Chapitre 3Herlock Sholmès ouvre les hostilités
– Que désirent ces messieurs ?
– Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que cesdétails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, maisni viande ni alcool.
Le garçon s’éloigna, dédaigneux.
Je m’écriai :
– Comment, encore végétarien ?
– De plus en plus, affirma Lupin.
– Par goût ? Par croyance ? Par habitude ?
– Par hygiène.
– Et jamais d’infraction ?
– Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas mesingulariser.
Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d’unpetit restaurant où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaîtainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, unrendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’uneverve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, ettoujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’uneaventure que j’ignorais.
Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire.Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironiefine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère etspontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pusm’interdire de lui exprimer mon contentement.
– Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout mesemble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini queje n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vissans compter !
– Trop peut-être.
– Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenseret me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatrevents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives etplus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n’auraisqu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, quesais-je … orateur, chef d’usine, homme politique… eh bien, je vousle jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin jesuis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dansl’histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plusintense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à lafin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quandl’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si cen’était pas la dernière qu’il livrait.
Était-il sérieux ? Plaisantait-il ? Le ton de sa voixs’était échauffé, et il continua.
– Tout est là, voyez-vous, le danger ! L’impressionininterrompue du danger ! Le respirer comme l’air que l’onrespire, le discerner autour de soi qui souffle, qui rugit, quiguette, qui approche… et au milieu de la tempête, rester calme… nepas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… il n’y a qu’unesensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en coursed’automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course àmoi dure toute la vie !
– Quel lyrisme ! m’écriai-je… Et vous allez me faireaccroire que vous n’avez pas un motif particulierd’excitation !
Il sourit.
– Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effetautre chose.
Il se versa un grand verre d’eau fraîche, l’avala et me dit:
– Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ?
– Ma foi non.
– Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi etarriver vers six heures.
– Diable ! Et pourquoi ?
– Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d’Hautrecet le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de làils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous lessix.
Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne mepermets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée,avant que lui-même ne m’en ait parlé. Il y a là, de ma part, unequestion de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce momentd’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé, du moinsofficiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Ilreprit :
– Le Temps publie également une interview de cetexcellent Ganimard, d’après laquelle une certaine dame blonde quiserait mon amie, aurait assassiné le Baron d’Hautrec et tenté desoustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, ilm’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits.
Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croireque l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même desévénements, avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Jel’observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient sifranchement !
J’examinai ses mains : elles avaient une délicatesse de modeléinfinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d’artiste…
– Ganimard est un halluciné, murmurai-je.
Il protesta :
– Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même del’esprit.
– De l’esprit !
– Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître.Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour memettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmementil précise le point exact où il a mené l’affaire, pour que Sholmèsn’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonneguerre.
– Quoi qu’il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras,et quels adversaires !
– Oh ! l’un ne compte pas.
– Et l’autre ?
– Sholmès ? Oh ! j’avoue que celui-ci est de taille.Mais c’est justement ce qui me passionne et ce pour quoi vous mevoyez de si joyeuse humeur. D’abord, question d’amour-propre : onjuge que ce n’est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raisonde moi. Ensuite, pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur dema sorte à l’idée d’un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! jevais être obligé de m’employer à fond ! car, je le connais, lebonhomme, il ne reculera pas d’une semelle.
– Il est fort.
– Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu’il ait jamaisexisté ou qu’il existe jamais son pareil. Seulement j’ai unavantage sur lui, c’est qu’il attaque et que, moi, je me défends.Mon rôle est plus facile. En outre…
Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase :
– En outre je connais sa façon de se battre et il ne connaît pasla mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le ferontréfléchir…
Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait demenues phrases d’un air ravi.
– Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… la France contrel’Angleterre… enfin, Trafalgar sera vengé !… Ah ! Lemalheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupinaverti…
Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, etil se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu’un qui aavalé de travers.
– Une miette de pain ? demandai-je… buvez donc un peud’eau.
– Non, ce n’est pas ça, dit-il, d’une voix étouffée.
– Alors… quoi ?
– Le besoin d’air.
– Voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ?
– Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau,je file…
– Ah ? Ça mais, que signifie ?…
– Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plusgrand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à cequ’il ne puisse m’apercevoir.
– Celui qui s’assoit derrière vous ?…
– Celui-là… pour des raisons personnelles, je préfère… dehors jevous expliquerai…
– Mais qui est-ce donc ?
– Herlock Sholmès.
Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte deson agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me diten souriant, tout à fait remis :
– C’est drôle, hein ? Je ne m’émeus pourtant pasfacilement, mais cette vision imprévue…
– Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vousreconnaître, au travers de toutes vos transformations ?Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que jesuis en face d’un individu nouveau.
– Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’unefois, mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait,non pas mon apparence toujours modifiable, mais l’être même que jesuis… et puis… et puis… je ne m’y attendais pas, quoi !…Quelle singulière rencontre … ce petit restaurant…
– Eh bien, lui dis-je, nous sortons ?
– Non… non…
– Qu’allez-vous faire ?
– Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre àlui…
– Vous n’y pensez pas ?
– Mais si, j’y pense… outre que j’aurais avantage àl’interroger, à savoir ce qu’il sait… ah ! tenez, j’ail’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules…et qu’il cherche… qu’il se rappelle…
Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de seslèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa natureprimesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il seleva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux :
– Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance…permettez-moi de vous présenter un de mes amis…
Une seconde ou deux, l’Anglais fut décontenancé, puis il eut unmouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin.Celui-ci hocha la tête :
– Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pasbeau… et tellement inutile !
L’Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s’ilcherchait du secours.
– Cela non plus, dit Lupin… d’ailleurs êtes-vous bien sûrd’avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons,montrez-vous beau joueur.
Se montrer beau joueur, en l’occasion, ce n’était guère tentant.Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla lemeilleur à l’Anglais, car il se leva à demi, et froidement présenta:
– Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur.
– Monsieur Arsène Lupin.
La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquilléset sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figureépanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autourde laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaientplantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.
– Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant lesévénements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmèsavec une nuance de raillerie.
Wilson balbutia :
– Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?
– Vous n’avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placéentre la porte et moi, et à deux pas de la porte. Je n’aurais pasle temps de bouger le petit doigt qu’il serait déjà dehors.
– Qu’à cela ne tienne, dit Lupin.
Il fit le tour de la table et s’assit de manière à ce quel’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sadiscrétion.
Wilson regarda Sholmès pour savoir s’il avait le droit d’admirerce coup d’audace. L’Anglais demeura impénétrable. Mais, au boutd’un instant, il appela :
– Garçon !
Le garçon accourut. Sholmès commanda :
– Des sodas, de la bière et du whisky.
La paix était signée… jusqu’à nouvel ordre. Bientôt après, tousquatre assis à la même table, nous causions tranquillement.
Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous lesjours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un bravebourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir deslivres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyende Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni sonaspect un peu lourd – rien, si ce n’est ses yeux terriblementaigus, vifs et pénétrants.
Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte dephénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance etd’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre lesdeux types de policier les plus extraordinaires que l’imaginationait produits, le Dupin d’Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pouren construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plusirréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit deces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on sedemande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnagelégendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un grand romancier,d’un Conan Doyle, par exemple.
Tout de suite, comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée deson séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable.
– Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin.
– Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi,je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.
– Ce soir est un peu tôt, mais j’espère que dans huit ou dixjours…
– Vous êtes donc si pressé ?
– J’ai tant de choses en train, le vol de la Banqueanglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Eccleston… voyons, MonsieurLupin, croyez-vous qu’une semaine suffira ?
– Largement, si vous vous en tenez à la double affaire dudiamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pourprendre mes précautions, au cas où la solution de cette doubleaffaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour masécurité.
– Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre cesavantages en l’espace de huit à dix jours.
– Et me faire arrêter le onzième, peut-être ?
– Le dixième, dernière limite.
Lupin réfléchit et, hochant la tête :
– Difficile… difficile…
– Difficile, oui, mais possible, donc certain…
– Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eûtdistingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait soncollaborateur au résultat annoncé.
Herlock Sholmès sourit :
– Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester.
Et il reprit :
– Évidemment, je n’ai pas tous les atouts entre les mains,puisqu’il s’agit d’affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il memanque les éléments, les indices sur lesquels j’ai l’habituded’appuyer mes enquêtes.
– Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articulaWilson avec importance.
– Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j’ai àmon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes lesobservations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelquesidées personnelles sur l’affaire.
– Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse,soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement.
– Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu’ilemployait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demanderl’opinion générale que vous avez su vous former ?
Vraiment c’était la chose la plus passionnante que de voir cesdeux hommes en présence l’un de l’autre, les coudes sur la table,discutant gravement et posément comme s’ils avaient à résoudre unproblème ardu ou à se mettre d’accord sur un point de controverse.Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tousdeux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, sepâmait d’aise.
Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de lasorte :
– J’estime que cette affaire est infiniment moins complexequ’elle ne le paraît au premier abord.
– Beaucoup moins, en effet, fit Wilson, écho fidèle.
– Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mortdu Baron d’Hautrec, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas,le mystère du numéro 514 – série 23, ne sont que les faces diversesde ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la Dame blonde. Or, à monsens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit cestrois épisodes de la même histoire, le fait qui prouve l’unité destrois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel,voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoird’aller et de venir tout en restant invisible. Cette interventiondu miracle ne me satisfait pas.
– Et alors ?
– Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristiquede ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident,quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrainpréalablement choisi par vous. Il y a là de votre part, plus qu’unplan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite.
– Pourriez-vous entrer dans quelques détails ?
– Facilement. Ainsi, dès le début de votre conflit avec M.Gerbois, n’est-il pas évident que l’appartement de Maître Detinanest le lieu choisi par vous, le lieu inévitable où il faut qu’on seréunisse ? Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, àtel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-ondire, à la Dame blonde et à Mlle Gerbois.
– La fille du professeur, précisa Wilson.
– Maintenant, parlons du diamant bleu. Aviez-vous essayé de vousl’approprier depuis que le Baron d’Hautrec le possédait ? Non.Mais le Baron prend l’hôtel de son frère : six mois après,intervention d’Antoinette Bréhat et première tentative. Le diamantvous échappe, et la vente s’organise à grand fracas à l’hôtelDrouot. Sera-t-elle libre, cette vente ? Le plus riche amateurest-il sûr d’acquérir le bijou ? Nullement. Au moment où lebanquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer unelettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée,influencée par cette même dame, qui achète le diamant. Va-t-ildisparaître aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Donc,intermède. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ceque vous attendiez. La bague disparaît.
– Pour reparaître dans la poudre dentifrice du consul Bleichen,anomalie bizarre, objecta Lupin.
– Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing,ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que lesimbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard queje suis.
– Ce qui veut dire ?
– Ce qui veut dire…
Sholmès prit un temps, comme s’il voulait ménager son effet.Enfin il formula :
– Le diamant bleu qu’on a découvert dans la poudre dentifriceest un diamant faux. Le vrai, vous l’avez gardé.
Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, trèssimplement, les yeux fixés sur l’Anglais :
– Vous êtes un rude homme, Monsieur.
– Un rude homme, n’est-ce pas ? souligna Wilson, béantd’admiration.
– Oui, affirma Lupin, tout s’éclaire, tout prend son véritablesens. Pas un seul des juges d’instruction, pas un seul desjournalistes spéciaux qui se sont acharnés sur ces affaires, n’ontété aussi loin dans la direction de la vérité. C’est miraculeuxd’intuition et de logique.
– Peuh ! fit l’Anglais flatté de l’hommage d’un telconnaisseur, il suffisait de réfléchir.
– Il suffisait de savoir réfléchir, et si peu le savent !Mais maintenant que le champ des suppositions est plus étroit etque le terrain est déblayé…
– Eh bien maintenant, je n’ai plus qu’à découvrir pourquoi lestrois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134de l’avenue Henri-Martin et entre les murs du château de Crozon.Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charadepour enfant. N’est-ce pas votre avis ?
– C’est mon avis.
– En ce cas, Monsieur Lupin, ai-je tort de répéter que dans dixjours ma besogne sera achevée ?
– Dans dix jours, oui, toute la vérité vous sera connue.
– Et vous serez arrêté.
– Non.
– Non ?
– Il faut, pour que je sois arrêté, un concours de circonstancessi invraisemblable, une série de mauvais hasards si stupéfiants,que je n’admets pas cette éventualité.
– Ce que ne peuvent ni les circonstances ni les hasardscontraires, la volonté et l’obstination d’un homme le pourront,Monsieur Lupin.
– Si la volonté et l’obstination d’un autre homme n’opposent àce dessein un obstacle invincible, Monsieur Sholmès.
– Il n’y a pas d’obstacle invincible, Monsieur Lupin.
Le regard qu’ils échangèrent fut profond, sans provocation d’unepart ni de l’autre, mais calme et hardi. C’était le battement dedeux épées qui engagent le fer. Cela sonnait clair et franc.
