Bel Ami

Il dormit tard, chez cette fille. Il faisait jour
quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt
d’acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal
d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ;
et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant
anxieusement de l’œil les colonnes imprimées
avec l’espoir d’y trouver enfin ce qu’il cherchait.
Quelque chose de pesant tout à coup accablait
son cœur, car, après la fatigue d’une nuit
d’amour, cette contrariété tombant sur sa
lassitude avait le poids d’un désastre.

 Il remonta chez lui et s’endormit tout habillé

sur son lit.
En entrant quelques heures plus tard dans les
bureaux de la rédaction, il se présenta devant M.
Walter :
– J’ai été tout surpris ce matin, monsieur, de
ne pas trouver mon second article sur l’Algérie.
Le directeur leva la tête, et d’une voix sèche :
– Je l’ai donné à votre ami Forestier, en le
priant de le lire ; il ne l’a pas trouvé suffisant ; il
faudra me le refaire.
Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot,
et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son
camarade :
– Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin,
ma chronique ?
Le journaliste fumait une cigarette, le dos au
fond de son fauteuil et les pieds sur sa table,
salissant de ses talons un article commencé. Il
articula tranquillement avec un son de voix
ennuyé et lointain, comme s’il parlait du fond
d’un trou :

 – Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a chargé

de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le
voilà. Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées
sous un presse-papier.
Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et,
comme il mettait sa prose dans sa poche,
Forestier reprit :
– Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la
préfecture…
Et il indiqua une série de courses d’affaires, de
nouvelles à recueillir. Duroy s’en alla, sans avoir
pu découvrir le mot mordant qu’il cherchait.
Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut
rendu de nouveau. L’ayant refait une troisième
fois, et le voyant refusé, il comprit qu’il allait
trop vite et que la main de Forestier pouvait seule
l’aider dans sa route.
Il ne parla donc plus des Souvenirs d’un
chasseur d’Afrique, en se promettant d’être
souple et rusé, puisqu’il le fallait, et de faire, en
attendant mieux, son métier de reporter avec zèle.
Il connut les coulisses des théâtres et celles de

la politique, les corridors et le vestibule des
hommes d’État et de la Chambre des députés, les
figures importantes des attachés de cabinet et les
mines renfrognées des huissiers endormis.
Il eut des rapports continus avec des ministres,
des concierges, des généraux, des agents de
police, des princes, des souteneurs, des
courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des
proxénètes, des rastaquouères, des hommes du
monde, des grecs, des cochers de fiacre, des
garçons de café et bien d’autres, étant devenu
l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les
confondant dans son estime, les toisant à la même
mesure, les jugeant avec le même œil, à force de
les voir tous les jours, à toute heure, sans
transition d’esprit, et de parler avec eux tous des
mêmes affaires concernant son métier. Il se
comparait lui-même à un homme qui goûterait
coup sur coup les échantillons de tous les vins, et
ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux
de l’Argenteuil.
Il devint en peu de temps un remarquable
reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide,

subtil, une vraie valeur pour le journal, comme
disait le père Walter, qui s’y connaissait en
rédacteurs.
Cependant, comme il ne touchait que dix
centimes la ligne, plus ses deux cents francs de
fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café,
la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le
sou et se désolait de sa misère.
« C’est un truc à saisir », pensait-il, en voyant
certains confrères aller la poche pleine d’or, sans
jamais comprendre quels moyens secrets ils
pouvaient bien employer pour se procurer cette
aisance. Et il soupçonnait avec envie des
procédés inconnus et suspects, des services
rendus, toute une contrebande acceptée et
consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère,
entrer dans l’association tacite, s’imposer aux
camarades qui partageaient sans lui.
Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa
fenêtre passer les trains, aux procédés qu’il
pourrait employer.

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