AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

Dans la grande cour, les sentinelles présentèrent les armes, à son passage. L’esprit encore troublé, Bob emprunta la principale rue de Ramat, toujours animée ; comme dans toutes les grandes artères des villes orientales, un mélange de richesse et de pauvreté. Où allait Rawlinson ? Avait-il un plan ? Lui-même l’ignorait, et il convenait d’agir vite.

À court d’inspiration, bousculé par les passants, il échoua dans un café indigène, et se fit servir un thé au citron. L’ambiance était propice à la clarification d’un esprit agité : à une table voisine, deux autochtones jouaient au tric-trac ; plus loin, un vieillard semblait perdu dans la contemplation d’un collier d’ambre.

Bob ne croyait pas en un Dieu qui prend toutes les décisions, aux lieu et place de ses fidèles, voués au fatalisme ; sa religion se résumait en une phrase : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Et qu’allait-il faire des pierres précieuses qu’on lui avait confiées ? Les porter à l’ambassade britannique ? Non. Celle-ci s’empresserait de décliner une telle responsabilité.

Le plus simple eût été de trouver une personne de confiance dont le départ du pays ne risquait pas d’éveiller les soupçons. Soit, mais à l’autre bout du voyage, à Londres, par exemple, la douane de l’aérodrome était assez curieuse, et quelle sensation si un trésor de quelque sept cent cinquante mille livres sterling était découvert !… Quoi qu’il en fût, Bob ne trouvait pas d’autre moyen.

Soudain, Rawlinson tressaillit. Décidément, les événements lui avaient fait oublier Joan, sa sœur. Elle résidait à Ramat avec sa fille Jennifer à qui, après une pneumonie, on avait recommandé le soleil et un climat sec à souhait. Et, dans quelques jours, elles devaient regagner l’Angleterre par mer. Pas question d’avion pour Jennifer. Et Bob savait qu’il pouvait faire confiance à Joan Sutcliffe.

Du moins, ne serait-elle pas tentée par les bijoux. Mais, bientôt, Rawlinson fronça les sourcils. Joan était bavarde comme une pie ; elle n’avait jamais su conserver un secret. Le pire était qu’elle était persuadée du contraire, pensant qu’une simple allusion répondait au summum de la discrétion : « Je ramène quelque chose d’important, mais je ne dois pas le révéler… »

Mais impossible de perdre du temps. D’instinct, Bob prit le chemin du premier hôtel de Ramat, pompeusement baptisé le Ritz. Le réceptionniste l’accueillit avec cordialité :

— Bonjour, capitaine ! Vous désirez sans doute voir votre sœur. Elle est partie en pique-nique avec sa fille !

— Un pique-nique !

Le pilote n’en croyait pas ses oreilles : une promenade par ces temps agités !

— Oui, reprit l’employé, avec Mr et Mrs Hurst, de la Compagnie des Pétroles, elles sont allées au barrage de Katat Diwa.

Un juron faillit échapper à Rawlinson : sa sœur ne pourrait être de retour avant plusieurs heures.

— Donnez-moi la clef de sa chambre, dit-il enfin.

Comme à l’accoutumée, celle-ci offrait le plus beau désordre. Joan méprisait les rangements. Des clubs de golf gisaient sur un fauteuil, et des raquettes de tennis avaient été jetées sur le lit. Partout, des vêtements épars. Sur une table, une pile de cartes postales, voisinant avec des films, et un assortiment de bibelots souvenirs, sans doute fabriqués à Birmingham ou au Japon. Dans les angles, une collection de valises.

Un fait certain : Bob ne verrait pas sa sœur avant son envol avec le prince Ali. Aller la chercher à Katat Diwa et en revenir à temps était à exclure. Certes, il eût pu empaqueter le trésor et le laisser dans la chambre avec une note, mais il savait qu’à Ramat, un Européen – et lui, tout particulièrement – était toujours suivi, quelles que fussent les précautions prises ; donc on n’ignorait pas sa présence au Ritz. Le paquet serait ouvert, et on lirait son message.

