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Agnès Grey

Agnès Grey

d’ Anne Brontë
Chapitre 1 Le presbytère.

Toutes les histoires vraies portent avec elles une instruction, bien que dans quelques-unes le trésor soit difficile à trouver, et si mince en quantité, que le noyau sec et ridé ne vaut souvent pas la peine que l’on a eue de casser la noix.Qu’il en soit ainsi ou non de mon histoire, c’est ce dont je ne puis juger avec compétence. Je pense pourtant qu’elle peut être utile à quelques-uns, et intéressante pour d’autres ; mais le public jugera par lui-même. Protégée par ma propre obscurité, parle laps des ans et par des noms supposés, je ne crains point d’entreprendre ce récit, et de livrer au public ce que je ne découvrirais pas au plus intime ami.

Mon père, membre du clergé dans le nord de l’Angleterre, était justement respecté par tous ceux qui le connaissaient. Dans sa jeunesse, il vivait assez confortablement avec les revenus d’un petit bénéfice et d’une propriété à lui. Ma mère, qui l’épousa contre la volonté de ses amis, était la fille d’un squire et une femme de cœur. En vain on lui représenta que, si elle devenait la femme d’un pauvre ministre, il lui faudrait renoncer à sa voiture, à sa femme de chambre, au luxe et à l’élégance de la richesse, toutes choses qui pour elle n’étaient guère moins que les nécessités de la vie. Elle répondit qu’une voiture et une femme de chambre étaient, à la vérité, fort commodes ; mais que, grâce au ciel, elle avait des pieds pour la porter et des mains pour se servir. Une élégante maison et un spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ;mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec RichardGrey, que dans un palais avec tout autre.

À bout d’arguments, le père, à la fin, dit auxamants qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, maisque sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Ilespérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon pèreconnaissait trop bien la valeur de ma mère pour ne pas penserqu’elle était par elle-même une précieuse fortune, et que, si ellevoulait consentir à embellir son humble foyer, il serait heureux dela prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que mamère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mainsque d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joieserait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjàqu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’unesœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, àl’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, allas’enterrer dans le presbytère d’un pauvre village, dans lesmontagnes de… Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de mamère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pastrouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.

De six enfants, ma sœur Mary et moi furent lesseuls qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plusjeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée commel’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père,mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non pas queleur folle indulgence me rendît méchante et ingouvernable ;mais, habituée à leurs soins incessants, je restais dépendante,incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les souciset les troubles de la vie.

Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricteretraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper,prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception dulatin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nousn’allâmes jamais à l’école ; et, comme il n’y avait aucunesociété dans le voisinage, nos seuls rapports avec le monde sebornaient à prendre le thé avec les principaux fermiers etmarchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’êtretrop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visiteannuelle à notre grand-père paternel, chez lequel notre bonnegrand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen âgés,étaient les seules personnes que nous vissions. Quelquefois notremère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunesannées, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chezmoi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.

Je pensais que ma mère avait dû alors êtrefort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter letemps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était nitranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos enpensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause delui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés àaugmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous. En vainma mère lui donnait l’assurance qu’elle était entièrementsatisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants,nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pourl’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pasendetté (du moins ma mère prenait bon soin qu’il ne le fîtpas) ; mais pendant qu’il avait de l’argent, il ledépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femmeet ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il étaitfort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens,ou plutôt, comme pensaient quelques-uns, au delà de ses moyens.

Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée dedoubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était unmarchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talentincontestable, qui était quelque peu gêné dans son négoce et avaitbesoin d’argent. Il proposa généreusement à mon père de lui donnerune belle part de ses profits, s’il voulait lui confier seulementce qu’il pourrait économiser. Il pensait pouvoir promettre aveccertitude que toute somme que mon père placerait entre ses mainslui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine futpromptement vendu et le prix déposé entre les mains du marchand,qui, aussi promptement, se mit à embarquer sa cargaison et à sepréparer pour son voyage.

Mon père était heureux, et nous l’étions tous,avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nousnous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais monpère ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduirescrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chezM. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez Hobson,nous vécûmes même plus confortablement qu’auparavant, quoique mamère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans lesbornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaientque précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier àsa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il étaitincorrigible.

Quels heureux moments nous avons passés, Maryet moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant surles montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saulepleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notrebonheur futur, sans autres fondations pour notre édifice que lesrichesses qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations dudigne marchand ! Notre père était presque aussi fou quenous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient,exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui mefrappaient toujours comme étant extrêmement spirituels etplaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant etsi heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât tropexclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendismurmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il nesoit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait lesupporter. »

Désappointé il fut ; et amèrement encore.La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : levaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; ilavait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage,et l’infortuné marchand lui-même. J’en fus affligée pour lui ;je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ;mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remisede ce choc.

Quoique les richesses eussent des charmes, lapauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune filleinexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelquechose d’excitant dans l’idée que nous étions tombés dans ladétresse et réduits à nos propres ressources. J’aurais seulementdésiré que mon père, ma mère et Mary, eussent eu le même esprit quemoi. Alors, au lieu de nous lamenter sur les calamités passées,nous nous serions mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et,plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentesprivations, plus grande aurait été notre résignation à endurer lessecondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.

Mary ne se lamentait pas, mais elle pensaitcontinuellement à notre malheur, et elle tomba dans un étatd’abattement dont aucun de mes efforts ne pouvait la tirer. Je nepouvais l’amener à regarder la chose sous le même point de vue quemoi ; et j’avais si peur d’être taxée de frivolité enfantineou d’insensibilité stupide, que je gardais soigneusement pour moila plupart de mes brillantes idées, sachant bien qu’elles nepouvaient être appréciées.

Ma mère ne pensait qu’à consoler mon père, àpayer nos dettes et à diminuer nos dépenses par tous les moyenspossibles ; mais mon père était complètement écrasé par lacalamité. Santé, force, esprit, il perdit tout sous le coup, et ilne les retrouva jamais entièrement. En vain ma mère s’efforçait dele ranimer en faisant appel à sa piété, à son courage, à sonaffection pour elle et pour nous. Cette affection même était sonplus grand tourment. C’était pour nous qu’il avait si ardemmentdésiré accroître sa fortune ; c’était notre intérêt qui avaitdonné tant de vivacité à ses espérances, et qui donnait tantd’amertume à son malheur actuel. Il se reprochait d’avoir négligéles conseils de ma mère, qui l’eussent empêché au moins decontracter des dettes. La pensée qu’il l’avait enlevée à uneexistence aisée et au luxe de la richesse pour les soucis et leslabeurs de la pauvreté lui était amère, et il souffrait de voircette femme autrefois si admirée, si élégante, transformée en uneactive femme de ménage, de la tête et des mains continuellementoccupée des soins de la maison et d’économie domestique. Lecontentement même avec lequel elle accomplissait ses devoirs, lagaieté avec laquelle elle supportait ses revers, sa bontéinépuisable et le soin qu’elle prenait de ne jamais lui adresser lemoindre blâme, tout cela était pour cet homme ingénieux à setourmenter une aggravation de ses souffrances. Ainsi l’âme agit surle corps ; le système nerveux souffrit et les troubles del’esprit s’accrurent ; sa santé fut sérieusement atteinte, etaucune de nous ne pouvait le convaincre que l’aspect de nosaffaires n’était pas aussi triste, aussi désespéré que sonimagination malade se le figurait.

L’utile phaéton fut vendu, ainsi que lecheval, ce vieux favori gras et bien nourri que nous avions résolude laisser finir ses jours en paix, et qui ne devait jamais sortirde nos mains ; la petite remise et l’écurie furentlouées ; le domestique et la plus coûteuse des deux servantesfurent congédiés. Nos vêtements furent raccommodés et retournésjusqu’au point où allait la plus stricte décence. Notre nourriture,déjà simple, fut encore simplifiée (à l’exception des plats favorisde mon père) ; le charbon et la chandelle furentéconomisés ; la paire de chandeliers réduite à un seul,employé dans la plus absolue nécessité ; le charbonsoigneusement arrangé dans la grille à moitié vide, surtout lorsquemon père était dehors pour le service de la paroisse, ou retenudans son lit par la maladie. Quant aux tapis, ils furent soumis auxmêmes reprises et raccommodages que nos habits. Pour supprimer ladépense d’un jardinier, Mary et moi entreprîmes de tenir en ordrele jardin ; et tout le travail de cuisine et de ménage, qui nepouvait être aisément fait par une seule servante, fut accompli parma mère et ma sœur, aidées un peu par moi à l’occasion ; jedis un peu, parce que, quoique je fusse une femme à mon avis, jen’étais encore pour elles qu’une enfant. D’ailleurs ma mère, commetoutes les femmes actives et bonnes ménagères, aimait à faire parelle-même ; et, quel que fût le travail qu’elle eût à faire,elle pensait que personne n’était plus apte à le faire qu’elle.Aussi, toutes les fois que j’offrais de l’aider, je recevais cetteréponse : « Non, mon amour, vous ne pouvez ; il n’ya rien ici que vous puissiez faire. Allez aider votre sœur, oufaites-lui faire une petite promenade avec vous ; dites-luiqu’elle ne doit pas rester assise si longtemps, qu’elle ne doit pasrester à la maison aussi constamment qu’elle le fait, que sa santéen souffre. »

« Mary, maman dit que je dois vous aider,ou vous faire faire une petite promenade avec moi ; que votresanté s’altérera si vous demeurez aussi longtemps sans sortir.

– M’aider, vous ne le pouvez,Agnès ; et je ne puis sortir avec vous, j’ai beaucoup trop àfaire.

– En ce cas, laissez-moi vous aider.

– Vous ne pouvez vraiment, chère enfant.Allez travailler votre musique ou jouer avec le chat. »

Il y avait toujours beaucoup d’ouvrage decouture à faire ; mais on ne m’avait pas appris à couper unseul vêtement, et, à l’exception des grosses coutures et del’ourlet, il y avait peu de chose que je pusse faire : car mamère et ma sœur affirmaient toutes deux qu’il leur était plusfacile de faire le travail elles-mêmes que de me le préparer.D’ailleurs, elles aimaient mieux me voir poursuivre mes études oum’amuser ; il serait toujours assez tôt de me courber sur monouvrage, comme une grave matrone quand mon favori petit minetserait devenu un fort et gros chat. Dans de telles circonstances,quoique je ne fusse guère plus utile que le petit chat, mondésœuvrement n’était pas tout à fait sans excuse.

Au milieu de tous nos embarras, je n’entendisqu’une seule fois ma mère se plaindre du manque d’argent. Commel’été approchait, elle nous dit à Mary et à moi :« Combien il serait à désirer que votre papa pût passerquelques semaines aux bains de mer ! Je suis convaincue quel’air de la mer et le changement de scène lui feraient beaucoup debien. Mais vous savez que nous n’avons pas d’argent, »ajouta-t-elle avec un soupir. Nous eussions fort désiré toutes deuxque la chose pût se faire, et nous nous lamentions grandementqu’elle fût impossible. « Les plaintes ne sont bonnes à rien,nous dit ma mère ; peut-être, après tout, ce projet peut-ilêtre exécuté. Mary, vous dessinez fort bien ; pourquoi neferiez-vous pas quelques nouveaux dessins qui, encadrés avec lesaquarelles que vous avez déjà, pourraient être vendus à quelquelibéral marchand de tableaux qui saurait discerner leurmérite ?

– Maman, je serais fort heureuse depenser qu’ils puissent être vendus n’importe à quel prix.

– Cela vaut la peine d’essayer, au moins.Fournissez les dessins, et j’essayerai de trouver l’acheteur.

– Je voudrais bien pouvoir aussi fairequelque chose, dis-je.

– Vous, Agnès ! Eh bien, vousdessinez assez bien aussi. En choisissant un sujet simple, j’osedire que vous êtes capable de produire une œuvre que nous serionstous fiers de montrer.

– Mais j’ai un autre projet dans la tête,maman, et je l’ai depuis longtemps ; seulement, je n’ai jamaisosé vous en parler.

– Vraiment ! dites-nous ce quec’est.

– J’aimerais à êtregouvernante. »

Ma mère poussa une exclamation de surprise etse mit à rire. Ma sœur laissa tomber son ouvrage dans sonétonnement, et s’écria :

« Vous une gouvernante, Agnès !Pouvez-vous bien rêver à cela ?

– Eh bien, je ne vois là rien de siextraordinaire. Je ne prétends pas être capable de donner del’instruction à de grandes filles ; mais assurément je peux eninstruire de petites. J’aimerais tant cela ! J’aime tant lesenfants ! Maman, laissez-moi être gouvernante.

– Mais, mon amour, vous n’avez pas encoreappris à avoir soin de vous-même ; et il faut plus de jugementet d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour engouverner de grands.

– Pourtant, maman, j’ai dix-huit anspassés, et je suis parfaitement capable de prendre soin de moi etdes autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse etde la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise àl’épreuve.

– Mais pensez donc, dit Mary, à ce quevous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou mamanpour parler ou agir pour vous, ayant à prendre soin de plusieursenfants et de vous-même, et n’ayant personne à qui demanderconseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtementsmettre.

– Vous pensez, parce que je ne fais quece que vous me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ?mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peuxfaire. »

En ce moment mon père entra, et on luiexpliqua le sujet de la discussion.

« Vous gouvernante, ma petiteAgnès ! s’écria-t-il ; et, en dépit de son mal, cetteidée le fit rire.

– Oui, papa ; ne dites rien contrecet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourraisl’exercer admirablement.

– Mais, ma chérie, nous ne pouvons nouspasser de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand ilajouta : « Non, non, quelque malheureux que nous soyons,nous n’en sommes sûrement pas encore réduits là.

– Oh ! non, dit ma mère. Il n’y aaucune nécessité de prendre un tel parti ; c’est purement uncaprice à elle. Ainsi, retenez votre langue, méchante enfant :car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien quenous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »

Je fus réduite au silence pour ce jour-là etpour plusieurs autres ; mais je ne renonçai pas à mon projetfavori. Mary prit ses instruments de peinture et se mit ardemment àl’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que jedessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celuide gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer unenouvelle vie ; agir pour moi-même ; exercer mes facultésjusque-là sans emploi ; essayer mes forces inconnues ;gagner ma vie, et même quelque chose de plus pour aider mon père,ma mère et ma sœur, en les exonérant de ma nourriture et de monentretien ; montrer à papa ce que sa petite Agnès pouvaitfaire ; convaincre maman et Mary que je n’étais pas tout àfait l’être impuissant et insouciant qu’elles croyaient. En outre,quel charme de se voir chargée du soin et de l’éducation de jeunesenfants ! Quoi qu’en pussent dire les autres, je me sentaispleinement à la hauteur de la tâche. Les souvenirs de mes proprespensées pendant ma première enfance seraient un guide plus sûr queles instructions du plus mûr conseiller. Je n’aurais qu’à meremémorer ce que j’étais moi-même à l’âge de mes jeunes élèves,pour savoir aussitôt comment gagner leur confiance et leuraffection ; comment faire naître chez eux le regret d’avoirmal fait ; comment encourager les timides, consoler lesaffligés ; comment leur rendre la Vertu praticable,l’Instruction désirable, la Religion aimable et intelligible.Quelle délicieuse tâche que d’aider les jeunes idées à éclore, desoigner ces tendres plantes et de voir leurs boutons éclore jourpar jour !

Je persévérais donc dans mon projet, quoiquela crainte de déplaire à ma mère et de tourmenter mon pèrem’empêchât de revenir sur ce sujet pendant plusieurs jours. Enfin,j’en parlai de nouveau à ma mère en particulier, et avec quelquedifficulté j’obtins la promesse qu’elle m’aiderait de tout sonpouvoir. Le consentement de mon père fut ensuite obtenu, et,quoique ma sœur Mary n’eût pas encore donné son approbation, mabonne mère commença à s’occuper de me trouver une place. Elleécrivit à la famille de mon père, et consulta les annonces desjournaux ; elle avait depuis longtemps cessé toute relationavec sa propre famille, et n’eût pas voulu avoir recours à elledans un cas de cette nature. Mais ses parents avaient vécu depuissi longtemps séparés et oubliés du monde, que plusieurs semainess’écoulèrent avant que l’on me pût procurer une place convenable. Àla fin, à ma grande joie, il fut décidé que je prendrais charge dela jeune famille d’une certaine mistress Bloomfield, que ma bonnegrand’tante Grey avait connue dans sa jeunesse, et assurait êtreune femme très-bien. Son mari était un négociant retiré, qui avaitréalisé une fortune assez considérable, mais qui ne pouvait sedécider à donner plus de vingt-cinq guinées par an à l’institutricede ses enfants. Je fus pourtant heureuse d’accepter ce mincesalaire, plutôt que de réfuter la place, ce que mes parentssemblaient croire préférable.

Quelques semaines me restaient pour mepréparer. Combien ces semaines me parurent longues etennuyeuses ! Et pourtant, à tout prendre, elles étaientheureuses, pleines de brillantes espérances. Avec quel plaisir jevis préparer mes nouveaux vêtements et aidai à faire mesmalles ! Mais un sentiment d’amertume se mêla aussi à cettedernière occupation, et, lorsqu’elle fut terminée, que tout futprêt pour mon départ le lendemain, et que la dernière nuit quej’allais passer à la maison approcha, une soudaine angoisse megonfla le cœur. Mes chers amis paraissaient si tristes, ils meparlaient avec tant de bonté, que je pouvais à peine retenir meslarmes ; pourtant, j’affectais de paraître gaie. J’avais faitma dernière excursion avec Mary sur les marais, ma dernièrepromenade dans le jardin et autour de la maison ; j’avaisdonné à manger avec elle, pour la dernière fois, à nos pigeonsfavoris, que nous avions accoutumés à venir prendre leur nourrituredans notre main ; j’avais caressé leur dos soyeux pendantqu’ils se pressaient devant moi ; j’avais tendrement baisé mesfavoris particuliers, une paire de pigeons blancs comme la neige, àla queue en éventail ; j’avais joué mon dernier air sur levieux piano de la famille, et chanté ma dernière chanson àpapa ; non la dernière, j’espérais, mais la dernière au moinspour un long temps. « Et peut-être, pensais-je, quand jepourrai de nouveau faire toutes ces choses, ce sera avec d’autressentiments : les circonstances peuvent être changées et cettemaison n’être plus jamais mon foyer. » Ma chère petite amie,la jeune chatte, ne serait certainement plus la même ; déjà,elle commençait à devenir une jolie chatte, et lorsque jereviendrais faire à la hâte une visite à Noël, elle auraittrès-probablement oublié sa compagne de jeux et ses jolis tours.J’avais joué avec elle pour la dernière fois, et, lorsque jecaressai sa douce et soyeuse fourrure, pendant qu’elle dormait surmes genoux, j’éprouvai un sentiment de tristesse que je ne pusdéguiser. Puis, quand vint le moment de se coucher, quand je meretirai avec Mary dans notre tranquille petite chambre, où déjà mestiroirs et le casier destiné à mes livres étaient vides, et où masœur allait dormir seule, dans une triste solitude, ainsi qu’elledisait, mon cœur se fendit plus que jamais. Il me sembla quej’avais été égoïste et méchante en persistant à vouloir laquitter ; et, quand je m’agenouillai devant notre petit lit,j’appelai sur elle et sur mes parents la bénédiction de Dieu avecplus de ferveur que je ne l’avais jamais fait. Pour ne pas laisservoir mon émotion, je cachai mon visage dans mes mains, qui furent àl’instant baignées de pleurs. Je m’aperçus, en me relevant, qu’elleavait pleuré aussi ; mais nous ne parlâmes ni l’une nil’autre, et nous nous couchâmes en silence, nous serrant plusétroitement l’une contre l’autre, à l’idée que nous allions sitôtnous séparer.

Mais le matin ramena l’espérance et lecourage. Je devais partir de bonne heure, afin que la voiture quidevait me conduire (le cabriolet de M. Smith, drapier, épicieret marchand de thé de notre village) pût revenir le même jour. Jeme levai, m’habillai, pris à la hâte mon déjeuner, reçus lestendres embrassements de mon père, de ma mère et de ma sœur, baisaila chatte, et, au grand scandale de Sally, la servante, lui donnaiune cordiale poignée de main, montai dans le cabriolet, tirai monvoile sur ma figure, et alors, mais seulement alors, je fondis enlarmes. La voiture roula ; je regardai derrière moi : mamère et ma sœur étaient toujours debout sur la porte, me regardantet me faisant des signes d’adieu. Je les leur rendis, et priai Dieupour leur bonheur du fond de mon âme. Nous descendîmes la colline,et je ne pus plus voir.

« Il fait bien froid pour vous ce matin,miss Agnès, me dit Smith, et le temps est bien sombre aussi. Maisj’espère que vous serez arrivée à destination avant que la pluie netombe.

– Oui, je l’espère, » répondis-jeavec autant de calme que je le pus.

Là se borna notre colloque. Nous traversâmesla vallée et commençâmes à monter la colline opposée. Je regardaide nouveau derrière moi. Je vis le clocher du village et, derrière,la vieille maison du presbytère éclairée par un rayon desoleil ; ce rayon était le seul, car tout le village et lescollines environnantes étaient dans l’ombre formée par les nuages.Je saluai ce rayon de soleil comme un heureux présage pour mamaison. J’implorai avec ferveur la bénédiction du ciel pour seshabitants et me détournai vivement, car je voyais les rayons dusoleil disparaître. J’évitai avec soin de reporter mes yeux sur lepresbytère, craignant de le voir dans l’ombre comme le reste dupaysage.

Chapitre 2Premières leçons dans l’art de l’enseignement.

À mesure que nous avancions, mon naturelrevint, et je tournai avec plaisir ma pensée vers la nouvelle viedans laquelle j’allais entrer. Quoique l’on ne fût encore qu’aumilieu de septembre, les nuages sombres et un fort vent de nord-estrendaient le temps extrêmement froid et triste. Le voyage nousparaissait long : car, ainsi que le disait Smith, les routesétaient « très-lourdes, » et assurément son cheval étaittrès-lourd aussi ; il rampait aux montées et se traînait auxdescentes, et ne consentait à se mettre au trot que lorsque laroute était de niveau ou en pente très-douce, ce qui était raredans ces régions accidentées. Il était près d’une heure lorsquenous arrivâmes à notre destination ; et pourtant, quand nousfranchîmes la grande porte de fer, quand, roulant doucement surl’avenue sablée et unie, bordée de chaque côté par des pelousesplantées de jeunes arbres, nous approchâmes de la splendiderésidence de Wellwood s’élevant au-dessus des peupliers quil’environnaient, le cœur me manqua, et j’aurais voulu en êtreencore à un mille ou deux. Pour la première fois de ma vie,j’allais me trouver livrée à moi-même ; il n’y avait plus deretraite possible. Il me fallait entrer dans cette maison, etm’introduire moi-même parmi ses habitants inconnus. Commentfallait-il m’y prendre ? Il est vrai que j’avais près dedix-neuf ans ; mais, grâce à ma vie retirée et aux soinsprotecteurs de ma mère et de ma sœur, je savais bien que beaucoupde jeunes filles de quinze ans et au-dessous étaient douées de plusd’adresse, d’aisance et d’assurance que moi. « Pourtant, medisais-je, si mistress Bloomfield est une femme bonne etbienveillante, je m’en tirerai fort bien ; quant aux enfants,je serai bientôt à l’aise avec eux, et j’espère n’avoir guèreaffaire avec M. Bloomfield. »

« Sois calme, sois calme, quoi qu’ilarrive, » me dis-je à moi-même ; et vraiment, je tins sibien cette résolution, j’étais si occupée de calmer mes nerfs et deréprimer les rebelles battements de mon cœur, que, lorsque je fusen présence de mistress Bloomfield, j’oubliai presque de répondre àsa salutation polie, et le peu que je dis, je le dis du ton d’unepersonne à moitié morte ou à moitié endormie. Cette dame aussiavait quelque chose de glacial dans ses manières, ainsi que je m’enaperçus lorsque j’eus le temps de réfléchir. C’était une femmegrande, mince, avec des cheveux noirs abondants, des yeux gris etfroids, et un teint extrêmement pâle.

Avec une politesse convenable, pourtant, elleme montra ma chambre à coucher, et m’y laissa pour prendre quelquerepos. Je fus un peu effrayée en me regardant dans la glace :le vent avait gonflé et rougi mes mains, débouclé et emmêlé mescheveux, et teint mon visage d’un pourpre pâle ; ajoutez àcela que mon col était horriblement chiffonné, ma robe souillée deboue, mes pieds chaussés de bottines neuves grossières ; et,comme mes malles n’étaient pas encore apportées, il n’y avait pasde remède. Aussi, ayant lissé de mon mieux mes cheveux rebelles ettiré à plusieurs reprises mon obstiné collet, je descendisl’escalier en philosophant, et avec quelque difficulté trouvai monchemin vers la chambre où mistress Bloomfield m’attendait.

Elle me conduisit dans la salle à manger, oùle goûter de la famille avait été servi. Des biftecks et des pommesde terre à moitié froides furent placés devant moi, et, pendant queje dînai, elle s’assit en face de moi, m’observant (ainsi que je lepensais), et s’efforçant de soutenir un semblant de conversationqui consistait principalement en une suite de remarques communes,exprimées avec le plus froid formalisme ; mais cela pouvaitêtre plus ma faute que la sienne, car réellement je ne pouvaisconverser. Mon attention était presque entièrement absorbée par mondîner ; non que j’eusse un appétit vorace, mais les biftecksétaient si durs, et mes mains, presque paralysées par uneexposition de cinq heures au vent glacé, étaient si maladroites,que je ne pouvais venir à bout de les couper. J’eusse volontiersmangé les pommes de terre et laissé la viande ; mais j’enavais pris un gros morceau sur mon assiette, et je ne voulais pascommettre l’impolitesse de le laisser. Aussi, après plusieursefforts infructueux et maladroits pour le couper avec le couteau,ou le déchirer avec la fourchette, ou le diviser avec les dents,sentant que lady Bloomfield me regardait, je saisis avec désespoirle couteau et la fourchette avec mes poings, comme un enfant dedeux ans, et me mis à l’œuvre de toute ma petite force. Mais celademandait quelque excuse ; essayant de sourire, je dis :« Mes mains sont si engourdies par le froid que je peux àpeine tenir mon couteau et ma fourchette.

– Je pensais bien que vous le trouveriezfroid, répliqua-t-elle avec une froide et immuable gravité qui neservit point à me rassurer.

Lorsque j’eus fini, elle me conduisit denouveau au salon, et elle sonna et envoya chercher les enfants.

« Vous ne les trouverez pas fort avancés,dit-elle : car j’ai si peu de temps pour m’occuper moi-même deleur éducation ! et nous avons pensé jusqu’à ce moment qu’ilsétaient trop jeunes pour une gouvernante ; mais je pense quece sont deux enfants remarquables, et qu’ils ont beaucoup defacilité pour apprendre, surtout le petit garçon ; c’est, jecrois, la fleur du troupeau, un garçon au cœur noble et généreux,qui se laissera diriger, mais non contraindre, et remarquable pourdire toujours la vérité. Il semble mépriser le mensonge (c’était làune bonne nouvelle). Sa sœur Mary-Anne demandera à être surveillée,continua-t-elle ; mais après tout c’est une très-bonnefille : pourtant je désire qu’on la tienne éloignée de lachambre des enfants, autant que possible, car elle a presque sixans, et pourrait acquérir de mauvaises habitudes auprès desnourrices. J’ai ordonné que son lit fût placé dans votre chambre,et, si vous voulez être assez bonne pour l’aider à se laver et às’habiller et prendre soin de ses vêtements, elle n’aura plusdésormais rien à faire avec la bonne d’enfants. »

Je répondis que je le voulais bien, et à cemoment mes jeunes élèves entrèrent dans l’appartement avec leursdeux jeunes sœurs. M. Tom Bloomfield était un garçon de septans, d’une belle venue, cheveux blonds, yeux bleus, nez un peuretroussé, et teint rosé. Mary-Anne était une grande fille aussi,un peu brune comme sa mère, mais avec un visage rond et plein etdes joues colorées. La seconde sœur, Fanny, était une fort joliepetite fille. Mistress Bloomfield m’assura que c’était une enfantd’une gentillesse remarquable et qui demandait à êtreencouragée ; elle n’avait encore rien appris, mais dansquelques jours elle aurait quatre ans, et alors elle pourraitprendre sa première leçon d’alphabet et être admise dans la salled’étude. La troisième et dernière était Henriette, une petiteenfant de deux ans, grasse, joyeuse et vive, que j’aurais préféréeà tout le reste, mais avec laquelle je n’avais rien à faire.

Je parlai à mes petits élèves le mieux que jepus, et essayai de me rendre agréable, mais avec peu de succès, carla présence de leur mère me gênait beaucoup. C’étaient pourtant desenfants vifs et sans gêne, et j’espérais être bientôt en bonstermes avec eux, avec le petit garçon particulièrement, dontj’avais entendu vanter le caractère par la mère. Chez Mary-Anne, ily avait un certain sourire affecté et un désir d’attirerl’attention que je fus fâchée d’observer. Mais son frère attiratoute mon attention : il se tenait droit entre moi et le feu,les mains derrière le dos, parlant comme un orateur, ets’interrompant quelquefois pour adresser d’aigres reproches à sessœurs quand elles faisaient trop de bruit.

« Oh ! Tom, quel chéri vousêtes ! s’écria sa mère. Venez embrasser chère maman ; etensuite ne voudrez-vous pas montrer à miss Grey votre salle d’étudeet vos jolis livres neufs ?

– Je ne veux pas vous embrasser, maman,mais je montrerai à miss Grey ma salle d’étude etmes livres neufs.

– Et ma salle d’étude etmes livres neufs, Tom, dit Mary-Anne. Ce sont les miensaussi.

– Ce sont les miens,répliqua-t-il avec décision. Venez, miss Grey, je veux vousescorter. »

Quand la chambre et les livres m’eurent étémontrés, avec quelques disputes entre le frère et la sœur quej’apaisai ou adoucis de mon mieux, Mary-Anne m’apporta sa poupée,et commença à devenir très-loquace sur le sujet de ses habits, desa commode et de ses autres affaires ; mais Tom lui ordonna dese taire, afin que miss Grey pût voir son cheval de bois, qu’avecle plus grand empressement il tira au milieu de la chambre, enréclamant hautement mon attention. Puis, commandant à sa sœur detenir les rênes, il monta à cheval, et me fit rester là dix minutespour admirer comme il savait se servir de la cravache et del’éperon. Pourtant j’admirai la jolie poupée de Mary-Anne et toutle reste ; puis je dis à Tom qu’il était un parfait cavalier,mais que j’espérais qu’il ne se servirait pas autant de la cravacheni de l’éperon lorsqu’il monterait un vrai cheval.

« Oh, certainement que je m’en servirai,dit-il en frappant avec un redoublement d’ardeur. Je le couperaicomme de la fumée ! Eh ! ma parole, je le feraisuer. »

Cela était très-mal ; mais j’espéraisavec le temps parvenir à le changer.

« Maintenant, il vous faut mettre votrechapeau et votre châle, me dit le petit héros, et je vous montreraimon jardin.

– Et le mien, » ditMary-Anne.

Tom leva son poing avec un gestemenaçant ; elle poussa un cri perçant, courut se placer à moncôté et lui fit face.

« Assurément, Tom, vous ne voudriez pasfrapper votre sœur ! j’espère que je ne vous verrai jamaisfaire cela.

– Vous me le verrez fairequelquefois ; j’y suis obligé de temps en temps pour lacorriger.

– Mais ce n’est pas votre affaire de lacorriger, vous savez, c’est…

– Bien, partons et mettez votrechapeau.

– Je ne sais… le temps est si couvert etsi froid, il paraît qu’il va pleuvoir ; et vous savez que jeviens de faire une longue route.

– N’importe, vous viendrez ; je nesouffrirai aucune excuse, » répliqua le petit gentleman. Et,comme c’était le premier jour de notre connaissance, je pensai queje pouvais bien lui passer cela. Il faisait trop froid pour queMary-Anne nous accompagnât : aussi resta-t-elle avec sa mère,au grand contentement de son frère, qui aimait à m’avoirentièrement à lui.

Le jardin était grand et disposé avecgoût ; outre de splendides dahlias, il y avait encore d’autresbelles plantes en fleur. Mais mon compagnon ne voulait pas me leslaisser examiner. Il me fallut le suivre à travers l’herbemouillée, jusqu’à un endroit éloigné, le plus important du domaine,puisqu’il contenait son jardin. Là étaient deux espaces ronds,semés d’une variété de plantes. Dans l’un se trouvait un joli petitrosier. Je m’arrêtai pour admirer ses belles fleurs.

« Oh ! ne faites pas attention àcela, dit-il avec mépris. Ceci n’est que le jardin de Mary-Anne.Regardez, voici le mien. »

Après que j’eus observé chaque fleur et écoutéla description de chaque plante, il me fut permis de partir ;mais auparavant, avec grande pompe, il arracha un polyanthus et mele présenta, comme quelqu’un qui confère une grande faveur. Jeremarquai, sur l’herbe autour de son jardin, certain appareil debâtons et de cordes, et je demandai ce que c’était.

« Des pièges pour les oiseaux.

– Pourquoi les attrapez-vous ?

– Papa dit qu’ils font du mal.

– Et qu’en faites-vous quand vous lesavez pris ?

– Différentes choses. Quelquefois je lesdonne au chat ; quelquefois je les coupe en morceaux avec moncanif. Mais le prochain, j’ai l’intention de le rôtir vivant.

– Et pourquoi pensez-vous à faire uneaussi horrible chose ?

– Pour deux raisons : d’abord pourvoir combien de temps il vivra ; ensuite pour voir quel goûtil aura.

– Mais vous ne savez donc pas que c’esttrès-mal de faire de telles choses ? Souvenez-vous donc queles oiseaux sentent aussi bien que vous ; et pensez si vousaimeriez qu’on vous fît la même chose à vous !

– Oh ! je ne suis pas un oiseau, etje ne puis sentir ce que je leur fais souffrir.

– Mais vous aurez à le sentir un jour,Tom. Vous savez où vont les méchants lorsqu’ils meurent ; et,si vous ne renoncez pas à torturer d’innocents oiseaux,souvenez-vous que vous irez là aussi, et que vous souffrirez ce quevous leur aurez fait souffrir.

– Oh ! peuh ! je ne cesseraipas. Papa sait comment je les traite, et il ne m’a jamais blâmépour cela : il dit que c’est justement ce qu’il faisaitlorsqu’il était petit garçon. L’été dernier il me donna une nichéede jeunes moineaux, et il me vit leur arracher les pattes, lesailes et la tête, et il ne me dit rien ; excepté que ce sontdes choses malpropres, et que je ne dois pas leur laisser souillermes pantalons. Et l’oncle Robson était là aussi, et il riait,disant que j’étais un beau garçon.

– Mais votre maman, quedit-elle ?

– Oh ! elle ne s’occupe guère decela ! Elle dit que c’est dommage de tuer de jolis oiseaux quichantent, mais que les malfaisants moineaux, ainsi que les souriset les rats, je peux en faire ce que je veux. Ainsi, maintenant,miss Grey, vous voyez que ce n’est pas une méchante action.

– Je crois toujours que c’en est une,Tom ; et peut-être votre papa et votre maman penseraient-ilscomme moi, s’ils voulaient bien y réfléchir. Cependant, ajoutai-jeintérieurement, ils peuvent dire ce qui leur plaira, je suisdéterminée à ne vous laisser faire rien de pareil, aussi longtempsque je pourrai l’empêcher. »

Il me fit ensuite traverser la pelouse pourvoir sa taupière, puis passer dans le bûcher pour voir ses pièges àbelettes, dont l’un, à sa grande joie, contenait une belettemorte ; puis à l’écurie pour voir, non les beaux chevaux, maisun petit poulain assez laid qu’il me dit avoir été élevé pour lui,et qu’il devait monter aussitôt qu’il serait convenablement dressé.Je m’efforçais d’amuser mon petit compagnon, et j’écoutais sonbabillage avec autant de complaisance que possible : car jepensais que, s’il était susceptible d’affection, il me fallaitd’abord le gagner, et que plus tard je pourrais lui faire voir seserreurs ; mais je cherchais en vain en lui ce généreux etnoble cœur dont parlait sa mère, bien que je pusse remarquer qu’iln’était pas sans un certain degré de vivacité et depénétration.

Lorsque nous rentrâmes à la maison, il étaitpresque l’heure de prendre le thé. M. Tom me dit que, son papaétant sorti, lui et moi et Mary-Anne aurions l’honneur de prendrele thé avec leur mère : car dans de telles occasions, elledînait toujours avec eux, à l’heure du goûter, au lieu de sixheures. Aussitôt après le thé, Mary-Anne alla se coucher, mais Tomnous favorisa de sa compagnie et de sa conversation jusqu’à huitheures. Après qu’il fut parti, mistress Bloomfield revint denouveau sur les dispositions et les qualités de ses enfants, sur cequ’il faudrait leur faire apprendre, comment il fallait lesgouverner, et m’engagea à ne parler de leurs défauts qu’à elleseule. Ma mère m’avait averti déjà de les lui mentionner le moinspossible, car les mères n’aiment point à entendre parler desdéfauts de leurs enfants, et je résolus de n’en rien dire même àelle. Vers neuf heures et demie, mistress Bloomfield m’invita àpartager un frugal souper composé de viande froide et de pain. Cefut avec plaisir que je la vis ensuite prendre son flambeau pouraller se coucher : car, quoique j’eusse désiré trouver duplaisir auprès d’elle, sa compagnie m’était extrêmementdésagréable, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle étaitfroide, grave, rebutante, tout l’opposé de la matrone bienveillanteet au cœur aimant que j’avais rêvée.

Chapitre 3Quelques leçons de plus.

Je me levai le lendemain avec un vif sentimentd’espoir, malgré les désappointements que j’avais déjàéprouvés ; mais je trouvai que ce n’était pas besogne légèreque de faire la toilette de Mary-Anne : car son abondantechevelure était graissée de pommade, tressée en trois longuesnattes et attachée avec des nœuds de ruban. Elle me dit que sanourrice l’habillait en moitié moins de temps, et son impatience merendit encore la tâche plus longue. Lorsque tout fut fini, nousentrâmes dans la salle d’étude, où je trouvai mon autre élève, etje causai avec eux deux jusqu’au moment du déjeuner. Ce repasterminé, et après avoir échangé quelques mots de politesse avecmistress Bloomfield, nous retournâmes de nouveau à la salle d’étudeet commençâmes les exercices de la journée. Je trouvai mes élèvesfort peu avancés, il est vrai ; mais Tom, quoique ennemi detoute espèce d’effort mental, n’était pas sans aptitude. Mary-Annepouvait à peine lire un mot, et était si insouciante et siinattentive, que je perdais à peu près ma peine avec elle.Pourtant, à force de travail et de patience, je parvins à leurfaire faire quelque chose dans le cours de la matinée, puis je lesconduisis dans le jardin prendre une petite récréation avant ledîner. Tout se passa assez bien, excepté que je m’aperçus qu’ilsn’avaient point du tout l’idée que je les conduisais, mais quec’était moi au contraire qui étais obligée de les accompagnerpartout où il leur plaisait de me mener. Il me fallait courir,marcher, m’arrêter, absolument selon leur caprice. Cela renversaitl’ordre des choses, et je le trouvais d’autant plus désagréablequ’ils semblaient affectionner les endroits les plus sales et lesoccupations les plus grossières. Mais il n’y avait pas deremède ; il me fallait les suivre ou me séparer tout à faitd’eux et paraître ainsi les négliger. Ce jour-là, ils manifestèrentun attachement tout particulier pour une espèce de mare située aufond d’une pelouse, dans laquelle ils persistèrent à barbotter avecdes bâtons et des pierres pendant plus d’une demi-heure. J’étaisdans une frayeur continuelle que leur mère ne les vit de la fenêtreet ne me blâmât de les laisser ainsi souiller leurs habits,mouiller leurs pieds et leurs mains, au lieu de prendre del’exercice ; mais ni arguments, ni ordres, ni prières, nepurent les tirer de là. Si leur mère ne les vit pas, une autrepersonne les vit ; un gentleman à cheval était entré dans leparc ; arrivé à quelques pas de nous, il s’arrêta et,s’adressant aux enfants d’un ton sec et colère, leur ordonna desortir de l’eau. « Miss Grey, dit-il (car je suppose que vousêtes miss Grey), je suis surpris que vous leur permettiez desouiller leurs habits de cette façon ; ne voyez-vous pascomment miss Bloomfield a sali sa robe ? La chaussurede monsieurBloomfield est toute mouillée ; et tousdeux sans gants ! Ma chère, ma chère ! permettez-moi devous prier de les tenir à l’avenir dans un étatdécent. » Sur ce, il tourna bride et se dirigea versla maison. Ce gentleman était M. Bloomfield. Je fus surprisequ’il appelât ses enfants monsieur et missBloomfield, et davantage encore qu’il me parlât d’une manière siimpolie, à moi leur gouvernante et tout à fait une étrangère pourlui. À l’instant la cloche nous appela. Je dînai avec les enfants,pendant que lui et mistress Bloomfield prenaient leur goûter à lamême table. Sa conduite là ne contribua guère à le relever dans monestime. C’était un homme de stature ordinaire, plutôt au-dessousqu’au-dessus de la moyenne, plutôt mince que gros, entre trente etquarante ans ; il avait une grande bouche, le teint pâle, lesyeux bleus et les cheveux couleur de chanvre. Il y avait devant luiun gigot de mouton ; il servit mistress Bloomfield, lesenfants et moi, me priant de couper la viande des enfants ;puis, après avoir retourné le mouton en divers sens et l’avoirexaminé sur différents points, il dit qu’il n’était pas mangeableet demanda le bœuf froid.

« Et qu’a donc le mouton, mon cher ?demanda sa femme.

– Il est trop cuit. Ne sentez-vous pas,mistress Bloomfield, que toute sa saveur a disparu ? Et nevoyez-vous pas qu’il a perdu ce beau suc rouge qui fait toute saqualité ?

– Eh bien, j’espère que le bœuf vousconviendra. »

Le bœuf lui fut apporté ; il se mit à lecouper avec la plus terrible expression de mécontentement.

« Eh bien, qu’a donc ce bœuf ?demanda mistress Bloomfield ; je vous assure que je le croyaistrès-beau.

– Et certes, il était très-beau,la plus belle pièce qui se puisse voir. Mais elle est complètementperdue, répondit-il avec tristesse.

– Comment cela ?

– Comment ? Eh ! ne voyez-vouspas comment on l’a coupé ? Ma chère ! ma chère !c’est abominable !

– Alors c’est à la cuisine qu’ilsl’auront mal coupé, car je suis sûre de l’avoir préparé fortconvenablement ici hier.

– Sans doute, c’est à la cuisine ;les sauvages ! Ma chère ! ma chère ! Vîtes-vousjamais une si belle pièce de bœuf si complètement perdue ?Mais veillez qu’à l’avenir, lorsqu’un plat décent aura été préparé,ils ne le touchent pas à la cuisine. Souvenez-vous decela, mistress Bloomfield. »

Nonobstant le mauvais état du bœuf, legentleman réussit à s’en couper quelques tranches délicates qu’ilmangea en silence. Lorsqu’il rouvrit la bouche, ce fut pourdemander d’un ton colère ce qu’il y avait pour le dîner.

« Une dinde et un coq de bruyère, luifut-il répondu.

– Et quoi encore ?

– Du poisson.

– Quelle sorte de poisson ?

– Je ne sais.

– Vous ne savez ?s’écria-il, levant solennellement les yeux de dessus son assiette,et suspendant le mouvement de son couteau et de sa fourchette dansson étonnement.

– Non. J’ai dit au cuisinier d’acheter dupoisson, sans lui dire quelle sorte de poisson.

– Ah ! voilà qui surpassetout ! Une lady qui tient la maison et ne sait pas même quelpoisson il y a pour le dîner ! qui commande d’acheter dupoisson et ne désigne pas quelle espèce de poisson !

– Peut-être, monsieur Bloomfield, vousjugerez convenable de commander vous-même à l’avenir votredîner. »

Il n’en fut pas dit davantage, et je fustrès-aise de sortir de la salle à manger avec mes élèves ; carjamais je ne m’étais trouvée si honteuse et si mal à mon aise dansma vie, pour quelque chose qui ne me concernait point.

Dans l’après-midi, nous nous remîmes auxleçons ; puis mes élèves sortirent encore, puis ils prirent lethé dans la salle d’étude ; ensuite j’habillai Mary-Anne pourle dessert, et, lorsqu’elle et son frère furent descendus dans lasalle à manger, je saisis l’occasion pour commencer une lettre àmes chers parents. Mais les enfants revinrent avant que je nel’eusse terminée. À sept heures, il me fallut coucher Mary-Anne,puis je jouai avec Tom jusqu’à huit. Il partit aussi, et je pusfinir ma lettre et déballer mes effets, ce que je n’avais encore pufaire ; et finalement j’allai moi-même me coucher.

Ce qu’on vient de lire n’est qu’un spécimentrès-affaibli de l’occupation d’une journée.

Ma tâche d’institutrice et de surveillante, aulieu de devenir plus aisée à mesure que mes élèves et moi devînmesplus accoutumés les uns aux autres, devint au contraire plus ardue,à mesure que leurs caractères se montrèrent. Je trouvai bientôt quemon titre de gouvernante était une pure dérision. Mes élèvesn’avaient pas plus de notions d’obéissance qu’un poulain sauvage etindompté. La peur qu’ils avaient du caractère irritable de leurpère, et des punitions qu’il avait coutume de leur infliger, lestenait en respect en sa présence. La petite fille aussi craignaitla colère de sa mère, et le petit garçon se décidait à lui obéirquelquefois devant l’appât d’une récompense. Mais je n’avais aucunerécompense à offrir, et, pour ce qui est des punitions, il m’avaitété donné à entendre que les parents se réservaient ceprivilège ; et pourtant, ils attendaient de moi que je misseleurs enfants à la raison. D’autres élèves eussent pu être guidéspar la crainte de me mettre en colère ou par le désir d’obtenir monapprobation ; mais il n’en était pas de même avec ceux-ci.

Maître Tom, non content de refuser de selaisser gouverner, se posait lui-même en maître, et manifestait sadétermination de mettre à l’ordre non-seulement sa sœur, maisencore sa gouvernante ; ses pieds et ses mains lui servaientd’arguments, et, comme il était grand et fort pour son âge, samanière de raisonner n’était pas sans inconvénients. Quelquesbonnes tapes sur l’oreille, en de semblables occasions, eussentfacilement arrangé les choses ; mais, comme il n’aurait pasmanqué d’aller faire quelque histoire à sa mère, qui, avec la foiqu’elle avait dans sa véracité (véracité dont j’avais déjà pu jugerla valeur) n’eût pas manqué d’y croire, je résolus de m’abstenir dele frapper, même dans le cas de légitime défense. Dans ses plusviolents accès de fureur, ma seule ressource était de le jeter surson dos et de lui tenir les pieds et les mains jusqu’à ce que safrénésie fût calmée. À la difficulté de l’empêcher de faire cequ’il ne devait pas faire, se joignait celle de le forcer de fairece qu’il fallait. Il lui arrivait souvent de se refuserpositivement à étudier, à répéter ses leçons, et même à regardersur son livre. Là encore, une bonne verge de bouleau eût été d’unbon service ; mais mon pouvoir étant limité, il me fallaitfaire le meilleur usage possible du peu que j’avais.

Les heures d’étude et de récréation n’étantpoint fixées, je résolus de donner à mes élèves une certaine tâche,qu’avec une application modérée ils pussent exécuter dans un tempsassez court. Jusqu’à ce que cette tâche fût accomplie, quelquefatiguée que je fusse, quelque pervers qu’ils se montrassent, rien,excepté l’ordre formel des parents, ne pourrait me forcer à leslaisser sortir de la salle d’étude, dussé-je me placer avec machaise en faction devant la porte. La patience, la fermeté, lapersévérance, étaient mes seules armes, et j’étais bien décidée àm’en servir jusqu’au bout. Je résolus de tenir toujours strictementles menaces et les promesses que j’aurais faites, et pour celad’être prudente et de ne faire que des menaces et des promesses queje pusse accomplir. Je m’abstiendrais donc soigneusement de touteirritation inutile. Quand ils se conduiraient bien, je serais aussibonne et aussi obligeante que possible, afin de leur faireapercevoir la distinction entre la bonne et la mauvaise conduite.Je raisonnerais avec eux de la manière la plus simple et la plusefficace. Quand je les réprimanderais ou refuserais de me prêter àleurs désirs après quelque grosse faute, ce serait plutôt d’un airtriste que colère. Je rendrais leurs petites hymnes et leursprières claires et intelligibles pour eux ; quand ils diraientleurs prières le soir et demanderaient pardon de leurs offenses, jeleur rappellerais les fautes de la journée, solennellement, maisavec une parfaite bonté, pour éviter d’éveiller en eux un espritd’opposition. Les hymnes pénitentielles seraient dites par celuiqui aurait été méchant ; les hymnes d’allégresse par celui quiaurait été sage. Toute espèce d’instruction leur serait ainsidonnée, autant que possible, sous forme de conversation familière,et avec nul autre objet apparent en vue que leur amusement.

J’espérais, par ces moyens, faire le bien desenfants et obtenir l’approbation des parents, et prouver à mes amisdu presbytère que je n’étais pas aussi dénuée d’habileté et deprudence qu’ils le supposaient. Je savais que les difficultés quej’avais à combattre étaient grandes ; mais je savais aussi (dumoins je le croyais) qu’une patience et une persévéranceincessantes pouvaient les vaincre, et matin et soir j’implorais laProvidence dans ce but. Mais, soit que les enfants fussentabsolument incorrigibles, les parents déraisonnables, moi trompéedans mes plans ou incapable de les mettre à exécution, mesmeilleures intentions et mes plus vigoureux efforts ne me parurentproduire d’autre effet que la risée des enfants, le mécontentementdes parents et beaucoup de tourment pour moi.

Ma tâche était aussi ardue pour le corps quepour l’esprit. Il me fallait courir après mes élèves pour lessaisir, les amener ou les traîner à la table, et souvent lesretenir là de force jusqu’à ce que la leçon fût finie. Je poussaisfréquemment Tom dans un coin, m’asseyant devant lui sur une chaise,tenant dans la main le livre qui contenait le petit devoir qu’ildevait réciter ou lire avant d’être mis en liberté. Il n’était pasassez fort pour me renverser avec ma chaise ; aussi il restaitlà, se démenant et faisant les contorsions les plus singulières,risibles sans doute pour tout spectateur désintéressé, mais nonpour moi, et poussant des hurlements et des cris lamentables qu’ilvoulait faire passer pour des pleurs, mais sans l’accompagnement dela moindre larme. Je savais que tout cela n’avait d’autre but quede me tourmenter, et, quoique intérieurement je tremblassed’impatience et d’irritation, je m’efforçais de ne laisser paraîtreaucun signe de contrariété, et d’attendre avec une calmeindifférence qu’il lui plût de cesser sa comédie et d’obtenir saliberté en jetant les yeux sur le livre ou en récitant les quelquesmots que je lui demandais. Quelquefois il lui prenait fantaisie demal écrire, et il me fallait lui tenir la main pour l’empêcher desalir à dessein son papier. Souvent je le menaçais, s’il ne faisaitpas mieux, de lui donner une autre ligne ; alors il refusaitobstinément d’écrire la première ; et, pour tenir ma parole,il me fallait finalement lui tenir la main sur la plume et la luiconduire jusqu’à ce que la ligne fût écrite.

