Bel Ami

Le journaliste s’arrêta le cœur battant. Il se

disait : « Voilà, voilà du luxe. Voilà les maisons
où il faut vivre. D’autres y sont parvenus.
Pourquoi n’y arriverais-je point ? » Il songeait
aux moyens, n’en trouvait pas sur-le-champ, et
s’irritait de son impuissance.
Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse.
Il la regarda de côté et il pensa encore une fois :
« Il suffisait pourtant d’épouser cette marionnette
de chair. »
Mais Suzanne tout d’un coup parut se
réveiller : « Attention », dit-elle. Elle poussa
Georges à travers un groupe qui barrait leur
chemin, et le fit brusquement tourner à droite.
Au milieu d’un bosquet de plantes singulières
qui tendaient en l’air leurs feuilles tremblantes,
ouvertes comme des mains aux doigts minces, on
apercevait un homme immobile, debout sur la
mer.
L’effet était surprenant. Le tableau, dont les
côtés se trouvaient cachés dans les verdures
mobiles, semblait un trou noir sur un lointain
fantastique et saisissant.
Il fallait bien regarder pour comprendre. Le
cadre coupait le milieu de la barque où se
trouvaient les apôtres à peine éclairés par les
rayons obliques d’une lanterne, dont l’un d’eux,
assis sur le bordage, projetait toute la lumière sur
Jésus qui s’en venait.
Le Christ avançait le pied sur une vague qu’on
voyait se creuser, soumise, aplanie, caressante
sous le pas divin qui la foulait. Tout était sombre
autour de l’Homme-Dieu. Seules les étoiles
brillaient au ciel.
Les figures des apôtres, dans la lueur vague du
fanal porté par celui qui montrait le Seigneur,
paraissaient convulsées par la surprise.
C’était bien là l’œuvre puissante et inattendue
d’un maître, une de ces œuvres qui bouleversent
la pensée et vous laissent du rêve pour des
années.
Les gens qui regardaient cela demeuraient
d’abord silencieux, puis s’en allaient, songeurs, et
ne parlaient qu’ensuite de la valeur de la peinture.
Du Roy, l’ayant contemplée quelque temps,
déclara : « C’est chic de pouvoir se payer ces
bibelots-là. »
Mais comme on le heurtait, en le poussant
pour voir, il repartit, gardant toujours sous son
bras la petite main de Suzanne qu’il serrait un
peu.
Elle lui demanda : « Voulez-vous boire un
verre de champagne ? Allons au buffet. Nous y
trouverons papa. »
Et ils retraversèrent lentement tous les salons
où la foule grossissait, houleuse, chez elle, une
foule élégante de fête publique.
Georges soudain crut entendre une voix
prononcer : « C’est Laroche et Mme Du Roy. »
Ces paroles lui effleurèrent l’oreille comme ces
bruits lointains qui courent dans le vent. D’où
venaient-elles ?

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