— Chaque fois, la même scène se produit. J’erre sur la grève à la recherche de Betty. Elle est perdue… Rien que perdue, vous comprenez. Il me faut absolument la retrouver… pour lui remettre sa ceinture que je porte à la main. Et alors…
— Alors ?
— Changement de tableau : je ne suis plus à la recherche de Betty. Elle est là devant moi… assise sur le sable. Elle ne me voit pas venir… Oh ! c’est affreux !… Je ne puis continuer…
— Si, si ! Continuez ! ordonna Poirot d’un ton autoritaire.
— Je m’avance par-derrière… à l’improviste… je glisse brusquement la ceinture autour de son cou, puis je tire… je tire…
Il parlait d’une voix angoissée, pénible à entendre. Je m’agrippai aux bras de mon fauteuil.
Donald poursuivit :
— Elle étouffe… elle meurt… je l’ai étranglée… elle s’effondre en arrière… je vois son visage… et c’est Megan… au lieu de Betty !
Pâle et tremblant, le jeune homme se rejeta sur le dossier de son siège. Poirot emplit un autre verre de vin et le lui tendit.
— Que pensez-vous de ce rêve, Monsieur Poirot ? Pourquoi me hante-t-il chaque nuit ?
— Buvez, fit Poirot.
Le jeune homme obéit, puis il demanda d’une voix plus calme :
— Que signifie ce rêve ? Je n’ai pas tué Betty ! Vous le savez aussi bien que moi !
Je ne sus point la réponse de Poirot, car à cet instant le facteur frappa à la porte et, au même instant, je quittai le salon. Le contenu de la boîte aux lettres suffit à écarter de ma pensée les extraordinaires révélations de Donald Fraser.
Je revins précipitamment au salon.
— Poirot ! m’écriai-je, voici la quatrième lettre !
Il bondit de son siège, m’arracha la missive des mains, saisit un coupe-papier et ouvrit l’enveloppe. Il étala la feuille sur la table.
Tous trois nous lûmes ensemble :
Toujours bredouille. Fi ! Fi ! Que faites-vous donc ? Et la police ? Où irons-nous la prochaine fois ?
Pauvre Monsieur Poirot, vous m’inspirez de la pitié !
Ne perdez pas courage. Essayez encore, essayez toujours !
Tipperary ? Non… cela viendra plus tard, à la lettre T.
Le prochain petit incident se déroulera à Doncaster, le 11 septembre.
À bientôt !
A.B.C.
CHAPITRE XXI
LE SIGNALEMENT D’UN ASSASSIN
À cet instant même, l’élément humain passa au second plan, selon l’expression typique de mon ami, Hercule Poirot. On eût dit que notre esprit, incapable de soutenir davantage l’horreur de la situation, se fût, dans l’intervalle, reporté à des sentiments plus immédiats.
Tous nous avions admis l’impossibilité de rien entreprendre avant l’arrivée de la quatrième lettre nous annonçant l’endroit prévu pour le meurtre D. Cette atmosphère de détente avait apporté à tout le monde un réel soulagement.
Ce message, rédigé en caractères typographiques sur une feuille de papier blanc, semblait maintenant nous narguer et nous rappeler à la chasse.
L’inspecteur Crome, arrivé de Scotland Yard, était encore parmi nous lorsque Franklin Clarke et miss Megan Barnard se présentèrent à leur tour.
La jeune femme annonça qu’elle venait de Bexhill.
— Je voulais poser une question à M. Clarke.
Sans y ajouter grande importance, je remarquai qu’elle paraissait embarrassée pour expliquer sa démarche. Naturellement, la lettre occupait mon esprit, à l’exclusion de toute autre pensée.
Crome n’avait pas l’air enchanté de revoir les différentes personnes intéressées à l’affaire. Il affecta une attitude officielle et peu compromettante.
— J’emporte cette lettre avec moi, Monsieur Poirot. Si vous tenez à en prendre copie…
— Non, non, inutile.
— Quelles sont vos intentions, inspecteur ? demanda Clarke.
— Ce serait trop long à vous expliquer, Monsieur Clarke.
— Cette fois, il faut absolument que nous arrêtions le coupable, déclara Franklin Clarke. Je tiens à vous apprendre, inspecteur, que nous avons formé une association des parents des victimes pour la recherche de l’assassin.
L’inspecteur Crome dit de son air le plus ironique :
— Ah ! bah !
— À ce que je vois, inspecteur, vous ne professez pas une très haute opinion des détectives amateurs ?
— Monsieur Clarke, vous ne disposez pas, ce me semble, des mêmes ressources que nous.
