Dès qu’il fut entré, le sous-chef, M. Potel,
l’appela :
– Ah ! c’est vous, monsieur Duroy ? Le chef
vous a déjà demandé plusieurs fois. Vous savez
qu’il n’admet pas qu’on soit malade deux jours
de suite sans attestation du médecin.
Duroy, qui se tenait debout au milieu du
bureau, préparant son effet, répondit d’une voix
forte :
– Je m’en fiche un peu, par exemple !
Il y eut parmi les employés un mouvement de
stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut,
effarée, au-dessus du paravent qui l’enfermait
comme une boîte.
Il se barricadait là-dedans, par crainte des
courants d’air, car il était rhumatisant. Il avait
seulement percé deux trous dans le papier pour
surveiller son personnel.
On entendait voler les mouches. Le sous-chef,
enfin, demanda avec hésitation :
– Vous avez dit ?
– J’ai dit que je m’en fichais un peu. Je ne
viens aujourd’hui que pour donner ma démission.
Je suis entré comme rédacteur à La Vie Française
avec cinq cents francs par mois, plus les lignes.
J’y ai même débuté ce matin.
Il s’était pourtant promis de faire durer le
plaisir, mais il n’avait pu résister à l’envie de tout
lâcher d’un seul coup.
L’effet, du reste, était complet. Personne ne
bougeait.
Alors Duroy déclara :
– Je vais prévenir M. Perthuis, puis je viendrai
vous faire mes adieux.
Et il sortit pour aller trouver le chef, qui
s’écria en l’apercevant :
– Ah ! vous voilà. Vous savez que je ne veux
pas…
L’employé lui coupa la parole :
– Ce n’est pas la peine de gueuler comme ça...
M. Perthuis, un gros homme rouge commeune crête de coq, demeura suffoqué par la
surprise.
Duroy reprit :
– J’en ai assez de votre boutique. J’ai débuté
ce matin dans le journalisme, où on me fait une
très belle position. J’ai bien l’honneur de vous
saluer.
Et il sortit. Il était vengé.
Il alla en effet serrer la main de ses anciens
collègues, qui osaient à peine lui parler, par peur
de se compromettre, car on avait entendu sa
conversation avec le chef, la porte étant restée
ouverte.
Et il se retrouva dans la rue avec son
traitement dans sa poche. Il se paya un déjeuner
succulent dans un bon restaurant à prix modérés
qu’il connaissait ; puis, ayant encore acheté et
laissé La Vie Française sur la table où il avait
mangé, il pénétra dans plusieurs magasins où il
acheta de menus objets, rien que pour les faire
livrer chez lui et donner son nom : Georges
Duroy. Il ajoutait : « Je suis rédacteur de La Vie
Française.
Puis il indiquait la rue et le numéro, en ayant
soin de stipuler : « Vous laisserez chez le
concierge. »
Comme il avait encore du temps, il entra chez
un lithographe qui fabriquait des cartes de visite à
la minute, sous les yeux des passants ; et il s’en
fit faire immédiatement une centaine, qui
portaient, imprimée sous son nom, sa nouvelle
qualité.
Puis il se rendit au journal.
Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un
inférieur :
– Ah ! te voilà, très bien. J’ai justement
plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix
minutes. Je vais d’abord finir ma besogne.
Et il continua une lettre commencée.
À l’autre bout de la grande table, un petit
homme très pâle, bouffi, très gras, chauve, avec
un crâne tout blanc et luisant, écrivait, le nez sur
son papier, par suite d’une myopie excessive.
Forestier lui demanda :
– Dis donc, Saint-Potin, à quelle heure vas-tu
interviewer nos gens ?
– À quatre heures.
– Tu emmèneras avec toi le jeune Duroy ici
présent, et tu lui dévoileras les arcanes du métier.
– C’est entendu.
Puis, se tournant vers son ami, Forestier
ajouta :
– As-tu apporté la suite sur l’Algérie ? Le
début de ce matin a eu beaucoup de succès.
Duroy, interdit, balbutia :
– Non, j’avais cru avoir le temps dans l’après-
midi, j’ai eu un tas de choses à faire, je n’ai pas
pu…
L’autre leva les épaules d’un air mécontent :
– Si tu n’es pas plus exact que ça, tu rateras
ton avenir, toi. Le père Walter comptait sur ta
copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si
tu crois que tu seras payé pour ne rien faire, tu te
trompes.
Puis, après un silence, il ajouta :
– On doit battre le fer quand il est chaud, que
diable !
Saint-Potin se leva :
– Je suis prêt, dit-il.
Alors Forestier, se renversant sur sa chaise,
prit une pose presque solennelle pour donner ses
instructions, et, se tournant vers Duroy :
– Voilà. Nous avons à Paris depuis deux jours
le général chinois Li-Theng-Fao, descendu au
Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao
Pali, descendu à l’hôtel Bristol. Vous allez leur
prendre une conversation.
Puis, se tournant vers Saint-Potin :
– N’oublie point les principaux points que je
t’ai indiqués. Demande au général et au rajah leur
opinion sur les menées de l’Angleterre dans
l’Extrême-Orient, leurs idées sur son système de
colonisation et de domination, leurs espérances
relatives à l’intervention de l’Europe, et de la
France en particulier, dans leurs affaires. Il se tut,
puis il ajouta, parlant à la cantonade : Il sera on
ne peut plus intéressant pour nos lecteurs de
savoir en même temps ce qu’on pense en Chine
et dans les Indes sur ces questions, qui
passionnent si fort l’opinion publique en ce
moment. Il ajouta, pour Duroy : Observe
comment Saint-Potin s’y prendra, c’est un
excellent reporter, et tâche d’apprendre les
ficelles pour vider un homme en cinq minutes.
Puis il recommença à écrire avec gravité, avec
l’intention évidente de bien établir les distances,
de bien mettre à sa place son ancien camarade et
nouveau confrère.
Dès qu’ils eurent franchi la porte, Saint-Potin
se mit à rire et dit à Duroy :
– En voilà un faiseur ! Il nous la fait à nous-
mêmes. On dirait vraiment qu’il nous prend pour
ses lecteurs.
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le
reporter demanda :
– Buvez-vous quelque chose ?
– Oui, volontiers. Il fait très chaud.
