Albertine Disparue

Chapitre 4Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup

« Oh ! c’est inouï, me dit ma mère. Écoute, on nes’étonne plus de rien à mon âge, mais je t’assure qu’il n’y a riende plus inattendu que la nouvelle que m’annonce cette lettre. –Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c’est, mais, siétonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l’être autant quece que m’apprend celle-ci. C’est un mariage. C’est Robert deSaint-Loup qui épouse Gilberte Swann. – Ah ! me dit ma mère,alors c’est sans doute ce que m’annonce l’autre lettre, celle queje n’ai pas encore ouverte, car j’ai reconnu l’écriture de tonami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont,depuis qu’elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle toutévénement, si mince qu’il fût, qui intéressait des créatureshumaines capables de douleur, de souvenir, et ayant, elles aussi,leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d’une voix douce,comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce mariage, deméconnaître ce qu’il pouvait éveiller d’impressions mélancoliqueschez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête àse séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, parsympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propreémotivité filiale, conjugale, et maternelle. « Avais-je raisonde te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? luidis-je. – Hé bien si ! répondit-elle d’une voix douce, c’estmoi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te diraipas la plus grande, la plus petite, car cette situation de Sévignéfaite par tous les gens qui ne savent que cela d’elle écœurait tagrand’mère autant que « la jolie chose que c’est defumer ». Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout lemonde. Cette lettre-ci m’annonce le mariage du petit Cambremer. –Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en touscas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractèresensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. –Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout desuite il n’y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me ditma mère qui, voyant qu’on n’était pas encore à Turin, voulait melaisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif.« Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avecquelqu’un de brillant ? Si Legrandin et sa sœur sont contents,nous pouvons être sûrs que c’est un mariage brillant. – Legrandin,je ne sais pas, mais la personne qui m’annonce le mariage dit queMme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tuappelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l’effet d’unmariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore labergère est-elle moins qu’une bergère, mais d’ailleurs charmante.Cela eût stupéfié ta grand’mère et ne lui eût pas déplu. – Maisenfin qui est-ce cette fiancée ? – C’est Mlled’Oloron. – Cela m’a l’air immense et pas bergère du tout, mais jene vois pas qui cela peut être. C’est un titre qui était dans lafamille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l’a donné, enl’adoptant, à la nièce de Jupien. C’est elle qui épouse le petitCambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n’est pas possible !– C’est la récompense de la vertu. C’est un mariage à la fin d’unroman de Mme Sand », dit ma mère. « C’est leprix du vice, c’est un mariage à la fin d’un roman deBalzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en yréfléchissant, c’est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dansce clan des Guermantes où ils n’espéraient pas pouvoir jamaisplanter leur tente ; de plus, la petite, adoptée par M. deCharlus, aura beaucoup d’argent, ce qui était indispensable depuisque les Cambremer ont perdu le leur ; et, en somme, elle estla fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fillevéritable – la fille naturelle – de quelqu’un qu’ils considèrentcomme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela atoujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblessefrançaise et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près denous, pas plus tard qu’il y a six mois, tu te rappelles le mariagede l’ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raisond’être sociale était qu’on la supposait, à tort ou à raison, fillenaturelle d’un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenantle côté castes de Combray, qui eût fait que ma grand’mère eût dûêtre scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer lavaleur du jugement de sa mère, ajouta : « D’ailleurs, lapetite est parfaite, et ta chère grand’mère n’aurait pas eu besoinde son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas êtresévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elleavait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, unjour qu’elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Cen’était qu’une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée engraine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plusparfaite. Mais ta grand’mère d’un coup d’œil avait discerné toutcela. Elle avait trouvé la petite nièce d’un giletier plus« noble » que le duc de Guermantes. » Mais plusencore que louer grand’mère, il fallait à ma mère trouver« mieux » pour elle qu’elle ne fût plus là. C’était lasuprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait undernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me ditma mère, si le père Swann – que tu n’as pas connu, il est vrai –avait pu penser qu’il aurait un jour un arrière-petit-fils ou unearrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mèreMoser qui disait : « Ponchour Mezieurs » et le sangdu duc de Guise ! – Mais remarque, maman, que c’est beaucoupplus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens trèsbien et, avec la situation qu’avait leur fils, sa fille, s’il avaitfait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais toutétait retombé à pied d’œuvre puisqu’il avait épousé une cocotte. –Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n’aijamais tout cru. – Si, une cocotte, je te ferai même desrévélations sensationnelles un autre jour. » Perdue dans sarêverie, ma mère disait : « La fille d’une femme que tonpère n’aurait jamais permis que je salue épousant le neveu deMme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas,au commencement, d’aller voir parce qu’il la trouvait d’un mondetrop brillant pour moi ! » Puis : « Le fils deMme de Cambremer, pour qui Legrandin craignait tantd’avoir à nous donner une recommandation parce qu’il ne noustrouvait pas assez chic, épousant la nièce d’un homme qui n’auraitjamais osé monter chez nous que par l’escalier de service !…Tout de même, ta pauvre grand’mère avait raison – tu te rappelles –quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses quichoqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie luiétait gâtée par les avances qu’elle avait faites à la maîtresse duprince de Condé pour qu’elle le fît tester en faveur du ducd’Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que, depuis dessiècles, des filles de la maison de Gramont, qui furent devéritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire dela liaison d’une aïeule avec Henri IV. Ce sont des choses qui sefont peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cachedavantage. Crois-tu que cela l’eût amusée, ta pauvregrand’mère ! » disait maman avec tristesse – car lesjoies dont nous souffrions que ma grand’mère fût écartée, c’étaientles joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce,moins que cela une « imitation », qui l’eussent amusée. –« Crois-tu qu’elle eût été étonnée ! Je suis sûrepourtant que cela eût choqué ta grand’mère, ces mariages, que celalui eût été pénible, je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne les aitpas sus », reprit ma mère, car en présence de tout événementelle aimait à penser que ma grand’mère en eût reçu une impressiontoute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sanature et qui avait une importance extraordinaire. Devant toutévénement triste qu’on n’eût pu prévoir autrefois, la disgrâce oula ruine d’un de nos vieux amis, quelque calamité publique, uneépidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait quepeut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de toutcela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n’eûtpu le supporter. Et quand il s’agissait d’une chose choquante commecelle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui desméchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu’ils n’aiment pasont plus souffert qu’on ne croit, ne voulait pas dans sa tendressepour ma grand’mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pului arriver. Elle se figurait toujours ma grand’mère commeau-dessus des atteintes même de tout mal qui n’eût pas dû seproduire, et se disait que la mort de ma grand’mère avait peut-êtreété, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du tempsprésent à cette nature si noble qui n’aurait pas su s’y résigner.Car l’optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui onteu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls quenous connaissions, le mal qu’ils ont causé nous semble inévitable,et le peu de bien qu’ils n’ont pas pu ne pas amener avec eux, c’està eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sanseux il ne se fût pas produit. Mais elle cherchait en même temps àmieux deviner ce que ma grand’mère eût éprouvé en apprenant cesnouvelles et à croire en même temps que c’était impossible àdeviner pour nos esprits moins élevés que le sien.« Crois-tu ! me dit d’abord ma mère, combien ta pauvregrand’mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mèresouffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que magrand’mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d’injuste àce que la vie amenât au jour des faits que ma grand’mère n’auraitpu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, quecelle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse etincomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu deLegrandin ayant été de nature à modifier les notions générales dema grand’mère, autant que la nouvelle – si ma mère avait pu la luifaire parvenir – qu’on était arrivé à résoudre le problème, cru parma grand’mère insoluble, de la navigation aérienne et de latélégraphie sans fil.

Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avecma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parûtpas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie duvoyage et ne m’avait laissé apprendre qu’après Milan. Et ma mèrecontinuait quand nous fûmes rentrés à la maison :« Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que sa Gilbertefût reçue chez les Guermantes, serait-il assez heureux s’il pouvaitvoir sa fille devenir une Guermantes ! – Sous un autre nom quele sien, conduite à l’autel comme Mlle deForcheville ; crois-tu qu’il en serait si heureux ? –Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas. – C’est ce qui fait queje ne peux pas me réjouir pour cette petite« rosse » ; cette pensée qu’elle a eu le cœur dequitter le nom de son père qui était si bon pour elle. – Oui, tu asraison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu’il ne l’ait passu. » Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peutsavoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine.« Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le pèreSwann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père,aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verraitsouvent, surtout s’il avait su le mariage de son fils ? Enfin,toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas etdes iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C’est lui qui lespossédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger,sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de cescauseries où la sagesse, non des nations mais des familles,s’emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage,ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, luidonne tout son relief, dissocie, recule une surface, et situe enperspective à différents points de l’espace et du temps ce qui,pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur unemême surface, les noms des décédés, les adresses successives, lesorigines de la fortune et ses changements, les mutations depropriété. Cette sagesse-là n’est-elle pas inspirée par la Musequ’il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l’onveut garder quelque fraîcheur d’impressions et quelque vertucréatrice, mais que ceux-là mêmes qui l’ont ignorée rencontrent ausoir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, àl’heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beautééternelle exprimée par les sculptures de l’autel qu’à la conceptiondes fortunes diverses qu’elles subirent, passant dans une illustrecollection particulière, dans une chapelle, de là dans un musée,puis ayant fait retour à l’église ; ou qu’à sentir, quand ilsy foulent un pavé presque pensant, qu’il recouvre la dernièrepoussière d’Arnauld ou de Pascal ; ou tout simplement qu’àdéchiffrer, imaginant peut-être l’image d’une fraîche paroissienne,sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des fillesdu hobereau ou du notable. La Muse qui a recueilli tout ce que lesmuses plus hautes de la philosophie et de l’art ont rejeté, tout cequi n’est pas fondé en vérité, tout ce qui n’est que contingentmais révèle aussi d’autres lois, c’est l’Histoire.

Ce que je devais apprendre par la suite – car je n’avais puassister à tout cela de Venise – c’est que Mlle deForcheville avait été demandée d’abord par le prince de Silistrie,cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlled’Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s’étaitpassé. Mlle de Forcheville ayant cent millions,Mme de Marsantes avait pensé que c’était un excellentmariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeunefille était charmante, qu’elle ignorait absolument si elle étaitriche ou pauvre, qu’elle ne voulait pas le savoir mais que, mêmesans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plusdifficile d’avoir une femme pareille. C’était beaucoup d’audacepour une femme tentée seulement par les cent millions qui luifermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu’elle ypensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout leshauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clamaque si Saint-Loup épousait la fille d’Odette et d’un juif, il n’yavait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes,si sûre d’elle-même qu’elle fût, n’osa pas pousser alors plus loinet se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fitaussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n’avait criéqu’afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme deMarsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s’était aussitôttournée vers Mlle d’Entragues, fille du duc deLuxembourg. N’ayant que vingt millions, celle-ci lui convenaitmoins, mais elle dit à tout le monde qu’un Saint-Loup ne pouvaitépouser une Mlle Swann (il n’était même plus question deForcheville). Quelque temps après, quelqu’un disant étourdiment quele duc de Châtellerault pensait à épouser Mlled’Entragues, Mme de Marsantes, qui était pointilleuseplus que personne, le prit de haut, changea ses batteries, revint àGilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailleseurent lieu immédiatement. Ces fiançailles excitèrent de vifscommentaires dans les mondes les plus différents. D’anciennes amiesde ma mère, plus ou moins de Combray, vinrent la voir pour luiparler du mariage de Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement.« Vous savez ce que c’est que Mlle de Forcheville,c’est tout simplement Mlle Swann. Et le témoin de sonmariage, le « Baron » de Charlus, comme il se faitappeler, c’est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois auvu et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. – Mais qu’est-ceque vous dites ? protestait ma mère, Swann, d’abord, étaitextrêmement riche. – Il faut croire qu’il ne l’était pas tant queça pour avoir besoin de l’argent des autres. Mais qu’est-ce qu’ellea donc, cette femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants ?Elle a trouvé le moyen de se faire épouser par le troisième et elleretire à moitié de la tombe le deuxième pour qu’il serve de témoinà la fille qu’elle a eue du premier ou d’un autre, car comment sereconnaître dans la quantité ? elle n’en sait plus rienelle-même ! Je dis le troisième, c’est le trois centième qu’ilfaudrait dire. Du reste, vous savez que si elle n’est pas plusForcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui,naturellement, n’est pas noble. Vous pensez bien qu’il n’y a qu’unaventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c’est unMonsieur Dupont ou Durand quelconque. S’il n’y avait pas maintenantun maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j’auraissu le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien, quand on apublié les bans, il a bien fallu dire le vrai nom. C’est très joli,pour les journaux ou pour le papetier qui envoie les lettres defaire-part, de se faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça nefait mal à personne, et si ça peut leur faire plaisir à ces bonnesgens, ce n’est pas moi qui y trouverai à redire ! en quoi çapeut-il me gêner ? Comme je ne fréquenterai jamais la filled’une femme qui a fait parler d’elle, elle peut bien être marquiselong comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes del’état civil ce n’est pas la même chose. Ah ! si mon cousinSazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à moi ilm’aurait dit sous quel nom il avait fait faire lespublications. »

D’autres amies de ma mère, qui avaient vu Saint-Loup à lamaison, vinrent à son « jour » et s’informèrent si lefiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnesallaient jusqu’à prétendre, en ce qui concernait l’autre mariage,qu’il ne s’agissait pas des Cambremer-Legrandin. On le tenait debonne source, car la marquise, née Legrandin, l’avait démenti laveille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je medemandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d’une part, Saint-Loupde l’autre, lesquels avaient eu l’occasion de m’écrire peuauparavant, m’avaient parlé de projets amicaux et de voyages dontla réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, etne m’avaient rien dit. J’en concluais, sans songer au secret quel’on garde jusqu’à la fin sur ces sortes de choses, que j’étaismoins leur ami que je n’avais cru, ce qui, pour ce qui concernaitSaint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué quel’amabilité, le côté plain-pied, « pair à compagnon » del’aristocratie était une comédie, m’étonnais-je d’en êtreexcepté ? Dans la maison de femmes – où on procurait de plusen plus des hommes – où M. de Charlus avait surpris Morel et où la« sous-maîtresse », grande lectrice du Gaulois,commentait les nouvelles mondaines, cette patronne, parlant à ungros Monsieur qui venait chez elle, sans arrêter, boire duChampagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, ilvoulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être« pris » si jamais il y avait une guerre, déclara :« Il paraît que le petit Saint-Loup est comme « ça »et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses ! – En tout cas,si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ilstrouveront ici tout ce qu’ils voudront, et il y a beaucoup d’argentà gagner avec eux. » Sur quoi le gros Monsieur, bien qu’il fûtlui-même comme « ça », se récria, répliqua, étant un peusnob, qu’il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez sescousins d’Ardouvillers, et qu’ils étaient grands amateurs de femmeset tout le contraire de « ça ». « Ah ! »conclut la sous-maîtresse d’un ton sceptique, mais ne possédantaucune preuve, et persuadée qu’en notre siècle la perversité desmœurs le disputait à l’absurdité calomniatrice des cancans.Certaines personnes, que je ne vis pas, m’écrivirent et medemandèrent « ce que je pensais » de ces deux mariages,absolument comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteurdes chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique.Je n’eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deuxmariages je ne pensais rien, mais j’éprouvais une immensetristesse, comme quand deux parties de votre existence passée,amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-êtreparesseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s’éloignentdéfinitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour desdestinations étrangères, comme deux vaisseaux. Pour les intéresséseux-mêmes, ils eurent à l’égard de leur propre mariage une opinionbien naturelle, puisqu’il s’agissait non des autres mais d’eux. Ilsn’avaient jamais eu assez de railleries pour ces « grandsmariages » fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer,de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent étéles premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement desgrandeurs inouïes de la maison d’Oloron, si une exception nes’était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée dece mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante denature, elle faisait passer le plaisir d’humilier les siens avantcelui de se glorifier elle-même. Aussi, n’aimant pas son fils, etayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille,déclara-t-elle qu’il était malheureux pour un Cambremer d’épouserune personne qui sortait on ne savait d’où, en somme, et avait desdents si mal rangées. Quant au jeune Cambremer, qui avait déjà unecertaine propension à fréquenter des gens de lettres, on pense bienqu’une si brillante alliance n’eut pas pour effet de le rendre plussnob, mais que, se sentant maintenant le successeur des ducsd’Oloron – « princes souverains » comme disaient lesjournaux – il était suffisamment persuadé de sa grandeur pourpouvoir frayer avec n’importe qui. Et il délaissa la petitenoblesse pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne seconsacrait pas aux Altesses. Les notes des journaux, surtout en cequi concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtresroyaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit quem’attrister – comme s’il était devenu quelqu’un d’autre, ledescendant de Robert le Fort, plutôt que l’ami qui s’était mis sipeu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que jefusse mieux au fond ; le fait de n’avoir pas soupçonnéd’avance son mariage avec Gilberte, dont la réalité m’était apparuesoudain, dans une lettre, si différente de ce que je pouvais penserde chacun d’eux la veille, et qu’il ne m’eût pas averti me faisaitsouffrir, alors que j’eusse dû penser qu’il avait eu beaucoup àfaire et que, d’ailleurs, dans le monde les mariages se fontsouvent ainsi tout d’un coup, fréquemment pour se substituer à unecombinaison différente qui a échoué – inopinément – comme unprécipité chimique. Et la tristesse, morne comme un déménagement,amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, parl’accident de leur choc, ces deux mariages fut si profonde, queplus tard on me la rappela, en m’en faisant absurdement gloire,comme ayant été tout le contraire de ce qu’elle fut au moment même,un double, triple, et même quadruple pressentiment.

