupçonne pas qu’on peut surveiller sa promenade.
Il franchit l’octroi, longea les fortifications, sortit denouveau par la porte Champerret, et revint sur ses pas par la routede la Révolte.
Allait-il entrer dans les immeubles du numéro 3 ? Lupin ledésira vivement, car c’eût été la preuve certaine de sa complicitéavec la bande Altenheim ; mais l’homme tourna et gagna la rueDelaizement qu’il suivit jusqu’au-delà du vélodrome Buffalo.
À gauche, en face du vélodrome, parmi les jeux de tennis enlocation et les baraques qui bordent la rue Delaizement, il y avaitun petit pavillon isolé, entouré d’un jardin exigu.
Léon Massier s’arrêta, prit son trousseau de clefs, ouvritd’abord la grille du jardin, ensuite la porte du pavillon, etdisparut.
Lupin s’avança avec précaution. Tout de suite il nota que lesimmeubles de la route de la Révolte se prolongeaient, par derrière,jusqu’au mur du jardin.
S’étant approché davantage, il vit que ce mur était très haut,et qu’une remise, bâtie au fond du jardin, s’appuyait contrelui.
Par la disposition des lieux, il acquit la certitude que cetteremise était adossée à la remise qui s’élevait dans la dernièrecour du numéro 3 et qui servait de débarras au Brocanteur.
Ainsi donc, Léon Massier habitait une maison contiguë à la pièceoù se réunissaient les sept complices de la bande Altenheim. Parconséquent, Léon Massier était bien le chef suprême qui commandaitcette bande, et c’était évidemment par un passage existant entreles deux remises qu’il communiquait avec ses affidés.
– Je ne m’étais pas trompé, dit Lupin, Léon Massier et Louis deMalreich ne font qu’un. La situation se simplifie.
– Rudement, approuva Doudeville, et, avant quelques jours, toutsera réglé.
– C’est-à-dire que j’aurai reçu un coup de stylet dans lagorge.
– Qu’est-ce que vous dites, patron ? En voilà uneidée !
– Bah ! qui sait ! J’ai toujours eu le pressentimentque ce monstre-là me porterait malheur.
Désormais, il s’agissait, pour ainsi dire, d’assister à la viede Malreich, de façon à ce qu’aucun de ses gestes ne fûtignoré.
Cette vie, si l’on en croyait les gens du quartier queDoudeville interrogea, était des plus bizarres. Le type duPavillon, comme on l’appelait, demeurait là depuis quelques moisseulement. Il ne voyait et ne recevait personne. On ne luiconnaissait aucun domestique. Et les fenêtres, pourtant grandesouvertes, même la nuit, restaient toujours obscures, sans quejamais la clarté d’une bougie ou d’une lampe les illuminât.
D’ailleurs, la plupart du temps, Léon Massier sortait au déclindu jour et ne rentrait que fort tard – à l’aube, prétendaient despersonnes qui l’avaient rencontré au lever du soleil.
– Et sait-on ce qu’il fait ? demanda Lupin à son compagnon,quand celui-ci l’eut rejoint.
– Non. Son existence est absolument irrégulière, il disparaîtquelquefois pendant plusieurs jours ou plutôt il demeure enfermé.Somme toute, on ne sait rien.
– Eh bien ! nous saurons, nous, et avant peu.
Il se trompait. Après huit jours d’investigations et d’effortscontinus, il n’en avait pas appris davantage sur le compte de cetétrange individu. Il se passait ceci d’extraordinaire, c’est que,subitement, tandis que Lupin le suivait, l’homme, qui cheminait àpetits pas le long des rues, sans jamais s’arrêter, l’hommedisparaissait comme par miracle. Il usa bien quelquefois de maisonsà double sortie. Mais, d’autres fois, il semblait s’évanouir aumilieu de la foule, ainsi qu’un fantôme. Et Lupin restait là,pétrifié, ahuri, plein de rage et de confusion.
Il courait aussitôt à la rue Delaizement et montait la faction.Les minutes s’ajoutaient aux minutes, les quarts d’heure aux quartsd’heure. Une partie de la nuit s’écoulait. Puis survenait l’hommemystérieux. Qu’avait-il pu faire ?
– Un pneumatique pour vous, patron, lui dit Doudeville un soirvers huit heures, en le rejoignant rue Delaizement.
Lupin déchira. Mme Kesselbach le suppliait de venir à sonsecours. À la tombée du jour, deux hommes avaient stationné sousses fenêtres et l’un d’eux avait dit : « Veine, on n’y a vu que dufeu… Alors, c’est entendu, nous ferons le coup cette nuit » Elleétait descendue et avait constaté que le volet de l’office nefermait plus, ou du moins, qu’on pouvait l’ouvrir del’extérieur.
– Enfin, dit Lupin, c’est l’ennemi lui-même qui nous offre labataille. Tant mieux ! J’en ai assez de faire le pied de gruesous les fenêtres de Malreich.
– Est-ce qu’il est là, en ce moment ?
– Non, il m’a encore joué un tour de sa façon dans Paris.J’allais lui en jouer un de la mienne. Mais tout d’abord,écoute-moi bien, Doudeville. Tu vas réunir une dizaine de noshommes les plus solides… tiens, prends Marco et l’huissier Jérôme.Depuis l’histoire du Palace-Hôtel, je leur avais donné quelquesvacances… Qu’ils viennent pour cette fois. Nos hommes rassemblés,mène-les rue des Vignes. Le père Charolais et son fils doivent déjàmonter la faction. Tu t’entendras avec eux, et, à onze heures etdemie, tu viendras me rejoindre au coin de la rue des Vignes et dela rue Raynouard. De là, nous surveillerons la maison.
Doudeville s’éloigna. Lupin attendit encore une heure jusqu’à ceque la paisible rue Delaizement fût tout à fait déserte, puis,voyant que Léon Massier ne rentrait pas, il se décida et s’approchadu pavillon.
Personne autour de lui… Il prit son élan et bondit sur le rebordde pierre qui soutenait la grille du jardin. Quelques minutesaprès, il était dans la place.
Son projet consistait à forcer la porte de la maison et àfouiller les chambres, afin de trouver les fameuses lettres del’Empereur dérobées par Malreich à Veldenz. Mais il pensa qu’unevisite à la remise était plus urgente.
Il fut très surpris de voir qu’elle n’était point fermée et deconstater ensuite, à la lueur de sa lanterne électrique, qu’elleétait absolument vide et qu’aucune porte ne trouait le mur dufond.
Il chercha longtemps, sans plus de succès. Mais dehors, ilaperçut une échelle, dressée contre la remise, et qui servaitévidemment à monter dans une sorte de soupente pratiquée sous letoit d’ardoises.
De vieilles caisses, des bottes de paille, des châssis dejardinier encombraient cette soupente, ou plutôt semblaientl’encombrer, car il découvrit facilement un passage qui leconduisit au mur.
Là, il se heurta à un châssis, qu’il voulut déplacer.
Ne le pouvant pas, il l’examina de plus près et s’avisa, d’abordqu’il était fixé à la muraille, et, ensuite, qu’un des carreauxmanquait.
Il passa le bras : c’était le vide. Il projeta vivement la lueurde la lanterne et regarda : c’était un grand hangar, une remiseplus vaste que celle du pavillon et remplie de ferraille etd’objets de toute espèce.
« Nous y sommes, se dit Lupin, cette lucarne est pratiquée dansla remise du Brocanteur, tout en haut, et c’est de là que Louis deMalreich voit, entend et surveille ses complices, sans être vu nientendu par eux. Je m’explique maintenant qu’ils ne connaissent pasleur chef. »
Renseigné, il éteignit sa lumière, et il se disposait à partirquand une porte s’ouvrit en face de lui et tout en bas. Quelqu’unentra. Une lampe fut allumée. Il reconnut le Brocanteur.
Il résolut alors de rester, puisque aussi bien l’expédition nepouvait avoir lieu tant que cet homme serait là.
Le Brocanteur avait sorti deux revolvers de sa poche.
Il vérifia leur fonctionnement et changea les balles tout ensifflotant un refrain de café-concert.
Une heure s’écoula de la sorte. Lupin commençait à s’inquiéter,sans se résoudre pourtant à partir.
Des minutes encore passèrent, une demi-heure, une heure…
Enfin, l’homme dit à haute voix :
– Entre.
Un des bandits se glissa dans la remise, et, coup sur coup, ilen arriva un troisième, un quatrième…
– Nous sommes au complet, dit le Brocanteur. Dieudonné et leJoufflu nous rejoignent là-bas. Allons, pas de temps à perdre… Vousêtes armés ?
– Jusqu’à la gauche.
– Tant mieux. Ce sera chaud.
– Comment sais-tu ça, le Brocanteur ?
– J’ai vu le chef… Quand je dis que je l’ai vu… Non… Enfin, ilm’a parlé…
– Oui, fit un des hommes, dans l’ombre, comme toujours, au coind’une rue. Ah ! j’aimais mieux les façons d’Altenheim. Aumoins, on savait ce qu’on faisait.
– Ne le sais-tu pas ? riposta le Brocanteur… On cambriolele domicile de la Kesselbach.
– Et les deux gardiens ? les deux bonshommes qu’à postésLupin ?
– Tant pis pour eux. Nous sommes sept. Ils n’auront qu’à setaire.
– Et la Kesselbach ?
– Le bâillon d’abord, puis la corde, et on l’amène ici… Tiens,sur ce vieux canapé… Là, on attendra les ordres.
– C’est bien payé ?
– Les bijoux de la Kesselbach, d’abord.
– Oui, si ça réussit, mais je parle du certain.
– Trois billets de cent francs, d’avance, pour chacun de nous.Le double après.
– Tu as l’argent ?
– Oui.
– À la bonne heure. On peut dire ce qu’on voudra, n’empêche que,pour ce qui est du paiement, il n’y en a pas deux comme ce type-là.Et, d’une voix si basse que Lupin la perçut à peine :
– Dis donc, le Brocanteur, si on est forcé de jouer du couteau,il y a une prime ?
– Toujours la même. Deux mille.
– Si c’est Lupin ?
– Trois mille.
– Ah ! si nous pouvions l’avoir, celui-là.
Les uns après les autres ils quittèrent la remise.
Lupin entendit encore ces mots du Brocanteur :
– Voilà le plan d’attaque. On se sépare en trois groupes. Uncoup de sifflet, et chacun va de l’avant…
En hâte Lupin sortit de sa cachette, descendit l’échelle,contourna le pavillon sans y entrer, et repassa par-dessus lagrille.
– Le Brocanteur a raison, ça va chauffer Ah ! c’est à mapeau qu’ils en veulent ! Une prime pour Lupin ! Lescanailles ! Il franchit l’octroi et sauta dans untaxi-auto.
– Rue Raynouard.
Il se fit arrêter à trois cents pas de la rue des Vignes etmarcha jusqu’à l’angle des deux rues.
À sa grande stupeur, Doudeville n’était pas là.
« Bizarre, se dit Lupin, il est plus de minuit pourtant… Ça mesemble louche, cette affaire-là. »
Il patienta dix minutes, vingt minutes. À minuit et demi,personne. Un retard devenait dangereux. Après tout, si Doudevilleet ses amis n’avaient pu venir, Charolais, son fils, et lui, Lupin,suffiraient à repousser l’attaque, sans compter l’aide desdomestiques.
Il avança donc. Mais deux hommes lui apparurent qui cherchaientà se dissimuler dans l’ombre d’un renfoncement.
« Bigre, se dit-il, c’est l’avant-garde de la bande, Dieudonnéet le Joufflu. Je me suis laissé bêtement distancer. »
Là, il perdit encore du temps. Marcherait-il droit sur eux pourles mettre hors de combat et pour pénétrer ensuite dans la maisonpar la fenêtre de l’office, qu’il savait libre ? C’était leparti le plus prudent, qui lui permettait en outre d’emmenerimmédiatement Mme Kesselbach et de la mettre hors de cause.
Oui, mais c’était aussi l’échec de son plan, et c’était manquercette unique occasion de prendre au piège la bande entière, et,sans aucun doute aussi, Louis de Malreich.
Soudain un coup de sifflet vibra quelque part, de l’autre côtéde la maison.
Etaient-ce les autres, déjà ? Et une contre-attaqueallait-elle se produire par le jardin ?
Mais, au signal donné, les deux hommes avaient enjambé lafenêtre. Ils disparurent.
Lupin bondit, escalada le balcon et sauta dans l’office. Aubruit des pas, il jugea que les assaillants étaient passés dans lejardin, et ce bruit était si net qu’il fut tranquille. Charolais etson fils ne pouvaient pas ne pas avoir entendu.
Il monta donc. La chambre de Mme Kesselbach se trouvait sur lepalier. Vivement il entra.
À la clarté d’une veilleuse, il aperçut Dolorès, sur un divan,évanouie. Il se précipita sur elle, la souleva, et, d’une voiximpérieuse, l’obligeant de répondre :
– Ecoutez… Charolais ? Son fils ?… Oùsont-ils ?
Elle balbutia :
– Comment ? mais partis…
– Quoi ! partis !
– Vous m’avez écrit il y a une heure, un message téléphonique…Il ramassa près d’elle un papier bleu et lut :
« Renvoyez immédiatement les deux gardiens et tous mes hommes,je les attends au Grand-Hôtel. Soyez sans crainte.
– Tonnerre ! et vous avez cru ! Mais vosdomestiques ?
– Partis.
Il s’approcha de la fenêtre. Dehors, trois hommes venaient del’extrémité du jardin.
Par la fenêtre de la chambre voisine, qui donnait sur la rue, ilen vit deux autres, dehors.
Et il songea à Dieudonné, au Joufflu, à Louis de Malreichsurtout, qui devait rôder invisible et formidable.
– Bigre, murmura-t-il, je commence à croire que je suisfichu.
En cet instant, Arsène Lupin eut l’impression, la certitude,qu’il avait été attiré dans un guet-apens, par des moyens qu’iln’avait pas le loisir de discerner, mais dont il devinaitl’habileté et l’adresse prodigieuses.
Tout était combiné, tout était voulu : l’éloignement de seshommes, la disparition ou la trahison des domestiques, sa présencemême dans la maison de Mme Kesselbach.
Evidemment tout cela avait réussi au gré de l’ennemi, grâce àdes circonstances heureuses jusqu’au miracle – car enfin il auraitpu survenir avant que le faux message ne fît partir ses amis. Maisalors c’était la bataille de sa bande à lui contre la bandeAltenheim. Et Lupin, se rappelant la conduite de Malreich,l’assassinat d’Altenheim, l’empoisonnement de la folle à Veldenz,Lupin se demanda si le guet-apens était dirigé contre lui seul, etsi Malreich n’avait pas entrevu comme possibles une mêlée généraleet la suppression de complices qui, maintenant, le gênaient.
Intuition plutôt chez lui, idée fugitive qui l’effleura. L’heureétait à l’action. Il fallait défendre Dolorès dont l’enlèvement, entoute hypothèse, était la raison même de l’attaque.
Il entrebâilla la fenêtre de la rue, et braqua son revolver. Uncoup de feu, l’alarme donnée dans le quartier, et les banditss’enfuiraient.
« Eh bien ! non, murmura-t-il, non. Il ne sera pas dit quej’aurai esquivé la lutte. L’occasion est trop belle… Et puis quisait s’ils s’enfuiraient ! Ils sont en nombre et se moquentdes voisins. »
Il rentra dans la chambre de Dolorès. En bas, du bruit. Ilécouta, et, comme cela provenait de l’escalier, il ferma la serrureà double tour.
Dolorès pleurait et se convulsait sur le divan.
Il la supplia :
– Avez-vous la force ? Nous sommes au premier étage. Jepourrais vous aider à descendre… Des draps à la fenêtre…
– Non, non, ne me quittez pas… Ils vont me tuer…Défendez-moi.
Il la prit dans ses bras et la porta dans la chambre voisine.Et, se penchant sur elle :
– Ne bougez pas et soyez calme. Je vous jure que, moi vivant,aucun de ces hommes ne vous touchera.
La porte de la première chambre fut ébranlée. Dolorès s’écria,en s’accrochant à lui :
– Ah ! les voilà… les voilà Ils vous tueront, vous êtesseul…
Il lui dit ardemment :
– Je ne suis pas seul : vous êtes là… vous êtes là près demoi.
Il voulut se dégager. Elle lui saisit la tête entre ses deuxmains, le regarda profondément dans les yeux, et murmura :
– Où allez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Non ne mourezpas, je ne veux pas, il faut vivre… il le faut…
Elle balbutia des mots qu’il n’entendit pas et qu’elle semblaitétouffer entre ses lèvres pour qu’il ne les entendît point, et, àbout d’énergie, exténuée, elle retomba sans connaissance.
Il se pencha sur elle, et la contempla un instant. Doucement ileffleura ses cheveux d’un baiser.
Puis il retourna dans la première chambre, ferma soigneusementla porte qui séparait les deux pièces et alluma l’électricité.
– Minute, les enfants ! cria-t-il. Vous êtes donc bienpressés de vous faire démolir ? Vous savez que c’est Lupin quiest là ? Gare la danse !
Tout en parlant il avait déplié un paravent de façon à cacher lesofa où reposait tout à l’heure Mme Kesselbach, et il avait jetésur ce sofa des robes et des couvertures.
La porte allait se briser sous l’effort des assaillants.
– Voilà ! j’accours ! Vous êtes prêts ? Ehbien ! au premier de ces messieurs !
Rapidement, il tourna la clef et tira le verrou.
Des cris, des menaces, un grouillement de brutes haineuses dansl’encadrement de la porte ouverte.
Et pourtant nul n’osait avancer. Avant de se ruer sur Lupin, ilshésitaient, saisis d’inquiétude, de peur…
C’est là ce qu’il avait prévu.
Debout au milieu de la pièce, bien en lumière, le bras tendu, iltenait entre ses doigts une liasse de billets de banque aveclesquels il faisait, en les comptant un à un, sept parts égales. Ettranquillement, il déclarait :
– Trois mille francs de prime pour chacun si Lupin est envoyé adpatres ? C’est bien ça, n’est-ce pas, qu’on vous apromis ? En voilà le double.
Il déposa les paquets sur une table, à portée des bandits.
Le Brocanteur hurla :
– Des histoires ! Il cherche à gagner du temps. Tironsdessus !
Il leva le bras. Ses compagnons le retinrent. Et Lupincontinuait :
– Bien entendu, cela ne change rien à votre plan de campagne.Vous vous êtes introduit ici : 1° pour enlever MmeKesselbach ; 2° et accessoirement, pour faire main basse surses bijoux. Je me considérerais comme le dernier des misérables sije m’opposais à ce double dessein.
– Ah ! ça, où veux-tu en venir ? grogna le Brocanteurqui écoutait malgré lui.
