A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

CHAPITRE XXXIII

ALEXANDRE-BONAPARTE CUST

Je n’assistai point à l’entrevue de Poirot avec Alexandre-Bonaparte Cust, cet étrange personnage. Grâce à ses relations avec la police et aux circonstances particulières du crime, Poirot obtint sans difficulté un permis du Home Office, mais cette autorisation ne s’étendait pas à moi, et, du point de vue de Poirot, il était essentiel qu’il vît cet homme seul, face à face.

Néanmoins, il me fit un récit tellement détaillé de cette entrevue que je la transcris sur le papier avec autant d’assurance que si j’y avais assisté en personne.

M. Cust semblait plus tassé et plus voûté que d’habitude. De ses doigts, il tirait nerveusement sur le bas de sa veste.

Pendant un moment, Poirot garda le silence.

Il s’assit et observa l’homme devant lui.

Le moment dut être dramatique, cette rencontre de deux adversaires qui s’affrontent au cours d’une longue tragédie. J’en aurais frémi.

Mais Poirot, cet homme terre à terre, n’avait d’autre souci que de produire un certain effet sur son vis-à-vis.

Enfin, il dit avec douceur :

— Savez-vous qui je suis ?

L’autre hocha la tête.

— Non, non, je ne le sais pas. À moins que vous ne soyez le fils cadet de M. Lucas ? Peut-être venez-vous de la part de M. Maynard ? (MM. Maynard et Cole étaient les avocats de la défense.)

Cust s’exprimait d’une voix polie, mais indifférente. Il paraissait absorbé par quelque préoccupation intérieure.

— Je suis Hercule Poirot…

Mon ami se présenta très aimablement et attendit l’effet de ses paroles.

M. Cust leva la tête.

— Ah ! bah !

Il prononça « ah ! bah ! » de la même intonation que M. Crome, le dédain en moins.

Une minute plus tard, il répéta cet « ah ! bah ! » mais d’un ton différent. On y devinait une pointe de curiosité. Il leva la tête et observa Poirot.

Le détective belge soutint le regard de Cust et inclina une ou deux fois la tête gentiment.

— C’est moi, dit-il, l’homme à qui vous avez écrit les lettres.

Aussitôt le contact était brisé. M. Cust baissa les yeux et s’écria d’une voix irrité et maussade :

— Je ne vous ai jamais écrit. Ces lettres n’ont jamais été adressées par moi. Combien de fois faudra-t-il vous le redire ?

— Si vous n’êtes pas l’auteur de ces lettres, qui est-ce ?

— Un ennemi. Je dois avoir des ennemis. Tous se liguent contre moi. La police, tout le monde. C’est un gigantesque complot.

Poirot ne répondit point.

M. Cust poursuivit :

— J’ai toujours été la victime…

— Même dans votre enfance ?

M. Cust parut réfléchir.

— Non, non, pas tout à fait. Ma mère m’adorait. Mais elle était ambitieuse, terriblement ambitieuse. Voilà pourquoi elle m’affubla de ces prénoms ridicules. Elle s’imaginait que je me taillerais, ainsi, une place importante dans la vie. Elle me pressait toujours d’affirmer ma personnalité, parlait de l’influence de la volonté, et prétendait que chacun était le maître de sa destinée, elle affirmait que j’étais capable de mener à bien tout ce que je voudrais entreprendre !

Il se tut pendant quelques secondes.

— Évidemment, la pauvre femme se leurrait. Je ne tardai pas à m’en rendre compte. Je n’étais pas fait pour briller dans le monde. Je me faisais surtout remarquer par ma maladresse et ma gaucherie. Timide et craintif, à l’école je fus le souffre-douleur de mes condisciples. Ils découvrirent mes prénoms et s’en divertirent à mes dépens. Je fus médiocre en tout : dans les études aussi bien que dans le jeu.

Il hocha tristement la tête.

— Ma malheureuse mère a été bien inspirée de mourir jeune. Elle eût subi de grandes déceptions. Même à l’école commerciale, je fus un traînard : il me fallut plus de temps qu’à aucun autre pour apprendre la dactylographie et la sténographie. Et pourtant, je n’étais point sot. Je ne sais si je me fais bien comprendre.

Il lança un regard suppliant vers son interlocuteur.

— Mais si, je vous comprends très bien. Continuez.

— L’idée que chacun me jugeait stupide finit par paralyser mes moyens. Le même phénomène se reproduisit, plus tard, dans les bureaux où je travaillais.

— Mais plus tard, pendant la guerre ? suggéra Poirot.

Les traits de M. Cust s’éclairèrent soudain.

— Si je vous avouais que je n’ai jamais été aussi heureux que pendant la guerre, du moins durant ma présence au front. Pour la première fois, je me suis senti un homme comme les autres. Nous étions tous logés à la même enseigne et, ma foi, je ne me comportais pas plus mal que mes camarades.

Son sourire s’effaça brusquement.

— Puis je reçus cette blessure à la tête. Rien de grave, mais on découvrit que j’étais sujet à des crises. De tout temps, il y eut des moments où je ne me rendais plus compte de ce que je faisais, des sortes d’absences et, une ou deux fois, je suis tombé par terre. Mais je ne crois pas que c’était une raison suffisante pour me rayer des cadres. Non, ce n’était pas juste.

— Et après ? demanda Poirot.