Les gens du monde qui n’avaient fait aucune attention à Gilberteme dirent d’un air gravement intéressé : « Ah !c’est elle qui épouse le marquis de Saint-Loup ? » etjetaient sur elle le regard attentif des gens non seulement friandsdes événements de la vie parisienne, mais aussi qui cherchent às’instruire et croient à la profondeur de leur regard. Ceux quin’avaient, au contraire, connu que Gilberte regardèrent Saint-Loupavec une extrême attention, me demandèrent (souvent des gens qui meconnaissaient à peine) de les présenter et revenaient de laprésentation au fiancé parés des joies de la fatuité en medisant : « Il est très bien de sa personne. »Gilberte était convaincue que le nom de marquis de Saint-Loup étaitplus grand mille fois que celui de duc d’Orléans.

« Il paraît que c’est la princesse de Parme qui a fait lemariage du petit Cambremer », me dit maman. Et c’était vrai.La princesse de Parme connaissait depuis longtemps, par les œuvres,d’une part Legrandin qu’elle trouvait un homme distingué, del’autre Mme de Cambremer qui changeait la conversationquand la princesse lui demandait si elle était bien la sœur deLegrandin. La princesse savait le regret qu’avait Mme deCambremer d’être restée à la porte de la haute sociétéaristocratique, où personne ne la recevait. Quand la princesse deParme, qui s’était chargée de trouver un parti pour Mlled’Oloron, demanda à M. de Charlus s’il savait qui était un hommeaimable et instruit qui s’appelait Legrandin de Méséglise (c’étaitainsi que se faisait appeler maintenant Legrandin), le baronrépondit d’abord que non, puis tout d’un coup un souvenir luirevint d’un voyageur avec qui il avait fait connaissance en wagon,une nuit, et qui lui avait laissé sa carte. Il eut un vaguesourire. « C’est peut-être le même », se dit-il. Quand ilapprit qu’il s’agissait du fils de la sœur de Legrandin, ildit : « Tiens, ce serait vraiment extraordinaire !S’il tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pourm’effrayer, j’ai toujours dit qu’ils faisaient les meilleurs maris.– Qui ils ? demanda la princesse. – Oh ! Madame, je vousexpliquerais bien si nous nous voyions plus souvent. Avec vous onpeut causer. Votre Altesse est si intelligente », dit Charluspris d’un besoin de confidence qui pourtant n’alla pas plus loin.Le nom de Cambremer lui plut, bien qu’il n’aimât pas les parents,mais il savait que c’était une des quatre baronnies de Bretagne ettout ce qu’il pouvait espérer de mieux pour sa filleadoptive ; c’était un nom vieux, respecté, avec de solidesalliances dans sa province. Un prince eût été impossible et,d’ailleurs, peu désirable. C’était ce qu’il fallait. La princessefit ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablementchangé, et assez à son avantage, depuis quelque temps. Comme lesfemmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leurtaille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l’aspectdésinvolte d’un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. deCharlus s’était alourdi et abruti, Legrandin était devenu plusélancé et rapide, effet contraire d’une même cause. Cette vélocitéavait d’ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l’habituded’aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu’on ne le vît nientrer, ni sortir : il s’y engouffrait. Legrandin s’était misau tennis à cinquante-cinq ans. Quand la princesse de Parme luiparla des Guermantes, de Saint-Loup, il déclara qu’il les avaittoujours connus, faisant une espèce de mélange entre le faitd’avoir toujours connu de nom les châtelains de Guermantes etd’avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la futureMme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d’ailleurs nevoulait à Combray fréquenter ni la femme ni la fille. « J’aimême voyagé dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. deCharlus. Il a spontanément engagé la conversation, ce qui esttoujours bon signe, car cela prouve que ce n’est ni un sot gourmé,ni un prétentieux. Oh ! je sais tout ce qu’on dit de lui. Maisje ne crois jamais ces choses-là. D’ailleurs, la vie privée desautres ne me regarde pas. Il m’a fait l’effet d’un cœur sensible,d’un homme bien cultivé. » Alors la princesse de Parme parlade Mlle d’Oloron. Dans le milieu des Guermantes ons’attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus qui, boncomme il avait toujours été, faisait le bonheur d’une jeune fillepauvre et charmante. Et le duc de Guermantes, souffrant de laréputation de son frère, laissait entendre que, si beau que celafût, c’était fort naturel. « Je ne sais si je me fais bienentendre, tout est naturel dans l’affaire », disait-ilmaladroitement à force d’habileté. Mais son but était d’indiquerque la jeune fille était une enfant de son frère qu’ilreconnaissait. Du même coup cela expliquait Jupien. La princesse deParme insinua cette version pour montrer à Legrandin qu’en somme lejeune Cambremer épouserait quelque chose comme Mlle deNantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne furent dédaignéesni par le duc d’Orléans, ni par le prince de Conti.

Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans letrain qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnagesqui ont figuré jusqu’ici dans ce récit des effets assezremarquables. D’abord sur Legrandin ; inutile de dire qu’ilentra en ouragan dans l’hôtel de M. de Charlus, absolument commedans une maison mal famée où il ne faut pas être vu, et aussi toutà la fois pour montrer sa bravoure et cacher son âge – car noshabitudes nous suivent même là où elles ne nous servent plus à rien– et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. deCharlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore àinterpréter ; ce sourire était pareil en apparence, et au fondétait exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ontl’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasardils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (parexemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il yrencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironiqueet mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse desLaumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivaitobscurément depuis bien longtemps – et dès le temps où j’allaistout enfant passer à Combray mes vacances – des relationsaristocratiques, productives tout au plus d’une invitation isolée àune villégiature inféconde. Tout à coup, le mariage de son neveuétant venu rejoindre entre eux ces tronçons lointains, Legrandineut une situation mondaine à laquelle rétroactivement ses relationsanciennes avec des gens qui ne l’avaient fréquenté que dans leparticulier, mais intimement, donnèrent une sorte de solidité. Desdames à qui on croyait le présenter racontaient que depuis vingtans il passait quinze jours à la campagne chez elles, et quec’était lui qui leur avait donné le beau baromètre ancien du petitsalon. Il avait par hasard été pris dans des « groupes »où figuraient des ducs qui lui étaient apparentés. Or dès qu’il eutcette situation mondaine il cessa d’en profiter. Ce n’est passeulement parce que, maintenant qu’on le savait reçu, iln’éprouvait plus de plaisir à être invité, c’est que des deux vicesqui se l’étaient longtemps disputé, le moins naturel, le snobisme,cédait la place à un autre moins factice, puisqu’il marquait dumoins une sorte de retour, même détourné, vers la nature. Sansdoute ils ne sont pas incompatibles, et l’exploration d’un faubourgpeut se pratiquer en quittant le raout d’une duchesse. Mais lerefroidissement de l’âge détournait Legrandin de cumuler tant deplaisirs, de sortir autrement qu’à bon escient, et aussi rendaitpour lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout enamitiés, en causeries qui prennent du temps, et lui faisaientpasser presque tout le sien dans le peuple, lui en laissant peupour la vie de société. Mme de Cambremer elle-mêmedevint assez indifférente à l’amabilité de la duchesse deGuermantes. Celle-ci, obligée de fréquenter la marquise, s’étaitaperçue, comme il arrive chaque fois qu’on vit davantage avec desêtres humains, c’est-à-dire mêlés de qualités qu’on finit pardécouvrir et de défauts auxquels on finit par s’habituer, queMme de Cambremer était une femme douée d’uneintelligence et pourvue d’une culture que, pour ma part,j’appréciais peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse.Elle vint donc souvent, à la tombée du jour, voir Mme deCambremer et lui faire de longues visites. Mais le charmemerveilleux que celle-ci se figurait exister chez la duchesse deGuermantes s’évanouit dès qu’elle s’en vit recherchée, et elle larecevait plutôt par politesse que par plaisir. Un changement plusfrappant se manifesta chez Gilberte, à la fois symétrique etdifférent de celui qui s’était produit chez Swann marié. Certes,les premiers mois Gilberte avait été heureuse de recevoir chez ellela société la plus choisie. Ce n’est sans doute qu’à cause del’héritage qu’on invitait les amies intimes auxquelles tenait samère, mais à certains jours seulement où il n’y avait qu’elles,enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le contact deMme Bontemps ou de Mme Cottard avec laprincesse de Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, commecelui de deux poudres instables, produire des catastrophesirréparables. Néanmoins les Bontemps, les Cottard et autres,quoique déçus de dîner entre eux, étaient fiers de pouvoirdire : « Nous avons dîné chez la marquise deSaint-Loup », d’autant plus qu’on poussait quelquefoisl’audace jusqu’à inviter avec eux Mme de Marsantes, quise montrait véritable grande dame, avec un éventail d’écaille et deplumes, toujours dans l’intérêt de l’héritage. Elle avait seulementsoin de faire de temps en temps l’éloge des gens discrets qu’on nevoit jamais que quand on leur fait signe, avertissement moyennantlequel elle adressait aux bons entendeurs du genre Cottard,Bontemps, etc., son plus gracieux et hautain salut. Peut-êtrej’eusse préféré être de ces séries-là. Mais Gilberte, pour quij’étais maintenant surtout un ami de son mari et des Guermantes (etqui – peut-être bien dès Combray, où mes parents ne fréquentaientpas sa mère – m’avait, à l’âge où nous n’ajoutons pas seulement telou tel avantage aux choses mais où nous les classons par espèces,doué de ce prestige qu’on ne perd plus ensuite), considérait cessoirées-là comme indignes de moi et quand je partais medisait : « J’ai été très contente de vous voir, maisvenez plutôt après-demain, vous verrez ma tante Guermantes,Mme de Poix ; aujourd’hui c’était des amies demaman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne dura quequelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble.Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter lesmêmes contrastes que celle de Swann ? En tout cas, Gilberten’était que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôtaprès, comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayantatteint ce qu’il y avait de plus éclatant et de plus difficile,elle pensait que le nom de Saint-Loup s’était maintenant incorporéà elle comme un émail mordoré et que, qui qu’elle fréquentât,désormais elle resterait pour tout le monde marquise de Saint-Loup,ce qui était une erreur, car la valeur d’un titre de noblesse,aussi bien que de bourse, monte quand on le demande et baisse quandon l’offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à ladestruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose,n’est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que lapuissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par unesorte de création perpétuellement continue, ce qui explique lesanomalies apparentes de l’histoire mondaine ou politique au coursd’un demi-siècle. La création du monde n’a pas eu lieu au début,elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup sedisait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », ellesavait qu’elle avait refusé la veille trois dîners chez desduchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son nom relevait lemilieu aussi peu aristocratique que possible qu’elle recevait, parun mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciaitle nom qu’elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, lesplus grands noms finissent par succomber. Swann n’avait-il pasconnu une duchesse de la maison de France dont le salon, parce quen’importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Unjour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer uninstant chez cette Altesse, où elle n’avait trouvé que des gens derien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit àSwann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve enpays ami. Je viens de chez Mme la duchesse de X… , iln’y avait pas trois figures de connaissance. » Partageant, enun mot, l’opinion de ce personnage d’opérette qui déclare :« Mon nom me dispense, je pense, d’en dire plus long »,Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu’elle avait tantdésiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germainétaient idiots, infréquentables, et, passant de la parole àl’action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n’ont fait saconnaissance qu’après cette époque, et pour leurs débuts auprèsd’elle, l’ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquerdrôlement du monde qu’elle eût pu si aisément voir, la voyant nepas recevoir une seule personne de cette société, et si l’une,voire la plus brillante, s’aventurait chez elle, lui bâillerouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d’avoir pu, eux,trouver quelque prestige au grand monde, et n’oseraient jamaisconfier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femmequ’ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoirété de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ilsl’entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient,chose plus significative, mettre si complètement sa conduite enaccord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas àrechercher les causes de l’accident qui fit de MlleSwann Mlle de Forcheville, et de Mlle deForcheville la marquise de Saint-Loup, puis la duchesse deGuermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accidentne servirait pas moins par ses effets que par ses causes àexpliquer l’attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation desroturiers n’étant pas tout à fait conçue de la même façon qu’ellel’eût été par Mlle Swann par une dame à qui tout lemonde dit « Madame la Duchesse » et ces duchesses quil’ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un butqu’on n’a pas réussi à atteindre, ou qu’on a atteintdéfinitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens quenous ne connaissions pas encore. Peut-être, si nous pouvionsremonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plusfrénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu’ils ontréussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimonsincapables non seulement d’en avoir jamais été atteints eux-mêmes,mais même de les excuser jamais chez les autres, faute d’êtrecapables de les concevoir. D’ailleurs, bientôt le salon de lanouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif, au moinsau point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient ysévir par ailleurs ; or cet aspect était surprenant enceci : on se rappelait encore que les plus pompeuses, les plusraffinées des réceptions de Paris, aussi brillantes que celles dela princesse de Guermantes, étaient celles de Mlle deMarsantes, la mère de Saint-Loup. D’autre part, dans les dernierstemps, le salon d’Odette, infiniment moins bien classé, n’en avaitpas moins été éblouissant de luxe et d’élégance. Or Saint-Loup,heureux d’avoir, grâce à la grande fortune de sa femme, tout cequ’il pouvait désirer de bien-être, ne songeait qu’à êtretranquille après un bon dîner où des artistes venaient lui faire dela bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru à une époque sifier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des camarades quesa mère n’aurait pas reçus. Gilberte de son côté mettait enpratique la parole de Swann : « La qualité m’importe peu,mais je crains la quantité. » Et Saint-Loup fort à genouxdevant sa femme, et parce qu’il l’aimait et parce qu’il lui devaitprécisément ce luxe extrême, n’avait garde de contrarier ces goûtssi pareils aux siens. De sorte que les grandes réceptions deMme de Marsantes et de Mme de Forcheville,données pendant des années surtout en vue de l’établissementéclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à aucune réception deM. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus beauxchevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pourfaire des croisières – mais où on n’emmenait que deux invités. ÀParis on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamaisplus ; de sorte que, par une régression imprévue mais pourtantnaturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait étéremplacée par un nid silencieux.

La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeuneMademoiselle d’Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde lejour du mariage religieux, se traîna péniblement à l’église etmourut quelques semaines après. La lettre de faire-part, qui futenvoyé quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celuide Jupien presque tous les plus grands de l’Europe, comme ceux duvicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtessede Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtessed’Edumea, de lady Essex, etc., etc. Sans doute, même pour quisavait que la défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutesces grandes alliances ne pouvait surprendre. Le tout, en effet, estd’avoir une grande alliance. Alors, le « casus fœderis »venant à jouer, la mort de la petite roturière met en deuil toutesles familles princières de l’Europe. Mais bien des jeunes gens desnouvelles générations et qui ne connaissaient pas les situationsréelles, outre qu’ils pouvaient prendre Marie-Antoinette d’Oloron,marquise de Cambremer, pour une dame de la plus haute naissance,auraient pu commettre bien d’autres erreurs en lisant cette lettrede faire-part. Ainsi, pour peu que leurs randonnées à travers laFrance leur eussent fait connaître un peu le pays de Combray, envoyant que le comte de Méséglise faisait part dans les premiers, ettout près du duc de Guermantes, ils auraient pu n’éprouver aucunétonnement. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes setouchent, vieille noblesse de la même région, peut-être alliéedepuis des générations, eussent-ils pu se dire. « Quisait ? c’est peut-être une branche des Guermantes qui porte lenom de comtes de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n’avaitrien à voir avec les Guermantes et ne faisait même pas part du côtéGuermantes, mais du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise,qui, par un avancement rapide, n’était resté que deux ans Legrandinde Méséglise, c’était notre vieil ami Legrandin. Sans doute, fauxtitre pour faux titre, il en était peu qui eussent pu être aussidésagréables aux Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliésautrefois avec les vrais comtes de Méséglise desquels il ne restaitplus qu’une femme, fille de gens obscurs et dégradés, mariéeelle-même à un gros fermier enrichi de ma tante, nommé Ménager, quilui avait acheté Mirougrain et se faisait appeler maintenantMénager de Mirougrain, de sorte que quand on disait que sa femmeétait née de Méséglise on pensait qu’elle devait être plutôt née àMéséglise et qu’elle était de Méséglise comme son mari deMirougrain.

Tout autre titre faux eût donné moins d’ennuis aux Guermantes.Mais l’aristocratie sait les assumer, et bien d’autres encore, dumoment qu’un mariage, jugé utile à quelque point de vue que cesoit, est en jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin futpour une partie de cette génération-là, et sera pour la totalité decelle qui la suivra, le véritable comte de Méséglise.

Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au couranteût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronnede Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parentsdu marquis de Saint-Loup, c’est-à-dire du côté Guermantes. Or de cecôté ils n’avaient pas à figurer puisque c’était Robert qui étaitparent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronnede Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côtéde la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause nonpas des Guermantes mais de Jupien, dont notre lecteur doit savoirqu’Odette était la cousine.

Toute la faveur de M. de Charlus s’était portée dès le mariagede sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer ; lesgoûts de celui-ci, qui étaient pareils à ceux du baron, du momentqu’ils n’avaient pas empêché qu’il le choisît pour mari deMlle d’Oloron, ne firent naturellement que le lui faireapprécier davantage quand il fut veuf. Ce n’est pas que le marquisn’eût d’autres qualités qui en faisaient un charmant compagnon pourM. de Charlus. Mais même quand il s’agit d’un homme de hautevaleur, c’est une qualité que ne dédaigne pas celui qui l’admetdans son intimité et qui le lui rend particulièrement commode s’ilsait jouer aussi le whist. L’intelligence du jeune marquis étaitremarquable et, comme on disait déjà à Féterne où il n’était encorequ’enfant, il était tout à fait « du côté de sagrand’mère », aussi enthousiaste, aussi musicien. Il enreproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là pluspar imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C’estainsi que quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu unelettre signée Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être lesien, je compris seulement qui m’écrivait quand j’eus lu la formulefinale : « Croyez à ma sympathie vraie », le« vraie », mis à sa place, ajoutait au prénom Léonor lenom de Cambremer.

Je vis pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m’étaisde nouveau lié : car notre vie, dans sa longueur, n’est pascalculée sur la vie de nos amitiés. Qu’une certaine période detemps s’écoule et l’on voit reparaître (de même qu’en politiqued’anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu’on reprend)des relations d’amitié renouées entre les mêmes personnesqu’autrefois, après de longues années d’interruption, et renouéesavec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l’un avait de tropaimer, l’autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme,ces raisons n’existent plus. La convenance seule subsiste, et toutce que Gilberte m’eût refusé autrefois, ce qui lui avait sembléintolérable, impossible, elle me l’accordait aisément – sans douteparce que je ne le désirais plus. Sans que nous nous fussionsjamais dit la raison du changement, si elle était toujours prête àvenir à moi, jamais pressée de me quitter, c’est que l’obstacleavait disparu : mon amour.

J’allai d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours àTansonville. Le déplacement me gênait assez, car j’avais à Parisune jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j’avais loué.Comme d’autres de l’arôme des forêts ou du murmure d’un lac,j’avais besoin de son sommeil près de moi la nuit, et le jour del’avoir toujours à mon côté dans la voiture. Car un amour a beaus’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra.Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes quotidiennesexistaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-mêmel’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui nous avait faitsouhaiter passionnément, puis adopter d’une manière fixe, comme lescoutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu’àla demeure même de l’aimée, ou sa résidence dans notre demeure,notre présence ou celle de quelqu’un en qui nous avons confiance,dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandesvoies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furentfondues jadis dans le feu volcanique d’une émotion ardente. Maisces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme.Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins decertains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeureavait exigé, en souvenir d’Albertine oubliée, la présence de mamaîtresse actuelle, que je cachais aux visiteurs et qui remplissaitma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dusobtenir d’elle qu’elle se laissât garder par un de mes amis quin’aimait pas les femmes, pendant quelques jours.

J’avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée parRobert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, quepeut-être elle-même croyait encore, qu’en tout cas elle disait.Opinion que justifiait l’amour-propre, le désir de tromper lesautres, de se tromper soi-même, la connaissance d’ailleursimparfaite des trahisons, qui est celle de tous les êtres trompés,d’autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus,s’affichait avec des femmes qu’il compromettait, que le mondecroyait et qu’en somme Gilberte supposait être ses maîtresses. Ontrouvait même dans le monde qu’il ne se gênait pas assez, nelâchant pas d’une semelle, dans les soirées, telle femme qu’ilramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrercomme elle pouvait. Qui eût dit que l’autre femme qu’ilcompromettait ainsi n’était pas en réalité sa maîtresse eût passépour un naïf, aveugle devant l’évidence, mais j’avais étémalheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fitune peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quellen’avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques moisavant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. deCharlus, chez lequel certains troubles cardiaques s’étaientmanifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant àJupien, que j’avais trouvé seul, d’une correspondance amoureuseadressée à Robert et signée Bobette que Mme deSaint-Loup avait surprise, j’avais appris par l’ancien factotum dubaron que la personne qui signait Bobette n’était autre que levioloniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de M. deCharlus. Jupien n’en parlait pas sans indignation : « Cegarçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Maiss’il y a un côté où il n’aurait pas dû regarder, c’est le côté duneveu du baron. D’autant plus que le baron aimait son neveu commeson fils. Il a cherché à désunir le ménage, c’est honteux. Et il afallu qu’il y mette des ruses diaboliques, car personne n’étaitplus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup.A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que cemisérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté,salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais setourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. »Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnesdites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortesque chez les autres et changent seulement un peu d’objet. De plus,les gens dont le cœur n’est pas directement en cause, jugeanttoujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si onétait libre de choisir ce qu’on aime, ne tiennent pas compte dumirage délicieux que l’amour projette et qui enveloppe sientièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux quela « sottise » que fait un homme en épousant unecuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est, en général, leseul acte poétique qu’il accomplisse au cours de son existence.