– À la bonne heure, s’écria Lupin, voici quelqu’un ! Unadversaire, mais c’est l’oiseau rare, et celui-là est HerlockSholmès ! On va s’amuser.
– Vous n’avez pas peur ? demanda Wilson.
– Presque, Monsieur Wilson, et la preuve, dit Lupin en selevant, c’est que je vais hâter mes dispositions de retraite… sansquoi je risquerais d’être pris au gîte. Nous disons donc dix jours,Monsieur Sholmès ?
– Dix jours. Nous sommes aujourd’hui dimanche. De mercredi enhuit, tout sera fini.
– Et je serai sous les verrous ?
– Sans le moindre doute.
– Bigre ! Moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pasd’ennuis, un bon petit courant d’affaires, la police au diable, etl’impression réconfortante de l’universelle sympathie quim’entoure… il va falloir changer tout cela ! Enfin c’estl’envers de la médaille… après le beau temps, la pluie… il nes’agit plus de rire. Adieu…
– Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour unindividu auquel Sholmès inspirait une considération visible, neperdez pas une minute.
– Pas une minute, Monsieur Wilson, le temps seulement de vousdire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’enviele maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.
On se salua courtoisement, comme, sur le terrain, deuxadversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée obligeà se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m’entraînadehors.
– Qu’en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont lesincidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez surmoi.
Il referma la porte du restaurant et s’arrêtant quelques pasplus loin :
– Vous fumez ?
– Non, mais vous non plus, il me semble.
– Moi non plus.
Il alluma une cigarette à l’aide d’une allumette-bougie qu’ilagita plusieurs fois pour l’éteindre. Mais aussitôt il jeta lacigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommesqui venaient de surgir de l’ombre, comme appelés par un signal. Ils’entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puisrevint à moi.
– Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du filà retordre. Mais je vous jure qu’il n’en a pas fini avec Lupin… ahle bougre, il verra de quel bois je me chauffe… au revoir…l’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.
Il s’éloigna rapidement.
Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cettesoirée à laquelle je fus mêlé. Car il s’écoula pendant les heuresqui suivirent bien d’autres événements, que les confidences desautres convives de ce dîner m’ont permis heureusement dereconstituer en détail.
À l’instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait samontre et se levait à son tour.
– Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver lecomte et la comtesse à la gare.
– En route ! s’exclama Wilson avalant coup sur coup deuxverres de whisky.
Ils sortirent.
– Wilson, ne tournez pas la tête… peut-être sommes-noussuivis ; en ce cas, agissons comme s’il ne nous importaitpoint de l’être… dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis :pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ?
Wilson n’hésita pas.
– Pour manger.
– Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçoisde la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenezétonnant.
Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :
– Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pours’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard dansson interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Maiscomme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.
– Ah ! fit Wilson interloqué.
– Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux,trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nousavons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’ÉlyséePalace.
– Et à l’Élysée-Palace ?
– Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vousdormirez à poings fermés, et attendrez mes instructions.
Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’enalla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l’expressd’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjàinstallés.
Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fumapaisiblement, debout dans le couloir.
Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoirauprès de la comtesse et lui dit :
– Vous avez là votre bague, Madame ?
– Oui.
– Ayez l’obligeance de me la prêter.
Il la prit et l’examina.
– C’est bien ce que je pensais, c’est du diamantreconstitué.
– Du diamant reconstitué ?
– Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière dediamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion…et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.
– Comment ! Mais mon diamant est vrai.
– Le vôtre, oui, mais celui-là n’est pas le vôtre.
– Où donc est le mien ?
– Entre les mains d’Arsène Lupin.
– Et alors, celui-là ?
– Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon deM. Bleichen où vous l’avez retrouvé.
– Il est donc faux ?
– Absolument faux.
Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que sonmari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Ellefinit par balbutier :
– Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l’a-t-on pas volé toutsimplement ? Et puis comment l’a t’on pris ?
– C’est précisément ce que je vais tâcher d’éclaircir.
– Au château de Crozon ?
– Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C’est là quedoit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coupsvaudront pour un endroit comme pour l’autre, mais il est préférableque Lupin me croie en voyage.
– Cependant…
– Que vous importe, madame ? l’essentiel, c’est votrediamant, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, soyez tranquille. J’ai pris tout à l’heure unengagement beaucoup plus difficile à tenir. Foi d’Herlock Sholmès,je vous rendrai le véritable diamant.
Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche etouvrit la portière. Le comte s’écria :
– Mais vous descendez à contre-voie !