– Ah ! ah ! le Brocanteur, je commence à t’intéresser.Entre donc, mon vieux… Entrez donc tous… Il y a des courants d’airau haut de cet escalier et des mignons comme vous risqueraient des’enrhumer… Eh quoi ! nous avons peur ? Je suis pourtanttout seul… Allons, du courage, mes agneaux.
Ils pénétrèrent dans la pièce, intrigués et méfiants.
– Pousse la porte, le Brocanteur on sera plus à l’aise. Merci,mon gros. Ah ! je vois, en passant, que les billets de millese sont évanouis. Par conséquent, on est d’accord. Comme ons’entend tout de même entre honnêtes gens !
– Après ?
– Après ? eh bien ! puisque nous sommes associés…
– Associés !
– Dame ! n’avez-vous pas accepté mon argent ? Ontravaille ensemble, mon gros, et c’est ensemble que nous allons :1° enlever la jeune personne ; 2° enlever les bijoux.
Le Brocanteur ricana :
– Pas besoin de toi.
– Si mon gros.
– En quoi ?
– En ce que vous ignorez où se trouve la cachette aux bijoux, etque, moi, je la connais.
– On la trouvera.
– Demain. Pas cette nuit.
– Alors, cause. Qu’est-ce que tu veux ?
– Le partage des bijoux.
– Pourquoi n’as-tu pas tout pris, puisque tu connais lacachette ?
– Impossible de l’ouvrir seul. Il y a un secret, mais jel’ignore. Vous êtes là, je me sers de vous.
Le Brocanteur hésitait.
– Partager… partager… Quelques cailloux et un peu de cuivrepeut-être…
– Imbécile ! Il y en a pour plus d’un million.
Les hommes frémirent, impressionnés.
– Soit, dit le Brocanteur, mais si la Kesselbach fiche lecamp ? Elle est dans l’autre chambre, n’est-ce pas ?
– Non, elle est ici.
Lupin écarta un instant l’une des feuilles du paravent et laissaentrevoir l’amas de robes et de couvertures qu’il avait préparé surle sofa.
– Elle est ici, évanouie. Mais je ne la livrerai qu’après lepartage.
– Cependant…
– C’est à prendre ou à laisser. J’ai beau être seul. Vous savezce que je vaux. Donc…
Les hommes se consultèrent et le Brocanteur dit :
– Où est la cachette ?
– Sous le foyer de la cheminée. Mais il faut, quand on ignore lesecret, soulever d’abord toute la cheminée, la glace, les marbres,et tout cela d’un bloc, paraît-il. Le travail est dur.
– Bah ! nous sommes d’attaque. Tu vas voir ça. En cinqminutes…
Il donna des ordres, et aussitôt ses compagnons se mirent àl’œuvre avec un entrain et une discipline admirables. Deux d’entreeux, montés sur des chaises, s’efforçaient de soulever la glace.Les quatre autres s’attaquèrent à la cheminée elle-même. LeBrocanteur, à genoux, surveillait le foyer et commandait :
– Hardi, les gars ! Ensemble, s’il vous plaîtAttention ! une, deux Ah ! tenez, ça bouge.
Immobile, derrière eux, les mains dans ses poches, Lupin lesconsidérait avec attendrissement, et, en même temps, il savouraitde tout son orgeuil, en artiste et en maître, cette épreuve siviolente de son autorité, de sa force, de l’empire incroyable qu’ilexerçait sur les autres. Comment ces bandits avaient-ils puadmettre une seconde cette invraisemblable histoire, et perdretoute notion des choses, au point de lui abandonner toutes leschances de la bataille ?
Il tira de ses poches deux grands revolvers, massifs etformidables, tendit les deux bras, et, tranquillement, choisissantles deux premiers hommes qu’il abattrait, et les deux autres quitomberaient à la suite, il visa comme il eût visé sur deux cibles,dans un stand. Deux coups de feu à la fois, et deux encore…
Des hurlements… Quatre hommes s’écroulèrent les uns après lesautres, comme des poupées au jeu de massacre.
– Quatre ôtés de sept, reste trois, dit Lupin. Faut-ilcontinuer ?
Ses bras demeuraient tendus, ses deux revolvers braqués sur legroupe que formaient le Brocanteur et ses deux compagnons.
– Salaud ! gronda le Brocanteur, tout en cherchant unearme.
– Haut les pattes ! cria Lupin, ou je tire… Parfait !maintenant, vous autres, désarmez-le sinon…
Les deux bandits, tremblants de peur, paralysaient leur chef, etl’obligeaient à la soumission.
– Ligotez-le ! Ligotez-le, sacré nom ! Qu’est-ce queça peut vous faire ? Moi parti, vous êtes tous libres… Allons,nous y sommes ? Les poignets d’abord avec vos ceintures… Etles chevilles. Plus vite que ça…
Désemparé, vaincu, le Brocanteur ne résistait plus. Tandis queses compagnons l’attachaient, Lupin se baissa sur eux et leurassena deux terribles coups de crosse sur la tête. Ilss’affaissèrent.
– Voilà de la bonne besogne, dit-il en respirant. Dommage qu’iln’y en ait pas encore une cinquantaine… J’étais en train… Et toutcela avec une aisance, le sourire aux lèvres… Qu’en penses-tu, leBrocanteur ?
Le bandit maugréait. Il lui dit :
– Sois pas mélancolique, mon gros. Console-toi en te disant quetu coopères à une bonne action, le salut de Mme Kesselbach. Elle vate remercier elle-même de ta galanterie.
Il se dirigea vers la porte de la seconde chambre etl’ouvrit.
– Ah ! fit-il, en s’arrêtant sur le seuil, interdit,bouleversé.
La chambre était vide. Il s’approcha de la fenêtre, et vit uneéchelle appuyée au balcon, une échelle d’acier démontable.
– Enlevée enlevée, murmura-t-il. Louis de Malreich Ah ! leforban…
Il réfléchit une minute, tout en s’efforçant de dominer sonangoisse, et se dit qu’après tout, comme Mme Kesselbach ne semblaitcourir aucun danger immédiat, il n’y avait pas lieu de s’alarmer.Mais une rage soudaine le secoua, et il se précipita sur lesbandits, distribua quelques coups de botte aux blessés quis’agitaient, chercha et reprit ses billets de banque, puisbâillonna des bouches, lia des mains avec tout ce qu’il trouva,cordons de rideaux, embrasses, couvertures et draps réduits enbandelettes, et finalement aligna sur le tapis, devant le canapé,sept paquets humains, serrés les uns contre les autres, et ficeléscomme des colis.
– Brochette de momies sur canapé, ricana-t-il. Mets succulentpour un amateur ! Tas d’idiots, comment avez-vous fait votrecompte ? Vous voilà comme des noyés à la Morgue Mais aussi ons’attaque à Lupin, à Lupin défenseur de la veuve et del’orphelin ! Vous tremblez ? Faut pas, les agneaux !Lupin n’a jamais fait de mal à une mouche… Seulement, Lupin est unhonnête homme qui n’aime pas la fripouille, et Lupin connaît sesdevoirs. Voyons, est-ce qu’on peut vivre avec des chenapans commevous ? Alors quoi ? plus de respect pour la vie duprochain ? plus de respect pour le bien d’autrui ? plusde lois ? plus de société ? plus de conscience ?plus rien ? Où allons-nous, Seigneur, oùallons-nous ?
Sans même prendre la peine de les enfermer, il sortit de lachambre, gagna la rue, et marcha jusqu’à ce qu’il eût rejoint sontaxi-auto. Il envoya le chauffeur à la recherche d’une autreautomobile, et ramena les deux voitures devant la maison de MmeKesselbach.
Un bon pourboire, donné d’avance, évita les explicationsoiseuses. Avec l’aide des deux hommes il descendit les septprisonniers et les installa dans les voitures, pêle-mêle, sur lesgenoux les uns des autres. Les blessés criaient, gémissaient. Ilferma les portes.
– Gare les mains, dit-il.
Il monta sur le siège de la première voiture.
– En route !
– Où va-t-on ? demanda le chauffeur.
– 36, quai des Orfèvres, à la Sûreté.
Les moteurs ronflèrent un bruit de déclenchements, et l’étrangecortège se mit à dévaler par les pentes du Trocadéro.
Dans les rues on dépassa quelques charrettes de légumes. Deshommes, armés de perches, éteignaient des réverbères.
Il y avait des étoiles au ciel. Une brise fraîche flottait dansl’espace.
Lupin chantait.
La place de la Concorde, le Louvre… Au loin, la masse noire deNotre-Dame…
Il se retourna et entrouvrit la portière :
– Ça va bien, les camarades ? Moi aussi, merci. La nuit estdélicieuse, et on respire un air !
On sauta sur les pavés plus inégaux des quais. Et aussitôt, cefut le Palais de Justice et la porte de la Sûreté.
– Restez-là, dit Lupin aux deux chauffeurs, et surtout soignezbien vos sept clients.
Il franchit la première cour et suivit le couloir de droite quiaboutissait aux locaux du service central. Des inspecteurs s’ytrouvaient en permanence.
– Du gibier, messieurs, dit-il en entrant et du gros. M. Weberest là ? Je suis le nouveau commissaire de policed’Auteuil.
– M. Weber est dans son appartement. Faut-il leprévenir ?
– Une seconde. Je suis pressé. Je vais lui laisser un mot. Ils’assit devant une table et écrivit :
« Mon cher Weber,
« Je t’amène les sept bandits qui composaient la banded’Altenheim, ceux qui ont tué Gourel et bien d’autres, qui m’onttué également sous le nom de M. Lenormand.
« Il ne reste plus que leur chef. Je vais procéder à sonarrestation immédiate. Viens me rejoindre. Il habite à Neuilly, rueDelaizement, et se fait appeler Léon Massier.
« Cordiales salutations.
« Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. »
Il cacheta.
– Voici pour M. Weber. C’est urgent. Maintenant, il me faut septhommes pour prendre livraison de la marchandise. Je l’ai laisséesur le quai.
Devant les autos, il fut rejoint par un inspecteurprincipal.
– Ah ! c’est vous, monsieur Lebœuf, lui dit-il. J’ai faitun beau coup de filet Toute la bande d’Altenheim Ils sont là dansles autos.
– Où donc les avez-vous pris ?
– En train d’enlever Mme Kesselbach et de piller sa maison. Maisj’expliquerai tout cela, en temps opportun.
L’inspecteur principal le prit à part, et, d’un air étonné :
– Mais, pardon, on est venu me chercher de la part ducommissaire d’Auteuil. Et il ne me semble pas… À qui ai-jel’honneur de parler ?
– À la personne qui vous fait le joli cadeau de sept apaches dela plus belle qualité.
– Encore voudrais-je savoir ?
– Mon nom ?
– Oui.
– Arsène Lupin.
Il donna vivement un croc-en-jambe à son interlocuteur, courutjusqu’à la rue de Rivoli, sauta dans une automobile qui passait etse fit conduire à la porte des Ternes.
Les immeubles de la route de la Révolte étaient proches ;il se dirigea vers le numéro 3.
Malgré tout son sang-froid, et l’empire qu’il avait surlui-même, Arsène Lupin ne parvenait pas à dominer l’émotion quil’envahissait. Retrouverait-il Dolorès Kesselbach ? Louis deMalreich avait-il ramené la jeune femme, soit chez lui, soit dansla remise du Brocanteur ?
Lupin avait pris au Brocanteur la clef de cette remise, de sortequ’il lui fut facile, après avoir sonné et après avoir traversétoutes les cours, d’ouvrir la porte et de pénétrer dans le magasinde bric-à-brac.
Il alluma sa lanterne et s’orienta. Un peu à droite, il y avaitl’espace libre où il avait vu les complices tenir un dernierconciliabule.
Sur le canapé désigné par le Brocanteur, il aperçut une formenoire.
Enveloppée de couvertures, bâillonnée, Dolorès gisait là…
Il la secourut.
– Ah ! vous voilà… vous voilà, balbutia-t-elle… Ils ne vousont rien fait ?
Et aussitôt, se dressant et montrant le fond du magasin :
– Là, il est parti de ce côté… j’ai entendu… je suis sûre.. Ilfaut aller, je vous en prie…
– Vous d’abord, dit-il.
– Non, lui… frappez-le je vous en prie, frappez-le.
La peur, cette fois, au lieu de l’abattre, semblait lui donnerdes forces inusitées, et elle répéta, dans un immense désir delivrer l’effroyable ennemi qui la torturait :
– Lui d’abord… Je ne peux plus vivre, il faut que vous mesauviez de lui… il le faut, je ne peux plus vivre…
Il la délia, retendit soigneusement sur le canapé et lui dit:
– Vous avez raison… D’ailleurs, ici vous n’avez rien à craindre…Attendez-moi, je reviens…
Comme il s’éloignait, elle saisit sa main vivement :
– Mais vous ?
– Eh bien ?
– Si cet homme…
On eût dit qu’elle appréhendait pour Lupin ce combat suprêmeauquel elle l’exposait, et que, au dernier moment, elle eût étéheureuse de le retenir.
Il murmura :
– Merci, soyez tranquille. Qu’ai-je à redouter ? Il estseul.
Et, la laissant, il se dirigea vers le fond. Comme il s’yattendait, il découvrit une échelle dressée contre le mur, et quile conduisit au niveau de la petite lucarne grâce à laquelle ilavait assisté à la réunion des bandits. C’était le chemin queMalreich avait pris pour rejoindre sa maison de la rueDelaizement.
Il refit ce chemin, comme il l’avait fait quelques heures plustôt, passa dans l’autre remise et descendit dans le jardin. Il setrouvait derrière le pavillon même occupé par Malreich.
Chose étrange, il ne douta pas une seconde que Malreich ne fûtlà.
Inévitablement il allait le rencontrer, et le duel formidablequ’ils soutenaient l’un contre l’autre touchait à sa fin. Quelquesminutes encore, et tout serait terminé.
Il fut confondu ! Ayant saisi la poignée d’une porte, cettepoignée tourna et la porte céda sous son effort. Le pavillonn’était même pas fermé.
Il traversa une cuisine, un vestibule, et monta un escalier, etil avançait délibérément, sans chercher à étouffer le bruit de sespas.
Sur le palier, il s’arrêta. La sueur coulait de son front et sestempes battaient sous l’afflux du sang.
Pourtant, il restait calme, maître de lui et conscient de sesmoindres pensées.
Il déposa sur une marche ses deux revolvers.
– Pas d’armes, se dit-il, mes mains seules, rien que l’effort demes deux mains ça suffit… ça vaut mieux.
En face de lui, trois portes. Il choisit celle du milieu, et fitjouer la serrure. Aucun obstacle. Il entra.
Il n’y avait point de lumière dans la chambre, mais, par lafenêtre grande ouverte, pénétrait la clarté de la nuit, et dansl’ombre il apercevait les draps et les rideaux blancs du lit.
Et là quelqu’un se dressait.
Brutalement, sur cette silhouette, il lança le jet de salanterne.
– Malreich !
Le visage blême de Malreich, ses yeux sombres, ses pommettes decadavre, son cou décharné…
Et tout cela était immobile, à cinq pas de lui, et il n’auraitsu dire si ce visage inerte, si ce visage de mort exprimait lamoindre terreur ou même seulement un peu d’inquiétude.
Lupin fit un pas, et un deuxième, et un troisième.
L’homme ne bougeait point.
Voyait-il ? Comprenait-il ? On eût dit que ses yeuxregardaient dans le vide et qu’il se croyait obsédé par unehallucination plutôt que frappé par une image réelle.
Encore un pas…
« Il va se défendre, pensa Lupin, il faut qu’il se défende.»
Et Lupin avança le bras vers lui.
L’homme ne fit pas un geste, il ne recula point, ses paupièresne battirent pas. Le contact eut lieu.
Et ce fut Lupin qui, bouleversé, épouvanté, perdit la tête. Ilrenversa l’homme, le coucha sur son lit, le roula dans ses draps,le sangla dans ses couvertures, et le tint sous son genou comme uneproie sans que l’homme eût tenté le moindre geste derésistance.
– Ah ! clama Lupin, ivre de joie et de haine assouvie, jet’ai enfin écrasée, bête odieuse ! Je suis le maîtreenfin !
Il entendit du bruit dehors, dans la rue Delaizement, des coupsque l’on frappait contre la grille. Il se précipita vers la fenêtreet cria :
– C’est toi, Weber ! Déjà ! À la bonne heure ! Tues un serviteur modèle ! Force la grille, mon bonhomme, etaccours, tu seras le bienvenu. En quelques minutes, il fouilla lesvêtements de son prisonnier, s’empara de son portefeuille, raflales papiers qu’il put trouver dans les tiroirs du bureau et dusecrétaire, les jeta tous sur la table et les examina.
Il eut un cri de joie : le paquet de lettres était là, le paquetdes fameuses lettres qu’il avait promis de rendre à l’Empereur.
Il remit les papiers à leur place et courut à la fenêtre.
– Voilà qui est fait, Weber ! Tu peux entrer ! Tutrouveras l’assassin de Kesselbach dans son lit, tout préparé ettout ficelé… Adieu, Weber…
Et Lupin, dégringolant rapidement l’escalier, courut jusqu’à laremise et, tandis que Weber s’introduisait dans la maison, ilrejoignit Dolorès Kesselbach.
À lui seul, il avait arrêté les sept compagnonsd’Altenheim ! Et il avait livré à la justice le chefmystérieux de la bande, le monstre infâme, Louis deMalreich !
Sur un large balcon de bois, assis devant une table, un jeunehomme écrivait.
Parfois il levait la tête et contemplait d’un regard vaguel’horizon des coteaux où les arbres, dépouillés par l’automne,laissaient tomber leurs dernières feuilles sur les toits rouges desvillas et sur les pelouses des jardins. Puis il recommençait àécrire.
Au bout d’un moment, il prit sa feuille de papier et lut à hautevoix :
Nos jours s’en vont à la dérive,
Comme emportés par un courant
Qui les pousse vers une rive
Que l’on n’aborde qu’en mourant.
– Pas mal, fit une voix derrière lui, Mme Amable Tastu n’eût pasfait mieux. Enfin, tout le monde ne peut pas être Lamartine.
– Vous ! Vous ! balbutia le jeune homme avecégarement.
– Mais oui, poète, moi-même, Arsène Lupin qui vient voir soncher ami Pierre Leduc.
Pierre Leduc se mit à trembler, comme grelottant de fièvre. Ildit à voix basse :
– L’heure est venue ?
– Oui, mon excellent Pierre Leduc, l’heure est venue pour toi dequitter ou plutôt d’interrompre la molle existence de poète que tumènes depuis plusieurs mois aux pieds de Geneviève Ernemont et deMme Kesselbach, et d’interpréter le rôle que je t’ai réservé dansma pièce… une jolie pièce, je t’assure, un bon petit drame biencharpenté, selon les règles de l’art, avec trémolos, rires etgrincements de dents. Nous voici arrivés au cinquième acte, ledénouement approche, et c’est toi, Pierre Leduc, qui en est lehéros. Quelle gloire !