Je compris qu’une séparation avait failli se produire entreRobert et sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encorede quoi il s’agissait) et que c’était Mme de Marsantes,mère aimante, ambitieuse et philosophe qui avait arrangé, imposé laréconciliation. Elle faisait partie de ces milieux où le mélangedes sangs qui vont se recroisant sans cesse et l’appauvrissementdes patrimoines font refleurir à tout moment dans le domaine despassions, comme dans celui des intérêts, les vices et lescompromissions héréditaires. Avec la même énergie qu’elle avaitautrefois protégé Mme Swann, elle avait aidé le mariagede la fille de Jupien et fait celui de son propre fils avecGilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignationdouloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisaitprofiter tout le faubourg. Et peut-être n’avait-elle à un certainmoment bâclé le mariage de Robert avec Gilberte – ce qui lui avaitcertainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de lefaire rompre avec Rachel – que dans la peur qu’il ne commençât avecune autre cocotte – ou peut-être avec la même, car Robert fut longà oublier Rachel – un nouveau collage qui eût peut-être été sonsalut. Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me direchez la princesse de Guermantes : « C’est malheureux queta petite amie de Balbec n’ait pas la fortune exigée par ma mère,je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. »Il avait voulu dire qu’elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome,ou peut-être, s’il n’en était pas encore, ne goûtait-il plus queles femmes qu’il pouvait aimer d’une certaine manière et avecd’autres femmes. Gilberte aussi eût pu me renseigner sur Albertine.Si donc, sauf de rares retours en arrière, je n’avais perdu lacuriosité de rien savoir sur mon amie, j’aurais pu interroger surelle non seulement Gilberte mais son mari. Et, en somme, c’était lemême fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d’épouserAlbertine (à savoir qu’elle aimait les femmes). Mais les causes denotre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c’étaitpar le désespoir où j’avais été de l’apprendre, Robert par lasatisfaction ; moi pour l’empêcher, grâce à une surveillanceperpétuelle, de s’adonner à son goût ; Robert pour le cultiveret pour la liberté qu’il lui laisserait afin qu’elle lui amenât desamies. Si Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps lanouvelle orientation, si divergente de la primitive, qu’avaientprise les goûts charnels de Robert, une conversation que j’eus avecAimé, et qui me rendit fort malheureux, me montra que l’ancienmaître d’hôtel de Balbec faisait remonter cette divergence, cetteinversion, beaucoup plus haut. L’occasion de cette conversationavait été quelques jours que j’avais été passer à Balbec, oùSaint-Loup lui-même était venu avec sa femme que, dans cettepremière phase, il ne quittait d’un seul pas. J’avais admiré commel’influence de Rachel se faisait encore sentir sur Robert. Un jeunemarié qui a eu longtemps une maîtresse sait seul ôter aussi bien lemanteau de sa femme avant d’entrer dans un restaurant, avoir avecelle les égards qu’il convient. Il a reçu pendant sa liaisonl’instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de lui, à unetable voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux jeunesuniversitaires, prenait des airs faussement à l’aise, et criaittrès fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation lacarte avec un geste qui renversa deux carafes d’eau :« Non, non, mon cher, commandez ! De ma vie je n’aijamais su faire un menu. Je n’ai jamais su commander ! »répétait-il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la littérature àla gourmandise, il opina tout de suite pour une bouteille dechampagne qu’il aimait à voir « d’une façon tout à faitsymbolique » orner une causerie. Saint-Loup, lui, savaitcommander. Il était assis à côté de Gilberte – déjà grosse – (il nedevait pas cesser par la suite de lui faire des enfants) comme ilcouchait à côté d’elle dans leur lit commun à l’hôtel. Il neparlait qu’à sa femme, le reste de l’hôtel n’avait pas l’aird’exister pour lui, mais, au moment où un garçon prenait unecommande, était tout près, il levait rapidement ses yeux clairs etjetait sur lui un regard qui ne durait pas plus de deux secondes,mais dans sa limpide clairvoyance semblait témoigner d’un ordre decuriosités et de recherches entièrement différent de celui quiaurait pu animer n’importe quel client regardant même longtemps unchasseur ou un commis pour faire sur lui des remarqueshumoristiques ou autres qu’il communiquerait à ses amis. Ce petitregard court, en apparence désintéressé, montrant que le garçonl’intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l’eussent observéque cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel, avaitdans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plusintéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais onne le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus surGilberte qui n’avait rien vu, il lui présentait un ami au passageet partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d’untemps bien plus ancien, celui où j’avais fait la connaissance deSaint-Loup par Mme de Villeparisis, en ce même Balbec.« Mais oui, Monsieur, me dit-il, c’est archiconnu, il y a bienlongtemps que je le sais. La première année que Monsieur était àBalbec, M. le marquis s’enferma avec mon liftier, sous prétexte dedévelopper des photographies de Madame la grand’mère de Monsieur.Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines dumonde à étouffer la chose. Et tenez, Monsieur, Monsieur se rappellesans doute ce jour où il est venu déjeuner au restaurant avec M. lemarquis de Saint-Loup et sa maîtresse, dont M. le marquis sefaisait un paravent. Monsieur se rappelle sans doute que M. lemarquis s’en alla en prétextant une crise de colère. Sans doute jene veux pas dire que Madame avait raison. Elle lui en faisait voirde cruelles. Mais ce jour-là on ne m’ôtera pas de l’idée que lacolère de M. le marquis était feinte et qu’il avait besoind’éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là, du moins, jesais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait dutout au tout. Je me rappelais trop l’état dans lequel était Robert,la gifle qu’il avait donnée au journaliste. Et d’ailleurs, pourBalbec, c’était de même : ou le liftier avait menti, ouc’était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude,je ne pouvais l’avoir, car on ne voit jamais qu’un côté des choses.Si cela ne m’eût pas fait tant de peine, j’eusse trouvé unecertaine ironie à ce que, tandis que pour moi la course du liftchez Saint-Loup avait été le moyen commode de lui faire porter unelettre et d’avoir sa réponse, pour lui cela avait été le moyen defaire la connaissance de quelqu’un qui lui avait plu. Les choses,en effet, sont pour le moins doubles. Sur l’acte le plusinsignifiant que nous accomplissons un autre homme embranche unesérie d’actes entièrement différents ; il est certain quel’aventure de Saint-Loup et du liftier, si elle eut lieu, ne mesemblait pas plus contenue dans le banal envoi de ma lettre quequelqu’un qui ne connaîtrait de Wagner que le duo de Lohengrin nepourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes, pour les hommes,les choses n’offrent qu’un nombre restreint de leurs innombrablesattributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles sontcolorées parce que nous avons des yeux ; combien d’autresépithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines desens ? Mais cet aspect différent qu’elles pourraient avoirnous est rendu plus facile à comprendre par ce qu’est dans la vieun événement même minime dont nous connaissons une partie que nouscroyons le tout, et qu’un autre regarde comme par une fenêtrepercée de l’autre côté de la maison et qui donne sur une autre vue.Dans le cas où Aimé ne se fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loupquand Bloch lui avait parlé du lift ne venait peut-être pas de ceque celui-ci prononçait « laift ». Mais j’étais persuadéque l’évolution physiologique de Saint-Loup n’était pas commencée àcette époque et qu’alors il aimait encore uniquement les femmes.Plus qu’à un autre signe, je pus le discerner rétrospectivement àl’amitié que Saint-Loup m’avait témoignée à Balbec. Ce n’est quetant qu’il aima les femmes qu’il fut vraiment capable d’amitié.Après cela, au moins pendant quelque temps, les hommes qui nel’intéressaient pas directement, il leur manifestait uneindifférence, sincère, je le crois, en partie – car il était devenutrès sec – et qu’il exagérait aussi pour faire croire qu’il nefaisait attention qu’aux femmes. Mais je me rappelle tout de mêmequ’un jour, à Doncières, comme j’allais dîner chez les Verdurin etcomme il venait de regarder d’une façon un peu prolongée Morel, ilm’avait dit : « C’est curieux, ce petit, il a des chosesde Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu’ils ont deschoses identiques. En tout cas cela ne peut pasm’intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuiterestés longtemps perdus à l’horizon, comme quand on pense, avant dese remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, àun de ces lointains voyages qu’on ne fera jamais mais dont onéprouve un instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelquechose de Rachel à Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoirquelque chose de Rachel afin de plaire à son mari, mettait commeelle des nœuds de soie ponceau, ou rose, ou jaune, dans sescheveux, se coiffait de même, car elle croyait que son maril’aimait encore et elle en était jalouse. Que l’amour de Robert eûtété par moments sur les confins qui séparent l’amour d’un hommepour une femme et l’amour d’un homme pour un homme, c’étaitpossible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à cetégard qu’un rôle esthétique. Il n’est même pas probable qu’il eûtpu en jouer d’autres. Un jour, Robert était allé lui demander des’habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de sescheveux, et pourtant il s’était contenté de la regarder,insatisfait. Il ne lui restait pas moins attaché et lui faisaitscrupuleusement, mais sans plaisir, la rente énorme qu’il lui avaitpromise et qui ne l’empêcha pas d’avoir pour lui par la suite lesplus vilains procédés. De cette générosité envers Rachel Gilberten’eût pas souffert si elle avait su qu’elle était seulementl’accomplissement résigné d’une promesse à laquelle necorrespondait plus aucun amour. Mais de l’amour, c’est au contrairece qu’il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuelsseraient les meilleurs maris du monde s’ils ne jouaient pas lacomédie d’aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d’ailleurspas. C’est d’avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel,qui le lui avait fait désirer, l’avait fait renoncer pour lui à despartis plus beaux ; il lui semblait qu’il fît une sorte deconcession en l’épousant. Et de fait, les premiers temps, descomparaisons entre les deux femmes (pourtant si inégales commecharme et comme beauté) ne furent pas en faveur de la délicieuseGilberte. Mais celle-ci grandit ensuite dans l’estime de son maripendant que Rachel diminuait à vue d’œil. Une autre personne sedémentit : ce fut Mme Swann. Si pour Gilberte,Robert avant le mariage était déjà entouré de la double auréole quelui créaient d’une part sa vie avec Rachel perpétuellement dénoncéepar les lamentations de Mme de Marsantes, d’autre partle prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père etqu’elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville, enrevanche, eût préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier(il y avait des familles royales pauvres et qui eussent acceptél’argent – qui se trouva d’ailleurs être fort inférieur auxmillions promis – décrassé qu’il était par le nom de Forcheville),et un gendre moins démonétisé par une vie passée loin du monde.Elle n’avait pu triompher de la volonté de Gilberte, s’étaitplainte amèrement à tout le monde, flétrissant son gendre. Un beaujour tout avait été changé, le gendre était devenu un ange, on nese moquait plus de lui qu’à la dérobée. C’est que l’âge avaitlaissé à Mme Swann (devenue Mme deForcheville) le goût qu’elle avait toujours eu d’être entretenue,mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré lesmoyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, unenouvelle robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile,mais elle avait peu de fortune, Forcheville ayant presque toutmangé, et – quel ascendant israélite gouvernait en celaGilberte ? – elle avait une fille adorable, mais affreusementavare, comptant l’argent à son mari et naturellement bien plus à samère. Or tout à coup le protecteur, elle l’avait flairé, puistrouvé en Robert. Qu’elle ne fût plus de la première jeunesse étaitde peu d’importance aux yeux d’un gendre qui n’aimait pas lesfemmes. Tout ce qu’il demandait à sa belle-mère, c’était d’aplanirtelle ou telle difficulté entre lui et Gilberte, d’obtenir d’ellele consentement qu’il fît un voyage avec Morel. Odette s’yétait-elle employée, qu’aussitôt un magnifique rubis l’enrécompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuseenvers son mari. Odette le lui prêchait avec d’autant plus dechaleur que c’était elle qui devait bénéficier de la générosité.Ainsi, grâce à Robert, pouvait-elle, au seuil de la cinquantaine(d’aucuns disaient de la soixantaine), éblouir chaque table où elleallait dîner, chaque soirée où elle paraissait, d’un luxe inouïsans avoir besoin d’avoir comme autrefois un « ami » quimaintenant n’eût plus casqué – voire marché. Aussi était-elleentrée pour toujours semblait-il, dans la période de la chastetéfinale, et elle n’avait jamais été aussi élégante.

