DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

Metteur en scène :

Sir Charles CARTWRIGHT

Assistants :

M. SATTERTHWAITE
Miss Hermione LYTTON GORE

Toilettes

d’AMBROSINE

Éclairage

d’HERCULE POIROT

PREMIER ACTE
CHAPITRE PREMIER

LE NID DE CORNEILLES
M. Satterthwaite, assis sur la terrasse du Nid de Corneilles, regardait son hôte, sir Charles Cartwright, qui gravissait le sentier venant de la mer.
Le Nid de Corneilles était une villa moderne, du meilleur goût, sans aucune de ces décorations pompeuses et superflues si chères au cœur des architectes de troisième ordre. C’était une construction solide et simple, de couleur blanche, aux dimensions trompeuses ; elle était, en effet, beaucoup plus grande qu’elle ne le paraissait. Elle devait son nom à son emplacement au sommet d’une colline surplombant le port de Loomouth. D’un côté de la terrasse, protégée par une forte balustrade, la falaise descendait à pic dans la mer. Le Nid de Corneilles se trouvait à quinze cents mètres de la ville si l’on empruntait la route qui s’enfonçait en zigzaguant à l’intérieur des terres, mais il n’en était qu’à sept minutes si l’on prenait le sentier escarpé des pêcheurs qu’escaladait en ce moment. Charles Cartwright.
Sir Charles était un homme d’âge mûr, bien bâti et au teint hâlé. Vêtu d’un vieux pantalon de flanelle grise et d’un chandail blanc, il se balançait légèrement en marchant, les poings à demi fermés. Neuf personnes sur dix auraient dit en le voyant : « C’est sûrement un marin en retraite. » La dixième, plus perspicace, eût hésité à formuler un jugement, intriguée par quelque chose d’indéfinissable dans les manières du personnage. Alors, peut-être, un tableau eût surgi en son esprit, un lointain souvenir, le pont d’un bateau, mais un bateau tronqué par une épaisse tenture de riche étoffe… un homme, Charles Cartwright, debout sur ce pont, baigné de lumière, mais de lumière artificielle, les mains à demi fermées, l’allure souple, et la voix… agréable et très amplifiée, d’un officier de marine distingué. « Inutile d’insister, monsieur, disait Charles Cartwright, je ne puis, à mon regret, répondre à votre question. »
Le lourd rideau retombait avec un froufrou soyeux, la lumière inondait la salle, l’orchestre attaquait la dernière valse syncopée à la mode et de jeunes vendeuses, la tête ornée de nœuds de rubans volumineux, circulaient en criant : « Chocolat ! Limonade ! »
Le premier acte de « L’Appel de la Mer », avec Charles Cartwright dans le rôle du commandant Vanstone, était terminé.
De son poste d’observation, M. Satterthwaite, plongeant le regard au-dessous de lui, se mit à sourire.
M. Satterthwaite, de petite taille, la peau desséchée et le teint terreux, affectionnait les arts en général et le théâtre en particulier. Très snob, mais de fréquentation plaisante, il figurait immanquablement dans les grands dîners et les réceptions officielles. Les listes d’invités dans les rubriques mondaines de la presse se terminaient toujours par ces mots « et M. Satterthwaite ». C’était, en outre, un homme d’une intelligence remarquable et un fin observateur des hommes et des choses.
En ce moment même, il murmurait, en hochant la tête : « Je n’aurais jamais cru cela. Non, vraiment, je n’y aurais jamais songé ! »
Un bruit de pas se fit entendre sur la terrasse et M. Satterthwaite tourna la tête. Le gros personnage d’âge moyen et aux cheveux gris qui avança une chaise pour s’asseoir, portait sa profession gravée sur son visage plein de bonté et de pénétration : médecin de Harley Street, rue où habitent les plus fameux praticiens de Londres. Sir Bartholomé Strange avait pleinement réussi dans sa carrière. Spécialiste renommé des troubles nerveux, il avait reçu récemment le titre de chevalier à l’occasion de l’anniversaire du roi.
Il approcha son siège de celui de M. Satterthwaite et prononça :
— Qu’est-ce que vous n’auriez jamais cru ? Allons, dites-nous cela.
Tout souriant, M. Satterthwaite attira l’attention de son compagnon sur l’homme qui, d’un pas alerte, gravissait le sentier.
— Je n’aurais jamais cru que sir Charles aurait supporté si longtemps un tel exil.