– De cette manière, si Lupin me fait surveiller, on perd matrace. Adieu.
Un employé protesta vainement. L’Anglais se dirigea vers lebureau du chef de gare. Cinquante minutes après, il sautait dans untrain qui le ramenait à Paris un peu avant minuit.
Il traversa la gare en courant, rentra par le buffet, sortit parune autre porte et se précipita dans un fiacre.
– Cocher, rue Clapeyron.
Ayant acquis la certitude qu’il n’était pas suivi, il fitarrêter sa voiture au commencement de la rue, et se livra à unexamen minutieux de la maison de Maître Detinan et des deux maisonsvoisines. À l’aide d’enjambées égales il mesurait certainesdistances, et inscrivait des notes et des chiffres sur soncarnet.
– Cocher, avenue Henri-Martin.
Au coin de l’avenue et de la rue de la Pompe, il régla savoiture, suivit le trottoir jusqu’au 134, et recommença les mêmesopérations devant l’ancien hôtel du Baron d’Hautrec et les deuximmeubles de rapport qui l’encadrent, mesurant la largeur desfaçades respectives et calculant la profondeur des petits jardinsqui précèdent la ligne de ces façades.
L’avenue était déserte et très obscure sous ses quatre rangéesd’arbres entre lesquels, de place en place, un bec de gaz semblaitlutter inutilement contre des épaisseurs de ténèbres. L’un d’euxprojetait une pâle lumière sur une partie de l’hôtel, et Sholmèsvit la pancarte « à louer » suspendue à la grille, les deux alléesincultes qui encerclaient la menue pelouse, et les vastes fenêtresvides de la maison inhabitée.
– C’est vrai, se dit-il, depuis la mort du Baron, il n’y a pasde locataires… ah ! si je pouvais entrer et faire une premièrevisite !
Il suffisait que cette idée l’effleurât pour qu’il voulût lamettre à exécution. Mais comment ? La hauteur de la grillerendant impossible toute tentative d’escalade, il tira de sa pocheune lanterne électrique et une clef passe-partout qui ne lequittait pas. À son grand étonnement, il s’avisa qu’un des battantsétait entrouvert. Il se glissa donc dans le jardin en ayant soin dene pas refermer le battant. Mais il n’avait pas fait trois pasqu’il s’arrêta. À l’une des fenêtres du second étage une lueuravait passé.
Et la lueur repassa à une deuxième fenêtre et à une troisième,sans qu’il pût voir autre chose qu’une silhouette qui se profilaitsur les murs des chambres. Et du second étage la lueur descendit aupremier, et, longtemps, erra de pièce en pièce.
« Qui diable peut se promener à une heure du matin dans lamaison où le Baron d’Hautrec a été tué ? se demanda Herlock,prodigieusement intéressé. »
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, c’était de s’y introduiresoi-même. Il n’hésita pas. Mais au moment où il traversait, pourgagner le perron, la bande de clarté que lançait le bec de gaz,l’homme dut l’apercevoir, car la lueur s’éteignit soudain etHerlock Sholmès ne la revit plus.
Doucement il appuya sur la porte qui commandait le perron. Elleétait ouverte également. N’entendant aucun bruit, il se risqua dansl’obscurité, rencontra la pomme de la rampe et monta un étage. Ettoujours le même silence, les mêmes ténèbres.
Arrivé sur le palier, il pénétra dans une pièce et s’approcha dela fenêtre que blanchissait un peu la lumière de la nuit. Alors ilavisa dehors l’homme qui, descendu sans doute par un autreescalier, et sorti par une autre porte, se faufilait à gauche, lelong des arbustes qui bordent le mur de séparation entre les deuxjardins.
« Fichtre, s’écria Sholmès, il va m’échapper ! »
Il dégringola l’étage et franchit le perron afin de lui coupertoute retraite. Mais il ne vit plus personne, et il lui fallutquelques secondes pour distinguer dans le fouillis des arbustes unemasse plus sombre qui n’était pas tout à fait immobile.
L’Anglais réfléchit. Pourquoi l’individu n’avait-il pas essayéde fuir alors qu’il l’eût pu si aisément ? Demeurait-il làpour surveiller à son tour l’intrus qui l’avait dérangé dans samystérieuse besogne ?
– En tout cas, pensa-t-il, ce n’est pas Lupin, Lupin serait plusadroit. C’est quelqu’un de sa bande.
