Dès qu’ils furent à table, seuls avec le
secrétaire particulier du ministre, Mme Laroche-
Mathieu n’ayant pas voulu changer l’heure de
son repas, Du Roy parla de son article, il en
indiqua la ligne, consultant ses notes griffonnées
sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini :
– Voyez-vous quelque chose à modifier, mon
cher ministre ?
– Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être
un peu trop affirmatif dans l’affaire du Maroc.
Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir
lieu, mais en laissant bien entendre qu’elle n’aura
pas lieu et que vous n’y croyez pas le moins du
monde. Faites que le public lise bien entre les
lignes que nous n’irons pas nous fourrer dans
cette aventure.
– Parfaitement. J’ai compris, et je me ferai
bien comprendre. Ma femme m’a chargé de vous
demander à ce sujet si le général Belloncle serait
envoyé à Oran. Après ce que vous venez de dire,
je conclus que non.
L’homme d’État répondit :
– Non.
Puis on causa de la session qui s’ouvrait.
Laroche-Mathieu se mit à pérorer, préparant
l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses
collègues quelques heures plus tard. Il agitait sa
main droite, levant en l’air tantôt sa fourchette,
tantôt son couteau, tantôt une bouchée de pain, et
sans regarder personne, s’adressant à
l’Assemblée invisible, il expectorait son
éloquence liquoreuse de beau garçon bien coiffé.
Une très petite moustache roulée redressait sur sa
lèvre deux pointes pareilles à des queues de
scorpion, et ses cheveux huilés de brillantine,
séparés au milieu du front, arrondissaient sur ses
tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il
était un peu trop gras, un peu bouffi, bien que
jeune ; le ventre tendait son gilet.
Le secrétaire particulier mangeait et buvait
tranquillement, accoutumé sans doute à ses
douches de faconde ; mais Du Roy, que la
jalousie du succès obtenu mordait au cœur,
songeait : « Va donc, ganache ! Quels crétins que
ces hommes politiques ! »
Et, comparant sa valeur à lui, à l’importance
bavarde de ce ministre, il se disait : « Cristi, si
j’avais seulement cent mille francs nets pour me
présenter à la députation dans mon beau pays de
Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse
malice mes braves Normands finauds et
lourdauds, quel homme d’État je ferais, à côté de
ces polissons imprévoyants. »
Jusqu’au café, M. Laroche-Mathieu parla,
puis, ayant vu qu’il était tard, il sonna pour qu’on
fit avancer son coupé, et, tendant la main au
journaliste :
– C’est bien compris, mon cher ami ?– Parfaitement, mon cher ministre, comptez
sur moi.
Et Du Roy s’en alla tout doucement vers le
journal, pour commencer son article, car il
n’avait rien à faire jusqu’à quatre heures. À
quatre heures, il devait retrouver, rue de
Constantinople, Mme de Marelle qu’il y voyait
toujours régulièrement deux fois par semaine, le
lundi et le vendredi.
Mais en rentrant de la rédaction, on lui remit
une dépêche fermée ; elle était de Mme Walter, et
disait :
Il faut absolument que je te parle aujourd’hui.
C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux
heures, rue de Constantinople. Je peux te rendre
un grand service.
Ton amie jusqu’à la mort,
Virginie.
Il jura : « Nom de Dieu ! quel crampon. » Et,saisi par un excès de mauvaise humeur, il
ressortit aussitôt, trop irrité pour travailler.
Depuis six semaines il essayait de rompre avec
elle sans parvenir à lasser son attachement
acharné.
Elle avait eu, après sa chute, un accès de
remords épouvantable, et, dans trois rendez-vous
successifs, avait accablé son amant de reproches
et de malédictions. Ennuyé de ces scènes, et déjà
rassasié de cette femme mûre et dramatique, il
s’était simplement éloigné, espérant que
l’aventure serait finie de cette façon. Mais alors
elle s’était accrochée à lui éperdument, se jetant
dans cet amour comme on se jette dans une
rivière avec une pierre au cou. Il s’était laissé
reprendre, par faiblesse, par complaisance, par
égards ; et elle l’avait emprisonné dans une
passion effrénée et fatigante, elle l’avait
persécuté de sa tendresse.
Elle voulait le voir tous les jours, l’appelait à
tout moment par des télégrammes, pour des
rencontres rapides au coin des rues, dans un
magasin, dans un jardin public.
Elle lui répétait alors, en quelques phrases,
toujours les mêmes, qu’elle l’adorait et
l’idolâtrait, puis elle le quittait en lui jurant
« qu’elle était bien heureuse de l’avoir vu ».
Elle se montrait tout autre qu’il ne l’avait
rêvée, essayant de le séduire avec des grâces
puériles, des enfantillages d’amour ridicules à
son âge. Étant demeurée jusque-là strictement
honnête, vierge de cœur, fermée à tout sentiment,
ignorante de toute sensualité, ça avait été tout
d’un coup chez cette femme sage dont la
quarantaine tranquille semblait un automne pâle
après un été froid, ça avait été une sorte de
printemps fané, plein de petites fleurs mal sorties
et de bourgeons avortés, une étrange éclosion
d’amour de fillette, d’amour tardif ardent et naïf,
fait d’élans imprévus, de petits cris de seize ans,
de cajoleries embarrassantes, de grâces vieillies
sans avoir été jeunes. Elle lui écrivait dix lettres
en un jour, des lettres niaisement folles, d’un
style bizarre, poétique et risible, orné comme
celui des Indiens, plein de noms de bêtes et
d’oiseaux.
Dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait avec
des gentillesses lourdes de grosse gamine, des
moues de lèvres un peu grotesques, des sauteries
qui secouaient sa poitrine trop pesante sous
l’étoffe du corsage.
Il était surtout écœuré de l’entendre dire
« Mon rat », « Mon chien », « Mon chat », « Mon
bijou », « Mon oiseau bleu », « Mon trésor », et
de la voir s’offrir à lui chaque fois avec une petite
comédie de pudeur enfantine, de petits
mouvements de crainte qu’elle jugeait gentils, et
de petits jeux de pensionnaire dépravée.
Elle demandait : « À qui cette bouche-là ? » Et
quand il ne répondait pas tout de suite : « C’est à
moi », elle insistait jusqu’à le faire pâlir
d’énervement.
Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu’il faut,
en amour, un tact, une adresse, une prudence et
une justesse extrêmes, que s’étant donnée à lui,
elle mûre, mère de famille, femme du monde, elle
devait se livrer gravement, avec une sorte
d’emportement contenu, sévère, avec des larmes
peut-être, mais avec les larmes de Didon, non
plus avec celles de Juliette.
Elle lui répétait sans cesse : « Comme je
t’aime, mon petit ! M’aimes-tu autant, dis, mon
bébé ? »
Il ne pouvait plus l’entendre prononcer « mon
petit » ni « mon bébé » sans avoir envie de
l’appeler « ma vieille ».
Elle lui disait : « Quelle folie j’ai faite de te
céder. Mais je ne le regrette pas. C’est si bon
d’aimer. »
Tout cela semblait à Georges irritant dans
cette bouche. Elle murmurait : « C’est si bon
d’aimer » comme l’aurait fait une ingénue, au
théâtre.
Et puis elle l’exaspérait par la maladresse de
sa caresse. Devenue soudain sensuelle sous le
baiser de ce beau garçon qui avait si fort allumé
son sang, elle apportait dans son étreinte une
ardeur inhabile et une application sérieuse qui
donnaient à rire à Du Roy et le faisaient songer
aux vieillards qui essaient d’apprendre à lire.