Et les minutes, précieuses, passaient. Garder le trésor sur lui… Hors de question ! Un coup d’œil sur l’ensemble de la chambre, et Rawlinson eut un sursaut. Puis, il sortit de l’une de ses poches le petit attirail dont il ne se séparait jamais, et, traits crispés, il se mit au travail.

À un moment donné, pris d’inquiétude, il leva la tête et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Erreur, la chambre de Joan n’avait aucun balcon. Sans doute, sa nervosité était-elle responsable du doute qu’il avait eu.

Sa tâche terminée, il poussa un soupir de soulagement. Personne n’aurait le moindre soupçon. Pas même Joan, et encore moins Jennifer. Deux êtres qui ne s’intéressaient qu’à elles-mêmes.

Le temps d’effacer les traces de ses manipulations, puis il dirigea son regard sur un bloc-notes négligemment déposé sur un guéridon. Oui, laisser un message, mais conçu en de tels termes qu’il ne puisse rien signifier pour un éventuel curieux. Sinon le lancer sur une fausse piste. Bob trouverait bien le moyen de communiquer avec sa sœur, dès son arrivée en Angleterre.

Et le message fut ainsi conçu :

Chère Joan, j’étais venu pour vous proposer de faire une partie de golf, ce soir, mais impossible de vous trouver. Voulez-vous venir me voir demain, au Club, à 17 heures ? Bob.

Double résultat, pensait Rawlinson : sa sœur ignorerait son départ imminent ; donc, aucun danger de bavardage ; d’autre part, elle ne serait pas compromise, quoi qu’il arrivât.

Une courte réflexion et il se saisit du téléphone, demandant la communication avec l’ambassade britannique :

— Est-ce vous, John ? Ici Bob Rawlinson… Oui… Je veux vous voir au plus vite… C’est important, mon cher… Il s’agit d’une jolie fille… séduisante créature, mais l’affaire se complique…

— Vraiment, Bob, répondit une voix compassée, vous n’en finirez jamais avec vos histoires de femmes ! Eh bien ! je vous verrai à 14 heures.

Et ce fut tout. La vérité était qu’il s’agissait d’un code : « une jolie fille » signifiait que quelque chose de sérieux se tramait. Précaution explicable : à Ramat, la table d’écoute fonctionnait à merveille.

Rawlinson se sentit rassuré : il informerait son ami et de la cachette du trésor et que Joan l’ignorait – prudence élémentaire. Il préciserait que sa sœur allait partir par mer, avec escales, et qu’elle ne débarquerait pas en Angleterre avant quelque temps. D’ici là, la révolution aurait eu lieu avec des résultats encore imprévisibles. Ali Yusuf serait peut-être en Europe, ou mort… avec lui, Bob.

Un dernier coup d’œil sur la chambre, toujours en désordre, et, après avoir placé son message en évidence, Rawlinson sortit. Personne dans le corridor.

*

* *

La chambre voisine de celle de Joan Sutcliffe était dotée, elle, d’un petit balcon. À ce point de notre récit, la locataire s’en éloignait, un miroir dans une main. À la vérité, cette femme s’était avancée au-dehors dans le seul but d’éclairer son menton sur lequel un poil avait eu l’audace de pousser. Après l’avoir dûment arraché, elle avait soumis son visage à un examen méticuleux, à la faveur du soleil. Alors qu’elle se réjouissait du résultat, elle aperçut quelque chose qui l’intrigua. Placé dans un certain angle, son miroir reflétait la glace de l’armoire de la chambre contiguë et, dans cette glace, la femme aperçut, dos tourné, un homme dont les gestes lui parurent surprenants.

Tellement inattendue, cette vision que la curieuse demeura immobile, tout en prolongeant sa surveillance. Irritant de ne pouvoir comprendre ce qu’il faisait !

Certes, l’inconnu aurait pu repérer le miroir dans la glace, mais il fallait croire qu’il était trop absorbé pour lever la tête… une seconde fois.