Et pourtant Tom n’était pas le plusingouvernable de mes élèves : quelquefois, à mon grandcontentement, il avait le bon sens de voir que le plus sage partiétait de terminer sa tâche, pour sortir et s’amuser jusqu’à ce quemoi et sa sœur allassions le rejoindre, ce qui souvent n’avait paslieu, car Mary-Anne ne suivait guère son exemple sous cerapport ; il paraît que l’amusement qu’elle préférait à tousles autres était de se rouler sur le parquet. Elle se laissaittomber comme une balle de plomb, et quand avec beaucoup de peinej’étais parvenu à la relever, il me fallait encore la tenir d’unemain, pendant que de l’autre je tenais le livre dans lequel elledevait épeler ou lire. Lorsque le poids de cette grosse fille desix ans devenait trop lourd pour une main, je le transférais àl’autre ; ou, si les deux mains étaient fatiguées du fardeau,je la portais dans un coin, et lui disais qu’elle sortirait quandelle aurait retrouvé l’usage de ses pieds. Mais elle préféraitdemeurer là comme une bûche jusqu’à l’heure du dîner ou du thé, et,comme je ne pouvais la priver de son repas, il me fallait la mettreen liberté, et elle descendait avec un air de triomphe sur sa faceronde et rouge. Quelquefois elle refusait opiniâtrement deprononcer certains mots, dans la leçon, et maintenant je regrettela peine que j’ai perdue à vouloir triompher de son obstination. Sij’avais glissé là-dessus comme sur une chose sans importance, c’eûtété mieux pour tous les deux, que de m’obstiner à la vaincre :mais je croyais de mon devoir d’écraser cette tendance vicieusedans son germe, et, si mon pouvoir eût été moins limité, jel’aurais certainement réduite à l’obéissance : mais, dansl’état des choses, c’était une lutte entre elle et moi, de laquelleelle sortait généralement victorieuse, et chaque victoire servait àl’encourager et à la fortifier pour un nouveau combat. En vain jeraisonnais, je flattais, je priais, je menaçais ; en vain jela privais de récréation, ou refusais de jouer avec elle, de luiparler avec douceur ou d’avoir rien à faire avec elle ; envain je lui faisais voir les avantages qu’il y avait pour elle àfaire ce qu’on lui commandait, afin d’être aimée et bien traitée,et les désavantages qu’elle rencontrait à persister dans sonabsurde méchanceté. Quelquefois, si elle me demandait de fairequelque chose pour elle, je lui répondais :

« Oui, je le ferai, Mary-Anne, si vousvoulez seulement dire ce mot. Allons, vous ferez mieux de le diretout de suite, afin qu’il n’en soit plus question.

– Non !

– Dans ce cas, je ne puis rien faire pourvous. »

Lorsque j’étais à son âge, ou plus jeune, lapunition que je redoutais le plus était que l’on ne s’occupât pasde moi et que l’on ne me fît aucune caresse ; mais sur ellecela ne faisait aucune impression. Quelquefois, exaspérée audernier point, il m’arrivait de la secouer violemment par lesépaules, de tirer ses longs cheveux, ou de l’emprisonner dans lecoin de la chambre, ce dont elle se vengeait par des cris perçantsqui me traversaient la tête comme un coup de poignard. Elle savaitque cela me faisait mal ; et, quand elle avait ainsi crié detoutes ses forces, elle me regardait d’un air de vengeancesatisfaite et me disait : « Maintenant, êtes-vouscontente ? voilà pour vous ! » Et elle se mettait denouveau à crier si fort, que j’étais obligée de me boucher lesoreilles. Souvent ces clameurs horribles étaient entendues demistress Bloomfield, qui venait demander quelle en était lacause.

« Mary-Anne est une méchante fille.

– Mais quels sont ces crisagaçants ?

– Ce sont des cris de rage.

– Je n’ai jamais entendu pareilbruit ! On dirait que vous la tuez. Pourquoi n’est-elle pasdehors avec son frère ?

– Je ne puis obtenir qu’elle finisse saleçon.

– Mais Mary-Anne doit être une bonnefille et finir ses leçons, disait-elle avec douceur à l’enfant.J’espère que je n’entendrai plus ces horribles cris. »

Et fixant sur moi son œil froid avec uneexpression sur laquelle je ne pouvais me méprendre, elle sortait etfermait la porte. Quelquefois j’imaginais de prendre la petitecréature par surprise, et de lui demander le mot lorsqu’ellepensait à autre chose ; souvent elle commençait à le dire,puis s’interrompait tout à coup et me lançait un regard provocantqui semblait me dire : « Ah ! je suis trop fine pourvous, vous ne me prendrez pas ainsi par surprise ! »

En d’autres occasions, je faisais semblantd’oublier toute l’affaire ; je jouais et causais avec ellecomme d’habitude jusqu’au soir, au moment de la coucher ;alors me penchant sur elle pendant qu’elle était toute gaie etsouriante, et au moment de la quitter, je lui disais avec autant debonté et de gaieté qu’auparavant :

« Maintenant, Mary-Anne, dites-moi ce motavant que je vous embrasse et vous souhaite le bonsoir. Vous êtesune bonne fille, et certainement vous allez le dire.

– Non ! je ne veux pas.

– Alors, je ne puis vous embrasser.

– Eh bien ! cela m’estégal. »

Vainement j’exprimais mon chagrin ;vainement j’attendais qu’elle manifestât quelques symptômes decontrition ; elle me prouvait que « cela lui étaitégal, » et je la laissais seule et dans l’obscurité, plusétonnée que de tout le reste par cette dernière preuved’obstination insensée. Dans mon enfance je ne pouvais imaginer unepunition plus cruelle que le refus de ma mère de m’embrasser lesoir. L’idée seule en était terrible. Je n’en eus, il est vrai,jamais que l’idée, car heureusement je ne commis jamais de fautequi fût jugée digne d’une telle punition ; mais je me souviensqu’une fois, pour une faute de ma sœur, notre mère jugea à proposde la lui infliger : ce que ma sœur ressentit, je ne pourraisle dire ; mais je n’oublierai jamais les pleurs que jerépandis pour elle.

Un autre défaut de Mary-Anne était sonincorrigible propension à courir dans la chambre des nourrices pourjouer avec ces dernières et avec ses plus jeunes sœurs. Cela étaitassez naturel ; mais, comme c’était contraire au désirformellement exprimé de sa mère, je lui défendais de le faire, etfaisais tout ce que je pouvais pour la retenir avec moi ; maisje ne parvenais qu’à accroître son désir d’aller auprès desnourrices, et plus je cherchais à l’en empêcher, plus elle y allaitet plus longtemps elle y restait, à la grande contrariété demistress Bloomfield, qui, je le savais, m’imputerait tout le blâme.Une autre de mes épreuves était de l’habiller le matin :tantôt elle ne voulait pas être lavée, tantôt elle ne voulait pasêtre habillée autrement qu’avec certaine robe que sa mère nevoulait point qu’elle portât. D’autres fois, elle poussait des criset se sauvait si je voulais toucher à ses cheveux : de façonque souvent, lorsque après beaucoup d’efforts et d’ennuis j’étaisparvenue à la faire descendre, le déjeuner était presque fini, etles regards sombres de maman, les observations aigres de papa,dirigés contre moi, sinon à moi directement adressés, ne manquaientpas d’être mon partage ; car rien n’irritait tantM. Bloomfield que le défaut de ponctualité aux heures desrepas. Puis, au nombre de mes ennuis de second ordre, était monincapacité de contenter mistress Bloomfield dans l’habillement desa fille ; les cheveux de l’enfant « n’étaient jamaisprésentables. » Quelquefois, comme un puissant reproche à monadresse, elle accomplissait elle-même l’office de dame d’atour,puis se plaignait amèrement du trouble que cela lui donnait.

Quand la petite Fanny vint dans la salled’étude, j’espérai qu’elle serait au moins douce etinoffensive ; mais quelques jours, si ce n’est quelquesheures, suffirent pour détruire cette illusion. Je trouvai en elleune malfaisante et indocile petite créature, adonnée à ladissimulation et au mensonge, toute jeune qu’elle fût, et aimantd’une façon alarmante à exercer ses deux armes de prédilection,d’offensive et de défensive, c’est-à-dire de cracher au visage deceux qui encouraient son déplaisir, et de beugler comme un taureaulorsque ses désirs déraisonnables n’étaient pas accomplis. Commeelle était généralement assez tranquille en présence de sesparents, ceux-ci, persuadés que c’était une enfant très-douce,croyaient tous ses mensonges, et ses cris leur faisaient supposerquelque dur et injuste traitement de ma part ; et, quand à lafin ses mauvaises dispositions devinrent manifestes, même à leursyeux prévenus, je sentis que tout le mal m’était attribué.

« Quelle méchante fille Fannydevient ! disait mistress Bloomfield à son mari. Neremarquez-vous pas, mon cher, combien elle est changée depuisqu’elle a mis le pied dans la salle d’étude ? Elle serabientôt aussi méchante que les deux autres ; et, je suisfâchée de le dire, ils se sont tout à fait corrompus depuispeu.

– Vous avez parfaitementraison ; lui répondait-on. J’ai pensé la même chosemoi-même. J’espérais qu’en prenant une gouvernante, les enfantss’amenderaient ; mais, au lieu de cela, ils deviennent plusméchants. Je ne sais ce qu’il en est de leur instruction ;mais leurs habitudes, je le sais, ne s’améliorent pas ! Ilsdeviennent plus sales, plus grossiers chaque jour. »

Je savais que ces paroles étaient dites à monintention, et elles m’affectaient beaucoup plus que ne l’eussentfait des accusations directes ; car, contre ces dernières,j’aurais pu me défendre. Je pensai que le plus sage était deréprimer toute pensée de ressentiment, de vaincre mes répugnanceset de persévérer à faire de mon mieux : car, quelque pénibleque fût ma position, je désirais vivement la conserver. Il mesemblait que, si je pouvais continuer à lutter avec fermeté etsagesse, ces enfants finiraient avec le temps pars’humaniser ; que chaque mois contribuerait à les rendre plussages, et par conséquent plus gouvernables, car un enfant de neufou dix ans aussi indocile que ceux-ci l’étaient à six ou sept,serait un maniaque.

Je me flattais d’être utile à mes parents et àma sœur en demeurant chez M. Bloomfield : car, si petitque fût mon salaire, je gagnais pourtant quelque chose, et, avecune stricte économie, je pouvais aisément mettre de côté quelquechose pour eux, s’ils voulaient me faire le plaisir de l’accepter.Puis, c’était de mon plein gré que j’avais accepté la place :je m’étais créé toutes ces tribulations, et j’étais décidée à lessupporter ; bien plus, je n’avais aucun regret de ce quej’avais fait. Je désirais montrer à mes amis que j’étais capabled’entreprendre la tâche, et déterminée à m’en acquitterhonorablement jusqu’au bout ; et, s’il m’arrivait de trouvertrop dégradant de me soumettre si tranquillement, ou intolérable delutter si constamment, je me tournais alors vers ma maison et medisais à moi-même : « Ils peuvent t’écraser, ils ne tedompteront pas ; c’est à toi que je pense, et non àeux. »

Vers Noël, il me fut permis de faire unevisite à mes parents ; mes vacances ne furent que d’unequinzaine : « Car, dit mistress Bloomfield, je pensequ’ayant vu vos parents si récemment, vous ne tenez pas à faire aumilieu d’eux un long séjour. » Je me gardai bien de ladétromper ; mais elle ne pouvait s’imaginer combien cesquatorze semaines d’absence avaient été ennuyeuses pour moi, avecquelle anxiété j’attendais mes vacances, et quel fut mondésappointement de les voir écourtées. Pourtant, elle n’étaitnullement à blâmer en ceci ; je ne lui avais jamais dévoilémes sentiments, et ne pouvais espérer qu’elle les devinât. Jen’avais pas demeuré avec elle un terme entier, et elle avait ledroit de ne pas m’accorder des vacances entières.

Chapitre 4La grand’mère.

Je fais grâce à mes lecteurs du récit de majoie en revoyant la maison paternelle, du bonheur dont je jouispendant les quelques jours de repos ou de liberté que je passaidans ce cher séjour parmi ceux que j’aimais et dont j’étais aimée,et du chagrin que j’éprouvai lorsqu’il me fallut leur dire un longadieu.

Je retournai pourtant avec courage à monœuvre, tâche plus ardue que vous ne pouvez l’imaginer si jamaisvous n’avez été chargé de la direction et de l’instruction de cespetits rebelles turbulents et malfaisants, qu’aucun effort ne peutattacher à leurs devoirs, pendant que vous êtes responsable de leurconduite envers des parents qui vous refusent toute autorité. Je neconnais pas de situation comparable à celle de la pauvregouvernante qui, désireuse de réussir, voit tous ses effortsréduits à néant par ceux qui sont au-dessous d’elle, et injustementcensurés par ceux qui sont au-dessus.

Je n’ai pas énuméré tous les détestablespenchants de mes élèves, ni la moitié des déboires résultant de maresponsabilité, dans la crainte d’abuser de la patience du lecteur,comme je l’ai peut-être déjà fait ; mais mon but en écrivantces quelques dernières pages n’était point d’amuser, mais d’êtreutile : celui pour qui ces matières ne sont d’aucun intérêtles aura peut-être lues à la hâte et en maudissant la prolixité del’écrivain ; mais si des parents y ont puisé quelques notionsutiles et si une malheureuse gouvernante en a retiré le plus minceavantage, je suis bien récompensée de mes peines.

Pour éviter l’embarras et la confusion, j’aipris mes élèves un par un et j’ai exposé leurs diversesqualités ; mais cela ne peut donner l’idée du mal qu’ils mefaisaient tous les trois ensemble, quand, ainsi qu’il arrivaitsouvent, tous étaient déterminés à être méchants, à tourmenter missGrey et à la faire mettre en colère.

Quelquefois, dans ces occasions, cette penséese présentait tout à coup à mon esprit : « Si mes parentspouvaient me voir en ce moment !… » Et l’idée qu’ilsn’auraient pu s’empêcher d’avoir pitié de moi me faisait meplaindre moi-même, au point que j’avais peine à retenir mes larmes.Mais je me contenais jusqu’à ce que mes petits bourreaux fussentdescendus pour le dessert, ou qu’ils fussent couchés, et jepleurais sans contrainte. Toutefois c’était là une faiblesse que jeme permettais rarement ; mes occupations étaient tropnombreuses, mes moments de loisir trop précieux, pour que je pusseconsacrer beaucoup de temps à d’inutiles lamentations.

Je me souviens tout particulièrement d’unetriste et neigeuse après-midi, peu de temps après mon retour, enjanvier. Les enfants étaient tous remontés bruyamment après ledîner, déclarant qu’ils voulaient être méchants, et ils avaientbien tenu leur promesse, quoique j’eusse fatigué tous les musclesde mon larynx dans un vain effort pour leur faire entendre raison.J’avais cloué Tom dans un coin, lui disant qu’il ne s’échapperaitpoint de là avant d’avoir accompli la tâche que je lui avaisdonnée. Pendant ce temps, Fanny s’était emparée de mon sac àouvrage, en mettait au pillage le contenu et crachait dedanspar-dessus le marché. Je lui dis de le laisser, mais en vain.« Brûle-le, Fanny, » s’écriait Tom, et elle se hâtaitd’obéir. Je m’élançai pour l’arracher au feu, et Tom courut vers laporte. « Mary-Anne, jette son pupitre par la fenêtre, »cria-t-il ! Et mon précieux pupitre, contenant mes lettres,mes papiers, mon peu d’argent et tout ce que je possédais, allaitêtre précipité par la fenêtre de la hauteur de trois étages. Jem’élançai pour le sauver. Pendant ce temps Tom avait fui etdescendait les escaliers, suivi de Fanny. Ayant mis en sûreté monpupitre, je courus après eux, et Mary-Anne me suivit. Tous troism’échappèrent et s’enfuirent dans le jardin, où ils se vautrèrentdans la neige en poussant des cris de joie et de triomphe.

Que devais-je faire ? Si je les suivais,il me serait sans doute impossible de les saisir et je ne feraisque les faire courir plus loin. Si je ne les suivais pas, commentles faire rentrer à la maison ? Et que penseraient de moi lesparents, s’ils voyaient leurs enfants courir sans chapeau, sansgants et sans bottines, dans la neige épaisse ? Pendant quej’étais là debout sur la porte dans cette perplexité, m’efforçantpar un visage et des paroles sévères de les ramener à l’obéissance,j’entendis une voix aigre et perçante s’écrier derrièremoi :

« Miss Grey ! est-il possible ?à quoi diable pouvez-vous donc penser ?

– Je ne puis les faire rentrer, monsieur,dis-je en me retournant et en apercevant M. Bloomfield lescheveux hérissés et les yeux sortant de leur orbite.

– Mais j’insiste pour que vousles fassiez rentrer ! s’écria-t-il en s’approchant davantageet paraissant furieux.

– Alors, monsieur, veuillez les rappelervous-même, car ils ne veulent pas m’écouter, lui dis-je en mereculant.

– Rentrez à l’instant, méchants vauriens,ou je vous cravache tous ! leur cria-t-il d’une voix detonnerre, et les enfants obéirent à l’instant. Vous voyez, ilsviennent au premier mot.

– Oui, quand vous parlez.

– Il est fort étrange que vous, quiprenez soin d’eux, n’ayez pas plus de pouvoir sur eux ! Là,les voilà qui montent l’escalier avec leurs pieds gelés !Suivez-les, et pour Dieu, veillez à ce qu’ils soient plus décentsdans leur mise et dans leurs habitudes. »

La mère de M. Bloomfield était alors dansla maison ; en montant l’escalier et en passant devant laporte du salon, j’eus la satisfaction d’entendre la vieille damedéclamer contre moi auprès de sa bru :

« Juste ciel ! s’écriait-elle,jamais de ma vie… ! elle causera leur mort aussi sûrque… ! Croyez-vous, ma chère, qu’elle soit la personnequ’il faut pour… ? Croyez-moi… »

Je n’en entendis pas davantage ; maiscela suffisait.

La vieille mistress Bloomfield avait étépleine d’attention et très-polie pour moi ; et jusqu’alors jel’avais tenue pour une très-bonne personne, aimant à causer. Ellevenait souvent à moi et me parlait en confidence, agitant sa têteet gesticulant des mains et des yeux comme une certaine classe devieilles ladies ont coutume de faire, quoique je n’en aie jamais vupousser cette particularité aussi loin. Il lui arrivait même de metémoigner sa sympathie pour la peine que me donnaient les enfants,et d’exprimer parfois, par quelques mots émaillés de signes de têteet de clignements d’yeux, un blâme sur la conduite peu judicieusede leur mère, restreignant ainsi mon pouvoir et négligeant de meprêter l’appui de son autorité. Une telle façon de faire voir sadésapprobation n’était pas trop de mon goût, et généralement jerefusais de comprendre autre chose que ce qui m’était expriméclairement ; du moins, je me bornais toujours à lui donner àentendre que, si les choses étaient autrement ordonnées, ma tâcheserait moins difficile, et que je serais mieux à même de guider etd’instruire mes jeunes élèves. Mais, cette fois, il me fallait êtredoublement prudente. Auparavant, quoique je visse que la vieillelady avait des défauts (dont le principal était son penchant à seproclamer parfaite), j’avais toujours cherché à les excuser, à lagratifier des vertus dont elle se parait, et même à lui en imaginerdont elle ne parlait pas. La bienveillance à laquelle j’avais étéaccoutumée depuis tant d’années m’avait été si entièrement refuséedepuis ma sortie de la maison paternelle, que j’en saluais avec lajoie la plus reconnaissante le moindre semblant. Il n’est donc pasétonnant que mon cœur affectionnât la vieille lady, qu’il seréjouît à son approche et regrettât son départ.

Mais maintenant, les quelques mots que j’avaisheureusement ou malheureusement entendus en passant avaientcomplètement changé mes idées sur elle. Maintenant, je laconsidérais comme une hypocrite et une dissimulée, une flatteuse,une espionne de mes paroles et de mes actes. Sans doute, il eût étéde mon intérêt de l’accueillir avec le même sourire, avec la mêmecordialité respectueuse qu’auparavant ; mais je ne le pouvaispas, l’eussé-je voulu. Mes manières s’altérèrent avec messentiments, et devinrent si froides et si réservées qu’elle nepouvait manquer de s’en apercevoir. Elle s’en aperçut bientôt, etses manières changèrent aussi : le signe de tête familierdevint un salut roide, le gracieux sourire fit place à un regard deGorgone ; sa loquacité m’abandonna tout à fait pour « lepetit garçon et la petite fille chéris, » qu’elle se mit àflatter et à gâter plus que leur mère n’avait jamais fait.

Je confesse que je fus un peu troublée à cechangement : je craignais les conséquences de sondéplaisir ; je fis même quelques efforts pour regagner leterrain que j’avais perdu, et avec plus de succès apparent que jen’eusse pu l’espérer. Une fois, comme par pure civilité, jem’informai de sa toux ; immédiatement son long visages’illumina d’un sourire, et elle me raconta l’histoire de cetteinfirmité et des autres, histoire suivie du récit de sa pieuserésignation, dans ce style emphatique et déclamatoire que la plumene peut rendre.

« Mais il y a un remède pour tout, machère, c’est la résignation (un mouvement de tête), la résignationà la volonté du ciel (élévation des mains et des yeux). Elle m’atoujours soutenue dans mes épreuves, et elle me soutiendra toujours(suite de mouvements de tête). Tout le monde n’en peut dire autant(mouvement de tête) ; mais je suis une de ces pieusespersonnes, miss Grey (mouvement de tête très-significatif) ;et grâce au ciel, je l’ai toujours été, et je m’en faisgloire ! (joignant les mains avec ferveur). » Et avecplusieurs textes de l’Écriture, mal cités ou mal appliqués, et desexclamations religieuses si singulières par la façon dont ellesétaient dites, sinon par les expressions elles-mêmes, que je neveux pas les répéter, elle se retira, agitant sa grosse têtetrès-satisfaite d’elle même, et me laissant espérer qu’après toutelle était peut-être plutôt faible que méchante.

À sa première visite à Wellwood-House, j’allaijusqu’à exprimer ma joie de lui voir si bonne mine. L’effet futmagique ; mes paroles, qui n’étaient qu’une marque depolitesse, furent prises pour un compliment flatteur. Son visages’illumina, et depuis ce moment elle devint aussi gracieuse, aussibienveillante qu’on pouvait le désirer, en apparence du moins.D’après ce que je connaissais d’elle, et ce que j’entendais direpar les enfants, je savais que, pour gagner sa cordiale amitié, ilme suffisait de prononcer un mot de flatterie toutes les fois quel’occasion s’en présenterait ; mais cela était contre mesprincipes, et, faute de le faire, je me vis bientôt de nouveauprivée de la faveur de la capricieuse vieille dame, et je croisqu’elle me fit secrètement beaucoup de mal.

Elle ne pouvait avoir grande influence contremoi auprès de sa belle-fille, car entre celle-ci et elle ilexistait une mutuelle aversion, qui se trahissait chez la vieillelady par de secrètes médisances ou par des calomnies ; chez lajeune, par une froideur excessive de manières ; aucuneflatterie ne pouvait fondre le mur de glace que mistress Bloomfieldavait élevé entre elle et sa belle-mère. Mais celle-ci avait plusde succès auprès de son fils. Pourvu qu’elle pût adoucir soncaractère agité, et ne pas l’irriter par les aspérités de soncaractère à elle, il écoutait tout ce qu’elle voulait lui dire, etj’ai toute raison de croire qu’elle augmenta considérablement lespréventions qu’il avait contre moi. Elle lui disait sans doute queje négligeais honteusement les enfants, et que sa femme même neveillait pas sur eux comme elle aurait dû le faire ; qu’ilfallait qu’il fît lui-même attention à eux, ou qu’ils se perdraienttous.

Ainsi excité, il se donnait fréquemment lesouci de les surveiller de la fenêtre pendant leurs jeux ;quelquefois il les suivait à travers le jardin et le parc, etsouvent tombait sur eux au moment où ils barbottaient dans la maredéfendue, ou parlaient au cocher dans l’écurie, ou se vautraientdans l’ordure au milieu de la cour de la ferme, pendant que je lesregardais faire, épuisée par les vains efforts que j’avais faitspour les ramener. Souvent aussi il lui arrivait de se montrer toutà coup dans la salle d’étude au moment des repas, et de les trouverrépandant leur lait sur la table et sur eux-mêmes, plongeant leursdoigts dans leur tasse, ou se querellant à propos de leurs alimentscomme de petits tigres. Si j’étais tranquille dans ce moment, jefavorisais leur conduite désordonnée ; si, ce qui arrivaitsouvent, j’élevais la voix pour rétablir l’ordre, j’usais deviolence et donnais aux petites filles un mauvais exemple par unesemblable vulgarité de ton et de langage.

Je me souviens d’une après-midi de printemps,où, à cause de la pluie, ils n’avaient pu sortir. Par quelque bonnefortune inespérée, ils avaient tous achevé leurs devoirs, etpourtant s’abstenaient de descendre pour ennuyer leurs parents, cequi me déplaisait fort, mais ce que je ne pouvais guère empêcherles jours de pluie, car ils trouvaient en bas de la nouveauté et del’amusement, surtout lorsqu’il y avait des visiteurs ; danscette dernière occasion, leur mère, quoiqu’elle me commandât de lesretenir dans la salle d’étude, ne les grondait jamais lorsqu’ils laquittaient, et ne se donnait aucune peine pour les renvoyer. Maisce jour-là ils paraissaient satisfaits de rester, et, ce qui estplus étonnant encore, ils semblaient disposés à jouer ensemble,sans compter sur moi pour leur amusement et sans se quereller. Leuroccupation était quelque peu singulière : ils étaient tousassis sur le parquet auprès de la fenêtre, sur un monceau de jouetsbrisés, ayant devant eux une quantité d’œufs d’oiseaux, ou plutôtde coques d’œufs, car le contenu heureusement en avait été extrait.Ils avaient brisé ces coques et les réduisaient en petitsfragments ; à quelle fin, c’est ce que je ne pouvaisimaginer ; mais, pendant qu’ils étaient calmes et ne faisaientrien de mal, je ne m’en préoccupais pas, et, dans un sentiment debien-être inaccoutumé, je me tenais assise devant le feu, faisantles derniers points à la robe de la poupée de Mary-Anne, et medisposant, cela fait, à commencer une lettre à ma mère. Tout à coupla porte s’ouvrit, et la terrible tête de M. Bloomfieldregarda à l’intérieur.

« Tout est bien tranquille ici ! quefaites-vous donc ? dit-il. – Pas de mal aujourd’hui, aumoins, » pensai-je en moi-même.

Mais il était d’une opinion différente.S’avançant vers la fenêtre et voyant l’occupation des enfants, ils’écria avec humeur :

« Que diable faites-vous donclà ?

– Nous pulvérisons des coques d’œufs,papa, cria Tom.

– Vous osez faire une telle chose, petitsdémons ? Ne voyez-vous pas dans quel état vous mettez letapis ? (Le tapis était en droguet brun et tout à faitcommun.) Miss Grey, saviez-vous ce qu’ils faisaient ?

– Oui, monsieur.

– Vous le saviez !

– Oui.

– Vous le saviez ! et vous étiez làassise et les laissiez faire, sans un mot de reproche !

– Je ne pensais pas qu’ils fissent dumal.

– Du mal ! mais regardez donc, jetezles yeux sur ce tapis et voyez. A-t-on jamais vu pareille chosedans une maison chrétienne ? Ne dirait-on pas que les porcsont séjourné dans cette chambre, et quoi d’étonnant que vos élèvessoient sales comme de petits porcs ? Oh ! je le déclare,je suis à bout de patience ! »

Puis il partit, fermant la porte avec unfracas qui fit rire les enfants.

« Je suis à bout de patience aussi,moi, » murmurai-je en me levant ; puis, saisissant lefourgon, je le lançai dans les charbons à plusieurs reprises, lesretournant avec une énergie inaccoutumée, et donnant carrière à monirritation sous prétexte de tisonner le feu.

À partir de ce jour, M. Bloomfield venaitcontinuellement voir si la salle d’étude était en bon ordre ;et, comme les enfants jonchaient continuellement le parquet avecdes fragments de joujoux, des bâtons, des feuilles et autresdébris, que je ne pouvais les empêcher d’apporter ou les obliger deramasser, et que les domestiques ne voulaient pas enlever, il mefallait passer une grande partie de mes moments de loisir à genouxsur le tapis, occupée à remettre péniblement les choses en ordre.Une fois, je leur dis qu’ils ne goûteraient pas à leur collationavant d’avoir ramassé tout ce qu’ils avaient répandu sur letapis : Fanny devait en ramasser une certaine quantité ;Mary-Anne le double, et Tom devait enlever le reste. Choseétonnante, les filles firent leur part ; mais Tom se mit dansune telle fureur qu’il s’élança vers la table, jeta le pain et lelait par terre, frappa ses sœurs, essaya de renverser la table etles chaises, et semblait disposé à saccager la chambre. Je lesaisis, et, envoyant Mary-Anne chercher sa maman, je le tins endépit de ses coups de pieds, de ses coups de poing, de seshurlements et de ses malédictions, jusqu’à l’arrivée de mistressBloomfield.

« De quoi s’agit-il ? »dit-elle.

Et, lorsque la chose lui eut été expliquée,tout ce qu’elle fit fut d’envoyer chercher la servante pour réparerle désordre et apporter à M. Bloomfield son souper.

« Eh bien ! s’écriait Tom triomphantet la bouche pleine de viande, eh bien ! miss Grey, vous voyezque j’ai eu mon souper malgré vous, et que je n’ai pas ramassé lamoindre chose ! »

La seule personne dans la maison qui eûtquelque sympathie réelle pour moi était la nourrice, car elle avaitsouffert les mêmes afflictions, quoique à un moindre degré :comme elle n’avait pas la mission d’enseigner, elle n’était pasresponsable de la conduite des enfants confiés à ses soins.

« Oh ! miss Grey ! medisait-elle, combien vous avez de mal avec ces enfants !

– Oui, j’en ai, Betty, et je vois quevous savez ce que c’est.

– Ah ! oui, je le sais ; maisje ne me tourmente pas à propos d’eux comme vous le faites. Etpuis, voyez, je leur donne une tape de temps à autre ; pour cequi est des petits, une bonne fessée par-ci, par-là ; rien n’yfait que cela, comme ils disent. Et pourtant cela me fait perdre maplace.

– Est-ce vrai, Betty ? J’ai, eneffet, entendu dire que vous alliez nous quitter.

– Eh ! mon Dieu, oui ! mistressm’a avertie il y a trois semaines. Elle me dit avant Noël que celaarriverait si je continuais à les frapper. Mais il m’étaitimpossible de retenir mes mains. Je ne sais pas comment vousfaites, car Mary-Anne est encore une fois plus méchante que sessœurs ! »

Chapitre 5L’oncle.

Outre la vieille lady, il y avait un autreparent de la famille dont les visites m’étaient fortdésagréables : c’était l’oncle Robson, le frère de mistressBloomfield ; un grand garçon plein de suffisance, aux cheveuxnoirs et au teint jaune comme sa sœur, avec un nez qui avait l’airde mépriser la terre, et de petits yeux gris fréquemmentdemi-fermés, avec un mélange de stupidité réelle et de dédainaffecté pour tout ce qui l’environnait. D’une forte corpulence etsolidement bâti, il avait pourtant trouvé le moyen de réduire sataille dans une circonférence remarquablement petite ; etcela, ajouté à sa raideur peu naturelle, prouvait que le fierM. Robson, le contempteur du sexe féminin, ne dédaignait pasle service du corset. Rarement il daignait faire attention à moi,et, quand il le faisait, c’était avec une certaine insolence de tonet de manières qui me prouvaient qu’il n’était point un gentleman,quoiqu’il visât à produire l’effet contraire. Mais ce n’était pointtant pour cela que je haïssais ses visites, que pour le mal qu’ilfaisait aux enfants, encourageant toutes leurs mauvaisesinclinations, et détruisant en quelques minutes le peu de bien quim’avait coûté des mois de labeur à accomplir.

Il ne condescendait guère à s’occuper de Fannyet de la petite Henriette ; mais Mary-Anne était en quelquesorte sa favorite. Il ne cessait d’encourager ses tendances àl’affectation, que j’avais mis tous mes efforts à réprimer, parlantde sa jolie figure, et lui remplissant la tête de toutes sortesd’idées vaniteuses sur sa beauté, que je l’avais instruite àregarder comme poussière en comparaison de la culture del’esprit ; et jamais je ne vis enfant plus sensible qu’elle àla flatterie. Tout ce qu’il y avait de mauvais chez elle et chezson frère, il l’encourageait en riant, sinon par ses louangesdirectes. On ne sait pas le mal que l’on fait aux enfants en riantde leurs défauts, et en trouvant matière à plaisanterie dans ce quede vrais amis se sont efforcés de leur apprendre à tenir en grandehorreur.

Quoiqu’il ne fût point positivement univrogne, M. Robson ingurgitait habituellement de grandesquantités de vin, et prenait de temps en temps avec plaisir unverre d’eau mêlée d’eau-de-vie. Il apprenait à son neveu à l’imiterdu mieux qu’il pouvait, et à croire que, plus il pourrait prendrede vin et de spiritueux, plus il manifesterait son fier et mâlecaractère et s’élèverait au-dessus de ses sœurs. M. Bloomfieldn’avait pas grand’chose à dire là contre : car son breuvagefavori était le gin et l’eau, dont il absorbait chaque jour unequantité considérable, et c’est à quoi j’attribuais son teint pâleet son caractère irascible.

M. Robson encourageait également Tom àpersécuter les animaux, à la fois par le précepte et par l’exemple.Comme il venait souvent dans le but de chasser sur le domaine deson beau-frère, il avait coutume d’amener avec lui ses chiensfavoris ; et il les traitait si brutalement que, toute pauvreque je fusse, j’aurais volontiers donné une guinée pour voir un deces animaux le mordre, pourvu toutefois que ce fût avec impunité.Quelquefois, lorsqu’il était fort bien disposé, il allait chercherdes nids avec les enfants, chose qui m’irritait et me contrariaitconsidérablement : car je me flattais, par mes effortsrépétés, de leur avoir montré le mal de ce passe-temps, etj’espérais un jour les amener à quelque sentiment général dejustice et d’humanité ; mais dix minutes passées à dénicherdes oiseaux avec l’oncle Robson suffisaient pour détruire le fruitde tous mes raisonnements. Heureusement pourtant, ce printemps-là,ils ne trouvèrent jamais, à l’exception d’une seule fois, que desnids vides ou des œufs, et ils étaient trop impatients pourattendre que les petits fussent éclos. Cette fois-là, Tom, quiétait allé avec son oncle dans la plantation voisine, revint toutjoyeux en courant dans le jardin, avec une nichée de petits oiseauxdans les mains. Mary-Anne et Fanny, que je menais prendre l’air ence moment, coururent pour admirer sa prise et demander chacune unoiseau pour elles. « Non, pas un, s’écria Tom, ils sont tous àmoi : l’oncle Robson me les a donnés ; un, deux, trois,quatre, cinq ; vous n’en toucherez pas un ; non, pasun ! Sur votre vie ! continua-t-il d’un air de triomphe,posant le nid à terre, et se tenant debout les jambes écartées, lesmains dans les poches de son pantalon, le corps penché en avant etle visage contracté par les contorsions d’une joie poussée jusqu’audélire.

« Vous allez voir comment je vais lesarranger ! Ma parole, je vais les faire bouillir. Vous verrezsi je ne le fais pas. Il y a dans ce nid un rare passe-temps pourmoi.

– Mais, Tom, lui dis-je, je ne vouspermettrai pas de torturer ces oiseaux. Il faut les tuer tout desuite ou les reporter à l’endroit où vous les avez pris, afin queleurs parents puissent continuer à les nourrir.

– Mais vous ne savez pas où c’est,madame ; il n’y a que moi et l’oncle Robson qui lesachions.

– Si vous ne voulez pas me le dire, jeles tuerai moi-même, quelque horreur que j’aie de cela.

– Vous n’oserez pas ! vous n’oserezles toucher, sur votre vie ! parce que vous savez que papa,maman et l’oncle Robson seraient fâchés. Ah ! ah ! jevous ai prise là, miss !

– Je ferai ce que je crois juste en unecirconstance de cette sorte, sans consulter personne. Si votre papaet votre maman ne m’approuvent pas, je serai fâchée de lesoffenser ; mais l’opinion de votre oncle Robson n’est rienpour moi. »

Poussée par le sentiment du devoir, au risquede me rendre malade et d’encourir la colère des parents de mesélèves, je m’emparai d’une large pierre plate qui avait été placéelà comme souricière par le jardinier ; puis, non sans avoir denouveau essayé vainement d’amener le petit tyran à laisserremporter les oiseaux, je lui demandai ce qu’il voulait en faire.Avec une joie diabolique, il m’énuméra sa liste de tourments. Jelaissai alors tomber la pierre sur les oiseaux et les écrasai d’unseul coup. Violents furent les cris, terribles les malédictions quisuivirent cet acte hardi. L’oncle Robson venait de monter l’alléeavec son fusil, et s’arrêtait en ce moment pour corriger son chien.Tom s’élança vers lui, jurant et lui criant de me corriger à laplace de Junon. M. Robson s’appuya sur son fusil et ritbeaucoup de la violence de son neveu, ainsi que des malédictions etdes outrageantes épithètes dont il m’accablait.

« Bien, vous êtes un bon diable !s’écria-t-il à la fin en prenant son fusil et se dirigeant vers lamaison. Il y a quelque chose chez ce garçon-là. Je veux être mauditsi jamais je vis plus noble petit vaurien que celui-là. Il s’estdéjà affranchi du gouvernement des jupons ; il brave mère,grand’mère, gouvernante et toutes… Ah ! ah ! ah ! Nepensez plus à cela, Tom, je vous trouverai une autre nichéedemain.

– Si vous le faites, monsieur Robson, jela tuerai aussi, dis-je.

– Hum ! » répondit-il. Et,m’ayant honoré d’un regard hautain que, contre son attente, jesoutins sans sourciller, il tourna les talons d’un air de suprêmemépris et entra dans la maison.

Tom le suivit et alla tout raconter à sa mère.Il n’était pas dans les habitudes de celle-ci de parler beaucoupsur aucun sujet ; quand je parus, je trouvai sa figure et sesmanières doublement sombres et glaciales. Après quelques remarquesbanales sur le temps, elle dit :

« Je suis fâchée, miss Grey, que vousjugiez nécessaire d’intervenir dans les amusements de monsieurBloomfield. Il a été très-désespéré de vous avoir vue détruire sesoiseaux.

– Quand les amusements de monsieurBloomfield consistent à torturer des créatures qui sentent etsouffrent, répondis-je, je pense qu’il est de mon devoird’intervenir.

– Vous semblez avoir oublié,répondit-elle avec calme, que les créatures ont été toutes crééespour notre usage et notre plaisir. »

Je pensais que cette doctrine admettaitquelque doute, mais je me bornai à répondre :

« En admettant qu’il en soit ainsi, nousn’avons aucun droit de les torturer pour notre amusement.

– Je pense, répondit-elle, quel’amusement d’un enfant ne peut être mis en balance avec la vied’une créature sans âme.

– Mais, pour le bien même de l’enfant, ilne faut pas l’encourager dans de tels amusements, répondis-je d’unton aussi humble que possible, pour me faire pardonner ma fermetéinaccoutumée. Bienheureux les miséricordieux, ils obtiendrontmiséricorde.

– Oh ! c’est vrai ; mais celase rapporte à notre conduite les uns envers les autres.

– L’homme miséricordieux est rempli depitié pour la bête, osai-je ajouter.

– Il me semble que vous n’avez pas montrébeaucoup de pitié, reprit-elle avec un rire sec et amer, en tuantces pauvres bêtes d’un seul coup et d’une si choquante façon, et enfaisant tant de peine à ce cher enfant pour un simplecaprice. »

Je jugeai prudent de ne rien ajouter. C’étaitla première fois que j’arrivais aussi près d’une querelle avecmistress Bloomfield, et la première fois aussi que j’échangeaisautant de paroles de suite avec elle depuis mon entrée dans samaison.

Mais M. Robson et la vieille mistressBloomfield n’étaient pas les seuls hôtes dont l’arrivée àWellwood-House m’ennuyât ; tous visiteurs me causaient plus oumoins de trouble ; non pas tant parce qu’ils me négligeaient(quoique je trouvasse leur conduite étrange et désagréable sous cerapport), que parce que je ne pouvais éloigner d’eux mes élèves,ainsi que Tom me le recommandait à chaque instant. Tom voulait leurparler, et Mary-Anne voulait être remarquée par eux. Ni l’un nil’autre ne savaient ce que c’était que rougir, et n’avaient lamoindre idée de la plus vulgaire modestie. Ils interrompaientbruyamment la conversation des visiteurs, les ennuyaient par lesplus impertinentes questions, colletaient grossièrement lesgentlemen, grimpaient sur leurs genoux sans y être invités, sependaient à leurs épaules ou saccageaient leurs poches, froissaientles robes des ladies, dérangeaient leurs cheveux, tournaient leurscolliers et leur demandaient avec importunité leurscolifichets.

Mistress Bloomfield était choquée etcontrariée de tout cela, mais ne faisait rien pourl’empêcher : elle se reposait sur moi de ce soin. Mais commentl’aurais-je pu, quand les hôtes, avec leurs beaux habits et leursfaces nouvelles, les flattaient continuellement et les gâtaientpour plaire aux parents ? comment moi, avec mes habitscommuns, mon visage qu’ils voyaient tous les jours, et d’honnêtesparoles, aurais-je pu les éloigner des visiteurs ? J’usaistoute mon énergie à cela : en m’efforçant de les amuser, jecherchais à les attirer auprès de moi ; au moyen du peud’autorité que je possédais et par la sévérité que j’osaisemployer, j’essayais de les empêcher de tourmenter les étrangers,et, en leur reprochant leur conduite grossière, je voulais les enfaire rougir et les empêcher de recommencer. Mais ils neconnaissaient pas la honte ; ils se moquaient de l’autoritéqui ne pouvait s’appuyer sur la correction. Pour ce qui est de labonté et de l’affection, ou ils n’avaient pas de cœur, ou, s’ils enavaient un, il était si fortement gardé, et si bien caché, qu’avectous mes efforts je n’avais pas encore trouvé le moyen d’allerjusqu’à lui.

Bientôt mes épreuves de ce côté arrivèrent àfin, plus tôt que je ne l’espérais ou ne le désirais. Un soir d’unebelle journée de la fin de mai, comme je me réjouissais de voirapprocher les vacances et me congratulais d’avoir fait fairequelques progrès à mes élèves, car j’étais parvenue à leur fairepénétrer quelque chose dans la tête, et à leur faire accomplirleurs devoirs pendant le temps donné à l’étude, un soir, dis-je,mistress Bloomfield me fit demander et m’annonça qu’après lesvacances elle n’aurait plus besoin de mes services. Elle m’assuraqu’elle n’avait qu’à se louer de mon caractère et de ma conduite,mais que les enfants avaient fait si peu de progrès depuis monarrivée, que M. Bloomfield et elle croyaient de leur devoir dechercher quelque autre mode d’instruction ; que, supérieurs àbeaucoup d’enfants de leur âge comme intelligence, ils laissaientfort à désirer sous le rapport de l’instruction ; que leursmanières étaient grossières, leur caractère turbulent : cequ’elle attribuait à un manque de fermeté, de persévérance et desoins diligents de ma part.

Une fermeté inébranlable, une persévéranceinfatigable et des soins de tous les instants étaient précisémentles qualités dont je m’enorgueillissais secrètement, et parlesquelles j’avais espéré, avec le temps, surmonter toutes lesdifficultés et arriver enfin au succès. Je voulais dire quelquechose pour ma justification ; mais je sentis que la voix memanquait, et, plutôt que de manifester aucune émotion et de laisservoir les larmes que je me sentais venir aux yeux, je préféraigarder le silence, comme un coupable convaincu en lui-même de lajustice de l’arrêt qui le condamne.

Ainsi j’étais renvoyée, et j’allais revoir lamaison paternelle. Hélas ! qu’allaient-ils penser demoi ? Incapable, après toutes mes vanteries, de tenir mêmependant une année la place de gouvernante auprès de trois jeunesenfants, dont la mère, au dire de ma tante, était une femmetrès-bien ; ayant été ainsi mise dans la balance et trouvéetrop légère, pouvais-je espérer qu’ils me laisseraient faire unsecond essai ? Cette pensée m’était fort pénible : car,si vexée, fatiguée et désappointée que je fusse, et quoique j’eusseappris chèrement à aimer et apprécier la maison paternelle, jen’étais point encore dégoûtée des aventures ni disposée à merelâcher de mes efforts. Je savais que tous les parents neressemblaient point à M. et à Mme Bloomfield,et j’étais assurée que tous les enfants n’étaient point comme lesleurs. La famille dans laquelle j’entrerais serait différente, etun changement, quel qu’il fût, ne pouvait qu’être avantageux.J’avais été éprouvée par l’adversité, instruite par l’expérience,et je brûlais de relever mon honneur aux yeux de ceux dontl’opinion pour moi était plus que tout au monde.

Chapitre 6Encore le presbytère.

Pendant quelques mois je demeurai paisible àla maison paternelle, jouissant de la liberté, du repos et d’unevéritable amitié, toutes choses dont j’avais été sevrée silongtemps. Je me remis à l’étude pour recouvrer ce que j’avaisperdu pendant mon séjour à Wellwood-House, et afin de faire unenouvelle provision d’instruction pour un usage prochain. La santéde mon père était encore bien mauvaise, mais non matériellementpire que la dernière fois que je l’avais vu, et j’étais heureuse depouvoir le réjouir par mon retour et le distraire en lui chantantses airs favoris.

Nul ne triompha de mon échec, ou ne me dit quej’aurais mieux fait de suivre son avis et de rester à la maison.Tous furent heureux de me revoir, et me témoignèrent plus detendresse que jamais, comme pour me faire oublier les souffrancesque j’avais endurées. Mais nul ne voulut toucher un schelling de ceque j’avais gagné avec tant de joie et économisé avec tant de soindans l’espoir de le partager avec eux. À force d’épargner par-ci etde se priver par-là, nos dettes étaient déjà presque payées. Maryavait fort bien réussi avec son pinceau ; mais notre pèreavait voulu qu’elle gardât pour elle tout le produit de son talent.Tout ce que nous pouvions économiser sur l’entretien de notrehumble garde-robe et sur nos petites dépenses casuelles, il nous lefaisait placer à la caisse d’épargne. « Vous serezmalheureusement trop tôt forcées d’avoir recours à cette épargnepour vivre, nous disait-il ; car je sens que je n’ai paslongtemps à être avec vous, et ce qu’il adviendra de votre mère etde vous quand je ne serai plus, Dieu seul le sait ! »

Cher père ! s’il ne s’était point tanttourmenté du malheur que sa mort devait amener sur nous, je suisconvaincue que ce terrible événement ne fût point arrivé sitôt. Mamère faisait tous ses efforts pour l’empêcher de réfléchir sur cetriste sujet.

« Oh ! Richard, s’écriait-elle unjour, si vous vouliez éloigner ces tristes pensées de votre esprit,vous vivriez aussi longtemps que nous. Au moins, vous pourriezvivre jusqu’à ce que nos filles fussent mariées ; vous seriezun heureux grand-père, avec une bonne vieille femme pour votrecompagne. »

Ma mère riait, et mon père rit aussi ;mais son rire expira bientôt dans un soupir.

« Elles mariées, pauvres filles, sans unschelling ! dit-il. Qui voudra d’elles ?

– Eh ! il se trouvera des hommestrès-heureux de les prendre. N’étais-je pas sans fortune lorsquevous m’avez épousée ? et ne vous disiez-vous pas fort contentde votre acquisition ? Mais peu importe qu’elles trouvent ounon à se marier ; nous pouvons trouver mille moyens honnêtesde gagner notre vie. Et je m’étonne, Richard, que vous puissiezvous tourmenter à propos de la pauvreté qui serait notre lot sivous veniez à mourir ; comme s’il pouvait y avoir quelquechose de comparable à la douleur que nous aurions de vous perdre,affliction qui, vous le savez bien, absorberait toutes les autres.Vous devez donc faire tous vos efforts pour nous en préserver, etil n’y a rien comme un esprit joyeux pour tenir le corps ensanté.

– Je sais, Alice, que c’est mal de setourmenter ainsi ; mais je ne puis m’en empêcher, et vousdevez l’endurer de ma part.

– Je ne veux pas l’endurer si je peuxvous changer, » répliqua ma mère.

Mais la rudesse de ses paroles était démentiepar la tendre expression de sa voix et de son sourire ; monpère sourit donc de nouveau, d’une façon moins triste qued’habitude.

« Maman, dis-je aussitôt que je metrouvai seule avec elle, mon argent est bien peu de chose et nepeut durer longtemps ; si je pouvais l’augmenter, celadiminuerait l’anxiété de mon père, au moins sur un point. Je nepuis peindre comme Mary, et le mieux que je puisse faire, ce seraitde chercher un autre emploi.

– Ainsi, vous feriez un nouvel essai,Agnès ?

– Je le ferais.

– Ma chère enfant, j’aurais cru que vousen aviez assez.

– Je sais que tout le monde ne ressemblepas à M. et à Mme Bloomfield.

– Il y en a qui sont pires, interrompitma mère.

– Mais ils sont rares, je pense, et jesuis sûre que tous les enfants ne sont pas comme les leurs :car Mary et moi ne leur ressemblions pas ; nous faisionstoujours ce que vous nous commandiez, n’est-ce pas vrai ?

– Assez généralement ; mais je nevous avais pas gâtées, et après tout vous n’étiez pas des angespour la perfection : Mary avait un fond d’obstination calme,et vous aviez aussi quelques défauts de caractère ; mais, ensomme, vous étiez de très-bonnes enfants.

– Je sais que j’étais quelquefois moroseet de mauvaise humeur, et j’aurais été heureuse de voir les enfantsconfiés à mes soins de mauvaise humeur aussi : car alors,j’aurais pu les comprendre ; mais cela n’arrivait jamais, carrien ne les touchait et ne leur faisait honte : ils nesentaient rien.

– S’ils ne sentaient rien, ce n’était pasleur faute : vous ne pouvez espérer que la pierre soitmaniable comme l’argile.

