Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

Chapitre 3Mon oncle

J’avoue que je n’étais pas tranquille. Mes rêves romantiquesm’apparurent assez sots dès mon arrivée à Stépantchikovo. Il étaitprès de cinq heures de l’après-midi. La route longeait le parc demon oncle. Après de longues années d’absence, je retrouvais legrand jardin où s’était si vite écoulée une partie de mon heureuseenfance et que j’avais tant de fois revu en songe dans les dortoirsdes lycées. Je sautai de ma voiture et marchai droit à la maison.Mon plus grand désir était d’arriver à l’improviste, de merenseigner, de questionner, et avant tout de causer avec mononcle.

Je traversai l’allée plantée de tilleuls séculaires et gravis laterrasse où une porte vitrée donnait accès de plain-pied dans lamaison. Elle était entourée de plates-bandes, de corbeilles defleurs et de plantes rares. J’y rencontrai le vieux Gavrilo,autrefois mon serviteur et maintenant valet de chambre honoraire demon oncle. Il avait chaussé des lunettes et tenait un cahier qu’illisait avec la plus grande attention.

Comme nous nous étions vus deux ans auparavant lors de sonvoyage à Pétersbourg, il me reconnut aussitôt et s’élança vers moiles yeux pleins de larmes joyeuses. Il voulut me baiser la main eten laissa choir ses lunettes. Son attachement m’émut profondément.Mais, me souvenant de ce que m’avait dit M. Bakhtchéiev, je ne pusm’empêcher de remarquer le cahier qu’il avait dans les mains.

– On t’apprend donc aussi le français ? demandais-je auvieillard.

– Oui, mon petit père, comme à un serin, sans considération pourmon âge ! – répondit-il tristement.

– C’est Foma lui-même qui te l’apprend ?

– Lui-même, petit père. Il doit être bien intelligent.

– Il vous l’enseigne par conversation ?

– Non, avec ce cahier, petit père.

– Ce cahier-là ? Ah ! les mots français sont écrits enlettres russes !… Il a trouvé le joint ! N’avez-vous pashonte, Gavrilo, de vous laisser turlupiner par un pareilimbécile ?

Et, en un clin d’œil, j’eus oublié toutes ces flatteuseshypothèses sur le compte de Foma Fomitch qui m’avaient valul’algarade de M. Bakhtchéiev.

– Ce ne peut être un imbécile, puisqu’il commande à nosmaîtres.

– Hum ! tu as peut-être raison, Gavrilo, marmottai-je,arrêté par cet argument. Conduis-moi donc vers mon oncle.

– Mon cher, c’est que je ne tiens pas à me faire voir. Jecommence à craindre jusqu’au maître lui-même. C’est ici que jeronge mon chagrin et, quand je le vois venir, je vais me cacherderrière ces massifs.

– Mais de quoi as-tu peur ?

– Tantôt, je ne savais pas ma leçon et Foma Fomitch voulut mefaire mettre à genoux. Je n’ai pas obéi ! Je suis trop vieuxpour servir d’amusette. Monsieur s’est fâché de ma désobéissance. «C’est pour ton bien, me disait-il, il veut t’instruire et te faireacquérir une prononciation parfaite. » Alors, je reste ici pourbien apprendre mon vocabulaire, car Foma Fomitch va me faire passerun examen ce soir.

Il y avait là quelque chose de louche. Cette histoire defrançais devait cacher un mystère que le vieillard ne pouvaitm’expliquer.

– Une seule question, Gavrilo : comment est-il de sapersonne ? Est-il bien pris ? De belleprestance ?

– Foma Fomitch ? Mais non, petit père ! C’est un petitmalingre, chétif !

– Hum ! Attends, Gavrilo. Tout cela peut s’arranger encoreet je te promets que ça s’arrangera. Mais où est donc mononcle ?

– Il donne audience aux paysans derrière les écuries. Lesanciens de Kapitonovka sont venus lui présenter une supplique à lanouvelle qu’il les donnait à Foma Fomitch. Ils viennent le prier den’en rien faire.

– Pourquoi ça se passe-t-il derrière les écuries ?

– Parce que Monsieur a peur !…

Et en effet, je trouvai mon oncle à l’endroit indiqué. Il étaitdebout devant les paysans qui le saluaient et lui disaient quelquechose à quoi il répondait avec animation. M’approchant, jel’appelai ; il se retourna et nous nous jetâmes dans les brasl’un de l’autre.

Sa joie de me voir touchait au ravissement. Il m’embrassait, mepressait les mains, comme s’il eut revu son propre fils sauvé d’undanger mortel ; comme si je l’eusse sauvé, lui aussi, par monarrivée ; comme si j’eusse apporté avec moi la solution detoutes les difficultés où il se débattait, et du bonheur, et de lajoie pour toute sa vie, ainsi que pour celle de ceux qu’il aimait,car il n’eut jamais consenti à être heureux tout seul. Mais, aprèsles premières effusions, il s’embrouilla et ne sut plus que dire.Il m’accablait de questions et voulait me conduire sans retard prèsdes siens.

Nous avions déjà fait quelques pas quand il revint en arrièrepour me présenter tout d’abord aux paysans de Kapitonovka. Soudain,sans motif apparent, il se mit à me parler d’un certain Korovkinerencontré en route trois jours plus tôt et dont il attendait lavisite avec impatience. Puis il abandonna Korovkine pour sauter àun tout autre sujet. Je le regardais avec bonheur. En réponse à sesquestions, je lui dis que je ne me proposais pas d’entrer dansl’administration, mais voulais poursuivre ma carrièrescientifique.

