Elle était rédigée ainsi :Monsieur et Madame Walter vous prient de
leur faire l’honneur de venir voir chez eux, le 30
décembre, de neuf heures à minuit, la toile de
Karl Marcowitch : Jésus marchant sur les flots,
éclairée à la lumière électrique.
Puis, en post-scriptum, en toutes petiteslettres, on pouvait lire : On dansera après minuit.
Donc, ceux qui voudraient rester resteraient, et
parmi ceux-là les Walter recruteraient leurs
connaissances du lendemain.
Les autres regarderaient la toile, l’hôtel et les
propriétaires, avec une curiosité mondaine,
insolente ou indifférente, puis s’en iraient comme
ils étaient venus. Et le père Walter savait bien
qu’ils reviendraient, plus tard, comme ils étaient
allés chez ses frères israélites devenus riches
comme lui.
Il fallait d’abord qu’ils entrassent dans sa
maison, tous les pannés titrés qu’on cite dans les
feuilles ; et ils y entreraient pour voir la figure
d’un homme qui a gagné cinquante millions en
six semaines ; ils y entreraient aussi pour voir et
compter ceux qui viendraient là ; ils y entreraient
encore parce qu’il avait eu le bon goût et
l’adresse de les appeler à admirer un tableau
chrétien chez lui, fils d’Israël.
Il semblait leur dire : « Voyez, j’ai payé cinq
cent mille francs le chef-d’œuvre religieux de
Marcowitch, Jésus marchant sur les flots. Et ce
chef-d’œuvre demeurera chez moi, sous mes
yeux, toujours, dans la maison du juif Walter. »
Dans le monde, dans le monde des duchesses
et du Jockey, on avait beaucoup discuté cette
invitation qui n’engageait à rien, en somme. On
irait là comme on allait voir des aquarelles chez
M. Petit. Les Walter possédaient un chef-
d’œuvre ; ils ouvraient leurs portes un soir pour
que tout le monde pût l’admirer. Rien de mieux.
La Vie Française, depuis quinze jours, faisait
chaque matin un écho sur cette soirée du 30
décembre et s’efforçait d’allumer la curiosité
publique.
Du Roy rageait du triomphe du patron.Il s’était cru riche avec les cinq cent mille
francs extorqués à sa femme, et maintenant il se
jugeait pauvre, affreusement pauvre, en
comparant sa piètre fortune à la pluie de millions
tombée autour de lui, sans qu’il eût su en rien
ramasser.
Sa colère envieuse augmentait chaque jour. Il
en voulait à tout le monde, aux Walter qu’il
n’avait plus été voir chez eux, à sa femme qui,
trompée par Laroche, lui avait déconseillé de
prendre des fonds marocains, et il en voulait
surtout au ministre qui l’avait joué, qui s’était
servi de lui et qui dînait à sa table deux fois par
semaine ; Georges lui servait de secrétaire,
d’agent, de porte-plume, et quand il écrivait sous
sa dictée, il se sentait des envies folles d’étrangler
ce bellâtre triomphant. Comme ministre, Laroche
avait le succès modeste, et pour garder son
portefeuille, il ne laissait point deviner qu’il était
gonflé d’or. Mais Du Roy le sentait, cet or, dans
la parole plus hautaine de l’avocat parvenu, dans
son geste plus insolent, dans ses affirmations plus
hardies, dans sa confiance en lui complète.
Laroche régnait, maintenant, dans la maison
Du Roy, ayant pris la place et les jours du comte
de Vaudrec, et parlant aux domestiques ainsi
qu’aurait fait un second maître.
Georges le tolérait en frémissant, comme un
chien qui veut mordre et n’ose pas. Mais il était
souvent dur et brutal pour Madeleine, qui
haussait les épaules et le traitait en enfant
maladroit. Elle s’étonnait d’ailleurs de sa
constante mauvaise humeur et répétait : « Je ne te
comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta
position est pourtant superbe. »
Il tournait le dos et ne répondait rien.
Il avait déclaré d’abord qu’il n’irait point à la
fête du patron, et qu’il ne voulait plus mettre les
pieds chez ce sale juif.
Depuis deux mois, Mme Walter lui écrivait
chaque jour pour le supplier de venir, de lui
donner un rendez-vous où il lui plairait, afin
qu’elle lui remît, disait-elle, les soixante-dix mille
francs qu’elle avait gagnés pour lui.
Il ne répondait pas et jetait au feu ces lettres
désespérées. Non pas qu’il eût renoncé à recevoir
sa part de leur bénéfice, mais il voulait l’affoler,
la traiter par le mépris, la fouler aux pieds. Elle
était trop riche ! Il voulait se montrer fier.
Le jour même de l’exposition du tableau,
comme Madeleine lui représentait qu’il avait
grand tort de n’y vouloir pas aller, il répondit :
– Fiche-moi la paix. Je reste chez moi.
Puis, après le dîner, il déclara tout à coup :
– Il vaut tout de même mieux subir cette
corvée. Prépare-toi vite.
Elle s’y attendait.
– Je serai prête dans un quart d’heure, dit-elle.
Il s’habilla en grognant, et même dans le fiacre
il continua à expectorer sa bile.
La cour d’honneur de l’hôtel de Carlsbourg
était illuminée par quatre globes électriques qui
avaient l’air de quatre petites lunes bleuâtres, aux
quatre coins. Un magnifique tapis descendait les
degrés du haut perron et, sur chacun, un homme
en livrée restait roide comme une statue.