– Non, mais il est toujours fortdésagréable de vivre avec des créatures que l’on ne comprend pas etque rien n’impressionne. Vous ne pouvez les aimer ; et, sivous les aimez, votre affection est perdue : ils ne peuvent nila rendre, ni l’apprécier, ni la comprendre. En admettant, ce quiest peu probable, que je tombe encore sur une famille pareille,j’ai l’expérience pour guide, et je m’en tirerai mieux une autrefois. Laissez-moi de nouveau essayer.

– Ma fille, vous ne vous découragez pasfacilement, je le vois, et j’en suis charmée. Mais permettez-moi devous dire que vous êtes beaucoup plus pâle et plus frêle quelorsque vous avez quitté la maison la première fois ; et nousne pouvons souffrir que vous compromettiez ainsi votre santé pouramasser de l’argent, soit pour vous, soit pour d’autres.

– Mary me dit aussi que je suis changée,et je ne m’en étonne guère, car j’étais tout le jour dans un étatconstant d’agitation et d’anxiété ; mais, à l’avenir, je suisdéterminée à prendre froidement les choses. »

Après quelques nouvelles discussions, ma mèrepromit encore une fois de m’aider, à la condition que j’attendraiset serais patiente. Je lui laissai donc le soin d’agiter laquestion avec mon père, de la façon qu’elle croirait la plusconvenable, me reposant sur elle pour obtenir son consentement. Demon côté, je parcourus avec soin les annonces des journaux, etécrivis à toutes les personnes qui demandaient des gouvernantes.Toutes mes lettres, aussi bien que les réponses lorsque j’enrecevais, étaient montrées à ma mère, qui, à mon grand chagrin,rejetait toutes les places les unes après les autres : ceux-ciétaient des gens de la basse classe ; ceux-là étaient tropexigeants dans leurs demandes et trop parcimonieux dans larémunération.

« Vos talents sont de ceux que possèdetoute fille d’un pauvre membre du clergé, me disait-elle, et vousne devez pas les dépenser en vain. Souvenez-vous que vous m’avezpromis d’être patiente : rien ne presse ; vous avez dutemps devant vous, et vous avez encore beaucoup dechances. »

À la fin, elle me conseilla de faire insérermoi-même dans le journal un avis énumérant mes talents, etc.

« La musique, le chant, le dessin, lefrançais, le latin, l’allemand, ne sont pas choses à dédaigner, medisait-elle ; beaucoup de personnes seront enchantées detrouver tant de talents réunis chez une seule institutrice, etcette fois vous pourrez peut-être tenter votre fortune dans unefamille d’un rang plus élevé, dans celle de quelque gentleman nobleet bien élevé, où vous aurez plus de chances d’être traitée avecrespect et considération que chez des commerçants enrichis oud’arrogants parvenus. J’ai connu des gentlemen du rang le plusélevé, qui traitaient leur gouvernante comme une personne de lafamille ; bien qu’il y en ait aussi, j’en conviens, d’aussiinsolents et d’aussi exigeants que puissent être ceux dont vousavez fait l’expérience, car il y a des bons et des mauvais danstoutes les classes. »

L’avis fut promptement écrit et expédié. Desdeux familles qui répondirent, une seule consentit à me donnercinquante guinées, la somme que ma mère m’avait fait fixer commesalaire. J’hésitais à m’engager, craignant que les enfants nefussent trop grands, et que les parents ne voulussent une personnequi représentât davantage, ou plus expérimentée, sinon plusinstruite que moi. Mais ma mère combattit mes craintes : jem’en tirerais fort bien, me dit-elle, si je voulais me défaire dema timidité et prendre un peu plus de confiance en moi-même. Jen’avais qu’à donner une explication claire et vraie de mes talentset de mes titres, stipuler les conditions, puis attendre lerésultat. La seule condition que je proposai fut d’avoir deux moisde vacances dans l’année pour visiter mes amis : au milieu del’été et à Noël. La dame inconnue répondit qu’elle ne faisait àcela aucune objection ; que, pour l’instruction, elle nedoutait pas que je ne fusse capable de lui donner toutesatisfaction ; mais, selon elle, ce point n’était quesecondaire, car, habitant près de la ville d’O…, elle pouvait seprocurer facilement des maîtres pour suppléer à ce qui memanquerait. Dans son opinion, une moralité parfaite, un caractèredoux, gai et obligeant, étaient les choses les plusnécessaires.

Ma mère n’aimait pas beaucoup tout cela, et mefit alors beaucoup d’objections, dans lesquelles ma sœur se joignità elle. Mais, ne voulant pas être désappointée de nouveau, jesurmontai leurs résistances, et, après avoir obtenu le consentementde mon père, auquel on avait, peu de temps auparavant, donnéconnaissance du projet, j’écrivis à ma correspondante inconnue unetrès-belle épître, et le marché fut conclu.

Il fut décidé que, le dernier jour de janvier,je prendrais possession de mes nouvelles fonctions de gouvernantedans la famille de M. Murray, d’Horton-Lodge, près d’O…, àenviron soixante-dix milles de notre village, distance formidablepour moi, qui, pendant mon séjour de vingt ans sur cette terre, nem’étais jamais éloignée de plus de vingt milles de la maisonpaternelle.

Dans cette famille et dans le voisinage, iln’y avait personne qui fût connu de moi ni des miens, et c’est cequi rendait la chose plus piquante. Je me trouvais, jusqu’à uncertain point, débarrassée de cette mauvaise honte qui m’avait tantoppressée précédemment. Il y avait quelque chose d’excitant dansl’idée que j’allais entrer dans une région inconnue, et faire seulemon chemin parmi ses habitants étrangers. Je me flattais quej’allais voir enfin quelque chose du monde. La résidence deM. Murray était près d’une grande ville, et non dans un de cesdistricts manufacturiers où l’on ne s’occupe que de gagner del’argent. Son rang, d’après mes informations, me paraissait plusélevé que celui de M. Bloomfield, et, sans aucun doute,c’était un de ces gentlemen de bonne souche et bien élevés dontparlait ma mère, qui traitent leur gouvernante avec considérationet respect, comme l’institutrice et le guide de leurs enfants, etnon comme une simple domestique. Puis, mes élèves, étant plus âgés,seraient plus raisonnables, plus faciles à diriger et moinsturbulents que les derniers. Ils seraient moins confinés dans lasalle d’étude et ne demanderaient pas un travail constant et unesurveillance incessante ; finalement, à mes espérances semêlaient de brillantes visions avec lesquelles le soin des enfantset les devoirs d’une gouvernante n’avaient que peu ou rien à faire.Le lecteur voit donc que je n’avais aucun droit au titre de martyreprête à sacrifier mon repos et ma liberté pour le bien-être et lesoutien de mes parents, quoique assurément le bien-être de mon pèreet l’existence future de ma mère eussent une large part dans mescalculs. Cinquante guinées ne me paraissaient pas une sommeordinaire. Il me faudrait, il est vrai, des vêtements appropriés àma situation ; il me faudrait en outre subvenir à monblanchissage et aux frais de mes deux voyages d’Horton-Lodge à lamaison paternelle. Mais, avec une stricte économie, assurémentvingt guinées ou peu de chose au delà suffiraient à ces dépenses,et il m’en resterait encore trente ou à peu près pour la caissed’épargne. Quelle précieuse addition à notre avoir ! Oh !il me faudrait faire tous mes efforts pour conserver cette place,quelle qu’elle fût, pour mon honneur auprès de mes amis d’abord, etpour les services réels que cette position me permettait de leurrendre.

Chapitre 7Horton-Lodge.

Le 31 janvier fut un jour d’orage et detempête : il soufflait un vent violent du nord, et destourbillons de neige obscurcissaient les cieux. Mes parentsauraient voulu me faire retarder mon départ ; mais, craignantde donner, par ce manque de ponctualité, mauvaise opinion de moi àla famille dans laquelle j’allais entrer, je voulus partir.

Pour ne point abuser de la patience de meslecteurs, je ne m’étendrai pas sur mon départ de la maison parcette froide matinée d’hiver ; sur les tendres adieux, le longvoyage, sur les attentes solitaires, dans les auberges, desvoitures ou des convois : car il y avait déjà quelques cheminsde fer ; sur ma rencontre à O… avec le domestique deM. Murray, qui avait été envoyé avec le phaéton pour meconduire de là à Horton-Lodge. Je dirai seulement que l’abondancede la neige avait formé de tels obstacles pour les chevaux et leslocomotives, que la nuit était venue depuis plusieurs heures,lorsque j’atteignis le but de mon voyage, et qu’un ouragan des plusformidables vint à la fin, qui nous rendit très-difficile le trajetde quelques milles qui séparait O… d’Horton-Lodge. Je me tenaisassise et résignée ; la neige froide traversait mon voile etcouvrait mes habits ; je ne voyais rien et m’étonnais que lepauvre cheval et son conducteur pussent se diriger comme ils lefaisaient. À la fin, la voiture s’arrêta et, à la voix du cocher,quelqu’un ouvrit et fit tourner sur leurs gonds rouillés ce qui meparut être les portes du parc. Puis nous nous avançâmes le longd’une route plus unie, de laquelle, de temps en temps j’apercevais,se détachant de l’obscurité, quelque masse sombre et gigantesqueque je prenais pour un arbre couvert de neige. Après un temps assezconsidérable, nous nous arrêtâmes de nouveau devant le majestueuxportique d’une grande maison, dont les vastes fenêtres descendaientjusqu’au sol.

Je me levai avec difficulté sous la neige quime couvrait, et descendis de la voiture, espérant qu’une bonne ethospitalière réception me dédommagerait des fatigues du jour. Unmonsieur vêtu de noir ouvrit la porte et me fit entrer dans unepièce spacieuse, éclairée par une lampe suspendue au plafond etrépandant une lumière ambrée ; il me conduisit ensuite par uncorridor vers une chambre qu’il ouvrit et qu’il me dit être lasalle d’étude. J’entrai, et je trouvai deux jeunes ladies et deuxjeunes gentlemen, mes futurs élèves, supposai-je. Après un salutcérémonieux, l’aînée des filles, qui jouait avec une pièce decanevas et un petit panier contenant des laines allemandes, medemanda si je désirais monter chez moi. Je répondisaffirmativement, comme on pense.

« Mathilde, prenez un flambeau etmontrez-lui sa chambre, » dit-elle.

Miss Mathilde, une grande fille d’environquatorze ans, en jupe courte et en pantalon, haussa les épaules etfit une légère grimace, mais prit un flambeau, monta l’escalierdevant moi, et me conduisit, à travers un long et étroit corridor,dans une chambre petite, mais assez confortable. Elle me demandaalors si je désirais prendre un peu de thé ou de café. Je fus surle point de répondre : « Non ; » mais, mesouvenant que je n’avais rien pris depuis sept heures du matin, etme sentant faible en conséquence, je dis que je prendrais une tassede thé. En disant que Brown allait être prévenue, la jeune lady mequitta. Lorsque je me fus débarrassée de mon manteau lourd etmouillé, de mon châle et de mon chapeau, une demoiselle au maintienaffecté vint me dire que les jeunes ladies désiraient savoir si jeprendrais mon thé en haut ou dans la salle d’étude. Sous prétextede la fatigue, je répondis que je le prendrais dans ma chambre.Elle sortit, et un instant après revint avec un plateau à thé,qu’elle plaça sur une commode qui servait de table de toilette.Après l’avoir poliment remerciée, je lui demandai à quelle heure ondésirait que je fusse levée le matin.

« Les jeunes ladies et gentlemendéjeunent à huit heures et demie, madame, dit-elle ; ils selèvent de bonne heure, mais comme ils prennent rarement des leçonsavant le déjeuner, je crois qu’il sera assez tôt de vous lever àsept heures. »

Je la priai d’avoir la bonté de m’éveiller àsept heures, et elle se retira en me promettant de le faire. Alorsje pris une tasse de thé et un peu de pain et de beurre, puis jem’assis auprès du feu et pleurai de bon cœur. Je dis ensuite mesprières, et, me sentant considérablement soulagée, je me disposai àme mettre au lit. Voyant que l’on ne m’avait rien apporté encore demon bagage, je me mis en quête d’une sonnette ; ne trouvantaucun vestige de cet objet dans ma chambre, je pris mon flambeau etm’aventurai à travers le long corridor, puis je descendisl’escalier pour aller à la découverte. Je rencontrai sur mon cheminune femme fort bien vêtue, et lui dis ce que je cherchais, non sansune grande hésitation, car je n’étais pas sûre si je parlais à unedes premières domestiques de la maison ou à mistress Murrayelle-même. Il arriva pourtant que ce n’était que la femme dechambre de cette lady. Avec un air de grande protection, elle mepromit qu’elle allait s’occuper de me faire monter mes effets, etje retournai dans ma chambre. J’avais attendu fort longtemps, et jecommençais à craindre qu’elle n’eût oublié sa promesse, lorsque mesespérances furent ravivées par un éclat de voix et de riresaccompagnés de bruit de pas, le long du corridor. Une servante etun domestique entrèrent, portant mes bagages ; ni l’un nil’autre ne se montrèrent fort respectueux envers moi. Après quej’eus fermé ma porte sur leurs talons et déballé quelques-uns demes effets, je me mis au lit avec plaisir, car j’étais à la foisharassée d’esprit et de corps.

Ce fut avec un étrange sentiment de désolationque je m’éveillai le lendemain matin. Je sentais fortement lanouveauté de ma situation, et ma curiosité des choses inconnuesn’était rien moins que joyeuse ; ma position était celle d’unepersonne enlevée par un charme magique, tombant tout à coup desnues sur une terre lointaine et ignorée, complétement isolée detout ce qu’elle a vu et connu auparavant ; ou bien encorecelle d’une semence emportée par le vent dans quelque coin d’un solaride, où elle doit demeurer longtemps avant de prendre racine etde germer. Mais cela ne peut donner une juste idée de messentiments, et celui qui n’a pas mené une vie retirée etstationnaire comme la mienne ne peut imaginer ce qu’ils étaient, sefût-il même réveillé un malin à Port-Nelson, dans laNouvelle-Zélande, avec l’Océan entre lui et tous ceux qui l’avaientconnu.

Je n’oublierai pas de sitôt le sentimentparticulier avec lequel j’ouvris mes persiennes et regardai cemonde inconnu. Un désert vaste et couvert de neige fut tout ce querencontrèrent mes yeux.

Je descendis à la salle d’étude sans beaucoupd’empressement, mais avec un certain sentiment de curiosité de cequ’une plus ample connaissance de mes élèves allait me révéler. Jerésolus d’abord une chose, parmi beaucoup d’autres de plus grandeimportance, à savoir, de commencer par les appeler miss etmonsieur. Cela me paraissait, il est vrai, une étiquettefroide et peu naturelle entre les enfants d’une famille et leurprécepteur et compagnon de chaque jour, surtout quand les élèvessont dans la première enfance, comme à Wellwood-House. Mais làmême, ma coutume d’appeler les petits Bloomfield par leur nom avaitété regardée comme une liberté offensante, ainsi que leurs parentsavaient eu le soin de me le faire remarquer en les appelanteux-mêmes monsieur et miss. J’avais été longtempsà comprendre l’avertissement, tant la chose me paraissaitabsurde ; mais cette fois, j’étais bien déterminée à memontrer plus sage, et à commencer avec autant de formes et decérémonie que l’on pût le désirer. À la vérité, les enfants étantbeaucoup plus âgés, cela serait moins difficile, quoique les petitsmots de miss et de monsieur me parussent avoir lesurprenant effet de réprimer toute familiarité et d’éteindre toutéclair de cordialité qui pourrait s’élever entre nous.

Je n’infligerai pas à mon lecteur un minutieuxdétail de tout ce que je fis et découvris ce jour-là et le joursuivant. Nul doute qu’il ne se trouve amplement satisfait d’unelégère esquisse des différents membres de la famille et d’un coupd’œil général sur la première et la seconde année que je passaiparmi eux.

Je commence par la tête : M. Murrayétait, d’après tous les récits, un bruyant et remuant squirecampagnard, un enragé chasseur de renard, un habile jockey etmaréchal ferrant, un fermier actif et pratique, et un cordialbon vivant. Je dis, d’après tous les récits : car,excepté le dimanche, quand il allait à l’église, je ne le voyaisguère que de mois en mois ; à moins qu’en traversant la grandesalle ou en me promenant dans le domaine, un grand et fortgentleman, aux joues colorées et au nez rouge, ne se trouvât surmon passage. Dans ces occasions, s’il était assez près pourm’adresser la parole, il m’accordait un petit salut accompagnéd’un : « Bonjour, miss Grey. » Souvent, à la vérité,son gros rire m’arrivait de loin, et plus souvent encore jel’entendais jurer et blasphémer contre les laquais, le groom, lecocher, ou quelque autre pauvre domestique.

Mistress Murray était une belle et élégantelady de quaranteans, dont les charmes n’avaient assurément besoinni de rouge ni de ouate. Son principal plaisir était ou paraissaitêtre de recevoir et de rendre des visites, et de s’habiller à lamode la plus nouvelle. Je ne l’aperçus point le lendemain de monarrivée avant onze heures du matin, moment où elle m’honora d’unevisite, tout comme ma mère se serait rendue à la cuisine,pour voir une nouvelle servante, moins l’empressementtoutefois : car ma mère serait allée voir la servante à sonarrivée, et n’aurait pas attendu au lendemain. Ma mère aurait parléà sa servante d’une manière bienveillante et amicale, lui auraitadressé quelques paroles d’encouragement, et lui aurait fait unesimple exposition de ses devoirs ; mais mistress Murray ne fitni l’un ni l’autre. Elle entra dans la salle d’étude en revenant decommander son dîner, me dit bonjour, resta quelques minutes deboutauprès du feu, dit quelques mots du temps et du rude voyage que jevenais de faire, caressa son plus jeune enfant, un garçon de dixans, qui venait d’essuyer sa bouche et ses mains avec sa robe,après avoir mangé quelques friandises ; me dit quel doux etbon garçon c’était, puis s’en alla avec un sourire sur son visage,pensant sans doute qu’elle avait assez fait pour le présent, etm’avait donné une grande marque de condescendance. Ses enfantsavaient aussi la même opinion, et j’étais seule à penser autrement…Après cela, elle vint me voir une ou deux fois pendant l’absence demes élèves, pour me tracer mes devoirs. Pour les filles, ce qu’elleparaissait désirer était qu’elles fussent mises à même de produirede l’effet, sans beaucoup de peine et de travail. Il me fallaitdonc agir en conséquence, m’étudier à les amuser en lesinstruisant, à les raffiner, à les polir avec le moins possibled’efforts de leur part et aucun exercice d’autorité de la mienne.Quant aux garçons, c’était à beaucoup près la même chose :seulement, au lieu d’arts d’agrément, il me fallait leur fourrerdans la tête la plus grande quantité possible de la grammairelatine et du Delectus de Valpy, la plus grande quantitépossible, du moins sans les tourmenter. « John est peut-êtreun peu bouillant et Charles un peu nerveux et difficile ; maisdans tous les cas, miss Grey, dit-elle, j’espère que vous vouscontraindrez et serez douce et patiente toujours, surtout avec cecher petit Charles : il est si nerveux et si susceptible, etsi peu accoutumé à tout ce qui n’est pas le plus tendretraitement ! Vous m’excuserez de vous dire tout cela ;mais le fait est que j’ai jusqu’ici trouvé toutes les gouvernantes,même les meilleures, en défaut sur ce point. Elles manquaient decet esprit doux et calme que saint Matthieu, ou tout autreévangéliste, dit être meilleur ; que… vous savez bien lepassage auquel je fais allusion, car vous êtes la fille d’unecclésiastique. Mais je ne doute pas que vous ne me donniezsatisfaction sur ce point aussi bien que sur tout le reste. Danstoute occasion, s’il arrivait que l’un de vos élèves fît quelquechose d’inconvenant, et que la persuasion et les doucesremontrances fussent impuissantes, envoyez-moi chercher par unautre ; car je puis leur parler plus librement qu’il ne seraitconvenable pour vous de le faire. Rendez-les le plus heureux quevous pourrez, miss Grey, et je ne crains pas de dire que vousréussirez très-bien. »

Je remarquai que, pendant que mistress Murrayse montrait si remplie de sollicitude pour le bien-être et lebonheur de ses enfants, dont elle parlait constamment, elle ne ditjamais un mot de mon bien-être et de mon bonheur à moi. Pourtantils étaient dans la maison paternelle, entourés de parents etd’amis, et moi, j’étais étrangère au milieu d’étrangers ; jene connaissais pas encore assez le monde pour n’être pointconsidérablement surprise de cette anomalie.

Miss Murray, autrement Rosalie, avait environseize ans à mon arrivée, et était une fort jolie fille. En deuxannées, le temps développant ses formes et ajoutant de la grâce àses manières et à sa démarche, elle devint positivement belle. Elleétait grande et mince sans être maigre, ses formes étaient d’unedélicatesse exquise, et pourtant elle avait les couleurs fraîcheset roses de la santé ; ses cheveux, qu’elle portait en longuesboucles, étaient abondants et d’un châtain clair inclinant aujaune ; ses yeux étaient d’un bleu pâle, mais si limpides etsi brillants, qu’on ne les eût pas voulus d’une couleur plusfoncée ; ses traits, du reste, étaient petits, et sans êtretout à fait réguliers, on ne pouvait dire qu’ils ne l’étaient pas.En somme, on ne pouvait s’empêcher de la proclamer une fort joliefille. Je voudrais pouvoir dire de son esprit et de son caractèrece que je viens de dire de sa personne et de son visage.

N’allez pas croire pourtant que j’aie quelqueeffroyable révélation à faire : elle était vive et gaie, etpouvait être fort agréable avec ceux qui ne contrariaient pas sesvolontés. À mon égard, elle fut d’abord froide et hautaine, puisinsolente et tyrannique ; mais, lorsqu’elle me connut mieux,elle mit de côté peu à peu ses airs, et par la suite me devintaussi profondément attachée qu’elle pouvait l’être à une personnede mon rang et de ma position : car rarement elle perdait devue pour plus d’une demi-heure que j’étais la fille salariée d’unpauvre ecclésiastique. Et cependant je crois qu’elle me respectaitplus qu’elle ne le croyait : car j’étais la seule personnedans la maison qui professât fermement de bons principes, qui dîthabituellement la vérité, et qui essayât généralement de faireplier l’inclination devant le devoir. Je dis ceci non pour melouer, mais pour montrer le malheureux état de la famille àlaquelle, pour le moment, étaient voués mes services. Il n’étaitaucun membre de cette famille chez lequel je regrettasse avec plusd’amertume ce manque de principes, que chez miss Murray elle-même,non-seulement parce qu’elle m’avait prise en affection, mais parcequ’il y avait en elle tant de qualités agréables et engageantes,qu’en dépit de ses imperfections je l’aimais réellement, quand ellen’excitait pas mon indignation ou n’irritait pas mon caractère parun trop grand étalage de ses défauts. Ces défauts, cependant, mepersuadais-je volontiers, étaient plutôt le fruit de son éducationque de sa disposition naturelle. On ne lui avait jamaisparfaitement enseigné la distinction entre le bien et le mal ;on lui avait permis, depuis son enfance, de même qu’à ses frères età sa sœur, d’exercer une tyrannie sur les nourrices, lesgouvernantes et les domestiques ; on ne lui avait pas appris àmodérer ses désirs, à dominer son caractère, à mettre un frein àses volontés, ou à sacrifier son propre plaisir pour le bien desautres. Son caractère étant généralement bon, elle ne se montraitjamais violente ni morose ; mais l’indulgence constante aveclaquelle elle avait été traitée, et son mépris habituel de laraison, faisaient que souvent elle se montrait fantasque etcapricieuse. Son esprit n’avait jamais été cultivé ; sonintelligence était quelque peu superficielle ; elle possédaitune grande vivacité, une certaine rapidité de perception etquelques dispositions à apprendre la musique et les langues ;mais jusqu’à quinze ans elle ne s’était donné aucune peine pours’instruire, puis le désir de briller avait émoustillé ses facultéset l’avait poussée à l’étude, mais seulement des talents qui fontbriller. Lorsque j’arrivai, ce fut la même chose : tout futnégligé, à l’exception du français, de l’allemand, de la musique,du chant, de la danse et de quelques essais de dessin, essais denature à produire le plus d’effet possible sans grand travail, etdont les parties principales étaient généralement exécutées parmoi. Pour la musique et le chant, outre mes instructions, elleavait les leçons des meilleurs professeurs du pays, et dans cesarts, aussi bien que dans la danse, elle devint assurément forthabile. Elle donnait beaucoup trop de temps à la musique, ainsi queje le lui disais ; mais sa mère pensait que, si elle l’aimait,elle ne pouvait consacrer trop de temps à l’acquisition d’un art siattrayant. Pour ce qui était du travail de fantaisie, je ne savaisautre chose que ce que j’avais appris de mes élèves et par mapropre observation ; mais je ne fus pas plutôt initiée qu’ellem’utilisa de différentes façons : toutes les partiesennuyeuses du travail me furent jetées sur les épaules : commetendre les métiers, piquer les canevas, assortir les laines et lessoies, faire les fonds, compter les points, rectifier les erreurs,et finir les pièces dont elle était fatiguée.

À seize ans, miss Murray aimait encore àbadiner, pas plus pourtant qu’il n’est naturel et permis à unejeune fille de cet âge ; mais à dix-sept ans, cettepropension, comme toute autre chose, fit place à la passiondominante, et fut bientôt absorbée par le désir d’attirer etd’éblouir l’autre sexe. Mais en voilà assez sur elle ;arrivons à sa sœur.

Miss Mathilde Murray était une véritablefillette dont il y a peu de chose à dire. Elle était d’environ deuxans et demi plus jeune que sa sœur ; ses traits étaient pluslarges, son teint plus brun. Elle promettait d’être un jour unebelle femme, mais elle avait les os trop gros et était troprustique pour faire une jolie fille, ce dont elle se préoccupaitpeu. Rosalie connaissait tous ses charmes et les croyait même plusgrands qu’ils n’étaient ; elle les estimait plus qu’elle n’eûtdû le faire, eussent-ils été trois fois plus grands. Mathildepensait qu’elle était assez bien, mais se préoccupait peu de cesujet ; encore moins se souciait-elle de cultiver son espritet d’acquérir des talents d’agrément. La façon dont elle étudiaitses leçons et exécutait sa musique était faite pour désespérertoutes ses gouvernantes. Si aisées et si courtes que fussent sesleçons, elle ne pouvait les apprendre, si elle les apprenait, avecrégularité et dans le temps voulu ; elle les apprenait dans letemps le moins convenable et de la façon la moins utile pour elleet la moins agréable pour moi. La petite demi-heure de pratiqueétait horriblement gaspillée. Elle en passait une partie àm’invectiver, tantôt parce que je l’interrompais pour descorrections, tantôt parce que je ne rectifiais pas ses erreursavant qu’elle les eût commises, ou pour tout autre motif aussidéraisonnable. Une fois ou deux je me hasardai à lui faire desremontrances sérieuses à ce sujet ; mais, dans chacune de cesoccasions, la mère me parla de façon à me convaincre que, si jevoulais conserver ma place, il me fallait laisser miss Mathildeagir à sa guise.

Quand ses leçons étaient finies, pourtant,c’était généralement fait aussi de sa mauvaise humeur. Lorsqu’ellemontait son fringant poney, ou courait avec les chiens ou avec sesfrères et sa sœur, mais surtout avec son cher John, elle étaitheureuse comme l’alouette. Sous le rapport physique, Mathilde étaitparfaite, pleine de vie, de vigueur et d’activité ; sous lerapport moral, elle était d’une ignorance barbare, indocile,indolente, déraisonnable, et faite pour désespérer la personnechargée de cultiver son esprit, de réformer ses manières, et del’aider à acquérir ces agréments extérieurs que, tout au contrairede sa sœur, elle méprisait autant que le reste. Sa mère laconnaissait assez bien, et me dit plus d’une fois comment je devaisessayer de former ses goûts, m’efforcer d’éveiller et d’entretenirsa vanité endormie, et, par une flatterie habile et insinuante,captiver son attention, ce que je ne me sentais pas disposée àfaire ; comment je devais lui préparer et lui aplanir lesentier de la science, de façon à ce qu’elle pût y marcher sans lamoindre fatigue, ce qui était impossible, car on n’apprend riensans travail et sans peine.

Mathilde était de plus étourdie, entêtée,violente, et incapable de céder à la raison. Une preuve dudéplorable état de son intelligence, c’est que, à l’exemple de sonpère, elle avait appris à jurer comme un soldat. Sa mère semontrait grandement choquée de ce grossier défaut, et s’étonnaitqu’elle eût pu le contracter. « Mais vous pourrez l’encorriger promptement, miss Grey, me disait-elle ; ce n’estqu’une habitude, et, si vous voulez la reprendre doucement chaquefois qu’elle jurera, je suis sûre que bientôt elle ne le feraplus. » Non-seulement je la repris doucement, je m’efforçaiaussi de lui faire comprendre combien c’était mal et choquant pourles oreilles des gens bien élevés de jurer ainsi ; mais ce futen vain. Elle me répondait en riant avec insouciance :« Oh ! miss Grey, comme vous vous fâchez ! Que jesuis contente ! » Ou bien : « Je ne puis m’enempêcher ; papa n’aurait pas dû m’apprendre cela ; c’estde lui que j’ai retenu tout cela, et peut-être un peu ducocher. »

Son frère John, alias M. Murray,avait environ onze ans lorsque j’entrai dans la famille. C’était unbeau garçon, fort et plein de santé, franc et d’une bonne nature,et qui eût fait un charmant sujet s’il avait été convenablementélevé ; mais pour le moment il était aussi peu civilisé qu’unjeune ourson, bouillant, turbulent, indocile, ne sachant rien et nepouvant rien apprendre, surtout d’une gouvernante et sous les yeuxde sa mère. Ses maîtres au collège en tirèrent peut-être meilleurparti, car il fut envoyé au collège, à mon grand soulagement, dansle courant de l’année. Il y entra, il est vrai, dans un scandaleuxétat d’ignorance quant au latin, aussi bien que pour une foule dechoses plus utiles, quoique plus négligées, et cela, sans nuldoute, fut rejeté sur le défaut de sa première éducation, confiée àune femme ignorante qui avait trop présumé de ses forces, et avaitentrepris d’enseigner ce qu’elle ne savait pas elle-même. Je ne fusdélivrée que douze mois plus tard de son frère, qui fut aussiexpédié au collège, dans le même état d’ignorance que lepremier.

M. Charles était particulièrementl’enfant gâté de sa mère. Il était plus jeune que son frère d’unpeu plus d’une année, mais était beaucoup plus petit, plus pâle,moins actif et moins robuste. C’était un méchant, couard,capricieux et égoïste petit bonhomme, actif seulement à faire lemal, habile seulement à inventer des mensonges, non toujours pourcacher ses fautes, mais par pure méchanceté et pour mieux nuire auxautres. Dans le fait, M. Charles était un grand tourment pourmoi : il fallait une patience d’ange pour vivre en paix aveclui ; veiller sur lui était pire encore, et lui apprendrequelque chose, ou prétendre lui apprendre quelque chose, étaitchose impossible. À dix ans, il ne pouvait lire correctement uneligne dans le livre le plus simple ; et comme, d’après leprincipe de sa mère, je devais lui dire chaque mot avant qu’il eûtle temps d’hésiter et d’examiner l’orthographe, comme il m’étaitmême interdit, pour le stimuler, de lui dire que les autres garçonsde son âge étaient ordinairement plus avancés que lui, il n’y arien d’étonnant qu’il n’eût fait que peu de progrès pendant lesdeux ans que je fus chargée de son éducation. Il fallait luirépéter ses petites leçons de grammaire latine et autres, jusqu’àce qu’il dît qu’il les savait, puis ensuite l’aider à lesréciter ; s’il faisait des erreurs dans ses petits exercicesd’arithmétique, les lui corriger, au lieu de le laisser exercer sesfacultés en cherchant à les rectifier lui-même : de sortequ’il ne prenait aucune peine pour éviter les erreurs, et souventposait ses chiffres au hasard et sans aucun calcul.

Je ne me renfermai pas pourtant invariablementdans ces règles : c’était contraire à ma conscience ;mais rarement j’en pus dévier sans exciter la colère de mon petitélève, et par suite celle de sa mère, à qui il racontait mestransgressions, malicieusement exagérées et embellies par lui. Plusd’une fois je fus sur le point de perdre ou de résigner ma place.Mais pour l’amour de ceux que j’avais laissés à la maison,j’étouffai mon orgueil, je réprimai mon indignation, et résolus delutter jusqu’à ce que mon petit bourreau fût envoyé au collège, sonpère déclarant qu’il était clair que l’éducation de famille n’étaitpas ce qu’il lui fallait, que sa mère le gâtait scandaleusement, etque ses gouvernantes n’en pouvaient rien faire.

Encore quelques mots sur Horton-Lodge et seshôtes, et j’en aurai fini pour le moment avec cette aridedescription. La maison était fort respectable, supérieure à cellede M. Bloomfield par l’ancienneté, les dimensions et lamagnificence. Le jardin n’était pas tracé avec autant degoût ; mais au lieu des pelouses unies, des jeunes arbresprotégés par des tuteurs, des peupliers et des plantations desapins, il y avait un vaste parc, peuplé de daims et formé de beauxgros arbres. Les environs étaient aussi agréables que peuventl’être des champs fertiles, de beaux arbres, des pelouses vertes,des haies le long desquelles s’épanouissent les fleurssauvages ; mais ce pays était affreusement plat pour moi,nourrie et élevée dans les montagnes de…

Horton-Lodge était situé à près de deux millesde l’église du village, et, en conséquence, la voiture de lafamille était mise en réquisition tous les dimanches, etquelquefois plus souvent. M. et mistress Murray pensaientgénéralement qu’il était suffisant pour eux de se montrer une foisà l’église ; mais les enfants aimaient souvent mieux yretourner une seconde fois que d’errer dans le parc ou le jardintout le reste du jour, sans but et sans occupation. J’étais fortheureuse lorsque quelques-uns de mes élèves préféraient aller àpied et me prenaient avec eux : car ma position dans lavoiture, placée dans le coin le plus éloigné de la fenêtre et ledos tourné aux chevaux, ne manquait jamais de me rendremalade ; et, si je n’étais pas obligée de quitter l’église aumilieu du service, mes dévotions étaient troublées par unesensation de langueur et de malaise, et par la crainte de metrouver plus mal. Une migraine me tenait ordinairement compagnietout le reste du jour, qui, sans cela, eût été un jour de reposbienfaisant, de saint et calme plaisir.

« C’est bien singulier, miss Grey, que lavoiture vous rende toujours malade ; elle ne me produit jamaisle même effet, dit un jour miss Mathilde.

– Ni moi, dit sa sœur ; mais il n’enserait pas de même, je ne crains pas de le dire, si j’étais assiseau même endroit qu’elle. C’est une affreuse place, miss Grey, et jem’étonne que vous puissiez y rester.

– J’y suis bien obligée, puisque je n’aipas le choix, aurais-je pu répondre ; mais, pour ne leur pointfaire de peine, je me bornai à dire : « Oh ! laroute est très-courte, et, si je ne suis pas malade à l’église, jen’y pense plus. »

Si l’on me demandait une description desdivisions habituelles et des arrangements du jour, je trouverais lachose fort difficile. Je prenais tous mes repas dans la salled’étude, avec mes élèves, à l’heure qui convenait à leurcaprice : quelquefois ils sonnaient pour le dîner avant qu’ilfût à moitié cuit ; d’autres fois, ils le laissaient sur latable pendant plus d’une heure, puis ils se mettaient en colèreparce que les pommes de terre étaient froides, et le jus couvertd’une couche de graisse refroidie ; quelquefois ils voulaientque le thé fût servi à quatre heures ; souvent ils grondaientles domestiques parce qu’il n’était pas servi à cinq heuresprécises. Et lorsque ces ordres étaient exécutés, par manièred’encouragement à la ponctualité, ils le laissaient sur la tablejusqu’à sept ou huit heures.

Il en était à peu près de même pour les heuresd’étude ; mon jugement et mes convenances n’étaient jamaisconsultés. Quelquefois Mathilde et John décidaient que toute labesogne serait faite avant le déjeuner, et envoyaient la servanteme faire lever à cinq heures et demie ; quelquefois on mefaisait dire d’être prête à six heures précises, et, après m’êtrehabillée à la hâte, je descendais dans une chambre vide,j’attendais longtemps et je m’apercevais qu’ils avaient changéd’idée et étaient encore au lit ; ou même, si c’était par unbeau matin d’été, Brown venait me dire que les jeunes ladies et lesgentlemen avaient pris vacances et étaient sortis : dans cecas, on me faisait attendre mon déjeuner jusqu’à ce que je fusseprête à me trouver mal, mes élèves ayant fortifié leur estomacavant de sortir.

Souvent ils voulaient apprendre leurs leçonsau grand air ; ce à quoi je n’avais à faire aucune objection,excepté que je m’enrhumais souvent en m’asseyant sur l’herbe humideou en m’exposant à la rosée du soir, ce qui semblait ne produireaucun mauvais effet sur eux. C’était fort bien qu’ils fussentrobustes ; pourtant on eût pu leur apprendre à avoir quelqueconsidération pour ceux qui l’étaient moins. Mais je ne dois pointles blâmer pour ce qui peut-être était ma propre faute : carje ne fis jamais une objection pour m’asseoir où ils voulaient,préférant follement en subir les conséquences, plutôt que de lescontrarier. La manière indécente dont ils exécutaient leurs leçonsétait aussi remarquable que le caprice qu’ils montraient dans lechoix du temps et de la place. Pendant qu’ils recevaient mesinstructions ou répétaient ce qu’ils avaient appris, ilss’étendaient sur le sofa, se roulaient sur le tapis, s’étiraient,bâillaient, se parlaient l’un à l’autre, ou regardaient par lafenêtre. Quant à moi je ne pouvais tisonner le feu ou ramasser lemouchoir que j’avais laissé tomber, sans être taxée d’inattentionpar un de mes élèves, ou m’entendre dire que « mamann’aimerait pas que je fusse aussi insouciante. »

Les domestiques, voyant le peu de cas queparents et élèves faisaient de la gouvernante, réglaient leurconduite en conséquence. J’ai souvent pris parti pour eux contre latyrannie de leurs jeunes maîtres et maîtresses, et je m’efforçaistoujours de leur causer le moins de dérangement possible. Ehbien ! ils négligeaient entièrement mon bien-être, nefaisaient nulle attention à mes requêtes, et méprisaient mesconseils. Tous les domestiques, j’en suis convaincue, n’eussent pasagi comme ceux-là ; mais en général, étant ignorants et peuhabitués à la réflexion et au raisonnement, ils sont aisémentcorrompus par le mauvais exemple de ceux qui sont au-dessusd’eux ; et ceux-ci, je pense, n’étaient pas des meilleurs.

Quelquefois je me sentais dégradée par la vieque je menais, et honteuse de me soumettre à tantd’indignités ; d’autres fois, je me reprochais de m’en tropaffecter et de manquer de cette humilité chrétienne ou de cettecharité qui « souffre longtemps et reste bonne, ne cherchepoint son propre contentement, ne s’irrite pas aisément, supportetout, endure toutes choses. » Mais avec le temps et de lapatience, la position commença à s’améliorer, lentement, il estvrai, et d’une manière imperceptible. Je fus débarrassée des deuxgarçons, ce qui n’était pas peu de chose, et les filles, ainsi queje l’ai déjà dit pour l’une d’elles, devinrent un peu moinsinsolentes, et commencèrent à me montrer quelque estime.

Miss Grey, disaient-elles, était unesingulière créature : elle flattait et louait peu ; mais,quand elle parlait favorablement de quelqu’un, on pouvait être sûrque son approbation était sincère. Elle était très-obligeante,douce et paisible ordinairement, mais il y avait des choses qui lamettaient hors de son caractère. Quand elle était de bonne humeur,elle parlait à ses élèves, et se montrait quelquefois très-agréableet très-amusante à sa manière. Elle avait ses opinions arrêtées surchaque sujet, et y tenait avec fermeté ; opinionstrès-ennuyeuses quelquefois, car elle pensait continuellement à cequi était bien et à ce qui était mal, avait un étrange respect pourtout ce qui tenait à la religion, et un goût inexplicable pour lesbonnes gens.

Chapitre 8L’entrée dans le monde.

À dix-huit ans, miss Murray devait quitter lacalme obscurité de la salle d’étude pour briller dans le mondefashionable, si toutefois un tel monde pouvait se trouver ailleursqu’à Londres : car son père ne pouvait se décider à quitter,même pour quelques semaines de résidence dans la métropole, sesplaisirs et ses occupations champêtres. Il fut décidé qu’elleferait son début le 3 janvier, dans un bal magnifique que sa mèrese proposait de donner à toute la noblesse et à la classesupérieure d’O… et des environs, à vingt milles à la ronde.Naturellement elle attendait ce jour avec la plus vive impatienceet les plus extravagantes espérances de plaisir.

« Miss Grey, dit-elle un soir, un moisenviron avant le grand jour, au moment où je lisais une longue etintéressante lettre de ma sœur, lettre que j’avais parcourue lematin pour voir si elle ne contenait point de mauvaises nouvelles,et que je n’avais pu lire encore entièrement ; miss Grey,jetez donc cette ennuyeuse et stupide lettre, et écoutez-moi. Jesuis sûre que ma causerie sera plus amusante que ce qu’elle peutcontenir. »

Elle s’assit à mes pieds sur un petittabouret, et, réprimant un soupir de vexation, je me mis à plier malettre.

« Vous devriez dire à ces bonnes gens devotre maison de ne plus vous ennuyer avec de si longues lettres,dit-elle, et par-dessus tout leur enjoindre de vous écrire sur dupapier à lettre convenable, et non sur ces grandes feuillesgrossières. Voyez donc le charmant petit papier à lettre de ladydont se sert maman pour écrire à ses amis.

– Les bonnes gens de ma famille,répondis-je, savent que plus leurs lettres sont longues, plus ellesme font plaisir. Je serais très-fâchée de recevoir d’eux deslettres sur du charmant petit papier de lady, et je pensais quevous étiez trop lady vous-même pour trouver vulgaire que l’onécrive sur de grandes feuilles de papier.

– Je voulais dire seulement que cela vousennuie. Mais maintenant j’ai besoin de vous parler du bal, et devous dire que vous devez absolument différer vos vacances jusqu’àce qu’il ait eu lieu.

– Et pourquoi ? Je n’assisterai pasau bal, moi.

– Non ; mais vous verrez les salonsdécorés avant qu’il ne commence, vous entendrez la musique, etpar-dessus tout cela vous me verrez dans ma splendide toilettenouvelle. Je serai si charmante ! Il faut absolument que vousrestiez.

– Je serais enchantée de vous voir,assurément ; mais j’aurai plus d’une occasion de vous voiraussi charmante dans les nombreux bals et réunions qui auront lieuplus tard, et je ne puis affliger mes amis en différant mon retoursi longtemps.

– Oh ! ne songez pas à eux ;dites-leur que nous ne voulons pas vous laisser partir.

– Mais, pour dire vrai, ce serait undésappointement pour moi-même. Je désire les revoir autant qu’ilsdésirent me revoir, peut-être davantage.

– Mais il y a si peu de temps àattendre !

– Près de quinze jours, à moncompte ; en outre, je ne puis me faire à la pensée de passerles fêtes de Noël loin de ma famille, et ma sœur est sur le pointde se marier.

– Vraiment ! et quand ?

– Pas avant le mois prochain ; maisj’ai besoin d’être là pour l’aider dans les préparatifs, et pourjouir encore de sa compagnie avant qu’elle ne nous quitte.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé decela auparavant ?

– J’en ai reçu seulement la nouvelle danscette lettre que vous traitiez d’ennuyeuse et de stupide, et quevous ne vouliez pas me laisser lire.

– Avec qui se marie-t-elle ?

– Avec M. Richardson, le curé d’uneparoisse voisine.

– Est-il riche ?

– Non ; il est seulement dans uneposition aisée.

– Est-il beau ?

– Non ; seulement bien.

– Jeune ?

– Non ; entre deux âges.

– Oh ! grand Dieu ! Quellepitié ! Quelle sorte de maison est la sienne ?

– Un calme petit presbytère, avec unporche tapissé de lierre, un jardin à l’ancienne mode, et…

– Oh ! assez… vous me rendez malade.Comment pourra-t-elle souffrir cela ?

– J’espère non-seulement qu’elle pourrale souffrir, mais qu’elle sera très-heureuse. Vous ne m’avez pasdemandé si M. Richardson était un homme bon, sage etaimable ; j’aurais pu répondre à toutes ces questions :c’est au moins l’opinion de Mary, et j’espère qu’elle ne sera pastrompée.

– Mais, la malheureuse ! commentpeut-elle penser à passer là sa vie, en compagnie de cet hommevieux et maussade, et sans espoir de changement ?

– Il n’est pas vieux, il n’a quetrente-six ou trente-sept ans ; elle en a vingt-huit et elleest aussi raisonnable que si elle en avait cinquante.

– Oh ! c’est mieux, alors ils sontbien accouplés ; mais l’appellent-ils le digne curé ?

– Je ne sais ; mais à coup sûr ilmérite l’épithète.

– Grand Dieu, comme c’est choquant !Est-ce qu’elle portera un tablier blanc et fera des pâtés et despoudings ?

– Je ne sais rien du tablier blanc ;mais je n’hésite pas à dire qu’elle fera des pâtés et des poudingsde temps en temps ; ce ne sera pas une grande peine pour elle,car elle les faisait auparavant.

– Est-ce qu’elle sortira avec un châlesimple et un large chapeau de paille, portant des consolations etde la soupe aux os aux paroissiens pauvres de son mari ?

– Je n’en sais rien ; mais je puisaffirmer qu’elle fera de son mieux pour les soulager de corps etd’esprit, suivant en cela l’exemple de notre mère. »

Chapitre 9Le bal.

« Maintenant, miss Grey, s’écria missMurray aussitôt que j’eus franchi la porte de la salle d’étudeaprès avoir quitté mes habits de voyage, au retour de mes quatresemaines de vacances, maintenant, fermez la porte etasseyez-vous ; il faut que je vous raconte tout ce qui s’estpassé dans le bal.

– Non, mordieu ! non ! vociféramiss Mathilde. Ne pouvez-vous retenir votre langue ?Laissez-moi lui parler de ma nouvelle jument ; quellemagnifique jument, miss Grey ! une jument pur sang…

– Taisez-vous, Mathilde, et laissez-moid’abord dire mes nouvelles.

– Non, non, Rosalie, vous en aurez poursi longtemps ! il faut qu’elle m’entende d’abord ; jeveux être pendue si elle ne m’écoute pas la première !

– Je suis fâchée d’entendre, missMathilde, que vous ne vous êtes point encore débarrassée de vosgrossières habitudes.

– Ah ! je ne puis m’enempêcher ; mais je vous promets de ne plus jamais prononcer unméchant mot, si vous voulez m’écouter et dire à Rosalie de contenirsa maudite langue. »

Rosalie répliqua, et je pensai un moment êtremise en pièces entre les deux. Mais miss Mathilde ayant la voix laplus haute, sa sœur finit par céder et lui laissa dire sonhistoire. Je fus ainsi forcée d’entendre une longue description dela splendide jument, de son sang et de sa généalogie, de ses pas,de son action, de son ardeur, etc., ainsi que du courage et del’habileté qu’elle montrait en la montant. Elle finit en affirmantqu’elle pourrait franchir une barrière de cinq échelons aussifacilement que « cligner de l’œil, » que papa avait ditqu’elle pourrait chasser la première fois que l’on rassembleraitles chiens, et que maman avait commandé pour elle un bel habit dechasse écarlate.

« Oh ! Mathilde, quelles histoiresvous contez là ! s’écria sa sœur.

– Oui, répondit-elle, sans être le moinsdu monde déconcertée, je sais que je pourrais franchir unebarrière à cinq échelons, si je l’essayais, et papa diraque je puis chasser, et maman commanderal’habit quandje le lui demanderai.

– Allons ! continuez, répliqua missMurray, et tâchez, chère Mathilde, d’être un peu plus convenable.Miss Grey, je voudrais que vous pussiez lui dire de ne pas employerces mots choquants: elle appelle son cheval une jument, c’est d’unmauvais goût inconcevable ; puis elle se sert de sihorribles expressions pour la décrire, il faut qu’elle les aitapprises des grooms. Cela me fait presque tomber en syncope quandje l’entends.

– Je les ai apprises de papa, ânesse quevous êtes, et de ses amis, dit la jeune lady en faisant sifflervigoureusement une cravache qu’elle avait ordinairement à la main.Je suis aussi bon juge des qualités d’un cheval que le meilleurd’entre eux.

– Allons ! finissez, petite fillemal élevée ! Je vais me trouver mal si vous continuez ainsi.Maintenant, miss Grey, écoutez-moi ; je vais vous raconter lebal. Je sais que vous mourez d’envie d’en entendre le récit.Oh ! quel bal ! Vous n’avez jamais vu ni rêvé rien depareil en votre vie. Les décorations, les rafraîchissements, lesouper, la musique, étaient indescriptibles ! Et lesinvités ! Il y avait deux nobles, trois baronnets, cinq ladiestitrées, et d’autres ladies et gentlemen en quantité innombrable.Les ladies, naturellement, m’importaient peu, excepté pour meréjouir en voyant combien la plupart étaient laides et gauchesauprès de moi. Les plus belles d’entre elles, m’a dit maman,n’étaient rien, comparées à moi. Je suis fâchée que vous ne m’ayezpas vue, miss Grey ! J’étais charmante ! N’est-ce pas,Mathilde ?

– Médiocrement.

– Non, j’étais réellement charmante, dumoins maman l’a dit, et aussi Brow et Williamson. Brow m’a affirméqu’aucun gentleman ne pourrait jeter les yeux sur moi sans tomberamoureux de moi à la minute ; je puis donc bien me permettreun peu de vanité. Je sais que vous me regardez comme une fillefrivole et engouée d’elle-même ; mais je n’attribue pastoutà mes attraits personnels. Je fais la part de moncoiffeur, et aussi un peu celle de mon exquise toilette, vous laverrez demain, gaze blanche sur satin rose, et sidélicieusement faite ! et le collier, et lesbracelets de belles et grosses perles !

– Je ne mets pas en doute que vous nefussiez charmante ; mais est-ce que cela seulement vous faittant de plaisir ?

– Oh ! non. Non pas cela seul :mais j’étais si admirée, et j’ai fait tant de conquêtes dans cetteseule nuit, vous en serez étonnée…

– Mais quel bien cela peut-il vousfaire ?

– Quel bien ? Est-ce qu’une femmepeut demander cela ?

– Il me semble qu’une seule conquête estassez, trop même, si elle n’est pas mutuelle.

