Bel Ami

Le marchand saluait :
– Vous pouvez compter sur moi, ce sera prêt
pour jeudi, monsieur le baron.
Ils passèrent devant le Vaudeville. On y jouait
une pièce nouvelle.
– Si tu veux, dit-il, nous irons ce soir au
théâtre, tâchons de trouver une loge.
Ils trouvèrent une loge et la prirent. Il ajouta :
– Si nous dînions au cabaret ?
– Oh ! oui, je veux bien.
Il était heureux comme un souverain, et
cherchait ce qu’ils pourraient bien faire encore.
– Si nous allions chercher Mme de Marelle
pour passer la soirée avec nous ? Son mari est ici,
m’a-t-on dit. Je serai enchanté de lui serrer la
main.
Ils y allèrent. Georges, qui redoutait un peu la
première rencontre avec sa maîtresse, n’était
point fâché que sa femme fût présente pour éviter
toute explication.
Mais Clotilde parut ne se souvenir de rien et
força même son mari à accepter l’invitation.
Le dîner fut gai et la soirée charmante.
Georges et Madeleine rentrèrent fort tard. Le
gaz était éteint. Pour éclairer les marches, le
journaliste enflammait de temps en temps une
allumette-bougie.
En arrivant sur le palier du premier étage, la
flamme subite éclatant sous le frottement fit
surgir dans la glace leurs deux figures illuminées
au milieu des ténèbres de l’escalier.
Ils avaient l’air de fantômes apparus et prêts à
s’évanouir dans la nuit.
Du Roy leva la main pour bien éclairer leurs
images, et il dit, avec un rire de triomphe :
– Voilà des millionnaires qui passent.

                    VII

Depuis deux mois la conquête du Maroc était
accomplie. La France, maîtresse de Tanger,
possédait toute la côte africaine de la
Méditerranée jusqu’à la régence de Tripoli, et elle
avait garanti la dette du nouveau pays annexé.
On disait que deux ministres gagnaient là une
vingtaine de millions, et on citait, presque tout
haut, Laroche-Mathieu.
Quand à Walter, personne dans Paris
n’ignorait qu’il avait fait coup double et encaissé
de trente à quarante millions sur l’emprunt, et de
huit à dix millions sur des mines de cuivre et de
fer, ainsi que sur d’immenses terrains achetés
pour rien avant la conquête et revendus le
lendemain de l’occupation française à des
compagnies de colonisation.
Il était devenu, en quelques jours, un des
maîtres du monde, un de ces financiers
omnipotents, plus forts que des rois, qui font
courber les têtes, balbutier les bouches et sortir
tout ce qu’il y a de bassesse, de lâcheté et d’envie
au fond du cœur humain.
Il n’était plus le juif Walter, patron d’une
banque louche, directeur d’un journal suspect,
député soupçonné de tripotages véreux. Il était
M. Walter, le riche israélite.
Il le voulut montrer.
Sachant la gêne du prince de Carlsbourg qui
possédait un des plus beaux hôtels de la rue du
Faubourg-Saint-Honoré, avec jardin sur les
Champs-Élysées, il lui proposa d’acheter, en
vingt-quatre heures, cet immeuble, avec ses
meubles, sans changer de place un fauteuil. Il en
offrait trois millions. Le prince, tenté par la
somme, accepta.
Le lendemain, Walter s’installait dans son
nouveau domicile.
Alors il eut une autre idée, une véritable idée
de conquérant qui veut prendre Paris, une idée à
la Bonaparte.

Toute la ville allait voir en ce moment un

grand tableau du peintre hongrois Karl
Marcowitch, exposé chez l’expert Jacques
Lenoble, et représentant le Christ marchant sur
les flots.
Les critiques d’art, enthousiasmés, déclaraient
cette toile le plus magnifique chef-d’œuvre du
siècle.
Walter l’acheta cinq cent mille francs et
l’enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le
courant établi de la curiosité publique et forçant
Paris entier à parler de lui pour l’envier, le blâmer
ou l’approuver.
Puis, il fit annoncer par les journaux qu’il
inviterait tous les gens connus dans la société
parisienne à contempler, chez lui, un soir,
l’œuvre magistrale du maître étranger, afin qu’on
ne pût pas dire qu’il avait séquestré une œuvre
d’art.
Sa maison serait ouverte. Y viendrait qui
voudrait. Il suffirait de montrer à la porte la lettre
de convocation.

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