De longues minutes s’écoulèrent. Herlock ne bougeait pas, l’œilfixé sur l’adversaire qui l’épiait. Mais comme cet adversaire nebougeait pas davantage, et que l’Anglais n’était pas homme à semorfondre dans l’inaction, il vérifia si le barillet de sonrevolver fonctionnait, dégagea son poignard de sa gaine, et marchadroit sur l’ennemi avec cette audace froide, et ce mépris du dangerqui le rendent si redoutable. Un bruit sec : l’individu armait sonrevolver. Herlock se jeta brusquement dans le massif. L’autre n’eutpas le temps de se retourner : l’Anglais était déjà sur lui. Il yeut une lutte violente, désespérée, au cours de laquelle Herlockdevinait l’effort de l’homme pour tirer son couteau. Mais Sholmès,qu’exaspérait l’idée de sa victoire prochaine, le désir fou des’emparer, dès la première heure, de ce complice d’Arsène Lupin,sentait en lui des forces irrésistibles. Il renversa sonadversaire, pesa sur lui de tout son poids, et l’immobilisant deses cinq doigts plantés dans la gorge du malheureux comme lesgriffes d’une serre, de sa main libre il chercha sa lanterneélectrique, en pressa le bouton et projeta la lumière sur le visagede son prisonnier.
– Wilson ! hurla-t-il, terrifié.
– Herlock Sholmès, balbutia une voix étranglée, caverneuse.
Ils demeurèrent longtemps l’un près de l’autre sans échanger uneparole, tous deux anéantis, le cerveau vide. La corne d’uneautomobile déchira l’air. Un peu de vent agita les feuilles. EtSholmès ne bougeait pas, les cinq doigts toujours agrippés à lagorge de Wilson qui exhalait un râle de plus en plus faible.
Et soudain Herlock, envahi d’une colère, lâcha son ami, maispour l’empoigner par les épaules et le secouer avec frénésie.
– Que faites-vous là ? Répondez… quoi ?… Est-ce que jevous ai dit de vous fourrer dans les massifs et dem’espionner ?
– Vous espionner, gémit Wilson, mais je ne savais pas quec’était vous.
– Alors quoi ? Que faites vous là ? Vous deviez vouscoucher.
– Je me suis couché.
– Il fallait dormir !
– J’ai dormi.
– Il ne fallait pas vous réveiller !
– Votre lettre…
– Ma lettre ?…
– Oui, celle qu’un commissionnaire m’a apportée de votre part àl’hôtel…
– De ma part ? Vous êtes fou ?
– Je vous jure.
– Où est cette lettre ?
Son ami lui tendit une feuille de papier. À la clarté de salanterne, il lut avec stupeur :
« Wilson, hors du lit, et filez avenue Henri-Martin. La maisonest vide. Entrez, inspectez, dressez un plan exact, et retournezvous coucher. Herlock Sholmès. »
– J’étais en train de mesurer les pièces, dit Wilson, quand j’aiaperçu une ombre dans le jardin. Je n’ai eu qu’une idée…
– C’est de vous emparer de l’ombre… l’idée était excellente…seulement, voyez-vous, dit Sholmès en aidant son compagnon à serelever et en l’entraînant, une autre fois, Wilson, lorsque vousrecevrez une lettre de moi, assurez-vous d’abord que mon écrituren’est pas imitée.
– Mais alors, fit Wilson, commençant à entrevoir la vérité, lalettre n’est donc pas de vous ?
– Hélas ! non.
– De qui ?
– D’Arsène Lupin.
– Mais dans quel but l’a-t-il écrite ?
– Ah ! Ça je n’en sais rien, et c’est justement ce quim’inquiète. Pourquoi diable s’est-il donné la peine de vousdéranger ? S’il s’agissait encore de moi, je comprendrais,mais il ne s’agit que de vous. Et je me demande quel intérêt…
– J’ai hâte de retourner à l’hôtel.
– Moi aussi, Wilson.
Ils arrivaient à la grille. Wilson, qui se trouvait en tête,saisit un barreau et tira.
– Tiens, dit-il, vous avez fermé ?
– Mais nullement, j’ai laissé le battant tout contre.
– Cependant…
Herlock tira à son tour, puis, effaré, se précipita sur laserrure. Un juron lui échappa.
– Tonnerre de D… elle est fermée ! Fermée à clef !
