A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

— Dix heures vingt ? Encore une heure quarante minutes. Croyez-vous qu’A.B.C. ait différé si longtemps l’exécution de son crime ?

J’ouvris l’horaire A.B.C. que j’avais déjà pris sur un rayon, et lus les renseignements suivants :

« Churston, dans le Devon, 326 kilomètres de Londres. Population, 656 habitants. »

— Ce n’est qu’un village, notre homme ne pourra y passer inaperçu.

— Qu’importe ! un nouveau crime aura eu lieu ! murmura Poirot. Quels sont les trains ? J’imagine que nous arriverons plus vite par chemin de fer que par route.

— Il y a un train à minuit… wagons-lits jusqu’à Newton-Abbot, où il arrive à six heures du matin et à Churston à sept heures quinze.

— Départ de la gare de Paddington ?

— Oui.

— Vous avez peut-être raison.

Je fourrai quelques effets dans une valise tandis que Poirot rappelait Scotland Yard au téléphone.

Quelques instants plus tard, il revint dans la chambre à coucher.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? me demanda-t-il.

— Pour gagner du temps, je prépare votre valise.

— Hastings, vous êtes trop impressionnable. La moindre émotion affecte vos mains et votre cerveau. Est-ce là une manière de plier un veston ? Regardez dans quel état vous avez mis mon pyjama !

— Sacredieu ! Poirot, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Et vous venez vous lamenter sur le sort de vos habits !

— Mon cher Hastings, vous manquez du sens de la mesure. Nous ne pouvons prendre ce train plus tôt qu’il ne part, et le fait de détériorer ces vêtements n’empêchera en rien le crime.

S’emparant d’un geste énergique de sa valise, il se mit en devoir d’y remettre tout en ordre.

Il m’expliqua que nous devions emporter la lettre et l’enveloppe pour les confier à un envoyé de Scotland Yard qui nous attendait à la gare de Paddington.

En arrivant sur le quai, l’inspecteur Crome fut la première personne que nous aperçûmes.

Il répondit au regard interrogateur de Poirot :

— Jusqu’ici, pas de nouvelles. Nos hommes sont sur le qui-vive. Tous les gens dont le nom commence par « C » sont avisés par téléphone dans la mesure du possible. Il nous reste encore une chance. Où est la lettre ?

Poirot la lui remit.

Il l’examina, tout en murmurant entre ses dents :

— Il a une veine de tous les diables ! Le hasard travaille pour lui.

— Vous ne pensez pas, suggérai-je, que l’erreur est voulue ?

Crome secoua la tête.

— Non. Cet homme a des principes… assez stupides, je vous l’accorde… mais il s’y conforme strictement. Il se fait un point d’honneur d’avertir les gens à temps et en tire vanité. Je gage que cet homme est amateur du whisky de la marque White Horse.

— Ça, c’est ingénieux ! déclara Poirot avec une admiration forcée. Tandis qu’il s’applique à rédiger sa lettre, il a devant lui la bouteille de whisky.

— Voilà d’où vient la méprise, dit Crome. Il nous arrive à tous de copier inconsciemment ce que nous avons sous les yeux. Notre fou a commencé par écrire White, puis il a continué par horse au lieu de haven.

L’inspecteur nous annonça qu’il voyageait par le même train que nous.

— Même si, pour une raison imprévue, il ne se passe rien, rendons-nous quand même à Churston. Le meurtrier s’y trouve actuellement, ou y a été aujourd’hui. Un de mes hommes se tient au téléphone jusqu’à la dernière minute pour attendre les nouvelles.

Au moment où le train quittait la gare, nous vîmes un individu courir le long du quai. Arrivé devant la fenêtre de l’inspecteur, il cria quelques mots.

Poirot et moi nous nous précipitâmes dans le couloir et frappâmes à la porte de l’inspecteur :

— Avez-vous des nouvelles ? demanda Poirot.

Crome répondit d’un ton calme :

— Elles sont aussi mauvaises qu’on pouvait le craindre. Sir Carmichael Clarke a été assassiné.

Bien que son nom fût peu connu du grand public, Sir Carmichael Clarke était un personnage de quelque importance. Spécialiste réputé des affections de la gorge, il n’exerçait plus et jouissait d’une large aisance qui lui permettait de se livrer à la passion de toute sa vie : la collection de poteries et porcelaines chinoises. Quelques années plus tard, ayant hérité une fortune considérable d’un vieil oncle, il avait acquis certaines des plus belles pièces d’art chinois. Marié sans enfants, il habitait une maison qu’il avait fait construire sur la côte du Devon, et ne se rendait à Londres qu’à l’occasion de ventes importantes.

Sa mort, suivant de près celle de la jeune et jolie Betty Barnard, devait créer une forte sensation dans la presse. En outre, on était au mois d’août et les journalistes en mal de copie trouvaient là une manne inespérée.

— Après tout, déclara Poirot, il est possible que la publicité donne de meilleurs résultats que l’initiative privée. Désormais, tout le pays va ouvrir l’œil pour déceler l’assassin.

— Malheureusement, dis-je, c’est ce que lui-même cherche.

— Oui, mais cette publicité qu’il convoite causera peut-être sa propre perte. Grisé par le succès, il commettra des imprudences… du moins, j’aime à le croire.

Une idée me frappa l’esprit :

— Poirot, pour la première fois nous nous trouvons ensemble en présence d’un crime de cette nature. Jusqu’ici, tous nos meurtres offraient, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un caractère d’ordre intime.