— Nous avons une vengeance personnelle à assouvir… et c’est quelque chose, cela !
— Ah ! bah !
— Attendez-vous, inspecteur, à ce que le vieil A.B.C. vous donne encore pas mal de fil à retordre. Il ne se laissera pas prendre aisément.
Piqué dans son amour-propre, l’inspecteur éprouva le besoin de satisfaire la curiosité de son interlocuteur.
— L’idiot nous a, cette fois, avertis suffisamment à temps. Le 11 septembre tombe le vendredi de la semaine prochaine, ce qui nous permet de mener une forte campagne de presse. Tout Doncaster sera renseigné, afin que tous les habitants dont le nom commence par un D se tiennent sur leurs gardes. La ville entière demeurera sous la surveillance de la police ; nous avons déjà pris nos dispositions. La population de Doncaster, guidée par la police, fera la chasse à l’homme… et avec un peu de chance nous l’attraperons !
Clarke répliqua d’une voix calme :
— On voit bien que vous n’êtes pas un sportif, inspecteur.
Crome ouvrit de grands yeux.
— Qu’entendez-vous par là, Monsieur Clarke ?
— Voyons, vous ignorez que vendredi prochain le Saint-Léger va se courir à Doncaster ?
La figure de l’inspecteur s’allongea. Pour une fois, il lui fut impossible d’articuler son : « Ah ! bah ! » habituel. Il se contenta de dire :
— C’est vrai. Voilà qui complique les choses…
— A.B.C. n’est pas si fou que vous le croyez.
Atterrés par cette révélation, nous gardâmes le silence pendant quelques secondes. Enfin, Poirot murmura :
— Ça, c’est rudement bien imaginé.
— Selon moi, dit Clarke, le meurtre aura lieu sur le champ de courses pendant que se disputera le Saint-Léger.
À cette idée, ses goûts sportifs semblaient se délecter.
L’inspecteur Crome se leva et prit la lettre.
— Cette course va tout gâter, fit-il en sortant.
Nous entendîmes un brouhaha de voix dans le corridor et une minute après Thora Grey entra.
Elle dit, d’une voix inquiète :
— L’inspecteur vient de m’apprendre l’arrivée d’une nouvelle lettre. Où le crime sera-t-il commis cette fois ?
Il pleuvait au-dehors. Thora Grey portait un manteau noir et une fourrure. Un petit chapeau noir était perché sur le côté de sa tête.
La main posée sur le bras de Franklin Clarke, elle attendait la réponse de celui-ci.
— Doncaster… le jour du Saint-Léger.
La discussion devint générale. Bien entendu, nous avions tous l’intention de nous rendre à Doncaster ce jour-là, mais évidemment la course venait bouleverser nos plans de bataille.
J’éprouvai une impression de découragement. Que pouvait faire ce petit groupe de six personnes, malgré toute sa bonne volonté ? Un fort déploiement de police se trouverait sur les lieux et surveillerait le moindre recoin. À quoi serviraient ces six paires d’yeux supplémentaires ?
Comme en réponse à mes pensées, Poirot éleva la voix. Il parlait à la façon d’un professeur, d’un prêtre.
— Mes enfants, nous dit-il, ne dispersons point nos forces. Abordons les faits avec ordre et méthode. Cherchons la vérité en nous. Que chacun s’interroge et se dise : « Que sais-je du meurtrier ? » Ainsi nous nous composerons un portrait de l’homme que nous cherchons.
— Nous ne savons rien de lui, soupira Thora Grey, en désespoir de cause.
— Erreur, Mademoiselle. Tous nous savons quelque chose de lui… Réfléchissons bien. Je suis convaincu que nous y arriverons.
Clarke hocha la tête.
— Nous ignorons tout de cet individu. Est-il jeune ou vieux, blond ou brun ? Aucun de nous ne l’a vu, ne lui a parlé ! Nous avons déjà dit et redit tout ce que nous savions.
— Pas tout ! Par exemple, miss Grey nous a déclaré qu’elle n’avait parlé à personne le jour du meurtre de Sir Carmichael Clarke.
Thora Grey insista.
— C’est la pure vérité.
— Voyons, mademoiselle, Lady Clarke nous a dit que, de sa fenêtre, elle vous avait vue debout sur le perron, parlant à un inconnu.
— Elle m’a vue parler à quelqu’un ?
L’étonnement de la jeune fille paraissait sincère. Ce regard pur et limpide ne pouvait mentir.
Elle hocha la tête.
— Lady Clarke a dû se tromper. Je n’ai jamais… Oh !…
Une exclamation jaillit de ses lèvres. Le sang lui colora vivement les joues.
