ALCIBIADE.
Au contraire, je suis persuadé que ce serait un grand
bien.
SOCRATE.
Ainsi, cette opinion que tu as conçue de tes ennemis, est
déjà un grand mal.
ALCIBIADE.
Je l’avoue.
SOCRATE.
En second lieu, il y a toute apparence qu’elle est fausse.
ALCIBIADE.
Comment cela?
SOCRATE.
N’y a-t-il pas toute apparence que les meilleurs natures
se trouvent dans les hommes d’une grande naissance?
ALCIBIADE.
Certainement.
SOCRATE.
Et ceux qui, à cette grande naissance, joignent une
bonne éducation, n’y a-t-il pas apparence qu’ils ont tout
ce qui est nécessaire à la vertu?
ALCIBIADE.
Cela est indubitable.
SOCRATE.
Voyons donc, en nous comparant avec les rois de
Lacédémone et de Perse, s’ils sont de moindre naissance
que nous. Ne savons-nous pas que les premiers
descendent d’Hercule, et les derniers,
d’Achéménès ; et que le sang d’Hercule et
d’Achéménès remonte jusqu’à Jupiter?
ALCIBIADE.
Et ma famille, Socrate, ne descend-elle pas d’Eurisacès,
et Eurisacès ne remonte-t-il pas jusqu’à Jupiter?
SOCRATE.
Et la mienne aussi, mon cher Alcibiade, ne vient-elle pas
de Dédale, et Dédale ne nous ramène-t-il pas jusqu’à
Vulcain, fils de Jupiter ? Mais la différence qu’il y a
entre eux et nous, c’est qu’ils remontent jusqu’à Jupiter,
par une gradation continuelle de rois, sans aucune
interruption; les uns, qui ont été rois d’Argos et de
Lacédémone; et les autres, qui ont toujours régné sur la
Perse, et souvent sur l’Asie, comme aujourd’hui; au lieu
que nos aïeux n’ont été que de simples particuliers
comme nous. Si tu étais obligé de montrer à
Artaxerce, fils de Xerxès, tes ancêtres et la patrie
d’Eurisacès, Salamine, ou Égine, celle d’Éaque, plus
ancien qu’Eurisacès, quel sujet de risée ne lui donnerais-
tu pas? Mais voyons si nous ne sommes pas aussi
inférieurs du côté de l’éducation que du côté de la
naissance. Ne t’a-t-on jamais dit quels grands avantages
ont, en cela, les rois de Lacédémone, dont les femmes
sont, en vertu d’une loi, gardées par les Éphores, afin
qu’on soit assuré, autant qu’il est possible, qu’elles ne
donneront des rois que de la race d’Hercule? Et,
sous ce rapport, le roi de Perse est encore si fort au-
dessus des rois de Lacédémone, que personne n’a
seulement le soupçon que la reine puisse avoir un fils qui
ne soit pas le fils du roi; c’est pourquoi elle n’a d’autre
garde que la crainte. A la naissance du premier né, qui
doit monter sur le trône, tous les peuples de ce grand
empire célèbrent cet événement par des fêtes, et,
chaque année, le jour de la naissance du roi est un jour
de fêtes et de sacrifices pour toute l’Asie; tandis que
nous, lorsque nous venons au monde, mon cher
Alcibiade, on peut nous appliquer ce mot du poète
comique:
A peine nos voisins s’en aperçoivent-ils .
Ensuite, l’enfant est remis aux mains, non d’une femme,
d’une nourrice de peu de valeur, mais des plus vertueux
eunuques de la cour, qui, entre autres soins dont ils sont
chargés, ont celui de former et de façonner ses
membres, afin qu’il ait la taille la plus belle possible; et
cet emploi leur attire une haute considération.
Quand l’enfant a sept ans, on le met entre les mains des
écuyers, et on commence à le mener à la chasse; à
quatorze, il passe entre les mains de ceux qu’on appelle
précepteurs du roi. Ce sont les quatre hommes de Perse
qui ont la plus grande renommée de mérite; ils sont
dans la vigueur de l’âge: l’un passe pour le plus savant;
l’autre, pour le plus juste; le troisième, pour le plus sage:
et le quatrième, pour le plus vaillant. Le premier lui
enseigne les mystères de la sagesse de Zoroastre, fils
d’Oromaze, c’est-à-dire, la religion; il lui enseigne aussi
tout ce qui se rapporte aux devoirs d’un roi. Le juste lui
apprend à dire toujours la vérité, fût-ce contre lui-même.