— Fichtre, moi non plus ! dit l’autre en riant et rejetant la tête en arrière. Je connais Charles depuis son enfance. Nous avons étudié ensemble à Oxford. Il n’a pas changé : il est encore meilleur comédien dans la vie privée qu’au théâtre ! Charles joue toujours un rôle. C’est plus fort que lui… c’est sa seconde nature. Charles ne quitte jamais un salon comme tout le monde : il fait une sortie théâtrale, et d’ordinaire sur une réplique appropriée. Cependant, il aime à changer de personnage… ce en quoi il a tort. Voilà deux ans, il s’est retiré de la scène sous prétexte de mener une vie simple et de satisfaire sa vieille passion pour la mer. Il a choisi cet endroit pour y bâtir sa villa, qui représente à ses yeux la maison de campagne idéale. Trois salles de bains, avec les perfectionnements les plus récents ! Tout comme vous, Satterthwaite, je ne pensais pas que cela durerait. Je pensais : Charles est un homme de théâtre, il a besoin de son public ; deux ou trois capitaines en retraite, un groupe de vieilles femmes et un pasteur ne constituent point un auditoire suffisant. Je m’imaginais que « le personnage aux goûts simples et épris de la mer » tiendrait au plus six mois. Oui, franchement, j’étais persuadé qu’il se fatiguerait vite de ce rôle. Je le voyais ensuite dans celui d’un homme du monde blasé vivant à Monte-Carlo, ou peut-être celui d’un propriétaire foncier dans les Highlands… car notre Charles est très versatile.
Le médecin interrompit son discours. Son regard amusé suivait affectueusement l’homme qui montait vers eux sans soupçonner les propos que ses amis tenaient sur son compte. Dans deux minutes, il les aurait rejoints.
— Cette fois, reprit sir Bartholomé, nous nous sommes trompés, ce me semble. L’attrait de la vie simple persiste.
— Un homme qui joue toujours la comédie se fait parfois mal juger, remarqua M. Satterthwaite. On finit par ne plus le prendre au sérieux.
Le médecin approuva d’un signe de tête.
— Oui, fit-il pensivement. C’est exact.
Lançant aux deux autres un joyeux bonjour, Charles Cartwright monta l’escalier conduisant à la terrasse.
— « La Mirabelle » s’est surpassée, annonça-t-il. Vous auriez dû m’accompagner, Satterthwaite.
M. Satterthwaite hocha la tête. Il avait trop souvent souffert du mal de mer en traversant la Manche pour conserver des illusions sur la résistance de son estomac. Ce matin-là, de sa chambre à coucher, il avait suivi des yeux « La Mirabelle ». Une forte brise soufflait du large et M. Satterthwaite s’était félicité d’être resté sur la terre ferme.
Sir Charles se dirigea vers la fenêtre du salon et commanda des rafraîchissements.
— Oui, vous auriez dû venir, Tollie, répéta-t-il, s’adressant cette fois au docteur. Ne passez-vous pas la moitié de votre vie assis dans votre cabinet d’Harley Street, recommandant à vos malades de refaire leur santé sur les vagues de l’Océan ?
— Un médecin possède le grand avantage de n’être point obligé de suivre les conseils qu’il prodigue aux autres, répliqua sir Bartholomé.
Sir Charles éclata de rire. Inconsciemment, il jouait encore un rôle : celui du joyeux marin aux manières brusques. C’était un homme d’une beauté remarquable, aux proportions harmonieuses, au visage fin et rieur ; ses cheveux légèrement grisonnants aux tempes lui conféraient un surcroît de distinction. Il paraissait ce qu’il était en réalité : d’abord un gentleman, puis un artiste.
— Êtes-vous sorti seul ? lui demanda le médecin.
— Non. (Sir Charles se retourna pour prendre son verre des mains d’une jolie servante qui tenait un plateau.) J’avais avec moi un « matelot » : la jeune Egg, pour préciser.
Une certaine note de timidité dans la voix de sir Charles fit lever les yeux à M. Satterthwaite.
— Miss Lytton Gore ? Elle connaît donc la navigation à voile ?
Sir Charles éclata d’un gros rire.
— À côté d’elle, je me sens un marin d’eau douce…Mais j’apprends le métier, grâce à elle.
Les pensées se présentaient en foule à l’esprit de M. Satterthwaite.
« Étonnant… Egg Lytton Gore… voilà sans doute pourquoi il ne s’ennuie pas… l’âge… le démon de midi… à cette époque de la vie, c’est toujours une jeune fille… »
Sir Charles continua :
— La mer… il n’y a rien de pareil… Le soleil, le vent, la vague… et une joyeuse chanson de marin quand on rentre chez soi.