— Oh ! je me souviens à présent. Que je suis donc sotte ! Je ne me rappelais plus du tout cet incident insignifiant. Il s’agit d’un de ces colporteurs qui vont de maison en maison vendre des bas… J’ai même eu de la peine à me débarrasser de celui-ci. Au lieu de sonner, il m’interpella : c’était un homme à l’air inoffensif, sans doute est-ce pourquoi je n’y ai pas pensé depuis.
Poirot serra sa tête dans ses mains. Tout en se balançant de façon bizarre, il se parlait à lui-même avec une telle véhémence que tout le monde se tut et leva vers lui un regard étonné.
— Des bas… des bas… des bas ! murmurait-il. Ah ! ça vient… Ça y est ! Des bas… des bas… c’était un prétexte pour s’introduire chez ses victimes. Il y a trois mois… l’autre jour encore… et à présent… Cette fois, je le tiens !
Il se redressa subitement et se tourna vers moi.
— Vous souvenez-vous, Hastings ? La boutique d’Andover… Quand nous sommes montés à la chambre à coucher, nous avons remarqué, sur une chaise, une paire de bas de soie toute neuve. À présent, je sais ce qui a éveillé mon attention lors de notre dernière réunion. (Il s’adressa brusquement à miss Megan.) C’est vous, Mademoiselle, lorsque vous avez dit que vous aviez trouvé votre mère en larmes devant une paire de bas de soie qu’elle avait achetée pour votre sœur le jour même du meurtre de la pauvre enfant…
Ses yeux firent le tour des personnes assemblées :
— Vous comprenez ? Trois fois le même prétexte. Il ne saurait s’agir d’une coïncidence. J’eus l’impression que les paroles de mademoiselle correspondaient à un vague souvenir. Maintenant je sais de quoi il retourne : Mme Fowler, la voisine de Mme Ascher, se plaignait aussi de ces gens qui vont de porte en porte offrir des marchandises… et elle a justement parlé de paires de bas. Dites-moi, Mademoiselle Megan, savez-vous si votre mère avait acheté ces bas dans un magasin, ou à un homme qui se présenta chez vous ?
— À présent, je me souviens qu’elle les a achetés à un marchand ambulant : elle a même eu un mot de pitié pour ces malheureux sans situation qui essaient de vendre des articles d’une maison à l’autre.
— Quel rapport établissez-vous entre l’assassin et un pauvre diable qui vend des bas ?
— Je vous le répète, mes amis, il ne peut y avoir ici coïncidence. Trois meurtres ont été commis… et chaque fois un homme s’est introduit chez les victimes sous prétexte d’y vendre des bas.
Se tournant vivement vers Thora, il ordonna :
— À vous la parole ! Décrivez l’extérieur de cet homme.
La jeune femme parut troublée.
— Je ne le puis… je ne sais pas… Je crois qu’il portait des lunettes… et un vieux pardessus…
— Mieux que cela, Mademoiselle…
— Il avait les épaules voûtées. Je ne sais plus… Je l’ai à peine regardé. Il appartenait à ce genre d’individus de qui on ne peut rien dire.
Poirot déclara, d’un ton sentencieux :
— Mademoiselle, vous avez raison. Tout le secret de ces assassinats successifs réside dans le signalement que vous venez de nous fournir du meurtrier… car, cela ne fait aucun doute, cet homme était le meurtrier. Il est de ceux dont on ne peut rien dire ! C’est cela même… Vous avez parfaitement dépeint l’assassin !
CHAPITRE XXII
(Ce chapitre ne fait point partie du récit du capitaine Hastings.)
M. Alexandre-Bonaparte Cust demeurait immobile. Il n’avait pas encore touché à son déjeuner déjà froid sur son assiette. Un journal appuyé contre la théière retenait toute son attention.
Soudain il se leva, fit quelques pas dans sa chambre, puis s’assit dans un fauteuil près de la fenêtre. Poussant une sorte de grognement, il enfouit sa tête dans ses mains.
Il n’entendit pas la porte s’ouvrir. Mme Marbury, sa logeuse, se tenait sur le seuil de la pièce.
— Monsieur Cust, vous plairait-il de… Mais, que se passe-t-il ? Cela ne va pas ?
M. Cust leva la tête.
— Ce n’est rien, Madame Marbury. Je… je ne me sens pas tout à fait en forme ce matin.
Mme Marbury jeta un coup d’œil sur le plateau.
— En effet, vous n’avez même pas goûté à votre déjeuner. Souffrez-vous encore de ces migraines ?
— Non. Ou plutôt si… On dirait que la tête me tourne…
— En ce cas, Monsieur Cust, interdiction de sortir aujourd’hui.
