SOCRATE.
Et, dans un vaisseau, si quelqu’un, sans avoir ni l’esprit
ni l’habileté d’un pilote, a pourtant la liberté de faire ce
que bon lui semble, vois-tu ce qui lui arrivera, à lui et à
ceux qui s’abandonnent à sa conduite?
ALCIBIADE.
Ils ne peuvent manquer de périr tous.
SOCRATE.
Et n’en est-il pas de même de l’état, de l’autorité et
de la puissance? privés de la vertu, leur perte n’est-elle
pas infaillible?
ALCIBIADE.
Infaillible.
SOCRATE.
Par conséquent, mon cher Alcibiade, ce n’est pas du
pouvoir qu’il faut acquérir pour toi et pour la république,
mais de la vertu, si vous voulez être heureux.
ALCIBIADE.
Tu dis très vrai, Socrate.
SOCRATE.
Et avant qu’on soit en possession de la vertu, plutôt que
de commander soi-même, il est meilleur, je ne dis pas à
un enfant, mais à un homme, d’obéir à un plus vertueux
que soi.
ALCIBIADE.
Je le crois.
SOCRATE.
Et le meilleur est aussi le plus honnête?
ALCIBIADE.
Nul doute.
SOCRATE.
Le plus honnête est aussi le plus convenable?
ALCIBIADE.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Ainsi il est convenable à l’homme vicieux d’être esclave,
car cela lui est meilleur?
ALCIBIADE.
Assurément.
SOCRATE.
Le vice est donc servile?
ALCIBIADE.
J’en conviens.
SOCRATE.
Et la vertu, libérale?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Mais, mon ami, ne faut-il pas éviter la servilité?
ALCIBIADE.
Oui, certes.
SOCRATE.
Eh bien! mon cher Alcibiade, sens-tu donc l’état où tu
es? Es-tu dans l’état d’un homme libre ou d’un esclave?
ALCIBIADE.
Il me semble que je le sens très bien.
SOCRATE.
Et sais-tu comment tu peux sortir de l’état où tu es? car
je n’oserais le nommer, en parlant d’un homme comme
toi.
ALCIBIADE.
Mais je crois le savoir.
SOCRATE.
Et comment?
ALCIBIADE.
S’il plaît à Socrate.
SOCRATE.
Tu dis fort mal, Alcibiade.
ALCIBIADE.
Comment faut-il donc dire?
SOCRATE.
S’il plaît à Dieu.
ALCIBIADE.
Eh bien! je dis donc s’il plaît à Dieu; et j’ajoute que nous
risquons désormais de changer de personnage; tu feras
le mien, et je ferai le tien. A compter d’aujourd’hui, c’est
à moi à le faire la cour, et me voilà ton amant.
SOCRATE.
Alors, mon cher Alcibiade, mon amour ressemblera fort
à la cigogne, si, après avoir fait éclore dans ton sein un
jeune amour ailé, celui-ci le nourrit et le soigne à son
tour.
ALCIBIADE.
Oui, Socrate; et, dès ce jour, je vais m’appliquer à la
justice.
SOCRATE.
Je souhaite que tu persévères; mais, sans me défier de
ton bon naturel, en voyant la force des exemples qui
règnent dans cette ville, je tremble qu’ils ne l’emportent
sur toi et sur moi.