— J’entrai comme employé dans un bureau. À cette époque, on gagnait facilement sa vie et je ne fus pas trop à plaindre après la guerre. Il va de soi que j’étais parmi les moins payés, sans espoir d’avancement. Les autres montaient, et je piétinais sur place. Ma situation devint des plus précaires avec la hausse du coût de la vie, et dans un bureau il faut être présentable. J’arrivais à peine à joindre les deux bouts, lorsqu’une maison m’offrit cette représentation de bas, avec un fixe et une commission.

Poirot observa doucement :

— Vous savez peut-être que la firme en question nie le fait ?

La colère de M. Cust ne connut plus de bornes.

— Cela prouve qu’elle participe à la cabale, ces gens-là doivent aussi conspirer contre moi.

Il poursuivit :

— Je possède la preuve, la preuve écrite qu’elle m’a engagé en qualité de représentant. On m’a donné des instructions, avec la liste des villes à visiter et des personnes chez qui je devais me présenter.

— Il ne s’agit pas là d’une preuve écrite, mais de feuilles dactylographiées.

— Cela revient au même. Une importante maison de gros a des dactylographes et naturellement son courrier est écrit à la machine.

— Ignorez-vous, Monsieur Cust, qu’on arrive à identifier une machine à écrire ? Toutes ces lettres ont été « tapées » sur la même machine.

— Et après ?

— Cette machine vous appartient ; on l’a trouvée dans votre chambre.

— Elle m’a été envoyée par la maison dès mon entrée en fonctions.

— Oui, mais ces lettres, vous les avez reçues après. Il semblerait donc que vous les auriez dactylographiées et adressées à vous-même.

— Non, non ! Tout cela fait partie de la cabale contre moi !

Il ajouta :

— En outre, les lettres de ma maison ont dû être dactylographiées sur des machines de la même marque que la mienne.

— Des machines de la même marque, mais pas exactement la même machine.

M. Cust répéta avec obstination :

— C’est une cabale !

— Et les guides A.B.C. trouvés dans votre armoire ?

— Je n’en savais rien. Je croyais que toutes ces boîtes renfermaient des bas.

— Pourquoi avez-vous coché le nom de Mme Ascher dans cette première liste d’Andover ?

— Parce que j’avais l’intention de débuter par elle. Il faut bien commencer par quelqu’un.

— Rien de plus vrai : il faut commencer par quelqu’un.

— Je ne fais aucune allusion à cela… c’est-à-dire à ce que vous pensez.

— Savez-vous donc à quoi je pense ?

Au lieu de répondre à cette question, M. Cust se mit à trembler.

— Je n’ai pas commis ce meurtre ! Je suis innocent ! Vous vous trompez. Voyons, réfléchissez un peu au second crime, l’assassinat de la jeune fille de Bexhill. Je jouais aux dominos à Eastbourne ce soir-là. Il faudra bien que vous l’admettiez !

Il prononça cette dernière phrase d’une voix triomphante.

— Soit, dit Poirot d’un ton mielleux. Mais il est si facile de se tromper d’un jour, n’est-ce pas ? Et si vous êtes aussi obstiné et affirmatif que votre partenaire, M. Strange, jamais vous ne consentirez à revenir sur votre erreur. Quant à la signature sur le registre de l’hôtel, il est aisé d’inscrire une date fausse en signant. Personne n’y fera probablement attention.

— Je vous assure que cette nuit-là j’ai joué aux dominos jusqu’à minuit dix.

— Vous jouez, paraît-il, très bien aux dominos.

M. Cust demeura abasourdi par cette réflexion inattendue de Poirot.

— Je… je… je crois que oui.

— C’est un jeu très absorbant et qui exige beaucoup d’adresse.

— Oh ! c’est très amusant… très amusant. Autrefois, ce jeu connaissait, à l’heure du lunch, une très grande vogue parmi les employés de la Cité. Des gens complètement inconnus liaient connaissance autour d’un jeu de dominos.

Il ricana.

— Je me souviens d’un homme – je ne l’ai jamais oublié depuis parce qu’il m’a dit une chose qui m’a frappé. Après avoir pris notre café, nous commençâmes une partie de dominos. Je vous jure qu’au bout de vingt minutes, il me semblait l’avoir connu toute sa vie.

— Et que vous a-t-il dit ? demanda Poirot.

Le visage de M. Cust s’assombrit.

— À la vérité, il s’est moqué de moi. Il parlait des lignes de la main et affirmait que notre sort s’y trouvait écrit. Il me montra sa main et les lignes qui indiquaient qu’à deux reprises il échapperait à la mort par l’eau, et en effet par deux fois il fut sauvé d’un naufrage. Ensuite, il considéra la mienne et me prédit des choses étonnantes. Avant votre mort, me dit-il, vous serez un des hommes les plus connus d’Angleterre, tout le pays parlera de vous. Puis… il ajouta :

Ici la voix de M. Cust se brisa :

— Quoi donc ? demanda Poirot, le fixant d’un regard magnétique.

M. Cust détourna d’abord les yeux, puis les ramena vers Poirot, comme un lapin fasciné.

— Il lut dans ma main que je pourrais bien finir d’une mort violente, peut-être sur l’échafaud, fit-il en riant, puis, devant ma mine déconfite, il ajouta que c’était une petite plaisanterie de sa part.