– Oh ! vous savez que je ne seraijamais d’accord avec vous sur ces points. Attendez un peu, et jevais vous nommer mes principaux admirateurs, ceux qui se sontmontrés les plus empressés à cette soirée et aux suivantes, carnous en avons eu deux depuis. Malheureusement les deuxnobles ; lord G… et lord R…, sont mariés ; sans celaj’aurais pu daigner me montrer aimable pour eux, ce que je n’ai pasfait : et pourtant lord R…, qui déteste sa femme, étaitévidemment fasciné par moi. Il me demanda deux fois de danser aveclui, c’est un charmant danseur, par parenthèse, et moi je danseaussi fort bien ; vous ne pouvez vous imaginer comme je dansaibien ce soir-là, j’en étais étonnée moi-même. Mon lord étaittrès-complimenteur aussi, peut-être même trop ; mais j’avaisle plaisir de voir sa maussade et méchante femme prête à mourir dedépit.

– Oh ! miss Murray, vous ne pouvezdire qu’une telle chose ait pu vous causer du plaisir. Quelqueméchante ou…

– Eh bien, je sais que c’est mal ;n’y pensez plus ! Je serai bonne une autre fois ;seulement ne me faites pas de sermons aujourd’hui : me voilàbonne créature maintenant. Je ne vous ai pas encore dit la moitiéde ce que j’ai à vous dire ; laissez-moi voir. Oh !j’allais vous dire combien d’admirateurs j’avais : sir ThomasAshby en était un, sir Hugues Meltham et sir Broadley Wilson sontde vieux cajoleurs, bons seulement à tenir compagnie à papa et àmaman. Sir Thomas est jeune, riche et gai, mais une laide bêtepourtant, quoique maman dise que je ne m’en apercevrai pas aprèsquelques mois de connaissance. Puis il y avait Henry Meltham, leplus jeune fils de sir Hugues, un assez beau garçon et un agréablecompagnon pour caqueter avec lui ; mais, comme c’est un cadetde famille, il n’est bon qu’à cela. Il y avait aussi le jeuneM. Green, assez riche, mais de petite famille, et un grandstupide garçon, un vrai badaud de campagne ; puis notre bonrecteur M. Hatfield. Celui-là devrait se considérer comme unhumble admirateur au moins, mais je crains qu’il n’aitoublié de faire entrer l’humilité dans son trésor de vertuschrétiennes.

– Est-ce que M. Hatfield assistaitau bal ?

– Oui, certes. Pensez-vous qu’il fût tropbon pour y aller ?

– Je pensais qu’il pouvait trouver celapeu clérical.

– En aucune façon. Il ne profana pasl’habit en dansant ; mais il eut de la peine à s’en empêcher,le pauvre homme. Il paraissait mourir d’envie de me demander mamain pour une figure, et… Oh ! par parenthèse, il a un nouveauvicaire. Le vieux M. Blight a enfin obtenu sa cure tantdésirée, et il est parti.

– Et comment est le nouveau ?

– Oh ! une telle bête ! Westonest son nom. Je puis vous faire sa description en trois mots :un insensé, laid et stupide nigaud. J’en ai mis quatre, mais peuimporte, en voilà assez sur lui pour le moment. »

Elle revint sur le bal, et me donna denouveaux détails sur ce qui lui était arrivé, ainsi qu’aux partiesqui avaient suivi ; de nouveaux détails sur sir Thomas Ashbyet MM. Meltham, Green et Hatfield, et sur l’ineffaçableimpression qu’elle avait produite sur eux.

« Eh bien, lequel des quatre aimez-vousle mieux ? dis-je en réprimant un troisième ou quatrièmebâillement.

– Je les déteste tous !répondit-elle en secouant les belles boucles de sa chevelure d’unair de profond mépris.

– Cela veut dire, je suppose, que vousles aimez tous. Mais lequel est le préféré ?

– Non, réellement je les hais tous ;mais Henry Meltham est le plus beau et le plus amusant,M. Hatfield le plus remarquable, sir Thomas le plus laid et leplus méchant, et M. Green le plus stupide. Mais celui quej’épouserai, je crois, si je suis condamnée à épouser l’un d’eux,est sir Thomas Ashby.

– Je ne le crois pas, s’il est siméchant ; et vous le détestez.

– Oh ! peu m’importe qu’il soitméchant : il n’en est que meilleur pour cela. Malgrél’aversion que j’ai pour lui, je ne serais pas fâchée de devenirlady Ashby d’Ashby-Park, si je dois me marier. Mais si je pouvaistoujours être jeune, je demeurerais toujours célibataire.J’aimerais à m’amuser le plus possible et à coqueter avec le mondeentier, jusqu’au moment où je me verrais sur le point d’êtreappelée vieille fille ; et alors, pour échapper à cetteignominie, après avoir fait dix mille conquêtes, je leur briseraisle cœur à tous, un excepté, en prenant un mari noble, riche,indulgent, que cinquante ladies mouraient d’envie de posséder.

– Eh bien, tant que vous aurez cesidées-là, restez célibataire et ne vous mariez sous aucun prétexte,pas même pour échapper à l’ignominie de vous entendre appelervieille fille. »

Chapitre 10L’église.

« Que pensez-vous de notre nouveauvicaire ? me demanda miss Murray en revenant de l’église ledimanche, après la reprise de nos exercices.

– Je n’en puis pas dire grand’chose,répondis-je, je ne l’ai pas même entendu prêcher.

– Mais vous l’avez vu ?

– Oui, mais je ne prétends pas juger lecaractère d’un homme par un coup d’œil jeté à la hâte sur sonvisage.

– Mais ne le trouvez-vous paslaid ?

– Cela ne m’a pas particulièrementfrappée, je ne déteste pas ce genre de physionomie ; mais laseule chose que j’ai remarquée, c’est sa manière de lire, qui meparaît bonne, infiniment meilleure du moins que celle deM. Hatfield. Il lit les leçons de façon à donner à chaquepassage son plein effet ; les plus distraits ne peuvents’empêcher de l’écouter, et les plus ignorants ne peuvent manquerde le comprendre. Quant aux prières, il les dit comme s’il nelisait pas, mais comme s’il priait sincèrement et avec ferveur.

– Oh ! oui, il n’est bon qu’àcela ; il peut s’acquitter du service divin aussi bien ;mais il n’a aucune idée d’autre chose.

– Comment le savez-vous ?

– Oh ! je le sais parfaitement. Jesuis excellent juge en ces matières. Avez-vous remarqué comme ilest sorti de l’église, se démenant comme s’il n’y avait eu là quelui, ne regardant jamais à droite ni à gauche, et ne pensantévidemment qu’à sortir vite, et peut-être à dîner ? sa stupidetête ne pouvait certainement contenir d’autre idée.

– Je crois que vous auriez voulu le voirjeter un coup d’œil dans le banc du squire, dis-je, en riant de laviolence de son hostilité.

– Vraiment ! j’aurais été indignéequ’il eût osé faire une chose pareille, » répondit-elle enrelevant la tête avec hauteur. Puis, après un moment de réflexion,elle ajouta : « Bien, bien, je suppose qu’il est assezbon pour sa place ; mais je suis enchantée de ne pas dépendrede lui pour mon amusement, voilà tout. Avez-vous vu commeM. Hatfield s’est précipité au dehors pour recevoir un salutde moi, et pour arriver à temps pour nous aider à monter envoiture ?

– Oui, » répondis-je ; ajoutantintérieurement : « Et j’ai pensé qu’il dérogeait quelquepeu à sa dignité ecclésiastique, en quittant la chaire avec tant deprécipitation pour donner une poignée de main au squire, et aidersa femme et ses filles à monter en voiture. De plus, je lui en veuxde m’avoir presque fermé la portière au nez : car, quoique jefusse debout devant lui, auprès du marchepied, et attendait pourentrer, il persistait à vouloir fermer la porte, jusqu’à ce quequelqu’un de la famille lui eût dit que la gouvernante n’était pasentrée ; alors, sans un mot d’excuse, il partit en leursouhaitant le bonjour, et laissant le laquais finir labesogne. »

Nota bene. – M. Hatfield nem’adresse jamais la parole ; non plus que sir Hugues ou ladyMeltham, M. Harry ou miss Meltham, M. Green ou ses sœurs,et tout autre gentleman ou lady qui fréquentaient cetteéglise ; ni, en fait, aucun de ceux qui étaient reçus àHorton-Lodge.

Miss Murray commanda de nouveau la voituredans l’après-midi, pour elle et pour sa sœur ; elle dit qu’ilfaisait trop froid pour se récréer dans le jardin, et d’ailleurselle pensait que Harry Meltham serait à l’église. « Car,dit-elle en se souriant à elle-même dans la glace, il a été un desplus fidèles assistants à l’église ces quelques dimanches :vous auriez pensé qu’il était un excellent chrétien. Vous pouvezvenir avec nous, miss Grey ; je, veux que vous levoyiez ; il est si changé depuis son retour del’étranger ! vous ne pouvez vous en faire une idée. Et deplus, vous aurez ainsi l’occasion de voir de nouveau le beauM. Weston, et de l’entendre prêcher. »

Je l’entendis prêcher, et je fus charmée de lavérité évangélique de sa doctrine, aussi bien que de la ferventesimplicité de sa manière, de la clarté et de la force de son style.On aimait à entendre un tel sermon, après avoir été si longtempsaccoutumé aux discours secs et prosaïques du dernier vicaire, etaux harangues du recteur, moins édifiantes encore. M. Hatfieldavait coutume de monter rapidement la nef, ou plutôt de latraverser comme un ouragan, avec sa riche robe de soie voltigeantderrière lui et frôlant la porte des bancs, et de monter en chairecomme un triomphateur monte dans le char triomphal ; puis, selaissant tomber sur le coussin de velours dans une attitude degrâce étudiée, de demeurer dans un silencieux prosternement pendantun certain temps ; ensuite, de marmotter une Collecte, ou debaragouiner la Prière du Seigneur, de se lever, de retirer un joligant parfumé pour faire briller ses bagues aux yeux del’assistance, passer ses doigts à travers ses cheveux bien bouclés,tirer un mouchoir de batiste, réciter un très-court passage oupeut-être une simple phrase de l’Écriture, comme texte de sondiscours, et finalement, débiter une composition qui, en tant quecomposition, pouvait être regardée comme bonne, quoique tropétudiée et trop affectée pour être de mon goût : lespropositions en étaient bien établies, les arguments logiquementconduits ; et pourtant il était quelquefois difficile del’entendre jusqu’au bout sans trahir quelques symptômes dedésapprobation ou d’impatience.

Ses sujets favoris étaient la disciplineecclésiastique, les rites et les cérémonies, la traditionapostolique, le droit de révérence et d’obéissance au clergé, lecrime atroce de dissidence, l’absolue nécessité d’observer toutesles formes de la dévotion, la coupable présomption de ceux quipensaient par eux-mêmes dans les matières de religion, ou qui seguidaient d’après leurs propres interprétations de l’Écriture, etde temps en temps (pour plaire à ses riches paroissiens) lanécessité de l’obéissance et de la déférence du pauvre envers leriche, appuyant ses maximes et ses exhortations de citations desPères, qu’il semblait beaucoup mieux connaître que les apôtres etles évangélistes, et auxquels il paraissait attacher autantd’importance qu’à ces derniers. Mais de temps à autre il nousdonnait un sermon d’un ordre différent, que quelques-uns pouvaienttrouver très-bon, mais sombre et sévère, représentant Dieu comme unterrible censeur plutôt que comme un père bienveillant. Pourtant,en l’entendant, j’inclinais à croire que cet homme était sincèredans tout ce qu’il disait : il fallait qu’il eût changé sesvues et fût devenu vraiment religieux, sombre et austère, maispourtant dévot. Mais de telles illusions se dissipaientordinairement à la sortie de l’église, en entendant sa voix dans ungai colloque avec quelques-uns des Meltham ou des Green, oupeut-être les Murray eux-mêmes ; riant peut-être de son propresermon, et disant qu’il avait sans doute donné à penser à ce coquinde peuple ; se glorifiant peut-être à la pensée que la vieilleBetty Holmes allait renoncer à sa pipe criminelle, qui était saconsolation quotidienne depuis plus de trente ans, que GeorgesHiggins serait effrayé de ses promenades le soir du sabbat, et queThomas Jackson serait cruellement troublé dans sa conscience, etébranlé dans son espoir certain d’une joyeuse résurrection audernier jour.

Ainsi, je ne pouvais m’empêcher de conclureque M. Hatfield était un de ceux qui « attachent delourds fardeaux et les placent sur les épaules des hommes, pendantqu’ils ne voudraient pas les toucher avec un de leursdoigts ; » et qui « par leurs traditions, ôtent touteffet à la parole de Dieu, enseignant pour doctrines lescommandements des hommes. » J’étais heureuse d’observer que lenouveau vicaire, autant que j’en pouvais juger, ne lui ressemblaiten aucun de ces points.

« Eh bien, miss Grey, que pensez-vous delui maintenant ? me dit miss Murray, comme nous prenions nosplaces dans la voiture, après le sermon.

– Pas de mal encore, répondis-je.

– Pas de mal ! répéta-t-elleétonnée. Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que je ne pense pas plusmal de lui qu’auparavant.

– Pas plus mal ! je le crois bien,vraiment : tout au contraire. Est-ce qu’il n’a pas beaucoupgagné ?

– Oh ! oui, beaucoup, vraiment,répondis-je ; car je venais de découvrir que c’était de HarryMeltham qu’elle voulait parler, et non de M. Weston. Cegentleman s’était avancé avec empressement pour parler aux jeunesladies, chose qu’il n’eût pas peut-être osé faire si leur mère eûtété présente ; il les avait aidées aussi à monter en voiture.Il n’avait pas essayé de me laisser dehors, comme M. Hatfield,et ne m’avait pas non plus offert son assistance (que je n’eussepas acceptée) ; aussi longtemps que la portière avait étéouverte, il était resté debout, riant et babillant avec elles, puisleur avait tiré son chapeau et s’était dirigé vers sademeure : mais je l’avais à peine remarqué pendant tout cetemps. Mes compagnes, pourtant, avaient mieux observé ; et,pendant que nous roulâmes vers la maison, elles discutèrent entreelles, non-seulement ses regards, ses paroles, ses actions, maischaque trait de son visage, chaque article de sa toilette.

– Vous ne l’aurez pas pour vous seule,Rosalie, dit Mathilde à la fin de la discussion. Je l’aime ;je sais qu’il ferait un joli et joyeux compagnon pour moi.

– Eh bien ! soyez la bienvenueauprès de lui, répondit sa sœur, d’un air d’indifférenceaffectée.

– Et je suis sûre, continua l’autre,qu’il m’admire autant que vous ; n’est-ce pas vrai, missGrey ?

– Je ne sais ; je ne connais pas sessentiments.

– Eh bien ! c’est pourtant vrai.

– Ma chère Mathilde, personne ne vousadmirera jamais si vous ne vous défaites de vos rudes et grossièresmanières.

– Oh ! sornettes ! HarryMeltham aime ces manières-là, et les amis de papa aussi.

– Vous pouvez captiver des vieillards etdes cadets de famille ; mais nul autre, j’en suis sûre, netombera amoureux de vous.

– Je m’en moque ; je ne suis pastoujours courant après l’argent, comme vous et maman. Si mon maripeut tenir quelques bons chevaux et quelques chiens, je seraitrès-satisfaite. Tout le reste peut aller au diable !

– Ah ! si vous avez de si choquantesexpressions, je suis sûre qu’aucun véritable gentleman ne voudravous approcher. Réellement, miss Grey, vous ne devriez pas luipermettre de faire cela.

– Je ne puis l’en empêcher, missMurray.

– Et vous êtes tout à fait dans l’erreur,Mathilde, en supposant que Harry Meltham vous admire ; je vousassure qu’il n’en est rien. »

Mathilde allait répondre avec colère ;mais heureusement notre voyage était arrivé à sa fin, et la disputefut coupée court par le laquais ouvrant la portière et baissant lemarchepied pour notre descente.

Chapitre 11Les paysans.

N’ayant plus qu’une élève, quoiqu’elle medonnât plus de peine que trois ou quatre, et quoique sa sœur prîtencore des leçons d’allemand et de dessin, j’avais beaucoup plus detemps à ma disposition que je n’en avais jamais eu depuis quej’avais pris le joug de gouvernante ; temps que j’employaispartie à correspondre avec mes amis, partie à lire, à étudier, àpratiquer la musique, le chant, etc. ; et partie à me promenerdans le domaine ou les champs adjacents, avec mes élèves, si ellesdésiraient ma compagnie ; seule, si elles ne se souciaientpoint de m’avoir avec elles.

Souvent, quand elles n’avaient point sous lamain de plus agréable occupation, les miss Murray s’amusaient àvisiter les pauvres paysans qui demeuraient sur le domaine de leurpère, pour recevoir leurs hommages flatteurs ou pour entendre lesanciennes histoires et les commérages racontés par les vieillesfemmes ; ou peut-être pour le plaisir plus pur de faire desheureux par leur présence et leurs dons, si aisément accordés,reçus avec tant de reconnaissance. Quelquefois j’étais priéed’accompagner l’une des deux sœurs ou toutes les deux dans cesvisites, et quelquefois on me demandait d’y aller seule pourremplir quelque promesse qu’elles avaient été plus promptes à fairequ’à tenir, pour porter quelques petits dons, ou faire la lecture àceux qui étaient malades ou tristes. De cette façon, je fisquelques connaissances parmi les paysans ; et, de temps entemps, j’allais leur rendre visite pour mon propre compte.

J’avais généralement plus de satisfaction à yaller seule qu’avec l’une ou l’autre des jeunes ladies : car,par suite de leur éducation défectueuse, elles se comportaientenvers leurs inférieurs d’une manière qui m’était fort désagréableà voir. Elles regardaient ces pauvres créatures pendant leursrepas, faisant des remarques inciviles sur leur nourriture et leurfaçon de manger ; elles riaient de leur ignorance et de leurlangage campagnard, au point que quelques-uns osaient à peineparler ; elles traitaient de graves vieillards des deux sexes,de vieux fous et de vieilles bêtes, à leur nez, et cela sans aucuneintention de les offenser. Je pouvais voir que ces gens étaientsouvent offensés et ennuyés de cette conduite, quoique leur craintedes « grandes ladies » les empêchât de montrer aucunressentiment ; mais elles ne s’apercevaient de rien. Ellespensaient que ces paysans étant pauvres et ignorants, ils devaientêtre stupides et abrutis ; qu’aussi longtemps qu’elles, leurssupérieures, voudraient condescendre à leur parler, à leur donnerdes schellings, des demi-couronnes et des articles d’habillement,elles avaient le droit de s’amuser à leurs dépens ; que lepeuple devait les adorer comme des anges de lumière s’abaissant àpourvoir à leurs besoins et à illuminer leur humble demeure.

Je fis de nombreuses et diverses tentativespour débarrasser mes élèves de ces idées erronées sans alarmer leurorgueil, qui s’offensait vite et se calmait difficilement, maisavec peu de résultats, et je ne sais vraiment laquelle était leplus répréhensible des deux : Mathilde était plus rude et plusemportée ; mais Rosalie, que par son âge et son extérieurdistingué on eût pu croire plus raisonnable, était aussiinconsidérée, aussi insouciante, aussi étourdie qu’une enfant dedouze ans.

Par un beau soleil de la fin de février, je mepromenais un jour dans le parc, jouissant du triple luxe de lasolitude, d’un livre et d’un temps agréable : car missMathilde était montée à cheval, comme elle le faisait tous lesjours ; et mis Murray était sortie en voiture avec sa mèrepour faire quelques visites du matin. La pensée me vint alors delaisser là ces plaisirs égoïstes et le parc avec son magnifiqueciel bleu, le vent de l’ouest soufflant doucement dans ses branchessans feuillage, la neige que l’on voyait encore dans les bas-fonds,mais qui fondait rapidement sous les chauds rayons du soleil, etles gracieux daims broutant l’herbe humide qui commençait à prendrela fraîcheur et la verdure du printemps, et d’aller jusqu’aucottage de Nancy Brown, une pauvre veuve dont le fils travaillaittout le jour dans les champs ; elle était affligée d’uneinflammation des yeux qui, depuis quelque temps, la rendaitincapable de lire, à son grand chagrin, car c’était une femme d’unesprit sérieux et réfléchi. J’allai donc, et la trouvai seule,comme d’habitude, dans sa petite cabane sombre, sentant la fumée etl’air renfermé, mais aussi propre qu’elle la pouvait tenir. Je latrouvai assise devant son petit feu, tricotant activement, avec unpetit coussin à ses pieds, placé là pour la commodité de son gentilami le chat, qui y était couché mollement, sa longue queueencerclant ses pattes veloutées et les yeux demi-clos regardant lefeu d’un air rêveur.

« Eh bien, Nancy, comment allez-vous,aujourd’hui ?

– Doucement, miss. Mes yeux ne vont pasmieux, mais mon esprit est un peu plus tranquille, »répondit-elle en se levant et en me saluant d’un air content, cequi me fit plaisir à voir, car Nancy avait été quelque peu atteintede mélancolie religieuse.

Je la félicitai sur son changement. Elleconvint que c’était un grand bienfait du ciel, et s’en montratrès-reconnaissante, ajoutant :

« S’il plaît à Dieu de me conserver lavue et de me permettre de lire encore la Bible, je me croirai aussiheureuse qu’une reine.

– J’espère qu’il vous la conservera,Nancy, répondis-je ; et, en attendant, je viendrai vous fairela lecture de temps en temps, quand je pourrai disposer d’unmoment. »

Avec des expressions de reconnaissance, lapauvre femme se leva pour m’offrir une chaise ; mais, comme jelui en avais épargné la peine, elle s’occupa de tisonner le feu etd’y jeter quelques morceaux de bois, puis alla prendre sa Bible surle rayon, l’épousseta avec soin et me l’apporta. Lui ayant demandés’il y avait quelque passage qu’elle désirât entendre depréférence, elle me répondit :

« Eh bien, miss Grey, si cela vous estégal, j’aimerais à entendre ce chapitre de la première épître desaint Jean, qui dit : « Dieu est amour, et celui quihabite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu en lui. »

En cherchant un peu, je trouvai ces mots dansle quatrième chapitre. Lorsque je fus au quatrième verset, ellem’interrompit, et, en me demandant pardon d’une telle liberté, mepria de lire très-lentement, afin qu’elle pût bien saisir le sens,et d’appuyer sur chaque mot, espérant que je voudrais bienl’excuser, attendu qu’elle était une simple créature.

« Les plus sages personnes, répondis-je,pourraient réfléchir sur chacun de ces versets pendant une heure,et en tirer profit, et j’aime mieux les lire lentement quevite. »

Je finis donc le chapitre avec autant delenteur qu’elle le désirait, lisant, en outre, avec autantd’expression que je le pus. Mon auditeur m’écoutatrès-attentivement, et me remercia sincèrement lorsque j’eusterminé. Je demeurai sans rien dire environ une demi-minute, pourlui donner le temps de réfléchir sur cette lecture, quand, à masurprise, elle rompit le silence en me demandant comment jetrouvais M. Weston.

« Je ne sais, répliquai-je, un peudéconcertée par l’imprévu de la question ; je pense qu’ilprêche fort bien.

– Oui ! et il cause bienaussi !

– Vraiment ?

– Oui. Mais peut-être ne l’avez-vous pasvu beaucoup et n’avez-vous encore guère causé avec lui ?

– Non ; je ne parle jamais àpersonne, excepté aux jeunes ladies du château.

– Ah ! ce sont de charmantes etbonnes ladies ; mais elles ne peuvent causer comme lui.

– Il vient donc vous voir,Nancy ?

– Oui, miss, et j’en suis bienreconnaissante. Il vient nous voir, nous autres pauvres créatures,un peu plus souvent que ne le faisait M. Blight, et que lerecteur lui-même ; et il fait bien, car il est toujours lebienvenu. Nous n’en pourrions pas dire autant du recteur, car il yen a qui ont peur de lui. Quand il entre dans une maison, ilsdisent qu’il ne manque jamais de trouver tout mal, et il se met àréprimander aussitôt qu’il a passé la porte ; mais peut-êtrecroit-il que c’est son devoir de leur dire ce qui est mal. Etsouvent il vient pour gronder les gens de ce qu’ils ne vont pas àl’église, ou de ce qu’ils ne s’agenouillent pas et ne se lèvent pasquand les autres le font, ou de ce qu’ils vont à la chapelle desméthodistes, ou autre chose de cette sorte. Mais je ne puis direqu’il ait trouvé beaucoup à réprimander avec moi. Il vint me voirune fois ou deux avant l’arrivée de M. Weston, quand j’avaisl’esprit si malade ; comme ma santé allait très-mal aussi,j’osai l’envoyer chercher, et il vint tout de suite. J’étais biencruellement affligée, miss Grey. Grâce à Dieu, c’est un peu passémaintenant ; mais quand je prenais ma Bible, je n’en pouvaistirer aucune consolation. Ce même chapitre que vous venez de melire me troublait beaucoup. « Celui qui n’aime pas, ne connaîtpas Dieu. » Cela me semblait terrible ; car je sentaisque je n’aimais ni Dieu, ni le prochain, comme je l’aurais dû etcomme je l’aurais voulu. Et le chapitre précédent, où il estdit : « Celui qui est né de Dieu ne peut commettre lepéché. » Et un autre endroit où il est dit :« L’amour est l’accomplissement de la loi. » Et beaucoup,beaucoup d’autres, miss ; je vous fatiguerais si je vous lesdisais tous. Mais tout semblait me condamner, et me montrer que jen’étais pas dans la bonne voie. Et comme je ne savais pas comment yrentrer, j’envoyai Bill prier M. Hatfield d’être assez bon devenir me voir quelque jour ; et, quand il vint, je lui distous mes troubles.

– Et que vous dit-il, Nancy ?

– Il eut l’air de se moquer de moi, miss.Il se peut que je me trompe, mais il siffla d’une certaine façon etje vis un léger sourire sur son visage ; puis il dit :« Oh ! tout cela est de l’extravagance ! vous avezfréquenté les méthodistes, ma bonne femme. » Mais je lui disque je n’étais jamais allée chez les méthodistes. Il me ditalors : « Eh bien, il vous faut venir à l’église, où vousentendrez les Écritures correctement expliquées, au lieu de méditerlà sur votre Bible à la maison. » Je lui dis que j’avaistoujours fréquenté l’église lorsque j’étais en bonne santé ;mais que par ce froid hiver, et avec mes rhumatismes et mes autresinfirmités, je ne pouvais me hasarder à aller si loin. Mais il merépondit : « Cela fera du bien à votre rhumatisme demarcher jusqu’à l’église ; il n’y a rien comme l’exercice pourguérir le rhumatisme. Vous marchez assez bien dans les environs decette maison ; pourquoi ne pourriez-vous pas marcher jusqu’àl’église ? Le fait est que vous devenez trop esclave de vosaises, dit-il. Il est toujours facile d’inventer des excuses pouréluder son devoir. » Vous savez, miss Grey, qu’il n’en étaitpas ainsi. Pourtant je lui dis que j’essayerais. « Mais, jevous prie, monsieur, dis-je, si je vais à l’église, en serai-jemeilleure ? J’ai besoin de savoir que mes péchés sont effacés,de sentir qu’ils ne me seront jamais opposés, et que l’amour deDieu est répandu dans mon cœur, et si je ne retire aucun bien enlisant la Bible et en faisant mes prières à la maison, quel bientrouverai-je en allant à l’église ? – L’église, dit-il, est lelieu désigné par Dieu pour son culte. Il est de votre de voir d’yaller aussi souvent que vous le pouvez. Si vous avez besoin deconsolation, vous devez la chercher dans le sentier dudevoir. » Et il dit beaucoup d’autres choses encore, mais jene puis me souvenir de toutes ses belles paroles. Pourtant toutesse résumaient en ceci : que je devais aller à l’église aussisouvent que je le pourrais, et porter avec moi mon livre deprières, afin de lire tous les répons après le clerc, me lever,m’agenouiller, m’asseoir, aux moments indiqués, communier à toutesles occasions, écouter ses serments ou ceux de M. Blight, etque tout irait bien ; si je remplissais ainsi mon devoir, jefinirais certainement par recevoir la bénédiction de Dieu.« Mais si vous ne trouvez pas de consolation en suivant cettevoie, tout est fini, dit-il. – Vous penseriez donc, alors, que jeserais réprouvée ? dis-je. – Eh, si vous faites tout ce quevous pouvez pour entrer au ciel et que vous ne puissiez y réussir,vous devez être de ceux qui cherchent à entrer par une porteétroite et qui ne peuvent y parvenir. » Et il me demanda alorssi j’avais vu quelques-unes des ladies du château ce matin-là. Jelui dis que j’avais vu les jeunes miss aller sur la lande, et ilrenversa mon pauvre chat sur le plancher et courut après elles,aussi gai qu’une alouette : mais, moi, j’étais fort triste.Ses dernières paroles étaient tombées sur mon cœur et y restèrentcomme une masse de plomb jusqu’à ce que je fusse fatiguée de laporter. Pourtant, je suivis son avis : je pensais qu’il avaitde bonnes intentions, quoiqu’il eût une drôle de façon d’agir. Maisvous savez, miss, il est riche et jeune, et il ne peut guèrecomprendre les pensées d’une pauvre vieille femme comme moi. Je fisde mon mieux pour accomplir tout ce qu’il m’ordonnait… maispeut-être, miss, je vous ennuie avec mon bavardage ?

– Oh non ! Nancy, continuez,dites-moi tout.

– Eh bien ! mon rhumatisme allamieux ; je ne sais si ce fut ou non parce que j’allais àl’église, mais un dimanche matin qu’il gelait fort je contractaicette inflammation aux yeux. Elle ne se déclara pas tout à coup,mais peu à peu… Mais je vois que je vous parle de mes yeux, c’estdu trouble de mon esprit que je voulais vous parler ; et, pourvous dire la vérité, miss Grey, je ne crois pas qu’il ait été guéripar mes visites à l’église ; ma santé alla mieux, mais monesprit n’y gagna rien. J’écoutai et écoutai encore les ministres,je lus et relus mon livre de prières ; c’était comme « del’airain sonore et une cymbale qui tinte. » Les sermons, je nepouvais les comprendre, et le livre de prières ne servait qu’à memontrer combien j’étais perverse, puisque je pouvais lire de sibonnes paroles et n’en être pas meilleure, et je sentais souventque prier était pour moi un dur labeur et une lourde tâche, au lieud’un bienfait et d’un privilège comme pour tous les bons chrétiens.Il me semblait que tout était sombre et aride devant moi. Puis, cesmots terribles : « Beaucoup chercheront à entrer et ne lepourront pas ! » glaçaient mon esprit d’épouvante.

« Cependant un dimanche, queM. Hatfield prêchait sur le sacrement, je remarquai qu’ildit : « S’il est quelqu’un parmi vous qui ne puissecalmer sa conscience, mais ait besoin de consolation et deconseils, qu’il vienne me trouver ou aille à quelque autre sage etsavant ministre de la parole de Dieu, et qu’il découvre sontourment. » Aussi, le dimanche suivant, avant le service, jeme rendis dans la sacristie et commençai à parler de nouveau aurecteur. J’avais eu de la peine à prendre une telle liberté ;mais je pensai que, lorsque mon âme était en jeu, il ne me fallaitpas hésiter. Il me dit qu’il n’avait pas alors le temps dem’entendre. « Et d’ailleurs, dit-il, je n’ai pas autre chose àvous dire que ce que je vous ai déjà dit auparavant. Recevez lacommunion, et allez remplir votre devoir, et si cela ne vous sertpas, rien ne vous servira. Ainsi ne m’ennuyez pas davantage. »Je m’en allai donc. Mais j’entendis M. Weston, M. Westonétait là, miss, c’était son premier dimanche à Horton, vous savez,et il était en surplis dans la sacristie, aidant le recteur àpasser sa robe.

– Oui, Nancy.

– Et je l’entendis demander àM. Hatfield qui j’étais, et il répondit :« Oh ! c’est une singulière vieille folle. » Et jefus bien affligée, miss Grey ; j’allai à mon siège, etm’efforçai de faire mon devoir comme auparavant ; mais je nepus retrouver la tranquillité. Je communiai même, mais il me semblaque je buvais et mangeais ma condamnation. Aussi, je revins à lamaison cruellement troublée.

« Mais le lendemain, avant que j’eussefait le ménage, car, vraiment, miss, je n’avais pas le cœur àranger, à balayer, et à laver les pots, et je m’étais assise dansl’ordure, qui vois-je entrer ?… M. Weston. Je me levai ensursaut et me mis à balayer et à faire quelque chose, et jem’attendais à ce qu’il allait me réprimander sur mon oisiveté,ainsi que M. Hatfield n’eût pas manqué de le faire. Mais je metrompais. Il me dit seulement bonjour d’une façon très-civile. Jelui époussetai une chaise, et arrangeai un peu le foyer ; maisje n’avais pas oublié les paroles du recteur, et je lui dis :« Je m’étonne, monsieur, que vous vous soyez donné la peine devenir si loin pour voir une singulière vieille folle commemoi. » Il parut surpris de cela ; mais il voulut mepersuader que le recteur avait dit cela en plaisantant, et commecela ne réussissait pas, il me dit : « Eh bien, Nancy, ilne faut plus autant vous affecter de cela. M. Hatfield étaitun peu de mauvaise humeur en ce moment-là : vous savez que nulde nous n’est parfait, et que Moïse même parla inconsidérément etcontre l’esprit de Dieu de ses propres lèvres. Mais asseyez-vousune minute, si vous en avez le temps, et dites-moi tous vos douteset vos craintes, et je m’efforcerai de les dissiper. » Ainsije m’assis à côté de lui. Il était tout à fait un étranger, voussavez, miss Grey, et même plus jeune que M. Hatfield, jecrois ; je lui avais vu une physionomie moins agréable quecelle de M. Hatfield, et à première vue il paraissait plutôtun peu sévère ; mais il parlait avec tant de civilité !et quand la chatte, pauvre créature, sauta sur ses genoux, il nefit que sourire un peu et la caresser de la main ; je pensaique c’était là un bon signe : car, une fois qu’elle fit lamême chose pour le recteur, il la jeta brusquement à terre, commepar mépris et par colère, la pauvre douce bête. Mais on ne peutattendre d’une chatte qu’elle connaisse la civilité comme unechrétienne, vous savez, miss Grey.

– Non, certainement, Nancy. Mais que ditalors M. Weston ?

– Il ne dit rien ; mais il m’écoutaavec autant de calme et de patience qu’il est possible, et sansjamais faire paraître la moindre expression de mépris. Ainsi, jecontinuai et lui dis tout ce que je viens de vous dire, et mêmedavantage. « Eh bien, dit-il, M. Hatfield avait tout àfait raison de vous dire de persévérer à remplir vos devoirs ;mais, en vous conseillant d’aller à l’église et d’assister auservice, il n’a pas eu l’intention de vous dire que c’était là toutle devoir d’un chrétien ; il pensait que vous pourriezapprendre là ce qu’il faut faire en outre, et que vous seriezamenée peu à peu à prendre du plaisir à ces exercices, au lieu deles regarder comme une tâche et un fardeau. Et si vous lui aviezdemandé de vous expliquer ces mots qui vous troublent tant, jecrois qu’il vous eût dit que s’il y en a beaucoup qui cherchent àentrer par la porte étroite et qui ne le peuvent pas, ce sont leurspropres péchés qui les en empêchent ; absolument comme unhomme chargé d’un gros sac, qui voudrait passer par une porteétroite et qui ne pourrait y parvenir qu’en laissant le sacderrière lui. Mais vous, Nancy, je ne crains pas de le dire, vousn’avez point de péchés dont vous ne seriez aise de vousdébarrasser, si vous saviez comment. – Ah ! monsieur, vousdites la vérité, répondis-je. – Eh bien, continua-t-il, vousconnaissez le premier et grand commandement, et le second qui estsemblable au premier, commandements qui renferment toute la loi etles prophètes ? Vous dites que vous ne pouvez aimer Dieu. Maisje pense que, si vous pouviez sainement considérer ce que c’est queDieu, vous trouveriez remède à cela. Dieu est votre père, votremeilleur ami ; tout bienfait, tout ce qui est bon, agréable ouutile, vient de lui ; tout ce qui est mal, tout ce que vousavez raison de haïr, de mépriser et de craindre, vient de Satan,son ennemi aussi bien que le nôtre. C’est pour cela que Dieu s’estmanifesté dans la chair, afin de pouvoir détruire l’œuvre du démon.En un mot, Dieu est amour,et plus nous avons en nousd’amour, plus nous sommes rapprochés de lui, plus nous possédons deson esprit. – Ah ! monsieur, dis-je, si je peux toujourspenser à ces choses, je crois que je pourrai toujours bien aimerDieu ; mais, comment puis-je aimer mes semblables, lorsqu’ilsme font du mal, et sont pour la plupart si méchants et sipécheurs ? – Cela peut sembler difficile, dit-il, d’aimer nossemblables, qui sont si imparfaits et dont les fautes souventéveillent le mal qui est en nous. Mais souvenez-vous que c’est Dieuqui les a faits et qu’il les aime ; que quiconque aime celuiqui a engendré, aime aussi celui qui a été engendré ; et quesi Dieu nous a aimés au point de laisser mourir pour nous son Filsunique, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Mais sivous ne pouvez éprouver une affection positive pour ceux qui ne sesoucient pas de vous, vous pouvez au moins tâcher de leur faire ceque vous voudriez qui vous fût fait. Vous pouvez vous efforcer deplaindre leurs chutes et d’excuser leurs offenses, de faire en unmot tout le bien que vous pourrez à ceux qui vous environnent. Etsi vous vous accoutumez à cela, Nancy, cet effort même vous ferales aimer un peu, sans parler de la bonté que votre bienveillanceengendrera en eux, quoiqu’ils puissent n’avoir pas grand’chose debon en eux. Si vous aimons Dieu et voulons le servir,efforçons-nous d’être comme lui, de faire son œuvre, de travaillerà sa gloire, qui est le bien de l’homme, de hâter l’avènement deson royaume, qui est la paix et le bonheur du monde entier. Dans cebut, quelque impuissants que nous paraissions être, en faisant toutle bien que nous pouvons dans le cours de notre vie, le plus humblede nous peut faire beaucoup. Vivons donc dans l’amour, afin qu’ilpuisse demeurer en nous et nous en lui. Plus nousaccordons d’amour, plus nous en recevrons, même ici-bas, et plusgrande sera notre récompense au ciel, à la fin de nos labeurs. Jecrois, miss, que ce sont là ses propres paroles, car j’y ai penséplus d’une fois. » Alors, il prit la Bible, en lut çà et làdes passages qu’il m’expliquait aussi clairs que le jour. Il mesembla qu’une nouvelle lumière se faisait dans mon âme ; jesentais comme un rayon qui pénétrait mon cœur, et j’aurais désiréque le pauvre Bill et tout le monde fût là pour l’entendre et pourse réjouir avec moi.

« Après qu’il fut parti, Hannah Rogers,une de mes voisines, entra et me demanda si je voulais l’aider àlaver. Je lui dis que je ne le pouvais pas en ce moment, car jen’avais pas encore mis sur le feu les pommes de terre pour ledîner, et n’avais pas lavé la vaisselle du déjeuner. Elle commençaalors à me reprocher mon oisiveté. Je fus un peu vexée, mais je nelui dis rien de mal ; je lui dis seulement, d’une manièretrès-calme, que je venais d’avoir la visite du nouveau vicaire,mais que j’allais faire mon ouvrage aussi vite que je le pourrais,et qu’ensuite j’irais l’aider. Elle s’adoucit alors, et je sentismon cœur s’échauffer pour elle, et en un instant nous fûmestrès-bonnes amies. Et c’est pourtant ainsi, miss Grey : unedouce réponse fait tomber la colère, mais de dures parolesl’attisent, non-seulement en ceux à qui vous parlez, mais envous-même.

– C’est bien vrai, Nancy, si nouspouvions toujours nous en souvenir !

– Oui, si nous pouvions !

– Et M. Weston vint-il jamais vousrevoir depuis ?

– Oui, plusieurs fois ; et, depuisque mes yeux sont si malades, il s’assied et me lit la Biblependant des demi-heures ; mais vous savez, miss, il a d’autresgens à voir et autre chose à faire. Dieu le bénisse ! Et ledimanche suivant il prêcha un si beau sermon ! Son texteétait : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués etlourdement chargés, et je vous donnerai le repos, » et lesdeux consolants versets qui suivent. Vous n’étiez pas là, miss,vous étiez auprès de vos amis alors, mais ce sermon me fit siheureuse ! Et je suis heureuse maintenant, grâce à Dieu, et jeprends plaisir à faire quelque petite chose pour mes voisins, ceque peut faire une pauvre vieille créature à moitié aveugle commemoi, et ils se montrent reconnaissants et bons pour moi, comme ildisait. Vous voyez, miss, je tricote en ce moment une paire debas ; c’est pour Thomas Jackson ; c’est un pauvrevieillard assez querelleur ; nous avons eu beaucoup dedifficultés ensemble, et quelquefois nous avons été bien ennemisl’un de l’autre. Aussi, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faireque de lui tricoter une paire de bas bien chauds ; et, depuisque j’ai commencé, j’ai ressenti que je l’aimais un peu plus, lepauvre vieux. C’est arrivé juste comme l’a dit M. Weston.

– Je suis très-contente de vous voir siheureuse, Nancy, et si sage ; mais il faut maintenant que jem’en aille, on peut avoir besoin de moi au château, »dis-je ; et lui disant au revoir, je partis, lui promettant derevenir lorsque j’aurais le temps, et me sentant presque aussiheureuse qu’elle.

Une autre fois, j’allai faire la lecture à unpauvre laboureur qui était arrivé à la dernière période deconsomption. Les jeunes ladies étaient allées le voir, et il leuravait fait promettre d’aller lui lire la Bible ; mais c’étaittrop de dérangement pour elles, et elles m’avaient prié de lesremplacer, ce que je fis assez volontiers. Là aussi je fusgratifiée des éloges de M. Weston, par le malade et par safemme. Le premier me dit qu’il avait reçu une grande consolation etun grand soulagement des visites du nouveau vicaire, qui venaitfréquemment le voir, et qui était « une autre sorted’homme » que M. Hatfield ; que ce dernier, avantl’arrivée de l’autre à Horton, lui avait de temps à autre fait unevisite, pendant laquelle il voulait que la porte du cottage fûtouverte, afin de laisser entrer l’air, sans s’inquiéter si c’étaitnuisible au malade ; qu’après avoir ouvert son livre deprières et lu une partie du service pour les malades, il s’enfuyaitavec précipitation, si toutefois il ne demeurait pas pour fairequelque dure réprimande à la pauvre femme, ou pour faire quelqueobservation stupide, pour ne pas dire cruelle, plutôt pouraccroître que pour diminuer le tourment du pauvre couplesouffrant.

« Au contraire, M. Weston prie avecmoi d’une toute différente manière, et me parle avec la plus grandebonté ; et souvent aussi il me fait la lecture, et s’assied àcôté de moi comme un frère.

– Tout cela est vrai ! s’écria lafemme. Et il y a environ trois semaines, lorsqu’il vit le pauvreJem trembler la fièvre et quel misérable feu nous avions, il medemanda si notre provision de charbon était bientôt épuisée. Je luidis que oui, et que nous étions assez embarrassés pour en avoird’autre : vous savez, je ne lui disais pas cela pour qu’ilnous aidât ; cependant il nous envoya un sac de charbon lelendemain, et, depuis ce temps, nous avons toujours eu bon feu, cequi est un grand bienfait par ce temps d’hiver. Mais c’est samanière de faire, miss Grey : quand il va voir un malade chezde pauvres gens, il remarque ce dont ils ont besoin, et, s’il pensequ’ils ne peuvent se le procurer eux-mêmes, il ne dit rien, mais ill’achète pour eux. Et ce n’est pas le premier venu qui ferait cela,ayant aussi peu qu’il a : car vous savez, madame, il n’a pourvivre que ce que lui donne le recteur, et on dit que c’est assezpeu de chose. »

Je me souvins alors, avec une espèce detriomphe, qu’il avait été qualifié de brute vulgaire par l’aimablemiss Murray, parce qu’il avait une montre d’argent et portait deshabits moins élégants et moins neufs que ceux deM. Hatfield.

En retournant à la maison, je me sentistrès-heureuse et remerciai Dieu de ce que j’avais maintenantquelque chose pour occuper ma pensée, quelque chose pour rompre latriste monotonie, la pénible solitude de ma vie : car j’étaisseule. Jamais, excepté de loin en loin, et durant mes courtsinstants de repos chez mes parents, je n’avais rencontré personne àqui je pusse ouvrir mon cœur, ou dire librement mes pensées avecl’espoir d’éveiller quelque sympathie ou même d’êtrecomprise ; personne, excepté la pauvre Nancy Brown, avec quije pusse avoir un moment de véritable commerce social ou dont laconversation pût me rendre meilleure, plus sage ou plus heureuse.Ma seule compagnie, jusque-là, avait été des enfants grossiers etignorants, de jeunes filles à la tête écervelée, contre lesfatigantes folies desquelles la solitude était un bienfait souventdésiré et hautement apprécié. Être réduite à une telle sociétéétait un mal sérieux, et dans ses effets immédiats, et dans lesconséquences qui en devaient probablement découler. Jamais une idéenouvelle ou une pensée excitante ne m’arrivait du dehors ; et,s’il s’en élevait quelques-unes en moi, elles étaient, pour laplupart, misérablement étouffées, parce qu’elles ne pouvaient voirla lumière.

Nos compagnons habituels, on le sait, exercentune grande influence sur nos esprits et nos manières. Ceux dont lesactions sont sans cesse devant nos yeux, dont les paroles résonnenttoujours à nos oreilles, nous amènent inévitablement, même malgrénous, peu à peu, graduellement, imperceptiblement peut-être, à agiret à parler comme eux. Je n’ai pas la prétention de montrer jusqu’àquel point s’étend cette irrésistible puissanced’assimilation ; mais, si un homme civilisé était condamné àpasser une douzaine d’années au milieu d’une race d’intraitablessauvages, à moins qu’il n’ait le pouvoir de les civiliser, je neserais pas étonnée qu’à la fin de cette période il ne fut devenuquelque peu barbare lui-même. Ne pouvant donc rendre mes jeunescompagnons meilleurs, je redoutais fort qu’ils ne me rendissentpire, qu’ils n’amenassent peu à peu mes sentiments, mes habitudes,mes capacités, au niveau des leurs, sans me donner leur insoucianceet leur joyeuse vivacité.

Déjà il me semblait que mon intelligence sedétériorait, que mon cœur se pétrifiait, que mon âmes’endurcissait ; et je tremblais de voir mes perceptionsmorales s’affaiblir, mes idées du bien et du mal se confondre, ettoutes mes plus précieuses facultés périr sous l’influence mortelled’un tel mode de vie. Les grossières vapeurs de la terres’élevaient autour de moi et allaient obscurcir mon ciel intérieur.Et c’est à ce moment que M. Weston apparaissait dans monhorizon comme l’étoile du matin, pour me sauver de la crainte desténèbres qui allaient m’envelopper. Je me réjouissais d’avoir enfinun sujet de contemplation qui fût au-dessus de moi et nonau-dessous. J’étais heureuse de voir que tout le monde n’était pascomposé seulement de Bloomfields, de Murrays, d’Hatfields,d’Ashbys, etc., et que l’excellence humaine n’était pas un simplerêve de l’imagination. Lorsque nous entendons dire un peu de bienet aucun mal d’une personne, il est aisé et agréable d’en imaginerplus de bien encore ; il est donc inutile d’analyser toutesmes pensées ; qu’il me suffise de dire que le dimanche étaitdevenu pour moi un jour de plaisir tout particulier, car j’aimais àl’entendre, et aussi à le voir ; et pourtant, je savais qu’iln’était pas beau, ni même ce que l’on est convenu d’appeleragréable d’extérieur, mais certainement il n’était pas laid.

Sa taille était un peu, bien peu, au-dessus dela moyenne. La coupe de sa figure aurait pu être trouvée tropcarrée pour être belle, mais cela m’annonçait un caractère décidé.Ses cheveux, d’un brun foncé, n’étaient pas soigneusement boucléscomme ceux de M. Hatfield, mais simplement brossés sur le côtéd’un front large et blanc ; les sourcils étaient, je crois,trop proéminents, mais au-dessous étincelait un œil d’unesingulière puissance, brun de couleur, petit et un peu enfoncé,mais d’un éclat brillant et plein d’expression. Il y avait ducaractère aussi dans la bouche, quelque chose qui annonçait lafermeté de dessein et le penseur ; et quand il souriait… maisje ne dirai rien de cela maintenant : car, au moment dont jeparle, je ne l’avais jamais vu sourire, et son apparence généralene me donnait point l’idée que ce fût un homme aussi simple etaussi affable que me l’avaient dépeint les paysans. J’avais depuislongtemps mon opinion formée sur lui ; et, quoi que pût diremiss Murray, j’étais convaincue que c’était un homme d’un sensferme, d’une foi robuste, d’une piété ardente, mais réfléchi etsévère. Et quand je trouvai qu’à ces excellentes qualités iljoignait aussi une grande bonté et une grande douceur, cettedécouverte me fit d’autant plus de plaisir que je m’y attendaismoins.

Chapitre 12La pluie.

Ce ne fut que dans la première semaine de marsque je fis une nouvelle visite à Nancy Brown. Quoique j’eussebeaucoup de minutes de loisir dans le cours de la journée, je nepouvais guère disposer d’une heure entièrement à moi ; car làoù tout était laissé au caprice de miss Mathilde et de sa sœur, ilne pouvait y avoir ni ordre ni régularité. Quelque occupation queje choisisse, quand je n’étais pas occupée autour d’elles ou pourelles, il me fallait être toujours comme le pèlerin, la ceintureaux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main ; car,ne point arriver aussitôt que l’on m’appelait, était regardé commeune grave et inexcusable offense, non-seulement par mes élèves etpar leur mère, mais aussi par les domestiques mêmes, qui arrivaienttout essoufflés me chercher, et me criaient :

« Allez tout de suite à la salle d’étude,madame ; les jeunes ladies ATTENDENT ! »

Comble d’horreur ! de jeunes ladiesattendant leur gouvernante !