Le jeune homme se leva :
– Et si je refuse ?
– Idiot !
– Oui, si je refuse ? Après tout, qui m’oblige à mesoumettre à votre volonté ? Qui m’oblige à accepter un rôleque je ne connais pas encore, mais qui me répugne d’avance, et dontj’ai honte ?
– Idiot ! répéta Lupin.
Et, forçant Pierre Leduc à s’asseoir, il prit place auprès delui et, de sa voix la plus douce :
– Tu oublies tout à fait, bon jeune homme, que tu ne t’appellespas Pierre Leduc, mais Gérard Baupré. Si tu portes le nom admirablede Pierre Leduc, c’est que toi, Gérard Baupré, tu as assassinéPierre Leduc et lui as volé sa personnalité.
Le jeune homme sauta d’indignation :
– Vous êtes fou ! vous savez bien que c’est vous qui aveztout combiné…
– Parbleu, oui, je le sais bien, mais la justice, quand je luifournirai la preuve que le véritable Pierre Leduc est mort de mortviolente, et que, toi, tu as pris sa place ?
Atterré le jeune homme bégaya :
– On ne le croira pas… Pourquoi aurais-je fait cela ? Dansquel but ?
– Idiot ! Le but est si visible que Weber lui-même l’eûtaperçu. Tu mens quand tu dis que tu ne veux pas accepter un rôleque tu ignores. Ce rôle, tu le connais. C’est celui qu’eût jouéPierre Leduc, s’il n’était pas mort.
– Mais Pierre Leduc, pour moi, pour tout le monde, ce n’estencore qu’un nom. Qui était-il ? Qui suis-je ?
– Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– Je veux savoir. Je veux savoir où je vais.
– Et si tu le sais, marcheras-tu droit devant toi ?
– Oui, si ce but dont vous parlez en vaut la peine.
– Sans cela, crois-tu que je me donnerais tant de mal ?
– Qui suis-je ? Et quel que soit mon destin, soyez sûr quej’en serai digne. Mais je veux savoir. Qui suis-je ?
Arsène Lupin ôta son chapeau, s’inclina et dit :
– Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince deBerncastel, électeur de Trêves, et seigneur d’autres lieux.
Trois jours plus tard. Lupin emmenait Mme Kesselbach enautomobile du côté de la frontière. Le voyage fut silencieux.
Lupin se rappelait avec émotion le geste effrayé de Dolorès etles paroles qu’elle avait prononcées dans la maison de la rue desVignes au moment où il allait la défendre contre les complicesd’Altenheim. Et elle devait s’en souvenir aussi car elle restaitgênée en sa présence, et visiblement troublée.
Le soir, ils arrivèrent dans un petit château tout vêtu defeuilles et de fleurs, coiffé d’un énorme chapeau d’ardoises, etentouré d’un grand jardin aux arbres séculaires.
Ils y trouvèrent Geneviève déjà installée, et qui revenait de laville voisine où elle avait choisi des domestiques du pays.
– Voici votre demeure, madame, dit Lupin. C’est le château deBruggen. Vous y attendrez en toute sécurité la fin de cesévénements. Demain, Pierre Leduc, que j’ai prévenu, sera votrehôte.
Il repartit aussitôt, se dirigea sur Veldenz et remit au comtede Waldemar le paquet des fameuses lettres qu’il avaitreconquises.
– Vous connaissez mes conditions, mon cher Waldemar, dit Lupin…Il s’agit, avant tout, de relever la maison de Deux-Ponts-Veldenzet de rendre le grand-duché au grand-duc Hermann IV.
– Dès aujourd’hui je vais commencer les négociations avec leconseil de régence. D’après mes renseignements, ce sera chosefacile. Mais ce grand-duc Hermann…
– Son Altesse habite actuellement, sous le nom de Pierre Leduc,le château de Bruggen. Je donnerai sur son identité toutes lespreuves qu’il faudra.
Le soir même, Lupin reprenait la route de Paris, avecl’intention d’y pousser activement le procès de Malreich et dessept bandits.
Ce que fut cette affaire, la façon dont elle fut conduite, etcomment elle se déroula, il serait fastidieux d’en parler,tellement les faits, et tellement même les plus petits détails,sont présents à la mémoire de tous. C’est un de ces événementssensationnels, que les paysans les plus frustes des bourgades lesplus lointaines commentent et racontent entre eux.
Mais ce que je voudrais rappeler, c’est la part énorme que pritArsène Lupin à la poursuite de l’affaire, et aux incidents del’instruction.
En fait, l’instruction ce fut lui qui la dirigea. Dès le début,il se substitua aux pouvoirs publics, ordonnant les perquisitions,indiquant les mesures à prendre, prescrivant les questions à poseraux prévenus, ayant réponse à tout…
Qui ne se souvient de l’ahurissement général, chaque matin,quand on lisait dans les journaux ces lettres irrésistibles delogique et d’autorité, ces lettres signées tour à tour :
Arsène Lupin, juge d’instruction.
Arsène Lupin, procureur général.
Arsène Lupin, garde des Sceaux.
Arsène Lupin, flic.
Il apportait à la besogne un entrain, une ardeur, une violencemême, qui étonnaient de sa part à lui, si plein d’ironiehabituellement, et, somme toute, par tempérament, si disposé à uneindulgence en quelque sorte professionnelle.
Non, cette fois, il haïssait.
Il haïssait ce Louis de Malreich, bandit sanguinaire, bêteimmonde, dont il avait toujours eu peur, et qui, même enfermé, mêmevaincu, lui donnait encore cette impression d’effroi et derépugnance que l’on éprouve à la vue d’un reptile.
En outre, Malreich n’avait-il pas eu l’audace de persécuterDolorès ?
« Il a joué, il a perdu, se disait Lupin, sa tête sautera. »C’était cela qu’il voulait, pour son affreux ennemi : l’échafaud,le matin blafard où le couperet de la guillotine glisse et tue.
Etrange prévenu, celui que le juge d’instruction questionnadurant des mois entre les murs de son cabinet ! Etrangepersonnage que cet homme osseux, à figure de squelette, aux yeuxmorts !
Il semblait absent de lui-même. Il n’était pas là, maisailleurs. Et si peu soucieux de répondre !
– Je m’appelle Léon Massier.
Telle fut l’unique phrase dans laquelle il se renferma.
Et Lupin ripostait :
– Tu mens. Léon Massier, né à Périgueux, orphelin à l’âge de dixans, est mort il y a sept ans. Tu as pris ses papiers. Mais tuoublies son acte de décès. Le voilà.
Et Lupin envoya au Parquet une copie de l’acte.
– Je suis Léon Massier, affirmait de nouveau le prévenu.
– Tu mens, répliquait Lupin, tu es Louis de Malreich, le dernierdescendant d’un petit noble établi en Allemagne au XVIIIe siècle.Tu avais un frère, qui tour à tour s’est fait appeler Parbury,Ribeira et Altenheim : ce frère, tu l’as tué. Tu avais une sœur,Isilda de Malreich : cette sœur, tu l’as tuée.
– Je suis Léon Massier.
– Tu mens. Tu es Malreich. Voilà ton acte de naissance. Voicicelui de ton frère, celui de ta sœur.
Et les trois actes, Lupin les envoya.
D’ailleurs, sauf en ce qui concernait son identité, Malreich nese défendait pas, écrasé sans doute sous l’accumulation des preuvesque l’on relevait contre lui. Que pouvait-il dire ? Onpossédait quarante billets écrits de sa main – la comparaison desécritures le démontra -, écrits de sa main à la bande de sescomplices, et qu’il avait négligé de déchirer, après les avoirrepris.
Et tous ces billets étaient des ordres visant l’affaireKesselbach, l’enlèvement de M. Lenormand et de Gourel, la poursuitedu vieux Steinweg, l’établissement des souterrains de Garches, etc.Etait-il possible de nier ?
Une chose assez bizarre déconcerta la justice. Confrontés avecleur chef, les sept bandits affirmèrent tous qu’ils ne leconnaissaient point. Ils ne l’avaient jamais vu. Ils recevaient sesinstructions, soit par téléphone, soit dans l’ombre, au moyenprécisément de ces petits billets que Malreich leur transmettaitrapidement, sans un mot.
Mais, du reste, la communication entre le pavillon de la rueDelaizement et la remise du Brocanteur n’était-elle pas une preuvesuffisante de complicité ? De là, Malreich voyait etentendait. De là, le chef surveillait ses hommes.
Les contradictions ? les faits en apparenceinconciliables ? Lupin expliqua tout. Dans un article célèbre,publié le matin du procès, il prit l’affaire à son début, en révélales dessous, en débrouilla l’écheveau, montra Malreich habitant, àl’insu de tous, la chambre de son frère, le faux major Parbury,allant et venant, invisible, par les couloirs du Palace-Hôtel, etassassinant Kesselbach, assassinant le garçon d’hôtel, assassinantle secrétaire Chapman.
On se rappelle les débats. Ils furent terrifiants à la fois etmornes ; terrifiants par l’atmosphère d’angoisse qui pesa surla foule et par les souvenirs de crime et de sang qui obsédaientles mémoires ; mornes, lourds, obscurs, étouffants, par suitedu silence formidable que garda l’accusé.
Pas une révolte. Pas un mouvement. Pas un mot.
Figure de cire, qui ne voyait pas et qui n’entendait pas !Vision effrayante de calme et d’impassibilité ! Dans la salleon frissonnait. Les imaginations affolées, plutôt qu’un homme,évoquaient une sorte d’être surnaturel, un génie des légendesorientales, un de ces dieux de l’Inde qui sont le symbole de toutce qui est féroce, cruel, sanguinaire et destructeur.
Quant aux autres bandits, on ne les regardait même pas,comparses insignifiants qui se perdaient dans l’ombre de ce chefdémesuré.
La déposition la plus émouvante fut celle de Mme Kesselbach. Àl’étonnement de tous, et à la surprise même de Lupin, Dolorès quin’avait répondu à aucune des convocations du juge, et dont onignorait la retraite, Dolorès apparut, veuve douloureuse, pourapporter un témoignage irrécusable contre l’assassin de sonmari.
Elle dit simplement, après l’avoir regardé longtemps :
– C’est celui-là qui a pénétré dans ma maison de la rue desVignes, c’est lui qui m’a enlevée, et c’est lui qui m’a enferméedans la remise du Brocanteur. Je le reconnais.
– Vous l’affirmez ?
– Je le jure devant Dieu et devant les hommes.
Le surlendemain, Louis de Malreich, dit Léon Massier, étaitcondamné à mort. Et sa personnalité absorbait tellement,pourrait-on dire, celle de ses complices que ceux-ci bénéficièrentdes circonstances atténuantes.
– Louis de Malreich, vous n’avez rien à dire ? demanda lePrésident des assises.
Il ne répondit pas.
Une seule question resta obscure aux yeux de Lupin. PourquoiMalreich avait-il commis tous ces crimes ? Quevoulait-il ? Quel était son but ?
Lupin ne devait pas tarder à l’apprendre et le jour était procheoù, tout pantelant d’horreur, frappé de désespoir, mortellementatteint, le jour était proche où il allait savoir l’épouvantablevérité.
Pour le moment, sans que l’idée néanmoins cessât de l’effleurer,il ne s’occupa plus de l’affaire Malreich. Résolu à faire peauneuve, comme il disait, rassuré d’autre part sur le sort de MmeKesselbach et de Geneviève, dont il suivait de loin l’existencepaisible, et enfin tenu au courant par Jean Doudeville qu’il avaitenvoyé à Veldenz, tenu au courant de toutes les négociations qui sepoursuivaient entre la Cour d’Allemagne et la Régence deDeux-Ponts-Veldenz, il employait, lui, tout son temps à liquider lepassé et à préparer l’avenir.
L’idée de la vie différente qu’il voulait mener sous les yeux deMme Kesselbach l’agitait d’ambitions nouvelles et de sentimentsimprévus, où l’image de Dolorès se trouvait mêlée sans qu’il s’enrendît un compte exact.
En quelques semaines, il supprima toutes les preuves quiauraient pu un jour le compromettre, toutes les traces qui auraientpu conduire jusqu’à lui. Il donna à chacun de ses ancienscompagnons une somme d’argent suffisante pour les mettre à l’abridu besoin, et il leur dit adieu en leur annonçant qu’il partaitpour l’Amérique du Sud.
Un matin, après une nuit de réflexions minutieuses et une étudeapprofondie de la situation, il s’écria :
– C’est fini. Plus rien à craindre. Le vieux Lupin est mort.Place au jeune.
On lui apporta une dépêche d’Allemagne. C’était le dénouementattendu. Le Conseil de Régence, fortement influencé par la Cour deBerlin, avait soumis la question aux électeurs du grand-duché, etles électeurs, fortement influencés par le Conseil de Régence,avaient affirmé leur attachement inébranlable à la vieille dynastiedes Veldenz. Le comte Waldemar était chargé, ainsi que troisdélégués de la noblesse, de l’armée et de la magistrature, d’allerau château de Bruggen, d’établir rigoureusement l’identité dugrand-duc Hermann IV, et de prendre avec Son Altesse toutesdispositions relatives à son entrée triomphale dans la principautéde ses pères, entrée qui aurait lieu vers le début du moissuivant.
– Cette fois, ça y est, se dit Lupin, le grand projet de M.Kesselbach se réalise. Il ne reste plus qu’à faire avaler monPierre Leduc au Waldemar. Jeu d’enfant ! Demain les bans deGeneviève et de Pierre seront publiés. Et c’est la fiancée dugrand-duc que l’on présentera à Waldemar !
Et, tout heureux, il partit en automobile pour le château deBruggen. Il chantait dans sa voiture, il sifflait, il interpellaitson chauffeur.
– Octave, sais-tu qui tu as l’honneur de conduire ? Lemaître du monde… Oui, mon vieux, ça t’épate, hein ?Parfaitement, c’est la vérité. Je suis le maître du monde.
Il se frottait les mains, et, continuant à monologuer :
– Tout de même, ce fut long. Voilà un an que la lutte acommencé. Il est vrai que c’est la lutte la plus formidable quej’aie soutenue… Nom d’un chien, quelle guerre de géants !
Et il répéta :
– Mais cette fois ça y est. Les ennemis sont à l’eau. Plusd’obstacles entre le but et moi. La place est libre,bâtissons ! J’ai les matériaux sous la main, j’ai lesouvriers, bâtissons. Lupin ! Et que le palais soit digne detoi !
Il se fit arrêter à quelques centaines de mètres du château pourque son arrivée fût plus discrète, et il dit à Octave :
– Tu entreras d’ici vingt minutes, à quatre heures, et tu irasdéposer mes valises dans le petit chalet qui est au bout du parc.C’est là que j’habiterai.
Au premier détour du chemin, le château lui apparut, àl’extrémité d’une sombre allée de tilleuls. De loin, sur le perron,il aperçut Geneviève qui passait.
Son cœur s’émut doucement.
– Geneviève, Geneviève, dit-il avec tendresse… Geneviève, le vœuque j’ai fait à ta mère mourante se réalise également… Geneviève,grande-duchesse… Et moi, dans l’ombre, près d’elle, veillant à sonbonheur et poursuivant les grandes combinaisons de Lupin.
Il éclata de rire, sauta derrière un groupe d’arbres qui sedressaient à gauche de l’allée, et fila le long d’épais massifs. Dela sorte il parvenait au château sans qu’on eût pu le surprendredes fenêtres du salon ou des chambres principales.
Son désir était de voir Dolorès avant qu’elle ne le vît, et,comme il avait fait pour Geneviève, il prononça son nom plusieursfois, mais avec une émotion qui l’étonnait lui-même :
– Dolorès… Dolorès…
Furtivement il suivit les couloirs et gagna la salle à manger.De cette pièce, par une glace sans tain, il pouvait apercevoir lamoitié du salon.
Il s’approcha.
Dolorès était allongée sur une chaise longue, et Pierre Leduc, àgenoux devant elle, la regardait d’un air extasié.
Pierre Leduc aimait Dolorès !
Ce fut en Lupin une douleur profonde, aiguë, comme s’il avaitété blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si fortequ’il eut – et c’était la première fois – la vision nette de ce queDolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu’il en prîtconscience.
Pierre Leduc aimait Dolorès, et il la regardait comme on regardecelle qu’on aime.
Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l’instinct du meurtre.Ce regard, ce regard d’amour qui se posait sur la jeune femme, ceregard l’affolait. Il avait l’impression du grand silence quienveloppait la jeune femme et le jeune homme, et, dans ce silence,dans l’immobilité des attitudes, il n’y avait plus de vivant que ceregard d’amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel lesyeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l’enthousiasme,tout l’emportement d’un être pour un autre.
Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaientinvisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses auxlongs cils noirs. Mais comme elle sentait le regard d’amour quicherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresseimpalpable !
« Elle l’aime… elle l’aime », se dit Lupin, brûlé dejalousie.
Et, comme Pierre faisait un geste : « Oh ! le misérable,s’il ose la toucher, je le tue. »
Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison, eten s’efforçant de la combattre :
« Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin, tu te laissesaller ! Voyons, c’est tout naturel si elle l’aime… Oui,évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à tonapproche, un certain trouble… Triple idiot, mais tu n’es qu’unbandit, toi, un voleur tandis que lui, il est duc, il est jeune.»
Pierre n’avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent,et il sembla que Dolorès s’éveillait. Doucement, lentement, elleleva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrentà ceux du jeune homme, de ce même regard qui s’offre, et qui selivre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers.
Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. En troisbonds, Lupin se rua dans le salon, s’élança sur le jeune homme, lejeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors delui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria :
– Mais vous ne savez donc pas ? Il ne vous a pas dit, lefourbe ? Et vous l’aimez, lui ? Il a donc une tête degrand-duc ? Ah ! que c’est drôle !
Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avecstupeur :
– Un grand-duc, lui ! Hermann IV, duc deDeux-Ponts-Veldenz ! Prince régnant ! Grandélecteur ! mais c’est à mourir de rire. Lui ! Mais ils’appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds, unmendiant que j’ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c’estmoi qui l’ai fait grand-duc ! Ah ! ah ! que c’estdrôle ! Si vous l’aviez vu se couper le petit doigt… troisfois il s’est évanoui… une poule mouillée Ah ! tu te permetsde lever les yeux sur les dames et de te révolter contre le maître…Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz.
Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instantet le jeta par la fenêtre ouverte.
– Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines.
Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle leregardait avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas, des yeux defemme qui hait et que la colère exaspère. Etait-ce possible que cefût Dolorès, la faible et maladive Dolorès ?
Elle balbutia :
– Qu’est-ce que vous faites ? Vous osez ? Etlui ? Alors, c’est vrai ? Il m’a menti ?
– S’il a menti ? s’écria Lupin, comprenant son humiliationde femme S’il a menti ? Lui, grand-duc ! Un polichinelletout simplement, un instrument que j’accordais pour y jouer desairs de ma fantaisie ! Ah ! l’imbécile !l’imbécile !
