Bel Ami

Il se mit à raisonner en philosophe sur la
possibilité de cette chose : « Aurais-je peur ? »
Non certes il n’aurait pas peur puisqu’il était
résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il avait cette
volonté bien arrêtée de se battre, de ne pas
trembler. Mais il se sentait si profondément ému
qu’il se demanda : « Peut-on avoir peur malgré
soi ? » Et ce doute l’envahit, cette inquiétude,
cette épouvante ! Si une force plus puissante que
sa volonté, dominatrice, irrésistible, le domptait,
qu’arriverait-il ? Oui, que pouvait-il arriver ?
Certes il irait sur le terrain puisqu’il voulait y
aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’il perdait
connaissance ? Et il songea à sa situation, à sa
réputation, à son avenir.
Et un singulier besoin le prit tout à coup de se
relever pour se regarder dans la glace. Il ralluma
sa bougie. Quand il aperçut son visage reflété
dans le verre poli, il se reconnut à peine, et il lui
sembla qu’il ne s’était jamais vu. Ses yeux lui
parurent énormes ; et il était pâle, certes, il était
pâle, très pâle.
Tout d’un coup, cette pensée entra en lui à la
façon d’une balle : « Demain, à cette heure-ci, je
serai peut-être mort. » Et son cœur se remit à
battre furieusement.
Il se retourna vers sa couche et il se vit
distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes
draps qu’il venait de quitter. Il avait ce visage
creux qu’ont les morts et cette blancheur des
mains qui ne remueront plus.
Alors il eut peur de son lit, et afin de ne plus le
voir il ouvrit la fenêtre pour regarder dehors.
Un froid glacial lui mordit la chair de la tête
aux pieds, et il se recula, haletant.
La pensée lui vint de faire du feu. Il l’attisa
lentement sans se retourner. Ses mains
tremblaient un peu d’un frémissement nerveux
quand elles touchaient les objets. Sa tête
s’égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées,
devenaient fuyantes, douloureuses ; une ivresse
envahissait son esprit comme s’il eût bu.
Et sans cesse il se demandait : « Que vais-je
faire ? que vais-je devenir ? »
Il se remit à marcher, répétant, d’une façon
continue, machinale : « Il faut que je sois
énergique, très énergique. »
Puis il se dit : « Je vais écrire à mes parents,
en cas d’accident. »
Il s’assit de nouveau, prit un cahier de papier à
lettres, traça : Mon cher papa, ma chère maman…
Puis il jugea ces termes trop familiers dans
une circonstance aussi tragique. Il déchira la
première feuille, et recommença : Mon cher père,
ma chère mère ; je vais me battre au point du
jour, et comme il peut arriver que…
Il n’osa pas écrire le reste et se releva d’une
secousse.
Cette pensée l’écrasait maintenant. « Il allait
se battre en duel. Il ne pouvait plus éviter cela.
Que se passait-il donc en lui ? Il voulait se
battre ; il avait cette intention et cette résolution
fermement arrêtées ; et il lui semblait, malgré
tout l’effort de sa volonté, qu’il ne pourrait même
pas conserver la force nécessaire pour aller
jusqu’au lieu de la rencontre. »
De temps en temps ses dents
s’entrechoquaient dans sa bouche avec un petit
bruit sec ; et il demandait : « Mon adversaire
s’est-il déjà battu ? a-t-il fréquenté les tirs ? est-il
connu ? est-il classé ? » Il n’avait jamais entendu
prononcer ce nom. Et cependant si cet homme
n’était pas un tireur au pistolet remarquable, il
n’aurait point accepté ainsi, sans hésitation, sans
discussion, cette arme dangereuse.
Alors Duroy se figurait leur rencontre, son
attitude à lui et la tenue de son ennemi. Il se
fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails
du combat ; et tout à coup il voyait en face de lui
ce petit trou noir et profond du canon dont allait
sortir une balle.
Et il fut pris brusquement d’une crise de
désespoir épouvantable. Tout son corps vibrait,
parcouru de tressaillements saccadés. Il serrait les
dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se
rouler par terre, de déchirer quelque chose, de
mordre. Mais il aperçut un verre sur sa cheminée
et il se rappela qu’il possédait dans son armoire
un litre d’eau-de-vie presque plein ; car il avait
conservé l’habitude militaire de tuer le ver
chaque matin.
Il saisit la bouteille et but, à même le goulot, à
longues gorgées, avec avidité. Et il la reposa
seulement lorsque le souffle lui manqua. Elle
était vide d’un tiers.
Une chaleur pareille à une flamme lui brûla
bientôt l’estomac, se répandit dans ses membres,
raffermit son âme en l’étourdissant.
Il se dit : « Je tiens le moyen. » Et comme il se
sentait maintenant la peau brûlante, il rouvrit la
fenêtre.
Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les
étoiles semblaient mourir au fond du firmament
éclairci, et dans la tranchée profonde du chemin
de fer les signaux verts, rouges et blancs
pâlissaient.
Les premières locomotives sortaient du garage
et s’en venaient en sifflant chercher les premiers
trains. D’autres, dans le lointain, jetaient des
appels aigus et répétés, leurs cris de réveil,

comme font les coqs dans les champs.

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