Mais, ce jour-là, j’étais sûre de pouvoirdisposer d’une heure ou deux ; car Mathilde se préparait pourune longue promenade à cheval, et Rosalie s’habillait pour un dînerchez lady Ashby. Je saisis donc cette occasion pour me rendre aucottage de la pauvre veuve, que je trouvai dans une grandeinquiétude à propos de sa chatte qui était disparue depuis lematin. Je la consolai avec toutes les anecdotes que je pus merappeler sur les penchants de ces animaux. « J’ai peur desgardes-chasse, dit-elle, voilà tout ce que je redoute. Si lesjeunes gentlemen étaient au château, je craindrais qu’ils n’eussentlancé leurs chiens après elle, la pauvre bête, comme ils ont faitsouvent pour beaucoup de pauvres chats ; mais je n’ai pas àcraindre cela maintenant. » Les yeux de Nancy allaient mieux,mais ils étaient loin encore d’être tout à fait bien ; elleavait essayé de faire une chemise du dimanche pour son fils, maiselle me dit qu’elle n’y pouvait travailler que très-peu, de temps àautre, et qu’elle n’avançait que lentement, quoique le pauvregarçon en eût bien besoin. Je lui proposai d’y travailler un peuaprès que je lui aurais fait la lecture, car j’avais du temps à moiet ne voulais rentrer qu’à la nuit. Elle accepta avecreconnaissance. « Et cela me tiendra un peu compagnie, medit-elle, car je me sens bien seule sans ma chatte. » Maislorsque j’eus fini de lire et fait la moitié d’une couture avec lelarge dé de Nancy, adapté à mon doigt au moyen d’une bande depapier roulée, je fus dérangée par l’entrée de M. Weston avecla chatte dans ses bras. Je vis alors qu’il pouvait sourire, etmême très-agréablement.

« Je viens de vous rendre un bon service,Nancy, » commença-t-il ; puis, m’apercevant, il me fit unléger salut. J’aurais été invisible pour Hatfield ou pour toutautre gentleman de la contrée. « J’ai sauvé votre chatte,continua-t-il, des mains ou plutôt du fusil du garde-chasse deM. Murray.

– Que Dieu vous bénisse, monsieur !s’écria la reconnaissante vieille femme, prête à pleurer de joie enrecevant sa chatte favorite.

– Ayez soin d’elle, dit-il, et ne lalaissez pas aller du côté de la garenne aux lapins, car legarde-chasse a juré de lui tirer un coup de fusil s’il l’y retrouveencore. Il l’eût déjà fait aujourd’hui, si je n’étais arrivé àtemps pour l’en empêcher. Je crois qu’il pleut, miss Grey,ajouta-t-il plus doucement, en voyant que j’avais mis de côté monouvrage et que je me préparais à partir. Que je ne vous dérangepas, je ne veux rester que deux minutes.

– Vous resterez tous deux jusqu’à ce quel’averse soit passée, dit Nancy en tisonnant le feu et enapprochant une chaise ; eh ! il y a de la place pourtous.

– J’y verrai mieux ici, je vous remercie,Nancy, » répondis-je en emportant mon ouvrage vers la fenêtre,où elle eût la bonté de me laisser tranquille pendant qu’elleprenait une brosse pour enlever les poils que sa chatte avaitlaissés sur l’habit de M. Weston, qu’elle essuyait avec soinla pluie qui avait mouillé son chapeau, et qu’elle donnait à souperà la chatte ; parlant sans cesse, tantôt remerciant son ami levicaire de ce qu’il avait fait, s’étonnant que la chatte eût trouvéle chemin de la garenne, tantôt se lamentant sur les conséquencesprobables d’une telle découverte. Il écoutait avec un sourire calmeet plein de bienveillance, et finit par prendre un siège pourcomplaire à ses pressantes invitations, mais en répétant qu’iln’entendait pas rester.

« J’ai une autre maison à visiter,dit-il, et je vois (regardant la Bible sur la table) qu’un autreque moi vous a fait la lecture.

– Oui, monsieur, miss Grey a en la bontéde me lire un chapitre ; et maintenant elle m’aide un peu àfaire une chemise pour notre Bill. Mais je crains qu’elle n’aitfroid là. Pourquoi ne venez-vous pas auprès du feu, miss ?

– Je vous remercie, Nancy, j’ai assezchaud. Il faut que je m’en aille aussitôt que la pluie auracessé.

– Oh ! miss, vous m’avez dit quevous pouviez rester jusqu’à la nuit ! s’écria-t-elle ; etM. Weston saisit son chapeau.

– Non monsieur, je vous en prie, nepartez pas en ce moment, pendant qu’il pleut si fort.

– Mais je m’aperçois que j’empêche votrevisiteuse de s’approcher du feu.

– Non, monsieur Weston, répondis-je,espérant qu’il n’y avait point de mal dans un mensonge de cettesorte.

– Non assurément ! s’écria Nancy. Ehquoi, n’y a-t-il pas assez de place ?

– Miss Grey, dit-il d’un ton à demiplaisant, soit qu’il voulût changer le tour de la conversation,soit qu’il eut ou non quelque chose de particulier à dire, jevoudrais que vous pussiez faire ma paix avec le squire quand vousle verrez. Il était présent quand j’ai sauvé la chatte de Nancy, etne m’a pas tout à fait approuvé. Je lui ai dit qu’il pouvait plutôtse passer de tous ses lapins que Nancy de sa chatte, et pour cetteaudacieuse assertion, il m’a parlé avec un langage un peu brutalauquel j’ai répondu peut-être avec un peu trop de chaleur.

– Oh ! monsieur, j’espère que vousne vous serez pas fait un ennemi de M. Murray à cause de machatte, s’écria Nancy.

– Ne vous tourmentez pas, Nancy : jene m’en préoccupe vraiment pas ; je ne lui ai rien dit de bienrude, et je suppose que M. Murray a l’habitude de se servird’un langage un peu fort quand il est en colère.

– Ah ! monsieur, c’est unepitié !

– Et maintenant, il faut réellement queje parte. J’ai à visiter une maison à un mille d’ici, et vous nevoudriez pas que je revinsse la nuit. D’ailleurs il ne pleutpresque plus ; ainsi bonsoir, Nancy ; bonsoir, missGrey.

– Bonsoir, monsieur Weston ; mais necomptez pas sur moi pour faire votre paix avec M. Murray, carje ne le vois jamais, du moins pour lui parler.

– Vraiment ! Tant pis alors, »reprit-il d’un ton de douloureuse résignation ; puis avec unsourire tout particulier, il ajouta : « Mais n’y pensezplus. J’imagine que le squire a plus besoin de se faire excuser quemoi. » Et il quitta le cottage.

Je continuai ma couture aussi longtemps que jepus, et dis ensuite bonsoir à Nancy ; je réprimai sa trop vivegratitude en l’assurant que je n’avais fait pour elle que cequ’elle aurait fait pour moi si je me fusse trouvée dans saposition, et elle dans la mienne. Je me hâtai de retourner àHorton-Lodge ; en entrant dans la salle d’études, je trouvaila table à thé dans la plus complète confusion, et miss Mathildedans l’humeur la plus féroce.

« Où êtes-vous donc allée, missGrey ? Il y a une demi-heure que l’on a servi le thé, et ilm’a fallu le faire moi-même et le prendre seule ! J’auraisvoulu que vous revinssiez plus tôt.

– J’étais allée voir Nancy Brown. Jepensais que vous ne seriez pas revenue encore de votrepromenade.

– Comment pourrait-on se promener àcheval par cette pluie ? J’aimerais à le savoir. Cette damnéeaverse a été assez fâcheuse, arrivant juste au milieu de mapromenade ; puis, rentrer et ne trouver personne au thé !et vous savez que je ne puis pas faire le thé comme je l’aime.

– Je n’avais pas pensé à la pluie,répondis-je ; et vraiment la pensée qu’elle eût pu interrompresa promenade ne m’était jamais entrée dans la tête.

– Non, c’est tout naturel ; vousétiez à couvert et vous ne pensiez pas aux autres. »

Je supportai ses durs reproches avec unemerveilleuse placidité et même avec gaieté, car j’avais laconviction d’avoir fait beaucoup plus de bien à la pauvre Nancy queje ne lui avais fait de mal à elle. Peut-être aussi d’autrespensées soutenaient mes esprits, donnaient du goût à la tasse dethé froid que je pris, du charme au désordre de la table, etj’allais presque dire à la figure peu aimable de miss Mathilde.Mais elle se rendit bientôt aux écuries, et me laissa jouir touteseule de mon solitaire repas.

Chapitre 13Les primevères.

Miss Murray allait maintenant toujours deuxfois à l’église, car elle aimait tant l’admiration qu’elle nepouvait négliger aucune occasion de l’obtenir, et elle était sisûre de l’attirer, que partout où elle se montrait (queM. Harry Meltham et M. Green y fussent ou non) il y avaittoujours quelqu’un qui n’était pas insensible à ses charmes, sanscompter le recteur, que ses fonctions obligeaient toutnaturellement à s’y trouver. Ordinairement aussi, quand le temps lepermettait, elle et sa sœur préféraient revenir à pied :Mathilde, parce qu’elle détestait d’être emprisonnée dans lavoiture ; miss Murray, parce qu’elle aimait la compagnie, quiordinairement égayait le premier mille de la route, de l’église auxportes du parc de M. Green, où commençait le cheminparticulier conduisant à Horton-Lodge, situé dans une directionopposée, tandis que la grande route conduisait tout droit à lademeure plus éloignée de sir Hugues Meltham. Elle y avait ainsitoute chance d’être accompagnée jusque-là, soit par Harry Meltham,avec ou sans miss Meltham, soit par M. Green, avec une oupeut-être deux de ses sœurs, ou quelques gentlemen qui setrouvaient en visite chez eux.

Il dépendait absolument de leur capricieusevolonté que je fisse à pied le chemin avec elles, ou que j’allasseen voiture avec leurs parents. Si elles voulaient me prendre avecelles, j’allais ; si, pour des raisons mieux connues d’ellesque de moi, elles préféraient être seules, je prenais ma place dansla voiture. J’aimais mieux marcher ; mais la pensée de gênerpar ma présence quelqu’un qui ne la désirait pas, me faisaittoujours adopter un rôle passif en cette circonstance comme entoute autre, et je ne m’enquis jamais de la cause de leurscaprices. Et vraiment, c’était la meilleure politique, car sesoumettre et obliger était le rôle de la gouvernante ; neconsulter que leurs plaisirs était celui des élèves. Mais, quand jerevenais à pied, la première moitié du chemin m’était toujours fortpénible. Comme aucun des gentlemen et des ladies que j’aimentionnés ne faisait attention à moi, il m’était désagréable demarcher à côté de ces personnes comme si j’avais voulu entendreleur conversation ou faire croire que j’étais l’une d’elles ;et si, en parlant, leurs yeux venaient à tomber sur moi, ilsemblait qu’ils regardassent dans le vide, comme s’ils ne mevoyaient pas ou étaient très-désireux de paraître ne pas me voir.Il était désagréable aussi de marcher derrière et de paraître ainsireconnaître ma propre infériorité : car, à dire vrai, je meconsidérais comme aussi bonne que les meilleurs d’entre eux, etvoulais le leur faire voir, afin qu’ils ne pussent s’imaginer queje me regardais comme une simple domestique qui connaissait tropbien sa place pour marcher à côté de belles ladies et de gentlemencomme eux, quoique ses jeunes élèves pussent condescendre àconverser avec elle lorsqu’elles n’avaient pas meilleure compagniesous la main. Ainsi, je suis presque honteuse de le confesser, jeme donnais beaucoup de mal, si je marchais à côté d’eux, pourparaître ne me soucier nullement de leur présence, comme si j’eusseété entièrement absorbée dans mes pensées ou dans la contemplationdes objets environnants ; ou, si je restais en arrière,c’était quelque oiseau ou quelque insecte, un arbre ou une fleur,qui attiraient mon attention, et, après les avoir examinés, jecontinuais seule ma promenade d’un pas lent, jusqu’à ce que mesélèves eussent dit adieu à leurs compagnons et eussent tourné parla route calme qui conduisait à la maison.

Je me souviens tout particulièrement d’une deces occasions : c’était par une charmante après-midi, vers lafin de mars ; M. Green et ses sœurs avaient renvoyé leurvoiture vide, afin de jouir du beau soleil, de l’air embaumé etd’une promenade agréable avec leurs visiteurs, le capitaine un telet le lieutenant un tel (une paire de damoiseaux militaires), etles misses Murray, qui tout naturellement s’étaient jointes à eux.Une telle société était des plus agréables pour Rosalie ;mais, ne la trouvant pas autant de mon goût, je demeurai en arrièreet me mis à herboriser et à pratiquer l’entomologie le long desverts talus et des haies bourgeonnantes, jusqu’à ce que lacompagnie fût considérablement en avance sur moi. Je pus entendrela douce chanson de la joyeuse alouette ; alors mamisanthropie commença à se fondre à l’air pur et sous les rayonsdoux et bienfaisants du soleil ; mais de tristes pensées de mapremière enfance, des aspirations à des joies passées, ou vers unefuture destinée meilleure, s’élevèrent en moi. Comme mes yeuxerraient sur les talus escarpés couverts d’herbes naissantes, deplantes au vert feuillage, et surmontés de haies, je me mis àdésirer vivement quelque fleur familière qui pût me rappeler lesvallées boisées et les vertes collines du pays natal ; lessombres marais, tout naturellement, étaient hors de question. Unetelle découverte eût rempli mes yeux de larmes, sans doute ;mais c’était alors un de mes plus grands plaisirs. À la fin jedécouvris, à un endroit élevé, entre les racines tordues d’unchêne, trois belles primevères, sortant si doucement de leurcachette, que mes larmes coulèrent à leur vue ; mais ellesétaient situées si haut, que j’essayai en vain d’en cueillir une oudeux pour rêver sur elles et les emporter : je ne pouvais lesatteindre sans grimper sur le talus, ce que je fus empêchée defaire en entendant des pas derrière moi, et j’allais m’en aller,quand je tressaillis à ces mots : « Permettez-moi de lescueillir pour vous, miss Grey, » dits d’une voix grave bienconnue. Aussitôt les fleurs furent cueillies et dans ma main.C’était M. Weston, tout naturellement ; quel autre se fûtdonné la peine d’en faire autant pour moi ?

Je le remerciai ; avec chaleur oufroidement, je ne pourrais le dire : mais je suis sûre que jen’exprimai pas la moitié de la gratitude que je ressentais. C’étaitfolie, peut-être, de ressentir de la gratitude pour cela ;mais il me semblait alors que c’était un remarquable exemple de sabonne nature, un acte de complaisance que je ne pouvaisrécompenser, mais que je n’oublierais jamais, tant j’étais peuaccoutumée à recevoir de telles marques de politesse ; tantj’étais peu préparée à en attendre de qui que ce fût à Horton-Lodgeet à cinquante milles à la ronde ! Pourtant cela ne m’empêchapas d’éprouver un sentiment de contrainte en sa présence, et je mehâtai de presser le pas pour rejoindre mes élèves, quoique j’eusseété fâchée que M. Weston me laissât passer sans m’adresserd’autres paroles. Mais une marche rapide pour moi n’était qu’un pasordinaire pour lui.

« Vos jeunes ladies vous ont laisséeseule ? dit-il.

– Oui ; elles sont occupées d’uneplus agréable compagnie.

– Alors, ne vous donnez pas tant de peinepour les rattraper. »

Je ralentis le pas, mais un instant après jem’en repentis : mon compagnon ne parlait point ; je netrouvais absolument rien à dire, et craignais qu’il ne fût commemoi. À la fin, pourtant, il rompit le silence en me demandant, avecune certaine brusquerie calme qui lui était particulière, sij’aimais les fleurs.

« Oui, beaucoup, répondis-je, et surtoutles fleurs sauvages.

– J’aime aussi les fleurs sauvages,dit-il ; je me soucie peu des autres, parce que je n’ai aucuneassociation particulière avec elles, excepté avec une ou deux.Quelles sont vos fleurs favorites ?

– Les primevères, les campanules et lafleur de bruyère.

– Et les violettes ?

– Non, parce que, comme vous le dites, jen’ai aucune association particulière avec elles ; car il n’y apoint de douces violettes sur les collines et dans les vallées quienvironnent la maison de mon père.

– Ce doit être une grande consolationpour vous d’avoir une maison paternelle, miss Grey, dit moncompagnon après un court silence. Si éloignée qu’elle soit, et sirarement qu’on y retourne, c’est quelque chose de pouvoir ypenser.

– C’est si précieux, que je crois que jene pourrais pas vivre sans cela, répondis-je avec un enthousiasmedont je me repentis aussitôt ; car je craignis de m’êtremontrée essentiellement extravagante.

– Oh ! vous le pourriez, dit-il avecun sourire mélancolique. Les liens qui nous attachent à la vie sontplus forts que vous ne l’imaginez. Qui n’a pas senti combienrudement ils peuvent être tirés sans se rompre ? Vous seriezmalheureuse sans famille, mais vous pourriez vivre, et pas aussimisérablement que vous le supposez. Le cœur humain est comme lecaoutchouc : un faible effort l’allonge, un grand ne le romptpas. Si un peu plus que rien peut le troubler, il ne faut guèremoins que tout pour le briser. Comme les membres extérieurs denotre corps, il a un pouvoir vital inhérent à lui, qui le fortifiecontre la violence externe. Chaque coup qui le frappe sert àl’endurcir contre un coup futur. De même qu’un travail constantépaissit la peau de la main et fortifie ses muscles, ainsi unlabeur qui pourrait excorier la main d’une lady ne produit aucuneffet sur celle d’un rude laboureur. Je parle par expérience,expérience en partie personnelle ; il y eut un temps où jepensais comme vous ; au moins étais-je pleinement persuadé quela famille et ses affections étaient les seules choses qui pussentrendre l’existence tolérable ; que si l’on s’en trouvaitprivé, la vie deviendrait un fardeau lourd à porter. Maintenant jen’ai pas de maison, à moins que vous n’appeliez de ce nom les deuxchambres que je loue à Horton ; et il n’y a pas un an que j’aiperdu mon dernier et mon plus ancien ami ; et pourtantnon-seulement je vis, mais je ne suis pas totalement dénué d’espoiret de bonheur, même pour cette vie, quoique je reconnaisse que jen’entre jamais dans une humble chaumière, à la chute du jour,lorsque ses paisibles habitants sont réunis autour du foyer, sanséprouver un sentiment d’envie de leur bonheur.

– Vous ne savez pas encore quel bonheurvous attend, dis-je ; vous n’êtes qu’au début de votrevoyage.

– Le plus grand des bonheurs m’appartientdéjà, répondit-il : le pouvoir et la volonté d’êtreutile. »

Nous arrivions près d’une barrièrecommuniquant avec un sentier qui conduisait à une ferme, où jesupposai que M. Weston avait dessein de se rendre utile ;car il prit congé de moi, passa la barrière, et suivit le sentierde ce pas ferme et léger qui lui était habituel, me laissantréfléchir sur ses paroles en continuant seule ma route. J’avaisentendu dire qu’il avait perdu sa mère quelques mois avant sonarrivée à Horton. C’était donc elle qui était « ce dernier etplus cher de ses amis, » et il n’avait plus de famille. Je leplaignis du fond de mon cœur ; je pleurai presque desympathie. Cela expliquait, selon moi, cet air soucieux quiobscurcissait si souvent son front, et qui lui avait valu auprès dela charitable miss Murray la réputation d’avoir un caractère moroseet sévère. « Mais, pensai-je, il n’est pas aussi malheureuxque je le serais après une telle perte : il mène une vieactive ; il a devant lui un vaste champ pour se rendreutile ; il peut se faire des amis, et il peut se donner unefamille s’il le veut, et sans doute il le voudra un jour. Que Dieului accorde une compagne digne de son choix, et que le bonheurhabite sa maison ! Oh ! quelle joie ce seraitpour… »

Mais peu importe à quoi je pensai.

J’ai commencé ce livre avec l’intention de nerien cacher, afin que ceux qui le voudraient pussent lire dans lecœur d’une de leurs semblables ; mais nous avons des penséesque nous ne voudrions laisser voir qu’aux anges du ciel, et non ànos frères les hommes, pas même aux meilleurs et aux plusbienveillants d’entre eux.

Pendant ce temps, les Green s’étaient dirigésvers leur demeure, et les Murray avaient tourné par le cheminprivé, où je me hâtai de les suivre. Je trouvai les deux jeunesfilles échauffées par une discussion animée touchant les méritesrespectifs des deux jeunes officiers ; mais en me voyant,Rosalie s’arrêta au milieu d’une phrase pour s’écrier avec une joiemalicieuse :

« Oh ! oh ! miss Grey, vousêtes enfin venue ? Il n’est pas étonnant que vous restiez silongtemps en arrière, ni que vous souteniez si vigoureusementM. Weston quand je parle mal de lui. Ah ! ah ! jevois tout maintenant.

– Allons, miss Murray, ne dites pasd’extravagances, dis-je en essayant de rire de bon cœur ; voussavez que de semblables non-sens ne font aucune impression surmoi. »

Mais elle continua à dire de si intolérablesbalivernes, sa sœur l’aidant avec des mensonges inventés pour lacirconstance, que je crus devoir dire quelque chose pour majustification.

« Quelle folie que tout cela !m’écriai-je. Si la route de M. Weston est la même que lamienne, et s’il juge à propos de m’adresser quelques paroles enpassant, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Je vous assureque je ne lui avais jamais parlé auparavant, excepté une seulefois.

– Où ? où, et quand ?demandèrent-elles vivement.

– Dans la chaumière de Nancy.

– Ah ! ah ! vous l’avezrencontré là, vrai ? s’écria Rosalie d’un air de triomphe.Maintenant, Mathilde, nous savons pourquoi elle aime tant à allerchez Nancy Brown. Elle y va pour coqueter avec M. Weston.

– Vraiment, cela ne mérite pas qu’on yréponde. Je ne l’ai vu là qu’une fois ; et comment aurais-jesu qu’il devait y venir ? »

Irritée que j’étais de leur folle gaieté et deleurs blessantes imputations, la conversation ne put continuerlongtemps sur ce sujet. Quand elles eurent fini de rire, ellesretournèrent au capitaine et au lieutenant ; et, pendantqu’elles discutaient et commentaient sur eux, mon indignation serefroidit promptement ; la cause en fut bientôt oubliée, et jedonnai à mes pensées un cours plus agréable. Nous traversâmes ainsile parc et entrâmes à la maison. En montant à ma chambre, jen’avais en moi qu’une pensée ; mon cœur débordait d’un seuldésir. Lorsque je fus entrée et que j’eus fermé la porte, je tombaià genoux et offris à Dieu une fervente prière : « Quevotre volonté soit faite, mon Père. Mais toutes choses vous sontpossibles : faites que ma volonté soit aussi la vôtre. Ce vœu,cette prière, les hommes et les femmes se moqueraient de moi s’ilsm’entendaient les faire. Mais, mon Père, vous ne me mépriserezpas, » dis-je ; et je sentis que c’était vrai. Il mesemblait que le bonheur d’un autre était au moins aussi ardemmentimploré que le mien ; bien plus, que c’était le principal vœude mon cœur. Je pouvais me tromper, mais cette idée m’encouragea àdemander, et me donna la puissance d’espérer que je ne demandaispas en vain. Quant aux primevères, j’en conservai deux dans unverre jusqu’à ce qu’elles fussent complètement desséchées, et lafemme de service les jeta. Je plaçai les pétales de l’autre entreles feuillets de ma Bible, où ils sont encore, et où j’ail’intention de les conserver toujours.

Chapitre 14Le recteur.

Le jour suivant, le temps fut aussi beau quela veille. Aussitôt après le déjeuner, miss Mathilde, ayant galopésans profit à travers quelques leçons, et martyrisé le pianopendant une heure, en colère contre lui et contre moi, parce que samère ne voulait pas lui accorder de vacances, s’était rendue à sesendroits de prédilection : la cour, les écuries et le chenil.Miss Murray était sortie pour une calme promenade avec un nouveauroman à la mode pour compagnon, me laissant à la salle d’étudetravailler sans relâche à une aquarelle que j’avais promis de fairepour elle, et qu’elle voulait que je finisse ce jour-là.

À mes pieds était un petit chien terrier.C’était la propriété de miss Mathilde ; mais elle détestaitcet animal et voulait le vendre, alléguant qu’il était complètementgâté. C’était réellement un excellent chien de son espèce ;mais elle affirmait qu’il n’était bon à rien et n’avait passeulement le sens de connaître sa maîtresse.

Le fait est qu’elle l’avait acheté lorsqu’ilétait tout petit, et avait tout d’abord voulu, que personne ne letouchât qu’elle. Mais, bientôt fatiguée d’un nourrisson siennuyeux, elle avait facilement consenti à me permettre d’enprendre soin. J’avais donc nourri la pauvre petite créature del’enfance à l’adolescence, et tout naturellement j’avais obtenu sonaffection ; récompense que j’eusse fort appréciée, etconsidérée comme compensant et au delà la peine que j’avais eue, sila reconnaissance du pauvre Snap ne l’avait exposé à de duresparoles et à des coups de la part de sa maîtresse, et s’il n’eût ence moment même couru risque d’être vendu à quelque maître dur etméchant. Mais comment pouvais-je empêcher cela ? Je nepouvais, par de mauvais traitements, m’en faire haïr, et elle nevoulait pas se l’attacher en le traitant avec bonté.

Pendant que j’étais là assise, le pinceau à lamain, mistress Murray entra dans la salle.

« Miss Grey, dit-elle, chère, commentpouvez-vous rester à votre dessin par un jour comme celui-ci ?(Elle pensait que je peignais pour mon propre plaisir.) Je m’étonneque vous ne mettiez pas votre chapeau et ne sortiez pas avec lesjeunes ladies.

– Je pense, madame, que miss Murray estoccupée à lire, et que miss Mathilde s’amuse avec ses chiens.

– Si vous vouliez essayer d’amuservous-même miss Mathilde un peu plus, je crois qu’elle ne serait pasforcée de chercher de l’amusement en la compagnie des chiens, deschevaux, des grooms, autant qu’elle le fait ; et si vousvouliez être un peu plus gaie, plus expansive avec miss Murray,elle ne s’en irait pas si souvent dans les champs avec un livre àla main. Je n’ai pas l’intention de vous faire de la peine ;pourtant, ajouta-t-elle en voyant, je suppose, que mes jouesétaient brûlantes et que ma main tremblait d’émotion, je vous enprie, ne soyez pas si affectée ; je n’ai pas autre chose àvous dire sur ce sujet. Dites-moi si vous savez où est alléeRosalie, et pourquoi elle aime tant à être seule.

– Elle dit qu’elle aime à être seulelorsqu’elle a un livre nouveau.

– Mais pourquoi ne peut-elle lire dans leparc ou dans le jardin ? pourquoi va-t-elle dans les champs etdans les prairies ? Et comment se fait-il que M. Hatfieldla rencontre si souvent ? Elle m’a dit la semaine dernièrequ’il avait fait marcher son cheval à côté d’elle tout le long deMos-Lane ; et maintenant je suis sûre que c’est lui que j’aivu traversant si lestement les portes du parc et se dirigeant versles champs où elle a coutume d’aller si fréquemment. Je voudraisque vous allassiez voir si elle est là, et lui rappeler avecdouceur qu’il n’est pas convenable pour une jeune lady de son ranget de sa fortune de s’en aller seule de cette façon, exposée auxattentions du premier venu qui osera s’adresser à elle, comme unepauvre fille négligée qui n’a ni parc pour se promener, ni amispour prendre soin d’elle ; dites-lui que son père seraitextrêmement irrité s’il savait qu’elle traite M. Hatfield avecfamiliarité, comme je crains fort qu’elle ne le traite. Oh !si vous saviez, si aucune gouvernante pouvait avoir la moitié de lavigilance, la moitié des soucis anxieux d’une mère, ce tourmentm’aurait été épargné, et vous verriez la nécessité de tenir vosyeux sur elle et de lui rendre votre société agréable. Ehbien ! allez, allez donc ; il n’y a pas de temps àperdre, » s’écria-t-elle, voyant que j’avais mis de côté mesinstruments de dessin et que j’attendais sur la porte la conclusionde son discours.

Suivant ses prévisions, je trouvais missMurray dans son champ favori, en dehors du parc, et malheureusementelle n’était pas seule ; car M. Hatfield marchaitlentement à côté d’elle.

Je me trouvais dans un assez grand embarras.Il était de mon devoir de faire cesser letête-à-tête ; mais comment m’y prendre ? M. Hatfieldne pouvait être mis en fuite par une personne aussi insignifianteque moi ; et aller me placer de l’autre côté de miss Murray,la gratifier de ma présence malencontreuse sans avoir l’air defaire attention à son compagnon, était une grossièreté dont je nepouvais me rendre coupable ; je n’avais pas non plus lecourage de l’appeler de l’autre bout du champ en lui criant qu’onla demandait ailleurs. Je pris donc le parti intermédiaire demarcher lentement, mais fermement, vers eux, résolue, si maprésence ne mettait pas en fuite le damoiseau, de passer auprèsd’eux et de dire à miss Murray que sa mère la demandait.

Elle était vraiment charmante, se promenantlentement sous les marronniers verdoyants qui étendaient leurslongs bras par-dessus les palissades du parc, avec son livre fermédans une main, et dans l’autre une gracieuse branche de myrte quilui servait de jouet ; ses boucles dorées qui s’échappaient àprofusion de son petit chapeau, doucement agitées par labrise ; ses joues roses enluminées par le plaisir de la vanitésatisfaite ; son œil bleu, tantôt jetant un regard timide surson admirateur, tantôt s’abaissant sur la branche de myrte. MaisSnap, courant devant moi, l’interrompit au milieu d’une repartiemoitié impertinente, moitié enjouée, en la saisissant par sa robeet la tirant violemment, ce qui irrita M. Hatfield, qui, de sacanne, administra un coup sonore sur le crâne de l’animal, etl’envoya glapissant auprès de moi avec un bruit qui amusa beaucouple révérend gentleman. Mais, me voyant si proche, il pensa, jesuppose, que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de s’enaller ; et, comme je me baissais pour caresser le chien afinde montrer que je désapprouvais sa sévérité, je l’entendisdire :

« Quand vous reverrai-je, missMurray ?

– À l’église, je suppose, répondit-elle,à moins que vos affaires ne vous amènent ici au moment précis où jeme promène de ce côté.

– Je pourrais m’arranger de façon à avoirtoujours à faire ici, si je savais le moment précis et le lieu oùvous rencontrer.

– Mais, quand même je voudrais vous eninformer, je ne le pourrais pas : je suis si peuméthodique ! je ne puis jamais dire aujourd’hui ce que jeferai demain.

– Alors donnez-moi, en attendant, celapour me consoler, dit-il d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux,et, en étendant la main pour s’emparer de la branche de myrte.

– Non, vraiment, non je ne le puis.

– Donnez-le-moi, je vous en prie. Jeserai le plus infortuné des hommes si vous ne me le donnez pas.Vous ne pouvez avoir la cruauté de me refuser une faveur qui vouscoûtera si peu et que j’estime à si haut prix ! »disait-il avec autant d’ardeur que si sa vie en eût dépendu.

Pendant ce temps, j’étais à quelques pasd’eux, attendant qu’il s’en allât.

« Allons, prenez-le et partez, » ditRosalie.

Il reçut le don avec joie, murmura quelquechose qui la fit rougir et secouer la tête, mais avec un petitsourire qui montrait que son déplaisir n’était qu’affecté ;puis il se retira en faisant une salutation polie.

« Vîtes-vous jamais un homme pareil, missGrey ? dit-elle en se tournant vers moi. Je suis si contenteque vous soyez venue ! je croyais ne jamais pouvoir m’endébarrasser, et j’avais si peur que papa ne vint à levoir !

– Est-il resté longtemps avecvous ?

– Non, pas longtemps ; mais il estsi impertinent ! il est toujours à se promener par ici,prétendant que les devoirs de son ministère l’y appellent, mais enréalité pour me guetter, et venir m’ennuyer toutes les fois qu’ilme voit.

– Eh bien, votre mère pense que vous nedevriez jamais sortir du parc ou du jardin sans être accompagnéepar quelque personne raisonnable comme moi, pour tenir à distancetous les importuns. Elle a vu M. Hatfield passer en courantdevant les portes du parc, et elle m’a envoyée aussitôt en merecommandant de vous chercher et de prendre soin de vous, etégalement de vous avertir…

– Oh ! maman est si ennuyeuse !comme si je ne pouvais prendre soin de moi-même ! Elle m’aennuyée déjà à propos de M. Hatfield, et je lui ai réponduqu’elle pouvait se fier à moi ; je n’oublierai jamais mon rangni ma position pour un homme, fût-il le plus aimable et le pluscharmant de tous. Je voudrais qu’il se jetât demain à mes genoux,en me suppliant de vouloir bien consentir à être sa femme, afin demontrer à ma mère combien elle s’est trompée en croyant que j’aiepu avoir cette pensée. Oh ! cela me met en fureur !Penser que je pourrais être assez folle pour aimer !Une telle chose est tout à fait au-dessous de la dignité d’unefemme. L’amour, je déteste ce mot ! Appliqué à une personne denotre sexe, je le tiens pour une parfaite insulte. Je pourraisavoir une préférence, mais jamais pour le pauvreM. Hatfield, qui ne jouit pas même de sept cents guinées paran. J’aime à causer avec lui, parce qu’il a de l’esprit et qu’ileut amusant ; je voudrais que Thomas Ashby fût seulementmoitié aussi bien. D’ailleurs, j’ai besoin de quelqu’un pour mecourtiser, et nul autre n’a l’idée de venir ici. Quand noussortons, maman ne veut pas que je coquette avec un autre que sirThomas Ashby, s’il est présent ; et, s’il est absent, je suisliée pieds et mains par la crainte que quelqu’un n’aille faire à mamère quelque histoire exagérée et ne lui mette dans la tête que jesuis engagée, ou très-probablement prête à m’engager à unautre ; ou plutôt encore par la crainte que la vieille mère desir Thomas ne puisse me voir et m’entendre et en conclure que je nesuis pas une femme convenable pour son fils : comme si ce filsn’était pas le plus grand vaurien de la chrétienté, et si une femmede la plus vulgaire honnêteté n’était pas encore beaucoup tropbonne pour lui !

– Est-ce vrai, miss Murray ? est-ceque votre mère sait cela, et persiste pourtant à vouloir vous lefaire épouser ?

– Certainement elle le sait. Elle en saitplus sur lui que moi, je crois ; elle me le cache, de peur deme décourager ; elle ne sait pas combien je fais peu de cas deces sortes de choses. Car ce n’est pas réellementgrand’chose : il se rangera quand il sera marié, comme ditmaman ; et les débauchés réformés sont les meilleurs maris,chacun le sait. Je voudrais seulement qu’il ne fût pas silaid ; voilà tout ce qui me préoccupe. Mais je n’ai pas lechoix dans ce pays-ci, et papa ne veut pas nous permettre d’aller àLondres !

– Mais il me semble que M. Hatfieldserait de beaucoup préférable.

– Certainement ; s’il étaitpropriétaire d’Ashby-Park, vous avez raison. Mais il fautque j’aie Ashby-Park, n’importe qui doive le partager avec moi.

– Mais M. Hatfield croit que vousl’aimez. Vous ne pensez donc pas combien il va être désappointéquand il reconnaîtra son erreur ?

– Non vraiment ! ce sera la justepunition de sa présomption, d’avoir osé penser que je pourraisl’aimer. Rien ne pourrait me faire plus de plaisir que de lui ôterle voile qu’il a sur les yeux.

– Le plus tôt sera le mieux, alors.

– Non, j’aime à m’amuser de lui ; dureste, il ne pense pas sérieusement que je l’aime ; je prendsbien soin qu’il ne puisse le penser ; vous ne savez pas avecquelle habileté je mène la chose. Il peut avoir la présomption dem’amener à l’aimer, voilà tout ; et c’est de cela que je veuxle punir comme il le mérite.

– Eh bien, faites attention de ne pastrop donner raison à sa présomption, voilà tout, »répondis-je.

Mais toutes mes observations furentvaines : elle ne servirent qu’à lui faire prendre plus de soinde me déguiser ses désirs et ses pensées. Elle ne me parlait plusdu recteur ; mais je pouvais voir que son esprit, sinon soncœur, était toujours fixé sur lui, et qu’elle désirait obtenir unenouvelle entrevue : car, bien que pour complaire à la prièrede sa mère je me fusse constituée pour quelque temps la compagne deses excursions, elle persistait toujours à se diriger du côté deschamps et des prairies qui bordaient la route ; et, soitqu’elle me parlât, soit qu’elle lût le livre qu’elle tenait à lamain, elle s’arrêtait à chaque instant pour regarder autour d’elle,ou jeter un coup d’œil sur la route pour voir si personne nevenait ; et, si un homme à cheval venait à passer, je voyaispar la façon dont elle le traitait, quel qu’il fût, qu’elle lehaïssait parce qu’il n’était pas M. Hatfield.

« Assurément, pensai-je, elle n’est pasaussi indifférente pour lui qu’elle le croit ou qu’elle voudrait lepersuader aux autres ; et l’inquiétude de sa mère n’est pastout à fait sans cause, ainsi qu’elle l’affirme. »

Trois jours se passèrent, et il ne parut pas.Dans l’après-midi du quatrième, comme nous marchions le long de labarrière du parc, dans le champ mémorable, avec chacune un livre àla main (car j’avais soin de toujours me munir de quelque chosepour m’occuper dans les moments où elle ne me demandait pas decauser avec elle), elle interrompit tout à coup mes études ens’écriant :

« Oh ! miss Grey, soyez donc assezbonne pour aller voir Marc Wood, et remettre à sa femme unedemi-couronne de ma part. J’aurais dû la lui remettre ou la luienvoyer il y a une semaine, mais j’ai complètement oublié. Voilà,dit-elle en me jetant sa bourse et en parlant avec beaucoup deprécipitation. Ne vous donnez pas la peine d’ouvrir la boursemaintenant, emportez-la et donnez-leur ce que vous voudrez ;je voudrais pouvoir aller avec vous, mais il faut que je finisse cevolume. J’irai à votre rencontre quand j’aurai fini. Allez vite,et… oh ! attendez… Ne vaudrait-il pas mieux aussi lui faire unbout de lecture ? Courez à la maison et prenez quelque bonlivre. Le premier venu fera l’affaire. »

Je fis ce qu’elle désirait ; mais,soupçonnant quelque chose d’après sa précipitation et l’imprévu dela requête, je regardai derrière moi avant de quitter le champ, etje vis M. Hatfield s’avancer de son côté. En m’envoyantprendre un livre à la maison, elle m’avait empêché de le rencontrersur la route.

« Bah ! pensai-je, il n’y aura pasgrand mal de fait. Le pauvre Marc sera bien content de lademi-couronne, et peut-être du bon livre aussi ; et, si lerecteur vole le cœur de miss Rosalie, cela humiliera son orgueil.S’ils se marient à la fin, elle sera sauvée d’un sort pire. Aprèstout, elle est un assez bon parti pour lui, et lui pourelle. »

Marc Wood était le laboureur malade deconsomption dont j’ai déjà parlé. Il s’en allait maintenantrapidement. Miss Murray, par sa libéralité, obtint la bénédiction« de celui qui était près de mourir ; » car, quoiquela demi-couronne lui fût inutile à lui, il fut content de larecevoir pour sa femme et ses enfants, qui allaient être sitôt,l’une veuve, les autres orphelins. Après être restée quelquesminutes et avoir lu quelques passages, pour sa consolation et pourcelle de sa femme affligée, je les quittai. Mais je n’avais pasfait cinquante pas, que je rencontrai M. Weston, se rendantprobablement auprès du malade que je venais de quitter. Il mesalua, s’arrêta pour s’enquérir de la position du malade et de safamille, et sans cérémonie me prit des mains le livre dans lequelje venais de lire, tourna les feuillets, fit quelques remarquesbrèves et pleines de sens, et me le rendit ; il me parlaensuite de quelques pauvres malades qu’il venait de visiter, medonna des nouvelles de Nancy Brown, fit quelques observations surmon ami le petit terrier qui sautillait à ses pieds et sur labeauté du temps, et partit.

J’ai omis de rapporter ses paroles en détail,parce que je pense qu’elles n’intéresseraient pas le lecteur commeelles m’intéressaient, mais non parce que je les ai oubliées.Oh ! non, je me les rappelle bien. J’ai réfléchi bien des foisdepuis sur ces paroles ; je me souviens de chaque intonationde sa voix grave et claire ; de chaque étincelle de son œilvif et brun, de chaque rayon de son sourire agréable, mais troppassager. Une semblable confession, je le crains, paraîtra bienabsurde ; mais que m’importe ! je l’ai écrite, et ceuxqui la liront ne connaîtront pas l’écrivain.

Pendant que je revenais, heureuse et enchantéede tout ce qui m’entourait, miss Murray vint en courant à marencontre. Son pas léger, ses joues colorées, son sourire radieux,me montrèrent qu’elle aussi était heureuse à sa façon. Seprécipitant vers moi, elle passa son bras sous le mien, et, sansprendre le temps de respirer, elle commença :

« Miss Grey, tenez-vous pour forthonorée, car je vais vous raconter mes nouvelles avant d’en avoirsoufflé un mot à qui que ce soit.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

– Oh ! quelles nouvelles !D’abord, il faut que vous sachiez que M. Hatfield est tombésur moi aussitôt que vous avez été partie. J’avais si peur que papaou maman ne l’aperçût ! mais vous savez que je ne pouvais vousrappeler, et ainsi… Oh ! chère, je ne puis vous dire tout cequi s’est passé, car je vois Mathilde dans le parc, et il faut quej’aille lui ouvrir mon sac. Mais je puis vous dire qu’Hatfield aété plus audacieux que d’habitude, plus complimenteur et plustendre que jamais : il l’a essayé du moins ; il n’a pasété très-heureux en cela, parce que ce n’est pas sa veine. Je vousraconterai tout ce qu’il m’a dit une autre fois.

– Mais que lui avez-vous dit ? c’estce qui m’intéresse le plus.

– Je vous dirai aussi cela une autrefois. Je me trouvais de très-bonne humeur en ce moment-là ;mais, quoique j’aie été complaisante et assez gracieuse, j’ai prissoin de ne me compromettre en aucune façon. Et pourtant, leprésomptueux coquin a interprété l’amabilité de mon caractère à sonavantage, et, le croiriez-vous ? il a osé me faire l’offre deson amour.

– Et vous…

– Je me suis fièrement redressée, et avecle plus grand sang-froid je lui ai exprimé l’étonnement que saconduite me causait ; je lui ai dit que je ne croyais pasqu’il eût rien vu dans ma tenue qui pût justifier ses espérances.Je voudrais que vous eussiez pu voir comment son assurance esttombée. Son visage est devenu blême. Je l’ai assuré que jel’estimais, mais que je ne pouvais consentir à sespropositions ; que, si je le faisais, jamais papa et maman nevoudraient donner leur consentement. « Mais s’ils ledonnaient, a-t-il dit, refuseriez-vous le vôtre ? –Certainement, je le refuserais, monsieur Hatfield, » ai-jerépondu avec une froide décision qui a anéanti d’un coup toutes sesespérances. Oh ! si vous aviez vu comme il a été écrasé, etquel a été son désappointement ! Vraiment, j’en avais presquepitié moi-même.

« Il a fait pourtant une nouvelletentative désespérée. Après un long silence, pendant lequel ils’était efforcé d’être calme et moi d’être grave, car je me sentaisune forte envie de rire, ce qui eût tout gâté, il m’a dit avec unsourire contraint : « Mais dites-moi franchement, missMurray, si j’avais la fortune de sir Hugues Meltham et lesespérances de son fils aîné, me refuseriez-vous encore ?Répondez-moi sincèrement, sur votre honneur. – Certainement, jevous refuserais, cela ne ferait aucune différence. »

« C’était un grand mensonge ; maisil paraissait si confiant encore dans son propre mérite, que jevoulais démolir l’édifice de sa présomption jusqu’à la dernièrepierre. Il m’a regardée dans les yeux ; mais j’ai si biensoutenu son regard, qu’il n’a pu s’imaginer que je disais autrechose que la vérité. « Alors tout est donc fini ? »a-t-il dit en baissant la tête, et comme s’il allait succomber à laviolence de son désespoir. Mais il était irrité aussi bien quedésappointé. Je m’étais montrée, moi l’auteur sans pitié de toutcela, si inébranlable contre l’artillerie de ses regards et de sesparoles, si froidement calme et fière, qu’il ne pouvait manquerd’avoir quelque ressentiment ; et c’est avec une singulièreamertume qu’il a repris : « Je n’attendais certainementpas cela de vous, miss Murray ; je pourrais dire quelque chosede votre conduite passée, et des espérances que vous m’avez faitnourrir, mais je veux bien oublier cela, à la condition… – Pas decondition, monsieur Hatfield, ai-je dit, cette fois vraimentindignée de son insolence. – Alors laissez-moi solliciter comme unefaveur, a-t-il répondu en baissant la voix et en prenant un tonplus humble ; laissez-moi vous supplier de ne parler de cetteaffaire à qui que ce soit. Si vous gardez le silence, jem’efforcerai de ne rien laisser paraître de ce qui s’est passéentre nous. J’essayerai de renfermer en moi-même mes sentiments, sije ne puis les anéantir, et de pardonner, si je ne puis oublier lacause de mes souffrances. Je ne veux pas supposer, miss Murray, quevous sachiez combien profondément vous m’avez blessé ; j’aimemieux que vous l’ignoriez ; mais si au mal que vous m’avezdéjà fait… pardonnez-moi, innocente ou non, vous l’avez fait… vousajoutez la publicité, vous verrez que moi aussi je puis parler, et,quoique vous méprisiez mon amour, vous ne mépriserez peut-être pasma… »

« Il s’est arrêté, mais il a mordu salèvre blême et a paru si terrible, que j’en ai été tout à faiteffrayée. Pourtant mon orgueil m’a soutenue, et je lui ai répondudédaigneusement : « Je ne sais pas quel motif vouspourriez me supposer pour parler de ceci à quelqu’un, monsieurHatfield ; mais, si j’étais disposée à le faire, vous ne m’endétourneriez pas par des menaces ; ce n’est guère digne d’ungentleman de l’essayer, – Pardonnez-moi, miss Murray, m’a-t-ildit : je vous ai aimée si vivement, je vous adore encore siprofondément, que je ne voudrais pas volontiers vousoffenser ; mais, quoique je n’aie jamais aimé et ne puissejamais aimer une autre femme comme je vous aime, il est égalementcertain que je ne fus jamais aussi maltraité par aucune. Aucontraire, j’ai toujours trouvé votre sexe le plus doux, le plustendre, le plus bienfaisant de la création, jusqu’à présent (quelleprésomption !) ; et la nouveauté et la rudesse de laleçon que vous m’avez donnée aujourd’hui, l’amertume de me voirrebuté par celle dont le bonheur de ma vie dépendait, doiventexcuser jusqu’à un certain point l’aspérité de mon langage. Si maprésence vous est désagréable, miss Murray, a-t-il dit (car jeregardais autour de moi pour lui montrer combien peu je me souciaisde lui, et il a pu penser qu’il m’ennuyait, je crois) ; si maprésence vous est désagréable, vous n’avez qu’à me faire lapromesse que je vous ai demandée, et je vous quitte à l’instant.Nombre de ladies, même dans cette paroisse, seraient flattéesd’accepter ce que vous venez de fouler si orgueilleusement sous vospieds. Elles seraient naturellement disposées à haïr celle dont lescharmes supérieurs ont si complètement captivé mon cœur et m’ontrendu aveugle pour leurs attraits ; un seul mot de moi à l’uned’elles suffirait pour faire éclater contre vous un orage demédisances qui nuirait sérieusement à vos espérances, etdiminuerait fort vos chances de succès auprès de tout autregentleman que vous ou votre mère pourriez avoir dessein d’empaumer.– Que voulez-vous dire, monsieur ? ai-je répondu, prête àtrépigner de colère. – Je veux dire que cette affaire, ducommencement à la fin, me paraît une manœuvre d’insignecoquetterie, pour ne rien dire de plus, manœuvre que vous ne devezpas beaucoup vous soucier de voir divulguée dans le monde ;surtout avec les additions et exagérations de vos rivales, quiseraient trop heureuses de publier cette aventure, si je leur entouchais seulement un mot. Mais je vous promets, foi de gentleman,que pas une parole, pas une syllabe qui pourrait tendre à votrepréjudice, ne s’échappera jamais de mes lèvres, pourvu que vous… –Bien, bien, je n’en parlerai pas, ai-je répondu. Vous pouvezcompter sur mon silence, si cela peut vous apporter quelqueconsolation. – Vous me le promettez ? – Oui, ai-je dit, car jedésirais alors être débarrassée de lui. – Adieu donc, » a-t-ildit, du ton le plus dolent. Et, après un regard dans lequell’orgueil luttait vainement avec le désespoir, il est parti,pressé, sans doute, d’arriver chez lui, afin de s’enfermer dans soncabinet et de pleurer, si toutefois il a pu retenir ses larmesjusque-là.

– Mais vous avez déjà violé votrepromesse, dis-je, frappée vraiment d’horreur de sa perfidie.

– Oh ! c’est seulement à vous. Jesais que vous ne le répéterez pas.

– Certainement, je ne le répéteraipas ; mais vous dites que vous allez raconter cela à votresœur ; elle le redira à vos frères quand ils arriveront, et àBrown immédiatement, si vous ne le lui dites pas vous-même ;et Brown le publiera ou le fera publier dans tous le pays.

– Non, vraiment, elle ne le publiera pas.Nous ne le lui dirons pas, à moins qu’elle ne nous promette lesecret le plus absolu.

– Comment pouvez-vous espérer qu’elletienne sa promesse mieux que sa maîtresse plus éclairéequ’elle ?

– Eh bien ! alors, nous ne le luidirons pas, répondit miss Murray avec un peu d’impatience.

– Mais vous le direz à votre maman, sansdoute, continuai-je ; et elle le redira à votre papa.

– Naturellement, je le dirai à maman,c’est la chose qui cause le plus de plaisir. Je puis maintenant luiprouver combien étaient vaines ses craintes à mon égard.

– Oh ! est-ce là ce qui vousréjouit ? Je ne vois pas qu’il y ait de quoi.

– Oui ; puis il y a autre chose,c’est que j’ai humilié M. Hatfield d’une si charmantefaçon ! et autre chose encore : vous devez bienm’accorder un peu de la vanité féminine ; je n’ai pas laprétention de manquer du plus essentiel attribut de notresexe ; et si vous aviez vu l’ardeur avec laquelle le pauvreHatfield me faisait sa brûlante déclaration, et sa douleur qu’aucunorgueil ne pouvait cacher, quand je lui ai exprimé mon refus, vousauriez accordé que j’avais quelque cause d’être flattée du pouvoirde mes attraits.

– Plus son désespoir est grand, je pense,moins vous avez de raison de vous réjouir.

– Oh ! quelle absurdité !s’écria la jeune lady en s’agitant d’impatience. Ou vous ne pouvezpas me comprendre, ou vous ne le voulez pas. Si je n’avais pasconfiance en votre magnanimité, je croirais que vous me portezenvie. Mais vous allez comprendre la cause de ce plaisir, aussigrand que pas un autre plaisir, à savoir que je suis enchantée dema prudence, de mon sang-froid, de ma dureté de cœur, si vousvoulez. Je n’ai pas été le moins du monde saisie par la surprise,ni confuse, ni embarrassée, ni étourdie ; j’ai agi et parlécomme je devais le faire, et j’ai été tout le temps complètementmaîtresse de moi-même. Et là était un homme décidément fort bien.Jane et Susanne Green le trouvent d’une beauté irrésistible ;je suppose que ce sont deux des ladies dont il m’a parlé et quiseraient bien contentes de l’avoir ; mais cependant, il estcertainement fort remarquable, rempli d’esprit, agréable compagnon.Non ce que vous appelez remarquable, vous ; mais un hommeamusant, un homme dont on ne rougirait nulle part, et dont on ne sefatiguerait pas vite ; et pour dire vrai, je l’aimais un peumieux même que Harry Meltham, et évidemment il m’idolâtrait ;et cependant, quoiqu’il soit venu me surprendre seule et nonpréparée, j’ai eu la sagesse et la fierté et la force de lerefuser, et si froidement et d’une manière si méprisante que j’aide bonnes raisons d’être fière de cela.