Repris de rage, il frappait du pied et montrait le poing vers lafenêtre ouverte. Et il se mit à marcher d’un bout à l’autre de lapièce, et il jetait des phrases où éclatait la violence de sespensées secrètes.
– L’imbécile ! Il n’a donc pas vu ce que j’attendais delui ? Il n’a donc pas deviné la grandeur de son rôle ?Ah ! ce rôle, je le lui entrerai de force dans le crâne. Hautla tête, crétin ! Tu seras grand-duc de par ma volonté !Et prince régnant ! avec une liste civile, et des sujets àtondre ! et un palais que Charlemagne te rebâtira ! et unmaître qui sera moi. Lupin ! Comprends-tu, ganache ? Hautla tête, sacré nom, plus haut que ça ! Regarde le ciel,souviens-toi qu’un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu’ilne fût question des Hohenzollern. Et tu es un Deux-Ponts, nom denom, pas un de moins, et je suis là, moi, moi. Lupin ! Et tuseras grand-duc, je te le dis, grand-duc de carton ? Soit,mais grand-duc quand même, animé par mon souffle et brûlé de mafièvre. Fantoche ? Soit. Mais un fantoche qui dira mesparoles, qui fera mes gestes, qui exécutera mes volontés, quiréalisera mes rêves… oui, mes rêves.
Il ne bougeait plus, comme ébloui par la magnificence de sonrêve intérieur.
Puis il s’approcha de Dolorès, et, la voix sourde, avec unesorte d’exaltation mystique, il proféra :
– À ma gauche, l’Alsace-Lorraine… À ma droite, Bade, leWurtemberg, la Bavière, l’Allemagne du Sud, tous ces Etats malsoudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien,mais inquiets, tous prêts à s’affranchir… Comprenez-vous tout cequ’un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu’il peutéveiller d’aspirations, tout ce qu’il peut souffler de haines, toutce qu’il peut susciter de révoltes et de colères ?
Plus bas encore, il répéta :
– Et à gauche, l’Alsace-Lorraine ! Comprenez-vous ?Cela, des rêves, allons donc ! c’est la réalitéd’après-demain, de demain. Oui, je veux… je veux… Oh ! tout ceque je veux et tout ce que je ferai, c’est inouï ! Mais pensezdonc, à deux pas de la frontière d’Alsace ! en plein paysallemand ! près du vieux Rhin ! Il suffira d’un peud’intrigue, d’un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie,j’en ai… j’en ai à revendre… Et je serai le maître ! Je seraicelui qui dirige. Pour l’autre, pour le fantoche, le titre et leshonneurs… Pour moi, le pouvoir ! Je resterai dans l’ombre. Pasde charge : ni ministre, ni même chambellan ! Rien. Je serail’un des serviteurs du palais, le jardinier peut-être… Oui, lejardinier… Oh ! la vie formidable ! cultiver des fleurset changer la carte de l’Europe !
Elle le contemplait avidement, dominée, soumise par la force decet homme. Et ses yeux exprimaient une admiration qu’elle necherchait point à dissimuler. Il posa les mains sur les épaules dela jeune femme et il dit :
– Voilà mon rêve. Si grand qu’il soit, il sera dépassé par lesfaits, je vous le jure. Le Kaiser a déjà vu ce que je valais. Unjour, il me trouvera devant lui, campé, face à face. J’ai tous lesatouts en main. Valenglay marchera pour moi ! L’Angleterreaussi la partie est jouée Voilà mon rêve Il en est un autre…
Il se tut subitement. Dolorès ne le quittait pas des yeux, etune émotion infinie bouleversait son visage.
Une grande joie le pénétra à sentir une fois de plus, et sinettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n’avait plusl’impression d’être pour elle ce qu’il était, un voleur, un bandit,mais un homme, un homme qui aimait, et dont l’amour remuait, aufond d’une âme amie, des sentiments inexprimés.
Alors, il ne parla point, mais il lui dit, sans les prononcer,tous les mots de tendresse et d’adoration, et il songeait à la viequ’ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignoréset tout-puissants.
Un long silence les unit. Puis, elle se leva et ordonnadoucement :
– Allez-vous-en, je vous supplie de partir… Pierre épouseraGeneviève, cela je vous le promets, mais il vaut mieux que vouspartiez, que vous ne soyez pas là ??? Allez-vous-en, Pierreépousera Geneviève ???
Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots plusprécis, mais il n’osait rien demander. Et il se retira, ébloui,grisé, et si heureux d’obéir et de soumettre sa destinée à lasienne !
Sur son chemin vers la porte, il rencontra une chaise bassequ’il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissala tête. C’était un petit miroir de poche, en ébène, avec unchiffre en or.
Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l’objet.
Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L et unM.
Un L et un M !
– Louis de Malreich, dit-il en frissonnant.
Il se retourna vers Dolorès.
– D’où vient ce miroir ? À qui est-ce ? Il serait trèsimportant de…
Elle saisit l’objet et l’examina :
– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… un domestiquepeut-être.
– Un domestique, en effet, dit-il, mais c’est très bizarre… il ya là une coïncidence…
Au même moment, Geneviève entra par la porte du salon, et, sansvoir Lupin, que cachait un paravent, tout de suite, elle s’écria:
– Tiens ! votre glace, Dolorès… Vous l’avez doncretrouvée ? Depuis le temps que vous me faites chercher !Où était-elle ?
Et la jeune fille s’en alla en disant :
– Ah ! bien, tant mieux ! Ce que vous étiezinquiète ! je vais avertir immédiatement pour qu’on ne chercheplus…
Lupin n’avait pas remué, confondu et tâchant vainement decomprendre. Pourquoi Dolorès n’avait-elle pas dit la vérité ?Pourquoi ne s’était-elle pas expliquée aussitôt sur cemiroir ?
Une idée l’effleura, et il dit, un peu au hasard :
– Vous connaissiez Louis de Malreich ?
– Oui, fit-elle, en l’observant, comme si elle s’efforçait dedeviner les pensées qui l’assiégeaient.
Il se précipita vers elle avec une agitation extrême.
– Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Quiest-ce ? Qui est-ce ? Et pourquoi n’avez-vous riendit ? Où l’avez-vous connu ? Parlez… Répondez… Je vous enprie…
– Non, dit-elle.
– Il le faut, cependant… il le faut… Songez donc ! Louis deMalreich, l’assassin ! le monstre ! Pourquoi n’avez-vousrien dit ?
À son tour, elle posa les mains sur les épaules de Lupin, etelle déclara, d’une voix très ferme :
– Ecoutez, ne m’interrogez jamais parce que je ne parleraijamais… C’est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu’il arrive,personne ne le saura, personne au monde, je le jure…
Durant quelques minutes, il demeura devant elle, anxieux, lecerveau en déroute.
Il se rappelait le silence de Steinweg, et la terreur duvieillard quand il lui avait demandé la révélation du secretterrible. Dolorès savait, elle aussi, et elle se taisait.
Sans un mot, il sortit.
Le grand air, l’espace, lui firent du bien. Il franchit les mursdu parc, et longtemps erra à travers la campagne. Et il parlait àhaute voix :
– Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Voilà des mois etdes mois que, tout en bataillant et en agissant, je fais danser aubout de leurs cordes tous les personnages qui doivent concourir àl’exécution de mes projets ; et, pendant ce temps, j’aicomplètement oublié de me pencher sur eux et de regarder ce quis’agite dans leur cœur et dans leur cerveau. Je ne connais pasPierre Leduc, je ne connais pas Geneviève, je ne connais pasDolorès… Et je les ai traités en pantins, alors que ce sont despersonnages vivants. Et aujourd’hui, je me heurte à desobstacles
Il frappa du pied et s’écria :
– À des obstacles qui n’existent pas ! L’état d’âme deGeneviève et de Pierre, je m’en moque, j’étudierai cela plus tard,à Veldenz, quand j’aurai fait leur bonheur. Mais Dolorès Elleconnaît Malreich, et elle n’a rien dit ! Pourquoi ?Quelles relations les unissent ? A-t-elle peur de lui ?A-t-elle peur qu’il ne s’évade et ne vienne se venger d’uneindiscrétion ?
À la nuit, il gagna le chalet qu’il s’était réservé au fond duparc, et il y dîna de fort mauvaise humeur, pestant contre Octavequi le servait, ou trop lentement, ou trop vite.
– J’en ai assez, laisse-moi seul… Tu ne fais que des bêtisesaujourd’hui… Et ce café ? il est ignoble.
Il jeta la tasse à moitié pleine et, durant deux heures sepromena dans le parc, ressassant les mêmes idées. À la fin, unehypothèse se précisait en lui :
« Malreich s’est échappé de prison, il terrorise Mme Kesselbach,il sait déjà par elle l’incident du miroir. »
Lupin haussa les épaules :
« Et cette nuit, il va venir te tirer par les pieds. Allons, jeradote. Le mieux est de me coucher. »
Il rentra dans sa chambre et se mit au lit. Aussitôt, ils’assoupit, d’un lourd sommeil agité de cauchemars. Deux fois il seréveilla et voulut allumer les bougies, et deux fois il retomba,comme terrassé.
Il entendait sonner les heures cependant à l’horloge du village,ou plutôt il croyait les entendre, car il était plongé dans unesorte de torpeur où il lui semblait garder tout son esprit.
Et des songes le hantèrent, des songes d’angoisse etd’épouvante. Nettement, il perçut le bruit de sa fenêtre quis’ouvrait. Nettement, à travers ses paupières closes, à traversl’ombre épaisse, il vit une forme qui avançait.
Et cette forme se pencha sur lui.
Il eut l’énergie incroyable de soulever ses paupières et deregarder, ou du moins il se l’imagina. Rêvait-il ? Etait-iléveillé ? Il se le demandait désespérément.
Un bruit encore On prenait la boîte d’allumettes, à côté delui.
« Je vais donc y voir, se dit-il avec une grande joie. »
Une allumette craqua. La bougie fut allumée.
Des pieds à la tête. Lupin sentit la sueur qui coulait sur sapeau, en même temps que son cœur s’arrêtait de battre, suspendud’effroi. L’homme était là.
Etait-ce possible ? Non, non… Et pourtant, il voyait…Oh ! le terrifiant spectacle ! L’homme, le monstre, étaitlà.
– Je ne veux pas… je ne veux pas, balbutia Lupin, affolé.
L’homme, le monstre était là, vêtu de noir, un masque sur levisage, le chapeau mou rabattu sur ses cheveux blonds.
– Oh ! je rêve je rêve, dit Lupin en riant… c’est uncauchemar…
De toute sa force, de toute sa volonté, il voulut faire ungeste, un seul, qui chassât le fantôme.
Il ne le put pas.
Et tout à coup, il se souvint : la tasse de café ! le goûtde ce breuvage pareil au goût du café qu’il avait bu à Veldenz Ilpoussa un cri, fit un dernier effort, et retomba, épuisé.
Mais, dans son délire, il sentait que l’homme dégageait le hautde sa chemise, mettait sa gorge à nu et levait le bras, et il vitque sa main se crispait au manche d’un poignard, un petit poignardd’acier, semblable à celui qui avait frappé M. Kesselbach, Chapman,Altenheim, et tant d’autres…
Quelques heures plus tard. Lupin s’éveilla, brisé de fatigue, labouche amère.
Il resta plusieurs minutes à rassembler ses idées, et soudain,se rappelant, eut un mouvement de défense instinctif comme si onl’attaquait.
– Imbécile que je suis, s’écria-t-il en bondissant de son litC’est un cauchemar, une hallucination. Il suffit de réfléchir. Sic’était lui, si vraiment c’était un homme, en chair et en os, qui,cette nuit, a levé le bras sur moi, il m’aurait égorgé comme unpoulet. Celui-là n’hésite pas. Soyons logique. Pourquoi m’aurait-ilépargné ? Pour mes beaux yeux ? Non, j’ai rêvé, voilàtout…
Il se mit à siffloter, et s’habilla, tout en affectant le plusgrand calme, mais son esprit ne cessait pas de travailler, et sesyeux cherchaient.
Sur le parquet, sur le rebord de la croisée, aucune trace. Commesa chambre se trouvait au rez-de-chaussée et qu’il dormait lafenêtre ouverte, il était évident que l’agresseur serait venu parlà.
Or, il ne découvrit rien, et rien non plus au pied du murextérieur, sur le sable de l’allée qui bordait le chalet.
– Pourtant pourtant, répétait-il entre ses dents.
Il appela Octave.
– Où as-tu préparé le café que tu m’as donné hiersoir ?
– Au château, patron, comme tout le reste. Il n’y a pas defourneau ici.
– Tu as bu de ce café ?
– Non.
– Tu as jeté ce qu’il y avait dans la cafetière ?
– Dame, oui, patron. Vous le trouviez si mauvais. Vous n’avez puen boire que quelques gorgées.
– C’est bien. Apprête l’auto. Nous partons.
Lupin n’était pas homme à rester dans le doute. Il voulait uneexplication décisive avec Dolorès. Mais, pour cela, il avaitbesoin, auparavant, d’éclaircir certains points qui lui semblaientobscurs, et de voir Doudeville qui lui avait envoyé de Veldenz desrenseignements assez bizarres. D’une traite, il se fit conduire augrand-duché qu’il atteignit vers deux heures. Il eut une entrevueavec le comte de Waldemar auquel il demanda, sous un prétextequelconque, de retarder le voyage à Bruggen des délégués de laRégence. Puis il alla retrouver Jean Doudeville dans une taverne deVeldenz.
Doudeville le conduisit alors dans une autre taverne, où il luiprésenta un petit monsieur assez pauvrement vêtu : HerrStockli, employé aux archives de l’état civil.
La conversation fut longue. Ils sortirent ensemble, et tous lestrois passèrent furtivement par les bureaux de la l’Hôtel de Ville.À sept heures, Lupin dînait et repartait. À dix heures, il arrivaitau château de Bruggen et s’enquérait de Geneviève, afin de pénétreravec elle dans la chambre de Mme Kesselbach.
On lui répondit que Mlle Ernemont avait été rappelée à Paris parune dépêche de sa grand-mère.
– Soit, dit-il, mais Mme Kesselbach est-elle visible ?
– Madame s’est retirée aussitôt après le dîner. Elle doitdormir.
– Non, j’ai aperçu de la lumière dans son boudoir. Elle merecevra.
À peine d’ailleurs attendit-il la réponse de Mme Kesselbach. Ils’introduisit dans le boudoir presque à la suite de la servante,congédia celle-ci, et dit à Dolorès :
– J’ai à vous parler, madame, c’est urgent… Excusez-moi… J’avoueque ma démarche peut vous paraître importune… Mais vouscomprendrez, j’en suis sûr…
Il était très surexcité et ne semblait guère disposé à remettrel’explication, d’autant plus que, avant d’entrer, il avait crupercevoir du bruit.
Cependant, Dolorès était seule, étendue. Et elle lui dit, de savoix lasse :
– Peut-être aurions-nous pu demain.
Il ne répondit pas, frappé soudain par une odeur qui l’étonnaitdans ce boudoir de femme, une odeur de tabac. Et tout de suite, ileut l’intuition, la certitude qu’un homme se trouvait là, au momentoù lui-même arrivait, et qu’il s’y trouvait encore, dissimuléquelque part…
Pierre Leduc ? Non, Pierre Leduc ne fumait pas.Alors ?
Dolorès murmura :
– Finissons-en, je vous en prie.
– Oui, oui, mais auparavant vous serait-il possible de medire ? Il s’interrompit. À quoi bon l’interroger ? Sivraiment un homme se cachait, le dénoncerait-elle ? Alors, ilse décida, et, tâchant de dompter l’espèce de gêne peureuse quil’opprimait à sentir une présence étrangère, il prononça tout bas,de façon à ce que, seule, Dolorès entendît :
– Ecoutez, j’ai appris une chose que je ne comprends pas et quime trouble profondément. Il faut me répondre, n’est-ce pas,Dolorès ?
Il dit ce nom avec une grande douceur et comme s’il essayait dela dominer par l’amitié et la tendresse de sa voix.
– Quelle est cette chose ? dit-elle.
– Le registre de l’état civil de Veldenz porte trois noms, quisont les noms des derniers descendants de la famille Malreich,établie en Allemagne…
– Oui, vous m’avez raconté cela…
– Vous vous rappelez, c’est d’abord Raoul de Malreich, plusconnu sous son nom de guerre, Altenheim, le bandit, l’apache dugrand monde – aujourd’hui mort assassiné.
– Oui.
– C’est ensuite Louis de Malreich, le monstre, celui-là,l’épouvantable assassin, qui, dans quelques jours, seradécapité.
– Oui.
– Puis, enfin, Isilda la folle…
– Oui.
– Tout cela est donc, n’est-ce pas, bien établi ?
– Oui.
– Eh bien ! dit Lupin, en se penchant davantage sur elle,d’une enquête à laquelle je me suis livré tantôt, il résulte que lesecond des trois prénoms, Louis, ou plutôt la partie de ligne surlaquelle il est inscrit, a été autrefois l’objet d’un travail degrattage. La ligne est surchargée d’une écriture nouvelle tracéeavec de l’encre beaucoup plus neuve, mais qui, cependant, n’a paseffacé entièrement ce qui était écrit par en dessous. De sorteque…
– De sorte que ? dit Mme Kesselbach, à voix basse.
– De sorte que, avec une bonne loupe et surtout avec lesprocédés spéciaux dont je dispose, j’ai pu faire revivre certainesdes syllabes effacées, et, sans erreur, en toute certitude,reconstituer l’ancienne écriture. Ce n’est pas alors Louis deMalreich que l’on trouve, c’est…
– Oh ! taisez-vous, taisez-vous…
Subitement brisée par le trop long effort de résistance qu’elleopposait, elle s’était ployée en deux, et, la tête entre ses mains,les épaules secouées de convulsions, elle pleurait.
Lupin regarda longtemps cette créature de nonchalance et defaiblesse, si pitoyable, si désemparée. Et il eût voulu se taire,suspendre l’interrogatoire torturant qu’il lui infligeait.
Mais n’était-ce pas pour la sauver qu’il agissait ainsi ?Et, pour la sauver, ne fallait-il pas qu’il sût la vérité, sidouloureuse qu’elle fût ?
Il reprit :
– Pourquoi ce faux ?
– C’est mon mari, balbutia-t-elle, c’est lui qui a fait cela.Avec sa fortune, il pouvait tout, et, avant notre mariage, il aobtenu d’un employé subalterne que l’on changeât sur le registre leprénom du second enfant.
– Le prénom et le sexe, dit Lupin.
– Oui, fit-elle.
– Ainsi, reprit-il, je ne me suis pas trompé : l’ancien prénom,le véritable, c’était Dolorès ? Mais pourquoi votremari ? Elle murmura, les joues baignées de larmes, toutehonteuse :
– Vous ne comprenez pas ?
– Non.