Il contempla avec joie la maison blanche, pourvue de trois salles de bains, d’eau chaude et d’eau froide dans toutes les chambres, du dernier modèle de chauffage central, d’appareils électriques des plus modernes et de tout un personnel de choix : femmes de chambre, cuisinière et fille de cuisine. Sir Charles se faisait de la vie simple une idée un peu compliquée.
Une femme grande et très laide sortit de la maison et vint vers eux.
— Bonjour, miss Milray.
— Bonjour, Sir Charles. Bonjour, ajouta-t-elle en inclinant légèrement la tête du côté des deux invités. Voici le menu du dîner. Avez-vous l’intention d’y apporter quelques changements ?
Sir Charles prit le papier et murmura :
— Voyons un peu. Melon cantaloup, potage Favorite, maquereau frais, coq de bruyère, soufflé surprise, Diane au canapé… Non, je ne vois rien à changer. Cela ira très bien, miss Milray. Tout le monde arrive au train de quatre heures et demie.
— J’ai déjà donné des ordres à Holgate. À propos, sir Charles, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, peut-être serait-il préférable que je dîne avec vous ce soir ?
Sir Charles parut surpris, mais répondit poliment :
— J’en serais enchanté, miss Milray… mais… euh…
— Autrement, sir Charles, vous seriez treize à table, et il y a tant de gens superstitieux, reprit miss Milray, d’un ton qui laissait supposer qu’elle eût accepté chaque soir la place du treizième invité à table sans la moindre appréhension.
Elle poursuivit :
— Tout est prêt. J’ai prévenu Holgate que la voiture devra aller chercher lady Mary et les Babbington. Est-ce bien cela ?
— Exactement. J’allais justement vous prier de le faire.
Un léger sourire éclaira le visage ingrat de la vieille demoiselle, qui se retira.
— Cette femme est vraiment remarquable, dit sir Charles. Je crains toujours de la voir venir me laver les dents.
— Elle paraît, en effet, très capable.
— Je l’ai à mon service depuis six ans, expliqua sir Charles. Elle a d’abord été ma secrétaire à Londres, et ici elle remplit les fonctions de gouvernante auréolée d’une sorte de prestige. Elle gère mon intérieur avec une précision de mécanisme d’horlogerie. Et voilà qu’elle va me quitter.
— Pourquoi ?
— Elle prétend, dit sir Charles en se frottant le nez d’un air de doute, elle prétend que sa mère est impotente. Personnellement, je n’en crois pas un mot. Ce genre de femme n’a pas de mère. Il sort d’une génération spontanée produite par une dynamo. Non, il y a autre chose là-dessous.
— Sans doute, déclara sir Bartholomé, les gens ont-ils parlé ?
— Parlé ? (L’acteur ouvrit de grands yeux.) Et de quoi ont-ils parlé ?
— Mon cher Charles, vous savez ce que valent les cancans ?
— On aurait jasé sur ses rapports… avec moi ? Avec une pareille tête ? Et à son âge ?
— Elle doit approcher de la cinquantaine.
— Très probablement.
Sir Charles réfléchit un instant.
— Mais, sérieusement, Tollie, l’avez-vous regardée ? Elle a des yeux, un nez et une bouche, mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler un visage, du moins un visage féminin. Les femmes les plus médisantes du voisinage n’oseraient tenir un pareil laideron comme capable d’inspirer une passion à un homme.
— Vous sous-estimez l’imagination de la vieille fille anglaise.
Sir Charles hocha la tête.
— Je ne le crois pas. Miss Milray dégage une certaine honnêteté hideuse que ne saurait nier même une vieille fille anglaise. Elle est la vertu et la respectabilité en personne… et cette femme m’est bigrement utile. J’ai toujours choisi des secrétaires vilaines comme le péché.
— Quel homme prudent !
Pendant quelques minutes, sir Charles demeura plongé dans ses pensées. Pour l’en distraire, sir Bartholomé demanda :
— Qui vient tantôt ?
— Angie, d’abord.
— Angela Sutcliffe ? Parfait.
M. Satterthwaite se pencha en avant, curieux de connaître les noms des invités. Angela Sutcliffe était une célèbre actrice ayant passé la première jeunesse, mais toujours en vogue, pleine d’esprit et de charme. On disait qu’elle prenait la succession de la fameuse Ellen Terry.
— Il y a aussi les Dacres.
