Elle trouva moyen, bien qu’il lui eût dit, d’un
air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la
plaisanterie des autres soirs, parce que je me
fâcherais », de glisser encore vingt francs dans la
poche de son pantalon la première fois qu’ils se
rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de
Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les
avoir sous la main, car il se trouvait sans un
centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement :
« Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en
somme que de l’argent prêté. »
Enfin le caissier du journal, sur ses prières
désespérées, consentit à lui donner cent sous par
jour. C’était tout juste assez pour manger, mais
pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour
les excursions nocturnes dans tous les lieux
suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre
mesure de trouver un jaunet dans une de ses
poches, un jour même dans sa bottine, et un autre
jour dans la boîte de sa montre, après leurs
promenades aventureuses.
Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait
satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel
qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?
Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il
recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai
jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y
mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer
Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas
marié, après tout. Si l’autre me voit, elle
comprendra la situation et ne me parlera pas.
D’ailleurs, nous prendrons une loge.
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de
cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge
au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de
compensation.
Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour
aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas
qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils
entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir.
Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue
des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin
leur case et s’installèrent, enfermés entre
l’orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la
scène, uniquement préoccupée des filles qui
circulaient derrière son dos ; et elle se retournait
sans cesse pour les voir, avec une envie de les
toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs
cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces
êtres-là.
Elle dit soudain :
– Il y en a une grosse brune qui nous regarde
tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait
nous parler. L’as-tu vue ?
Il répondit :
– Non. Tu dois te tromper.
Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà.
C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une
colère dans les yeux et des mots violents sur les
lèvres.
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en
traversant la foule, et elle lui avait dit :
« Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil
qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait
point répondu à cette gentillesse dans la crainte
d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé
froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La
fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait
déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et
prononça d’une voix plus forte : « Bonjour,
Georges. »
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle
s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle
revenait sans cesse derrière la loge, attendant un
moment favorable.
Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la
regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de
Duroy :
– Bonjour. Tu vas bien ?
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
– Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ?
Il ne répondit point, affectant un air de mépris
qui l’empêchait de se compromettre, même par
un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit :
– Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être
mordu la langue ?
Il fit un geste furieux, et d’une voix
exaspérée :
– Qu’est-ce qui vous permet de parler ? Filez
ou je vous fais arrêter.
Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée,
elle gueula :
– Ah ! c’est comme ça ! Va donc, mufle !
Quand on couche avec une femme, on la salue au
moins. C’est pas une raison parce que t’es avec
une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui.
Si tu m’avais seulement fait un signe quand j’ai
passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé
tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends,
va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis
seulement pas bonjour quand je te rencontre…
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de
Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se
sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument
la sortie.
Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait
de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla,
triomphante :
– Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon
amant.
Des rires coururent dans le public. Deux
messieurs, pour plaisanter, saisirent par les
épaules la fugitive et voulurent l’emmener en
cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant
rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna
dans la rue.
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant
l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme
le cocher demandait : « Où faut-il aller,
bourgeois ? » il répondit : « Où vous voudrez. »
La voiture se mit en route lentement, secouée
par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de
crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait,
suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que
dire.
Elle trouva moyen, bien qu’il lui eût dit, d’un
air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la
plaisanterie des autres soirs, parce que je me
fâcherais », de glisser encore vingt francs dans la
poche de son pantalon la première fois qu’ils se
rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de
Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les
avoir sous la main, car il se trouvait sans un
centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement :
« Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en
somme que de l’argent prêté. »
Enfin le caissier du journal, sur ses prières
désespérées, consentit à lui donner cent sous par
jour. C’était tout juste assez pour manger, mais
pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour
les excursions nocturnes dans tous les lieux
suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre
mesure de trouver un jaunet dans une de ses
poches, un jour même dans sa bottine, et un autre
jour dans la boîte de sa montre, après leurs
202
promenades aventureuses.
Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait
satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel
qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?
Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il
recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai
jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y
mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer
Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas
marié, après tout. Si l’autre me voit, elle
comprendra la situation et ne me parlera pas.
D’ailleurs, nous prendrons une loge.
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de
cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge
au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de
compensation.
Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour
aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas
qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils
entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir.
203Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue
des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin
leur case et s’installèrent, enfermés entre
l’orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la
scène, uniquement préoccupée des filles qui
circulaient derrière son dos ; et elle se retournait
sans cesse pour les voir, avec une envie de les
toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs
cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces
êtres-là.
Elle dit soudain :
– Il y en a une grosse brune qui nous regarde
tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait
nous parler. L’as-tu vue ?
Il répondit :
– Non. Tu dois te tromper.
Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà.
C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une
colère dans les yeux et des mots violents sur les
lèvres.
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en
204traversant la foule, et elle lui avait dit :
« Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil
qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait
point répondu à cette gentillesse dans la crainte
d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé
froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La
fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait
déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et
prononça d’une voix plus forte : « Bonjour,
Georges. »
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle
s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle
revenait sans cesse derrière la loge, attendant un
moment favorable.
Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la
regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de
Duroy :
– Bonjour. Tu vas bien ?
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
– Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ?
Il ne répondit point, affectant un air de mépris
205qui l’empêchait de se compromettre, même par
un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit :
– Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être
mordu la langue ?
Il fit un geste furieux, et d’une voix
exaspérée :
– Qu’est-ce qui vous permet de parler ? Filez
ou je vous fais arrêter.
Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée,
elle gueula :
– Ah ! c’est comme ça ! Va donc, mufle !
Quand on couche avec une femme, on la salue au
moins. C’est pas une raison parce que t’es avec
une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui.
Si tu m’avais seulement fait un signe quand j’ai
passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé
tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends,
va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis
seulement pas bonjour quand je te rencontre…
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de
Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se
206sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument
la sortie.
Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait
de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla,
triomphante :
– Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon
amant.
Des rires coururent dans le public. Deux
messieurs, pour plaisanter, saisirent par les
épaules la fugitive et voulurent l’emmener en
cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant
rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna
dans la rue.
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant
l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme
le cocher demandait : « Où faut-il aller,
bourgeois ? » il répondit : « Où vous voudrez. »
La voiture se mit en route lentement, secouée
par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de
crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait,
suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que
dire.
