Albertine Disparue

Chapitre 3Séjour à Venise

Ma mère m’avait emmené passer quelques semaines à Venise et –comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les chosesles plus humbles dans les plus précieuses – j’y goûtais desimpressions analogues à celles que j’avais si souvent ressentiesautrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrementdifférent et plus riche. Quand, à dix heures du matin, on venaitouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir quedevenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’Anged’Or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d’un soleil qui lerendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses brasgrands ouverts, pour quand je serais, une demi-heure plus tard, surla piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’ilput être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je nepouvais apercevoir que lui tant que j’étais couché, mais comme lemonde n’est qu’un vaste cadran solaire où un seul segmentensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premiermatin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de l’Église,qui, le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j’arrivais àla messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous lesoleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis enm’éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s’étaitsubstitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs deCombray), ce furent les impressions de ma première sortie du matinà Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réellequ’à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien leplaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue étaittoute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’unecouleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour sedétendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards.Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cettenouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisonsalignées l’une à côté de l’autre dans la grande rue, mais ce rôlede maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise,confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la portecintrée desquels la tête d’un Dieu barbu (en dépassantl’alignement, comme le marteau d’une porte à Combray) avait pourrésultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du solmais le bleu splendide de l’eau. Sur la piazza l’ombre qu’eussentdéveloppée à Combray la toile du magasin de nouveautés etl’enseigne du coiffeur, c’étaient les petites fleurs bleues quesème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le reliefd’une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort,on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord ducanal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes etles rinceaux de fenêtres gothiques. J’en dirai autant de celle denotre hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m’attendait enregardant le canal avec une patience qu’elle n’eût pas montréeautrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérancesqui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas melaisser voir combien elle m’aimait. Maintenant elle sentait bienque sa froideur apparente n’eût plus rien changé, et la tendressequ’elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu’on nerefuse plus aux malades quand il est assuré qu’ils ne peuventguérir. Certes, les humbles particularités qui faisaientindividuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur larue de l’Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entreles deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui debois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deuxpans de satin bleu et glacé qu’une embrasse divisait et retenaitécartés, l’équivalent de tout cela existait à cet hôtel de Veniseoù j’entendais aussi ces mots si particuliers, si éloquents quinous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner,et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage quependant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais lesoin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l’était àCombray et comme il l’est un peu partout, aux choses les plussimples, voire les plus laides, mais à l’ogive encore à demi arabed’une façade qui est reproduite, dans tous les musées de moulageset tous les livres d’art illustrés, comme un des chefs-d’œuvre del’architecture domestique au moyen âge ; de bien loin et quandj’avais à peine dépassé Saint-Georges le Majeur, j’apercevais cetteogive qui m’avait vu, et l’élan de ses arcs brisés ajoutait à sonsourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé, etpresque incompris. Et parce que, derrière ses balustres de marbrede diverses couleurs, maman lisait en m’attendant, le visagecontenu dans une voilette de tulle d’un blanc aussi déchirant quecelui de ses cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l’avait, encachant ses larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pouravoir l’air « habillée » devant les gens de l’hôtel, maissurtout pour me paraître moins en deuil, moins triste, presqueconsolée de la mort de ma grand’mère, parce que, ne m’ayant pasreconnu tout de suite, dès que de la gondole je l’appelais elleenvoyait vers moi, du fond de son cœur, son amour qui ne s’arrêtaitque là où il n’y avait plus de matière pour le soutenir à lasurface de son regard passionné qu’elle faisait aussi proche de moique possible, qu’elle cherchait à exhausser, à l’avancée de seslèvres, en un sourire qui semblait m’embrasser, dans le cadre etsous le dais du sourire plus discret de l’ogive illuminée par lesoleil de midi ; à cause de cela, cette fenêtre a pris dans mamémoire la douceur des choses qui eurent en même temps que nous, àcôté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, lamême pour nous et pour elles ; et si pleins de formesadmirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre gardepour moi l’aspect intime d’un homme de génie avec qui nous aurionspassé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contractépour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois lemoulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenirmes larmes, c’est tout simplement parce qu’elle me dit la chose quipeut le plus me toucher : « Je me rappelle très bienvotre mère. »

Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre,j’avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation defraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans machambre ; mais à Venise c’était un courant d’air marin quil’entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marchesrapprochées mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre,éclaboussées à tout moment d’un éclair de soleil glauque, et qui àl’utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle deVéronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres d’art, des chosesmagnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressionsfamilières de la vie, c’est esquiver le caractère de cette ville,sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidementesthétique dans sa partie la plus célèbre, qu’en représenterseulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) lesaspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s’efface, etpour rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de laressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grandsartistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise facticedes mauvais peintres, de s’être attachés uniquement à la Venise,qu’ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits riiabandonnés. C’était elle que j’explorais souvent l’après-midi, sije ne sortais pas avec ma mère. J’y trouvais plus facilement, eneffet, de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileusesde perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, lespetites ouvrières aux grands châles noirs à franges. Ma gondolesuivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’ungénie qui m’aurait conduit dans les détours de cette villed’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, mepratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ilsdivisaient en écartant à peine d’un mince sillon arbitrairementtracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et,comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts etm’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayonde soleil à qui ils frayaient sa route.