Ce n’était pas seulement la méchanceté, la rancune de l’ancienpauvre contre le maître qui l’a enrichi et lui a d’ailleurs(c’était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire deM. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, quiavait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrirdavantage le baron. C’était peut-être aussi l’intérêt. J’eusl’impression que Robert devait lui donner beaucoup d’argent. Dansune soirée où j’avais rencontré Robert avant que je ne partissepour Combray, et où la façon dont il s’exhibait à côté d’une femmeélégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s’attachait àelle, ne faisant qu’un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe,me faisait penser, avec quelque chose de plus nerveux, de plustressautant, à une sorte de répétition involontaire d’un gesteancestral que j’avais pu observer chez M. de Charlus, comme enrobédans les atours de Mme Molé, ou d’une autre, bannièred’une cause gynophile qui n’était pas la sienne, mais qu’il aimait,bien que sans droit à l’arborer ainsi, soit qu’il la trouvâtprotectrice, ou esthétique, j’avais été frappé, au retour, de voircombien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,était devenu économe. Qu’on ne tienne qu’à ce qu’on possède, et quetel qui semait l’or qu’il avait si rarement jadis thésaurisemaintenant celui dont il est pourvu, c’est sans doute un phénomèneassez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plusparticulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je visqu’il avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceciSaint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talentsqu’il avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeunehomme qui a longtemps vécu avec une femme n’est pas aussiinexpérimenté que le puceau pour qui celle qu’il épouse est lapremière. Pareillement, ayant eu à s’occuper dans les plusminutieux détails du ménage de Rachel, d’une part parce quecelle-ci n’y entendait rien, ensuite parce qu’à cause de sajalousie il voulait garder la haute main sur la domesticité, ilput, dans l’administration des biens de sa femme et l’entretien duménage, continuer ce rôle habile et entendu que peut-être Gilberten’eût pas su tenir et qu’elle lui abandonnait volontiers. Mais sansdoute le faisait-il surtout pour faire bénéficier Charlie desmoindres économies de bouts de chandelle, l’entretenant, en somme,richement sans que Gilberte s’en aperçût ni en souffrît. Jepleurais en pensant que j’avais eu autrefois pour un Saint-Loupdifférent une affection si grande et que je sentais bien, à sesnouvelles manières froides et évasives, qu’il ne me rendait plus,les hommes, dès qu’ils étaient devenus susceptibles de lui donnerdes désirs, ne pouvant plus lui inspirer d’amitié. Comment celaavait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé lesfemmes que je l’avais vu désespéré jusqu’à craindre qu’il se tuâtparce que « Rachel quand du Seigneur » avait voulu lequitter ? La ressemblance entre Charlie et Rachel – invisiblepour moi – avait-elle été la planche qui avait permis à Robert depasser des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d’accomplirl’évolution physiologique qui, même chez ce dernier, s’étaitproduite assez tard ? Parfois, pourtant, les paroles d’Aimérevenaient m’inquiéter ; je me rappelais Robert cette année-làà Balbec ; il avait en parlant au liftier une façon de ne pasfaire attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlusquand il adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvaittrès bien tenir cela de M. de Charlus, d’une certaine hauteur etd’une certaine attitude physique des Guermantes, et nullement desgoûts spéciaux au baron. C’est ainsi que le duc de Guermantes, quin’avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que M.de Charlus de tourner son poignet comme s’il crispait autour decelui-ci une manchette de dentelles, et aussi dans la voix desintonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chezM. de Charlus on eût été tenté de donner une autre signification,auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l’individuexprimant ses particularités à l’aide de traits impersonnels etataviques qui ne sont peut-être, d’ailleurs, que des particularitésanciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans cette dernièrehypothèse, qui confine à l’histoire naturelle, ce ne serait pas M.de Charlus qu’on pourrait appeler un Guermantes affecté d’une tareet l’exprimant en partie à l’aide des traits de la race desGuermantes, mais le duc de Guermantes qui serait, dans une famillepervertie, l’être d’exception que le mal héréditaire a si bienépargné que les stigmates extérieurs qu’il a laissés sur lui yperdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j’avaisaperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d’une matière si précieuse etsi rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devantlui, je lui avais trouvé l’air efféminé, qui n’était certes pas uneffet de ce que j’apprenais de lui maintenant mais de la grâceparticulière aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine deSaxe en laquelle la duchesse était modelée aussi. Je me rappelaisson affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale del’exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromperquelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout lecontraire de ce que j’apprenais aujourd’hui. Mais de quand celadatait-il ? Si c’était de l’année où j’étais retourné àBalbec, comment n’était-il pas venu une seule fois voir le lift, nem’avait-il jamais parlé de lui ? Et quant à la première année,comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux deRachel comme il était alors ? Cette première année-là, j’avaistrouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes.Or il était encore plus spécial que je ne l’avais cru. Mais ce dontnous n’avons pas eu l’intuition directe, ce que nous avons apprisseulement par d’autres, nous n’avons plus aucun moyen, l’heure estpassée de le faire savoir à notre âme ; ses communicationsavec le réel sont fermées ; aussi ne pouvons-nous jouir de ladécouverte, il est trop tard. Du reste, de toutes façons, pour quej’en pusse jouir spirituellement, celle-là me faisait trop depeine. Sans doute, depuis ce que m’avait dit M. de Charlus chezMme Verdurin à Paris, je ne doutais plus que le cas deRobert ne fût celui d’une foule d’honnêtes gens, et même pris parmiles plus intelligents et les meilleurs. L’apprendre de n’importequi m’eût été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert. Ledoute que me laissaient les paroles d’Aimé ternissait toute notreamitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas àl’amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, enrepensant à ces histoires du lift et du restaurant où j’avaisdéjeuné avec Saint-Loup et Rachel j’étais obligé de faire un effortpour ne pas pleurer.