– Êtes-vous également fière de lui avoirdit que, eût-il la richesse de sir Hugues Meltham, cela nechangerait rien, et de lui avoir promis de ne parler à personne desa mésaventure, apparemment sans la moindre intention de tenirvotre promesse ?

– Naturellement ! que pouvais-jefaire autre chose ? Vous n’auriez pas voulu que je… Mais jevois, miss Grey, que vous n’êtes pas bien disposée. VoiciMathilde ; je vais voir ce qu’elle et maman diront de lachose. »

Elle me quitta, offensée de mon manque desympathie, et pensant que je l’enviais. Je crois fermement qu’iln’en était rien. J’étais affligée pour elle, j’étais étonnée,dégoûtée de sa vanité et de son manque de cœur… Je me demandaispourquoi tant de beauté avait été donnée à qui en faisait un simauvais usage, et refusée à quelques-unes qui en eussent fait unbienfait pour elles et pour les autres.

« Mais Dieu sait ce qu’il fait, medis-je. Il y a, je pense, des hommes aussi vains, aussi égoïstes,aussi dénués de cœur qu’elle, et peut-être de telles femmes sontnécessaires pour la punition de ces hommes-là. »

Chapitre 15La promenade.

« Oh ! chère ! je voudraisqu’Hatfield n’eût pas été si pressé, dit Rosalie, le lendemain, àquatre heures de l’après-midi, avec un bâillement formidable, aprèsavoir quitté sa tapisserie et avoir regardé nonchalamment par lafenêtre. Rien qui m’engage à sortir maintenant, et rien à espérer.Tous les jours seront aussi longs et aussi tristes que celui-ci,quand il n’y aura pas de parties pour les égayer, et il n’y en aaucune cette semaine, ni la semaine prochaine, que je sache.

– Quel malheur que vous ayez été siméchante pour lui ! dit Mathilde, à qui cette lamentations’adressait. Il ne reviendra jamais ! et je soupçonne, aprèstout, que vous l’aimiez un peu. J’espérais que vous l’auriez prispour votre galant, et que vous m’auriez laissé le cher Harry.

– Bah ! il faut que mon galant soitun Adonis, Mathilde, et admiré de tous, pour que je me contente delui tout seul. Je suis fâché de perdre Hatfield, je l’avoue, et lepremier homme convenable, ou les premiers, qui viendront prendre saplace, seront plus que bienvenus. C’est demain dimanche ; ilme tarde de voir la figure qu’il va faire, et comment il pourras’acquitter du service. Il est très-probable qu’il va prétexter unrhume et laisser tout faire à M. Weston.

– Lui ! oh ! non, s’écriaMathilde avec dédain ; tout sot qu’il soit, il n’est pas aussitendre que cela. »

Sa sœur fut légèrement offensée, maisl’événement prouva que Mathilde avait raison. L’amoureuxdésappointé accomplit ses devoirs pastoraux comme d’habitude.Rosalie, il est vrai, affirma qu’il paraissait très-pâle ettrès-abattu ; il pouvait être un peu plus pâle, mais ladifférence, s’il y en avait, était à peine perceptible. Quant à sonabattement, certainement je n’entendis pas son rire retentir de lasacristie, comme d’habitude, ni sa voix haute éclater en joyeuxpropos ; mais je l’entendis apostropher le sacristain d’unefaçon qui fit trembler l’assemblée. Seulement, dans son trajet dela chaire à la table de communion, il y avait chez lui plus depompe solennelle, et moins de cette arrogance satisfaited’elle-même avec laquelle il passait, de cet air qui semblaitdire : « Vous tous me révérez et m’adorez, je lesais ; mais, s’il en est un qui ne le fait pas, je le brave enface. » Un autre changement remarquable aussi, fut qu’il nejeta pas une seule fois les yeux sur le banc de la famille Murray,et ne quitta pas l’église avant qu’ils fussent partis.

M. Hatfield avait sans aucun doute reçuun coup très-violent ; mais son orgueil le poussait à fairetous ses efforts pour cacher les effets que ce coup avait produits.Il avait été trompé dans ses espérances certaines d’obtenir unefemme non-seulement belle et remplie d’attraits pour lui, mais dontle rang et la fortune auraient pu rehausser des charmes bieninférieurs. Il était aussi sans doute vivement mortifié du refusqu’il avait éprouvé, et profondément offensé de toute la conduitede miss Murray. Ce n’eût pas été une mince consolation pour lui desavoir combien elle était désappointée de le trouver si peu ému, etde voir qu’il pouvait s’empêcher de lui jeter un seul regardpendant tout le service. Elle déclarait pourtant que c’était unepreuve qu’il pensait à elle pendant tout le temps, sans quoi sesyeux se fussent dirigés au moins une fois de son côté, ne fût-ceque par hasard ; mais, si Hatfield l’eût regardée, elle auraitbien certainement affirmé qu’il n’avait pu résister à l’attractionqu’elle exerçait sur lui. Il eût été content aussi, sans doute, desavoir combien elle avait été triste et ennuyée pendant la semaine,combien de fois elle avait regretté de l’avoir « usé sivite, » comme un enfant qui, ayant dévoré trop avidement ungâteau, lèche ses doigts et se lamente de n’en plus avoir.

À la fin, je fus priée, un beau matin, del’accompagner dans une promenade au village. Ostensiblement, elleallait assortir quelques laines de Berlin à une assez respectableboutique achalandée par les ladies des environs ; réellement,je crois qu’il n’y a aucun manque de charité à supposer qu’elle yallait avec l’idée de rencontrer le recteur lui-même, ou quelqueautre admirateur, le long du chemin ; car, pendant la route,elle me disait : « Que ferait ou dirait Hatfield si nousle rencontrions ? » etc. ; et lorsque nous passâmesdevant les portes du parc de M. Green, elle me dit :« Je voudrais bien savoir s’il est à la maison, ce grand etstupide nigaud ; » et, comme la voiture de lady Melthampassait près de nous, elle se demanda ce que pouvait faire Harrypar une si belle journée ; puis elle commença à déblatérer surle frère aîné de celui-ci, qui avait été assez fou pour se marieret pour aller habiter Londres.

« Pourtant, lui dis-je, je pensais quevous désiriez vivre à Londres vous-même ?

– Oui, parce que la vie est si tristeici ; mais il me l’a rendue plus triste encore en s’en allant,et, s’il ne s’était pas marié, j’aurais pu l’avoir à la place decet odieux sir Thomas. »

Remarquant alors les empreintes des pieds d’uncheval sur la route, elle aurait voulu savoir, disait-elle, sic’était le cheval d’un gentleman ; et finalement elle conclutque c’était cela, car les empreintes étaient trop petites pouravoir été faites par un gros et lourd cheval de charretier. Elle sedemandait ensuite quel pouvait être le cavalier, et si nous lerencontrerions à son retour, car elle était sûre qu’il n’avaitpassé que le matin même ; puis enfin, quand nous entrâmes dansle village et ne vîmes que quelques-uns de ses pauvres habitantsallant de ci de là, elle se demanda pourquoi ces stupides gens nerestaient pas dans leurs maisons ; que ce n’était pas pourleurs laides figures, leurs vêtements sales et grossiers, qu’elleétait venue à Horton !

Au milieu de tout cela, je le confesse, je medemandais aussi, en secret, si nous ne rencontrerions oun’apercevrions pas une autre personne ; et, comme nouspassions près de sa demeure, j’allai même jusqu’à regarder s’iln’était pas à sa fenêtre. En entrant dans la boutique, miss Murrayme pria de demeurer sur la porte pendant qu’elle ferait ses achats,et de lui dire si quelqu’un passait. Mais, hélas ! il n’yavait personne de visible que les villageois, à l’exceptionpourtant de Jane et Suzanne Green descendant l’unique rue, etrevenant apparemment de la promenade.

« Stupides créatures ! murmura missMurray en sortant, après avoir fait ses achats. Pourquoin’ont-elles pas leur mannequin de frère avec elles ? Ilvaudrait encore mieux que rien. »

Elle les salua pourtant avec un joyeuxsourire, et des protestations de plaisir égales aux leurs sur cetteheureuse rencontre. Elles se placèrent l’une à sa gauche, l’autre àsa droite, et toutes les trois s’en allèrent babillant et riant,comme font, lorsqu’elles se rencontrent, de jeunes ladies, si ellessont dans les termes d’une certaine intimité. Mais moi, sentant quej’étais de trop dans leur société, je les laissai à leurs rires, etrestai derrière, ainsi que j’avais coutume de faire en semblableoccasion. J’avais peu d’envie de marcher à côté de miss Green ou demiss Suzanne, comme une sourde-muette à qui l’on ne parle pas etqui ne peut parler.

Cette fois pourtant je ne fus pas longtempsseule. Je fus frappée d’abord, comme d’une chose fort étrange, que,juste au moment où je pensais à M. Weston, il s’offrît à moiet m’accostât. Mais dans la suite, après réflexion ; je pensaiqu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, si ce n’est le fait qu’ilm’eût adressé la parole : car, par une pareille matinée et siprès de sa demeure, il était assez naturel qu’on le rencontrât.Quant à penser à lui, ainsi que je l’avais fait presquecontinuellement depuis notre départ le matin, il n’y avait rien làde remarquable.

« Vous êtes encore seule, missGrey ? me dit-il.

– Oui.

– Quelle espèce de gens sont ces ladies,les miss Green ?

– Je n’en sais vraiment rien.

– Voilà qui est étrange, vivant si prèsd’elles et les voyant si souvent.

– Je suppose que ce sont de bonnes etjoyeuses filles ; mais j’imagine que vous devez les connaîtrevous-même mieux que moi, car je n’ai jamais échangé une parole avecl’une où l’autre d’elles.

– Vraiment ! il ne me semble pasqu’elles soient fort réservées, pourtant.

– Très-probablement elles ne le sont pasautant pour les gens de leur classe ; mais elles seconsidèrent comme d’une tout autre sphère que la mienne. »

Il ne répondit rien à cela, mais, après unecourte pause, il dit :

« Je suppose que ce sont ces choses, missGrey, qui vous font penser que vous ne pourriez vivre sans unemaison ?

– Non, pas précisément. Le fait est queje suis trop sociable pour pouvoir vivre contente sans unami ; et comme les seuls amis que j’aie, et les seuls quej’aurai probablement jamais, sont à la maison, si je perdais cetami, ou plutôt ces amis, je ne dis pas que je ne pourrais pasvivre, mais que j’aimerais mieux ne point vivre dans un monde sidésolé.

– Mais pourquoi dites-vous les seuls amisque vous aurez probablement jamais ? Êtes-vous si peu sociableque vous ne puissiez vous faire des amis ?

– Non ; mais je n’en ai point encorefait un, et dans ma position présente il n’y a aucune possibiliténon-seulement d’en faire un, mais même de former une connaissancevulgaire. La faute peut en être en partie à moi, mais pasentièrement, pourtant, je l’espère.

– La faute en est partie dans la société,et partie, je le pense, dans ceux qui vous entourent : partieaussi en vous-même, car beaucoup de ladies, dans votre position, seferaient remarquer et estimer. Mais vos élèves doivent en quelquesorte être des compagnes pour vous ; elles ne peuvent pas êtrede beaucoup d’années plus jeunes que vous ?

– Oh ! oui, c’est une bonnecompagnie quelquefois ; mais je ne peux pas les appeler desamies, et elles ne pensent pas à m’appeler de ce nom ; ellesont d’autres compagnes plus appropriées à leurs goûts.

– Peut-être êtes-vous trop sage pourelles ? Comment vous amusez-vous quand vous êtes seule ?lisez-vous beaucoup ?

– La lecture est mon occupation favorite,quand j’ai du loisir et des livres à lire. »

Des livres en général, il passa à différentslivres en particulier, et continua par de rapides transitions d’unsujet à l’autre, jusqu’à ce que plusieurs matières, tant de goûtque d’opinions, eussent été discutées à fond, dans l’espace d’unedemi-heure, non sans beaucoup d’observations de sa part : caril cherchait évidemment moins à me communiquer ses pensées et sesprédilections qu’à découvrir les miennes. Il n’avait pas le tact oul’art d’arriver à ce but en tirant adroitement mes idées ou messentiments de l’exposition réelle ou apparente des siens, nid’amener la conversation, par des gradations insensibles, sur lespoints qu’il voulait éclaircir ; mais il procédait avec unedouce brusquerie et une franchise naïve qui ne pouvaient nullementm’offenser.

Et pourquoi s’intéressait-il à mes capacitésmorales et intellectuelles ? « Que peut lui faire ce queje pense ou ressens ? » me demandais-je. Et mon cœurbattait en réponse à cette question.

Mais Jane et Susanne Green eurent bientôtatteint leur maison. Pendant qu’elles parlementaient à la porte duparc, essayant de persuader à miss Murray d’entrer, je désirais queM. Weston partît, afin qu’elle ne le vît pas avec moi en seretournant ; mais, malheureusement, il était sorti pour allerrendre encore une visite au pauvre Marc Wood, et il avait à suivrele même chemin que nous. Quand pourtant il vit que Rosalie avaitpris congé de ses amies et que j’étais près de la rejoindre, il mequitta et se mit à marcher d’un pas plus pressé ; maislorsqu’il ôta civilement son chapeau en passant auprès d’elle, à magrande surprise, au lieu de lui rendre son salut avec une révérenceroide et peu gracieuse, elle l’accosta avec son plus aimablesourire, et, marchant à côté de lui, commença à lui parler avectoute la gaieté et l’affabilité imaginables, et ainsi nouscontinuâmes le chemin tous les trois ensemble.

Après une courte pause dans la conversation,M. Weston fit une remarque adressée particulièrement à moi, etse référant à quelque chose dont nous avions parléauparavant ; mais, avant que je pusse répondre, miss Murrayprit la parole et répondit pour moi. Il répliqua, et de ce momentjusqu’à la fin du voyage elle l’accapara entièrement pour elleseule. Cela pouvait être dû en partie à ma propre stupidité, à monmanque de tact et d’assurance ; mais je me sentaismortifiée ; je tremblais d’appréhension, et j’écoutais avecenvie sa conversation aisée et rapide, et voyais avec anxiété leradieux sourire avec lequel elle le regardait de temps entemps ; car elle marchait un peu en avant, afin (pensais-je)d’être vue aussi bien qu’entendue. Si sa parole était légère ettriviale, elle était amusante, et elle n’était jamais embarrasséepour trouver quelque chose à dire, ou pour trouver les mots propresà rendre sa pensée. Il n’y avait maintenant rien dans sa manièred’impertinent et de babillard, comme lorsqu’elle se promenait avecM. Hatfield ; c’était seulement une douce et aimablevivacité, que je croyais devoir plaire particulièrement à un hommede la disposition et du tempérament de M. Weston.

Quand il fut parti, elle se mit à rire et à semurmurer à elle-même : « Je pensais que je pourrais fairecela !

– Faire quoi ? demandais-je.

– Fixer cet homme.

– Que voulez-vous donc dire ?

– Je veux dire qu’il va rentrer chez luiet rêver de moi. Je l’ai blessé au cœur.

– Comment le savez-vous ?

– Par beaucoup de preuves infaillibles,et spécialement par le regard qu’il m’a adressé lorsqu’il estparti. Ce n’était pas un regard impudent, je ne l’accuse pas decela, c’était un regard de respectueuse et tendre adoration.Ah ! ah ! ce n’est point le stupide lourdaud que j’avaispensé ! »

Je ne répondis rien, car mon cœur était dansmon gosier, ou quelque chose comme cela, et je ne pouvais parler.« Oh ! que Dieu éloigne de lui ce malheur !m’écriai-je intérieurement, pour l’amour de lui, non pourmoi. »

En traversant le parc, miss Murray fitplusieurs observations triviales, auxquelles, malgré ma répugnanceà faire voir mes sentiments, je ne pus répondre que par desmonosyllabes. Avait-elle l’intention de me torturer, ou simplementde s’amuser, c’est ce que je ne pourrais dire, et cela m’importaitpeu ; mais je pensai au pauvre homme qui n’avait qu’un agneau,et au riche qui avait des milliers de troupeaux ; et jeredoutai je ne sais quoi pour M. Weston, indépendamment de mesespérances ruinées.

Je fus très-contente de rentrer à la maison,et de me retrouver encore une fois seule dans ma chambre. Monpremier mouvement fut de me laisser tomber sur une chaise à côté demon lit, de reposer ma tête sur l’oreiller et de chercher dusoulagement dans d’abondantes larmes ; mais, hélas ! ilme fallut encore réprimer ma douleur et refouler messentiments : la cloche, l’odieuse cloche sonnait le dîner, etil me fallut descendre avec un visage calme, et sourire, et rire,et dire des frivolités, oui, et manger aussi, si je le pouvais,comme si tout était bien, et comme si je revenais d’une agréablepromenade.

Chapitre 16La substitution.

Le dimanche suivant fut un des plus sombresjours d’avril, un jour de nuages épais et de grosses averses. Aucundes Murray n’était disposé à retourner à l’église l’après-midi,excepté Rosalie ; elle désirait y aller comme decoutume ; aussi elle commanda la voiture et j’allai avec elle.Je n’en étais nullement fâchée, d’ailleurs : car à l’église jepouvais, sans crainte de raillerie ou de mépris, regarder un êtreet un visage plus agréables pour moi que les plus belles créationsde Dieu ; je pouvais écouter sans interruption une voix plusdouce à mon oreille que la plus suave musique. Il me semblait quej’étais en communion avec cette âme à laquelle je m’intéressaistant, que j’étais imbue de ses plus pures pensées, de ses plussaintes aspirations, sans aucun alliage à une telle félicité queles secrets reproches de ma conscience, qui me murmuraient trop queje me trompais, et que j’offensais Dieu en le priant avec un cœurplus occupé de la créature que du créateur.

Quelquefois ces pensées me causaient assez detrouble ; mais quelquefois aussi je les apaisais en me disantque ce n’était pas l’homme, mais sa bonté que j’aimais.« Toutes les fois que des choses sont pures, belles, honnêteset bonnes, pensez à ces choses. » Nous faisons bien d’adorerDieu dans ses œuvres ; et je me disais que je n’en connaissaisaucune qui eût autant des attributs de Dieu, de son esprit, que cefidèle serviteur de Dieu ; que le connaître et ne pasl’apprécier serait insensibilité obtuse chez moi, qui avais si peud’autres choses pour occuper mon cœur.

Presque immédiatement après la fin du service,miss Murray quitta l’église. Il nous fallut attendre sous leporche, car il pleuvait et la voiture n’était pas arrivée. Je medemandais pourquoi elle s’était tant hâtée de sortir, car ni lejeune Meltham ni le squire Green n’étaient là ; mais je visbientôt que c’était pour se procurer une entrevue avecM. Weston quand il sortirait, ce qui eut lieu à l’instant.Nous ayant saluées toutes les deux, il allait passer ; maiselle le retint, d’abord avec des observations sur le mauvais temps,puis en lui demandant s’il voudrait être assez bon pour venirquelque matin visiter la petite-fille de la vieille femme quitenait la loge du portier, car cette fille était malade et désiraitle voir. Il promit d’y aller.

« Et à quelle heure viendrez-vous le plusprobablement, monsieur Weston ? La vieille femme aimerait àsavoir pour quel moment elle doit vous attendre. Vous savez que detelles gens tiennent, plus que nous ne le supposons, à avoir leurchaumière propre quand des personnes convenables viennent leurrendre visite. »

Il y avait là un merveilleux exemple deréflexion chez l’irréfléchie miss Murray. M. Weston dit uneheure de la matinée à laquelle il s’efforcerait d’être là. Pendantce temps la voiture était arrivée, et le laquais attendait, unparapluie ouvert à la main, pour escorter miss Murray à travers lecimetière. Je me disposais à les suivre ; mais M. Westonavait aussi un parapluie, et offrit de m’en faire profiter, car ilpleuvait très-fort.

« Non, je vous remercie, je ne crains pasla pluie, » dis-je.

Je n’avais jamais le sens commun, quandj’étais prise à l’improviste.

« Mais je ne suppose pas que vousl’aimiez non plus ? un parapluie, dans aucun cas, nepeut vous nuire, » répondit-il avec un sourire qui montraitqu’il n’était point offensé, comme un homme d’un caractère moinségal et de moins de pénétration eût pu l’être en se voyant l’objetd’un semblable refus.

Je ne pouvais nier la vérité de son assertion,et ainsi j’allai avec lui jusqu’à la voiture. Il m’offrit même lamain pour m’aider à y monter, marque de politesse que j’acceptaiaussi, de peur de l’offenser. Il ne me donna qu’un regard, un petitsourire en partant ; mais, dans ce regard et dans ce sourire,je lus ou je crus lire une signification qui alluma dans mon cœurune flamme d’espérance plus brillante que toutes celles qui s’yjetaient jamais élevées.

« Je vous aurais renvoyé le laquais, missGrey, si vous aviez attendu un moment ; vous n’aviez pasbesoin de prendre le parapluie de M. Weston, fit observerRosalie, avec un nuage très-sombre sur sa jolie figure.

– Je serais venue sans parapluie ;mais M. Weston m’a offert le sien, et je ne pouvais le refuserplus que je ne l’ai fait sans l’offenser, répondis-je avec unsourire calme ; car mon bonheur intérieur me faisait trouveramusant ce qui m’eût offensé dans un autre moment.

La voiture était en mouvement. Miss Murray sepencha en avant, et regarda par la portière lorsque nous passâmesauprès de M. Weston. Il se dirigeait tranquillement vers sademeure et ne détourna pas la tête.

« Stupide âne ! s’écria-t-elle en serejetant sur le siège. Vous ne savez pas ce que vous avez perdu enne regardant pas de ce côté.

– Qu’a-t-il perdu ?

– Un salut de moi qui l’eût transporté auseptième ciel. »

Je ne répondis rien. Je vis qu’elle était encolère, et je tirai un secret plaisir, non du fait qu’elle étaitvexée, mais de ce qu’elle croyait avoir lieu de l’être. Cela mefaisait penser que mes espérances n’étaient point entièrement néesde mes vœux et de mon imagination.

« J’ai l’intention de prendreM. Weston au lieu de M. Hatfield, dit ma compagne aprèsun moment de silence, et en reprenant quelque chose de sa gaietéordinaire. Le bal d’Ashby-Park a lieu mardi, vous savez ; etmaman croit qu’il est très-probable que sir Thomas me fera sademande. Ces choses-là se font souvent dans la salle de bal, où leshommes sont plus facilement captivés et les ladies plusenchanteresses. Mais si je dois être mariée si promptement, il mefaut tirer le meilleur parti du temps qui me reste ; et j’aidécidé qu’Hatfield ne serait pas le seul homme qui mettrait soncœur à mes pieds et m’implorerait en vain d’accepter son indigneoffrande.

– Si vous voulez faire de M. Westonune de vos victimes, dis-je avec une indifférence affectée, il vousfaudra lui faire vous-même de telles ouvertures, qu’il ne vous serapas facile de reculer quand il vous demandera de réaliser lesespérances que vous aurez fait naître.

– Je ne suppose pas qu’il me demandejamais de l’épouser ; ce serait trop de présomption !mais je veux lui faire sentir mon pouvoir. Et il l’a déjà senti,vraiment ; mais il faut qu’il le reconnaisse aussi ; et,quelque ridicules que soient ses espérances, il faudra qu’il lesgarde pour lui, et que je m’en amuse pendant quelque temps.

– Oh ! si quelque bienveillantesprit pouvait murmurer ces paroles à son oreille ! »m’écriai-je intérieurement.

J’étais trop indignée pour répondre à sesparoles, et il ne fut plus question de M. Weston ce jour-là.Mais le lendemain matin, aussitôt après le déjeuner, miss Murrayvint dans la salle d’étude, où sa sœur était occupée à ses études,ou plutôt à ses leçons, car ce n’étaient point des études, etdit :

« Mathilde, je désire que vous veniezvous promener avec moi, vers onze heures.

– Oh ! je ne peux, Rosalie ; ilfaut que je donne des ordres touchant ma nouvelle bride et le drapde ma selle, et que je parle au preneur de rats à propos de seschiens : miss Grey ira avec vous.

– Non, c’est vous que je veux, » ditRosalie.

Et appelant sa sœur auprès de la fenêtre, ellelui chuchota quelques mots à l’oreille, après quoi Mathildeconsentit à la suivre.

« Je me souvins que onze heures étaientle moment où M. Weston se proposait de venir à la loge de laportière, et je vis toute l’intrigue. Aussi, au dîner, il me fallutentendre un long récit, comme quoi M. Weston les avaitrejointes pendant qu’elles marchaient le long de la route ;comment elles avaient fait une longue promenade avec lui etl’avaient réellement trouvé un agréable compagnon ; comment ilavait dû être et était évidemment enchanté d’elles et de leurextraordinaire condescendance, etc., etc.

Chapitre 17Confessions.

Comme je suis dans la voie des confessions, jepuis bien avouer que dans ce temps-là je donnai plus de soin à matoilette que je n’avais fait auparavant. Il est vrai que j’avaisété jusque-là assez insouciante sur ce point. Ce n’était donc pasde ma part, chose rare de passer jusqu’à deux minutes dans lacontemplation de mon image au miroir, quoique je ne retirasseaucune consolation d’une semblable étude. Je ne pouvais découvriraucune beauté dans ces traits marqués, dans ces joues pâles etcreuses, et dans mes cheveux bruns ; il pouvait y avoir del’intelligence dans le front, et de l’expression dans l’œil grisfoncé ; mais que signifiait cela ? Un front grec bas etde grands yeux noirs privés de sentiment eussent été estimés debeaucoup préférables. C’est folie que de désirer la beauté ;les personnes sensées ne la désirent pas pour elles-mêmes, et enfont peu de cas chez les autres. Pourvu que l’intelligence soitbien cultivée et le cœur bon, on ne s’occupe pas de l’extérieur.Ainsi nous disaient les précepteurs de notre enfance, et ainsidisons-nous à notre tour aux enfants de notre temps. Paroles fortjudicieuses et fort convenables assurément ; mais sont-ellesjustifiées par l’expérience ?

Nous sommes naturellement disposés à aimer cequi nous donne du plaisir, et quoi de plus agréable qu’un beauvisage, au moins quand nous ne savons pas les défauts de celui quile possède ? Une petite fille aime son oiseau :pourquoi ? Parce qu’il vit et sent ; parce qu’il estfaible et impuissant. Un crapaud, également, vit et sent ; ilest faible et impuissant aussi ; mais, quoiqu’elle ne voulûtpoint faire de mal à un crapaud, elle ne pourrait l’aimer commel’oiseau, avec ses gracieuses formes, son doux plumage, ses yeuxbrillants et intelligents. Si une femme est belle et aimable, elleest louée pour ces deux qualités, mais particulièrement pour lapremière, par tout le monde ; si elle est désagréable devisage et de caractère, sa laideur, par les observateursordinaires, est regardée comme son plus grand défaut, parce quec’est elle qui frappe le plus ; si elle est laide et bonne, etqu’elle mène une vie retirée et ait des manières réservées, nul nes’apercevra de sa bonté, excepté ceux qui l’entourentimmédiatement ; d’autres, au contraire, seront disposés à seformer une idée défavorable de son esprit et de ses dispositions,ne fût-ce que pour s’excuser de l’aversion instinctive que leurinspire une personne si disgraciée de la nature ; et viceversa de celle dont les formes angéliques cachent un cœurvicieux, ou répandent un charme faux et trompeur sur des défauts etdes faiblesses qui ne seraient point tolérés chez d’autres. Queceux qui ont la beauté s’en montrent reconnaissants et en fassentbon usage, comme de tout autre talent ; que ceux qui ne l’ontpas s’en consolent et fassent de leur mieux pour s’en passer.Certainement, quoique sujette à être trop estimée, la beauté est undon de Dieu, et ne doit pas être méprisée. Beaucoup comprendrontceci, qui sentent qu’elles pourraient aimer, qu’elles sont dignesd’être aimées, et qui se voient privées, à défaut de beauté, de cebonheur qu’elles semblent faites pour donner et recevoir. Aussibien pourrait l’humble femelle du ver luisant déplorer d’êtreprivée du pouvoir qu’elle a de répandre la lumière sans laquelle lamouche errante pourrait passer et repasser mille fois auprès d’ellesans s’arrêter ; elle entendrait son amant ailé bourdonner surelle et autour d’elle ; lui la cherchant en vain, elledésirant être trouvée, nais n’ayant aucun pouvoir de lui faireconnaître sa présence, aucune voix pour l’appeler, aucune aile poursuivre son vol ; la mouche devrait chercher un autre hymen, etle ver vivre et mourir seul.

Telles étaient quelques-unes de mes réflexionsalors. Je pourrais m’étendre davantage là-dessus, je pourraiscreuser plus profondément en moi et divulguer d’autres pensées,proposer des questions, auxquelles le lecteur serait bienembarrassé de répondre, déduire des arguments qui pourraientchoquer ses préjugés ou peut-être provoquer sa raillerie, parcequ’il ne pourrait les comprendre ; mais je m’arrête.

Revenons maintenant à miss Murray. Elleaccompagna sa mère au bal du mardi splendidement parée, etenchantée d’elle-même, tout naturellement. Comme Ashby Park était àprès de dix milles de distance d’Horton-Lodge, elles devaientpartir d’assez bonne heure, et j’avais formé le projet de passer lasoirée avec Nancy Baron, que je n’avais pas vue depuis quelquetemps ; mais ma bonne élève fit en sorte que je ne pusse lapasser ailleurs que dans la salle d’étude, en me donnant à copierun morceau de musique qui me tint occupée jusqu’à l’heure ducoucher. Vers onze heures, le lendemain, aussitôt qu’elle eutquitté sa chambre, elle vint me dire les nouvelles. Sir Thomass’était en effet déclaré pendant le bal ; événement quidonnait raison à la sagacité de sa mère, sinon à son talent demener les choses. J’incline à penser qu’elle avait d’abord préparéses plans, et ensuite prédit leur succès. L’offre avait étéacceptée, et le fiancé devait venir le jour même tout régler avecM. Murray.

Rosalie se réjouissait à la pensée de devenirmaîtresse d’Ashby-Park ; elle pensait à la cérémonie nuptiale,à la splendeur et à l’éclat qui l’entoureraient, à la lune de mielpassée à l’étranger, et aux plaisirs dont elle jouirait ensuite àLondres et ailleurs. Elle paraissait même pour le moment assezcontente de sir Thomas lui-même, parce qu’elle l’avait vu sirécemment, avait dansé avec lui, avait été flattée par lui. Maispourtant elle semblait reculer devant l’idée de lui être sitôtunie ; elle eût voulu que la cérémonie fût différée au moinsde quelques mois, et moi je l’aurais voulu aussi. Cela me semblaitchose horrible que de précipiter ce funeste mariage, et de ne pasdonner à cette pauvre créature le temps de penser et de réfléchirsur le parti irrévocable qu’elle allait prendre. Je n’avais aucuneprétention à la « sollicitude vigilante et anxieuse demère, » mais j’étais effrayée de l’insensibilité de mistressMurray, de son insouciance à propos du bien réel de son enfant, etpar mes avertissements et mes exhortations, je m’efforçai vainementde remédier au mal. Miss Murray ne faisait que rire de mesparoles ; et je ne tardai pas à découvrir que sa répugnancepour une union immédiate venait du désir qu’elle avait de faireautant de malheureux qu’elle pourrait parmi les jeunes gentlemen desa connaissance, avant que son mariage l’eût rendue incapable denouveaux méfaits de ce genre. C’est pour cela qu’avant de meconfier le secret de son engagement, elle m’avait fait promettre den’en parler à personne. Et quand je connus cela, quand je la vis seplonger plus avant que jamais dans les abîmes d’une coquetteriesans cœur, je n’eus plus aucune pitié pour elle. « Arrive cequ’il voudra, pensai-je, elle le mérite. Sir Thomas ne peut êtretrop mauvais pour elle, et le plus tôt qu’elle sera mise horsd’état d’en tromper d’autres et de les rendre malheureux, sera lemieux. »

La noce fut fixée au premier juin. Entre cettedate et le bal critique, il n’y avait guère plus de six semaines.Mais avec l’habileté raffinée et les efforts résolus de Rosalie,beaucoup de choses pouvaient s’accomplir dans ce temps ;d’autant plus que sir Thomas en passait la plus grande partie àLondres, où il était allé, disait-on, régler ses affaires avec sonhomme de loi et faire les autres préparatifs pour le mariageprochain. Il essayait bien de suppléer à son absence par un feuconstant de billets doux ; mais ceux-ci n’attiraient pointl’attention des voisins et ne leur ouvraient point les yeux commedes visites personnelles l’eussent fait ; et l’esprit deréserve hautain et aigre de la vieille lady Ashby l’empêcha derépandre la nouvelle, pendant que sa mauvaise santé l’empêchait devenir rendre visite à sa future belle-fille : de sorte quecette affaire fut tenue beaucoup plus secrète que ne le sontordinairement ces sortes de choses.

Rosalie me montrait quelquefois les épîtres deson amoureux, pour prouver quel bon et dévoué mari il ferait. Elleme montrait aussi les lettres d’un autre, de l’infortunéM. Green, qui n’avait pas le courage de plaider sa cause enpersonne, mais qu’un refus ne pouvait décourager, car il écrivaitlettre sur lettre ; ce qu’il se fût bien gardé de faire, s’ilavait pu voir les grimaces que sa belle idole faisait sur sesémouvants appels à ses sentiments, et entendre son rire moqueur etles épithètes injurieuses dont elle l’accablait pour sapersévérance.

« Pourquoi ne lui dites-vous pas tout desuite que vous avez donné votre parole ? lui demandai-je.

– Oh ! je n’ai pas besoin qu’ilsache cela, répondit-elle. S’il le savait, sa sœur et tout le mondele sauraient, et ce serait fini de ma… hem ! Et de plus, si jelui disais cela, il croirait que mon engagement est le seulobstacle, et que je l’accepterais si j’étais libre ; ce que jene veux pas qu’aucun homme puisse penser, et lui moins que toutautre. D’ailleurs, je me soucie fort peu de ses lettres,ajouta-t-elle avec mépris ; il peut écrire aussi souvent qu’illui plaira, et ressembler autant qu’il voudra à un grand fou ;quand je le rencontre, cela ne fait que m’amuser. »

Pendant ce temps aussi, le jeune Meltham semontrait assez souvent à la maison ou dans les environs ; et,à en juger par les jurements et les reproches de Mathilde, sa sœurfaisait plus d’attention à lui que la politesse n’enexigeait ; en d’autres termes, elle se livrait à unecoquetterie aussi animée que pouvait le permettre la présence deses parents. Elle fit quelques tentatives pour ramener Hatfield àses pieds ; mais n’y réussissant pas, elle paya sonorgueilleuse indifférence par un mépris plus orgueilleux encore, etparla de lui avec autant de dédain et de haine qu’elle avait parléde son vicaire. Parmi tout cela, elle ne perdit pas un moment devue M. Weston. Elle saisissait toute occasion de lerencontrer, mettait tout en œuvre pour le fasciner, et lepoursuivait avec autant de persévérance que si elle l’eûtréellement aimé et si le bonheur de sa vie eût dépendu d’une marqued’affection de sa part. Une telle conduite était complètementau-dessus de mon intelligence. Si je l’avais vue tracée dans unroman, elle m’eût paru contre nature ; si je l’avais entendudécrire par d’autres, je l’eusse prise pour une erreur ou uneexagération ; mais, quand je la vis de mes yeux, et que j’ensouffris aussi, je ne pus conclure autre chose que ceci : quel’excessive vanité, comme l’ivrognerie, endurcit le cœur, enchaîneles facultés et pervertit les sentiments, et que les chiens ne sontpas les seules créatures qui, gorgés jusqu’au gosier, peuvents’attacher à ce qu’ils ne peuvent dévorer, et en disputer le pluspetit morceau à un frère affamé.

Elle devint alors extrêmement charitableenvers les pauvres paysans. Le cercle de ses connaissances parmieux s’étendit beaucoup ; ses visites à leurs humbles demeuresfurent plus fréquentes qu’elles n’avaient jamais été. Elleambitionnait parmi eux la réputation d’une très-bonne ettrès-charitable lady, et son éloge ne pouvait manquer d’être répétéà M. Weston, qu’elle avait ainsi la chance de rencontrerchaque jour, soit dans l’une ou l’autre de ces chaumières, soit enchemin. Souvent aussi elle pouvait apprendre, en les faisantcauser, en quel endroit il devait probablement se trouver à tel outel moment, soit pour baptiser un enfant, soit pour visiter lesvieillards, les malades, les affligés ou les mourants, et elledressait ensuite habilement ses plans. Dans ses excursions elle sefaisait quelquefois accompagner par sa sœur, que d’une façon ou del’autre elle parvenait à persuader ou à gagner ; quelquefoiselle allait seule, jamais avec moi : de sorte que j’étaisfrustrée du plaisir de voir M. Weston, d’entendre sa voix mêmedans la conversation avec une autre, ce qui m’eût encore renduetrès-heureuse, quelque jalousie que j’eusse pu en ressentir. Je nepouvais même plus l’apercevoir à l’église : car miss Murray,sous quelque trivial prétexte, avait coutume de s’emparer de cecoin, dans le banc de la famille, qui avait toujours été à moidepuis mon entrée dans la maison ; et, à moins d’être assezprésomptueuse pour me placer entre M. et mistress Murray, ilfallait m’asseoir le dos tourné à la chaire, ce que je faisais.

Je ne retournais plus jamais à pied avec mesélèves ; elles disaient que leur mère pensait qu’il n’étaitpas bien de voir trois personnes de la famille marcher, pendant quedeux seulement allaient en voiture ; et, comme ellespréféraient aller à pied par le beau temps, j’avais l’honneurd’aller en voiture avec les parents. « D’ailleurs,disaient-elles, vous ne pouvez marcher aussi vite que nous ;vous savez que vous restez toujours en arrière. » Je savaisque c’étaient de fausses excuses, mais je n’y faisais aucuneobjection, et ne les contredisais jamais, sachant les motifs quiles leur dictaient. Et pendant ces six semaines mémorables, je neretournai pas une seule fois à l’église l’après-midi. Si j’avais unrhume ou une légère indisposition, elles en prenaient avantage pourme faire rester à la maison ; souvent elles me disaientqu’elles ne voulaient pas y retourner elles-mêmes, puis elles seravisaient et partaient sans me le dire. Un jour, à leur retour,elles me firent un récit animé d’une conversation qu’elles avaienteue avec M. Weston en revenant. « Et il nous a demandé sivous étiez malade, miss Grey, dit Mathilde ; mais nous luiavons répondu que vous étiez très-bien portante, seulement que vousn’éprouviez pas le besoin d’aller à l’église, de sorte qu’il vacroire que vous êtes devenue méchante. »

Toutes les chances de le rencontrer pendant lasemaine étaient aussi écartées avec soin : car, de peur que jen’allasse voir la pauvre Nancy Brown ou toute autre personne, missMurray s’arrangeait de façon à me donner un emploi suffisant pourmes heures de loisir. Il y avait toujours quelque dessin à finir,quelque musique à copier, ou quelque travail à faire ; desorte que je ne pouvais me permettre autre chose qu’une courtepromenade dans le jardin, soit que miss Murray ou sa sœur fussentou non occupées.

Un matin, ayant cherché et rencontréM. Weston, elles revinrent en grande liesse me faire le récitde leur entrevue. « Et il a encore demandé de vosnouvelles, » dit Mathilde, malgré la silencieuse et impérativeintimation de sa sœur de retenir sa langue. Il s’est étonné quevous ne fussiez jamais avec nous, et a pensé que vous deviez avoirune santé délicate, pour sortir si rarement.

– Il n’a pas dit cela, Mathilde ;quelle absurdité dites-vous là ?

– Oh ! Rosalie, quel mensonge !Il l’a dit, vous le savez bien. Allons, Rosalie ! Que lediable… je ne veux pas être pincée comme cela ! Et, miss Grey,Rosalie lui a dit que vous vous portiez très-bien, mais que vousétiez toujours si enterrée dans vos livres que vous n’aviez deplaisir à aucune autre chose.

– Quelle idée il doit avoir de moi !pensai-je ; et je demandai si la vieille Nancy s’informaittoujours de moi.

– Oui ; et nous lui disons que vousaimez tant la lecture et le dessin, que vous ne pouvez faire rienautre chose.

– Ce n’est pas tout à fait cela,pourtant ; si vous lui aviez dit que j’étais tropoccupée pour aller la voir, vous auriez été plus près dela vérité.

– Je ne le pense pas, répliqua missMurray, se fâchant tout à coup ; je suis sûre que vous avez dutemps à vous maintenant : vous avez si peu de chose àenseigner ! »

Il était inutile d’entamer une dispute avecdes créatures si peu raisonnables ; aussi je me tus. J’étaismaintenant accoutumée à garder le silence quand des chosesdésagréables à mon oreille étaient prononcées ; j’avaiscoutume aussi de garder un air calme et souriant quand j’avais lecœur plein d’amertume. Ceux-là seulement qui ont passé par la mêmeépreuve peuvent se faire une idée de mes sentiments pendant que jeparaissais écouter avec une indifférence souriante le récitqu’elles prenaient plaisir à me faire de ces rencontres et de cesentrevues avec M. Weston ; que je leur entendais dire delui des choses que, d’après le caractère de l’homme, je savais êtredes faussetés ou des exagérations, des choses indignes de lui etflatteuses pour elles, surtout pour miss Murray. Je brûlais de lescontredire, ou au moins d’exprimer mes doutes, mais je ne l’osaispas, de peur de montrer l’intérêt qui me faisait agir. J’entendaisaussi d’autres choses que je sentais ou craignais être tropvraies ; mais il me fallait cacher les anxiétés quej’éprouvais à cause de lui, mon indignation contre elles, sous unair insouciant ; souvent aussi, entendant de simples allusionsà ce qui avait été dit et fait, j’aurais bien voulu en apprendredavantage, mais je n’osais interroger. Ainsi passait le temps. Jene pouvais même me consoler en disant : « Elle serabientôt mariée ; alors j’aurai peut-être del’espoir. »

Aussitôt après le mariage, en effet,viendraient les vacances ; et quand je reviendrais de lamaison, très-probablement M. Weston serait parti, car ondisait que lui et le recteur ne pouvaient s’entendre (par la fautedu recteur, naturellement), et qu’il était sur le point d’allerailleurs exercer son ministère.

Ma seule consolation, outre mon espérance enDieu, était de penser que, quoiqu’il n’en sût rien, j’étais plusdigne de son amour que Rosalie Murray, si charmante et siengageante qu’elle fût ; car j’étais prête à donner ma viepour contribuer à son bonheur, tandis qu’elle eût sans pitiédétruit ce même bonheur pour donner satisfaction à sa vanité.« Oh ! s’il pouvait connaître la différence de noscœurs ! m’écriais-je quelquefois. Mais non, je n’oserais luilaisser voir le mien. Pourtant, s’il pouvait connaître seulementcombien elle est frivole, indigne et égoïste, il serait sans dangercontre ses séductions, et je serais presque heureuse, dussé-je mêmene pas le revoir. »

Je crains bien que le lecteur ne soit ennuyéde la folie et de la faiblesse que je viens d’étaler si librementsous ses yeux. Je ne les laissai jamais voir alors, et ne lesaurais jamais racontées même à ma mère ou à ma sœur. J’étais unedissimulée profonde et résolue, en cela du moins. Mes prières, mespleurs, mes espérances, mes craintes, mes lamentations, n’étaientvus que de moi et de Dieu.

Quand nous sommes tourmentés par le chagrin oules inquiétudes, ou longtemps oppressés par un sentiment puissantque nous devons concentrer en nous, pour lequel nous ne pouvonsobtenir ni chercher aucune sympathie de nos semblables, et quepourtant nous ne voulons ou ne pouvons entièrement étouffer, noussommes souvent portés à en chercher le soulagement dans la poésie,et souvent aussi nous l’y trouvons, soit dans les effusions desautres qui semblent s’harmonier avec notre état, soit dans nospropres efforts pour exprimer des pensées et des sentiments en versmoins mélodieux peut-être, mais plus appropriés aux circonstanceset par conséquent plus pathétiques, et plus propres à alléger lecœur du fardeau qui l’écrase. Avant ce temps, à Wellwood-House etici, lorsque je souffrais du mal du pays, j’avais cherché deux outrois fois du soulagement dans cette secrète source de consolation.J’y recourus de nouveau avec plus d’avidité que jamais, parcequ’elle me semblait plus nécessaire. Je conserve encore cesreliques de la douleur et de l’expérience passées, comme descolonnes érigées par le voyageur dans la vallée de la vie pourmarquer quelque circonstance particulière. Les pas sont effacésmaintenant ; la face du pays peut être changée, mais lacolonne est toujours là, debout, pour me rappeler dans quel étatétaient les choses lorsque je l’ai élevée. Si le lecteur estcurieux de lire quelques-uns de ces épanchements, je puis lui endonner un spécimen. Tout faibles et languissants que ces verspuissent paraître, c’est pourtant dans un paroxysme de douleurqu’ils furent écrits.

Hélas ! ils m’ont ravi l’espérance si chère

Que mon esprit tendrement caressait ;

Ils m’ont pris, sans pitié de ma douleur amère,

Ta douce voix que mon cœur chérissait.

Je ne reverrai plus ton calme et doux visage,

Qui d’un éclat chaste à mes yeux brillait ;

Ils m’ont pris ton sourire, autre divin langage,

Qui par son charme aux cieux me transportait.

Eh bien ! qu’ils prennent donc tout ce qu’ils pourrontprendre ;

Un vrai trésor toujours restera mien :

Mon cœur, un cœur qui t’aime et qui peut tecomprendre ;

Un cœur qui sait tout ce que vaut le tien.

Oui ! au moins ils ne pouvaient pasm’ôter cela. Je pouvais penser à lui nuit et jour ; je pouvaissentir à toute heure qu’il était digne d’occuper mes pensées.Personne ne le connaissait comme moi ; personne ne pouvaitl’aimer comme… je l’aurais aimé ; mais là était le mal. À quoime servirait-il de tant penser à quelqu’un qui ne pensait pas àmoi ? N’était-ce pas insensé ? n’était-ce pas mal ?Pourtant, si je trouvais un plaisir si vif à penser à lui, et si jegardais pour moi mes pensées et n’en troublais personne, quel malpouvait-il y avoir à cela ? me demandais-je. Et de telsraisonnements m’empêchaient de faire un effort suffisant poursecouer mes fers.

Mais si ces pensées m’apportaient de la joie,c’était une joie pénible et troublée, trop voisine de la douleur,une joie qui me faisait plus de mal que je ne croyais, et qu’unepersonne plus sage et plus expérimentée se fût assurément refusée.Et pourtant, comment aurais-je pu détourner mes yeux de lacontemplation de ce brillant objet pour les arrêter sur laperspective triste, sombre et désolée qui m’environnait, sur lesentier solitaire et sans espérances qui s’étendait devantmoi ? Il était mal d’être si triste, si désespérée ;j’aurais dû faire de Dieu mon ami, de sa volonté le plaisir de mavie ; mais la foi était trop faible en moi et la passion troppuissante.

Dans ce temps de trouble, j’eus deux autrescauses d’affliction. La première peut paraître une bagatelle, maiselle me coûta plus d’une larme. Snap, mon petit chien, muet etlaid, mais à l’œil vif et au cœur affectueux, le seul être quej’eusse pour m’aimer, me fut enlevé et livré au preneur de rats duvillage, un homme connu pour sa brutalité envers ses esclaves derace canine. L’autre était assez sérieuse : les lettres que jerecevais de la maison m’annonçaient que la santé de mon pèredéclinait. On ne m’exprimait aucune crainte ; mais j’étaisdevenue timide et découragée, et je ne pouvais m’empêcher decraindre quelque malheur de ce côté. Il me semblait voir les nuagesnoirs s’amonceler autour de mes montagnes natives, et entendre legrondement irrité d’un orage qui allait éclater et désoler notrefoyer.

Chapitre 18Allégresse et deuil.

Le premier juin arriva enfin, et RosalieMurray fut transformée en lady Ashby. Elle était d’une beautésplendide dans son costume de mariée. À son retour de l’église,après la cérémonie, elle courut à la salle d’études, le visageanimé et riant moitié de joie moitié de désespoir, ainsi qu’il meparut.

« Maintenant, miss Grey, je suis ladyAshby ! s’écria-t-elle. C’est fait ! ma destinée estscellée ; il n’y a plus à reculer, maintenant. Je suis venuepour recevoir vos congratulations et vous dire au revoir ;puis je pars à l’instant pour Paris, Rome, Naples, la Suisse etLondres. Oh ! chère, que de choses je vais voir et entendreavant de revenir ! Mais ne m’oubliez pas, je ne vous oublieraipas moi, quoique j’aie été une mauvaise fille. Allons, pourquoi neme félicitez-vous pas ?

– Je ne puis vous féliciter, répondis-je,avant de savoir si ce changement est réellement pour lemieux ; mais je l’espère sincèrement, et vous souhaite unevéritable félicité et beaucoup de bonheur.

– Eh bien ! au revoir ; lavoiture m’attend, et ils m’appellent. »

Elle me donna un baiser à la hâte, ets’enfuit ; mais, revenant tout à coup, elle m’embrassa avecplus d’affection que je ne l’en aurais crue capable, et partit avecdes larmes dans les yeux. Pauvre fille ! je l’aimaisréellement alors, et lui pardonnais du fond de mon cœur tout le malqu’elle m’avait fait, et aux autres aussi : elle n’en avaitpas connu la moitié, j’en suis sûre, et je priai Dieu de luipardonner aussi.

Pendant le reste de ce jour de triste fête, jefus laissée à mon libre arbitre. Étant trop bouleversée pour melivrer à aucune occupation suivie, j’errai aux alentours pendantplusieurs heures avec un livre à la main, pensant plutôt quelisant, car j’avais l’imagination remplie de beaucoup de choses. Lesoir, je profitai de ma liberté pour aller voir ma vieille amieNancy, m’excuser de ma longue absence en lui disant combien j’avaisété occupée, pour causer, lire ou travailler avec elle, selonqu’elle le préférerait, et aussi, naturellement, pour lui conterles nouvelles de ce jour important, et obtenir peut-être d’elle, enretour, quelques informations sur le prochain départ deM. Weston. Mais elle me parut n’en rien savoir, et j’espérai,comme elle, que tout cela n’était qu’une fausse rumeur. Elle futtrès-contente de me voir ; mais, par bonheur, ses affairesallaient si bien qu’elle pouvait presque se passer tout à fait demes services. Elle s’intéressait profondément au mariage ;mais, pendant que je l’amusais avec les détails et les splendeursde la fête, elle secoua plus d’une fois la tête en disant :« Puisse le bien en advenir ! » Elle semblait, commemoi, regarder cette union plutôt comme un sujet de tristesse quecomme un sujet de réjouissance. Je restai longtemps à causer avecelle de cela et d’autre chose, mais personne ne vint.