M. Cust se redressa vivement :
— Il faut que j’aille en tournée. Les affaires ne peuvent attendre. C’est important, très important.
Ses mains tremblaient. Le voyant aussi agité, Mme Marbury essaya de le calmer.
— Évidemment, s’il est indispensable que vous sortiez, inutile de discuter. Vous allez loin, cette fois ?
— Non, simplement à… (Il hésita un instant.) à Cheltenham.
— C’est une très jolie ville, dit Mme Marbury, histoire de bavarder. Je m’y suis rendue une fois de Bristol. Il y a de jolis magasins.
— Oui… je crois…
Mme Marbury se baissa pour ramasser le journal qui gisait, tout froissé, sur le parquet. Elle se releva péniblement, car sa forte corpulence se refusait à cette gymnastique.
— On ne parle plus dans les journaux que de cette suite de crimes, dit-elle, parcourant les manchettes avant de poser le journal sur la table. Ces histoires-là me mettent les nerfs en pelote, aussi je ne les lis pas. Cela ressemble tellement à du « Jack l’Éventreur » !
M. Cust remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit.
— C’est à Doncaster qu’il va commettre son prochain assassinat, poursuivit Mme Marbury. Demain ! Cela vous fiche la chair de poule rien que d’y penser… Si j’habitais Doncaster et que mon nom commençât par un D, je prendrais immédiatement le premier train en partance. Je ne voudrais pas risquer ma peau. Qu’en dites-vous, Monsieur Cust ?
— Rien, Madame Marbury… Rien.
— En outre, c’est le jour des courses. Il croit sans doute l’occasion plus favorable pour lui. Mais il y a, dit-on, des centaines de policiers arrivés dans le pays et il en débarque toujours. Oh ! Monsieur Cust, vous paraissez souffrant ! Si je vous apportais un petit cordial ? Vraiment, vous ne devriez pas bouger d’ici aujourd’hui.
M. Cust se leva :
— Il est absolument nécessaire que je sorte, Madame Marbury. Jusqu’ici, j’ai toujours tenu mes engagements avec la plus stricte ponctualité. L’exactitude inspire confiance aux gens. Quand j’ai fait une promesse, je la tiens. C’est le seul moyen de réussir… en affaires.
— Tout de même, si vous êtes malade ?
— Je ne suis pas malade, Madame Marbury… j’ai seulement quelques ennuis personnels. J’ai mal dormi. Voilà tout.
Le voyant tout à fait décidé, Mme Marbury prit le plateau du déjeuner et quitta la chambre à contrecœur.
M. Cust tira une valise de dessous son lit et se mit à la remplir. Il y fourra un pyjama, un sac à éponge, un faux col propre et des pantoufles de cuir. Puis, ouvrant une armoire, il prit sur un des rayons une douzaine de boîtes plates en carton d’environ trente centimètres sur vingt et les rangea dans sa valise.
Il jeta un coup d’œil sur l’horaire des chemins de fer qu’il laissa sur la table et sortit, sa valise à la main.
Il la déposa dans le vestibule pour mettre son chapeau et son pardessus et poussa un si gros soupir que la jeune fille qui, à ce même moment, sortait d’une pièce voisine, s’intéressa à lui.
— Que se passe-t-il donc, Monsieur Cust ?
— Rien, Miss Lily.
— Pourtant, vous venez de soupirer.
M. Cust lui demanda à brûle-pourpoint :
— Êtes-vous sujette aux pressentiments, Miss Lily ?
— Ma foi, je ne saurais vous dire… Certains jours, il semble que tout va mal, et d’autres, que tout marche comme sur des roulettes.
— Précisément !
M. Cust poussa un nouveau soupir.
— Au revoir, Miss Lily, au revoir. Tout le monde, dans cette maison, s’est toujours montré si bienveillant envers moi, que je ne sais comment exprimer ma gratitude.
— Ne dirait-on pas que vous songez à nous quitter pour de bon ? dit Lily en riant.
— Non, bien sûr que non !
— À vendredi, Monsieur Cust. Où allez-vous cette fois ? Au bord de la mer ?
— Non… non… à Cheltenham.
— C’est un bien joli endroit, mais pas si beau qu’à Torquay. Je voudrais bien y passer mes vacances l’année prochaine. À propos, vous y trouviez-vous lors du dernier crime d’A.B.C. ? Il a eu lieu près de Torquay, n’est-ce pas ?
— Oui… à Churston, mais Churston est situé à une dizaine de kilomètres de Torquay.
— Tout de même, l’émotion a dû être grande dans toute la région. Vous auriez aussi bien pu croiser le meurtrier. Peut-être, sans vous en douter, l’avez-vous même frôlé dans la rue.