Cust se tut. Ses yeux quittèrent le visage de Poirot et roulèrent à droite et à gauche, de façon bizarre.

— Ma tête, je souffre de la tête… Horriblement… Parfois, je ne sais plus… Je ne sais plus…

Il s’affaissa sur son siège.

Poirot se pencha vers lui et parla d’une voix douce mais ferme :

— Mais vous savez que vous êtes l’auteur de ces crimes, n’est-ce pas ?

M. Cust leva la tête et son regard se posa sur le visage de son interlocuteur. Il ne conservait aucune force de résistance et semblait jouir d’une paix étrange.

— Oui, je le sais.

Poirot poursuivit :

— Dites-moi si je me trompe : vous ignorez pourquoi vous avez commis ces crimes ?

M. Cust secoua la tête.

— Je l’ignore tout à fait, répondit-il.

CHAPITRE XXXIV

POIROT S’EXPLIQUE

Toute notre attention tendue vers Poirot, nous attendions sa version définitive sur les meurtres d’A.B.C.

— Dès le début, commença-t-il, j’ai été hanté par le « pourquoi » de ces crimes. L’autre jour, Hastings me disait que notre rôle se terminait avec l’arrestation de Cust. À quoi je répliquai que le mystère demeurerait tout entier tant que nous ne connaîtrions pas A.B.C. À quelle nécessité obéissait-il pour commettre ses forfaits ? Pourquoi m’a-t-il spécialement choisi comme adversaire ?

« Il ne suffit donc pas de répondre qu’il avait l’esprit dérangé. Prétendre qu’un homme agit stupidement parce qu’il est fou est une idiotie. Un fou se montre aussi logique et raisonné dans ses actes qu’un individu sain d’esprit, en tenant compte de son jugement déformant. Par exemple, si un homme sort dans la rue et s’assoit en tailleur sur les places publiques, ayant pour tout vêtement un pagne, sa conduite nous semble excentrique. Mais si nous apprenons que cet homme se prend pour le Mahatma Gandhi, son comportement devient raisonnable et logique à nos yeux.

« Dans le cas qui nous occupe, il s’agissait d’imaginer un individu au cerveau constitué de telle sorte qu’il lui parût logique et raisonnable de commettre quatre meurtres et plus, et de les annoncer chaque fois à l’avance par des lettres adressées à Hercule Poirot.

« Mon ami Hastings pourra vous dire que, dès la première, je me sentis terriblement troublé. Je flairais là-dessous quelque chose de très louche. »

— Et vous ne vous trompiez pas, dit Franklin Clarke d’un ton sec.

« Dès l’abord, cependant, je commis l’erreur de ne pas attacher suffisamment de valeur à cette première impression. Je la considérai comme une simple intuition. Dans un cerveau bien équilibré, l’intuition, la divination inspirée, n’existent pas. Il est permis de se livrer à des suppositions. Si elles sont justes, nous disons qu’il s’agit d’intuitions ; si elles sont fausses, nous n’en parlons plus. Mais ce que souvent on qualifie d’intuition est, en réalité, une impression basée sur une déduction logique ou sur l’expérience. Lorsqu’un expert flaire quelque falsification dans une peinture, un meuble, ou la signature d’un chèque, son sentiment se base sur une multitude de détails infimes. Point ne lui est nécessaire de les contrôler rigoureusement. Son expérience y supplée, il en résulte l’impression bien définie qu’il y a falsification. Ce n’est point de la divination, mais une impression appuyée sur l’expérience.

« Eh bien, j’avoue n’avoir point attribué à cette première lettre toute l’importance voulue. La police y vit une mystification. Moi, je pris la chose au sérieux et j’étais convaincu qu’un crime serait commis à Andover. Comme vous le savez, A.B.C. a mis sa menace à exécution.

« À ce point de l’affaire, il était impossible de découvrir l’assassin. Ma seule ressource était d’essayer de comprendre la mentalité du coupable. Je possédais certaines indications : la lettre, le genre de crime, la victime. Restaient deux inconnues : le mobile du crime et le mobile de la lettre. »

— La publicité, suggéra Clarke.

— Et cela s’explique par un complexe d’infériorité, ajouta Thora Grey.

— Voilà la pensée qui se présente d’abord à l’esprit. Mais pourquoi moi ? Pourquoi Hercule Poirot ? Une publicité plus grande eût été obtenue par l’envoi d’un message à Scotland Yard, et, mieux encore, à un journal. Un quotidien se serait peut-être dispensé de publier la première lettre, mais avant que le second crime fût accompli, A.B.C. eût acquis toute la publicité dont est capable la presse. Alors, pourquoi Hercule Poirot ? Nourrissait-il contre moi un grief personnel ? Je discernai bien dans la première lettre une légère prévention contre les étrangers, mais insuffisante à mon avis pour justifier sa conduite.

« La seconde lettre fut suivie du meurtre de Betty Barnard, à Bexhill. Il devenait évident, ainsi que je l’avais déjà pensé, que les crimes se succéderaient suivant un ordre alphabétique, mais cette constatation qui, aux yeux de la plupart, expliquait tout, laissait, selon moi, la question principale sans réponse… Quel mobile incitait A.B.C. à commettre ces assassinats ? »

Megan Barnard s’agita sur sa chaise.

— N’existe-t-il pas une folie criminelle, un goût du meurtre ? demanda-t-elle.

Poirot se tourna vers elle.