– Mais pensez donc, dit-elle en frissonnant, j’étais la sœurd’Isilda la folle, la sœur d’Altenheim le bandit. Mon mari, ouplutôt mon fiancé, n’a pas voulu que je reste cela. Il m’aimait.Moi aussi, je l’aimais, et j’ai consenti. Il a supprimé sur lesregistres Dolorès de Malreich, il m’a acheté d’autres papiers, uneautre personnalité, un autre acte de naissance, et je me suismariée en Hollande sous un autre nom de jeune fille, DolorèsAmonti.
Lupin réfléchit un instant et prononça pensivement :
– Oui, oui, je comprends… Mais alors Louis de Malreich n’existepas, et l’assassin de votre mari, l’assassin de votre sœur et devotre frère, ne s’appelle pas ainsi… Son nom…
Elle se redressa et vivement :
– Son nom ! oui, il s’appelle ainsi oui, c’est son nom toutde même, Louis de Malreich, L et M… Souvenez-vous… Ah ! necherchez pas, c’est le secret terrible… Et puis, qu’importe !le coupable est là-bas Il est le coupable, je vous le dis… Est-cequ’il s’est défendu quand je l’ai accusé, face à face ? Est-cequ’il pouvait se défendre, sous ce nom-là ou sous un autre ?C’est lui… c’est lui… il a tué, il a frappé… le poignard… lepoignard d’acier… Ah ! si l’on pouvait tout dire ! Louisde Malreich… Si je pouvais…
Elle se roulait sur la chaise longue, dans une crise nerveuse,et sa main s’était crispée à celle de Lupin, et il entendit qu’ellebégayait parmi des mots indistincts :
– Protégez-moi… protégez-moi… Vous seul peut-être… Ah ! nem’abandonnez pas, je suis si malheureuse… Ah ! quelle torture…quelle torture ! c’est l’enfer.
De sa main libre, il lui frôla les cheveux et le front avec unedouceur infinie, et, sous la caresse, elle se détendit et s’apaisapeu à peu.
Alors, il la regarda de nouveau, et longtemps, longtemps, il sedemanda ce qu’il pouvait y avoir derrière ce beau front pur, quelsecret dévastait cette âme mystérieuse. Elle aussi avaitpeur ? Mais de qui ? Contre qui suppliait-elle qu’on laprotégeât ?
Encore une fois, il fut obsédé par l’image de l’homme noir, dece Louis de Malreich, ennemi ténébreux et incompréhensible, dont ildevait parer les attaques sans savoir d’où elles venaient, ni mêmesi elles se produisaient.
Qu’il fût en prison, surveillé jour et nuit la belleaffaire ! Lupin ne savait-il pas par lui-même qu’il est desêtres pour qui la prison n’existe point, et qui se libèrent deleurs chaînes à la minute fatidique ? Et Louis de Malreichétait de ceux-là.
Oui, il y avait quelqu’un en prison à la Santé, dans la celluledes condamnés à mort. Mais ce pouvait être un complice, ou tellevictime de Malreich tandis que lui, Malreich, rôdait autour duchâteau de Bruggen, se glissait à la faveur de l’ombre, comme unfantôme invisible, pénétrait dans le chalet du parc, et, la nuit,levait son poignard sur Lupin, endormi et paralysé.
Et c’était Louis de Malreich qui terrorisait Dolorès, quil’affolait de ses menaces, qui la tenait par quelque secretredoutable et la contraignait au silence et à la soumission.
Et Lupin imaginait le plan de l’ennemi : jeter Dolorès, effaréeet tremblante, entre les bras de Pierre Leduc, le supprimer, lui,Lupin, et régner à sa place, là-bas, avec le pouvoir du grand-ducet les millions de Dolorès.
Hypothèse probable, hypothèse certaine, qui s’adaptait auxévénements et donnait une solution à tous les problèmes.
« À tous ? objectait Lupin… Oui… Mais alors pourquoi nem’a-t-il pas tué cette nuit dans le chalet ? Il n’avait qu’àvouloir et il n’a pas voulu. Un geste, et j’étais mort. Ce geste,il ne l’a pas fait. Pourquoi ? »
Dolorès ouvrit les yeux, l’aperçut, et sourit, d’un pâlesourire.
– Laissez-moi, dit-elle.
Il se leva, avec une hésitation. Irait-il voir si l’ennemi étaitderrière ce rideau, ou caché derrière les robes de ceplacard ? Elle répéta doucement :
– Allez, je vais dormir…
Il s’en alla.
Mais dehors, il s’arrêta sous des arbres qui faisaient un massifd’ombre devant la façade du château. Il vit de la lumière dans leboudoir de Dolorès. Puis cette lumière passa dans la chambre. Aubout de quelques minutes, ce fut l’obscurité.
Il attendit. Si l’ennemi était là, peut-être sortirait-il duchâteau ?
Une heure s’écoula, deux heures… Aucun bruit.
« Rien à faire, pensa Lupin. Ou bien il se terre en quelque coindu château ou bien il en est sorti par une porte que je ne puisvoir d’ici… À moins que tout cela ne soit, de ma part, la plusabsurde des hypothèses. »
Il alluma une cigarette et s’en retourna vers le chalet.
Comme il s’en approchait, il aperçut, d’assez loin encore, uneombre qui paraissait s’en éloigner.
Il ne bougea point, de peur de donner l’alarme.
L’ombre traversa une allée. À la clarté de la lumière, il luisembla reconnaître la silhouette noire de Malreich.
Il s’élança.
L’ombre s’enfuit et disparut.
– Allons, se dit-il, ce sera pour demain. Et cette fois…
Lupin entra dans la chambre d’Octave, son chauffeur, le réveillaet lui ordonna :
– Prends l’auto. Tu seras à Paris à six heures du matin. TuVerras Jacques Doudeville, et tu lui diras : 1° de me donner desnouvelles du condamné à mort ; 2° de m’envoyer, dèsl’ouverture des bureaux de poste, une dépêche ainsi conçue…
Il libella la dépêche sur un bout de papier, et ajouta :
– Ta commission aussitôt faite, tu reviendras, mais par ici, enlongeant les murs du parc. Va, il ne faut pas qu’on se doute de tonabsence.
Lupin gagna sa chambre, fit jouer le ressort de sa lanterne, etcommença une inspection minutieuse.
– C’est bien cela, dit-il au bout d’un instant, on est venucette nuit pendant que je faisais le guet sous la fenêtre. Et, sil’on est venu, je me doute de l’intention… Décidément, je ne metrompais pas, ça brûle… Cette fois, je puis être sûr de mon petitcoup de poignard.
Par prudence, il prit une couverture, choisit un endroit du parcbien isolé, et s’endormit à la belle étoile.
Vers onze heures du matin, Octave se présentait à lui.
– C’est fait, patron. Le télégramme est envoyé.
– Bien. Et Louis de Malreich, il est toujours enprison ?
– Toujours. Doudeville a passé devant sa cellule hier soir à laSanté. Le gardien en sortait. Ils ont causé. Malreich est toujoursle même, paraît-il, muet comme une carpe. Il attend.
– Il attend quoi ?
– L’heure fatale, parbleu ! À la Préfecture, on dit quel’exécution aura lieu après-demain.
– Tant mieux, tant mieux, dit Lupin. Ce qu’il y a de plus clair,c’est qu’il ne s’est pas évadé.
Il renonçait à comprendre et même à chercher le mot de l’énigme,tellement il sentait que la vérité entière allait lui être révélée.Il n’avait plus qu’à préparer son plan, afin que l’ennemi tombâtdans le piège.
« Ou que j’y tombe moi-même », pensa-t-il en riant.
Il était très gai, très libre d’esprit, et jamais bataille nes’annonça pour lui avec des chances meilleures.
Du château, un domestique lui apporta la dépêche qu’il avait dità Doudeville de lui envoyer et que le facteur venait de déposer. Ill’ouvrit et la mit dans sa poche.
Un peu avant midi, il rencontra Pierre Leduc dans une allée, et,sans préambule :
– Je te cherchais, il y a des choses graves… Il faut que tu merépondes franchement. Depuis que tu es dans ce château, as-tujamais aperçu un autre homme que les domestiques allemands que j’yai placés ?
– Non.
– Réfléchis bien. Il ne s’agit pas d’un visiteur quelconque. Jeparle d’un homme qui se cacherait, dont tu aurais constaté laprésence, moins que cela, dont tu aurais soupçonné la présence, surun indice, sur une impression ?
– Non… Est-ce que vous auriez ?
– Oui. Quelqu’un se cache ici, quelqu’un rôde par là… Où ?Et qui ? Et dans quel but ? Je ne sais pas mais jesaurai. J’ai déjà des présomptions. De ton côté, ouvre l’œil veilleet surtout, pas un mot à Mme Kesselbach… Inutile del’inquiéter…
Il s’en alla.
Pierre Leduc, interdit, bouleversé, reprit le chemin duchâteau.
En route, sur la pelouse, il vit un papier bleu. Il le ramassa.C’était une dépêche, non point chiffonnée comme un papier que l’onjette, mais pliée avec soin – visiblement perdue.
Elle était adressée à M. Meauny, nom que portait Lupin àBruggen. Et elle contenait ces mots :
« Connaissons toute la vérité. Révélations impossibles parlettre. Prendrai train ce soir. Rendez-vous demain matin huitheures gare Bruggen. »
« Parfait ! se dit Lupin, qui, d’un taillis proche,surveillait le manège de Pierre Leduc parfait ! D’ici deuxminutes, ce jeune idiot aura montré le télégramme à Dolorès, et luiaura fait part de toutes mes appréhensions. Ils en parleront toutela journée, et l’autre entendra, l’autre saura, puisqu’il saittout, puisqu’il vit dans l’ombre même de Dolorès, et que Dolorèsest entre ses mains comme une proie fascinée… Et ce soir il agira,par peur du secret qu’on doit me révéler »
Il s’éloigna en chantonnant.
– Ce soir, ce soir on dansera… Ce soir… Quelle valse, mesamis ! La valse du sang, sur l’air du petit poignard nickelé…Enfin ! nous allons rire. »
À la porte du pavillon, il appela Octave, monta dans sa chambre,se jeta sur son lit et dit au chauffeur :
– Prends ce siège, Octave, et ne dors pas. Ton maître va sereposer. Veille sur lui, serviteur fidèle.
Il dormit d’un bon sommeil.
– Comme Napoléon au matin d’Austerlitz, dit-il ens’éveillant.
C’était l’heure du dîner. Il mangea copieusement, puis, tout enfumant une cigarette, il visita ses armes, changea les balles deses deux revolvers.
– « La poudre sèche et l’épée aiguisée », comme dit mon copainle Kaiser… Octave !
Octave accourut.
– Va dîner au château avec les domestiques. Annonce que tu vascette nuit à Paris, en auto.
– Avec vous, patron ?
– Non, seul. Et sitôt le repas fini, tu partiras en effetostensiblement.
– Mais je n’irai pas à Paris ?
– Non, tu attendras hors du parc, sur la route, à un kilomètrede distance jusqu’à ce que je vienne. Ce sera long.
Il fuma une autre cigarette, se promena, passa devant lechâteau, aperçut de la lumière dans les appartements de Dolorès,puis revint au chalet.
Là, il prit un livre. C’était la Vie des hommesillustres.
– Il en manque une et la plus illustre, dit-il. Mais l’avenirest là, qui remettra les choses en leur place. Et j’aurai monPlutarque un jour ou l’autre.
Il lut la Vie de César, et nota quelques réflexions enmarge.
À onze heures et demie, il montait.
Par la fenêtre ouverte, il se pencha vers la vaste nuit, claireet sonore, toute frémissante de bruits indistincts. Des souvenirslui vinrent aux lèvres, souvenirs de phrases d’amour qu’il avaitlues ou prononcées, et il dit plusieurs fois le nom de Dolorès,avec une ferveur d’adolescent qui ose à peine confier au silence lenom de sa bien-aimée.
– Allons, dit-il, préparons-nous.
Il laissa la fenêtre entrebâillée, écarta un guéridon quibarrait le passage, et engagea ses armes sous son oreiller. Puis,paisiblement, sans la moindre émotion, il se mit au lit, touthabillé, et souffla sa bougie.
Et la peur commença.
Ce fut immédiat. Dès que l’ombre l’eût enveloppé, la peurcommença !
– Nom de D… ! s’écria-t-il.
Il sauta du lit, prit ses armes et les jeta dans le couloir.
– Mes mains, mes mains seules ! Rien ne vaut l’étreinte demes mains !
Il se coucha. L’ombre et le silence, de nouveau. Et de nouveau,la peur, la peur sournoise, lancinante, envahissante…
À l’horloge du village, douze coups…
Lupin songeait à l’être immonde qui, là-bas, à cent mètres, àcinquante mètres de lui, se préparait, essayait la pointe aiguë deson poignard…
– Qu’il vienne ! Qu’il vienne ! murmura-t-il, toutfrissonnant, et les fantômes se dissiperont…
Une heure, au village.
Et des minutes, des minutes interminables, minutes de fièvre etd’angoisse… Des gouttes perlaient à la racine de ses cheveux etcoulaient sur son front, et il lui semblait que c’était une sueurde sang qui le baignait tout entier…
Deux heures…
Et voilà que, quelque part, tout près, un bruit imperceptiblefrissonna, un bruit de feuilles remuées qui n’était point le bruitdes feuilles que remue le souffle de la nuit…
Comme Lupin l’avait prévu, ce fut en lui, instantanément, lecalme immense. Toute sa nature de grand aventurier tressaillit dejoie. C’était la lutte, enfin !
Un autre bruit grinça, plus net, sous la fenêtre, mais si faibleencore qu’il fallait l’oreille exercée de Lupin pour lepercevoir.
Des minutes, des minutes effrayantes… L’ombre étaitimpénétrable. Aucune clarté d’étoile ou de lune ne l’allégeait.
Et, tout à coup, sans qu’il eût rien entendu, il sut que l’hommeétait dans la chambre.
Et l’homme marchait vers le lit. Il marchait comme un fantômemarche, sans déplacer l’air de la chambre et sans ébranler lesobjets qu’il touchait.
Mais, de tout son instinct, de toute sa puissance nerveuse.Lupin voyait les gestes de l’ennemi et devinait la succession mêmede ses idées.
Lui, il ne bougeait pas, arc-bouté contre le mur, et presque àgenoux, tout prêt à bondir.
Il sentit que l’ombre effleurait, palpait les draps du lit, pourse rendre compte de l’endroit où il allait frapper. Lupin entenditsa respiration. Il crut même entendre les battements de son cœur.Et il constata avec orgueil que son cœur à lui ne battait pas plusfort tandis que le cœur de l’autre… Oh ! oui, comme ill’entendait, ce cœur désordonné, fou, qui se heurtait, comme lebattant d’une cloche, aux parois de la poitrine.
La main de l’autre se leva…
Une seconde, deux secondes…
Est-ce qu’il hésitait ? Allait-il encore épargner sonadversaire ?
Et Lupin prononça dans le grand silence :
– Mais frappe donc ! frappe !
Un cri de rage… Le bras s’abattit comme un ressort.
Puis un gémissement.
Ce bras. Lupin l’avait saisi au vol, à la hauteur du poignet…Et, se ruant hors du lit, formidable, irrésistible, il agrippaitl’homme à la gorge et le renversait.
Ce fut tout. Il n’y eut pas de lutte. Il ne pouvait même pas yavoir de lutte. L’homme était à terre, cloué, rivé par deux rivetsd’acier, les mains de Lupin. Et il n’y avait pas d’homme au monde,si fort qu’il fût, qui pût se dégager de cette étreinte.
Et pas un mot ! Lupin ne prononça aucune de ces paroles oùs’amusait d’ordinaire sa verve gouailleuse. Il n’avait pas envie deparler. L’instant était trop solennel.
Nulle joie vaine ne l’émouvait, nulle exaltation victorieuse. Aufond il n’avait qu’une hâte, savoir qui était là… Louis deMalreich, le condamné à mort ? Un autre ? Qui ?
Au risque d’étrangler l’homme, il lui serra la gorge un peuplus, et un peu plus, et un peu plus encore.
Et il sentit que toute la force de l’ennemi, que tout ce qui luirestait de force l’abandonnait. Les muscles du bras se détendirent,devinrent inertes. La main s’ouvrit et lâcha le poignard.
Alors, libre de ses gestes, la vie de l’adversaire suspendue àl’effroyable étau de ses doigts, il prit sa lanterne de poche, posasans l’appuyer son index sur le ressort, et rapprocha de la figurede l’homme.
Il n’avait plus qu’à pousser le ressort, qu’à vouloir, et ilsaurait.
Une seconde, il savoura sa puissance. Un flot d’émotion lesouleva. La vision de son triomphe l’éblouit. Une fois de plus, etsuperbement, héroïquement, il était le Maître.
D’un coup sec il fit la clarté. Le visage du monstreapparut.
Lupin poussa un hurlement d’épouvante.
Dolorès Kesselbach !
Ce fut, dans le cerveau de Lupin, comme un ouragan, un cyclone,où les fracas du tonnerre, les bourrasques de vent, des rafalesd’éléments éperdus se déchaînèrent tumultueusement dans une nuit dechaos.
Et de grands éclairs fouettaient l’ombre. Et à la lueurfulgurante de ces éclairs, Lupin effaré, secoué de frissons,convulsé d’horreur, Lupin voyait et tâchait de comprendre.
Il ne bougeait pas, cramponné à la gorge de l’ennemi, comme sises doigts raidis ne pouvaient plus desserrer leur étreinte.D’ailleurs, bien qu’il sût maintenant, il n’avait pour ainsi direpas l’impression exacte que ce fût Dolorès. C’était encore l’hommenoir, Louis de Malreich, la bête immonde des ténèbres ; etcette bête il la tenait, et il ne la lâcherait pas.
Mais la vérité se ruait à l’assaut de son esprit et de saconscience, et, vaincu, torturé d’angoisse, il murmura :
– Oh ! Dolorès… Dolorès…
Toute de suite, il vit l’excuse : la folie. Elle était folle. Lasœur d’Altenheim, d’Isilda, la fille des derniers Malreich, de lamère démente et du père ivrogne, elle-même était folle. Folleétrange, folle avec toute l’apparence de la raison, mais follecependant, déséquilibrée, malade, hors nature, vraimentmonstrueuse.
En toute certitude il comprit cela ! C’était la folie ducrime. Sous l’obsession d’un but vers lequel elle marchaitautomatique-ment, elle tuait, avide de sang, inconsciente etinfernale.
Elle tuait parce qu’elle voulait quelque chose, elle tuait pourse défendre, elle tuait pour cacher qu’elle avait tué. Mais elletuait aussi, et surtout, pour tuer. Le meurtrier satisfaisait enelle des appétits soudains et irrésistibles. À certaines secondesde sa vie, dans certaines circonstances, en face de tel être,devenu subitement l’adversaire, il fallait que son brasfrappât.