Le sage l’instruit à ne se laisser jamais vaincre par ses
passions, et, par-là, à se maintenir toujours libre et
vraiment roi, en se gouvernant d’abord lui-même. Le
vaillant l’exerce à être intrépide et sans peur, car, dès
qu’il craint, il est esclave.
Mais toi, Alcibiade, Périclès t’a donné pour
précepteur celui de ses esclaves que sa vieillesse rendait
incapable de tout autre emploi, Zopire le Thrace. Je te
rapporterais ici toute la suite de l’éducation de tes
adversaires, si cela n’était pas trop long, et si ce que j’ai
dit ne suffisait pour en faire voir les conséquences.
Quant à ta naissance, Alcibiade, à ton éducation, et à
celle d’aucun autre Athénien, personne ne s’en met en
peine, à vrai dire, à moins que tu n’aies un ami qui s’en
occupe.
Veux-tu faire attention aux richesses, à la
somptuosité, à l’élégance des Perses, à la magnificence
de leurs habits, à la recherche de leurs parfums, à la
foule d’esclaves qui les accompagnent, enfin à tous les
détails de leur luxe? Tu auras honte de toi-même, en te
voyant si au-dessous. Veux-tu jeter les yeux sur la
tempérance des Lacédémoniens, sur leur modestie, leur
facilité, leur douceur, leur magnanimité, leur bon ordre
en toutes choses, leur valeur, leur fermeté, leur
patience, leur noble émulation, et leur amour pour la
gloire? Dans toutes ces grandes qualités, tu ne te
trouveras qu’un enfant auprès d’eux. Veux-tu, par
hasard, qu’on prenne garde aux richesses, et penses-tu
avoir quelque avantage de ce côté-là? Je veux bien en
parler ici pour que, tu te mettes à ta véritable place.
Considère les richesses des Lacédémoniens, et tu verras
combien elles sont supérieures aux nôtres. Personne
n’oserait comparer nos terres avec celles de Sparte et de
Messène, pour l’étendue et la bonté; pour le nombre
d’esclaves, sans compter les Ilotes; pour les chevaux, et
les autres troupeaux qui paissent dans les pâturages
de Messène.
Mais sans parler de toutes ces choses, il y a moins d’or
et d’argent dans toute la Grèce ensemble que dans
Lacédémone seule; car, depuis peu, l’argent de toute la
Grèce, et souvent même celui de l’étranger entre dans
Lacédémone, et n’en sort jamais. Véritablement,
comme dit le Renard au Lion, dans Ésope, je vois fort
bien les traces de l’argent qui entre à Lacédémone, mais
je n’en vois point de l’argent qui en sort. Il est donc
certain que les Lacédémoniens sont les plus riches des
Grecs, et que le roi est le plus riche d’eux tous; car,
outre ses revenus particuliers, qui sont considérables, le
tribut royal que les Lacédémoniens paient à leurs rois
n’est pas peu de chose. Mais si la richesse des
Lacédémoniens paraît si grande auprès de celle des
autres Grecs, elle n’est rien auprès de celle du roi de
Perse. J’ai ouï dire à un homme digne de foi, qui avait
été du nombre des ambassadeurs qu’on envoya au grand
roi, je lui ai ouï dire qu’il avait fait une grande journée de
chemin dans un pays vaste et fertile, que les habitants
appellent la Ceinture de la Reine; qu’il y en avait un
autre, qu’on appelle le Voile de la Reine, et qu’il y
avait plusieurs autres grandes et belles provinces
uniquement destinées à l’habillement de la reine, et qui
avaient chacune le nom des parures qu’elles devaient
fournir.