De nouveau, M. Satterthwaite approuva de la tête. Mme Dacres dirigeait la grande maison de couture Ambrosine Ltd. On voyait son nom sur les programmes de théâtre… « Les toilettes de miss Blank, au premier acte, viennent de chez Ambrosine Ltd., Brook Street. » Le capitaine Dacres était un homme heureux. Il passait la moitié de son temps sur les champs de courses. Il avait couru lui-même autrefois le Grand National. Des bruits avaient circulé sur son compte…On ne sut jamais exactement à quel sujet, mais on avait bavardé. Il n’y eut pas d’enquête, rien ne transpira ; cependant, à l’énoncé du nom de Freddie Dacres, les gens relevaient un tantinet le sourcil.
— J’ai aussi invité Anthony Astor, l’auteur dramatique.
— Cela va de soi. C’est elle qui a écrit « Sens Unique », dit M. Satterthwaite. J’ai vu deux fois sa pièce, qui a eu un gros succès.
Il éprouva une légère satisfaction à montrer qu’il savait qu’Anthony Astor était une femme.
— C’est exact, approuva sir Charles. J’ai oublié son vrai nom… Wills, je crois. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois. Je l’ai invitée pour être agréable à Angela. Ce sont là tous mes invités.
— Et les gens du pays ? s’enquit le médecin.
— Les gens du pays ! Il y aura les Babbington : le pasteur, un brave homme, pas trop austère, et son épouse, une femme vraiment délicieuse. Elle donne des conseils de jardinage. Il y a aussi lady Mary et Egg. Et voilà ! Ah ! j’oubliais : un jeune homme appelé Manders, journaliste, ou quelque chose de ce genre. Un type à la mine sympathique. Cette fois, c’est tout.
M. Satterthwaite, en homme méthodique, fit la récapitulation en comptant sur ses doigts.
— Miss Sutcliffe, une, les Dacres, trois, Anthony Astor, quatre, lady Mary et sa fille, six, le pasteur et sa femme, huit, le jeune homme, neuf, nous-mêmes, douze. Vous, ou miss Milray, vous êtes trompé dans votre compte, sir Charles.
— Ce ne peut être miss Milray, affirma sir Charles. Cette femme est infaillible. Voyons un peu. Oui, sacrebleu, vous avez raison. J’ai oublié un invité. Ma mémoire m’a fait défaut.
Il ricana.
— Il n’en serait pas du tout flatté. Ce type est l’homme le plus vaniteux que je connaisse.
Les yeux de M. Satterthwaite clignotèrent. Selon lui, les hommes les plus vaniteux de la création étaient les acteurs, sans en exclure sir Charles Cartwright. Cette façon de voir la paille dans l’œil du voisin l’amusa fort.
— Qui est cet individu si épris de sa personne ? demanda-t-il.
— Un drôle de citoyen, mais un homme célèbre, expliqua sir Charles. Vous le connaissez peut-être de réputation. Hercule Poirot. C’est un Belge.
— Le détective ? demanda M. Satterthwaite. Je l’ai déjà rencontré. C’est, en effet, un personnage remarquable.
— Un vrai « numéro », précisa sir Charles.
— Je ne le connais pas personnellement, fit sir Bartholomé, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Je le croyais en retraite depuis quelque temps. C’est sans doute une légende. J’espère, Charles, que pendant cette fin de semaine nous n’aurons pas de crime à déplorer.
— Pourquoi ? Parce que nous aurons un détective dans la maison ? Il me semble, Tollie, que vous mettez la charrue devant les bœufs.
— Cela répond à un de mes principes.
— Lequel, docteur, je vous prie ? demanda M. Satterthwaite.
— Les aventures vous arrivent sans que vous alliez au loin les chercher. Pourquoi d’aucuns ont-ils une vie tumultueuse et d’autres une vie morne ? En raison de leur milieu ? Pas du tout. Un homme peut fort bien voyager jusqu’aux confins du globe sans que rien d’extraordinaire ni de fâcheux ne l’atteigne. Un massacre aura eu lieu une semaine avant son arrivée dans un pays, un tremblement de terre le lendemain de son départ, et le paquebot qu’il a failli prendre fera naufrage. Un autre individu peut habiter la banlieue de Londres, se rendre chaque jour à la Cité et vivre une existence très tourmentée. Il peut avoir affaire à des maîtres chanteurs, à de jolies femmes ou à des bandits en auto. Certaines personnes semblent vouées aux accidents et aux naufrages. Il en va de même pour des individus du genre de votre Hercule Poirot : ils n’ont pas besoin de courir après le crime, le crime vient à eux.
— En ce cas, dit M. Satterthwaite, mieux vaut en effet que miss Milray dîne avec nous afin que nous ne soyons pas treize à table.
— Eh bien, fit élégamment sir Charles, libre à vous d’avoir votre meurtre, Tollie, si vous y tenez… à condition, toutefois, que le cadavre ne soit pas le mien.
Éclatant de rire, les trois hommes entrèrent dans la maison.

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