Et elle frappait, ivre de rage, férocement, frénétiquement.
Folle étrange, irresponsable de ses meurtres, et cependant silucide en son aveuglement ! si logique dans sondésordre ! si intelligente dans son absurdité ! Quelleadresse ! Quelle persévé-rance ! Quelles combinaisons àla fois détestables et admirables !
Et Lupin, en une vision rapide, avec une acuité prodigieuse deregard, voyait la longue série des aventures sanglantes, etdevinait les chemins mystérieux que Dolorès avait suivis.
Il la voyait, obsédée et possédée par le projet de son mari,projet qu’elle ne devait évidemment connaître qu’en partie. Il lavoyait cherchant, elle aussi, ce Pierre Leduc que son maripoursuivait, et le cherchant pour l’épouser et pour retourner,reine, en ce petit royaume de Veldenz d’où ses parents avaient étéignominieusement chassés.
Et il la voyait au Palace-Hôtel, dans la chambre de son frèreAltenheim, alors qu’on la supposait à Monte-Carlo. Il la voyait,durant des jours, qui épiait son mari, frôlant les murs, mêlée auxténèbres, indistincte et inaperçue en son déguisement d’ombre.
Et une nuit, elle trouvait M. Kesselbach enchaîné, et ellefrappait.
Et le matin, sur le point d’être dénoncée par le valet dechambre, elle frappait.
Et une heure plus tard, sur le point d’être dénoncée parChapman, elle l’entraînait dans la chambre de son frère, et lefrappait.
Tout cela sans pitié, sauvagement, avec une habiletédiabolique.
Et avec la même habileté, elle communiquait par téléphone avecses deux femmes de chambre, Gertrude et Suzanne qui, toutes deux,venaient d’arriver de Monte-Carlo, où l’une d’elles avait tenu lerôle de sa maîtresse. Et Dolorès, reprenant ses vêtements féminins,rejetant la perruque blonde qui la rendait méconnaissable,descendait au rez-de-chaussée, rejoignait Gertrude au moment oùcelle-ci pénétrait dans l’hôtel, et elle affectait d’arriver elleaussi, ignorante encore du malheur qui l’attendait.
Comédienne incomparable, elle jouait l’épouse dont l’existenceest brisée. On la plaignait. On pleurait sur elle. Qui l’eûtsoupçonnée ?
Et alors commençait la guerre avec lui, Lupin, cette guerrebarbare, cette guerre inouïe qu’elle soutint tour à tour contre M.Lenormand et contre le prince Sernine, la journée sur sa chaiselongue, malade et défaillante, mais la nuit, debout, courant parles chemins, infatigable et terrifiante.
Et c’étaient les combinaisons infernales, Gertrude et Suzanne,complices épouvantées et domptées, l’une et l’autre lui servantd’émissaires, se déguisant comme elle peut-être, ainsi que le jouroù le vieux Steinweg avait été enlevé par le baron Altenheim, enplein Palais de Justice.
Et c’était la série des crimes. C’était Gourel noyé. C’étaitAltenheim, son frère, poignardé. Oh ! la lutte implacable dansles souterrains de la villa des Glycines, le travail invisible dumonstre dans l’obscurité, comme tout cela apparaissait clairementaujourd’hui !
Et c’était elle qui lui enlevait son masque de prince, elle quile dénonçait, elle qui le jetait en prison, elle qui déjouait tousses plans, dépensant des millions pour gagner la bataille.
Et puis les événements se précipitaient. Suzanne et Gertrudedisparues, mortes sans doute ! Steinweg, assassiné !Isilda, la sœur, assassinée !
– Oh ! l’ignominie, l’horreur ! balbutia Lupin, en unsursaut de répugnance et de haine.
Il l’exécrait, l’abominable créature. Il eût voulu l’écraser, ladétruire. Et c’était une chose stupéfiante que ces deux êtresaccrochés l’un à l’autre, gisant immobiles dans la pâleur de l’aubequi commençait à se mêler aux ombres de la nuit.
– Dolorès… Dolorès, murmura-t-il avec désespoir.
Il bondit en arrière, pantelant de terreur, les yeux hagards.Quoi ? Qu’y avait-il ? Qu’était-ce que cette ignobleimpression de froid qui glaçait ses mains ?
– Octave ! Octave ! cria-t-il, sans se rappelerl’absence du chauffeur.
Du secours ! Il lui fallait du secours ! Quelqu’un quile rassurât et l’assistât. Il grelottait de peur. Oh ! cefroid, ce froid de la mort qu’il avait senti. Etait-cepossible ? Alors, pendant ces quelques minutes tragiques, ilavait, de ses doigts crispés…
Violemment, il se contraignit à regarder. Dolorès ne bougeaitpas.
Il se précipita à genoux et l’attira contre lui.
Elle était morte.
Il resta quelques instants dans un engourdissement où sa douleurparaissait se dissoudre. Il ne souffrait plus. Il n’avait plus nifureur, ni haine, ni sentiment d’aucune espèce rien qu’unabattement stupide, la sensation d’un homme qui a reçu un coup demassue, et qui ne sait s’il vit encore, s’il pense, ou s’il n’estpas le jouet d’un cauchemar.
Cependant il lui semblait que quelque chose de juste venait dese passer, et il n’eut pas une seconde l’idée que c’était lui quiavait tué. Non, ce n’était pas lui. C’était en dehors de lui et desa volonté. C’était le destin, l’inflexible destin qui avaitaccompli l’œuvre d’équité en supprimant la bête nuisible.
Dehors, des oiseaux chantèrent. La vie s’animait sous les vieuxarbres que le printemps s’apprêtait à fleurir. Et Lupin,s’éveillant de sa torpeur, sentit peu à peu sourdre en lui uneindéfinissable et absurde compassion pour la misérable femme –odieuse certes, abjecte et vingt fois criminelle, mais si jeuneencore et qui n’était plus.
Et il songea aux tortures qu’elle avait dû subir en ses momentsde lucidité, lorsque, la raison lui revenant, l’innommable folleavait la vision sinistre de ses actes.
– Protégez-moi, je suis si malheureuse ! suppliait-elle.C’était contre elle-même qu’elle demandait qu’on la protégeât,contre ses instincts de fauve, contre le monstre qui habitait enelle et qui la forçait à tuer, à toujours tuer.
– Toujours ? se dit Lupin.
Et il se rappelait le soir de l’avant-veille où, dresséeau-dessus de lui, le poignard levé sur l’ennemi qui, depuis desmois, la harcelait, sur l’ennemi infatigable qui l’avait acculée àtous les forfaits, il se rappelait que, ce soir-là, elle n’avaitpas tué. C’était facile cependant : l’ennemi gisait inerte etimpuissant. D’un coup, la lutte implacable se terminait. Non, ellen’avait pas tué, soumise, elle aussi, à des sentiments plus fortsque sa cruauté, à des sentiments obscurs de sympathie etd’admiration pour celui qui l’avait si souvent dominée.
Non, elle n’avait pas tué, cette fois-là. Et voici que, par unretour vraiment effarant du destin, voici que c’était lui qui latuait.
« J’ai tué, pensait-il en frémissant des pieds à la tête ;mes mains ont supprimé un être vivant, et cet être, c’estDolorès ! Dolorès… Dolorès… »
Il ne cessait de répéter son nom, son nom de douleur, et il necessait de la regarder, triste chose inanimée, inoffensivemaintenant, pauvre loque de chair, sans plus de conscience qu’unpetit tas de feuillles, ou qu’un petit oiseau égorgé au bord de laroute.
Oh ! comment aurait-il pu ne point tressaillir decompassion, puisque, l’un en face de l’autre, il était lemeurtrier, lui, et qu’elle n’était plus, elle, que lavictime ?
« Dolorès… Dolorès… Dolorès… »
Le grand jour le surprit, assis près de la morte, se souvenantet songeant, tandis que ses lèvres articulaient, de temps à autre,les syllabes désolées « Dolorès… Dolorès… »
Il fallait agir pourtant, et, dans la débâcle de ses idées, ilne savait plus en quel sens il fallait agir, ni par quel actecommencer.
« Fermons-lui les yeux, d’abord », se dit-il.
Tout vides, emplis de néant, ils avaient encore, les beaux yeuxdorés, cette douceur mélancolique qui leur donnait tant de charme.Etait-ce possible que ces yeux-là eussent été les yeux dumonstre ? Malgré lui, et en face même de l’implacable réalité,Lupin ne pouvait encore confondre en un seul personnage les deuxêtres dont les images étaient si distinctes au fond de sapensée.
Rapidement il s’inclina vers elle, baissa les longues paupièressoyeuses, et recouvrit d’un voile la pauvre figure convulsée.
Alors il lui sembla que Dolorès devenait plus lointaine, et quel’homme noir, cette fois, était bien là, à côté de lui, en seshabits sombres, en son déguisement d’assassin.
Il osa le toucher, et palpa ses vêtements.
Dans une poche intérieure, il y avait deux portefeuilles. Ilprit l’un d’eux et l’ouvrit.
Il trouva d’abord une lettre signée de Steinweg, le vieilAllemand.
Elle contenait ces lignes :
« Si je meurs avant d’avoir pu révéler le terrible secret, quel’on sache ceci : l’assassin de mon ami Kesselbach est sa femme, deson vrai nom Dolorès de Malreich, sœur d’Altenheim et sœurd’Isilda. »
« Les initiales L et M se rapportent à elle. Jamais, dansl’intimité, Kesselbach n’appelait sa femme Dolorès qui est un nomde douleur et de deuil, mais Laetitia, qui veut dire joie. L et M –Laetitia de Malreich – telles étaient les initiales inscrites surtous les cadeaux qu’il lui donnait, par exemple sur leporte-cigarettes trouvé au Palace-Hôtel, et qui appartenait à MmeKesselbach. Elle avait contracté, en voyage, l’habitude defumer.
« Laetitia ! elle fut bien en effet sa joie pendant quatreans, quatre ans de mensonges et d’hypocrisie, où elle préparait lamort de celui qui l’aimait avec tant de bonté et de confiance.
« Peut-être aurais-je dû parler tout de suite. Je n’en ai pas eule courage, en souvenir de mon vieil ami Kesselbach, dont elleportait le nom.
« Et puis j’avais peur… Le jour où je l’ai démasquée, au Palaisde Justice, j’avais lu dans ses yeux mon arrêt de mort.
« Ma faiblesse me sauvera-t-elle ? »
« Lui aussi, pensa Lupin, lui aussi, elle l’a tué ! Ehparbleu, il savait trop de choses ! les initiales… ce nom deLaetitia… l’habitude secrète de fumer »
Et il se rappela la nuit dernière, cette odeur de tabac dans lachambre.
Il continua l’inspection du premier portefeuille.
Il y avait des bouts de lettre, en langage chiffré, remis sansdoute à Dolorès par ses complices, au cours de leurs ténébreusesrencontres…
Il y avait aussi des adresses sur des morceaux de papier,adresses de couturières ou de modistes, mais adresses de bougesaussi, et d’hôtels borgnes… Et des noms aussi… vingt, trente noms,des noms bizarres, Hector le Boucher, Armand de Grenelle, leMalade…
Mais une photographie attira l’attention de Lupin. Il laregarda. Et tout de suite, comme mû par un ressort, lâchant leportefeuille, il se rua hors de la chambre, hors du pavillon, ets’élança dans le parc.
Il avait reconnu le portrait de Louis de Malreich, prisonnier àla Santé.
Et seulement alors, seulement à cette minute précise, il sesouvenait : l’exécution devait avoir lieu le lendemain.
Et puisque l’homme noir, puisque l’assassin n’était autre queDolorès, Louis de Malreich s’appelait bien réellement Léon Massier,et il était innocent.
Innocent ? Mais les preuves trouvées chez lui, les lettresde l’Empereur, et tout, tout ce qui l’accusait indéniablement,toutes ces preuves irréfragables ?
Lupin s’arrêta une seconde, la tête en feu.
– Oh ! s’écria-t-il, je deviens fou, moi aussi. Voyons,pourtant, il faut agir… c’est demain qu’on l’exécute… demain…demain au petit jour… Il tira sa montre.
– Dix heures… Combien de temps me faut-il pour être àParis ? Voilà j’y serai tantôt oui, tantôt j’y serai, il lefaut… Et, dès ce soir, je prends les mesures pour empêcher… Maisquelles mesures ? Comment prouver l’innocence ? Commentempêcher l’exécution ? Eh ! qu’importe ! Je verraibien une fois là-bas. Est-ce que je ne m’appelle pas Lupin ?Allons toujours…
Il repartit en courant, entra dans le château, et appela :
– Pierre ! Vous avez vu M. Pierre Leduc ? Ah ! tevoilà… Ecoute…
Il l’entraîna à l’écart, et d’une voix saccadée, impérieuse:
– Ecoute, Dolorès n’est plus là… Oui, un voyage urgent… elles’est mise en route cette nuit dans mon auto… Moi, je pars aussi…Tais-toi donc ! Pas un mot, une seconde perdue, c’estirréparable. Toi, tu vas renvoyer tous les domestiques, sansexplication. Voilà de l’argent. D’ici une demi-heure, il faut quele château soit vide. Et que personne n’y rentre jusqu’à monretour ! Toi non plus, tu entends, je t’interdis d’y rentrer…je t’expliquerai cela… des raisons graves. Tiens, emporte la clef,tu m’attendras au village…
Et de nouveau, il s’élança.
Dix minutes après, il retrouvait Octave.
Il sauta dans son auto.
– Paris, dit-il.
Le voyage fut une véritable course à la mort.
Lupin, jugeant qu’Octave ne conduisait pas assez vite, avaitpris le volant, et c’était une allure désordonnée, vertigineuse.Sur les routes, à travers les villages, dans les rues populeusesdes villes, ils marchèrent à cent kilomètres à l’heure. Des gensfrôlés hurlaient de rage : le bolide était loin il avaitdisparu.
– Patron, balbutiait Octave, livide, nous allons y rester.
– Toi, peut-être, l’auto peut-être, mais moi j’arriverai, disaitLupin.
Il avait la sensation que ce n’était pas la voiture qui letransportait, mais lui qui transportait la voiture, et qu’iltrouait l’espace par ses propres forces, par sa propre volonté.Alors, quel miracle aurait pu faire qu’il n’arrivât point, puisqueses forces étaient inépuisables, et que sa volonté n’avait pas delimites ?
– J’arriverai parce qu’il faut que j’arrive, répétait-il.
Et il songeait à l’homme qui allait mourir s’il n’arrivait pas àtemps pour le sauver, au mystérieux Louis de Malreich, sidéconcertant avec son silence obstiné et son visage hermétique. Etdans le tumulte de la route, sous les arbres dont les branchesfaisaient un bruit de vagues furieuses, parmi le bourdonnement deses idées, tout de même Lupin s’efforçait d’établir une hypothèse.Et l’hypothèse se précisait peu à peu, logique, invraisemblable,certaine, se disait-il, maintenant qu’il connais-sait l’affreusevérité sur Dolorès, et qu’il entrevoyait toutes les ressources ettous les desseins odieux de cet esprit détraqué.
« Eh oui, c’est elle qui a préparé contre Malreich la plusépouvantable des machinations. Que voulait-elle ? EpouserPierre Leduc dont elle s’était fait aimer, et devenir la souverainedu petit royaume d’où elle avait été bannie. Le but étaitaccessible, à la portée de sa main. Un seul obstacle moi, moi, quidepuis des semaines et des semaines, inlassablement, lui barrais laroute ; moi qu’elle retrouvait après chaque crime, moi dontelle redoutait la clairvoyance, moi qui ne désarmerais pas avantd’avoir découvert le coupable et d’avoir retrouvé les lettresvolées à l’Empereur
« Eh bien ! puisqu’il me fallait un coupable, le coupablece serait Louis de Malreich ou plutôt Léon Massier. Qu’est-ce quece Léon Massier ? L’a-t-elle connu avant son mariage ?L’a-t-elle aimé ? C’est probable, mais sans doute ne lesaura-t-on jamais. Ce qui est certain, c’est qu’elle aura étéfrappée par la ressemblance de taille et d’allure qu’elle-mêmepouvait obtenir avec Léon Massier, en s’habillant comme lui devêtements noirs, et en s’affublant d’une perruque blonde. C’estqu’elle aura observé la vie bizarre de cet homme solitaire, sescourses nocturnes, sa façon de marcher dans les rues, et dedépister ceux qui pourraient le suivre. Et c’est en conséquence deces remarques, et en prévision d’une éventualité possible, qu’elleaura conseillé à M. Kesselbach de gratter sur les registres del’état civil le nom de Dolorès et de le remplacer par le nom deLouis, afin que les initiales fussent justement celles de LéonMassier.
« Le moment vient d’agir, et voilà qu’elle ourdit son complot,et voilà qu’elle l’exécute. Léon Massier habite la rueDelaizement ? Elle ordonne à ses complices de s’établir dansla rue parallèle. Et c’est elle-même qui m’indique l’adresse dumaître d’hôtel Dominique et me met sur la piste des sept bandits,sachant parfaitement que, une fois sur la piste, j’irai jusqu’aubout, c’est-à-dire au-delà des sept bandits, jusqu’à leur chef,jusqu’à l’individu qui les surveille et les dirige, jusqu’à l’hommenoir, jusqu’à Léon Massier, jusqu’à Louis de Malreich.
« Et de fait, j’arrive d’abord aux sept bandits. Et alors, quese passera-t-il ? Ou bien je serai vaincu, ou bien nous nousdétruirons tous les uns, les aures, comme elle a dû l’espérer lesoir de la rue des Vignes. Et, dans ces deux cas, Dolorès estdébarrassée de moi.
« Mais il advient ceci : c’est moi qui capture les sept bandits.Dolorès s’enfuit de la rue des Vignes. Je la retrouve dans laremise du Brocanteur. Elle me dirige vers Léon Massier,c’est-à-dire vers Louis de Malreich. Je découvre auprès de lui leslettres de l’Empereur, qu’elle-même y a placées, et je le livre àla justice, et je dénonce la communication secrète qu’elle-même afait ouvrir entre les deux remises, et je donne toutes les preuvesqu’elle-même a préparées, et je montre par des documents,qu’elle-même a maquillés, que Léon Massier a volé l’état civil deLéon Massier, et qu’il s’appelle réellement Louis de Malreich.
« Et Louis de Malreich mourra.
« Et Dolorès de Malreich, triomphante, enfin, à l’abri de toutsoupçon, puisque le coupable est découvert, affranchie de son passéd’infamies et de crimes, son mari mort, son frère mort, sa sœurmorte, ses deux servantes mortes, Steinweg mort, délivrée par moide ses complices, que je jette tout ficelés entre les mains deWeber ; délivrée d’elle-même enfin par moi, qui fais monter àl’échafaud l’innocent qu’elle substitue à elle-même, Dolorèsvictorieuse, riche à millions, aimée de Pierre Leduc, Dolorès serareine. »
– Ah ! s’écria Lupin hors de lui, cet homme ne mourra pas.Je le jure sur ma tête, il ne mourra pas.