On sentait qu’entre les pauvres demeures que le petit canalvenait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact,aucune place n’avait été réservée. De sorte que le campanile del’église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le riocomme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour lesjardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, lamer se prêtait si bien à faire la fonction de voie decommunication, de rue grande ou petite, que de chaque côté ducanaletto les églises montaient de l’eau en ce vieux quartierpopulaire, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portantsur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation denombreuses petites gens ; que les jardins traversés par lapercée du canal laissaient traîner dans l’eau leurs feuilles ouleurs fruits étonnés, et que, sur le rebord de la maison dont legrès grossièrement fendu était encore rugueux comme s’il venaitd’être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leuréquilibre laissaient pendre leurs jambes bien d’aplomb, à la façonde matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennentde s’écarter et ont permis à la mer de passer entre elles.

Parfois apparaissait un monument plus beau, qui se trouvait làcomme une surprise dans une boîte que nous viendrions d’ouvrir, unpetit temple d’ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statueallégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles aumilieu desquelles il traînait, et le péristyle que lui réservait lecanal gardait l’air d’un quai de débarquement pour maraîchers.

Le soleil était encore haut dans le ciel quand j’allaisretrouver ma mère sur la piazzetta. Nous remontions le Grand Canalen gondole, nous regardions la file des palais entre lesquels nouspassions refléter la lumière et l’heure sur leurs flancs rosés etchanger avec elles, moins à la façon d’habitations privées et demonuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre aupied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir secoucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés duchenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d’une naturequi aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine. Mais enmême temps (à cause du caractère des impressions toujours urbainesque Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux etle reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tourrecouvrent à marée haute et découvrent à marée basse lesmagnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l’eussionsfait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois,dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante dusoir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutesétrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leuréquipage flottant, prenaient la file, s’arrêtaient devant un palaisoù elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elleétait là ; et, tandis qu’en attendant la réponse ellespréparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elleseussent fait à la porte de l’hôtel de Guermantes, elles cherchaientdans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais,non sans être secouées comme au sommet d’une vague bleue, par leremous de l’eau étincelante et cabrée, qui s’effarait d’êtreresserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Etainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites oudes courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où lessimples allées et venues mondaines prennent en même temps la formeet le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer.

Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés enhôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pourMme Sazerat que nous avions retrouvée – la connaissanceimprévue et inopportune qu’on rencontre chaque fois qu’on voyage –et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dînerdans un hôtel qui n’était pas le nôtre et où l’on prétendait que lacuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier etentrait avec Mme Sazerat dans le salon qu’elle avaitretenu, je voulus jeter un coup d’œil sur la grande salle durestaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte toutentière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaienten un italien que je traduis :

« Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ilsne préviennent jamais. C’est assommant, je ne sais jamais si jedois garder leur table (« non so se bisogna conservar loro latavola »). Et puis, tant pis s’ils descendent et qu’ils latrouvent prise ! Je ne comprends pas qu’on reçoive desforestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C’est pas le monded’ici. »

Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu’il devaitdécider relativement à la table, et il allait faire demander auliftier de monter s’informer à l’étage quand, avant qu’il en eût letemps, la réponse lui fut donnée : il venait d’apercevoir lavieille dame qui entrait. Je n’eus pas de peine, malgré l’air detristesse et de fatigue que donne l’appesantissement des années etmalgré une sorte d’eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, àreconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W… ,mais, pour les profanes, pareille à celle d’une vieille concierge,la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l’endroit oùj’étais, debout, en train d’examiner les vestiges d’une fresque, setrouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrièrela table où venait de s’asseoir Mme de Villeparisis.

« Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre.Depuis un mois qu’ils sont ici ils n’ont mangé qu’une fois l’unsans l’autre », dit le garçon.

Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel ellevoyageait et qu’on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, aubout de quelques instants, s’avancer vers la table et s’asseoir àcôté d’elle son vieil amant, M. de Norpois.

Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donnéen revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritableintempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans desambitions qu’il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser etqui le remplissaient d’autant plus de véhémence et de fougue ;peut-être dans le fait que, laissé à l’écart d’une politique où ilbrûlait de rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, fairemettre à la retraite, par les sanglantes critiques qu’il dirigeaitcontre eux, ceux qu’il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-ondes politiciens assurés que le cabinet dont ils ne font pas partien’en a pas pour trois jours. Il serait, d’ailleurs, exagéré decroire que M. de Norpois avait perdu entièrement les traditions dulangage diplomatique. Dès qu’il était question de « grandesaffaires » il se retrouvait, on va le voir, l’homme que nousavons connu, mais le reste du temps il s’épanchait sur l’un et surl’autre avec cette violence sénile de certains octogénaires qui lesjette sur des femmes à qui ils ne peuvent plus faire grand mal.

Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes,le silence d’une vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse arendu difficile de remonter du ressouvenir du passé au présent.Puis, dans ces questions toutes pratiques où s’empreint leprolongement d’un mutuel amour :

– Êtes-vous passé chez Salviati ?

– Oui.

– Enverront-ils demain ?

– J’ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montreraiaprès le dîner. Voyons le menu.

– Avez-vous donné l’ordre de bourse pour mesSuez ?

– Non, l’attention de la Bourse est retenue en ce moment par lesvaleurs de pétrole. Mais il n’y a pas lieu de se presser étantdonné les excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y acomme entrée des rougets. Voulez-vous que nous enprenions ?

– Moi, oui, mais vous, cela vous est défendu. Demandez à laplace du risotto. Mais ils ne savent pas le faire.

– Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d’abord desrougets pour Madame et un risotto pour moi.

Un nouveau et long silence.

