La rage de l’expression Francis Ponge

La Rage de l’expression

Francis PONGE

BERGES DE LA LOIRE
Roanne, le 24 mai 1941.

Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination :
ne sacrifier
jamais l’objet de mon étude à la mise en
valeur de quelque trouvaille verbale
que j’aurai faite à son propos, ni à
l’arrangement en poème de plusieurs
de ces trouvailles.
En revenir toujours à l’objet lui-
même, à ce qu’il a de brut, de diffé-
rent : différent en particulier de ce que
j’ai déjà (à ce moment) écrit de lui.
Que mon travail soit celui d’une recti-
fication continuelle de mon expression
(sans souci a priori de la forme de
cette expression) en faveur de l’objet
brut.
Ainsi, écrivant sur la Loire d’un
endroit des berges de ce fleuve, devrai-
je y replonger sans cesse mon regard,

mon esprit. Chaque fois qu’il aura séché
sur une expression, le replonger dans
l’eau du fleuve.
Reconnaître le plus grand droit de
l’objet, son droit imprescriptible, oppo-
sable à tout poème… Aucun poème
n’étant jamais sans appel a minima de
la part de l’objet du poème, ni sans
plainte en contrefaçon,.
L’objet est toujours plus important,
plus intéressant, plus capaple (plein de
droits) :
il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs
à son égard.
Ce que les lignes précédentes ne disentpas assez :
en conséquence, ne jamais m’arrêter à la forme poétique celle-ci
deyant pourtant être utilisée à un
moment de mon étude parce qu’elle
dispose un jeu de miroirs qui peut faire
apparaître certains aspects demeurés
obscurs de l’objet. L’entrechoc des
mots, les analogies verbales sont un
des moyens de scruter l’objet.
Ne jamais essayer d’arranger les cho-
ses. Les choses et les poèmes sont
inconciliables.
Il s’agit de saVOIr si l’on veut faire
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un poème ou rendre compte d’une chose
(dans l’espoir que l’esprit y gagne,
fasse à son propos quelque pas nou-
veau ).
C’est le second terme de l’alternative
que mon goût (un goût violent des
choses, et des progrès de l’esprit) sans
hésitation me fait choisir.
Ma détermination est donc prise…
Peu m’importe après cela que l’on
veuille nommer poème ce qui va en résul-
ter. Quant à moi, le moindre soupçon
de ronron poétique m’avertit seulement
que je rentre dans le manège, et provo-
que mon coup de reins pour en sortir.

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