— En effet, mon ami. Nous avons toujours eu à examiner des crimes dont l’histoire de la victime présentait une importance capitale. Voici les problèmes qu’il fallait résoudre : « À qui profite cette mort ? Parmi les personnes qui entourent la victime, qui a eu la possibilité de commettre le meurtre ? » Il s’agissait invariablement de crimes intimes. Aujourd’hui, pour la première fois depuis notre association, nous affrontons un meurtre impersonnel, perpétré de sang-froid.

Je frissonnai.

— C’est horrible ! acquiesça Poirot.

— À la lecture de la première lettre, j’ai senti qu’il y avait là-dessous quelque chose de bizarre.

— Il faut dominer cette impression… due à la nervosité… et considérer ce crime comme un meurtre ordinaire.

— C’est pire qu’un meurtre ordinaire.

— Voyons : est-ce plus mal de retirer la vie à un étranger ou à un de vos proches… à un être cher qui place peut-être toute sa confiance en vous ?

— C’est pire, parce que la folie…

— Non, Hastings, il est seulement plus difficile de retrouver le coupable.

— Là, je ne partage pas votre avis… Je juge ce genre de crime beaucoup plus effrayant.

Hercule Poirot réfléchit une seconde :

— Il devrait être plus facile de découvrir le meurtrier, puisqu’il s’agit d’un détraqué. Si seulement on pouvait connaître l’idée initiale… le pourquoi de ce choix alphabétique… tout s’éclaircirait du coup.

Il soupira en hochant la tête.

— Il faut absolument mettre un terme à ces meurtres… et connaître la vérité sans tarder, le plus vite possible. Bonne nuit, Hastings. Dormez bien. Nous avons de la besogne pour demain.

CHAPITRE XV

Sir Carmichael CLARKE

Churston, entre Brixham et Paignton, est situé au fond de la baie de Torquay. Il y a seulement une dizaine d’années, on n’y voyait que des terrains de golf, au milieu d’une riante campagne descendant jusqu’à la mer, avec une ou deux fermes pour toutes habitations.

Ces dernières années, entre Churston et Paignton, on a construit le long de la côte des routes neuves bordées de bungalows et de petites villas. Sir Carmichael s’était rendu acquéreur d’un terrain de deux acres d’où l’on jouissait d’une vue splendide sur l’océan. La maison qu’il avait fait bâtir était de style moderne : rectangle blanc fort agréable à l’œil. À part deux grandes galeries renfermant ses collections, la demeure n’était pas très spacieuse.

Nous y arrivâmes vers huit heures du matin. Un policier de la localité nous attendait à la gare et nous mit au courant de la situation. Chaque soir, Sir Carmichael Clarke faisait, après dîner, une petite promenade dans la campagne. Lorsque le poste de police téléphona, quelques minutes après onze heures, on constata que le maître de la maison n’était pas rentré. Comme il suivait d’ordinaire le même chemin, on ne tarda pas à retrouver son corps. La mort provenait d’un coup frappé sur la nuque au moyen d’un objet très lourd. Sur le cadavre, un horaire A.B.C. ouvert était placé, la couverture au-dessus.

Ainsi que je l’ai déjà dit, nous arrivâmes vers huit heures à la villa de Sir Carmichael Clarke, dénommée « Combeside ». La porte nous fut ouverte par un vieux valet de chambre, dont les mains tremblantes et les traits bouleversés trahissaient l’émotion.

— Bonjour, Deveril, dit le policier local.

— Bonjour, Monsieur Wells.

— Ces messieurs viennent de Londres, Deveril, annonça son compagnon.

— Veuillez me suivre, Messieurs.

Le domestique nous fit entrer dans une longue salle à manger où le petit déjeuner était servi, et ajouta :

— Je vais appeler M. Franklin.

Une minute ou deux plus tard, un grand gaillard blond, au visage bronzé par le soleil, pénétra dans la pièce.

C’était Franklin Clarke, l’unique frère de la victime.

Il avait l’air calme et décidé d’un homme habitué à affronter les situations difficiles.

— Bonjour, messieurs.

L’inspecteur Wells fit les présentations :

— Je vous présente M. l’inspecteur Crome, de Scotland Yard, M. Hercule Poirot et… euh… le capitaine Hayter.

— Hastings, rectifiai-je avec une certaine froideur.

Franklin nous serra la main à tour de rôle, tout en nous dévisageant l’un après l’autre d’un regard scrutateur.

— Voulez-vous accepter à déjeuner ? Nous discuterons de la situation tout en nous restaurant.

Personne ne s’y opposa et bientôt nous nous régalions d’excellents œufs au jambon arrosés de café.

Franklin Clarke aborda le sujet qui nous préoccupait :

— L’inspecteur Wells m’a raconté hier soir, de façon assez brève, l’histoire la plus abracadabrante que j’aie jamais entendue. Inspecteur Crome, dois-je réellement croire que mon pauvre frère est la victime d’un fou qui a déjà commis trois meurtres en laissant chaque fois un horaire de chemins de fer A.B.C. à côté de la victime ?

— Tels sont en substance les faits, Monsieur Clarke.

— Mais pourquoi ces crimes ? Quel profit peut en tirer un assassin à l’imagination même des plus désaxées ?

Poirot approuva d’un signe de tête.

— Au moins, vous allez droit au but, Monsieur Franklin, dit-il.

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