— Vous avez parfaitement raison, mademoiselle, une telle déformation morale existe. Mais la volupté du tueur ne s’applique nullement au cas présent. Un maniaque de l’homicide cherche à supprimer le plus grand nombre de victimes possible. Chez lui, cela devient un besoin. Aussi s’évertue-t-il à dépister la police plutôt qu’à briguer la renommée. Lorsque nous considérons les quatre victimes choisies (du moins trois d’entre elles, car je ne sais pour ainsi dire rien de M. Downes ou de M. Earlsfield), nous constatons que, s’il l’avait voulu, le meurtrier s’en tirait sans susciter le moindre soupçon. Frantz Ascher, Donald Fraser ou Megan Barnard, peut-être M. Clarke, tels sont ceux que la police eût suspectés, même si elle eût manqué de preuves formelles. Jamais on n’eût songé à accuser un inconnu ! Alors pourquoi, chez le meurtrier, cette soif de réclame ? Était-il indispensable de laisser auprès de chaque victime un guide A.B.C. ? Obéissait-il à quelque prévention bizarre en relation avec ce guide des chemins de fer ?

« Jusque-là, impossible de pénétrer l’âme de l’assassin. Ce ne pouvait être, de sa part, magnanimité, l’horreur de voir accuser de ses forfaits un innocent.

« Bien qu’incapable de résoudre la question principale, je finissais par connaître certains côtés du tempérament de l’assassin. »

— Par exemple ? demanda Fraser.

— D’abord, cet homme était doué d’un esprit méthodique. Il cherchait avant tout à suivre une progression alphabétique. D’autre part, il ne trahissait aucun goût particulier dans le choix de ses victimes : Mme Ascher, Betty Barnard, Sir Carmichael Clarke, toutes différant étrangement l’une de l’autre. Peu lui importaient leur sexe, leur âge et leur rang social. Ce fait est curieux. D’ordinaire, un homme tue sans discernement lorsqu’il veut se débarrasser de tous ceux qui font obstacle à ses desseins. Mais la progression alphabétique nous montre que tel n’était point le cas pour A.B.C. L’autre genre de tueur choisit une catégorie spéciale de victimes, et presque toujours du sexe opposé au sien. Le manque de méthode dans les crimes d’A.B.C. me sembla une véritable contradiction avec son souci méticuleux de l’ordre alphabétique.

« Le choix immuable du guide A.B.C. m’indiqua que notre maniaque possédait ce que j’appellerai une « mentalité ferroviaire », phénomène plus commun chez l’homme que chez la femme. Les petits garçons affectionnent les trains beaucoup plus que les petites filles. J’en conclus que notre homme, insuffisamment développé au point de vue intellectuel, conservait les façons de penser du gamin.

« La mort de Betty Barnard m’apporta de nouvelles précisions. La manière dont elle fut tuée me donna fort à réfléchir. (Veuillez m’excusez, Monsieur Fraser.) D’abord, elle fut étranglée avec sa propre ceinture, elle devait donc être en termes amicaux et même affectueux avec son assassin. Lorsque j’appris qu’on reprochait à Betty son caractère frivole, dans mon esprit se dessina un tableau.

« Betty Barnard était une coquette. Elle aimait recevoir les hommages d’hommes au physique agréable. A.B.C., pour la persuader de sortir avec lui, devait dégager une certaine séduction, avoir du sex-appeal. Je vois d’ici la scène sur la plage : cet homme admire la ceinture de la jeune fille. Elle l’enlève pour la lui montrer de plus près. Il la lui passe autour du cou, histoire de plaisanter, et dit : « Je vais vous étrangler. » Tout cela en badinant. Elle s’esclaffe, et il tire… »

Donald Fraser se leva d’un bond. Il était livide.

— Monsieur Poirot… Au nom du Ciel…

Poirot fit un geste d’apaisement.

— C’est fini. Je n’en dirai pas davantage. Passons au meurtre suivant, celui de Sir Carmichael Clarke. Ici l’assassin reprend sa première manière : le coup sur la tête. Toujours l’obsession de l’ordre alphabétique. Cependant, un fait me déroute. Pour être logique avec lui-même, le meurtrier aurait dû choisir ses villes selon un ordre défini.

« Par exemple, si Andover est le 155e nom commençant par A, le crime B aurait également dû être le 155e nom commençant par un B… ou bien le 156e et le crime C le 157e. Ici encore, le choix des villes paraît être dû au hasard. »

— Il me semble, Poirot, que vous attachez trop d’importance à ce détail, lui fis-je observer. Personnellement, vous êtes méthodique à l’excès. Chez vous, cette manie devient morbide.

— Pas du tout ! Quelle idée ! Pour vous faire plaisir, j’admets que j’exagère un peu sur ce point. Passons !

« Le crime de Churston ne m’apporta aucun secours. La chance ne nous favorisa guère, puisque la lettre m’arriva en retard, nous empêchant ainsi de prendre toute disposition à l’avance.

« Mais, à l’annonce du crime D, j’avais élaboré un formidable système de défense : A.B.C. ne pouvait continuer impunément ses méfaits.

« De surcroît, à ce moment l’histoire des bas revint sur le tapis. La présence d’un individu vendant des bas sur le théâtre de chacun des crimes ne pouvait être une simple coïncidence. De là à conclure que ce colporteur était le criminel, il n’y a qu’un pas. Toutefois, j’ajouterai que le signalement de cet homme fourni par miss Grey ne correspondait pas entièrement à l’idée que je me faisais du meurtrier de Betty Barnard.