Confesserai-je que je tournai plusieurs foismes regards vers la porte, avec le désir plein d’espoir de la voirs’ouvrir et donner passage à M. Weston, ainsi que cela étaitarrivé auparavant ? qu’en revenant à travers les prairies etles champs, je m’arrêtai souvent pour regarder autour de moi etmarchai plus lentement qu’il n’aurait fallu : car, quoique lasoirée fût belle, elle n’était pas chaude ; qu’enfin,j’éprouvai un sentiment de vide et de désappointement en arrivant àla maison sans avoir rencontré ou aperçu personne que quelquespauvres laboureurs revenant de leur travail ?

Cependant, le dimanche approchait ; jepourrais le voir alors, car maintenant que miss Murray étaitpartie, je pouvais reprendre mon coin dans le banc. Je le verrais,et sur son visage, dans sa parole, dans son attitude, je pourraisjuger si le mariage de miss Murray l’avait beaucoup affecté.Heureusement, je ne vis pas l’ombre d’une différence ; ilavait le même aspect que deux mois auparavant ; voix,physionomie, maintien, rien n’était changé : c’était le mêmeregard vif, la même clarté dans sa parole, la même pureté de style,la même simplicité fervente dans tout ce qu’il disait et faisait,qui allait droit au cœur de ses auditeurs.

Je revins à pied avec miss Mathilde ;mais il ne nous accosta point. Mathilde était triste et nesavait où prendre de l’amusement ; elle avait grand besoind’un compagnon : ses frères à l’école, sa sœur mariée etpartie, elle trop jeune pour être admise dans la société, pourlaquelle, à l’exemple de Rosalie, elle commençait jusqu’à uncertain point à prendre goût, au moins pour la société d’unecertaine classe de gentlemen ; aucune chasse en ce tristetemps de l’année, ce qui était pour elle un passe-temps : car,si elle n’en pouvait faire partie, elle avait le plaisir de voirpartir son père et les gardes-chasse avec les chiens, et de causeravec eux à leur retour sur les différents oiseaux qu’ils avaienttués. Elle n’avait plus même la consolation qu’aurait pu luiprocurer la compagnie du cocher, du groom, des chevaux, deschiens : car sa mère, qui avait, malgré le désavantage de lavie de campagne, disposé si avantageusement de sa fille aînée,l’orgueil de son cœur, avait commencé à tourner sérieusement sonattention vers la plus jeune, et, véritablement alarmée de lagrossièreté de ses manières et pensant qu’il était grand tempsd’opérer une réforme, elle avait enfin usé de son autorité et luiavait interdit tout à fait les cours, les écuries, les chenils etla maison du cocher. On ne lui obéissait pas toujours ; mais,quelque indulgente qu’elle se fût montrée auparavant, sa volonté nepouvait être méprisée avec impunité, comme celle d’une gouvernante.Après plusieurs scènes entre la mère et la fille, plusieursviolentes altercations qui me rendaient honteuse et danslesquelles, plus d’une fois, le père fut appelé à confirmer, avecdes jurements et des menaces, les prohibitions de la mère, car ilcommençait à s’apercevoir que « Tilly, quoi qu’elle eût faitun charmant garçon, n’était pas tout à fait ce qu’une jeune ladydevait être, » Mathilde comprit enfin que le meilleur partipour elle, était de s’éloigner des régions défendues, à moinsqu’elle ne pût de temps à autre y faire une visite furtive à l’insude sa vigilante mère.

Au milieu de tout cela, que l’on ne s’imaginepas que je pouvais échapper à mille réprimandes, à mille reproches,qui ne perdaient rien de leur aiguillon pour n’être pas ouvertementformulés, mais qui, pour cette même raison, n’en étaient que plusprofondément blessants, car ils n’admettaient aucune défense.Souvent l’on me disait que je devais amuser miss Mathilde avecd’autres choses, et lui rappeler les préceptes et lesdéfenses de sa mère. Je faisais de mon mieux, mais je ne pouvaisl’amuser contre son gré, ni avec des choses qui n’étaient point deson goût ; et, quoique je fisse plus que de lui rappeler lesordres de sa mère, les douces remontrances que je pouvais fairedemeuraient sans effet.

« Chère miss Grey ! c’estune étrange chose ! Je suppose que vous n’y pouvez rien et quece n’est pas dans votre nature ; mais je m’étonne que vous nepuissiez gagner la confiance de cette fille, et lui rendre votresociété au moins aussi agréable que celle de Robert ou deJoseph.

– Ils peuvent causer mieux que moi deschoses auxquelles elle s’intéresse le plus, répondais-je.

– Ah ! voilà une étrange confession,venant de sa gouvernante !Qui donc doit former lesgoûts des jeunes ladies, sinon les gouvernantes ? J’ai connudes gouvernantes qui s’étaient si complètement identifiées avec laréputation de leurs jeunes ladies pour l’élégance des manières etles qualités de l’esprit, qu’elles auraient rougi de dire un motcontre elles, qu’entendre le moindre blâme imputé à leurs élèvesleur eût semblé pire que d’être censurées dans leur proprepersonne ; et vraiment, pour ma part, je trouve celatrès-naturel.

– Vous pensez, madame ?

– Oui, certainement ; les talents etl’élégance des jeunes ladies importent plus à la gouvernante queles siens propres. Si elle veut prospérer dans sa vocation, il fautqu’elle consacre toute son énergie, toutes ses capacités à sonétat ; toutes ses idées, toute son ambition, tendront àl’accomplissement de ce seul objet. Quand nous voulons décider dumérite d’une gouvernante, nous jetons naturellement les yeux surles jeunes ladies qu’elle a élevées, et nous jugeons enconséquence. La gouvernante judicieuse sait cela ; elle saitque, pendant qu’elle vit elle-même dans l’obscurité, les vertus etles défauts de son élève seront visibles pour tous les yeux, etque, à moins de faire abnégation d’elle-même dans son enseignement,elle ne peut espérer le succès. Vous voyez, miss Grey, c’estabsolument la même chose que tout autre commerce ouprofession ; ceux qui veulent réussir doivent se vouer corpset âme à leur état ; et, dès qu’une gouvernante commence à selaisser aller à l’indolence, elle ne tarde pas à être distancée parde plus sages compétiteurs. Je ne sais laquelle vaut le mieux, decelle qui gâte les enfants par sa négligence, ou de celle qui lescorrompt par son exemple. Vous m’excuserez de vous donner cespetits avis ; vous savez que tout cela est pour votre proprebien. Beaucoup de ladies vous parleraient plus ferme que je ne lefais ; beaucoup ne se donneraient pas la peine de vous parler,mais s’occuperaient tranquillement de vous chercher uneremplaçante. Cela, vraiment, serait le plan le plus aisé ;mais je connais les avantages d’une place comme celle-ci pour unejeune personne dans votre situation, et je n’ai nul désir de meséparer de vous, certaine que je suis que vous pourriez fairetrès-bien, si vous vouliez penser à ce que je viens de vous dire etvous donner un peu plus de peine. Je suis convaincue que vousauriez bientôt acquis ce tact délicat qui seul vous manque pouravoir une influence convenable sur l’esprit de votreélève. »

J’allais donner à cette lady une idée de lafausseté de ses espérances, mais elle s’enfuit aussitôt qu’elle eutterminé sa tirade. Elle m’avait dit ce qu’elle voulait me dire, etattendre ma réponse ne faisait point partie de son plan : monrôle était d’écouter, non de parler.

Cependant, comme je l’ai dit, Mathilde, à lafin, céda jusqu’à un certain point à l’autorité de sa mère(pourquoi cette autorité ne s’est-elle exercée plus tôt ?) etétant ainsi privée de presque tous ses sujets d’amusements, elle nepouvait tuer le temps qu’en faisant de longues courses à chevalavec le groom, de longues promenades à pied avec la gouvernante, eten visitant les cottages et les fermes du domaine de son père. Dansune de ces promenades, nous eûmes la chance de rencontrerM. Weston. C’était ce que j’avais longtemps désiré ;mais, pendant un moment, je souhaitai que nous ne l’eussions pasrencontré ; je sentais mon cœur battre si violemment, que jecraignais de laisser apparaître quelque émotion intérieure ;mais je crois qu’il me regarda à peine, et je devins bientôt calme.Après une brève salutation à toutes deux, il demanda à Mathilde sielle avait eu récemment des nouvelles de sa sœur.

« Oui, répondit-elle, elle était à Parislors de sa dernière lettre ; elle va très-bien, et elle esttrès-heureuse. »

Elle prononça ce dernier mot avec emphase, etavec un regard impertinemment rusé. Il ne parut pas y faireattention, mais répondit avec une égale emphase ettrès-sérieusement :

« J’espère que son bonheur durera.

– Pensez-vous que ce soit probable ?me hasardai-je à demander ; car Mathilde était partie à lasuite de son chien qui chassait un levraut.

– Je ne puis le dire, répondit-il. SirThomas peut être un meilleur homme que je ne le suppose ; maisd’après tout ce que j’ai entendu et vu, il me semble malheureuxqu’une jeune fille si jeune et si gaie, si intéressante,pour exprimer plusieurs choses d’un seul mot, dont le plus grand,sinon le seul défaut, paraissait être l’insouciance, défautimportant à coup sûr, puisqu’il rend celui qui le possède sujet àpresque tous les autres, et l’expose à un si grand nombre detentations ; il me semble, dis-je, malheureux qu’elle ait étésacrifiée à un pareil homme. C’était la volonté de sa mère, jesuppose ?

– Oui ; et la sienne aussi, jecrois, car elle riait toujours quand je m’efforçais de l’endissuader.

– Vous l’avez essayé ? Alors, vousaurez du moins la satisfaction, si cette union est malheureuse, desavoir que ce n’est pas votre faute. Quant à mistress Murray, je nesais comment elle peut justifier sa conduite ; si j’étaisassez connu d’elle, je le lui demanderais.

– Cette conduite paraît peunaturelle ; mais il y a des gens qui regardent le rang et larichesse comme le principal bien ; et, s’ils peuvent lesassurer à leurs enfants, ils croient avoir fait leur devoir.

– C’est vrai ; mais il est étrangeque des personnes d’expérience, qui ont été mariées elles-mêmes,puissent juger si faussement ! »

Mathilde revint tout essoufflée, avec le corpslacéré du jeune lièvre à la main.

« Votre intention était-elle de tuer celièvre ou de le sauver, miss Murray ? demanda M. Weston,apparemment étonné de sa contenance radieuse.

– J’aurais peut-être voulu le sauver,répondit-elle avec assez de franchise, il est si jeune ; etpourtant j’ai eu du plaisir à le voir tuer : vous pouvez,d’ailleurs, tous deux voir que je n’ai pu rien y faire ;Prince voulait l’avoir, il l’a saisi par les reins et l’a tué enune minute ! N’était-ce pas une noble chasse ?

– Très-noble ! une jeune ladycourant après un levraut ! »

Il y avait un tranquille sarcasme dans le tonde sa réponse qui ne fut pas perdue pour elle ; elle haussales épaules, et se détournant, me demanda comment j’avais trouvé ledivertissement. Je répondis que je n’avais vu aucun divertissementdans l’affaire ; mais j’admis que je n’y avais pas donné uneattention bien suivie.

« N’avez-vous pas vu comme il a doublé,absolument comme un vieux lièvre ? et n’avez-vous pas entenduson cri ?

– Je suis heureuse de pouvoir dire que jene l’ai pas entendu.

– Il pleurait absolument comme unenfant.

– Pauvre petite bête ! Qu’envoulez-vous faire ?

– Venez, je le laisserai à la premièremaison où nous entrerons. Je ne veux pas l’emporter, de peur quepapa ne me gronde pour avoir laissé le chien le tuer. »

M. Weston était parti, et nouscontinuâmes notre chemin ; mais en revenant, après avoirdéposé le lièvre dans une ferme, en échange d’un peu de gâteaud’épice et de vin de groseille, nous le rencontrâmes au retour desa mission, quelle qu’elle pût être. Il portait à la main un beaubouquet de campanules qu’il m’offrit, me disant avec un sourireque, quoiqu’il m’eût vue si peu pendant les deux derniers mois, iln’avait pas oublié que les campanules étaient au nombre de mesfleurs favorites. Cela fut fait comme un simple acte debienveillance, sans compliments ou courtoisie remarquables, sansaucun regard qui pût être pris pour de « la respectueuse ettendre adoration ; » mais pourtant c’était quelque chose,que de trouver qu’il se fût si bien souvenu d’une de mes paroles,si peu importante ; c’était quelque chose de savoir qu’ilavait remarqué avec tant d’exactitude le temps où j’avais cessé deparaître à sa vue.

« L’on m’a dit, miss Grey, que vousdévorez les livres, et vous vous absorbez si complètement dans vosétudes, que vous êtes perdue pour tout autre plaisir.

– Oui, et c’est très-vrai ! s’écriaMathilde.

– Non, monsieur Weston, ne croyez pascela ; c’est un scandaleux mensonge. Ces jeunes ladies aimenttrop à faire des assertions à tort et à travers aux dépens de leursamis ; et vous devez vous montrer très-circonspect en lesécoutant.

– J’espère que cette assertion est sansfondement, dans tous les cas.

– Pourquoi ? avez-vous quelqueobjection sérieuse à ce que les ladies étudient ?

– Non ; mais j’en ai une à cequ’elles étudient au point de perdre de vue toute autre chose.Excepté dans des circonstances spéciales, je considère une étudetrès-constante comme une perte de temps, et comme nuisible àl’esprit aussi bien qu’au corps.

– Je n’ai ni le temps ni l’inclination decommettre de tels méfaits. »

Nous nous séparâmes de nouveau.

Eh bien ! qu’y a-t-il de remarquable danstout cela ? Pourquoi l’ai-je rapporté ? Parce que,lecteur, c’était assez important pour me donner une soirée joyeuse,une nuit de rêves agréables et un lendemain d’heureuses espérances.Gaieté de tête sans cervelle, rêves absurdes, espérances sansfondement, direz-vous ; et je ne vous démentirai pas :des soupçons semblables ne s’élevaient que trop souvent dans monpropre esprit. Mais nos désirs sont comme l’amadou : le silexet l’acier des circonstances font continuellement jaillir desétincelles qui s’évanouissent aussitôt, à moins qu’elles n’aient lachance de tomber sur l’amadou de nos désirs ; alors, il prendfeu à l’instant, et la flamme d’espérance est allumée en unmoment.

Mais, hélas ! ma vacillante flammed’espérance fut tristement éteinte par une lettre de ma mère, quime parlait si sérieusement de l’aggravation de la maladie de monpère, que je craignis qu’il n’y eût que peu ou point d’espoir qu’ilse rétablît ; et, si proches que fussent les vacances, jetremblais qu’elles ne vinssent trop tard pour que je pusse lerevoir encore en ce monde. Deux jours après, une lettre de Mary medit que l’on désespérait de lui, et que sa fin semblait approcherrapidement. Je demandai aussitôt la permission d’anticiper sur lesvacances et de partir sans délai. Mistress Murray ouvrit de grandsyeux et s’étonna de l’énergie et de la hardiesse avec laquelle jeprésentai ma requête ; elle pensait qu’il n’y avait pas lieude tant se presser, mais enfin elle me donna la permission departir. Elle me dit pourtant qu’il n’était pas besoin de me mettredans une telle agitation, que ce pouvait être, après tout, unefausse alarme ; que, s’il arrivait le contraire, eh bien,c’était le cours de la nature ; que nous devions tous mourir,et que je ne devais pas me supposer la seule personne au monde quifût affligée. Elle conclut en me disant que je pourrais avoir lephaéton pour me conduire jusqu’à O… « Et au lieu de vousplaindre, miss Grey, ajouta-t-elle, soyez reconnaissante desprivilèges dont vous jouissez. Il est plus d’un pauvre membre duclergé dont la famille serait plongée dans la ruine par samort ; tandis que vous, vous le voyez, vous avez des amisinfluents prêts à vous continuer leur patronage et à vous montrertoute considération. »

Je la remerciai pour sa« considération, » et montai rapidement à ma chambre pourfaire mes préparatifs de départ. Mon chapeau et mon châle mis, etquelques objets entassés à la hâte dans ma plus grande malle, jedescendis. Mais j’aurais pu prendre mon temps, car personne ne sepressait, et il me fallut attendre pendant un temps assezconsidérable le phaéton. À la fin il parut à la porte, et jepartis ; mais quel triste voyage je fis, et qu’il futdifférent de mes autres retours à la maison paternelle !Arrivant trop tard pour la diligence à…, je fus obligée de louer uncabriolet pendant dix milles, puis un chariot pour me transporterdans les montagnes. Il était dix heures et demie quand j’arrivai àla maison. On n’était pas couché.

Ma mère et ma sœur vinrent toutes deux à marencontre dans le passage, tristes, silencieuses et pâles ! Jefus tellement émue et frappée de terreur que je ne pus ouvrir labouche pour demander la nouvelle tant désirée et que maintenant jeredoutais d’apprendre.

« Agnès ! dit ma mère, s’efforçantde comprimer une violente émotion.

– Oh ! Agnès, s’écria Mary, et ellefondit en larmes.

– Comment va-t-il ? demandai-je avecangoisse.

– Mort. »

C’était la réponse que j’attendais : maisle coup n’en fut pas moins terrible.

Chapitre 19La lettre.

Les restes mortels de mon père venaient d’êtreconfiés à la tombe, et nous, avec de tristes visages et de noirsvêtements, nous restions assises à la table après le frugaldéjeuner, faisant des plans pour notre vie future. L’âme ferme dema mère avait résisté à cette affliction ; son esprit, quoiqueabattu, n’était point brisé. L’opinion de Mary était que moi jedevais retourner à Horton-Lodge, et notre mère aller demeurer avecelle et M. Richardson au presbytère ; elle assurait queson mari le désirait autant qu’elle et qu’un tel arrangement nepouvait qu’être agréable à tous, car la société et l’expérience dema mère leur seraient d’un prix inestimable, et ils feraient deleur côté tout ce qu’ils pourraient pour la rendre heureuse. Maistous les arguments, toutes les prières furent inutiles ; mamère était déterminée à n’y point aller. Non qu’elle mît un instanten question les vœux et les intentions de sa fille ; mais elledit qu’aussi longtemps qu’il plairait à Dieu de lui conserver laforce et la santé, elle s’en servirait pour gagner sa vie et n’êtreà charge à personne ; soit que sa dépendance fût ou nonconsidérée comme un fardeau. Si elle pouvait habiter commelocataire le presbytère de M. Richardson, elle choisiraitcette maison avant toute autre pour le lieu de sa résidence ;dans le cas contraire, elle n’y viendrait jamais qu’envisite ; à moins que la maladie ou le malheur ne rendissentson assistance réellement nécessaire, ou que l’âge et lesinfirmités ne la fissent incapable de gagner sa vie.

« Non, Mary, dit-elle, si Richardson etvous pouvez économiser quelque chose, vous devez le mettre à partpour votre famille. Agnès et moi devons ramasser le miel pournous-mêmes. Dieu merci, ayant eu des filles à élever, je n’ai pasperdu mes talents. Avec l’aide du ciel, je réprimerai cette vainedouleur, » dit-elle, pendant que les pleurs coulaient sur sesjoues en dépit de ses efforts ; mais elle les essuya, etredressant résolument la tête, elle continua : « Je vaisme mettre à l’œuvre et chercher une petite maison commodémentsituée dans quelque district populeux, mais salubre, où nousprendrons quelques jeunes ladies comme pensionnaires, si nouspouvons les trouver, et autant d’élèves externes qu’il nous enviendra ou que nous pourrons en instruire. Les parents et lesanciens amis de votre père pourront nous envoyer quelques élèves,ou nous appuyer de leurs recommandations, sans doute : je nem’adresserai pas aux miens. Que dites-vous de cela, Agnès ?Êtes-vous disposée à quitter votre place actuelle et àessayer ?

– Tout à fait disposée, maman ; etl’argent que j’ai amassé servira à meubler la maison. Je vais leretirer à l’instant de la Banque.

– Quand on en aura besoin ; il fautd’abord louer la maison et prendre toutes nosdispositions. »

Mary offrit de prêter le peu qu’ellepossédait ; mais ma mère le refusa, disant que nous devionscommencer sur un plan économique, et qu’elle espérait que tout oupartie de mon épargne, ajouté à ce que nous pouvions réaliser parla vente de notre mobilier, et au peu que notre cher père avaitréussi à mettre de côté après le payement de nos dettes, suffiraitpour nous mener jusqu’à Noël, moment où, elle l’espérait, nouspourrions accroître ces ressources par notre travail uni. Il futfinalement décidé que ce serait là notre plan ; que ma mères’occuperait des informations et des préparatifs, et que jeretournerais après mes quatre semaines de vacances à Horton-Lodge,où je demeurerais jusqu’à ce que tout fût prêt pour ouvrir notreécole.

Nous discutions ces affaires le matin dontj’ai parlé, environ quinze jours après la mort de mon père, quandune lettre fut apportée à ma mère. En jetant les yeux surl’adresse, son visage, pâle de fatigue et de chagrin, se coloratout à coup. « De mon père ! » murmura-t-elle ;et elle déchira l’enveloppe. Il y avait bien des années qu’ellen’avait reçu aucune nouvelle de sa famille. Naturellement curieusede savoir ce que pouvait contenir cette lettre, j’examinai sacontenance pendant qu’elle la lisait, et fus quelque peu surprisede la voir mordre sa lèvre et froncer le sourcil comme si elleétait en colère. Quand elle en eut fini la lecture, elle la jetabrusquement sur la table, disant, avec un sourire demépris :

« Votre grand-père a été assez bon pourm’écrire. Il me dit qu’il ne doute pas que je ne me sois depuislongtemps repentie de mon infortuné mariage, et que si je veuxreconnaître cela et confesser que j’ai eu tort de mépriser sesconseils, et que j’ai justement souffert à cause de cela, il ferade nouveau de moi une lady, si c’est possible, après une longuedégradation, et se souviendra de mes filles dans son testament.Apportez-moi mon pupitre, Agnès, et débarrassez la table. Je veuxrépondre à cette lettre sur-le-champ. Mais d’abord, comme je peuxvous priver toutes deux d’un héritage, il est juste que je vousdise ce que j’entends répondre. Je veux lui dire qu’il se trompe ensupposant que je puisse regretter la naissance de mes filles, quiont été l’orgueil de ma vie, et qui seront très-probablement lesoutien et la consolation de mes vieux jours, ou les trente annéesque j’ai passées en la société de mon meilleur et de mon plus cherami ; que nos malheurs, eussent-ils été trois fois plusgrands, à moins que je n’en eusse été la cause, je ne m’enréjouirais que plus de les avoir partagés avec votre père, et delui avoir apporté toute la consolation que je pouvais luidonner ; que ses souffrances, dans sa maladie, eussent-ellesété dix fois plus grandes, je ne pourrais regretter d’avoir veillésur lui et travaillé à les soulager ; que s’il eût épousé unefemme riche, les malheurs et la maladie lui fussent tout aussi bienarrivés, mais que j’étais assez égoïste pour croire qu’aucune autrefemme n’eût pu lui apporter autant de soulagement et de consolationque moi : non que je sois supérieure aux autres, mais parceque j’étais faite pour lui, et lui pour moi ; et que je nepeux pas plus regretter les heures, les jours, les années debonheur que nous avons passés ensemble, et que nul de nous n’eut puavoir sans l’autre, que je ne puis regretter le privilège del’avoir soigné dans la maladie et consolé dans l’affliction.

« Faut-il lui écrire cela, mesenfants ? ou lui dirai-je que nous sommes tous très-fâchés dece qui s’est passé depuis trente ans ; que mes fillesvoudraient n’être pas nées ; mais que, puisqu’elles ont eu cemalheur, elles seront très-reconnaissantes de tout ce que leurgrand-papa voudra bien faire pour elles ? »

Naturellement, nous applaudîmes à larésolution de ma mère ; Mary enleva le service ;j’apportai le pupitre ; la lettre fut promptement écrite etexpédiée ; et, depuis ce jour, nous n’entendîmes plus parlerde notre grand-père, jusqu’au jour où, longtemps après, nous vîmessa mort annoncée dans les journaux, et apprîmes qu’il laissaittoute sa fortune à des cousins riches et inconnus.

Chapitre 20

 

Une maison à A…, la ville des bains de mer àla mode, fut louée pour notre pensionnat, et nous obtînmes lapromesse de deux ou trois élèves pour commencer. Je retournai àHorton-Lodge vers le milieu de juillet, laissant à ma mère le soinde conclure le marché pour la maison, d’obtenir de nouvellespensionnaires, de vendre le mobilier de notre vieille demeure, etd’acheter le nouveau.

Nous plaignons souvent les pauvres de cequ’ils n’ont pas le temps de porter le deuil de leurs parentsmorts, la nécessité les obligeant à travailler pendant leurs pluscruelles afflictions ; mais le travail incessant n’est-il pasle meilleur remède à un chagrin accablant, le plus sûr antidotecontre le désespoir ? Ce peut être un rude consolateur ;il peut sembler dur d’être harassé par les soucis de la vie quandnous n’avons aucun goût pour ses plaisirs ; d’être accablé detravail quand on sent son cœur près d’éclater et que l’esprit nedemande le repos que pour pouvoir pleurer en silence : mais lelabeur ne vaut-il pas mieux encore que le repos que nousconvoitons, et ces misérables soucis ne sont-ils pas moins cruelsque de réfléchir sans cesse sur le grand malheur qui nousaccable ? Et, d’ailleurs, nous ne pouvons avoir des soucis,des anxiétés, des tourments, sans espérance, ne fût-ce que demettre à exécution quelque projet utile, ou d’échapper à quelquenouvel ennemi. J’étais donc contente que ma mère eût un emploi pourchacune de ses facultés. Nos bons voisins déploraient de la voirréduite à une telle extrémité ; mais je suis persuadée qu’elleeût souffert trois fois autant, si elle était restée dansl’abondance avec la liberté de demeurer dans cette maison, scène deson bonheur d’autrefois et de sa récente affliction, et sans ladure nécessité qui l’empêchait de réfléchir et de se lamenter surla perte qu’elle venait de faire.

Je ne m’étendrai pas sur les sentiments aveclesquels je quittai la vieille maison, le jardin si connu, lapetite église du village, qui m’était doublement chère, parce quemon père, qui avait enseigné et prié pendant trente ans dans sesmurs, y reposait maintenant en paix ; les vieilles montagnesdénudées, pittoresques dans leur désolation même, enserrant lesétroites et riantes vallées couvertes de bois verdoyants et d’eauxlimpides ; la maison où j’avais vu le jour, l’asile de mespremières années, l’endroit où, depuis ma naissance, toutes mesaffections avaient été concentrées : je les quittais pour neplus les revoir. Il est vrai que je retournais à Horton-Lodge, où,parmi des maux nombreux, une source de plaisir me restaitencore ; mais c’était un plaisir mêlé d’excessive douleur, etmon séjour, hélas ! était limité à six semaines. Et même,pendant ce précieux temps, les jours fuyaient les uns après lesautres, et je ne le voyais point : excepté à l’église, je nele vis pas une seule fois dans la quinzaine qui suivit mon retour.Ce temps me parut une éternité ; et, comme j’étais souventdehors avec ma vagabonde élève, naturellement, mes espérancesétaient excitées, et le désappointement suivait. Puis je medisais : « Voilà une preuve convaincante, si vous aviezle sens de la voir et la franchise de la reconnaître, qu’il nepense point à vous. S’il s’occupait seulement moitié autant de vousque vous vous occupez de lui, il aurait trouvé déjà le moyen devous rencontrer plus d’une fois ; vous devez savoir cela, sivous consultez vos propres sentiments. Finissez-en donc avec cettefolie ; vous n’avez aucun sujet d’espérer. Bannissez vite devotre cœur ces pensées qui vous rendent malade, et ces vœuxinsensés, et revenez à votre devoir et à la vie triste et isoléeque vous avez devant vous. Vous auriez dû savoir qu’un tel bonheurn’était pas fait pour vous. »

Mais à la fin je le vis. Il tomba sur moi toutà coup lorsque je traversais un champ, en revenant de chez NancyBrown, à laquelle j’avais fait une visite pendant que MathildeMurray montait sa jument sans pareille. Il devait avoir appris lemalheur affreux qui m’avait frappée ; il ne me dit aucuneparole de condoléance ; mais les premiers mots qu’ils prononçafurent : « Comment va votre mère ? » Et celan’était pas une question naturelle, car jamais je ne lui avais ditque j’avais une mère : s’il le savait, il devait l’avoirappris par d’autres. Il y avait dans le ton et la manière dont ilm’adressa cette question une sincère et profonde sympathie. Je leremerciai avec politesse et lui dis que ma mère allait aussi bienqu’on pouvait l’espérer. « Que va-t-elle faire ? »me demanda-t-il ensuite. Beaucoup eussent trouvé la questionimpertinente et fait une réponse évasive ; mais une telle idéen’entra jamais dans mon cerveau, et je lui exposai d’une manièreclaire et en peu de mots les plans et les espérances de mamère.

« Alors vous quitterez bientôt cepays ? dit-il.

– Oui, dans un mois. »

Il sembla réfléchir une minute. Quand ilreprit la parole, j’espérai que c’était pour exprimer son chagrinde mon départ ; mais ce fut seulement pour me dire :

« Je pense que vous partirez avec assezde plaisir ?

– Oui, pour quelques raisons,répondis-je.

– Pour quelques raisonsseulement ! Je me demande ce qui pourrait vous faire regretterHorton-Lodge. »

Sa question me contraria un peu, parce qu’ellem’embarrassait. Je n’avais qu’une raison pour regretter departir ; et c’était un profond secret que je ne lui croyaispas le droit de chercher à connaître.

« Pourquoi, lui dis-je, pourquoisupposez-vous que je déteste ce lieu ?

– Vous me l’avez dit vous-même, merépondit-il. Vous m’avez dit, du moins, que vous ne pouviez vivrecontente sans un ami, et que vous n’aviez aucun ami ici et aucunepossibilité d’en faire un ; et d’ailleurs, je sais que vousdevez avoir ce lieu en aversion.

– Mais, si vous vous en souvenez bien, jevous ai dit, ou j’ai eu l’intention de vous dire que je ne pourraisvivre heureuse sans un ami au monde : je ne suis passi déraisonnable que de le vouloir toujours près de moi. Je croisque je pourrais vivre heureuse dans une maison remplie d’ennemis,si… » Je sentis que j’allais trop loin. Je coupai là ma phraseet ajoutai vite : « Et, du reste, on ne peut quitter unlieu où l’on a vécu deux ou trois ans sans quelque sentiment deregret.

– Est-ce que vous aurez regret de vousséparer de miss Murray, la seule élève et compagne qui vousreste ?

– Je conviens que j’en aurai quelqueregret ; ce ne fut pas sans chagrin que je me séparai de sasœur.

– Je comprends cela.

– Eh bien, miss Mathilde est aussi bonne,meilleure que sa sœur, sous un rapport.

– Et lequel ?

– Elle est honnête.

– Et l’autre ne l’est pas ?

– Je ne puis dire qu’elle n’est pashonnête ; mais je dois confesser qu’elle est un peuartificieuse.

– Artificieuse ? J’ai vud’abord qu’elle était légère et vaine ; et, maintenant,ajouta-t-il après une pause, je puis croire qu’elle était rusée etadroite aussi, et si profondément, qu’elle pouvait prendre lesdehors de l’extrême simplicité et de la candeur. Oui, continua-t-ilcomme en réfléchissant, cela m’explique de petites choses quim’intriguaient un peu auparavant. »

Après cela, il tourna la conversation sur dessujets plus généraux. Il ne me quitta que lorsque nous eûmespresque atteint les portes du parc : il s’était certainementun peu écarté de son chemin pour m’accompagner si loin, car ilretourna en arrière et disparut derrière Moss-Lane, endroit devantlequel nous avions passé. Assurément je ne regrettai pas cettecirconstance : si le chagrin avait pu trouver place dans moncœur, c’eût été qu’il fût parti, qu’il ne marchât plus à mon côté,et que le délicieux moment que nous venions de passer ensemble fûtécoulé. Il n’avait pas soupiré un mot d’amour, ou laissé voir unindice de tendresse ou d’affection, et pourtant j’avais étésuprêmement heureuse. Être près de lui, l’entendre parler comme ilm’avait parlé, sentir qu’il me croyait digne de l’écouter etcapable de comprendre et d’apprécier sa parole, c’était assez pourmoi.

Oui, Édouard Weston, je pourrais vraiment êtreheureuse dans une maison remplie d’ennemis, si seulement j’avais unami qui m’aimât profondément et fidèlement ; et, si cet amiétait vous, fussions-nous bien loin l’un de l’autre, nepussions-nous que rarement nous écrire, et plus rarement encorenous voir, le travail dût-il m’accabler, les tourments et lesvexations m’environner, ce serait trop de bonheur pour moi !« Et pourtant, qui peut dire, me répétais-je à moi-même entraversant le parc, qui peut dire ce que ce mois que j’ai encore àdemeurer ici peut amener ? Pendant près de vingt-trois ans quej’ai vécu, j’ai beaucoup souffert et goûté peu de plaisir ;est-il probable que ma vie doive toujours rester aussisombre ? N’est-il pas possible que le ciel entende mesprières, disperse ces nuages et m’accorde enfin quelques rayons debonheur ? Me refusera-t-il ces félicités si libéralementaccordées à d’autres qui ne les lui demandent point ni ne l’enremercient ? Ne puis-je encore espérer et avoirconfiance ? » J’espérai et j’eus confiance quelquetemps ; mais, hélas ! hélas ! les jourss’écoulaient ; une semaine suivait l’autre, et, à l’exceptiond’une fois que je l’aperçus de loin, et de deux rencontres où il nefut presque rien dit, pendant que je me promenais avec missMathilde, je ne le vis point, si ce n’est à l’église.

Le dernier dimanche était enfin arrivé, et ledernier service. Je fus sur le point de fondre en larmes durant lesermon, le dernier que j’allais entendre de lui ; le meilleurque j’entendrais jamais, assurément. La fin du service était venue,l’assistance se retirait, et il me fallait suivre. Je venais de levoir et d’entendre sa voix probablement pour la dernière fois. Dansle cimetière, Mathilde fut accostée par les deux miss Green. Ellesavaient beaucoup de questions à lui adresser touchant sa sœur, etje ne sais quoi encore. J’aurais voulu qu’elles eussent fini, afinde nous en retourner vite à Horton-Lodge. Il me tardait de pouvoirme retirer dans ma chambre ou dans quelque coin du jardin pourm’abandonner à mes sentiments, pleurer une fois encore mesespérances vaines et mes illusions détruites ; puis dire adieuà mer rêves, et revenir pour toujours avec courage à la tristeréalité. Mais, pendant que je formais cette résolution, une voixgrave, tout près de moi, me dit :

« Je crois que c’est cette semaine quevous partez, miss Grey ?

– Oui, » répondis-je.

J’avais été vivement frappée ; et, sij’avais été sujette aux syncopes, je me serais certainementévanouie. Mais, Dieu merci, je n’y étais pas sujette.

« Eh bien, dit M. Weston, j’aibesoin de vous dire adieu, car il n’est guère probable que je vousrevoie avant votre départ.

– Adieu, monsieur Weston, »dis-je.

Oh ! combien d’efforts il me fallut pourlui dire cela avec calme ! Je lui donnai ma main ; il laretint quelques secondes dans la sienne.

« Il est possible que nous nousrevoyions, dit-il. Cela vous ferait-il ou non plaisir ?

– Oui, je serais très-heureuse de vousrevoir. ».

Je ne pouvais dire moins. Il me pressatendrement la main et partit. Cette fois, j’étais heureuse, quoiquej’eusse plus envie de pleurer que jamais. Si j’avais été forcée deparler en ce moment, une suite de sanglots eussent inévitablementtrahi mon émotion ; je ne pouvais empêcher mes pleurs decouler. Je partis avec miss Murray, détournant la tête etnégligeant de répondre à plusieurs remarques, jusqu’au moment oùelle m’apostropha en me disant que j’étais sourde ou stupide. Alorsje repris mon sang-froid, et, comme quelqu’un qui vient d’êtrearraché à une méditation profonde, je levai les yeux et luidemandai ce qu’elle avait dit.

Chapitre 21L’école.

Je quittai Horton-Lodge, et j’allai rejoindrema mère dans notre nouvelle résidence, à A… Je la trouvai bien desanté, résignée d’esprit, quoique grave et un peu triste. Nousn’avions que trois pensionnaires et une demi-douzaine d’externespour commencer ; mais, avec des soins et de la diligence, nousavions espoir d’accroître le nombre des unes et des autres avantpeu.

Je me mis avec une salutaire énergie àl’accomplissement des devoirs de ce nouveau mode de vie. Jel’appelle nouveau, parce qu’il y avait certes une différenceconsidérable entre enseigner avec ma mère, dans une école à nous,et être institutrice salariée au milieu d’étrangers, méprisée etbafouée par les jeunes et les vieux. Pendant les premièressemaines, je me trouvai très-heureuse. « Il est possible quenous nous revoyions ; cela vous ferait-il ou nonplaisir ? » Ces paroles me tintaient encore à l’oreilleet reposaient dans mon cœur. Elles étaient mon soutien et masecrète consolation. « Je le reverrai. Il viendra ou ilécrira. » Il n’était point de promesse trop brillante ni tropextravagante pour l’espérance qui me parlait à l’oreille. Je necroyais pas la moitié de ce qu’elle me disait ; je prétendaismême rire de tout ; mais j’étais beaucoup plus crédule que jene le supposais : car, pourquoi mon cœur tressaillait-illorsque j’entendais frapper à la porte extérieure, et que laservante venait nous dire qu’un gentleman désirait me voir ?Et pourquoi étais-je de mauvaise humeur tout le reste de lajournée, parce que ce visiteur n’était autre qu’un maître demusique qui venait nous offrir ses services ? Qu’est-ce quisuspendait pendant un moment ma respiration, lorsque le facteurayant apporté une couple de lettres, ma mère me disait :« Tenez, Agnès, voilà pour vous, » et m’en jetaitune ? Qu’est-ce qui me faisait refluer le sang au visage,quand je voyais que l’adresse était de la main d’un homme ? Etpourquoi ce sentiment de désespoir qui m’accablait quand, ayantdéchiré l’enveloppe, je m’apercevais que ce n’était qu’une lettrede Mary, dont, pour une raison ou pour une autre, son mari avaitécrit l’adresse ?

En étais-je donc arrivée à ce point, d’êtredésappointée en recevant une lettre de ma propre sœur, etparce que cette lettre n’était pas écrite par un homme que, jusqu’àun certain point, je ne pouvais regarder que comme unétranger ? Chère Mary ! elle l’avait écrite avec tantd’affection, pensant que je serais heureuse de la recevoir !Je n’étais pas digne de la lire ! Et je crois que, dans monindignation contre moi-même, je l’aurais mise de côté, jusqu’à ceque je fusse revenue à un meilleur état d’esprit et que je mesentisse plus digne de l’honneur et du privilège d’en connaître lecontenu. Mais ma mère était là, qui me regardait et désirait savoirles nouvelles que cette lettre contenait. Je la lisais donc et lalui donnais, puis j’allais dans l’école m’occuper des élèves ;mais en m’occupant des copies et des devoirs, pendant que jecorrigeais des erreurs par-ci, des manquements à la disciplinepar-là, je me réprimandais intérieurement moi-même avec beaucoupplus de sévérité. « Quelle folle vous êtes ! medisais-je. Comment avez-vous pu rêver qu’il devait vousécrire ? Sur quoi fondez-vous une telle espérance ?Comment pouvez-vous croire qu’il cherche à vous voir, qu’ils’occupe de vous, qu’il pense à vous ? » Puis l’Espéranceme montrait encore cette dernière et courte entrevue, et merépétait les paroles que j’avais si fidèlement conservées dans mamémoire. « Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie, eta-t-on jamais suspendu son espoir à une branche aussifragile ? Y a-t-il là autre chose que ce que deux personnesqui se connaissent à peine peuvent se dire ? Il peut se faire,d’ailleurs, que vous vous rencontriez encore. Il aurait pu vousparler ainsi quand même vous auriez été sur le point de vousembarquer pour la Nouvelle-Zélande ; mais cela n’impliquaitnullement l’intention de vous revoir. Quant à la questionqui a suivi, le premier venu aurait pu vous la faire. Et commentavez-vous répondu ? Par un stupide lieu commun, comme vousauriez répondu à M. Murray ou à tout autre qui eût été dansdes termes de vulgaire politesse avec vous. – Mais, continuaitl’Espérance, le ton et l’expression de sa parole ? – Oh !cela ne signifie rien ! Il parle toujours avecexpression ; et, d’ailleurs, les Green et miss Mathildeétaient immédiatement devant vous ; d’autres personnespassaient à vos côtés, et il était obligé de se tenir tout près devous et de vous parler très-bas, à moins d’être entendu de tout lemonde, ce que, quoiqu’il ne dît rien de bien particulier, il nevoulait certainement pas. – Mais alors, pourquoi cette cordiale etdouce pression de main, qui semblait dire : Fiez-vousà moi, et mille autres choses encore, trop flatteusespour qu’on les répète, même à soi ? – Folie insigne, tropabsurde pour mériter contradiction ; pure invention de votreimagination, et dont vous devriez rougir ! Si vous vouliezseulement regarder votre extérieur peu attrayant, votre réserve peuaimable, votre timidité absurde, qui doivent vous faire paraîtrefroide, triste, originale et peut-être d’un mauvaiscaractère ; si vous aviez réfléchi à tout cela depuis lecommencement, vous n’auriez jamais donné accès à des pensées siprésomptueuses. Puisque vous avez été si insensée, il vous fautvous repentir et vous amender, et ne plus penser à cela. »

Je ne puis dire que j’obéissais à mes propresinjonctions ; mais des raisonnements pareils devenaient deplus en plus efficaces à mesure que le temps s’écoulait et que jen’entendais point parler de M. Weston, et à la fin je cessaid’espérer, car mon cœur lui-même reconnut que c’était chose vaine.Cependant je continuais à penser à lui ; je chérissais sonimage dans mon esprit ; je me souvenais de ses paroles, de sesgestes, de ses regards ; je m’entretenais de ses qualités etde ses habitudes, en un mot de tout ce que j’avais vu, entendu ouimaginé de lui.

« Agnès, l’air de la mer et le changementde scène ne vous sont pas favorables, je pense ; jamais je nevous ai vu si mauvaise mine. Vous restez sans doute trop assise etles soins de l’école vous absorbent trop. Il vous faut prendre leschoses plus légèrement et vous montrer gaie et active. Il vous fautprendre de l’exercice toutes les fois que vous le pourrez, et melaisser les plus durs labeurs : ils ne serviront qu’à exercerma patience et peut-être à éprouver un peu moncaractère. »

Ainsi parla un matin ma mère, pendant que nousétions toutes deux au travail durant les vacances de Pâques. Jel’assurai que mes occupations ne me faisaient aucun mal, que je meportais bien, et que si j’étais un peu pâle, c’était l’effet del’hiver ; qu’il n’y paraîtrait plus aussitôt que les mois deprintemps seraient passés ; que lorsque l’été serait venu, jeserais aussi forte et aussi gaie qu’elle pourrait le désirer :mais son observation me frappa. Je savais que mes forces s’enallaient, que mon appétit avait disparu, et j’étais devenueinsouciante et triste. S’il ne devait plus penser à moi, si je nedevais pas le revoir, s’il m’était interdit de faire son bonheur,si les joies de l’amour m’étaient refusées, si je ne pouvais aimeret être aimée, la vie serait pour moi un fardeau, me disais-je, et,si le Père céleste m’appelait à lui, je serais heureuse de trouverle repos. Mais que deviendrait ma mère ? Fille indigne etégoïste, pouvais-je l’oublier un moment ? Son bonheurn’était-il pas remis à ma garde ? Et nos jeunes élèves, ne medevais-je pas à leur bonheur aussi ? Devais-je reculer devantla tâche que Dieu m’avait confiée, parce qu’elle n’était pasconforme à mes goûts ? Ne savait-il pas mieux que moi ce queje devais faire et où je devais travailler ? Pouvais-jedésirer de quitter son service avant que d’avoir accompli ma tâche,et espérer entrer dans son repos avant d’avoir travaillé pour legagner ? « Non ; avec son aide je veux me relever etme mettre courageusement à l’œuvre qui m’a été confiée. Si lebonheur en ce monde n’est pas pour moi, je m’efforcerai du moins defaire celui des autres, et ma récompense sera dansl’éternité. » Ainsi parlai-je à mon cœur ; et depuis cetemps, je ne permis à mes pensées de se reporter sur Edward Westonque de loin en loin, et comme un régal pour de rares occasions.Aussi, soit que ce fût l’effet de l’été, ou de ces bonnesrésolutions, ou du temps écoulé, soit toutes ces choses ensemble,ma tranquillité d’âme revint bientôt, et la santé et la vigueurcommencèrent aussi à revenir lentement, mais sûrement.

Dans les premiers jours de juin, je reçus unelettre de lady Ashby, autrefois miss Murray. Elle m’avait écritdéjà deux ou trois fois, des différents endroits qu’elle avaitvisités ; elle était toujours gaie et se disait fort heureuse.Je m’étonnais chaque fois qu’elle ne m’eût pas oubliée, au milieude tant de gaieté et de changements de scène. Il y eut pourtant uneinterruption, et elle semblait ne plus penser à moi, car plus desix mois s’étaient écoulés sans que je reçusse une de ses lettres.Naturellement, je ne m’en affligeais guère, quoique je n’eusse pasété fâchée de savoir comment elle allait ; et, quand sadernière lettre très-inattendue m’arriva, je fus assez contente dela recevoir. Elle était datée d’Ashby-Park, où elle était venueenfin se fixer, après avoir partagé son temps entre le continent etla métropole. Elle me faisait mille excuses pour m’avoir silongtemps négligée, réassurant qu’elle ne m’avait pas oubliée,qu’elle avait souvent eu l’intention de m’écrire, etc., etc., maisqu’elle en avait toujours été empêchée par quelque chose. Ellereconnaissait qu’elle avait mené une vie très-dissipée », etque je pourrais la croire très-méchante et très-oublieuse ;que cependant elle pensait beaucoup à moi, et désirait surtout fortme revoir. « Il y a déjà plusieurs jours que nous sommes ici,m’écrivait-elle. Nous n’avons aucun ami auprès de nous et noussommes menacés d’une vie fort triste. Vous savez que je n’ai jamaiseu beaucoup de goût pour vivre avec mon mari comme deuxtourterelles dans un nid, fût-il la plus délicieuse créature quieût jamais porté un habit ; ayez donc pitié de moi et venez.Je suppose que vos vacances d’été commencent en juin, comme cellesde tout le monde ; vous ne pouvez donc prétexter le défaut detemps. Vous devez venir et vous viendrez, car je mourrai si vous nevenez pas. Je veux que vous me visitiez en amie et quevous demeuriez longtemps. Il n’y a personne avec moi, ainsi que jevous l’ai déjà dit, que sir Thomas et la vieille lady Ashby ;mais vous ne devez pas vous occuper d’eux : ils ne voustroubleront guère avec leur compagnie. Vous aurez une chambre àvous, où vous pourrez vous retirer, et beaucoup de livres à lire,quand ma société ne vous semblera pas suffisamment amusante. J’aioublié si vous aimez les enfants ; si vous les aimez, vousaurez le plaisir de voir le mien, le plus charmant du monde,assurément ; et d’autant plus charmant que je n’ai pas l’ennuide le nourrir, car je n’aurais pu me résoudre à cela.Malheureusement c’est une fille, et sir Thomas ne me l’a jamaispardonné ; mais, pourtant, si vous voulez venir, je vouspromets que vous serez sa gouvernante aussitôt qu’elle pourraparler : vous pourrez l’élever comme elle doit l’être et faired’elle une meilleure femme que ne l’est sa mère. Vous verrez lesdeux tableaux que j’ai rapportés d’Italie, tableaux de grandevaleur ; j’ai oublié le nom de l’artiste. Vous leurdécouvrirez sans doute de grandes beautés que vous me ferezremarquer, et que je n’admire que d’après ouï-dire ; vousverrez en outre beaucoup d’élégantes curiosités que j’ai achetées àRome et ailleurs, et enfin vous verrez ma nouvelle maison, lesplendide manoir et le parc que je convoitais tant. Hélas !combien l’espoir de posséder l’emporte quelquefois sur le plaisirde la possession ! Voilà un beau sentiment ! Je vousassure que je suis tout à fait devenue une grave matrone ; jevous en prie, venez, ne fût-ce que pour être témoin de cemerveilleux changement. Écrivez-moi par le retour du courrier,dites-moi quand vos vacances commencent ; vous vous mettrez enroute le jour suivant et demeurerez ici jusqu’à la veille du jouroù elles finiront, prenant pitié de

Votreaffectionnée,

ROSALIE ASHBY. »

Je montrai cette étrange épître à ma mère etla consultai sur ce que je devais faire. Elle me conseilla d’aller,et je partis assez désireuse de voir Lady Ashby et aussi sonenfant, et de faire pour elle tout ce que je pourrais, en manièrede consolation ou d’avis ; j’imaginais qu’elle ne devait pasêtre heureuse, car elle ne se fût pas adressée à moi ainsi. Enacceptant son invitation, on le comprendra aisément, je faisais ungrand sacrifice pour elle ; je faisais violence à messentiments de plus d’une façon, au lieu de me réjouir del’honorable distinction que croyait me faire la femme du baronneten m’invitant à l’aller voir en qualité d’amie. Je résolus de nepas faire durer ma visite plus de quelques jours, et je ne nieraipas que je tirais quelque consolation de l’idée qu’Ashby-Parkn’étant pas très-éloigné d’Horton, je pourrais peut-être voirM. Weston, ou au moins apprendre de ses nouvelles.

Chapitre 22La visite.

Ashby-Park était assurément une délicieuserésidence. La maison était majestueuse au dehors, commode etélégante au dedans ; le parc était vaste et magnifique,surtout par ses beaux vieux arbres, ses troupeaux de daims, seslarges pièces d’eau, et l’ancienne forêt qui s’étendait audelà ; car il n’y avait aucun de ces accidents de terrain quidonnent de la variété au paysage, et très-peu de ces ondulationsqui ajoutent tant au charme de la vue d’un parc. C’était là ledomaine que Rosalie Murray avait tant désiré appeler sien, dontelle voulait avoir sa part, à quelque condition qu’elle lui fûtofferte, quel que fût le prix mis au titre qu’elle ambitionnait, etquel que dût être son partner dans l’honneur et la félicité d’unetelle possession !… Mais je ne suis pas disposée à la censureen ce moment.