– Attention, patron, dit Octave, effaré, nous approchons… C’estla banlieue, les faubourgs…
– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
– Mais nous allons culbuter… Et puis les pavés glissent, ondérape…
– Tant pis.
– Attention… Là-bas…
– Quoi ?
– Un tramway, au virage…
– Qu’il s’arrête !
– Ralentissez, patron.
– Jamais !
– Mais nous sommes fichus…
– On passera.
– On ne passera pas.
– Si.
– Ah ! nom d’un chien
Un fracas, des exclamations… La voiture avait accroché letramway, puis, repoussée contre une palissade, avait démoli dixmètres de planches, et, finalement s’était écrasée contre l’angled’un talus.
– Chauffeur, vous êtes libre ?
C’était Lupin, aplati sur l’herbe du talus, qui hélait untaxi-auto. Il se releva, vit sa voiture brisée, des gens quis’empressaient autour d’Octave et sauta dans l’auto de louage.
– Au ministère de l’Intérieur, place Beauvau… Vingt francs depourboire…
Et s’installant au fond du fiacre, il reprit :
– Ah ! non, il ne mourra pas ! non, mille fois non, jen’aurai pas ça sur la conscience ! C’est assez d’avoir été lejouet de cette femme et d’être tombé dans le panneau comme uncollégien… Halte-là ! Plus de gaffes ! J’ai fait prendrece malheureux… Je l’ai fait condamner à mort, je l’ai mené au piedmême de l’échafaud… Mais il n’y montera pas ! Ça, non !S’il y montait, je n’aurais plus qu’à me fiche une balle dans latête !
On approchait de la barrière. Il se pencha :
– Vingt francs de plus, chauffeur, si tu ne t’arrêtes pas.
Et il cria devant l’octroi :
– Service de la Sûreté !
On passa.
– Mais ne ralentis pas, crebleu ! hurla Lupin… Plusvite !Encore plus vite ! Tu as peur d’écharper lesvieilles femmes ? Ecrase-les donc. Je paie les frais.
En quelques minutes, ils arrivaient au ministère de la placeBeauvau. Lupin franchit la cour en hâte et monta les marches del’escalier d’honneur. L’antichambre était pleine de monde. Ilinscrivit sur une feuille de papier : « Prince Sernine », et,poussant un huissier dans un coin, il lui dit :
– C’est moi, Lupin. Tu me reconnais, n’est-ce pas ? Je t’aiprocuré cette place, une bonne retraite, hein ? Seulement, tuvas m’introduire tout de suite. Va, passe mon nom. Je ne te demandeque ça. Le Président te remerciera, tu peux en être sûr… Moi aussi…Mais marche donc, idiot ! Valenglay m’attend…
Dix secondes après, Valenglay lui-même passait la tête au seuilde son bureau et prononçait :
– Faites entrer « le prince ».
Lupin se précipita, ferma vivement la porte, et, coupant laparole au Président :
– Non, pas de phrases, vous ne pouvez pas m’arrêter… Ce seraitvous perdre et compromettre l’Empereur… Non il ne s’agit pas de ça.Voilà. Malreich est innocent. J’ai découvert le vrai coupable…C’est Dolorès Kesselbach. Elle est morte. Son cadavre est là-bas.J’ai des preuves irrécusables. Le doute n’est pas possible. C’estelle…
Il s’interrompit. Valenglay ne paraissait pas comprendre.
– Mais, voyons, monsieur le Président, il faut sauver Malreich…Pensez donc une erreur judiciaire ! la tête d’un innocent quitombe ! Donnez des ordres, un supplément d’information est-ceque je sais ? Mais vite, le temps presse.
Valenglay le regarda attentivement, puis s’approcha d’une table,prit un journal et le lui tendit, en soulignant du doigt unarticle.
Lupin jeta les yeux sur le titre et lut :
L’exécution du monstre. Ce matin, Louis de Malreich a subi ledernier supplice…
Il n’acheva pas. Assommé, anéanti, il s’écroula dans un fauteuilavec un gémissement de désespoir.
Combien de temps resta-t-il ainsi ? Quand il se retrouvadehors, il n’en aurait su rien dire. Il se souvenait d’un grandsilence, puis il revoyait Valenglay incliné sur lui et l’aspergeantd’eau froide, et il se rappelait surtout la voix sourde duPrésident qui chuchotait :
– Ecoutez il ne faut rien dire de cela, n’est-ce pas ?Innocent, ça se peut, je ne dis pas le contraire… Mais à quoi bondes révélations ? un scandale ? Une erreur judiciairepeut avoir de grosses conséquences. Est-ce bien la peine ? Uneréhabilitation ? Pour quoi faire ? Il n’a même pas étécondamné sous son nom. C’est le nom de Malreich qui est voué àl’exécration publique, précisément le nom de la coupable…Alors ?
Et, poussant peu à peu Lupin vers la porte, il lui avait dit:
– Allez… Retournez là-bas… Faites disparaître le cadavre… Etqu’il n’y ait pas de traces, hein ? pas la moindre trace detoute cette histoire… Je compte sur vous, n’est-ce pas ?
Et Lupin retournait là-bas. Il y retournait comme un automate,parce qu’on lui avait ordonné d’agir ainsi, et qu’il n’avait plusde volonté par lui-même.
Des heures, il attendit à la gare. Machinalement il mangea, pritson billet et s’installa dans un compartiment.
Il dormit mal, la tête brûlante, avec des cauchemars et avec desintervalles d’éveil confus où il cherchait à comprendre pourquoiMassier ne s’était pas défendu.
« C’était un fou sûrement, un demi-fou Il l’a connue autrefoiset elle a empoisonné sa vie, elle l’a détraqué… Alors, autantmourir… Pourquoi se défendre ? »
L’explication ne le satisfaisait qu’à moitié, et il sepromettait bien, un jour ou l’autre, d’éclaircir cette énigme et desavoir le rôle exact que Massier avait tenu dans l’existence deDolorès. Mais qu’importait pour l’instant ! Un seul faitapparaissait nettement : la folie de Massier, et il se répétaitavec obstination :
« C’était un fou, ce Massier était certainement fou… D’ailleurs,tous ces Massier, une famille de fous »
Il délirait, embrouillant les noms, le cerveau affaibli.
Mais, en descendant à la gare de Bruggen, il eut, au grand airfrais du matin, un sursaut de conscience. Brusquement les chosesprenaient un autre aspect. Et il s’écria :
– Eh ! tant pis, après tout ! il n’avait qu’àprotester… Je ne suis responsable de rien, c’est lui qui s’estsuicidé… Ce n’est qu’un comparse dans l’aventure… Il succombe… Jele regrette… Mais quoi !
Le besoin d’agir l’enivrait de nouveau. Et, bien que blessé,torturé par ce crime dont il se savait malgré tout l’auteur, ilregardait cependant vers l’avenir.
« Ce sont les accidents de la guerre. N’y pensons pas. Rienn’est perdu. Au contraire ! Dolorès était l’écueil, puisquePierre Leduc l’aimait. Dolorès est morte. Donc Pierre Leducm’appartient. Et il épousera Geneviève, comme je l’ai décidé !Et il régnera ! Et je serai le maître ! Et l’Europe,l’Europe est à moi ! »
Il s’exaltait, rasséréné, plein d’une confiance subite, toutfiévreux, gesticulant sur la route, faisant des moulinets avec uneépée imaginaire, l’épée du chef qui veut, qui ordonne, et quitriomphe.
« Lupin, tu seras roi ! Tu seras roi, Arsène Lupin. »
Au village de Bruggen, il s’informa et apprit que Pierre Leducavait déjeuné la veille à l’auberge. Depuis, on ne l’avait pasvu.
– Comment, dit Lupin, il n’a pas couché ?
– Non.
– Mais où est-il parti après son déjeuner ?
– Sur la route du château.
Lupin s’en alla, assez étonné. Il avait pourtant prescrit aujeune homme de fermer les portes et de ne plus revenir après ledépart des domestiques.
Tout de suite il eut la preuve que Pierre lui avait désobéi : lagrille était ouverte.
Il entra, parcourut le château, appela. Aucune réponse.
Soudain, il pensa au chalet. Qui sait ! Pierre Leduc, enpeine de celle qu’il aimait, et dirigé par une intuition, avaitpeut-être cherché de ce côté. Et le cadavre de Dolorès étaitlà !
Très inquiet, Lupin se mit à courir.
À première vue, il ne semblait y avoir personne au chalet.
– Pierre ! Pierre ! cria-t-il.
N’entendant pas de bruit, il pénétra dans le vestibule et dansla chambre qu’il avait occupée.
Il s’arrêta, cloué sur le seuil.
Au-dessus du cadavre de Dolorès, Pierre Leduc pendait, une cordeau cou, mort.
Impassible, Lupin se contracta des pieds à la tête. Il nevoulait pas s’abandonner à un geste de désespoir. Il ne voulait pasprononcer une seule parole de violence. Après les coups atroces quela destinée lui assenait, après les crimes et la mort de Dolorès,après l’exécution de Massier, après tant de convulsions et decatastrophes, il sentait la nécessité absolue de conserver surlui-même tout son empire. Sinon, sa raison sombrait…
– Idiot ! fit-il en montrant le poing à Pierre Leduc,triple idiot, tu ne pouvais pas attendre ? Avant dix ans, nousreprenions l’Alsace-Lorraine.
Par diversion, il cherchait des mots à dire, des attitudes, maisses idées lui échappaient, et son crâne lui semblait prèsd’éclater.
– Ah ! non, non, s’écria-t-il, pas de ça, Lisette !Lupin, fou, lui aussi ! Ah ! non, mon petit !Flanque-toi une balle dans la tête si ça t’amuse, soit, et, aufond, je ne vois pas d’autre dénouement possible. Mais Lupin gaga,en petite voiture, ça, non ! En beauté, mon bonhomme, finis enbeauté !
Il marchait en frappant du pied et en levant les genoux trèshaut, comme font certains acteurs pour simuler la folie. Et ilproférait :
– Crânons, mon vieux, crânons, les dieux te contemplent. Le nezen l’air ! et de l’estomac, crebleu ! du plastron !Tout s’écroule autour de toi ! Qu’èque ça t’ fiche ?C’est le désastre, rien ne va plus, un royaume à l’eau, je perdsl’Europe, l’univers s’évapore ? Eh ben, après ? Rigoledonc ! Sois Lupin ou t’es dans le lac… Allons, rigole !Plus fort que ça… À la bonne heure… Dieu que c’est drôle !Dolorès, une cigarette, ma vieille !
Il se baissa avec un ricanement, toucha le visage de la morte,vacilla un instant et tomba sans connaissance.
Au bout d’une heure il se releva. La crise était finie, et,maître de lui, ses nerfs détendus, sérieux et taciturne, ilexaminait la situation.
Il sentait le moment venu des décisions irrévocables. Sonexistence s’était brisée net, en quelques jours, sous l’assaut decatastrophes imprévues, se ruant les unes après les autres à laminute même où il croyait son triomphe assuré. Qu’allait-ilfaire ? Recommencer ? Reconstruire ? Il n’en avaitpas le courage. Alors ?
Toute la matinée il erra dans le parc, promenade tragique où lasituation lui apparut en ses moindres détails et où, peu à peu,l’idée de la mort s’imposait à lui avec une rigueur inflexible.
Mais, qu’il se tuât ou qu’il vécût, il y avait tout d’abord unesérie d’actes précis qu’il lui fallait accomplir. Et ces actes, soncerveau, soudain apaisé, les voyait clairement.
L’horloge de l’église sonna l’Angélus de midi.
– À l’œuvre, dit-il, et sans défaillance.
Il revint vers le chalet, très calme, rentra dans sa chambre,monta sur un escabeau, et coupa la corde qui retenait PierreLeduc.
– Pauvre diable, dit-il, tu devais finir ainsi, une cravate dechanvre au cou. Hélas ! Tu n’étais pas fait pour lesgrandeurs… J’aurais dû prévoir ça, et ne pas attacher ma fortune àun faiseur de rimes.
Il fouilla les vêtements du jeune homme et n’y trouva rien.Mais, se rappelant le second portefeuille de Dolorès, il le pritdans la poche où il l’avait laissé.
Il eut un mouvement de surprise. Le portefeuille contenait unpaquet de lettres dont l’aspect lui était familier, et dont ilreconnut aussitôt les écritures diverses.
– Les lettres de l’Empereur ! murmura-t-il. Les lettres auvieux Chancelier ! tout le paquet que j’ai repris moi-mêmechez Léon Massier et que j’ai donné au comte de Waldemar… Commentse fait-il ? Est-ce qu’elle l’avait repris à son tour à cecrétin de Waldemar ?
Et, tout à coup, se frappant le front :
– Eh non, le crétin, c’est moi. Ce sont les vraies lettres,celles-là ! Elle les avait gardées pour faire chanterl’Empereur au bon moment. Et les autres, celles que j’ai rendues,sont fausses, copiées par elle évidemment, ou par un complice, etmises à ma portée… Et j’ai coupé dans le pont, comme un bleu !Fichtre, quand les femmes s’en mêlent…
Il n’y avait plus qu’un carton dans le portefeuille, unephotographie. Il regarda. C’était la sienne.
– Deux photographies, Massier et moi, ceux qu’elle aima le plussans doute… Car elle m’aimait… Amour bizarre, fait d’admirationpour l’aventurier que je suis, pour l’homme qui démolissait à luiseul les sept bandits qu’elle avait chargés de m’assommer. Amourétrange ! je l’ai senti palpiter en elle l’autre jour quandj’ai dit mon grand rêve de toute-puissance ! Là, vraiment,elle eut l’idée de sacrifier Pierre Leduc et de soumettre son rêveau mien. S’il n’y avait pas eu l’incident du miroir, elle étaitdomptée. Mais elle eut peur. Je touchais à la vérité. Pour sonsalut, il fallait ma mort, et elle s’y décida.
Plusieurs fois, il répéta pensivement :
– Et pourtant, elle m’aimait… Oui, elle m’aimait, comme d’autresm’ont aimé, d’autres à qui j’ai porté malheur aussi… Hélas !toutes celles qui m’aiment meurent… Et celle-là meurt aussi,étranglée par moi… À quoi bon vivre ?
À voix basse, il redit :
– À quoi bon vivre ? Ne vaut-il pas mieux les rejoindre,toutes ces femmes qui m’ont aimé ? et qui sont mortes de leuramour, Sonia, Raymonde, Clotilde Destange, miss Clarke ?
Il étendit les deux cadavres l’un près de l’autre, les recouvritd’un même voile, s’assit devant une table et écrivit :
J’ai triomphé de tout : et je suis vaincu. J’arrive au but et jetombe. Le destin est plus fort que moi Et celle que j’aimais n’estplus. Je meurs aussi.
Et il signa : Arsène Lupin.
Il cacheta la lettre et l’introduisit dans un flacon qu’il jetapar la fenêtre, sur la terre molle d’une plate-bande.
Ensuite il fit un grand tas sur le parquet avec de vieuxjournaux, de la paille et des copeaux qu’il alla chercher dans lacuisine.
Là-dessus il versa du pétrole.
Puis il alluma une bougie qu’il jeta parmi les copeaux.
Toute de suite, une flamme courut, et d’autres flammesjaillirent, rapides, ardentes, crépitantes.
– En route, dit Lupin, le chalet est en bois : ça va flambercomme une allumette. Et quand on arrivera du village, le temps deforcer les grilles, de courir jusqu’à cette extrémité du parc troptard ! On trouvera des cendres, deux cadavres calcinés, et,près de là, dans une bouteille, mon billet de faire-part… AdieuLupin ! Bonnes gens, enterrez-moi sans cérémonie… Lecorbillard des pauvres… Ni fleurs, ni couronnes… Une humble croix,et cette épitaphe :
CI-GIT ARSÈNE LUPIN, AVENTURIER
Il gagna le mur d’enceinte, l’escalada et, se retournant,aperçut les flammes qui tourbillonnaient dans le ciel.
Il s’en revint à pied vers Paris, errant, le désespoir au cœur,courbé par le destin.
Et les paysans s’étonnaient de voir ce voyageur qui payait sesrepas de trente sous avec des billets de banque.
Trois voleurs de grand chemin l’attaquèrent, un soir, en pleineforêt. À coups de bâton, il les laissa quasi morts sur place.
Il passa huit jours dans une auberge. Il ne savait où aller… Quefaire ? À quoi se raccrocher ? La vie le lassait. Il nevoulait plus vivre… il ne voulait plus vivre…
– C’est toi !
Mme Ernemont, dans la petite pièce de la villa de Garches, setenait debout, tremblante, effarée, livide, les yeux grands ouvertssur l’apparition qui se dressait en face d’elle.
Lupin ! Lupin était là !
– Toi ! dit-elle… Toi ! Mais les journaux ontraconté…
Il sourit tristement.
– Oui, je suis mort.
– Eh bien ! eh bien !, dit-elle naïvement…
– Tu veux dire que, si je suis mort, je n’ai rien à faire ici.Crois bien que j’ai des raisons sérieuses, Victoire.
– Comme tu as changé ! fit-elle avec compassion.
– Quelques légères déceptions… Mais c’est fini. Ecoute,Geneviève est là ?
Elle bondit sur lui, subitement furieuse.
– Tu vas la laisser, hein ? Ah ! mais cette fois, jene la lâche plus. Elle est revenue fatiguée, toute pâlie, inquiète,et c’est à peine si elle retrouve ses belles couleurs. Tu lalaisseras, je te le jure.
Il appuya fortement sa main sur l’épaule de la vieillefemme.
– Je veux, tu entends, je veux lui parler.
– Non.
– Je lui parlerai.
Il la bouscula. Elle se remit d’aplomb, et, les bras croisés:
– Tu me passerais plutôt sur le corps, vois-tu. Le bonheur de lapetite est ici, pas ailleurs… Avec toutes tes idées d’argent et denoblesse, tu la rendrais malheureuse. Et ça, non. Qu’est-ce quec’est que ton Pierre Leduc ? et ton Veldenz ? Geneviève,duchesse ! Tu es fou. Ce n’est pas sa vie. Au fond, vois-tu,tu n’as pensé qu’à toi là-dedans. C’est ton pouvoir, ta fortune quetu voulais. La petite, tu t’en moques. T’es-tu seulement demandé sielle l’aimait, ton sacripant de grand-duc ? T’es-tu seulementdemandé si elle aimait quelqu’un ? Non, tu as poursuivi tonbut, voilà tout, au risque de blesser Geneviève, et de la rendremalheureuse pour le reste de sa vie. Eh bien ! je ne veux pas.Ce qu’il lui faut, c’est une existence simple, honnête, et celle-làtu ne peux pas la lui donner. Alors, que viens-tu faire ?