Je n’aurais d’ailleurs pas à m’arrêter sur ce séjour que je fisdu côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où jepensai le moins à Combray, si, justement par là, il n’avait apportéune vérification au moins provisoire à certaines idées que j’avaiseues d’abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi àd’autres idées que j’avais eues du côté de Méséglise. Jerecommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades quenous faisions à Combray, l’après-midi, quand nous allions du côtéde Méséglise. On dînait maintenant, à Tansonville, à une heure oùjadis on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de lasaison chaude. Et puis, parce que, l’après-midi, Gilberte peignaitdans la chapelle du château, on n’allait se promener qu’environdeux heures avant le dîner. Au plaisir de jadis, qui était de voiren rentrant le ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dansla Vivonne, succédait celui de partir à la nuit venue, quand on nerencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre,irrégulier et mouvant, des moutons qui rentraient. Sur une moitiédes champs le coucher s’éteignait ; au-dessus de l’astre étaitdéjà allumée la lune qui bientôt les baignerait tout entiers. Ilarrivait que Gilberte me laissât aller sans elle et je m’avançais,laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sanavigation à travers des étendues enchantées. Mais le plus souventGilberte m’accompagnait. Les promenades que nous faisions ainsi,c’était bien souvent celles que je faisais jadis enfant : orcomment n’eussé-je pas éprouvé, bien plus vivement encore que jadisdu côté de Guermantes, le sentiment que jamais je ne serais capabled’écrire, auquel s’ajoutait celui que mon imagination et masensibilité s’étaient affaiblies, quand je vis combien peu j’étaiscurieux de Combray ? Et j’étais désolé de voir combien peu jerevivais mes années d’autrefois. Je trouvais la Vivonne mince etlaide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse desinexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.Mais, séparé des lieux qu’il m’arrivait de retraverser par touteune vie différente, il n’y avait pas entre eux et moi cettecontiguïté d’où naît, avant même qu’on s’en soit aperçu,l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Necomprenant pas bien, sans doute, quelle était sa nature, jem’attristais de penser que ma faculté de sentir et d’imaginer avaitdû diminuer pour que je n’éprouvasse pas plus de plaisir dans cespromenades. Gilberte elle-même, qui me comprenait encore moins bienque je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageantmon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, medisait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiezautrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne latrouvais plus belle, qu’elle ne l’était plus du tout. Tandis quenous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir descoteaux, puis des pentes s’abaissaient. Nous causions, trèsagréablement pour moi – non sans difficulté pourtant. En tantd’êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles(c’étaient, chez elle, le caractère de son père, le caractère de samère) ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemainl’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pasqui départagera les parties, à qui on peut se fier pour lasentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n’ose pas faired’alliance parce qu’ils changent trop souvent de gouvernement. Maisau fond c’est un tort. La mémoire de l’être le plus successifétablit chez lui une sorte d’identité et fait qu’il ne voudrait pasmanquer à des promesses qu’il se rappelle, même s’il ne les eût pascontresignées. Quant à l’intelligence elle était, chez Gilberte,avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Je me rappelle quedans ces conversations que nous avions en nous promenant elle medit des choses qui plusieurs fois m’étonnèrent beaucoup. Lapremière fut : « Si vous n’aviez pas trop faim et s’iln’était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournantensuite à droite, en moins d’un quart d’heure nous serions àGuermantes. » C’est comme si elle m’avait dit :« Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, etvous toucherez l’intangible, vous atteindrez les inaccessibleslointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que(ce que j’avais cru jadis que je pourrais connaître seulement deGuermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas) le« côté ». Un de mes autres étonnements fut de voir les« Sources de la Vivonne », que je me représentais commequelque chose d’aussi extra-terrestre que l’Entrée des Enfers, etqui n’étaient qu’une espèce de lavoir carré où montaient desbulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit :« Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir unaprès-midi et nous pourrons aller à Guermantes, en prenant parMéséglise, c’est la plus jolie façon », – phrase qui, enbouleversant toutes les idées de mon enfance, m’apprit que les deuxcôtés n’étaient pas aussi inconciliables que j’avais cru. Mais cequi me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, jerevécus mes années d’autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvaimince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia pour moi desimaginations que j’avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendantune de ces promenades en somme nocturnes bien qu’elles eussent lieuavant le dîner – mais elle dînait si tard ! Au moment dedescendre dans le mystère d’une vallée parfaite et profonde quetapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, commedeux insectes qui vont s’enfoncer au cœur d’un calice bleuâtre.Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce demaîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et quiaurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que voussemblez apprécier, de ces paroles où son habileté de femme du mondesachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriétédans l’expression des sentiments, vous fait croire que vous tenezdans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchantbrusquement sur elle la tendresse dont j’étais rempli par l’airdélicieux, la brise qu’on respirait, je lui dis : « Vousparliez l’autre jour du raidillon, comme je vous aimaisalors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne mele disiez-vous pas ? je ne m’en étais pas doutée. Moi je vousaimais. Et même deux fois je me suis jetée à votre tête. – Quanddonc ? – La première fois à Tansonville, vous vous promeniezavec votre famille, je rentrais, je n’avais jamais vu un aussi jolipetit garçon. J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague etpudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines dudonjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien malélevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de toutgenre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur del’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était biengentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid(il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutesles petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortirseule, dès que je pouvais m’échapper j’y courais. Je ne peux pasvous dire comme j’aurais voulu vous y voir venir ; je merappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous fairecomprendre ce que je désirais, au risque d’être vue par vos parentset les miens je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue quej’en ai honte maintenant. Mais vous m’avez regardée d’une façon siméchante que j’ai compris que vous ne vouliez pas. » Et toutd’un coup, je me dis que la vraie Gilberte – la vraie Albertine –c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livréesdans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre surla plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le comprendre, nel’ayant repris que plus tard dans ma mémoire – après un intervalleoù par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avaitfait craindre d’être aussi franches que dans les premières minutes– avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais« ratées » plus complètement – bien qu’à vrai direl’échec relatif avec elles fût moins absurde – pour les mêmesraisons que Saint-Loup Rachel.

« Et la seconde fois, reprit Gilberte, c’est, bien desannées après, quand je vous ai rencontré sous votre porte,l’avant-veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tanteOriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt jevous reconnaissais sans le savoir puisque j’avais la même enviequ’à Tansonville. – Dans l’intervalle il y avait eu pourtant lesChamps-Élysées. – Oui, mais là vous m’aimiez trop, je sentais uneinquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui demandaipas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle descendaitl’avenue des Champs-Élysées, le jour où j’étais parti pour larevoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu’il en étaittemps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie sije n’avais rencontré les deux ombres s’avançant côte à côte dans lecrépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m’eûtpeut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.Et en effet, les femmes qu’on n’aime plus et qu’on rencontre aprèsdes années, n’y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussibien que si elles n’étaient plus de ce monde, puisque le fait quenotre amour n’existe plus fait de celles qu’elles étaient alors, oude celui que nous étions, des morts ? Je pensai que peut-êtreaussi elle ne se fût pas rappelé, ou eût menti. En tout cas celan’offrait pas d’intérêt pour moi de le savoir, parce que mon cœuravait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne meplaisait plus guère, mais surtout je n’étais plus malheureux, jen’aurais pas pu concevoir, si j’y eusse repensé, que j’eusse pul’être autant de rencontrer Gilberte marchant à petits pas à côtéd’un jeune homme, et de me dire : « C’est fini, jerenonce à jamais la voir. » De l’état d’âme qui, cettelointaine année-là, n’avait été pour moi qu’une longue torture rienne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s’use, où toutpérit, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore pluscomplètement, en laissant encore moins de vestiges que laBeauté : c’est le Chagrin.

Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alorsavec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j’ai déjà vu tropd’exemples de cette incuriosité amenée par le temps, mais je lesuis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte qu’avant de larencontrer ce jour-là, j’avais vendu une potiche de vieux Chinepour lui acheter des fleurs. Ç’avait été, en effet, pendant lestemps si tristes qui avaient suivi, ma seule consolation de penserqu’un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention sitendre. Plus d’une année après, si je voyais qu’une voiture allaitheurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pourpouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en medisant : « Ne nous pressons pas, j’ai toute la vie devantmoi pour cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdrela vie. Maintenant cela m’aurait paru peu agréable à dire, presqueridicule, et « entraînant ». « D’ailleurs, continuaGilberte, même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte,vous étiez resté tellement le même qu’à Combray, si vous saviezcomme vous aviez peu changé ! » Je revis Gilberte dans mamémoire. J’aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que lesoleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite filletenait à la main, le long regard qui s’attacha à moi. Seulementj’avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné,que c’était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais meparaissait quelque chose que les petites filles ne connaissaientpas, et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heuresde désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément, sirapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l’une d’entreelles eût eu l’audace de le figurer.

Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberteavec qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées, le soir oùj’avais vendu les potiches : c’était Léa habillée en homme.Gilberte savait qu’elle connaissait Albertine, mais ne pouvait direplus. Ainsi certaines personnes se retrouvent toujours dans notrevie pour préparer nos plaisirs ou nos douleurs.

Ce qu’il y avait eu de réel sous l’apparence d’alors m’étaitdevenu tout à fait égal. Et pourtant, combien de jours et de nuitsn’avais-je pas souffert à me demander qui c’était, n’avais-je pasdû, en y pensant, réprimer les battements de mon cœur plus encorepeut-être que pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dansce même Combray. On dit, et c’est ce qui explique l’affaiblissementprogressif de certaines affections nerveuses, que notre systèmenerveux vieillit. Cela n’est pas vrai seulement pour notre moipermanent, qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie,mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent enpartie.

Aussi me fallait-il, à tant d’années de distance, faire subirune retouche à une image que je me rappelais si bien, opération quime rendit assez heureux en me montrant que l’abîme infranchissableque j’avais cru alors exister entre moi et un certain genre depetites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l’abîmede Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue séried’années au fond de laquelle il me fallut l’accomplir. J’eus unsursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains deRoussainville. Pourtant j’étais heureux de me dire que ce bonheurvers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien nepouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, enréalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais sisouvent, que j’apercevais du cabinet sentant l’iris. Et je n’avaisrien su ! En somme, elle résumait tout ce que j’avais désirédans mes promenades, jusqu’à ne pas pouvoir me décider à rentrer,croyant voir s’entr’ouvrir, s’animer les arbres. Ce que jesouhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j’eusseseulement su le comprendre et la retrouver, me le faire goûter dèsmon adolescence. Plus complètement encore que je n’avais cru,Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.

Et même ce jour où je l’avais rencontrée sous une porte, bienqu’elle ne fût pas Mlle de l’Orgeville, celle que Robertavait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de choseque ce fût précisément à son futur mari que j’en eusse demandél’éclaircissement !), je ne m’étais pas tout à fait trompé surla signification de son regard, ni sur l’espèce de femme qu’elleétait et m’avouait maintenant avoir été. « Tout cela est bienloin, me dit-elle, je n’ai jamais plus songé qu’à Robert depuis lejour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n’est même pas cecaprice d’enfant que je me reproche le plus. »

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