« Tenez, je vous apporte des journaux, le Corrieredella Sera, la Gazzetta del Popolo, etc. Est-ce quevous savez qu’il est fortement question d’un mouvement diplomatiquedont le premier bouc émissaire serait Paléologue, notoirementinsuffisant en Serbie ? Il serait peut-être remplacé par Lozéet il y aurait à pourvoir au poste de Constantinople. Mais,s’empressa d’ajouter avec âcreté M. de Norpois, pour une ambassaded’une telle envergure et où il est de toute évidence que laGrande-Bretagne devra toujours, quoi qu’il arrive, avoir lapremière place à la table des délibérations, il serait prudent des’adresser à des hommes d’expérience mieux outillés pour résisteraux embûches des ennemis de notre alliée britannique que desdiplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans lepanneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpoisprononça ces dernières paroles venait surtout de ce que lesjournaux, au lieu de prononcer son nom comme il leur avaitrecommandé de le faire, donnaient comme « grand favori »un jeune ministre des Affaires étrangères. « Dieu sait si leshommes d’âge sont éloignés de se mettre, à la suite de je ne saisquelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de plus ou moinsincapables recrues ! J’en ai beaucoup connu de tous cesprétendus diplomates de la méthode empirique, qui mettaient toutleur espoir dans un ballon d’essai que je ne tardais pas àdégonfler. Il est hors de doute, si le gouvernement a le manque desagesse de remettre les rênes de l’État en des mains turbulentes,qu’à l’appel du devoir un conscrit répondra toujours :présent. Mais qui sait (et M. de Norpois avait l’air de très biensavoir de qui il parlait) s’il n’en serait pas de même le jour oùl’on irait chercher quelque vétéran plein de savoir etd’adresse ? À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu’après unrèglement de nos difficultés pendantes avec l’Allemagne. Nous nedevons rien à personne, et il est inadmissible que tous les sixmois on vienne nous réclamer, par des manœuvres dolosives et ànotre corps défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis enavant par une presse de sportulaires. Il faut que cela finisse, etnaturellement un homme de haute valeur et qui a fait ses preuves,un homme qui aurait, si je puis dire, l’oreille de l’empereur,jouirait de plus d’autorité que quiconque pour mettre le pointfinal au conflit. »

Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.

– Ah ! mais c’est le prince Foggi, dit le marquis.

– Ah ! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire,soupira Mme de Villeparisis.

– Mais parfaitement si. C’est le prince Odon. C’est lepropre beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelezbien que j’ai chassé avec lui à Bonnétable ?

– Ah ! Odon, c’est celui qui faisait de lapeinture ?

– Mais pas du tout, c’est celui qui a épousé la sœur dugrand-duc N…

M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d’unprofesseur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardaitfixement Mme de Villeparisis.

Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. deNorpois se leva, marcha avec empressement vers lui et, d’un gestemajestueux, il s’écarta, et, s’effaçant lui-même, le présenta àMme de Villeparisis. Et pendant les quelques minutes quele prince demeura debout auprès d’eux, M. de Norpois ne cessa uninstant de surveiller Mme de Villeparisis de sa pupillebleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, et surtout dansla crainte qu’elle ne se livrât à un des écarts de langage qu’ilavait goûtés, mais qu’il redoutait. Dès qu’elle disait au princequelque chose d’inexact il rectifiait le propos et fixait les yeuxde la marquise accablée et docile, avec l’intensité continue d’unmagnétiseur.

Un garçon vint me dire que ma mère m’attendait, je la rejoigniset m’excusai auprès de Mme Sazerat en disant que celam’avait amusé de voir Mme de Villeparisis. À ce nom,Mme Sazerat pâlit et sembla près de s’évanouir.Cherchant à se dominer :

– Mme de Villeparisis, Mlle deBouillon ? me dit-elle.

– Oui.

– Est-ce que je ne pourrais pas l’apercevoir uneseconde ? C’est le rêve de ma vie.

– Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle netardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vousintéresser ?

– Mais Mme de Villeparisis, c’était en premièresnoces la duchesse d’Havré, belle comme un ange, méchante comme undémon, qui a rendu fou mon père, l’a ruiné et abandonné aussitôtaprès. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme ladernière des filles, avoir été cause que j’ai dû, moi et les miens,vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, maconsolation c’est qu’il ait aimé la plus belle femme de son époque,et comme je ne l’ai jamais vue, malgré tout ce sera unedouceur…

Je menai Mme Sazerat, tremblante d’émotion, jusqu’aurestaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis.

Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu’oùil faut, Mme Sazerat n’arrêta pas ses regards à la tableoù dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autrepoint de la salle :

– Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous medites.

Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée,adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.

– Mais si, à la seconde table.

– C’est que nous ne comptons pas à partir du même point.Moi, comme je compte, la seconde table, c’est une table où il y aseulement, à côté d’un vieux monsieur, une petite bossue,rougeaude, affreuse.

– C’est elle !

Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. deNorpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversationsuivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu’ilétait indifférent au sort du cabinet, et qu’il resterait encore unebonne semaine à Venise. Il espérait que d’ici là toute criseministérielle serait évitée. Le prince Foggi crut au premierinstant que ces questions de politique n’intéressaient pas M. deNorpois, car celui-ci, qui jusque-là s’était exprimé avec tant devéhémence, s’était mis soudain à garder un silence presqueangélique qui semblait ne pouvoir s’épanouir, si la voix revenait,qu’en un chant innocent et mélodieux de Mendelssohn ou de CésarFranck. Le prince pensait aussi que ce silence était dû à laréserve d’un Français qui, devant un Italien, ne veut pas parlerdes affaires de l’Italie. Or l’erreur du prince était complète. Lesilence, l’air d’indifférence étaient restés chez M. de Norpois nonla marque de la réserve mais le prélude coutumier d’une immixtiondans des affaires importantes. Le marquis n’ambitionnait rienmoins, comme nous l’avons vu, que Constantinople, avec un règlementpréalable des affaires allemandes, pour lequel il comptait forcerla main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait, en effet, que de sapart un acte d’une portée internationale pouvait être le dignecouronnement de sa carrière, peut-être même le commencement denouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n’avaitpas renoncé. Car la vieillesse nous rend d’abord incapablesd’entreprendre mais non de désirer. Ce n’est que dans une troisièmepériode que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, commeils ont dû abandonner l’action. Ils ne se présentent même plus àdes élections futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, commecelle de président de la République. Ils se contentent de sortir,de manger, de lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.