— C’est très possible, dit M. Cust avec un sourire ressemblant à une crispation d’angoisse qui frappa Lily Marbury.
— Oh ! Monsieur Cust, vous avez l’air souffrant.
— Non, non, je suis très bien. Au revoir, Miss Marbury.
Il souleva son chapeau, prit sa valise et sortit prestement de la maison.
— Pauvre vieux ! Il est, je le crains, légèrement timbré !
***
L’inspecteur Crome disait à son subordonné :
— Dressez-moi une liste de tous les fabricants de bas et une autre de tous leurs représentants… du moins de ces individus qui travaillent à la commission et vendent aux particuliers.
— Il s’agit du cas A.B.C., inspecteur ?
— Oui. C’est une idée de M. Hercule Poirot, ajouta-t-il d’un ton dédaigneux. Il n’en sortira probablement rien, mais ne négligeons pas le moindre détail.
— Entendu, inspecteur. M. Poirot a fait des merveilles en son temps, mais je crois qu’il est à présent un peu gaga.
— C’est un charlatan ! répliqua l’inspecteur Crome. Un poseur ! Cela prend avec certaines gens, mais pas avec moi ! Voyons, maintenant, ce qu’il convient de décider pour Doncaster.
***
Tom Hartigan disait, de son côté, à Lily Marbury :
— J’ai aperçu, ce matin, votre vieux retraité.
— Qui ça ? M. Cust ?
— Lui-même. À la gare d’Euston. Comme d’habitude, il avait l’air d’une âme en peine. Pour moi, le type est un peu détraqué et a besoin qu’on le soigne. D’abord, il a laissé tomber son journal, ensuite son billet. Je lui ai ramassé son billet. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il l’avait perdu. Il m’a remercié, mais je doute qu’il m’ait reconnu.
— Rien d’étonnant : il vous a vu seulement passer dans le vestibule, et encore pas très souvent.
Ils firent, en dansant, le tour de la salle.
— Vous dansez à ravir, dit Tom à Lily.
— Ne vous moquez pas de moi, répliqua la jeune fille en se trémoussant et en se serrant davantage contre son partenaire.
Étroitement enlacés, ils tournoyèrent une deuxième fois autour de la salle.
— Parliez-vous de la gare d’Euston ou de Paddington ? demanda brusquement Lily. À laquelle des deux avez-vous vu le vieux Cust ?
— À la gare d’Euston.
— Vous en êtes sûr ?
— Mais oui ! À quoi pensez-vous ?
— C’est curieux… il me semblait que, pour se rendre à Cheltenham, on devait prendre le train à Paddington.
— Bien sûr, cependant le vieux Cust n’allait pas à Cheltenham, mais à Doncaster.
— Mais non ! À Cheltenham !
— À Doncaster. Je le sais d’autant mieux que j’ai ramassé son billet.
— Eh bien, il m’a dit qu’il partait pour Cheltenham. Je me le rappelle fort bien.
— Vous avez mal compris. Il a pris son billet pour Doncaster. Certaines gens ont toutes les veines. J’ai risqué quelques sous sur Firefly pour le Saint-Léger, et j’aimerais bien voir courir ce canasson.
— Je ne pense pas que M. Cust fréquente les courses. Oh ! Tom, pourvu qu’il ne soit pas assassiné ! Doncaster est désigné pour le prochain crime d’A.B.C.
— Cust ne court aucun danger. Son nom ne commence point par un D.
— Il aurait pu être assassiné la dernière fois. Il se trouvait à Torquay, près de Churston, quand le dernier meurtre a été commis.
— Pas possible ! Voilà une drôle de coïncidence ! déclara le jeune homme en riant. Séjournait-il à Bexhill la fois précédente ?
Lily fronça les sourcils :
— Il était absent… je me souviens qu’il avait oublié son maillot de bain. Maman était en train de le raccommoder. Elle m’a dit : « M. Cust est parti hier sans emporter son maillot. » Et je lui ai répondu : « Ce vieux maillot importe peu pour l’instant. Si tu savais l’horrible crime qui a été commis à Bexhill ! On a étranglé une jeune fille ! »
Tom riait de la pensée qui se présentait à son esprit :
— Si votre vieux militaire voulait son maillot de bain, c’est qu’il allait au bord de la mer. Dites-moi, Lily, si c’était lui l’assassin ?
— Pauvre M. Cust ! Il ne ferait pas de mal à une mouche !
Ils continuèrent à danser joyeusement… tout au plaisir de se trouver ensemble.
Mais, en leur subconscient, des pensées s’agitaient vaguement.