Elle me reçut avec beaucoup decordialité ; et, quoique je fusse la fille d’un pauvreecclésiastique, une gouvernante, une maîtresse d’école, elle me fitavec un plaisir non affecté les honneurs de sa maison, et, ce quime surprit davantage, se donna même quelque peine pour m’en rendrele séjour agréable. Je pourrais remarquer, il est vrai, qu’elles’attendait à me voir grandement frappée de la magnificence quil’environnait ; et, je le confesse, je fus un peu ennuyée desefforts qu’elle faisait pour que je ne fusse pas écrasée, par tantde grandeur, que je ne fusse pas trop effrayée à l’idée de paraîtredevant son mari et sa belle-mère, et que je ne rougisse pas trop demon humble situation. Je n’en rougissais nullement : car,quoique simplement vêtue, j’avais pris soin de n’être ni ridicule,ni basse, et j’aurais été assez à mon aise, si elle n’avait pristant de peine pour m’y mettre. Pour ce qui était de la magnificencequi m’environnait, rien de ce que je vis ne me frappa moitié autantque ne le fit le changement qui s’était accompli en elle. Soit quece fût la suite des dissipations et des fatigues de la vie du grandmonde, soit de quelque autre mal, il avait suffi d’un peu plusd’une année pour opérer en elle un changement notable, et diminuerl’embonpoint de ses formes, la fraîcheur de son teint, la vivacitéde ses mouvements et l’exubérance de sa gaieté.

J’aurais voulu savoir si elle étaitmalheureuse, mais je sentis que ce n’était pas mon affaire de m’enenquérir. Je pouvais m’efforcer de gagner sa confiance ; mais,si elle jugeait convenable de me cacher ses peines de ménage, je nela fatiguerais pas d’indiscrètes questions. Je me renfermai enconséquence dans quelques questions générales sur sa santé et sonbonheur, quelques compliments sur la beauté du parc et sur lapetite fille, qui aurait dû être un garçon, délicate petite enfantde sept à huit semaines, que sa mère paraissait regarder avec unintérêt et une affection qui n’avaient rien d’extraordinaires,quoique aussi vifs qu’on les pouvait attendre d’elle.

Un moment après mon arrivée, elle chargea safemme de chambre de me conduire à ma chambre. C’était un petitappartement sans prétention, mais assez confortable. Lorsque j’endescendis, après m’être débarrassée de mes habits de voyage etavoir fait une toilette digne de lady Ashby, elle me conduisit dansla chambre que je devais occuper lorsque je voudrais être seule, ouqu’elle serait obligée de recevoir des visites, ou de demeurer avecsa belle-mère, ou privée de toute autre façon de jouir du plaisirde ma société. C’était un joli et tranquille petit salon, et je nefus pas fâchée d’être pourvue d’un tel endroit de refuge.

« Une autre fois, me dit-elle, je vousmontrerai la bibliothèque. Je n’ai jamais examiné ses rayons, maisje puis dire qu’elle est pleine de bons livres. Vous pourrez allervous y enterrer toutes les fois qu’il vous plaira. Maintenant, ilfaut que vous preniez un peu de thé. Il sera bientôtl’heure de dîner ; mais j’ai pensé que, comme vous étiezhabituée à dîner à une heure, vous aimeriez mieux prendre une tassede thé à ce moment-là, et dîner lorsque nous goûtons. Puis, voussavez, vous pouvez vous faire servir votre thé dans cette chambre,et vous éviterez ainsi de dîner avec lady Ashby et sir Thomas, cequi serait impoli… non, pas précisément impoli… mais… vous savez ceque je veux dire. J’ai pensé que vous n’aimeriez pas à dîner aveceux, d’autant plus que nous avons quelquefois d’autres ladies etgentlemen à dîner.

– Certainement, dis-je, j’aimerai mieuxdîner comme vous dites ; et, si vous n’y voyez pasd’objection, je préférerais prendre tous mes repas dans cettechambre.

– Pourquoi ?

– Parce que, j’imagine, ce serait plusagréable à lady Ashby et à sir Thomas.

– Mais nullement.

– Dans tous les cas, cela me serait plusagréable, à moi. »

Elle fit quelques petites objections, maiscéda bientôt ; et je pus voir que la proposition lui apportaitun grand soulagement.

« Maintenant, venez au salon, dit-elle.Voilà la cloche qui sonne la toilette ; mais je ne pars pasencore : il est inutile que vous fassiez de la toilette quandil n’y a personne pour vous voir, et j’ai besoin de causer encoreun peu avec vous. »

Le salon était assurément une pièce imposanteet très-élégamment meublée. Je vis le regard de sa jeunepropriétaire se porter sur moi lorsque nous y entrâmes, comme pourremarquer si j’étais éblouie par cette magnificence, et je résolusalors de garder un air de froide indifférence, comme si je nevoyais rien de remarquable. Mais ce fut seulement pour un instant.Pourquoi la désappointerais-je pour épargner ma fierté ? Non,il vaut mieux faire le sacrifice de cette fierté pour lui donnercette innocente satisfaction. Je regardai donc autour de moi, luidis que c’était une magnifique pièce, meublée avec beaucoup degoût. Elle répondit peu de chose, mais je vis qu’elle étaitcontente.

Elle me montra ses deux tableaux italiens,mais elle ne me donna pas le temps de les examiner, me disant quej’aurais le temps de les revoir un autre jour. Elle voulût me faireadmirer une petite montre qu’elle avait achetée à Genève, puis elleme fit faire le tour du salon pour me montrer divers objets qu’elleavait rapportés d’Italie ; entre autres des bustes, degracieuses petites figurines, et des vases tous en marbre blanc etmagnifiquement ciselés. Elle en parla avec animation, et entenditmes commentaires louangeurs avec plaisir. Bientôt pourtant ellepoussa un soupir mélancolique, comme si elle eût voulu exprimerl’insuffisance de semblables bagatelles pour faire le bonheur ducœur humain.

S’étendant alors sur un sofa, elle m’engagea àm’asseoir aussi dans un large fauteuil qui se trouvait placé enface, non devant le feu, mais devant une large fenêtre ouverte, caron était en été, il ne faut pas l’oublier, une douce et chaudeaprès-midi de la fin de juin. Je demeurai un instant assise ensilence, jouissant de l’air calme et pur, et de la vue délicieusedu parc qui s’étendait devant moi, riche de verdure et defeuillage, et coloré par les chauds rayons du soleil. Mais il mefallait tirer avantage de cette pause ; j’avais des questionsà faire, et, comme dans le post-scriptum d’une lettre de femme, leplus important devait venir à la fin. Je commençai donc parm’informer de M. et de mistress Murray, de miss Mathilde etdes jeunes gentlemen.

On me répondit que papa avait la goutte, cequi le rendait féroce ; qu’il ne voulait point renoncer à seswhists favoris, ni à ses dîners et à ses souperssubstantiels ; qu’il s’était querellé avec son médecin, parceque celui-ci avait osé lui dire qu’aucune médecine ne pourrait leguérir s’il continuait à vivre ainsi ; que maman et les autresallaient bien. Mathilde était encore sauvage et turbulente, maiselle avait une gouvernante fashionable et avait déjà beaucoup gagnésous le rapport des manières ; elle allait bientôt faire sonentrée dans le monde. John et Charles (en ce moment en vacances)étaient de tous points de beaux, hardis, ingouvernables et méchantsgarçons.

« Et comment vont les autres personnes,demandai-je, les Green, par exemple ?

– Ah ! M. Green a le cœurbrisé, vous savez ? répondit-elle avec un sourirelangoureux : il n’a pas encore surmonté son désespoir, et nele surmontera jamais, je pense. Il est condamné à rester garçon, etses sœurs font de leur mieux pour trouver à se marier.

– Et les Meltham ?

– Oh ! ils continuent à setrémousser comme de coutume, je suppose ; mais je ne sais pasgrand’chose d’eux, à l’exception de Harry, dit-elle en soupirantlégèrement et en souriant de nouveau. Je l’ai vu beaucoup pendantque nous étions à Londres : car, aussitôt qu’il apprit quenous étions arrivés dans la métropole, il vint sous prétexte devoir son frère, et se mit ou à me suivre comme mon ombre partout oùj’allais, ou à me rencontrer à chaque détour de rue. Oh ! nevous scandalisez pas de cela, miss Grey, j’ai été très-sage, jevous assure ; mais, vous savez, je ne peux pas empêcher quel’on m’admire. Pauvre garçon ! il n’était pas mon seuladorateur, quoiqu’il fût certainement le plus ardent, et, je lecrois, le plus dévoué de tous. Et ce détestable… Lem… Sir Thomasprit offense de ses poursuites, ou de mes dépenses prodigues, ou detoute autre chose, je ne sais pas exactement de quoi, et m’emmenabrusquement et sans m’avertir dans cette campagne, où je dois jouerle rôle d’ermite pendant toute ma vie. »

Elle se mordit la lèvre, et parut adresser unfroncement de sourcil vindicatif à ce beau domaine qu’elle avaittant convoité.

« Et M. Hatfield, demandai-je,qu’est-il devenu ? »

Elle reprit son sourire et me répondit avecgaieté :

« Oh ! il fit la cour à une vieillefille et l’épousa quelque temps après ; mettant en balance salourde bourse avec ses charmes fanés, et espérant trouver dans l’orle contentement que lui avait refusé l’amour.

– Eh bien ! je crois que voilà tout,excepté pourtant M. Weston : que fait-il ?

– Je n’en sais absolument rien. Il n’estplus à Horton.

– Depuis combien de temps ? et oùest-il allé ?

– Je ne sais absolument rien de lui,répondit-elle en baillant, excepté qu’il partit il y a à peu prèsun mois. Je n’ai jamais demandé pour où ; et les gens firentgrand bruit de son départ, continua-t-elle, au grand déplaisir deM. Hatfield : car Hatfield ne l’aimait pas, parce qu’ilavait trop d’influence sur les gens du bas peuple, et parce qu’iln’était pas assez maniable ni assez soumis envers lui, et aussipour d’autres impardonnables défauts, je ne sais quoi. Maismaintenant il faut positivement que j’aille m’habiller ; lesecond coup de cloche va sonner, et si j’arrivais au dîner danscette toilette, lady Ashby ne finirait pas ses rabâchages. C’estune chose étrange que de ne pouvoir être maîtresse dans sa propremaison. Sonnez, et je vais envoyer chercher ma femme de chambre, etleur dire de vous apporter du thé. Que je vous dise encore quecette intolérable femme…

– Qui ? votre femme dechambre ?

– Non, ma belle-mère… et ma malheureusebévue ! Au lieu de la laisser se retirer dans quelque autremaison, comme elle offrit de le faire lorsque je me mariai, je fusassez sotte pour la prier de rester ici et de diriger la maison àma place, parce que d’abord j’espérais que nous passerions unegrande partie de l’année à Londres ; en second lieu, j’étaissi jeune et si inexpérimentée que je frémissais à l’idée d’avoirdes domestiques à gouverner, des dîners à commander, des parties àorganiser, et tout le reste ; et je pensai qu’elle pourraitm’assister de son expérience. Je ne songeai jamais qu’elle semontrerait une usurpatrice, un tyran, une sorcière, une espionne,et tout ce qu’il y a de plus détestable. Je la voudrais voirmorte ! »

Elle se tourna alors pour donner des ordres aulaquais qui, resté debout sur la porte pendant une demi-minute,avait entendu la dernière partie de ses malédictions, et quinaturellement faisait ses réflexions là-dessus, malgré l’impassibleet immobile contenance qu’il croyait convenable de garder dans lesalon. Quand je lui fis remarquer que cet homme avait dûl’entendre, elle me répondit :

« Oh ! que m’importe ? Je nem’occupe pas des laquais : ce sont de vrais automates ;ils ne font nulle attention à ce que disent et font leursmaîtres ; ils n’oseraient le répéter. Quant à ce qu’ilspeuvent penser, s’ils se permettent de penser quelque chose,personne ne s’en préoccupe. Ce serait vraiment joli, si nousdevions nous interdire de parler devant nosdomestiques ! »

Ce disant, elle s’en alla promptement faire satoilette, me laissant seule retrouver mon chemin pour me rendre àmon petit salon, où, au temps voulu, l’on me servit le thé. Aprèsque je l’eus pris, je restai à réfléchir sur la position passée etprésente de lady Ashby, sur le peu que j’avais appris touchantM. Weston, et le peu de chance que j’avais de le revoir oud’entendre parler de lui pendant ma vie calme et triste. À la fin,pourtant, ces pensées commencèrent à me fatiguer, et je désiraisavoir où était la bibliothèque dont lady Ashby m’avait parlé. Jeme demandai si je serais obligée de demeurer là à rien fairejusqu’à l’heure du coucher.

Comme je n’étais pas assez riche pour avoirune montre, je ne pouvais savoir le temps qui s’écoulait autrementqu’en observant les ombres qui s’étendaient lentement. Par mafenêtre, je découvrais un coin du parc renfermant un bouquetd’arbres dont les hautes branches avaient été occupées par uneinnombrable compagnie de bruyants corbeaux, et un mur élevé avecune massive porte en bois, qui communiquait sans doute avec lesécuries, car un large chemin s’étendait de cette porte vers leparc. L’ombre de ce mur prit bientôt possession de tout le solaussi loin que je pouvais voir, forçant la lumière dorée du soleilà reculer pouce par pouce et à se réfugier enfin au sommet desarbres. Bientôt ces arbres même furent noyés dans l’ombre, l’ombredes montagnes éloignées ou de la terre elle-même ; et, parsympathie pour les actifs corbeaux, je regrettai de voir leurhabitation, tout à l’heure dorée par les rayons du soleil, plongéecomme le reste dans l’ombre. Pendant un moment, ceux de ces oiseauxqui volaient au-dessus des autres recevaient encore les rayons dusoleil sur leurs ailes, ce qui donnait à leur noir plumage lacouleur fauve et l’éclat de l’or. Enfin ces derniers rayonsdisparurent. Le crépuscule vint ; les corbeaux devinrent pluscalmes ; je me sentis moins fatiguée, et désirai que mondépart pût avoir lieu le lendemain. À la fin il fit tout à faitnuit, et je pensais déjà à sonner pour avoir de la lumière, afin deme mettre au lit, lorsque lady Ashby parut, s’excusant fort dem’avoir abandonnée si longtemps, et en faisant retomber le blâmesur cette maussade vieille femme, ainsi qu’elle appelait sabelle-mère.

« Si je ne restais avec elle dans lesalon pendant que sir Thomas prend son vin, dit-elle, elle ne mepardonnerait jamais ; et si je quitte la chambre à l’instantoù il vient, comme je l’ai fait une fois ou deux, c’est une offenseimpardonnable contre son cher Thomas. Jamais elle ne se renditcoupable d’un tel manque de respect envers son époux,dit-elle ; et pour ce qui est de l’affection, les femmes denos jours ne pensent point à cela ; mais de son temps, leschoses étaient différentes. Comme s’il était bien utile de resterdans la chambre quand il ne fait que murmurer et jurer lorsqu’ilest en colère, dire des plaisanteries dégoûtantes lorsqu’il est debonne humeur, ou se coucher sur un sofa lorsqu’il est trop stupidepour faire l’un ou l’autre ! ce qui est fréquemment le cas,maintenant qu’il n’a pas autre chose à faire que de s’enivrer.

– Mais ne pouvez-vous chercher à occuperson esprit de choses meilleures, et l’engager à renoncer à detelles habitudes ? Je suis sûre que vous avez des moyens depersuasion et des talents pour amuser un gentleman que beaucoup deladies seraient heureuses de posséder.

– Et vous pensez que je voudrais meconsacrer à son amusement ? Non, ce n’est point là l’idée quej’ai des devoirs d’une femme. C’est au mari à plaire à la femme, etnon à la femme à plaire au mari ; et s’il n’est pas satisfaitde la sienne telle qu’elle est, s’il ne se croit pas très-heureuxde la posséder, il n’est pas digne d’elle : voilà tout. Pource qui est de la persuasion, je vous assure que je ne metourmenterai pas de cela ; j’ai bien assez à faire de lesupporter comme il est, sans que j’essaye encore d’opérer uneréforme. Mais je suis fâchée de vous avoir laissée seule silongtemps, miss Grey. Comment avez-vous passé le temps ?

– Principalement à regarder lescorbeaux.

– Grand Dieu ! combien vous avez dûvous ennuyer ! Il faut que je vous montre labibliothèque ; et vous devez, à l’avenir, sonner toutes lesfois que vous aurez besoin de quelque chose, absolument comme sivous étiez dans une auberge, et ne vous laissez manquer de rien.J’ai des raisons égoïstes pour vouloir vous faire heureuse, parceque j’ai besoin que vous demeuriez avec moi, et que vousn’accomplissiez pas votre horrible menace de partir dans un jour oudeux.

– Eh bien, permettez que je ne vousretienne pas plus longtemps éloignée du salon ce soir ; car àprésent je me sens fatiguée et désire me mettre au lit. »

Chapitre 23Le parc.

Je descendis de ma chambre le lendemain un peuavant huit heures, ainsi que j’en pus juger par une horlogeéloignée que j’entendis sonner. Il n’y avait aucune apparence dedéjeuner. J’attendis plus d’une heure qu’on l’apportât, désiranttoujours vainement d’avoir accès à la bibliothèque ; et, aprèsque j’eus terminé mon repas solitaire, j’attendis encore une heureet demie dans un grand découragement, et ne sachant ce que jedevais faire. À la fin, lady Ashby vint me souhaiter le bonjour.Elle m’apprit qu’elle venait seulement de déjeuner, et qu’elleavait besoin de moi pour faire avec elle une promenade matinaledans le parc. Elle me demanda depuis combien de temps j’étaislevée, et, sur ma réponse, elle exprima un profond regret, et mepromit de nouveau de me montrer la bibliothèque. Je lui dis qu’elleferait bien de me la montrer tout de suite, et qu’elle n’auraitplus l’ennui, ou de se souvenir, ou d’oublier. Elle consentit, à lacondition que je ne penserais ni à lire ni à feuilleter les livresnouveaux en ce moment-là ; car elle avait besoin de me montrerle jardin et de faire une promenade dans le parc avec moi, avantque la chaleur du jour fût trop grande, ce qui était presque déjàle cas. J’y consentis volontiers, et nous commençâmes notrepromenade aussitôt.

Comme nous parcourions le parc, parlant de ceque ma compagne avait vu ou appris dans ses voyages, un gentleman àcheval vint à passer auprès de nous. Il se détourna pour meregarder en plein visage, et j’eus une excellente occasion de levoir. Il était grand, mince et usé ; ses épaules étaient unpeu voûtées, son visage était pâle, mais bourgeonné etdésagréablement rouge autour des yeux ; ses traits étaientcommuns, et sa physionomie avait une apparence générale de langueuret d’abattement relevée par une sinistre expression dans labouche ; il avait les yeux ternes et sans âme.

« Je déteste cet homme ! murmuralady Ashby avec une expression amère, pendant qu’il trottaitlentement à côté de nous.

– Qui est-il ? demandai-je, nepouvant supposer qu’elle parlât ainsi de son mari.

– Sir Thomas Ashby, répondit-elle avec untriste sang-froid.

– Et vous le détestez, miss Murray ?lui dis-je ; car j’étais trop scandalisée pour me souvenir deson nom en ce moment-là.

– Oui, je le déteste, miss Grey, et je leméprise aussi ; et si vous le connaissiez, vous ne meblâmeriez pas.

– Mais vous saviez ce qu’il était avantde l’épouser ?

– Non, je ne savais pas la moitié de ceque je sais maintenant sur lui. Je sais que vous m’avez avertie, etje voudrais bien vous avoir écoutée ; mais il est trop tardmaintenant pour regretter de n’avoir pas suivi vos conseils. Etd’ailleurs maman eût dû le connaître mieux que l’une ou l’autre denous, et elle ne m’a jamais rien dit contre lui ; aucontraire. Puis, je pensais qu’il m’adorait et me laisserait fairece que je voudrais. Il eut l’air de le faire dans lescommencements, mais maintenant il ne s’occupe nullement de moi. Jene me chagrinerais pas de cela, pourtant ; il pourrait fairece qu’il voudrait, si j’étais libre de m’amuser et de rester àLondres, ou d’avoir quelques amis ici avec moi. Mais il veut fairece qui lui plaît, et il faut que je sois une prisonnière et uneesclave. Dès le moment où il vit que je pouvais m’amuser sans lui,et que d’autres connaissaient mieux que lui ma valeur, le misérableégoïste commença à m’accuser de coquetterie et d’extravagance, et àdire du mal d’Harry Meltham, dont il n’était pas digne de décrotterles souliers. Et maintenant il veut que je vive à la campagne etque je mène l’existence d’une nonne, de peur que je ne le déshonoreou que je ne le ruine, dit-il ; comme s’il avait besoin de moipour cela, avec son carnet de paris, sa table de jeu, ses fillesd’Opéra, sa lady une telle, sa mistress une telle, ses bouteillesde vin et ses verres d’eau-de-vie et de gin ! Oh ! jedonnerais dix mille mondes pour être encore miss Murray !C’est trop douloureux de sentir sa vie, sa santé, sa beauté, seconsumer pour une brute pareille ! » s’écria-t-elle enfondant en larmes dans le paroxysme de sa douleur.

Je la plaignais sincèrement, aussi bien poursa fausse idée du bonheur et son mépris du devoir, que pour lemisérable partner auquel son sort était lié. Je dis ce que je puspour la consoler, et lui offris les conseils que je crus les plusnécessaires, l’engageant d’abord à essayer par le raisonnement, parla bonté, l’exemple, la persuasion, d’améliorer son époux ;puis, lorsqu’elle aurait fait tout ce qu’elle pourrait faire, sielle le trouvait incorrigible, de chercher à se séparer de lui, des’envelopper dans sa propre intégrité, et de ne se tourmenter àpropos de lui que le moins possible. Je l’exhortai à chercher saconsolation dans l’accomplissement de ses devoirs envers Dieu etenvers les hommes, à mettre sa confiance dans le ciel, à s’occuperdes soins que réclamait sa petite fille, l’assurant qu’elle seraitamplement récompensée en la voyant croître en force et en sagesse,et en s’assurant de sa véritable affection.

« Mais je ne puis me vouer entièrement àcette enfant, dit-elle ; elle peut mourir, ce qui n’est pointdu tout improbable.

– Mais, avec des soins, beaucoupd’enfants délicats sont devenus des hommes ou des femmes pleins deforce.

– Mais elle peut devenir si semblable àson père, que je la détesterai aussi.

– Cela n’est guère probable : c’estune petite fille, et elle ressemble fortement à sa mère.

– N’importe, j’aimerais mieux que ce fûtun garçon, car son père ne lui laissera que ce qu’il lui seraimpossible de dissiper. Quel plaisir pourrais-je avoir en voyant mafille grandir pour m’éclipser, et jouir de ces plaisirs dont jesuis à tout jamais privée ? Mais en supposant que je puisseêtre assez généreuse pour prendre du plaisir à cela, elle n’estqu’une enfant, et je ne puis concentrer toutes mes espérances surune enfant ; c’est seulement un peu mieux que de mettre toutesses affections sur un chien. Quant à la sagesse que vous avez labonté de chercher à faire pénétrer en moi, tout cela est très-bien,très-convenable, je l’avoue, et, si j’avais vingt ans de plus, j’enpourrais faire mon profit ; mais il faut jouir de sa libertépendant qu’on est jeune ; et, si d’autres vous en empêchent,il est tout naturel de les haïr.

– Le meilleur moyen d’être heureux est defaire le bien et de ne haïr personne. Le but de la religion n’estpas de nous apprendre comment il faut mourir, mais comment il fautvivre ; et plus tôt l’on devient sage et bon, mieux on assureson bonheur. Maintenant, lady Ashby, j’ai un avis à vousdonner : c’est de ne pas vous faire une ennemie de votrebelle-mère ; ne continuez point à la tenir à distance et à laregarder avec une défiance jalouse. Je ne l’ai jamais vue, maisj’en ai entendu dire du bien aussi bien que du mal ; et,quoiqu’elle soit froide et hautaine généralement, et parfoisexigeante, je crois qu’elle a de puissantes affections pour ceuxqui les peuvent gagner. Quoiqu’elle soit si aveuglément attachée àson fils, elle n’est point sans bons principes, ni incapabled’entendre raison. Si vous vouliez seulement vous la concilierun peu, adopter envers elle des formes ouvertes etamicales, lui confier même vos griefs, vos vrais griefs,ceux dont vous avez droit de vous plaindre, je crois fermementqu’elle deviendrait votre amie fidèle, qu’elle vous consolerait etvous soutiendrait, au lieu d’être pour vous le cauchemar que vousdites. »

Mais mes avis, je le crains bien, n’avaientque peu d’effet sur la malheureuse jeune lady, et, trouvant que jene pouvais lui être plus utile, ma résidence à Ashby-Park me devintdoublement pénible. Pourtant il me fallait rester ce jour-là et lejour suivant, ainsi que je l’avais promis. Résistant donc à toutesles prières, je voulus partir le lendemain matin, assurant que mamère s’attristait de mon absence, et qu’elle attendait impatiemmentmon retour. Pourtant, ce ne fut pas sans un serrement de cœur queje dis adieu à la pauvre lady Ashby ; ce n’était pas unefaible preuve de son infortune, qu’elle s’attachât ainsi à laconsolation que lui donnait ma présence, et désirât si ardemment lacompagnie d’une personne dont les goûts et les idées étaient si peuen harmonie avec les siens, qu’elle avait complètement oubliée dansses jours de prospérité, et dont la présence lui eût plutôt causéde l’ennui que du plaisir, si seulement la moitié des désirs de soncœur eussent été satisfaits.

Chapitre 24La plage.

Notre école n’était pas située au cœur de laville. En entrant à A… du côté nord-ouest, il y a une ligne demaisons d’un respectable aspect de chaque côté de la route large etblanche, avec de petits jardins au devant, des jalousies auxfenêtres, et quelques marches d’escalier conduisant à chaque porteélégante et à poignée de cuivre bien luisante. Dans l’une des plusgrandes de ces habitations, nous vivions, ma mère et moi, avec lesjeunes ladies que nos amis ou le public voulaient bien confier ànos soins. En conséquence, nous étions à une distance considérablede la mer, dont nous étions séparées par un labyrinthe de rues etde maisons. Mais la mer faisait mes délices, et je traversaisvolontiers la ville pour avoir le plaisir de me promener sur lagrève, soit avec les élèves, soit avec ma mère ou seule pendant lesvacances. La mer faisait mes délices en tout temps et en toutesaison, mais principalement lorsqu’elle était agitée par uneviolente brise et dans la brillante fraîcheur matinale d’un jourd’été.

Je m’éveillai de bonne heure le matin dutroisième jour après mon retour d’Ashby-Park ; le soleilbrillait à travers les jalousies, et je pensai combien il seraitagréable de traverser la ville calme et de faire une promenadesolitaire sur la plage pendant que la moitié du monde était encoreau lit. Je ne fus pas longtemps à former ce désir ni lente àl’accomplir. Naturellement je ne voulais pas déranger mamère ; je descendis donc sans bruit et j’ouvris doucement laporte. J’étais habillée et dehors quand l’horloge sonna six heuresmoins un quart. J’éprouvai un sentiment de vigueur et de fraîcheuren traversant les rues ; et lorsque je fus hors de la ville,quand mes pieds foulèrent le sable, quand mon visage se tourna versl’immense baie, aucun langage ne peut décrire l’effet produit surmoi par le profond et pur azur du ciel et de l’Océan, le soleildardant ses rayons sur la barrière semi-circulaire de rochersescarpés surmontés de vertes collines, la plage douce et unie, lesrochers au loin dans la mer, semblables, avec leur vêtement demousse et d’herbes marines, à des îles de verdure, et par-dessustout la vague étincelante. Puis, quelle pureté et quelle fraîcheurdans l’air ! il y avait juste assez de chaleur pour faireaimer la fraîcheur de la brise, et juste assez de vent pour tenirtoute la mer en mouvement, pour faire bondir les vagues sur lagrève, écumantes et étincelantes, et se pressant joyeusement lesunes sur les autres. La solitude était complète ; nullecréature animée que moi ; mon pied était le premier à foulerce sable ferme et uni, sur lequel le flux avait effacé les plusprofondes empreintes de la veille, ne laissant çà et là que depetites mares et de petits courants.

Délassée, enchantée et pleine de vigueur, jemarchais, oubliant tous mes soucis ; il me semblait quej’avais des ailes aux pieds et que j’aurais pu parcourir quarantemilles sans fatigue ; j’éprouvais un sentiment de joie auquel,depuis les jours de ma première jeunesse, j’avais été complètementétrangère. Vers six heures et demie pourtant, les groomscommencèrent à descendre pour faire prendre l’air aux chevaux deleurs maîtres.

Il en vint d’abord un, puis un autre, jusqu’àce qu’il y eut une douzaine de chevaux et cinq ou sixcavaliers ; mais cela ne me troublait pas, car ils ne devaientpas venir aussi loin que les rochers dont j’approchais. Quand jefus arrivée à ces rochers sous-marins, et que je m’avançai sur lamousse et les herbes marines glissantes (au risque de tomber dansune des flaques d’eau claire et salée qui les séparaient) vers unpetit promontoire que battait la vague, je me retournai pourregarder derrière moi. Je vis toujours les grooms et leurs chevaux,puis un gentleman seul avec un petit chien semblable à un pointnoir courant devant lui, et un chariot descendant de la ville etvenant chercher de l’eau pour les bains. Dans une minute ou deuxles voitures de bains allaient se mouvoir, et les vieux gentlemend’habitudes régulières, les ladies méthodiques et graves allaientcommencer leur salutaire promenade du matin. Mais, quelqueintéressant que fût pour moi ce spectacle, je ne pouvais attendrepour le voir, car le soleil et la mer éblouissaient tellement mesyeux quand je regardais de ce côté, que je fus obligée de lesdétourner aussitôt. Je me laissai donc de nouveau aller au plaisirde voir et d’entendre la mer battre mon petit promontoire, sansgrande force toutefois, car la vague était amortie par les herbesmarines épaisses et les rochers à fleur d’eau ; autrement,j’aurais été promptement inondée d’écume. Mais la marée montait,l’eau s’élevait, les lacs et les gouffres se remplissaient, lesdétroits s’élargissaient ; il était temps de chercher un lieuplus sûr. Aussi, je marchai, sautai, enjambai et revins enfin surla plage, vaste et unie ; je résolus alors de pousser mapromenade jusqu’à certains rochers, et à me retourner ensuite.

Au même moment, j’entendis un bruit derrièremoi, et un chien vint bondir et frétiller à mes pieds. C’était monpropre Snap, le petit terrier noir au poil rude ! Quand jeprononçai son nom, il me sauta au visage et hurla de joie. Presqueaussi joyeuse que lui, je le pris dans mes bras et l’embrassaiplusieurs fois. Mais comment se trouvait-il là ? Il ne pouvaitêtre tombé du ciel, ni être venu seul ; ce devait être sonmaître le preneur de rats, ou quelque autre personne qui l’avaitamené ; donc, réprimant mes extravagantes caresses, etm’efforçant aussi de réprimer les siennes, je regardai autour demoi et je vis… M. Weston.

« Votre chien se souvient de vous, missGrey, dit-il en saisissant avec chaleur la main que je lui offrissans trop savoir ce que je faisais. Vous êtes matinale.

– Pas toujours autant qu’aujourd’hui,répondis-je avec un sang-froid étonnant pour la circonstance.

– Jusqu’où avez-vous dessein de pousservotre promenade ?

– Je pensais à m’en retourner… il doitêtre temps, je pense. »

Il consulta sa montre, une montre en or cettefois, et me dit qu’il était sept heures cinq minutes.

« Mais sans doute votre promenade a étéassez longue, dit-il en se retournant vers la ville, du côté delaquelle je me mis à ramener lentement mes pas, et il se mit àmarcher à côté de moi. Dans quelle partie de la villedemeurez-vous ? je n’ai jamais pu vous découvrir. »

Il n’avait jamais pu nous découvrir ! ill’avait donc tenté ? Je lui dis le lieu de notrerésidence ; il me demanda comment allaient nos affaires :je lui dis qu’elles allaient très-bien, que nous avions eu unegrande augmentation d’élèves après les vacances de Noël, et quenous en attendions une nouvelle à la fin de celles où nousétions.

« Vous devez être une institutriceaccomplie ? me dit-il.

– Non pas moi, mais ma mère,répondis-je ; elle mène si bien les choses, elle est siactive, si instruite, si bonne !

– J’aimerais à connaître votremère ; voudriez-vous me présenter à elle quelque jour, si jevous le demande ?

– Oui, avec plaisir.

– Et me donnerez-vous le privilège d’unvieil ami, de venir vous voir de temps à autre ?

– Oui, si… je le suppose… »

C’était là une sotte réponse ; mais lavérité est que je ne me croyais aucun droit d’inviter quelqu’un àvenir dans la maison de ma mère sans qu’elle le sût, et si j’avaisdit : « Oui, si ma mère n’y fait pas d’objection, »il aurait semblé que par sa question je comprenais plus qu’iln’avait voulu dire. J’ajoutai donc : « Je lesuppose ; » mais j’aurais pu, si j’avais eu ma présenced’esprit ordinaire, dire quelque chose de plus sensé et de pluspoli. Nous continuâmes notre promenade pendant une minute dans unsilence, qui fut bientôt rompu (à mon grand soulagement) parM. Weston, s’extasiant sur la beauté de la matinée, sur lebeau panorama de la baie, et sur l’avantage que possédait la villed’A… sur beaucoup d’autres bains de mer à la mode.

« Vous ne me demandez pas ce qui m’amèneà A… ? me dit-il. Vous ne pouvez supposer que je sois assezriche pour y être pour mon plaisir.

– J’ai entendu dire que vous aviez quittéHorton.

– Vous n’avez pas entendu dire, alors,que j’ai obtenu la cure de F… ? »

F… était un village à deux milles de A…

« Non, dis-je ; nous vivons sicomplètement en dehors du monde, même ici, que les nouvelles nenous arrivent que rarement, excepté au moyen de laGazette. Mais j’espère que vous aimez votre nouvelleparoisse, et que je puis vous féliciter de l’acquisition ?

– J’espère aimer mieux ma paroisse dansune année ou deux, lorsque j’aurai opéré certaines réformes quej’ai projetées, ou que du moins j’aurai fait quelques pas danscette voie. Mais vous pouvez me féliciter maintenant, car je trouvequ’il est très-agréable d’avoir une paroisse entièrement à moi,sans personne qui contrôle mes actes, détruise mes plans ouanéantisse mes efforts. En outre, j’ai une jolie maison dans unesituation agréable, et trois cents guinées par an. En somme, jen’ai à me plaindre que de ma solitude et à désirer qu’unecompagne. »

Il me regarda en prononçant ces derniers mots,et l’éclair de son œil noir sembla mettre mon visage en feu, à mongrand chagrin : car montrer de la confusion en un tel moment,était pour moi chose intolérable. Je fis donc un effort pourremédier au mal, et rejeter toute application de ses paroles à mapersonne, en lui répondant que, s’il voulait attendre qu’il fûtsuffisamment connu dans les environs, il ne manquerait pas detrouver ce qu’il désirait parmi les ladies qui habitaient F…, oucelles qui venaient prendre les eaux à A…, s’il lui fallait un siample choix. Je ne compris pas ce que le compliment impliquait,jusqu’à ce que sa réponse me le fît voir.

« Je ne suis pas assez présomptueux pourcroire cela, quoique ce soit vous qui le disiez, répondit-il. Mais,en admettant qu’il en fût ainsi, je suis un peu exigeant dans lechoix d’une compagne de toute ma vie, et peut-être n’entrouverais-je pas une qui me convienne parmi les ladies dont vousparlez.

– Si vous demandez la perfection, vous nela trouverez jamais.

– Je ne la demande pas ; je n’aiaucun droit de la demander, étant si loin moi-même d’êtreparfait. »

Notre conversation fut alors interrompue parun chariot de bains qui roulait à côté de nous, car nous étionsarrivés à l’endroit de la plage où il y avait le plus de mouvement,et pendant huit ou dix minutes nous marchâmes au milieu dechariots, de chevaux, d’ânes et d’hommes, et nous ne pûmesreprendre notre causerie que lorsque nous fûmes arrivés à la routerapide qui monte vers la ville. Mon compagnon m’offrit alors sonbras, que j’acceptai, sans avoir pourtant l’intention de m’enservir comme appui.

« Vous ne venez pas souvent sur la plage,me dit-il, car je m’y suis promené bien des fois, matin et soir,depuis mon arrivée ici, et jamais je ne vous ai aperçue avant cejour. Souvent aussi, en traversant la ville, j’ai cherché votreécole, mais je ne pensais pas aux maisons qui bordent la route àl’entrée de la ville, et une fois ou deux je me suis informé, sansobtenir la réponse que je cherchais. »

Quand nous fûmes arrivés au haut de la pente,je voulus dégager mon bras du sien, mais une légère pression ducoude me fit voir qu’il ne le voulait pas, et j’y renonçai. Endiscourant sur divers sujets, nous entrâmes dans la ville ettraversâmes plusieurs rues. Je vis qu’il se détournait de sonchemin pour m’accompagner, quoiqu’il eût encore une longue marchedevant lui ; et, craignant qu’il ne se retardât pour un motifde politesse, je lui dis :

« Je crains de vous détourner de votrechemin, monsieur Weston ; je crois que la route de F… est dansune direction tout opposée.

– Je vous quitterai au bout de laprochaine rue.

– Et quand viendrez-vous voirmaman ?

– Demain, s’il plaît à Dieu. »

Le bout de la prochaine rue était à peu prèsla fin de ma promenade. Il s’arrêta là pourtant, me souhaita lebonjour, et appela Snap, qui parut un instant embarrassé de savoirs’il suivrait son ancienne maîtresse ou son nouveau maître ;mais qui finit par obéir au commandement de ce dernier.

« Je ne vous offre pas de vous le rendre,miss Grey, dit M. Weston en souriant, parce que je l’aime.

– Oh ! je ne le désire pas,répondis-je ; maintenant qu’il a un bon maître, je suiscontente.

– Vous admettez donc comme chose reconnueque je suis un bon maître ? »

L’homme et le chien partirent, et je rentrai àla maison pleine de reconnaissance envers le ciel pour tant debonheur, et lui demandant que mes espérances ne fussent pas encoreune fois anéanties.

Chapitre 25Conclusion.

« Agnès, vous ne devriez pas faired’aussi longues courses avant le déjeuner, » me dit ma mère,remarquant que j’avais pris une seconde tasse de café, et que jen’avais rien mangé, prenant pour prétexte la chaleur du jour et malongue promenade. Assurément j’avais la fièvre, et j’étais fatiguéeaussi. « Vous poussez toujours les choses à l’extrême ;si vous vous contentiez de faire une petite promenadechaque matin, sans interruption, cela vous ferait beaucoup debien.

– Eh bien ! maman, c’est ce que jeferai à l’avenir.

– Mais ce que vous venez de faire estpire que de demeurer au lit, ou de vous tenir constamment penchéesur vos livres : vous avez gagné un véritable accès defièvre.

– Je ne le ferai plus, » dis-je.

Je me cassais la tête pour trouver comment luiparler de M. Weston, car il fallait lui apprendre qu’il devaitvenir le lendemain. Cependant j’attendis que le service du déjeunerfût enlevé, et je devins plus calme ; m’étant assise à mondessin, je commençai ainsi :

« J’ai rencontré aujourd’hui sur la plageun ancien ami, maman.

– Un ancien ami ! qui peut-ilêtre ?

– Deux amis, même : l’un est unchien ; » et je lui rappelai alors Snap, dont je luiavais autrefois raconté l’histoire ; je lui dis comment jel’avais retrouvé et comment il m’avait reconnue. « L’autre,continuai-je, est M. Weston, le vicaire d’Horton.

– M. Weston ! je n’ai jamaisentendu parler de lui.

– Je vous en ai parlé plusieurs fois, jecrois ; mais vous ne vous en souvenez pas.

– Je vous ai entendu parler deM. Hatfield.

– M. Hatfield était le recteur, etM. Weston le vicaire : j’avais coutume de parler de luiquelquefois en opposition avec M. Hatfield, et comme étant unbien meilleur ecclésiastique que ce dernier. Quoi qu’il en soit, ilétait sur la plage ce matin, avec le chien, qu’il a, je suppose,acheté du preneur de rats, et il m’a parfaitement reconnue aussi.J’ai eu une petite conversation avec lui, dans le cours delaquelle, parlant de notre école, j’ai été amenée à lui direquelque chose de vous et de votre bonne administration. Il m’a ditqu’il aimerait à vous connaître, et m’a demandé si je voulais vousle présenter. Je lui ai répondu que oui. Il m’a dit alors qu’ilprendrait la liberté de venir demain. Ai-je bien fait ?

– Certainement ! Quelle espèced’homme est-ce ?

– Un homme très-respectable, je pense,mais vous le verrez demain. Il est maintenant curé à F…, et, commeil n’y est arrivé que depuis quelques semaines, je suppose qu’iln’a pu encore s’y faire d’amis, et qu’il sent le besoin d’avoir unpeu de société. »

Le lendemain arriva : dans quel état defiévreuse anxiété et d’attente je fus depuis le déjeuner jusqu’àmidi, moment où il parut ! L’ayant introduit auprès de mamère, je me retirai avec mon ouvrage près de la fenêtre, où jem’assis en attendant le résultat de l’entrevue. Ils furentenchantés l’un de l’autre, à ma grande satisfaction, car j’avaisété très-inquiète sur ce que ma mère penserait de lui. Il ne restapas longtemps cette fois ; mais quand il se leva et pritcongé, elle lui dit qu’elle serait enchantée de le revoir toutesles fois qu’il lui plairait de revenir ; et lorsqu’il futparti, je fus heureuse de l’entendre dire :

« Je crois que c’est un homme de beaucoupde sens. Mais pourquoi êtes-vous restée là assise, Agnès, etavez-vous si peu parlé ?

– Vous parliez si bien, maman ! j’aipensé que vous n’aviez nul besoin de mon assistance ; et,d’ailleurs, c’était votre visiteur et non le mien. »

Après cela, il vint souvent nous voir,plusieurs fois dans le cours d’une semaine. Généralement ilconversait avec ma mère, et il n’y avait là rien d’étonnant, carelle savait soutenir une conversation. J’enviais presque lafacilité et la force de sa parole, et le grand sens qu’ellemontrait dans tout ce qu’elle disait ; mais, quoique jeregrettasse quelquefois mon insuffisance sous ce rapport,j’éprouvais un grand plaisir à entendre les deux êtres que j’aimaiset que j’honorais par-dessus tout le monde discourir siamicalement, si sagement et si bien. Je n’étais pas toujourssilencieuse pourtant, ni tout à fait négligée. On faisait attentionà moi, juste autant que je pouvais le désirer. Les mots tendres,les regards plus tendres encore, les délicates attentions que laparole ne peut rendre, mais qui m’allaient directement au cœur,m’étaient libéralement prodigués.

Toute cérémonie fut bientôt abandonnée entrenous. M. Weston arrivait comme un hôte attendu, toujoursbienvenu, et ne dérangeant jamais l’économie de nos affaires deménage. Il m’appelait toujours Agnès ; le nom avait d’abordété prononcé avec timidité ; mais trouvant qu’il n’offensaitpersonne, il parut le préférer beaucoup à l’appellation de« miss Grey, » et moi aussi. Combien étaient tristes etsombres les jours où il ne venait pas ! Et pourtant je n’étaispas malheureuse, car je me souvenais de la dernière visite, etj’avais pour me consoler l’espoir de la prochaine. Mais quand jepassais deux ou trois jours sans le voir, je me sentaiscertainement dans une grande anxiété : c’était absurde,déraisonnable, car naturellement il avait à vaquer à ses affaireset aux affaires de sa paroisse. Je redoutais aussi la fin desvacances, quand mon travail allait recommencer : quelquefoisalors je ne pourrais le voir, et d’autres fois, lorsque ma mèreserait occupée dans l’école, il me faudrait demeurer seule aveclui ; position que je ne désirais nullement dans la maison,quoique sa rencontre au dehors et les longues promenades avec luine m’eussent certes pas été désagréables.

Un soir, pendant la dernière semaine desvacances, il arriva sans être attendu ; car une averseviolente et prolongée pendant l’après-midi avait presque détruittoutes mes espérances de le voir ce jour-là. Mais en ce momentl’orage était passé et le soleil brillait d’un pur éclat.

« Voilà une belle soirée, mistressGrey ! dit-il en entrant ; Agnès, je désire que vousveniez faire une promenade, avec moi à… (Il nomma un certain pointde la côte, une colline élevée, du sommet de laquelle on a unetrès-belle vue). La pluie a abattu la poussière et rafraîchi l’air,et la perspective sera magnifique. Voulez-vous venir ?

– Puis-je aller, maman ?

– Oui, certainement. »

J’allai m’apprêter, et fus revenue dansquelques minutes, quoique naturellement j’eusse mis plus de soin àma toilette que je n’en mettais pour sortir seule. La pluie avaiteu certainement un très-bon effet sur le temps, et la soirée étaitdélicieuse. M. Weston m’offrit son bras ; il dit peu dechose pendant que nous traversâmes les rues encombrées de monde,mais il marchait très-vite et paraissait rêveur, et distrait. Jem’en étonnais, et craignais qu’il n’eût quelque chose dedésagréable à m’annoncer ; une vague conjecture de ce que cepouvait être me troubla fort, et me rendit triste et silencieuseaussi. Mais ces fantaisies s’évanouirent lorsque nous atteignîmesles tranquilles limites de la ville : car aussitôt que nousaperçûmes la vieille et vénérable église, et la colline avec la merbleue au delà, je retrouvai mon compagnon assez gai.

« Je crains que nous n’ayons marché tropvite pour vous, Agnès, dit-il ; dans mon impatience d’êtrehors de la ville, j’ai oublié de consulter votre convenance ;mais maintenant, nous marcherons aussi lentement que vous levoudrez. Je vois, par ces légers nuages à l’ouest, qu’il y aura unbrillant coucher de soleil, et en marchant doucement nousarriverons à temps pour en voir l’effet sur la mer. »

Quand nous fûmes environ à moitié de lamontée, nous retombâmes de nouveau dans le silence. Ce fut lui quile rompit le premier.

« Ma maison est toujours solitaire, missGrey, dit-il en souriant, et je connais maintenant toutes lesladies de ma paroisse, un grand nombre de celles de cette ville, etbeaucoup d’autres que j’ai vues ou dont on m’a parlé ; maisaucune d’elles ne me convient pour ma compagne. Il y a une seulepersonne au monde qui puisse me convenir, et cette personne c’estvous. J’ai besoin de connaître votre décision.

– Parlez-vous sérieusement, monsieurWeston ?

– Sérieusement ! Pouvez-vous penserque je plaisanterais sur un pareil sujet ? »

Il plaça sa main sur la mienne qui reposaitsur son bras ; il dut la sentir trembler.

« J’espère n’avoir pas été tropprécipité, dit-il avec calme. Vous avez dû voir qu’il n’est pasdans mes habitudes de flatter, de dire de tendres bagatelles, nimême d’exprimer toute l’admiration que j’éprouve, et qu’un simplemot ou un regard de moi en disent plus que les phrases meilleureset les protestations plus ardentes de beaucoup d’autreshommes. »

Je dis quelque chose sur le regret quej’aurais de quitter ma mère, et mon intention de ne rien faire sansson consentement.

« J’ai tout arrangé avec votre mèrependant que vous mettiez votre chapeau, répondit-il. Elle m’a ditque j’avais son consentement si je pouvais obtenir le vôtre. Je luiai demandé, dans le cas où je serais assez heureux pour être agrééde vous, de venir habiter avec nous, car j’étais sûr que cela vousferait plaisir. Mais elle a refusé, disant qu’elle pouvaitmaintenant employer une aide, et continuerait son école jusqu’à cequ’elle pût acheter une annuité suffisante pour vivreconfortablement chez elle ; qu’en attendant, elle passeraitses vacances alternativement avec nous et avec votre sœur, etserait très-contente de nous voir heureux. J’ai donc levé toutesvos objections à propos de votre mère ; en avez-vousd’autres ?

– Non, aucune !

– Vous m’aimez donc ? dit-il en mepressant tendrement la main.

– Oui. »

*

**

Je m’arrête ici. Mon journal, dans lequel j’airecueilli la matière de ces pages, ne va guère plus loin. Jepourrais passer en revue encore plusieurs années de ma vie ;mais je me contenterai de dire en finissant que je n’oublieraijamais cette belle soirée d’été, que je me souviendrai toujoursavec plaisir de cette colline abrupte, du bord de ce précipice oùnous nous tenions tous deux, regardant le splendide soleil couchantréfléchi dans l’onde calme à nos pieds ; nos cœurs remplis dereconnaissance envers le ciel, et débordant de bonheur et d’amourau point de ne pouvoir parler.

Quelques semaines après, quand ma mère se futprocuré une assistante, je devins la femme d’Édouard Weston. Jen’ai jamais eu lieu de m’en repentir, et suis sûre de ne m’enrepentir jamais. Nous avons eu des épreuves à soutenir, et noussavons que nous en aurons encore ; mais nous les supportonsensemble, et tâchons de nous fortifier l’un l’autre contre ladernière séparation, la plus grande des afflictions pour lesurvivant. Mais si nous songeons au ciel, où nous nous rejoindrons,où le péché et l’affliction sont inconnus, certainement nouspourrons supporter cette dernière épreuve. En attendant, nous nousefforçons de vivre pour la gloire de Celui qui a répandu tant debénédictions sur notre chemin.

Édouard, par ses persévérants efforts, aaccompli de surprenantes réformes dans sa paroisse, et il y estestimé et aimé comme il le mérite : car, quels que soient sesdéfauts comme homme (et nul n’en est complètement exempt), je défiequi que ce soit de le blâmer comme pasteur, comme époux ou commepère.

Nos enfants, Édouard, Agnès et la petite Mary,promettent beaucoup ; leur éducation, en ce moment, m’estparticulièrement confiée, et rien de ce que peuvent donner lestendres soins d’une mère ne leur manque. Notre modeste revenusuffit amplement à nos besoins, et en pratiquant l’économie quenous avons apprise dans des temps plus durs, en ne cherchant pas àmarcher de pair avec nos riches voisins, non-seulement nous pouvonsvivre dans l’aisance, mais nous trouvons chaque année quelque choseà mettre en réserve pour nos enfants, et aussi quelque chose àdonner à ceux qui sont dans le besoin.

Et maintenant, je pense en avoir ditassez.

FIN.

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Tags: Anne Bronte