« J’effleure les autres points. Un quatrième assassinat est commis : celui d’un nommé George Earlsfield. Tout laisse supposer une erreur : le coup de couteau était destiné à un certain Downes à peu près de la même taille et qui se trouvait assis auprès de la victime dans une salle de cinéma.

« La chance tourne. Les faits s’acharnent contre A.B.C. Il est dépisté, traqué et enfin arrêté.

« Comme le dit Hastings, l’affaire est terminée !

« Peut-être du point de vue du public. Le coupable est sous les verrous et va sans nul doute payer sa dette à la société. La série des meurtres s’arrêtera. Finis. R. I. P.

« Pas pour moi ! Je ne sais rien, rien du tout, du moment que j’ignore le mobile de ces meurtres. En outre, subsiste l’alibi de Cust lors du crime de Bexhill. »

— Oui, et cela ne cesse de me tourmenter, déclara Franklin Clarke.

— Moi aussi, dit Poirot, car cet alibi me paraît fondé. Et il ne saurait être fondé que… Alors se présentent deux hypothèses.

« Supposons, mes amis, que Cust ait commis trois des crimes A, C et D, et non le crime B.

— Voyons, Monsieur Poirot. Ce n’est pas…

D’un geste de la main, Poirot imposa silence à Megan Barnard.

— Calmez-vous, mademoiselle. Je cherche la vérité ! J’en ai assez du mensonge ! Supposons donc qu’A.B.C. n’ait pas commis le second assassinat. Il eut lieu, souvenez-vous, au matin du 25, le jour où A.B.C. arriva pour accomplir son forfait. Admettons que quelqu’un l’ait devancé. En ce cas, qu’aurait-il fait ? Aurait-il commis un second meurtre, ou n’aurait-il point bougé, acceptant le crime d’un autre comme une sorte de macabre cadeau ?

— Monsieur Poirot ! s’écria Megan. Une telle supposition sombre dans le ridicule. Les quatre crimes ont été certainement commis par la seule et même personne !

Sans prêter attention aux paroles de Megan, Poirot continua :

— Une telle hypothèse a le mérite d’éclaircir un fait : la différence entre la personne de M. Cust (qui est tout à fait incapable de jouer le joli cœur auprès d’une jeune fille) et celle du meurtrier de Betty Barnard. Il est notoire que des assassins profitent de crimes exécutés par d’autres. Ainsi Jack l’Éventreur n’a pas commis tous les crimes qu’on lui impute.

« Mais je me heurte maintenant à une énorme difficulté.

« Jusqu’au meurtre de Betty Barnard, les détails concernant A.B.C. sont demeurés ignorés du public. Le crime d’Andover n’avait suscité qu’un piètre intérêt et l’incident du guide des chemins de fer n’avait même pas été cité dans la presse. Il s’ensuivait donc que l’homme qui avait étranglé Betty Barnard avait pu prendre connaissance de faits connus seulement de quelques personnes : moi, la police et certains parents ou voisins de Mme Ascher.

Les visages tournés vers Hercule Poirot trahissaient une vive perplexité.

Donald Fraser prononça, d’un air songeur :

— Les policiers, après tout, sont des hommes comme les autres. Et parmi eux on remarque de fort beaux garçons…

Il s’interrompit et interrogea Poirot du regard. Poirot hocha doucement la tête.

— Non… c’est beaucoup plus simple : je vous parlais d’une seconde hypothèse.

« Admettons que le meurtre de Betty Barnard ne soit pas imputable à Cust, mais à quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un ne pourrait-il avoir commis les autres meurtres ?

— Mais c’est insensé ! s’écria Clarke.

— Pourquoi ? À ce moment, je fis ce que j’aurais dû faire dès le début. J’examinai, sous un angle nouveau, les lettres que j’avais reçues. Quelque chose me turlupinait. Je les sentais fausses, tout comme un expert décèle la fausseté d’un tableau.

« Jusque-là, je les avais considérées comme émanant d’un fou, mais à présent j’arrivais à une conclusion toute différente : le côté louche de ces lettres, c’est qu’elles avaient été écrites par un homme normal. »

— Comment ! m’écriai-je.

— Ces lettres étaient fausses, comme un tableau est faux, parce qu’elles étaient truquées ! Elles voulaient passer pour les lettres d’un fou, d’un maniaque de l’homicide, alors qu’en réalité, il n’en était rien.

— Ce raisonnement n’a aucun sens ! insista Franklin Clarke.

— Voyons, réfléchissez un brin. Dans quel dessein ces lettres me furent-elles adressées ? Pour attirer l’attention sur l’épistolier et sur les meurtres ! Tout d’abord, cela semble dénué de logique. Mais bientôt je commence à comprendre : il s’agit de capter l’intérêt sur plusieurs assassinats, sur une série d’assassinats… N’est-ce point votre grand Shakespeare qui a dit : La forêt empêche de voir les arbres. »

Je n’essayai point de corriger les souvenirs littéraires de mon ami, mais concentrai ma pensée sur ce qu’il venait de dire et une lumière jaillit en mon cerveau.

Poirot poursuivit :

— Où remarquez-vous le moins une épingle ? Sur une pelote à épingles. Et quand un crime particulier vous frappe-t-il le moins ? Quand il fait partie d’une série de crimes.