Il parut ébranlé, mais tout de même, la voix basse, avec unegrande tristesse, il murmura :
– Il est impossible que je ne la voie plus jamais. Il estimpossible que je ne lui parle pas
– Elle te croit mort.
– C’est cela que je ne veux pas ! Je veux qu’elle sache lavérité. C’est une torture de songer qu’elle pense à moi comme àquelqu’un qui n’est plus. Amène-la, Victoire.
Il parlait d’une voix si douée, si désolée, qu’elle fut toutattendrie, et lui demanda :
– Ecoute avant tout, je veux savoir. Ça dépendra de ce que tu asà lui dire… Sois franc, mon petit… Qu’est-ce que tu lui veux, àGeneviève ?
Il prononça gravement :
– Je veux lui dire ceci : « Geneviève, j’avais promis à ta mèrede te donner la fortune, la puissance, une vie de conte de fées. Etce jour-là, mon but atteint, je t’aurais demandé une petite place,pas bien loin de toi. Heureuse et riche, tu aurais oublié, oui,j’en suis sûr, tu aurais oublié ce que je suis, ou plutôt ce quej’étais. Par malheur, le destin est plus fort que moi. Je net’apporte ni la fortune, ni la puissance. Je ne t’apporte rien. Etc’est moi au contraire qui ai besoin de toi. Geneviève, peux-tum’aider ? »
– À quoi ? fit la vieille femme anxieuse.
– À vivre…
– Oh ! dit-elle, tu en es là, mon pauvre petit…
– Oui, répondit-il simplement, sans douleur affectée oui, j’ensuis là. Trois êtres viennent de mourir, que j’ai tués, que j’aitués de mes mains. Le poids du souvenir est trop lourd. Je suisseul. Pour la première fois de mon existence, j’ai besoin desecours. J’ai le droit de demander ce secours à Geneviève. Et sondevoir est de me l’accorder… Sinon ?
– Tout est fini.
La vieille femme se tut, pâle et frémissante. Elle retrouvaittoute son affection pour celui qu’elle avait nourri de son lait,jadis, et qui restait, encore et malgré tout, « son petit ». Elledemanda :
– Qu’est-ce que tu feras d’elle ?
– Nous voyagerons… Avec toi, si tu veux nous suivre…
– Mais tu oublies… tu oublies…
– Quoi ?
– Ton passé…
– Elle l’oubliera aussi. Elle comprendra que je ne suis pluscela, et que je ne peux plus l’être.
– Alors, vraiment, ce que tu veux, c’est qu’elle partage ta vie,la vie de Lupin ?
– La vie de l’homme que je serai, de l’homme qui travaillerapour qu’elle soit heureuse, pour qu’elle se marie selon ses goûts.On s’installera dans quelque coin du monde. On luttera ensemble,l’un près de l’autre. Et tu sais ce dont je suis capable…
Elle répéta lentement, les yeux fixés sur lui :
– Alors, vraiment, tu veux qu’elle partage la vie deLupin ?
Il hésita une seconde, à peine une seconde et affirma nettement:
– Oui, oui, je le veux, c’est mon droit.
– Tu veux qu’elle abandonne tous les enfants auxquels elle s’estdévouée, toute cette existence de travail qu’elle aime et qui luiest nécessaire ?
– Oui, je le veux, c’est son devoir.
La vieille femme ouvrit la fenêtre et dit :
– En ce cas, appelle-la.
Geneviève était dans le jardin, assise sur un banc. Quatrepetites filles se pressaient autour d’elle. D’autres jouaient etcouraient.
Il la voyait de face. Il voyait ses yeux souriants et graves.Une fleur à la main, elle détachait un à un les pétales et donnaitdes explications aux enfants attentives et curieuses. Puis elle lesinterrogeait. Et chaque réponse valait à l’élève la récompense d’unbaiser.
Lupin la regarda longtemps avec une émotion et une angoisseinfinies. Tout un levain de sentiments ignorés fermentait en lui.Il avait une envie de serrer cette belle jeune fille contre lui, del’embrasser, et de lui dire son respect et son affection. Il sesouvenait de la mère, morte au petit village d’Aspremont, morte dechagrin…
– Appelle-la donc, reprit Victoire.
Il s’écroula sur un fauteuil en balbutiant :
– Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je n’ai pas le droit… C’estimpossible… Qu’elle me croie mort… Ça vaut mieux…
Il pleurait, secoué de sanglots, bouleversé par un désespoirimmense, gonflé d’une tendresse qui se levait en lui, comme cesfleurs tardives qui meurent le jour même où elles éclosent.
La vieille s’agenouilla, et, d’une voix tremblante :
– C’est ta fille, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est ma fille.
Oh ! mon pauvre petit, dit-elle en pleurant, mon pauvrepetit !
– À cheval, dit l’Empereur.
Il se reprit :
– À âne plutôt, fit-il en voyant le magnifique baudet qu’on luiamenait. Waldemar, es-tu sûr que cet animal soit docile ?
– J’en réponds comme de moi-même, Sire, affirma le comte.
– En ce cas, je suis tranquille, dit l’Empereur en riant.
Et, se retournant vers son escorte d’officiers :
– Messieurs, à cheval.
Il y avait là, sur la place principale du village de Capri,toute une foule que contenaient des carabiniers italiens, et, aumilieu, tous les ânes du pays réquisitionnés pour faire visiter àl’Empereur l’île merveilleuse.
– Waldemar, dit l’Empereur, en prenant la tête de la caravane,nous commençons par quoi ?
– Par la villa de Tibère, Sire.
On passa sous une porte, puis on suivit un chemin mal pavé quis’élève peu à peu sur le promontoire oriental de l’île.
L’Empereur était de mauvaise humeur et se moquait du colossalcomte de Waldemar dont les pieds touchaient terre, de chaque côtédu malheureux âne qu’il écrasait.
Au bout de trois quarts d’heure, on arriva d’abord auSaut-de-Tibère, rocher prodigieux, haut de trois cents mètres, d’oùle tyran précipitait ses victimes à la mer
L’Empereur descendit, s’approcha de la balustrade, et jeta uncoup d’œil sur le gouffre. Puis il voulut marcher à pied jusqu’auxruines de la villa de Tibère, où il se promena parmi les salles etles corridors écroulés.
Il s’arrêta un instant.
La vue était magnifique sur la pointe de Sorrente et sur toutel’île de Capri. Le bleu ardent de la mer dessinait la courbeadmirable du golfe, et les odeurs fraîches se mêlaient au parfumdes citronniers.
– Sire, dit Waldemar, c’est encore plus beau, de la petitechapelle de l’ermite, qui est au sommet.
– Allons-y.
Mais l’ermite descendait lui-même, le long d’un sentier abrupt.C’était un vieillard, à la marche hésitante, au dos voûté. Ilportait le registre où les voyageurs inscrivaient d’ordinaire leursimpressions.
Il installa ce registre sur un banc de pierre.
– Que dois-je écrire ? dit l’Empereur.
– Votre nom, Sire, et la date de votre passage et ce qu’il vousplaira.
L’Empereur prit la plume que lui tendait l’ermite et sebaissa.
– Attention, Sire, attention !
Des hurlements de frayeur, un grand fracas du côté de lachapelle, l’Empereur se retourna. Il eut la vision d’un rocherénorme qui roulait en trombe au-dessus de lui.
Au même moment il était empoigné à bras-le-corps par l’ermite etprojeté à dix mètres de distance.
Le rocher vint se heurter au banc de pierre devant lequel setenait l’Empereur un quart de seconde auparavant, et brisa le bancen morceaux.
Sans l’intervention de l’ermite, l’Empereur était perdu.
Il lui tendit la main, et dit simplement :
– Merci.
Les officiers s’empressaient autour de lui.
– Ce n’est rien, messieurs Nous en serons quitte pour la peur,mais une jolie peur, je l’avoue Tout de même, sans l’interventionde ce brave homme…
Et, se rapprochant de l’ermite :
– Votre nom, mon ami ?
L’ermite avait gardé son capuchon. Il l’écarta un peu, et toutbas, de façon à n’être entendu que de son interlocuteur, il dit:
– Le nom d’un homme qui est très heureux que vous lui ayez donnéla main, Sire.
L’Empereur tressaillit et recula. Puis, se dominant aussitôt:
– Messieurs, dit-il aux officiers, je vous demanderai de monterjusqu’à la chapelle. D’autres rocs peuvent se détacher, et ilserait peut-être prudent de prévenir les autorités du pays. Vous merejoindrez ensuite. J’ai à remercier ce brave homme.
Il s’éloigna, accompagné de l’ermite. Et quand ils furent seuls,il dit :
– Vous ! Pourquoi ?
– J’avais à vous parler, Sire. Une demande d’audience mel’auriez-vous accordée ? J’ai préféré agir directement, et jepensais me faire reconnaître pendant que Votre Majesté signait leregistre quand ce stupide accident…
– Bref ? dit l’Empereur.
– Les lettres que Waldemar vous a remises de ma part, Sire, ceslettres sont fausses.
L’Empereur eut un geste de vive contrariété.
– Fausses ? Vous en êtes certain ?
– Absolument, Sire.
– Pourtant, ce Malreich…
– Le coupable n’était pas Malreich.
– Qui, alors ?
– Je demande à Votre Majesté de considérer ma réponse commesecrète. Le vrai coupable était Mme Kesselbach.
– La femme même de Kesselbach ?
– Oui, Sire. Elle est morte maintenant. C’est elle qui avaitfait ou fait faire les copies qui sont en votre possession. Ellegardait les vraies lettres.
– Mais où sont-elles ? s’écria l’Empereur. C’est làl’important ! Il faut les retrouver à tout prix !J’attache à ces lettres une valeur considérable
– Les voilà, Sire.
L’Empereur eut un moment de stupéfaction. Il regarda Lupin, ilregarda les lettres, leva de nouveau les yeux sur Lupin, puisempocha le paquet sans l’examiner.
Evidemment, cet homme, une fois de plus, le déconcertait. D’oùvenait donc ce bandit qui, possédant une arme aussi terrible, lalivrait de la sorte, généreusement, sans condition ? Il luieût été si simple de garder les lettres et d’en user à saguise ! Non, il avait promis. Il tenait sa parole.
Et l’Empereur songeait à toutes les choses étonnantes que cethomme avait accomplies.
Il lui dit :
– Les journaux ont donné la nouvelle de votre mort…
– Oui, Sire. En réalité, je suis mort. Et la justice de monpays, heureuse de se débarrasser de moi, a fait enterrer les restescalcinés et méconnaissables de mon cadavre.
– Alors, vous êtes libre ?
– Comme je l’ai toujours été.
– Plus rien ne vous attache à rien ?
– Plus rien.
– En ce cas…
L’Empereur hésita, puis, nettement :
– En ce cas, entrez à mon service. Je vous offre le commandementde ma police personnelle. Vous serez le maître absolu. Vous aureztous pouvoirs, même sur l’autre police.
– Non, Sire.
– Pourquoi ?
– Je suis Français.
Il y eut un silence. La réponse déplaisait à l’Empereur. Il dit:
– Cependant, puisqu’aucun lien ne vous attache plus…
– Celui-là ne peut pas se dénouer, Sire.
Et il ajouta en riant :
– Je suis mort comme homme, mais vivant comme Français. Jem’étonne que Votre Majesté ne comprenne pas.
L’Empereur fit quelques pas de droite et de gauche. Et il reprit:
– Je voudrais pourtant m’acquitter. J’ai su que les négociationspour le grand-duché de Veldenz étaient rompues.
– Oui, Sire. Pierre Leduc était un imposteur. Il est mort.
– Que puis-je faire pour vous ? Vous m’avez rendu ceslettres… Vous m’avez sauvé la vie… Que puis-je faire ?
– Rien, Sire.
– Vous tenez à ce que je reste votre débiteur ?
– Oui, Sire.
L’Empereur regarda une dernière fois cet homme étrange qui seposait devant lui en égal. Puis il inclina légèrement la tête et,sans un mot de plus, s’éloigna.
– Eh ! la Majesté, je t’en ai bouché un coin, dit Lupin enle suivant des yeux.
Et, philosophiquement :
– Certes, la revanche est mince, et j’aurais mieux aiméreprendre l’Alsace-Lorraine Mais, tout de même…
Il s’interrompit et frappa du pied.
– Sacré Lupin ! tu seras donc toujours le même, jusqu’à laminute suprême de ton existence, odieux et cynique ! De lagravité, bon sang ! l’heure est venue, ou jamais, d’êtregrave !
Il escalada le sentier qui conduisait à la chapelle et s’arrêtadevant l’endroit d’où le roc s’était détaché.
Il se mit à rire.
– L’ouvrage était bien fait, et les officiers de Sa Majesté n’yont vu que du feu. Mais comment auraient-ils pu deviner que c’estmoi-même qui ai travaillé ce roc, que, à la dernière seconde, j’aidonné le coup de pioche définitif, et que ledit roc a roulé suivantle chemin que j’avais tracé entre lui et un Empereur dont je tenaisà sauver la vie ?
Il soupira :
– Ah ! Lupin, que tu es compliqué ! Tout cela parceque tu avais juré que cette Majesté te donnerait la main ! Tevoilà bien avancé « La main d’un Empereur n’a pas plus de cinqdoigts », comme eût dit Victor Hugo.
Il entra dans la chapelle et ouvrit, avec une clef spéciale, laporte basse d’une petite sacristie.
Sur un tas de paille gisait un homme, les mains et les jambesliées, un bâillon à la bouche.
– Eh bien ! l’ermite, dit Lupin, ça n’a pas été trop long,n’est-ce pas ? Vingt-quatre heures au plus… Mais ce que j’aibien travaillé pour ton compte ! Figure-toi que tu viens desauver la vie de l’Empereur… Oui, mon vieux. Tu es l’homme qui asauvé la vie de l’Empereur. C’est la fortune. On va te construireune cathédrale et t’élever une statue jusqu’au jour où l’on temaudira… Ça peut faire tant de mal, les individus de cettesorte ! surtout celui-là à qui l’orgueil finira par tourner latête. Tiens, l’ermite, prends tes habits.
Abasourdi, presque mort de faim, l’ermite se releva entitubant.
Lupin se rhabilla vivement et lui dit :
– Adieu, digne vieillard. Excuse-moi pour tous ces petitstracas. Et prie pour moi. Je vais en avoir besoin. L’éternitém’ouvre ses portes toutes grandes. Adieu !
Il resta quelques secondes sur le seuil de la chapelle. C’étaitl’instant solennel où l’on hésite, malgré tout, devant le terribledénouement. Mais sa résolution était irrévocable et, sans plusréfléchir, il s’élança, redescendit la pente en courant, traversala plate-forme du Saut-de-Tibère et enjamba la balustrade.
– Lupin, je te donne trois minutes pour cabotiner. À quoibon ? diras-tu, il n’y a personne… Et toi, tu n’es donc paslà ? Ne peux-tu jouer ta dernière comédie pour toi-même ?Bigre, le spectacle en vaut la peine… Arsène Lupin, piècehéroï-comique en quatre-vingts tableaux… La toile se lève sur letableau de la mort et le rôle est tenu par Lupin en personne…Bravo, Lupin ! Touchez mon cœur, mesdames et messieurssoixante-dix pulsations à la minute… Et le sourire auxlèvres ! Bravo ! Lupin ! Ah ! le drôle, ena-t-il du panache ! Eh ! bien, saute marquis… Tu esprêt ? C’est l’aventure suprême, mon bonhomme. Pas deregrets ? Des regrets ? Et pourquoi, mon Dieu ! Mavie fut magnifique. Ah ! Dolorès ! Si tu n’étais pasvenue, monstre abominable ! Et toi, Malreich, pourquoi n’as-tupas parlé ? Et toi, Pierre Leduc… Me voici ! Mes troismorts, je vais vous rejoindre… Oh ! ma Geneviève, ma chèreGeneviève… Ah ! ça, mais est-ce fini, vieux cabot ?Voilà ! Voilà ! j’accours
Il passa l’autre jambe, regarda au fond du gouffre la merimmobile et sombre, et relevant la tête :
– Adieu, nature immortelle et bénie ! Moriturus tesalutat ! Adieu, tout ce qui est beau ! Adieu,splendeur des choses ! Adieu, la vie !
Il jeta des baisers à l’espace, au ciel, au soleil… Et, croisantles bras, il sauta.
Sidi-bel-Abbes. La caserne de la Légion étrangère. Près de lasalle des rapports, une petite pièce basse où un adjudant fume etlit son journal.
À côté de lui, près de la fenêtre ouverte sur la cour, deuxgrands diables de sous-offs jargonnent un français rauque, mêléd’expressions germaniques.
La porte s’ouvrit. Quelqu’un entra. C’était un homme mince, detaille moyenne, élégamment vêtu.
L’adjudant se leva, de mauvaise humeur contre l’intrus, etgrogna :
– Ah ! ça, que fiche donc le planton de garde ? Etvous, monsieur, que voulez-vous ?
– Du service.
Cela fut dit nettement, impérieusement.
Les deux sous-offs eurent un rire niais. L’homme les regarda detravers.
– En deux mots, vous voulez vous engager à la Légion ?demanda l’adjudant.
– Oui, je le veux, mais à une condition.
– Des conditions, fichtre ! Et laquelle ?
– C’est de ne pas moisir ici. Il y a une compagnie qui part pourle Maroc. J’en suis.
L’un des sous-offs ricana de nouveau, et on l’entendit quidisait :
– Les Marocains vont passer un fichu quart d’heure. Monsieurs’engage…
– Silence ! cria l’homme, je n’aime pas qu’on se moque demoi.
Le ton était sec et autoritaire.
Le sous-off, un géant, l’air d’une brute, riposta :
– Eh ! le bleu, faudrait me parler autrement… Sansquoi…
– Sans quoi ?
– On verrait comment je m’appelle…
L’homme s’approcha de lui, le saisit par la taille, le fitbasculer sur le rebord de la fenêtre et le jeta dans la cour. Puisil dit à l’autre :
– À ton tour. Va-t’en.
L’autre s’en alla.
L’homme revint aussitôt vers l’adjudant et lui dit :
– Mon lieutenant, je vous prie de prévenir le major que don LuisPerenna, grand d’Espagne et Français de cœur, désire prendre duservice dans la Légion étrangère. Allez, mon ami.
L’autre ne bougeait pas, confondu.
– Allez, mon ami, et tout de suite, je n’ai pas de temps àperdre.
L’adjudant se leva, considéra d’un œil ahuri ce stupéfiantpersonnage, et, le plus docilement du monde, sortit.
Alors, Lupin prit une cigarette, l’alluma et, à haute voix, touten s’asseyant à la place de l’adjudant, il précisa :
– Puisque la mer n’a pas voulu de moi, ou plutôt puisque, audernier moment, je n’ai pas voulu de la mer, nous allons voir siles balles des Marocains sont plus compatissantes. Et puis, tout demême, ce sera plus chic… Face à l’ennemi, Lupin, et pour laFrance !