Le prince, pour mettre le marquis à l’aise et lui montrer qu’ille considérait comme un compatriote, se mit à parler dessuccesseurs possibles du président du Conseil actuel. Successeursdont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plusde vingt noms d’hommes politiques qui lui semblaient ministrables,noms que l’ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaisséessur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompitenfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingtans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quandon les crut oubliées, être exhumés par quelque personnalité signant« un Renseigné » ou « Testis » ou« Machiavel » dans un journal où l’oubli même où ilsétaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant lediplomate aussi immobile et muet qu’un homme sourd, quand M. deNorpois leva légèrement la tête et, dans la forme où avaient étérédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses deconséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et unebrièveté moindre, demanda finement : « Et est-ce quepersonne n’a prononcé le nom de M. Giolitti » À ces mots lesécailles du prince Foggi tombèrent ; il entendit un murmurecéleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit à parler de choses etautres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque ladernière note d’un sublime aria de Bach est terminée, on ne craintplus de parler à haute voix, d’aller chercher ses vêtements auvestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le princede mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le Roi et laReine quand il aurait l’occasion de les voir, phrase de départ quicorrespondait à ce qu’est, à la fin d’un concert, ces motshurlés : « Le cocher Auguste de la rue de Belloy ».Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du princeFoggi. Il était assurément ravi d’avoir entendu cechef-d’œuvre : « Et M. Giolitti, est-ce que personne n’aprononcé son nom ? » Car M. de Norpois, chez qui l’âgeavait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, enrevanche avait perfectionné en vieillissant les « airs debravoure », comme certains musiciens âgés, en déclin pour toutle reste, acquièrent jusqu’au dernier jour, pour la musique dechambre, une virtuosité parfaite qu’ils ne possédaient pasjusque-là.

Toujours est-il que le prince Foggi, qui comptait passer quinzejours à Venise, rentra à Rome le jour même et fut reçu quelquesjours après en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nouscroyons l’avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinetvégéta plus longtemps qu’on n’aurait cru. À sa chute, le Roiconsulta divers hommes d’État sur le chef qu’il convenait de donnerau nouveau cabinet. Puis il fit appeler M. Giolitti, qui accepta.Trois mois après, un journal raconta l’entrevue du prince Foggiavec M. de Norpois. La conversation était rapportée comme nousl’avons fait, avec la différence qu’au lieu de dire « M. deNorpois demanda finement », on lisait : « dit avecce fin et charmant sourire qu’on lui connaît ». M. de Norpoisjugea que « finement » avait déjà une force explosivesuffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour lemoins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d’Orsaydémentît officiellement, mais le quai d’Orsay ne savait où donnerde la tête. En effet, depuis que l’entrevue avait été dévoilée, M.Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour seplaindre qu’il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pourrapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l’Europeentière. Ce mécontentement n’existait pas, mais les diversambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leurassurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère,n’écoutant que sa pensée, prenait ce silence courtois pour uneadhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris : « Je mesuis entretenu une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta,etc. » Ses secrétaires étaient sur les dents.

Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancienjournal français et qui même en 1870, quand il était ministre deFrance dans un pays allemand, lui avait rendu grand service. Cejournal était (surtout le premier article, non signé) admirablementrédigé. Mais il intéressait mille fois davantage quand ce premierarticle (dit premier-Paris dans ces temps lointains, et appeléaujourd’hui, on ne sait pourquoi, « éditorial ») était aucontraire mal tourné, avec des répétitions de mots infinies. Chacunsentait alors avec émotion que l’article avait été« inspiré ». Peut-être par M. de Norpois, peut-être partel autre grand maître de l’heure. Pour donner une idée anticipéedes événements d’Italie, montrons comment M. de Norpois se servitde ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la guerreeut lieu tout de même ; très efficacement, pensait M. deNorpois, dont l’axiome était qu’il faut avant tout préparerl’opinion. Ses articles, où chaque mot était pesé, ressemblaient àces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Parexemple, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand lamobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dansl’ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journalfameux, l’éditorial suivant :

« L’opinion semble prévaloir dans les cercles autorisésque, depuis hier, dans le milieu de l’après-midi, la situation,sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait êtreenvisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, commesusceptible d’être considérée comme critique. M. le marquis deNorpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusseafin d’examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, etd’une façon tout à fait concrète, les différents motifs de frictionexistants, si l’on peut parler ainsi. La nouvelle n’amalheureusement pas été reçue par nous, à l’heure où nous mettonssous presse, que Leurs Excellences aient pu se mettre d’accord surune formule pouvant servir de base à un instrumentdiplomatique. »

Dernière heure : « On a appris avecsatisfaction dans les cercles bien informés, qu’une légère détentesemble s’être produite dans les rapports franco-prussiens. Onattacherait une importance toute particulière au fait que M. deNorpois aurait rencontré « unter den Linden » le ministred’Angleterre, avec qui il s’est entretenu une vingtaine de minutes.Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante. » (On avaitajouté entre parenthèses, après satisfaisante, le mot allemandéquivalent : befriedigend.) Et le lendemain on lisaitdans l’éditorial : « Il semblerait, malgré toute lasouplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendrehommage pour l’habile énergie avec laquelle il a su défendre lesdroits imprescriptibles de la France, qu’une rupture n’a plus pourainsi dire presque aucune chance d’être évitée. »

Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareiléditorial de quelques commentaires, envoyés, bien entendu, par M.de Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes quele « conditionnel » était une des formes grammaticalespréférées de l’ambassadeur, dans la littérature diplomatique.(« On attacherait une importance particulière », pour« il paraît qu’on attache une importance particulière ».)Mais le présent de l’indicatif pris non pas dans son sens habituelmais dans celui de l’ancien optatif n’était pas moins cher à M. deNorpois. Les commentaires qui suivaient l’éditorial étaientceux-ci :

« Jamais le public n’a fait preuve d’un calme aussiadmirable. » (M. de Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai,mais craignait tout le contraire.) « Il est las des agitationsstériles et a appris avec satisfaction que le gouvernement de SaMajesté prendrait ses responsabilités selon les éventualités quipourraient se produire. Le public n’en demande« (optatif) » pas davantage. À son beau sang-froid, quiest déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvellebien faite pour rassurer l’opinion publique, s’il en était besoin.On assure, en effet, que M. de Norpois, qui, pour raison de santé,devait depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, auraitquitté Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. »Dernière heure. « Sa Majesté l’Empereur a quitté cematin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis deNorpois, le ministre de la Guerre et le maréchal Bazaine en quil’opinion publique a une confiance particulière. S. M. l’Empereur adécommandé le dîner qu’il devait offrir à sa belle-sœur la duchessed’Albe. Cette mesure a produit partout, dès qu’elle a été connue,une impression particulièrement favorable. L’Empereur a passé enrevue les troupes, dont l’enthousiasme est indescriptible. Quelquescorps, sur un ordre de mobilisation lancé dès l’arrivée dessouverains à Paris, sont, à toute éventualité, prêts à partir dansla direction du Rhin. »

* * *

Parfois, au crépuscule, en rentrant à l’hôtel je sentais quel’Albertine d’autrefois, invisible à moi-même, était pourtantenfermée au fond de moi comme aux plombs d’une Venise intérieure,dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu’àme donner une ouverture sur ce passé.

Ainsi, par exemple, un soir une lettre de mon coulissier rouvritun instant pour moi les portes de la prison où Albertine était enmoi vivante, mais si loin, si profondément qu’elle me restaitinaccessible. Depuis sa mort je ne m’étais plus occupé desspéculations que j’avais faites afin d’avoir plus d’argent pourelle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses del’époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il étaitarrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer nepourraient jamais réussir. Les titres dont M. de Norpois nous avaitdit : « Leur revenu n’est pas très élevé sans doute, maisdu moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient le plussouvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer desdifférences considérables et d’un coup de tête je me décidai à toutvendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine dece que j’avais du vivant d’Albertine. On le sut à Combray dans cequi restait de notre famille et de nos relations, et, comme onsavait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et lesGuermantes, on se dit : « Voilà où mènent les idées degrandeur. » On y eût été bien étonné d’apprendre que c’étaitpour une jeune fille de condition aussi modeste qu’Albertine quej’avais fait ces spéculations. D’ailleurs, dans cette vie deCombray où chacun est à jamais classé suivant les revenus qu’on luiconnaît, comme dans une caste indienne, on n’eût pu se faire uneidée de cette grande liberté qui régnait dans le monde desGuermantes, où on n’attachait aucune importance à la fortune et oùla pauvreté était considérée comme aussi désagréable, maisnullement plus diminuante et n’affectant pas plus la situationsociale, qu’une maladie d’estomac. Sans doute se figurait-on aucontraire, à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaientêtre des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtaisde l’argent, tandis que si j’avais été ruiné ils eussent été lespremiers à m’offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruinerelative, j’en étais d’autant plus ennuyé que mes curiositésvénitiennes s’étaient concentrées depuis peu sur une jeunemarchande de verrerie, à la carnation de fleur qui fournissait auxyeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un teldésir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterionsbientôt Venise, ma mère et moi, j’étais résolu à tâcher de luifaire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas meséparer d’elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, siradieuse, que c’était un vrai Titien à acquérir avant de s’enaller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenterassez pour qu’elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moiseul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, unephrase où il disait : « Je soignerai vos reports »me rappela une expression presque aussi hypocritementprofessionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée enparlant à Aimé d’Albertine : « C’est moi qui lasoignais », avait-elle dit, et ces mots, qui ne m’étaientjamais revenus à l’esprit, firent jouer comme un Sésame les gondsdu cachot. Mais au bout d’un instant ils se refermèrent surl’emmurée – que je n’étais pas coupable de ne pas vouloirrejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me larappeler, et que les êtres n’existent pour nous que par l’idée quenous avons d’eux – que m’avait un instant rendue si touchante ledélaissement, que pourtant elle ignorait, que j’avais, l’espaced’un éclair, envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit etjour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à SanGiorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d’un des apôtres et styliséde la même façon réveilla le souvenir et presque la souffrancecausée par les deux bagues dont Françoise m’avait découvert lasimilitude et dont je n’avais jamais su qui les avait données àAlbertine. Un soir enfin, une circonstance telle se produisit qu’ilsembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondoles’arrêta aux marches de l’hôtel, le portier me remit une dépêcheque l’employé du télégraphe était déjà venu trois fois pourm’apporter, car, à cause de l’inexactitude du nom du destinataire(que je compris pourtant, à travers les déformations des employésitaliens, être le mien), on demandait un accusé de réceptioncertifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l’ouvris dèsque je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d’œil sur ce libellérempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins :« Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis trèsvivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quandrevenez-vous ? Tendrement, Albertine. » Alors il sepassa, d’une façon inverse, la même chose que pour magrand’mère : quand j’avais appris en fait que ma grand’mèreétait morte, je n’avais d’abord eu aucun chagrin. Et je n’avaissouffert effectivement de sa mort que quand des souvenirsinvolontaires l’avaient rendue vivante pour moi. Maintenantqu’Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvellequ’elle était vivante ne me causa pas la joie que j’aurais cru.Albertine n’avait été pour moi qu’un faisceau de pensées, elleavait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient enmoi ; en revanche, maintenant que ces pensées étaient mortes,Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et enm’apercevant que je n’avais pas de joie qu’elle fût vivante, que jene l’aimais plus, j’aurais dû être plus bouleversé que quelqu’unqui, se regardant dans une glace après des mois de voyage ou demaladie, s’aperçoit qu’il a des cheveux blancs et une figurenouvelle d’homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce quecela veut dire : l’homme que j’étais, le jeune homme blondn’existe plus, je suis un autre. Or l’impression que j’éprouvais neprouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussitotale du moi ancien et la substitution aussi complète d’un moinouveau à ce moi ancien, que la vue d’un visage ridé surmonté d’uneperruque blanche remplaçant le visage de jadis ? Mais on nes’afflige pas plus d’être devenu un autre, les années ayant passéet dans l’ordre de la succession des temps, qu’on ne s’afflige àune même époque d’être tour à tour les êtres contradictoires, leméchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé,l’ambitieux qu’on est tour à tour chaque journée. Et la raison pourlaquelle on ne s’en afflige pas est la même, c’est que le moiéclipsé – momentanément dans le dernier cas et quand il s’agit ducaractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s’agit despassions – n’est pas là pour déplorer l’autre, l’autre qui est à cemoment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de samuflerie car il est le mufle, et l’oublieux ne s’attriste pas deson manque de mémoire, précisément parce qu’il a oublié.