Puis l’étrange visiteur avait écrit sur un bloc-notes. Ensuite, il sortit de la ligne de vision, mais la femme comprit qu’il téléphonait. Impossible de suivre la conversation ; cependant, elle semblait être sans importance. Enfin, l’observatrice entendit une porte se refermer.

Une courte attente et elle sortit dans le corridor où un domestique arabe époussetait on ne sait quoi avec nonchalance, puis disparut. Sans hésiter, la femme se dirigea vers la porte de la chambre voisine. Elle était fermée à clef, comme prévu. Une épingle à cheveux et la lame d’un petit couteau entrèrent en action. La dame paraissait experte en la matière !

Une fois dans la place et la porte soigneusement refermée, l’indélicate créature se saisit du message. L’enveloppe, à peine collée, s’ouvrit facilement, mais le texte fit froncer les sourcils à la lectrice : rien d’intéressant. Elle recachetait le tout, quand des voix s’élevèrent d’une terrasse, juste au-dessous de la fenêtre de la chambre. Elle reconnut celle de la locataire de celle-ci.

La femme se rapprocha de la fenêtre : Joan Sutcliffe, accompagnée de sa fille, Jennifer, d’une quinzaine d’années, accablait de reproches un Anglais qui paraissait très ennuyé, de fait, un des membres du Consulat britannique, venu pour lui conseiller de quitter le pays le plus rapidement possible.

— C’est absurde ! répétait Mrs Sutcliffe. Tout est calme et charmant. Encore une panique pour rien !

— Nous l’espérons, madame, mais nous avons de graves responsabilités…

Impatiente, Mrs Sutcliffe lui coupa la parole :

— Nous avons tellement de bagages, et nous devons partir, par mer, mercredi prochain. Le docteur m’a dit que la traversée ferait beaucoup de bien à Jennifer. Donc, je me refuse à prendre l’avion !

Le secrétaire se résigna à suggérer que l’avion ne les conduirait que jusqu’à Aden. Là, ces dames pourraient s’embarquer en toute sécurité.

— Et nos bagages ?

— Je m’en charge !

Résignée, Mrs Sutcliffe capitula :

— Dans ces conditions, soupira-t-elle, je suppose qu’il me faut préparer notre départ ?

— Sur-le-champ ! Ce serait préférable, madame.

Dans la chambre de Mrs Sutcliffe, l’inconnue s’éloigna de la fenêtre. Le temps de lire l’adresse indiquée sur une valise de la locataire et elle quitta rapidement la pièce. À ce moment, Mrs Sutcliffe sortait de l’ascenseur. Mais elle dut s’arrêter, car ayant grimpé l’escalier quatre à quatre, le réceptionniste se précipitait vers elle :

— Mes excuses, madame. J’ai omis de vous informer que votre frère, le capitaine d’aviation, est venu. Il s’est rendu dans votre chambre, mais il est reparti.

— Quel ennui ! dit Mrs Sutcliffe à sa fille. Je suppose que Bob, lui aussi, est pris de panique… Tiens, ma porte n’est pas fermée à clef. Encore une négligence de sa part !

— Oh ! un message, s’écria-t-elle, à la vue de l’enveloppe laissée sur une table.

Et elle prit connaissance du texte avant de s’exclamer presque avec joie :

— Du moins, Bob n’est-il pas un froussard ! Il paraît ne rien savoir de ce soi-disant danger. Enfin, il ne sera pas dit que je suis imprudente : aide moi à faire les valises. Sans doute, n’aurons-nous qu’à les vider, bientôt. Une révolution, quelle idiotie !

— Je n’ai jamais vu une révolution, dit Jennifer, toute pensive.

— Eh bien ! tu auras encore longtemps à attendre.

— Dommage ! murmura la jeune fille, visiblement déçue.

*

* *

Six semaines plus tard, un jeune homme frappait discrètement à la porte d’une chambre, dans le quartier de Bloomsbury[1]. Une petite chambre, en vérité. Un homme gras et entre deux âges somnolait sur une chaise. Son veston, fripé, était recouvert de cendres de cigare.

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