« J’avais affaire à un assassin habile, plein de ressources et audacieux, un véritable joueur. Pas M. Cust ! Il ne pouvait être l’auteur de ces meurtres ! Non, il me fallait un homme d’une autre envergure, un individu à la mentalité puérile (témoin ces lettres écrites dans un style d’écolier et la présence des guides de chemins de fer), un homme susceptible de plaire aux femmes et professant le plus grand mépris pour la vie humaine, un homme qui, nécessairement, jouait un rôle prépondérant dans un des meurtres !

« Lorsqu’un crime a été commis, quelles sont les questions posées par la police ? Où se trouvait chacun des proches à l’heure fatale ? À qui cette mort profite-t-elle ? Si le mobile et les circonstances l’accablent, que fait le coupable ? Il se prépare un alibi, il essaie de truquer l’heure de quelque façon. Ce stratagème est par trop risqué. Notre assassin a inventé un système de défense plus fantastique : il a créé un maniaque de l’homicide !

« Il me restait à étudier en détail chacun des crimes afin de déceler la personne la plus suspecte. Dans le crime d’Andover figurait Frantz Ascher. Je n’imaginais point cet ivrogne échafaudant et mettant à exécution un tel plan. Quant au crime de Bexhill, Donald Fraser, esprit réfléchit et méthodique, ne pouvait agir que poussé par la jalousie. Or, dans les crimes passionnels, toute idée de préméditation doit être écartée. En outre, Fraser ayant pris ses vacances au début du mois d’août, ne pouvait se trouver raisonnablement à Churston le 30 de ce même mois, jour de l’assassinat de Sir Carmichael Clarke. Dès que j’abordai le crime de Churston, je me sentis sur un terrain bien plus favorable.

« Sir Carmichael Clarke possède une immense fortune. Qui en hérite ? Sa femme, une moribonde, en jouira tant qu’elle sera en vie, puis tout passera à son beau-frère, Franklin.

Poirot se détourna lentement et son regard se posa sur Franklin Clarke.

— Du coup, j’acquis la certitude que l’homme soupçonné connu depuis longtemps par mon subconscient et celui que je connaissais sous le nom de Franklin Clarke ne faisaient qu’une seule et même personne.

« Son caractère audacieux et téméraire, sa vie aventureuse, son chauvinisme anglais qui se trahissait dans ses sarcasmes envers l’étranger, ses manières séduisantes et détachées… rien de plus facile pour lui que de conquérir les bonnes grâces d’une serveuse de café. Avec cela, un esprit méticuleux à l’excès ; n’a-t-il pas dressé ici même une liste détaillée touchant les agissements possibles du prétendu A.B.C. ? Son âme puérile à laquelle Lady Clarke a fait allusion, son goût prononcé pour les œuvres d’imagination… Après avoir découvert la présence, dans la bibliothèque, d’un ouvrage intitulé : Les enfants du rail, par E. Nesbit, plus aucun doute ne subsistait dans son esprit : A.B.C., l’auteur des lettres et des quatre crimes, était bel et bien Franklin Clarke. »

Clarke éclata de rire.

— Très ingénieux ! Alors ? Et notre ami Cust pris sur le fait, les mains encore rouges ? Et le sang sur sa veste ? Et le couteau caché dans la maison où il logeait ? Il peut nier avoir commis ces crimes…

Poirot l’interrompit.

— Vous vous trompez. Il avoue.

— Comment ? fit Clarke, stupéfait.

— Oui, dit Poirot. Dès que je lui eus parlé, j’ai compris que Cust se croyait coupable.

— Et alors ? Ces aveux ne vous satisfont pas, Monsieur Poirot ? demanda Clarke.

— Non. Parce que, dès que je l’ai vu, j’ai compris également que Cust ne pouvait être l’assassin. Il n’en a ni la force ni l’audace, ni, je me permets d’ajouter, le cerveau assez solide pour préméditer ces meurtres ! J’ai toujours soupçonné que le coupable avait une double personnalité. À présent, je constate qu’il s’agissait, en effet, de deux personnes : le vrai coupable, rusé, ingénieux et téméraire, et le pseudo-assassin, stupide, hésitant et facilement influençable.

« Influençable, voilà le mot qui résume tout le mystère de Cust ! Il ne vous suffisait pas, Monsieur Clarke, de disperser l’attention sur plusieurs crimes pour la détourner d’un seul : il vous fallait encore un bouc émissaire.

« Cette idée a dû germer en votre esprit à la suite d’une rencontre fortuite dans un café avec ce personnage bizarre aux noms ronflants. Vous échafaudiez des plans pour faire disparaître votre frère. »

— Ah ! vraiment ? Pour quelle raison ?