Si donc quelqu’un allait dire à la femme de Xerxès, à
Amestris, mère du roi actuel; Il y a à Athènes un homme
qui médite de faire la guerre à Artaxerce; c’est le fils
d’une femme nommée Dinomaque, dont toute la parure
vaut peut-être, au plus, cinquante mines, et lui, pour
tout bien, n’a pas trois cents arpents de terre à
Erchies ; elle demanderait, avec surprise, sur
quoi s’appuie cet Alcibiade pour attaquer Artaxerce, et je
pense qu’elle dirait: Il ne peut s’appuyer que sur ses
soins et son habileté, car voilà les seules choses dont on
fasse cas parmi les Grecs. Mais quand on lui aurait dit
que cet Alcibiade est un jeune homme qui n’a pas encore
vingt ans, sans nulle sorte d’expérience, et si
présomptueux, que, lorsque son ami lui représente qu’il
doit, avant tout, avoir soin de lui, s’instruire,
s’exercer, et alors seulement aller faire la guerre au
grand roi, il ne veut pas, et dit qu’il est assez bon pour
cela tel qu’il est; je pense que sa surprise serait encore
bien plus grande, et qu’elle demanderait: Sur quoi donc
s’appuie ce jeune homme? Et si nous lui répondions: Il
s’appuie sur sa beauté, sur sa taille, sur sa richesse, et
quelque esprit naturel, ne nous prendrait-elle pas pour
des fous, songeant en quel degré elle trouve chez elle
tous ces avantages? Et je crois bien que Lampyto, fille
de Léotychidas, femme d’Archidamus, mère d’Agis,
tous nés rois, serait fort étonnée, si, parmi tant
d’avantages qu’elle rencontre chez elle, on lui disait
qu’aussi mal élevé que tu l’as été, tu t’es mis en tête de
faire la guerre à son fils. Eh! n’est-ce pas une honte que
les femmes de nos ennemis sachent mieux que nous-
mêmes ce que nous devrions être pour leur faire la
guerre?
Ainsi, mon cher Alcibiade, suis mes conseils, et obéis
au précepte écrit sur la porte du temple de Delphes:
Connais-toi toi-même. Car les ennemis que tu
auras à combattre sont tels que je te les représente, et
non tels que tu te les es figurés. Il faut pour les vaincre,
du soin et de l’habileté: si tu y renonces, il te faut
renoncer aussi à la gloire, et chez les Grecs et chez les
autres peuples; la gloire que tu parais aimer avec plus
d’ardeur que jamais personne n’a rien aimé.
ALCIBIADE.
De quel soin veux-tu donc parler, Socrate? Peux-tu me
l’expliquer? Car tu as bien l’air de m’avoir dit la vérité.
SOCRATE.
Je le puis. Mais c’est ensemble qu’il faut chercher les
moyens de nous rendre meilleurs; car, je ne dis pas
qu’il faut que tu t’instruises, et non pas moi, qui n’ai sur
toi, tout au plus, qu’un seul avantage.
ALCIBIADE.
Et quel est-il?
SOCRATE.
C’est que mon tuteur est meilleur et plus sage que ton
tuteur Périclès.
ALCIBIADE.
Qui est ce tuteur?
SOCRATE.
Le Dieu, Alcibiade, qui, avant ce jour, ne m’a pas permis
de te parler; et c’est en suivant ses inspirations que je te
déclare que c’est par moi seul que tu peux acquérir de la
gloire.
ALCIBIADE.
Tu plaisantes, Socrate.
SOCRATE.
Peut-être: mais enfin je te dis la vérité; c’est qu’en fait de
soin, nous devons en avoir beaucoup de nous-même;
tous les hommes, en général, et nous deux encore plus
que les autres.
ALCIBIADE.
Moi, certainement, Socrate.
SOCRATE.
Et moi tout autant.
ALCIBIADE.
Mais comment prendre soin de nous-même?
SOCRATE.
C’est ici, mon ami, qu’il faut chasser la paresse et la
mollesse.
ALCIBIADE.
En effet, elles seraient assez déplacées.
SOCRATE.
Très déplacées, assurément. Mais examinons ensemble.
Dis-moi, ne voulons-nous pas nous rendre très
bons?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et dans quel genre?
ALCIBIADE.
Mais dans celui qui fait la bonté de l’homme.
SOCRATE.
Et quel est l’homme bon?
ALCIBIADE.
Évidemment, l’homme bon aux affaires.
SOCRATE.
Mais quelles affaires? Non pas celles qui concernent les
chevaux?
ALCIBIADE.
Non, certes.
SOCRATE.
Car cela regarde les écuyers.
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Veux-tu dire les affaires qui concernent la marine?
ALCIBIADE.
Non plus.
SOCRATE.
Car cela regarde les pilotes.
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Quelles affaires donc?
ALCIBIADE.
Les affaires qui occupent nos meilleurs Athéniens.
SOCRATE.
Qu’entends-tu par nos meilleurs Athéniens? Sont-ce les
insensés ou les hommes de sens?
ALCIBIADE.
Les hommes de sens.
SOCRATE.
Ainsi, tout homme de sens est bon?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et tout insensé, mauvais.
ALCIBIADE.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais un cordonnier a tout le sens nécessaire pour faire
des souliers; il est donc bon pour cela?
ALCIBIADE.
Fort bon.
SOCRATE.
Mais le cordonnier est tout-à-fait dépourvu de sens pour
faire des habits?
ALCIBIADE.
Oui.