Il ébranla la porte de toute sa vigueur, puis comprenant lavanité de ses efforts, laissa tomber ses bras, découragé, et ilarticula d’une voix saccadée :
– Je m’explique tout maintenant, c’est lui : Il a prévu que jedescendrais à Creil, et il m’a tendu ici une jolie petitesouricière pour le cas où je viendrais commencer mon enquête lesoir même. En outre il a eu la gentillesse de m’envoyer uncompagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, etaussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de memêler de mes affaires…
– C’est-à-dire que nous sommes ses prisonniers.
– Vous avez dit le mot. Herlock Sholmès et Wilson sont lesprisonniers d’Arsène Lupin. L’aventure s’engage à merveille… maisnon, mais non, il n’est pas admissible…
Une main s’abattit sur son épaule, la main de Wilson.
– Là-haut… regardez là-haut… une lumière…
En effet, l’une des fenêtres du premier étage étaitilluminée.
Ils s’élancèrent tous deux au pas de course, chacun par sonescalier, et se retrouvèrent en même temps à l’entrée de la chambreéclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté,il y avait un panier, et de ce panier émergeaient le goulot d’unebouteille, les cuisses d’un poulet et la moitié d’un pain.
Sholmès éclata de rire.
– À merveille, on nous offre à souper. C’est le palais desenchantements. Une vraie féerie Allons, Wilson, ne faites pas cettefigure d’enterrement. Tout cela est très drôle.
– Êtes-vous sûr que ce soit très drôle ? gémit Wilson,lugubre.
– Si j’en suis sûr, s’écria Sholmès, avec une gaieté un peu tropbruyante pour être naturelle, c’est-à-dire que je n’ai jamais rienvu de plus drôle. C’est du bon comique… quel maître ironiste quecet Arsène Lupin … il vous roule, mais si gracieusement … je nedonnerais pas ma place à ce festin pour tout l’or du monde… Wilson,mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, etn’auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide àsupporter l’infortune ! De quoi vous plaignez vous ? Àcette heure vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moile vôtre dans la mienne… car c’était bien ce que vous cherchiez,mauvais ami.
Il parvint, à force d’humour et de sarcasmes, à ranimer cepauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et unverre de vin. Mais quand la bougie eut expiré, qu’ils durents’étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur commeoreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut.Et leur sommeil fut triste.
Au matin Wilson s’éveilla, courbaturé et transi de froid. Unléger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux,courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière etrelevait des marques de craie blanche, presque effacées, quiformaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur soncarnet.
Escorté de Wilson que ce travail intéressait d’une façonparticulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres ilconstata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deuxcercles sur des panneaux de chêne, une flèche sur un lambris, etquatre chiffres sur quatre degrés d’escalier.
Au bout d’une heure, Wilson lui dit :
– Les chiffres sont exacts, n’est-ce pas ?
– Exacts, j’en sais rien, répondit Herlock, à qui de tellesdécouvertes avaient rendu sa belle humeur, en tout cas ilssignifient quelque chose.
– Quelque chose de très clair, dit Wilson, ils représentent lenombre des lames de parquet.
– Ah !
– Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneauxsonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche estdirigée dans le sens de l’ascension du monte-plats.
Herlock Sholmès le regarda, émerveillé.
– Ah çà ! Mais, mon bon ami, comment savez-vous toutcela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux.
– Oh ! c’est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c’estmoi qui ai tracé ces marques hier soir, suivant vos instructions…ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vousm’avez adressée est de lui.
Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plusterrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celui-cieut une envie féroce de l’étrangler. Se dominant, il esquissa unegrimace qui voulait être un sourire et prononça :
– Parfait, parfait, voilà de l’excellente besogne et qui nousavance beaucoup. Votre admirable esprit d’analyse et d’observations’est-il exercé sur d’autres points ? Je profiterais desrésultats acquis.
– Ma foi, non, j’en suis resté là.
– Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu’il en estainsi, nous n’avons plus qu’à nous en aller.
– Nous en aller ! Et comment ?
– Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s’en vont : parla porte.
– Elle est fermée.
– On l’ouvrira.
– Qui ?
– Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent surl’avenue.
– Mais…
– Mais quoi ?
– C’est fort humiliant… que dira-t-on quand on saura que vous,Herlock Sholmès, et moi Wilson, nous avons été prisonniers d’ArsèneLupin ?
– Que voulez-vous, mon cher, on rira à se tenir les côtes,répondit Herlock, la voix sèche, le visage contracté. Mais nous nepouvons pourtant pas élire domicile dans cette maison.