— Parce que vous songiez avec appréhension à l’avenir. À votre insu, vous vous êtes livré à moi le jour où vous m’avez montré une certaine lettre de votre frère, dans laquelle il vous faisait part de son affection envers miss Thora Grey. Ses sentiments pouvaient être seulement paternels, ou peut-être préférait-il ne les considérer que sous ce jour-là ? Quoi qu’il en soit, vous avez flairé le danger. Au décès de votre belle-sœur, qui sait si votre frère, dans la solitude, n’eût pas cherché sympathie et réconfort auprès de cette charmante fille avec, pour épilogue, comme la chose se produit fréquemment chez les hommes d’âge mûr, le mariage de Sir Carmichael avec miss Grey ? Vos craintes se sont accrues dès que vous avez vu la jeune fille. Vous devez être un excellent juge, peut-être un peu cynique, de l’âme humaine. À tort ou à raison, vous avez conclu que miss Grey était une jeune ambitieuse, qui sauterait sur l’occasion de devenir Lady Clarke. Votre frère était doué d’une santé et d’une force physique peu communes. Des enfants pouvaient naître, et votre espoir d’hériter la fortune de votre frère allait s’évanouir.

« Votre destin n’a été qu’une suite de déceptions. Dans la vie, vous avez été la pierre qui roule, sans ramasser beaucoup de mousse. De là, votre jalousie féroce envers votre aîné.

« Je le répète, comme vous réfléchissiez aux moyens de vous débarrasser de votre frère, votre rencontre avec M. Cust a fait naître chez vous une idée. Ses prénoms ronflants, ses crises épileptiques et ses continuelles migraines, toute sa personnalité insignifiante et repliée sur elle-même, vous permirent de découvrir en lui l’instrument idéal. Alors, cette progression alphabétique germa dans votre cerveau : les initiales de Cust, jointes au fait que le nom de votre frère commençait par un C et qu’il vivait à Churston, furent le point de départ de votre projet. Et vous englobiez Cust dans votre plan… toutefois vous ne comptiez pas que votre idée porterait des fruits aussi magnifiques !

« Vous avez tout préparé de main de maître. Au nom de Cust vous écrivez à un fabricant en gros et vous lui faites adresser une forte quantité de bas de soie. Dans un colis semblable, vous lui faites parvenir un certain nombre de guides A.B.C. Vous lui envoyez une lettre dactylographiée, provenant censément de la même firme, lui offrant un bon fixe et une commission sur la vente. Vous aviez si adroitement prémédité vos différents crimes que vous avez dactylographié toutes les lettres envoyées par la suite, avant de lui offrir la machine dont vous vous étiez servi.

« Pour choisir les deux victimes dont les noms commencent par A et B et vivant dans les localités commençant également par ces lettres, Andover vous a paru convenir pour votre premier crime. Une visite dans la ville vous a conduit à la boutique de Mme Ascher. Son nom est peint sur sa porte et vous n’avez pas tardé à vous rendre compte qu’elle demeurait souvent seule. Ce meurtre nécessitait de l’audace, du sang-froid et beaucoup de chance.

« Pour la lettre B, vous changez de tactique. Les femmes qui tiennent seules des petits magasins ont pu être mises sur leurs gardes. Je crois plutôt qu’à Bexhill vous avez fréquenté les cafés et les salons de thé de la côte, riant et plaisantant avec les serveuses jusqu’à ce que vous ayez trouvé celle dont le nom commence par la bonne lettre et qui répondait à vos desseins.

« Betty Barnard est précisément le genre de jeune fille que vous cherchez. Vous sortez avec elle une ou deux fois, la prévenant que vous êtes marié et que vos promenades ne peuvent avoir lieu en public.

« Votre plan échafaudé de manière satisfaisante, vous vous mettez à l’œuvre ! Vous faites parvenir à Cust la liste des gens à visiter à Andover, vous l’enjoignez de s’y rendre à une certaine date puis vous m’adressez la première lettre signée A.B.C.

« Le jour prévu, vous vous rendez à Andover et vous assassinez Mme Ascher, sans que rien ne vienne troubler vos prévisions.

« Le meurtre n°1 réussit le mieux du monde.

« Quant au second crime, vous prenez la précaution de le commettre, en réalité, la veille. Je suis presque certain que Betty Barnard fut tuée, le 24 juillet, longtemps avant minuit.

« Arrivons maintenant au meurtre n°3, l’important et, en réalité, le véritable meurtre, à votre point de vue.

« Ici, je dois adresser à mon cher Hastings les louanges qu’il mérite, pour une remarque fort simple et à laquelle je ne prêtai tout d’abord point attention.

« Il me fit observer que cette lettre avait été mal adressée avec intention.

« Et il ne se trompait pas.

« Cet infime détail renferme la réponse à la question qui m’a si longtemps tracassé. Pourquoi les lettres étaient-elles adressées à Hercule Poirot, détective privé, au lieu d’aller directement à Scotland Yard ?

« Je crus à quelque raison personnelle.

« Erreur ! Ces lettres m’étaient adressées parce que le point essentiel de votre plan était qu’une lettre, mal acheminée par la poste, m’arriverait à destination avec un retard ; or, une lettre portant la suscription de Scotland Yard, Bureau des Informations criminelles, ne saurait s’égarer. D’où pour vous la nécessité d’écrire à une adresse privée. Vous m’avez choisi comme personnalité assez marquante et parce que vous ne doutiez pas que mon premier soin serait de transmettre ces lettres à la police ; en outre, avec votre mentalité d’insulaire, il vous plaisait de vous moquer d’un étranger.

« Avouons que le tour était adroitement joué. Whitehorse… Whitehaven… une méprise fort naturelle. Seul, Hastings se montra suffisamment perspicace pour écarter les subterfuges et voir les choses en pleine évidence.

