La nuit venait doucement, enveloppant
d’ombre transparente, comme d’un crêpe léger, la
grande campagne qui s’étendait à droite. Le train
longeait la Seine, et les jeunes gens se mirent à
regarder dans le fleuve, déroulé comme un large
ruban de métal poli à côté de la voie, des reflets
rouges, des taches tombées du ciel que le soleil
en s’en allant avait frotté de pourpre et de feu.
Ces lueurs s’éteignaient peu à peu, devenaient
foncées, s’assombrissant tristement. Et la
campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson
sinistre, ce frisson de mort que chaque crépuscule
fait passer sur la terre.
Cette mélancolie du soir entrant par la portière
ouverte pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure,
des deux époux devenus silencieux.
Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre pour
regarder cette agonie du jour, de ce beau jour
clair de mai.
À Mantes, on avait allumé le petit quinquet à
l’huile qui répandait sur le drap gris des capitons
sa clarté jaune et tremblotante.
Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra
contre lui. Son désir aigu de tout à l’heure
devenait de la tendresse, une tendresse alanguie,
une envie molle de menues caresses consolantes,
de ces caresses dont on berce les enfants.
Il murmura, tout bas : « Je t’aimerai bien, ma
petite Made. »
La douceur de cette voix émut la jeune femme,
lui fit passer sur la chair un frémissement rapide,
et elle offrit sa bouche, en se penchant vers lui,
car il avait posé sa joue sur le tiède appui des
seins.
Ce fut un très long baiser, muet et profond,
puis un sursaut, une brusque et folle étreinte, une
courte lutte essoufflée, un accouplement violent
et maladroit. Puis ils restèrent aux bras l’un de
l’autre, un peu déçus tous deux, las et tendres
encore, jusqu’à ce que le sifflet du train annonçât
une gare prochaine.
Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les
cheveux ébouriffés de ses tempes :
« C’est très bête. Nous sommes des gamins. »
Mais il lui baisait les mains, allant de l’une à
l’autre avec une rapidité fiévreuse et il répondit :
« Je t’adore, ma petite Made. »
Jusqu’à Rouen ils demeurèrent presque
immobiles, la joue contre la joue, les yeux dans la
nuit de la portière où l’on voyait passer parfois
les lumières des maisons ; et ils rêvassaient,
contents de se sentir si proches et dans l’attente
grandissante d’une étreinte plus intime et plus
libre.
Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres
donnaient sur le quai, et ils se mirent au lit après
avoir un peu soupé, très peu.
La femme de chambre les réveilla, le
lendemain, lorsque huit heures venaient de
sonner.
Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la
table de nuit, Duroy regarda sa femme, puis
brusquement avec l’élan joyeux d’un homme
heureux qui vient de trouver un trésor, il la saisit
dans ses bras, en balbutiant :
– Ma petite Made, je sens que je t’aime
beaucoup… beaucoup… beaucoup…
Elle souriait de son sourire confiant et satisfait
et elle murmura, en lui rendant ses baisers :
– Et moi aussi… peut-être.
Mais il demeurait inquiet de cette visite à ses
parents. Il avait déjà souvent prévenu sa femme ;
il l’avait préparée, sermonnée. Il crut bon de
recommencer.
– Tu sais, ce sont des paysans, des paysans de
campagne, et non pas d’opéra-comique.
Elle riait :
– Mais je le sais, tu me l’as assez dit. Voyons,
lève-toi et laisse-moi me lever aussi.
Il sauta du lit, et mettant ses chaussettes :
– Nous serons très mal à la maison, très mal. Il
n’y a qu’un vieux lit à paillasse dans ma
chambre. On ne connaît pas les sommiers, à
Canteleu.
Elle semblait enchantée :
– Tant mieux. Ce sera charmant de mal
dormir… auprès de… auprès de toi… et d’être
réveillée par le chant des coqs.
Elle avait passé son peignoir, un grand
peignoir de flanelle blanche, que Duroy reconnut
aussitôt. Cette vue lui fut désagréable. Pourquoi ?
Sa femme possédait, il le savait bien, une
douzaine entière de ces vêtements de matinée.
Elle ne pouvait pourtant point détruire son
trousseau pour en acheter un neuf ? N’importe, il
eût voulu que son linge de chambre, son linge de
nuit, son linge d’amour ne fût plus le même
qu’avec l’autre. Il lui semblait que l’étoffe
moelleuse et tiède devait avoir gardé quelque
chose du contact de Forestier.
Et il alla vers la fenêtre en allumant une
cigarette. La vue du port, du large fleuve plein de
navires aux mâts légers, de vapeurs trapus, que
des machines tournantes vidaient à grand bruit
sur les quais, le remua, bien qu’il connût cela
depuis longtemps. Et il s’écria :
« Bigre, que c’est beau ! »
Madeleine accourut et posant ses deux mains
sur une épaule de son mari, penchée vers lui dans
un geste abandonné, elle demeura ravie, émue.
Elle répétait : « Oh ! que c’est joli ! que c’est
joli ! Je ne savais pas qu’il y eût tant de bateaux
que ça ? »
Ils partirent une heure plus tard, car ils
devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis
quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les
emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée.
Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis
traversèrent des prairies où coulait une rivière,
puis ils commencèrent à gravir la côte.
Madeleine, fatiguée, s’était assoupie sous la
caresse pénétrante du soleil qui la chauffait
délicieusement au fond de la vieille voiture,
comme si elle eût été couchée dans un bain tiède
de lumière et d’air champêtre.
Son mari la réveilla. « Regarde », dit-il.
Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la
montée, à un endroit renommé pour la vue, où
l’on conduit tous les voyageurs.
On dominait l’immense vallée, longue et
large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à
l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait
venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et
décrivant une courbe avant de traverser Rouen.
Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu
noyée dans la brume matinale, avec des éclats de
soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers,
pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des
bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées
de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses
clochetons, tout le peuple gothique des sommets
d’églises que dominait la flèche aiguë de la
cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide,
étrange et démesurée, la plus haute qui soit au
monde.
Mais en face, de l’autre côté du fleuve,
s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les
minces cheminées d’usines du vaste faubourg de
Saint-Sever.
Plus nombreuses que leurs frères les clochers,
elles dressaient jusque dans la campagne
lointaine leurs longues colonnes de briques et
soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de
charbon.
Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la
pyramide de Chéops, le second des sommets dus
au travail humain, presque l’égale de sa fière
commère la flèche de la cathédrale, la grande
pompe à feu de la Foudre semblait la reine du
peuple travailleur et fumant des usines, comme sa
voisine était la reine de la foule pointue des
monuments sacrés.