– Et vous ne tentez rien ?
– Rien.
– Cependant l’homme qui nous a apporté le panier de provisionsn’a traversé le jardin ni à son arrivée, ni à son départ. Il existedonc une autre issue. Cherchons-la et nous n’aurons pas besoin derecourir aux agents.
– Puissamment raisonné. Seulement vous oubliez que, cette issue,toute la police de Paris l’a cherchée depuis six mois et que,moi-même, tandis que vous dormiez, j’ai visité l’hôtel du haut enbas. Ah ! mon bon Wilson, Arsène Lupin est un gibier dont nousn’avons pas l’habitude. Il ne laisse rien derrière lui,celui-là…
À onze heures, Herlock Sholmès et Wilson furent délivrés… etconduits au poste de police le plus proche, où le commissaire,après les avoir sévèrement interrogés, les relâcha avec uneaffectation d’égards tout à fait exaspérante.
– Je suis désolé, Messieurs, de ce qui vous arrive. Vous allezavoir une triste opinion de l’hospitalité française. Mon Dieu,quelle nuit vous avez dû passer ! Ah ! Ce Lupin manquevraiment d’égards.
Une voiture les mena jusqu’à l’Élysée-Palace. Au bureau, Wilsondemanda la clef de sa chambre.
Après quelques recherches, l’employé répondit, très étonné :
– Mais, Monsieur, vous avez donné congé de cette chambre.
– Moi ! Et comment ?
– Par votre lettre de ce matin, que votre ami nous a remise.
– Quel ami ?
– Le Monsieur qui nous a remis votre lettre… tenez, votre cartede visite y est encore jointe. Les voici.
Wilson les prit. C’était bien une de ses cartes de visite, et,sur la lettre, c’était bien son écriture.
– Seigneur Dieu, murmura-t-il, voilà encore un vilain tour.
Et il ajouta anxieusement :
– Et les bagages ?
– Mais votre ami les a emportés.
– Ah ! … et vous les avez donnés ?
– Certes, puisque votre carte nous y autorisait.
– En effet… en effet…
Ils s’en allèrent tous deux à l’aventure, par lesChamps-Élysées, silencieux et lents. Un joli soleil d’automneéclairait l’avenue. L’air était doux et léger.
Au rond-point, Herlock alluma sa pipe et se remit en marche.Wilson s’écria :
– Je ne vous comprends pas, Sholmès, vous êtes d’un calme. On semoque de vous, on joue avec vous comme un chat joue avec unesouris… et vous ne soufflez pas mot !
Sholmès s’arrêta et lui dit :
– Wilson, je pense à votre carte de visite.
– Eh bien ?
– Eh bien, voilà un homme qui, en prévision d’une lutte possibleavec nous, s’est procuré des spécimens de votre écriture et de lamienne, et qui possède, toute prête dans son portefeuille, une devos cartes. Songez-vous à ce que cela représente de précaution, devolonté perspicace, de méthode et d’organisation ?
– C’est-à-dire ?…
– C’est-à-dire, Wilson, que pour combattre un ennemi siformidablement armé, si merveilleusement préparé – et pour levaincre – il faut être… il faut être moi. Et encore, comme vous levoyez, Wilson, ajouta t-il en riant, on ne réussit pas du premiercoup.
À six heures l’Écho de France, dans son édition dusoir, publiait cet entrefilet :
« Ce matin, M. Thénard, commissaire de police du 16earrondissement, a libéré MM. Herlock Sholmès et Wilson, enferméspar les soins d’Arsène Lupin dans l’hôtel du défunt Barond’Hautrec, où ils avaient passé une excellente nuit. »
« Allégés en outre de leurs valises, ils ont déposé une plaintecontre Arsène Lupin. »
« Arsène Lupin qui, pour cette fois, s’est contenté de leurinfliger une petite leçon, les supplie de ne pas le contraindre àdes mesures plus graves. »
– Bah ! fit Herlock Sholmès, en froissant le journal, desgamineries ! C’est le seul reproche que j’adresse à Lupin… unpeu trop d’enfantillages… la galerie compte trop pour lui… il y adu gavroche dans cet homme !
– Ainsi donc, Herlock, toujours le même calme ?
– Toujours le même calme répliqua Sholmès avec un accent oùgrondait la plus effroyable colère. À quoi bon m’irriter ? JESUIS TELLEMENT SÛR D’AVOIR LE DERNIER MOT !