Bel Ami

Elle répondit :

– Oh ! non. Dès que tout sera fini je

reviendrai.
– Dans une dizaine de jours ?
– Oui, au plus.
Il reprit :
– Il n’a donc aucun parent ?
– Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère
sont morts comme il était tout jeune.
Ils regardaient tous deux un papillon cueillant
sa vie sur les œillets, allant de l’un à l’autre avec
une rapide palpitation des ailes qui continuaient à
battre lentement quand il s’était posé sur la fleur.
Et ils restèrent longtemps silencieux.
Le domestique vint les prévenir que « M. le
curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.
Forestier semblait avoir encore maigri depuis
la veille.
Le prêtre lui tenait la main. « Au revoir, mon
enfant, je reviendrai demain matin. »
Et il s’en alla.
Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait,
essaya de soulever ses deux mains vers sa femme
et il bégaya : « Sauve-moi… sauve-moi… ma
chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas
mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut
faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce
qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux
pas… »
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses
yeux sur ses joues décharnées ; et les coins
maigres de sa bouche se plissaient comme ceux
des petits enfants qui ont du chagrin.
Alors ses mains retombées sur le lit
commencèrent un mouvement continu, lent et
régulier, comme pour recueillir quelque chose sur
les draps.
Sa femme qui se mettait à pleurer aussi
balbutiait : « Mais non, ce n’est rien. C’est une
crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier
avec cette promenade. »
L’haleine de Forestier était plus rapide que
celle d’un chien qui vient de courir, si pressée
qu’on ne la pouvait point compter, et si faible
qu’on l’entendait à peine.

 Il répétait toujours : « Je ne veux pas

mourir !… Oh ! mon Dieu… mon Dieu… mon
Dieu… qu’est-ce qui va m’arriver ? Je ne verrai
plus rien… plus rien… jamais… Oh ! mon Dieu ! »
Il regardait devant lui quelque chose
d’invisible pour les autres et de hideux, dont ses
yeux fixes reflétaient l’épouvante. Ses deux
mains continuaient ensemble leur geste horrible
et fatigant.
Soudain il tressaillit d’un frisson brusque
qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps
et il balbutia : « Le cimetière… moi… mon
Dieu !… »
Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard
et haletant.
Le temps passait ; midi sonna à l’horloge d’un
couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour
aller manger un peu. Il revint une heure plus tard.
Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade
n’avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts
maigres sur le drap comme pour le ramener vers
sa face.

La jeune femme était assise dans un fauteuil,

au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté
d’elle, et ils attendirent en silence.
Une garde était venue, envoyée par le
médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre.
Duroy lui-même commençait à s’assoupir
quand il eut la sensation que quelque chose
survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour
voir Forestier fermer les siens comme deux
lumières qui s’éteignent. Un petit hoquet agita la
gorge du mourant, et deux filets de sang
apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent
sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse
promenade. Il avait fini de respirer.
Sa femme comprit, et, poussant une sorte de
cri, elle s’abattit sur les genoux en sanglotant
dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit
machinalement le signe de la croix. La garde,
s’étant réveillée, s’approcha du lit : « Ça y est »,
dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang-froid
murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a
été moins long que je n’aurais cru. »
Lorsque fut dissipé le premier étonnement,
après les premières larmes versées, on s’occupa
de tous les soins et de toutes les démarches que
réclame un mort. Duroy courut jusqu’à la nuit.
Il avait grand-faim en rentrant. Mme Forestier
mangea quelque peu, puis ils s’installèrent tous
deux dans la chambre funèbre pour veiller le
corps.
Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à
côté d’une assiette où trempait une branche de
mimosa dans un peu d’eau, car on n’avait point
trouvé le rameau de buis nécessaire.
Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune
femme, auprès de lui, qui n’était plus. Ils
demeuraient sans parler, pensant et le regardant.
Mais Georges, que l’ombre inquiétait auprès
de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son
œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage
décharné que la lumière vacillante faisait paraître
encore plus creux, restaient fixes sur lui. C’était
là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier
encore ! Quelle chose étrange et épouvantable
que cette fin complète d’un être ! Oh ! s’il se les
rappelait maintenant les paroles de Norbert de
Varenne hanté par la peur de la mort. – « Jamais
un être ne revient. » Il en naîtrait des millions et
des milliards, à peu près pareils, avec des yeux,
un nez, une bouche, un crâne, et dedans une
pensée, sans que jamais celui-ci reparût, qui était
couché dans ce lit.

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