J’aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que jel’étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d’alors.La vie, selon son habitude qui est, par des travaux incessantsd’infiniment petits, de changer la face du monde, ne m’avait pasdit au lendemain de la mort d’Albertine : « Sois unautre », mais, par des changements trop imperceptibles pour mepermettre de me rendre compte du fait même du changement, avaitpresque tout renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjàhabituée à son nouveau maître – mon nouveau moi – quand elles’aperçut qu’il était changé ; c’était à celui-ci qu’elletenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on l’avu, à l’irradiation par association d’idées de certainesimpressions douces ou douloureuses, au souvenir de MlleVinteuil à Montjouvain, aux doux baisers du soir qu’Albertine medonnait dans le cou. Mais au fur et à mesure que ces impressionss’étaient affaiblies, l’immense champ d’impressions qu’ellescoloraient d’une teinte angoissante ou douce avait repris des tonsneutres. Une fois que l’oubli se fut emparé de quelques pointsdominants de souffrance et de plaisir, la résistance de mon amourétait vaincue, je n’aimais plus Albertine. J’essayais de me larappeler. J’avais eu un juste pressentiment quand, deux jours aprèsle départ d’Albertine, j’avais été épouvanté d’avoir pu vivrequarante-huit heures sans elle. Il en avait été de même quandj’avais écrit autrefois à Gilberte en me disant : si celacontinue deux ans, je ne l’aimerai plus. Et si, quand Swann m’avaitdemandé de revoir Gilberte, cela m’avait paru l’incommoditéd’accueillir une morte, pour Albertine la mort – ou ce que j’avaiscru la mort – avait fait la même œuvre que pour Gilberte la ruptureprolongée. La mort n’agit que comme l’absence. Le monstre àl’apparition duquel mon amour avait frissonné, l’oubli, avait bien,comme je l’avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cettenouvelle qu’elle était vivante ne réveilla pas mon amour, nonseulement elle me permit de constater combien était déjà avancé monretour vers l’indifférence, mais elle lui fit instantanément subirune accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement sijadis la nouvelle contraire, celle de la mort d’Albertine, n’avaitpas inversement, en parachevant l’œuvre de son départ, exalté monamour et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante etpouvoir être réuni à elle me la rendait tout d’un coup si peuprécieuse, je me demandais si les insinuations de Françoise, larupture elle-même, et jusqu’à la mort (imaginaire mais crue réelle)n’avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers, etmême du destin, nous séparant d’une femme, ne font que nousattacher à elle. Maintenant c’était le contraire qui se produisait.D’ailleurs, j’essayai de me la rappeler, et peut-être parce que jen’avais plus qu’un signe à faire pour l’avoir à moi, le souvenirqui me vint fut celui d’une fille fort grosse, hommasse, dans levisage fané de laquelle saillait déjà, comme une graine, le profilde Mme Bontemps. Ce qu’elle avait pu faire avec Andréeou d’autres ne m’intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal quej’avais cru si longtemps inguérissable, et, au fond, j’aurais pu leprévoir. Certes, le regret d’une maîtresse, la jalousie survivantesont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou laleucémie. Pourtant, entre les maux physiques il y a lieu dedistinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique etceux qui n’agissent sur le corps que par l’intermédiaire del’intelligence. Si la partie de l’intelligence qui sert de lien detransmission est la mémoire – c’est-à-dire si la cause est anéantieou éloignée – si cruelle que soit la souffrance, si profond queparaisse le trouble apporté dans l’organisme, il est bien rare, lapensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissancede conservation que n’ont pas les tissus, que le pronostic ne soitpas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancersera mort, il est bien rare qu’un veuf, un père inconsolables nesoient pas guéris. Je l’étais. Est-ce pour cette fille que jerevoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieillicomme avaient vieilli les filles qu’elle avait aimées, est-ce pourelle qu’il fallait renoncer à l’éclatante fille qui était monsouvenir d’hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais riendonner, non plus qu’à aucune autre, si j’épousais Albertine),renoncer à cette Albertine nouvelle, non point « telle quel’ont vue les enfers » mais fidèle, et « même un peufarouche » ? C’était elle qui était maintenant cequ’Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertinen’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse.Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas !en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément larougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la dépêche au portier del’hôtel en disant qu’on me l’avait remise par erreur et qu’ellen’était pas pour moi. Il me dit que maintenant qu’elle avait étéouverte il aurait des difficultés, qu’il valait mieux que je lagardasse ; je la remis dans ma poche, mais je promis de fairecomme si je ne l’avais jamais reçue. J’avais définitivement cesséd’aimer Albertine. De sorte que cet amour, après s’être tellementécarté de ce que j’avais prévu d’après mon amour pour Gilberte,après m’avoir fait faire un détour si long et si douloureux,finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer,tout comme mon amour pour Gilberte, dans la toi générale del’oubli.

Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu’àmoi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce quependant un certain temps j’ai cessé de la voir. Mais mon désir dene pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après lamort, ce désir-là n’était pas comme le désir de ne jamais êtreséparé d’Albertine, il durait toujours. Cela tenait-il à ce que jeme croyais plus précieux qu’elle, à ce que quand je l’aimais jem’aimais davantage ? Non, cela tenait à ce que cessant de lavoir j’avais cessé de l’aimer, et que je n’avais pas cessé dem’aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n’avaient pasété rompus comme l’avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceuxavec mon corps, avec moi-même, l’étaient aussi…  ? Certes ilen serait de même. Notre amour de la vie n’est qu’une vieilleliaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est danssa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir del’immortalité.

Après le déjeuner, quand je n’allais pas errer seul dans Venise,je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère.Aux brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrerses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, laparcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre maman quim’attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter lesoleil tout proche, dans l’obscurité conservée par les volets clos,ici, du haut en bas de l’escalier de marbre dont on ne savait pasplus que dans une peinture de la Renaissance s’il était dressé dansun palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentimentde la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui semouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes et parlesquelles, dans un incessant courant d’air, l’ombre tiède et lesoleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante etévoquaient le voisinage mobile, l’illumination, la miroitanteinstabilité du flot.

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où jeme trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage desMille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas auhasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dontaucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.

Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de callidivisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venisedécoupé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisésuivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout àcoup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans lamatière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste etsomptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau depetites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver uneplace, s’étendait devant moi entouré de charmants palais pâles declair de lune. C’était un de ces ensembles architecturaux verslesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vousconduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans unentre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes orientauxoù on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant lejour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finitpar croire qu’il n’est allé qu’en rêve.

Le lendemain je partais à la recherche de ma belle placenocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et serefusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m’égarermieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître mefaisait supposer que j’allais voir apparaître, dans saclaustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. Àce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l’apparence d’unenouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je metrouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n’y a pas,entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité, degrandes différences, je finissais par me demander si ce n’était paspendant mon sommeil que s’était produit, dans un sombre morceau decristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait unevaste place, entourée de palais romantiques, à la méditation duclair de lune.

La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu’à Padoueoù se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m’avait donnéles reproductions ; après avoir traversé en plein soleil lejardin de l’Arena, j’entrai dans la chapelle des Giotto, où lavoûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu’il sembleque la radieuse journée ait passé le seuil, elle aussi, avec levisiteur et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais sonciel pur, à peine un peu plus foncé d’être débarrassé des doruresde la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent lesplus beaux jours quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleilayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l’azur, plus douxencore, s’assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des angesvolaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine,qu’ils semblaient des volatiles d’une espèce particulière ayantexisté réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle destemps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volterdevant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en atoujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sontdes créatures réelles et effectivement volantes, on les voits’élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance àexécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grandrenfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans desconditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils fontbeaucoup plutôt penser à une variété d’oiseaux ou à de jeunesélèves de Garros s’exerçant au vol plané qu’aux anges de l’art dela Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sontplus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement lemême que celui de personnages célestes qui ne seraient pasailés.

* * *

Quand j’appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris,que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre,venaient d’arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettrenotre départ de quelques jours ; l’air qu’elle eut de ne pasprendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dansmes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir derésistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents(qui se figuraient que je serais bien forcé d’obéir), cette volontéde lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement mavolonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à laleur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mèreque je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pasavoir l’air de penser que je disais cela sérieusement, ne merépondit même pas. Je repris qu’elle verrait bien si c’étaitsérieux ou non. Et quand fut venue l’heure où, suivie de toutes mesaffaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter uneconsommation sur la terrasse, devant le canal, et m’y installai,regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée enface de l’hôtel un musicien chantait « sole mio ».

Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas êtreloin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul àVenise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sanssa présence pour me consoler. L’heure du train approchait. Masolitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjàcommencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaientdevenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir demon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. Laville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sapersonnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteusesque je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palaism’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités demarbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme unecombinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle,antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et deTurner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieuoù on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme unlieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvaisplus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi posersur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un cœur quibattait et qu’une attention suivant anxieusement le développementde « sole mio ». J’avais beau raccrocher désespérément mapensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, ilm’apparaissait, avec la médiocrité de l’évidence, comme un pont nonseulement inférieur, mais aussi étranger à l’idée que j’avais delui qu’un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtementnoir, nous savons bien qu’en son essence il n’est pas Hamlet. Telsles palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l’idéequi faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaireséléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblaitlointain. Dans le bassin de l’arsenal, à cause d’un élémentscientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularitédes choses qui, même semblables en apparence à celles de notrepays, se révèlent étrangères, en exil sous d’autres cieux ; jesentais que cet horizon si voisin, que j’aurais pu atteindre en uneheure, c’était une courbure de la terre tout autre que celle desmers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, parl’artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que cebassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, meremplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvétout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bainsDeligny ; en effet, dans le site fantastique composé par uneeau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et quecependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avecd’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, jem’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par desbaraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue,n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, siles pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’étaitpas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathiepour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée,moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de « solemoi », s’élevant comme une déploration de la Venise quej’avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il auraitfallu cesser de l’écouter si j’avais voulu pouvoir rejoindre encorema mère et prendre le train avec elle ; il aurait falludécider sans perdre une seconde que je partais, mais c’estjustement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sansêtre capable non seulement de me lever mais même de décider que jeme lèverais.

Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution àprendre, s’occupait tout entière à suivre le déroulement desphrases successives de « sole moi » en chantantmentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d’elles l’élanqui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle, avec elleaussi à retomber ensuite.

Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, nem’intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne nià moi-même en l’écoutant aussi religieusement jusqu’au bout. Enfinaucun des motifs, connues d’avance par moi, de cette vulgaireromance ne pouvait me fournir la résolution dont j’avaisbesoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passaità son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cetterésolution, ou plutôt elle m’obligeait à la résolution contraire dene pas partir, car elle me faisait passer l’heure. Par là cetteoccupation sans plaisir en elle-même d’écouter « solemoi » se chargeait d’une tristesse profonde, presquedésespérée. Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution dene pas partir que je prenais par le fait de rester là sansbouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », quine m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenaitsous cette autre : « Je vais entendre encore une phrasede « sole mio » ; mais la signification pratique dece langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant :« Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », jesavais que cela voulait dire : « Je resterai seul àVenise. » Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sortede froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré maisfascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix duchanteur avec une force et une ostentation presque musculairesvenait me frapper en plein cœur ; quand la phrase étaitconsommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avaitpas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin deproclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.

Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle seraitpartie. J’étais étreint par l’angoisse que me causait, avec la vuedu canal devenu tout petit depuis que l’âme de Venise s’en étaitéchappée, de ce Rialto banal qui n’était plus le Rialto, ce chantde désespoir que devenait « sole mio » et qui, ainsiclamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre enmiettes et consommait la ruine de Venise ; j’assistais à lalente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte,note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement lesoleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cettelumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avecle frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, unalliage équivoque, immuable et poignant.

Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sansdécision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjàprise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Maisnous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nousseraient épargnées.

Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance lacomète qu’on peut prédire – grâce à l’insoupçonnable puissancedéfensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées quepar une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée– mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou etj’arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouverma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car ellecroyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nousvîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieupresque jusqu’à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés,regagner – elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leurvie – l’une sa plaine, l’autre sa colline.

Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deuxlettres qu’elle tenait à la main et avait seulement ouvertes ettâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite monportefeuille pour y prendre celle que le concierge de l’hôtelm’avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse lesvoyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tardpossible, pour m’occuper pendant les dernières heures, le moment oùelle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballeraitles œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet delivres qu’elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traverséMilan depuis longtemps lorsqu’elle se décida à lire la première desdeux lettres. Je regardai d’abord ma mère, qui la lisait avecétonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se posertour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu’ellene pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j’avais reconnul’écriture de Gilberte sur l’enveloppe que je venais de prendredans mon portefeuille. Je l’ouvris. Gilberte m’annonçait sonmariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu’elle m’avaittélégraphié à ce sujet à Venise et n’avait pas eu de réponse. Je merappelai comme on m’avait dit que le service des télégraphes yétait mal fait. Je n’avais jamais eu sa dépêche. Peut-être nevoudrait-elle pas le croire. Tout d’un coup, je sentis dans moncerveau un fait, qui y était installé à l’état de souvenir, quittersa place et la céder à un autre. La dépêche que j’avais reçuedernièrement et que j’avais crue d’Albertine était de Gilberte.Comme l’originalité assez factice de l’écriture de Gilberteconsistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à fairefigurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l’airde souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l’aird’interrompre les phrases de la ligne d’au-dessus, et en revanche àintercaler dans la ligne d’au-dessous les queues et arabesques desmots qui leur étaient superposés, il était tout naturel quel’employé du télégraphe eût lu les boucles d’s ou dez de la ligne supérieure comme un « ine »finissant le mot de Gilberte. Le point sur l’i de Gilberteétait monté au-dessus faire point de suspension. Quand à sonG, il avait l’air d’un A gothique. Qu’en dehorsde cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dansles autres (certains, d’ailleurs, m’avaient paruincompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détailsde mon erreur et n’était même pas nécessaire. Combien de lettreslit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, quipart de l’idée que la lettre est d’une certaine personne ?combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, oncrée ; tout part d’une erreur initiale ; celles quisuivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres etdes télégrammes, pas seulement dans toute lecture), siextraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas lemême point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie dece que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c’estainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales vient d’unepremière méprise sur les prémisses.

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