« Bien entendu, la lettre devait s’égarer et la police arriver sur les lieux une fois le meurtre accompli. La promenade nocturne de votre frère vous en fournit l’occasion. Et la terreur d’A.B.C. avait si bien réussi à émouvoir l’esprit public que nul ne songea à vous soupçonner.

« Votre frère mort, votre but était atteint. Vous ne désiriez plus commettre de nouveaux meurtres. Oui, mais si les meurtres cessaient sans rime ni raison, la vérité pourrait se faire jour.

« Votre bouc émissaire, M. Cust, avait si bien joué son rôle de l’homme invisible, par son insignifiance, que nul n’avait encore remarqué sa présence, à chacun des trois crimes, dans le voisinage de la demeure de la victime. À votre consternation, sa visite à Combeside avait passé inaperçue et miss Grey l’avait complètement oubliée.

« Avec votre maîtrise habituelle, vous décrétez qu’un autre crime aura lieu, mais, cette fois, la piste doit être découverte.

« Vous choisissez Doncaster pour théâtre des opérations.

« Votre plan est très simple. Vous vous trouverez comme par hasard dans cette ville. M. Cust sera envoyé par sa firme à Doncaster. Vous imaginez de le suivre et vous choisissez le moment opportun de frapper. Tout marche à souhait, M. Cust se rend au cinéma. Quoi de plus naturel ? Vous vous asseyez à quelques fauteuils plus loin que lui. Quand il se lève, vous l’imitez. Vous faites semblant de trébucher et, vous appuyant en avant, vous frappez un spectateur qui ronfle dans le rang précédent, vous lui glissez le guide A.B.C. sur les genoux et vous vous arrangez de façon à bousculer légèrement M. Cust à la sortie encore plongée dans l’obscurité ; vous en profitez pour essuyer le couteau sur sa manche et le glisser dans la poche de son veston.

« Sans vous inquiéter cette fois de chercher une victime dont le nom commence par un D, vous pensez, et à juste titre, que chacun y verra une simple méprise. Dans une salle de cinéma, il y a certainement, à peu de distance de vous, un homme dont le nom commence par un D. Chacun croira qu’il était désigné au poignard de l’assassin.

« À présent, mes amis, considérons l’affaire du point de vue du faux A.B.C., autrement dit M. Cust.

« Il n’attache aucune signification au crime d’Andover. Il est désagréablement surpris par celui de Bexhill : à ce moment-là, il déambulait dans le voisinage ! Puis vint le crime de Churston, annoncé par les manchettes des journaux. Un crime d’A.B.C. à Andover, un crime d’A.B.C. à Bexhill, et maintenant un autre tout près… Trois crimes, et il se trouve sur la scène chaque fois.

Les épileptiques ont souvent des vides dans l’esprit et ne se souviennent plus de leurs actes… N’oubliez pas que Cust est un sujet excessivement nerveux, impressionnable et influençable au plus haut degré.

« Bientôt il reçoit l’ordre de se rendre à Doncaster.

« Doncaster ! Le prochain crime d’A.B.C. doit avoir lieu à Doncaster. Cust sent la fatalité peser sur lui. Il perd son sang-froid et s’imagine que sa logeuse le regarde avec méfiance, alors il lui dit qu’il part pour Cheltenham.

« Il va tout de même à Doncaster par devoir professionnel. Il passe l’après-midi au cinéma et somnole quelques minutes.

« Représentez-vous ses frayeurs quand, à son retour à l’auberge, il aperçoit du sang sur sa manche de veston et tire de sa poche un couteau ensanglanté. Tous ses vagues pressentiments se transforment en une horrible certitude.

« C’est lui, le tueur ! Il se rappelle ses maux de tête, ses absences de mémoire. Il en est certain, c’est lui, Alexandre-Bonaparte Cust, le maniaque homicide.

« Après quoi, il se comporte à l’instar d’une bête traquée. Il regagne son logement, à Londres. Là, il se croit en sûreté. N’a-t-il pas prévenu qu’il allait à Cheltenham. Il a toujours le couteau en sa possession, une imprudence inouïe. Il dissimule l’objet derrière le porte-manteau du vestibule.

« Un jour, on l’avertit que la police vient le trouver. C’est fini ! On sait…

« L’animal aux abois se lance dans sa dernière course…

« Pourquoi choisit-il Andover ? Sans doute poussé par le désir morbide de hanter l’endroit où le crime a été commis, le crime qu’il a commis, bien qu’il n’en ait plus souvenance.

« Il n’a plus un sou, il est à bout de forces, ses pas le conduisent au poste de police.

« Cependant, même une bête acculée se défend. M. Cust est convaincu qu’il a commis ces crimes, mais il proteste de son innocence et se raccroche avec désespoir à l’alibi concernant le second meurtre. Du moins, on ne pourra l’accuser de celui-là !

« Ainsi que je vous l’ai dit, je me suis tout de suite rendu compte que Cust n’était pas coupable et que mon nom ne lui disait rien. D’autre part, j’eus immédiatement l’impression qu’il se considérait comme le meurtrier !

« Lorsqu’il m’eut avoué sa culpabilité, plus que jamais je me ralliai à ma première hypothèse. »

— Tout à fait absurde, déclara Franklin Clarke.

Poirot hocha la tête.

— Monsieur Clarke, vous ne risquiez rien tant qu’on ne vous suspectait pas, mais, dès que j’ai conçu sur vous quelques soupçons, les preuves ont été aisées à établir.

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