Aussitôt, mon oncle crut devoir froncer les sourcils et secomposer une physionomie très grave. Quand il sut que, dans lesderniers temps, j’avais étudié la minéralogie, il releva la tête etjeta autour de lui un regard d’orgueil comme s’il eut découvertcette science à lui tout seul et en eut écrit un traité. J’ai déjàdit que ce mot de science le plongeait dans une adoration d’autantplus désintéressée que, pour son compte, il ne savait absolumentrien.

– Ah ! me dit-il un jour, il est de par le monde des gensqui savent tout ! et ses yeux brillaient d’admiration. – Onest là ; on les écoute, tout en sachant qu’on ne sait rien,tout en ne comprenant rien à ce qu’ils disent et l’on s’en réjouitdans son cœur. Pourquoi ? Parce que c’est la raison,l’utilité, le bonheur de tous. Cela, je le comprends. Déjà, jevoyage en chemin de fer, moi ; mais peut-être mon Iluchavolera-t-il dans les airs… Et enfin, le commerce, l’industrie… cessources, pour ainsi dire… j’entends que tout cela est utile… C’estutile, n’est-ce pas ?

Mais revenons à mon arrivée.

– Attends, mon ami, attends commença-t-il en se frottant lesmains et en hâtant le pas. Je vais te présenter à un homme rare, àun savant qui sera célèbre dans ce siècle ; c’est Fomalui-même qui me l’a expliqué… Tu vas faire sa connaissance.

– C’est de Foma Fomitch que vous voulez parler, mon cheroncle ?

– Non, non, mon ami ! C’est de Korovkine que je te parle.Foma aussi est un homme remarquable… Mais c’est de Korovkine que jeparlais, fit mon oncle qui avait rougi aussitôt que la conversationétait venue sur Foma.

– De quelles sciences s’occupe-t-il donc, mon oncle ?

– Des sciences en général. Je ne saurais te dire de quellessciences, mais il s’occupe des sciences ! Il faut l’entendreparler sur les chemins de fer ! Et tu sais, ajouta-t-il plusbas en clignant de l’œil droit, il a des idées un peu avancées. Jem’en suis aperçu à ce qu’il a dit du bonheur conjugal… Il estdommage que je n’y aie pas compris grand’chose (je n’avais pas letemps) ; sans ça, je t’aurais tout raconté avec force détails.Avec cela le meilleur fils du monde. Je l’ai invité à venir me voiret je l’attends d’un instant à l’autre.

Cependant, les paysans me regardaient, bouches bées et les yeuxécarquillés, comme un phénomène.

– Écoutez, mon oncle, interrompis-je, il me semble que jetrouble un peu ces paysans. Ils sont venus sans doute pouraffaires. Que demandent-ils ? J’avoue que je me doute dequelque chose et que je serais très heureux de les entendre.

Mon oncle devint aussitôt très affairé.

– Ah ! oui, j’avais complètement oublié… Mais nous n’avonsrien à faire ensemble. Ils se sont mis en tête (et je voudrais biensavoir qui a le premier lancé cette idée), ils se sont mis en têteque je les donne avec toute la Kapitonovka… (tu t’en souviens de laKapitonovka ? Nous allions nous y promener le soir avec ladéfunte Katia)… que je donne toute la Kapitonovka et soixante-dixâmes à Foma Fomitch. « Nous voulons rester avec toi, voilàtout ! » me disent-ils.

– Ainsi, ce n’est donc pas vrai, mon oncle ? Vous n’allezpas la lui donner ? m’écriai-je avec joie.

– Jamais de la vie ! Je n’en ai jamais eu l’idée ! Quit’en a donc parlé ? Il sont partis sur un mot qui m’a échappéune fois par hasard. Qu’ont-il donc à tant détester Foma ?Attends, Serge, je te le présenterai, ajouta-t-il en me regardanttimidement, comme s’il eut déjà pressenti en moi un ennemi de Foma.Quel homme !…

– Nous n’en voulons pas ; nous ne voulons personne que toi: gémirent en cœur les paysans. Vous êtes notre père et nous sommesvos enfants !

– Écoutez, mon oncle, répondis-je, je n’ai pas encore vu Foma,mais… voyez-vous… certains bruits me sont parvenus… Du reste, j’ailà-dessus mes idées personnelles. J’ai rencontré aujourd’hui M.Bakhtchéiev… En tout cas, renvoyez vos paysans et nous causeronsensuite seul à seul, sans témoins. J’avoue que je ne suis venu quepour cela…

– Précisément ! précisément ! fit mon oncle,saisissant l’occasion, précisément ! Laissons partir lespaysans et nous causerons amicalement, raisonnablement, encamarades. Eh bien, continua-t-il en se tournant vers les paysans,vous pouvez vous en aller, mes amis, et à l’avenir, venez toujoursà moi quand il sera nécessaire ; venez droit à moi, et àn’importe quelle heure.

– Notre petit père ! vous êtes notre père et nous sommesvos enfants. Ne nous donne pas à Foma Fomitch ! ce sont desmalheureux qui t’en supplient ! crièrent encore une fois lespaysans.

– Quels imbéciles ! Mais je ne vous donnerai pas, vousdis-je !

– Il nous ferait mourir avec ses livres ! On dit que ceuxd’ici sont absolument sur les dents.

– Est-ce qu’il vous enseigne aussi le français ?m’écriai-je avec terreur.

– Non, pas encore, grâce à Dieu ! répondit un des paysans,beau parleur, sans doute, un homme chauve et roux avec un longuebarbiche qui se trémoussait tout le temps qu’il parlait. Non,Monsieur, grâce à Dieu !

– Que vous enseigne-t-il donc ?

– Des bêtises, à notre sens.

– Comment, des bêtises ?

– Sérioja ! Tu te trompes ; c’est une calomnie !s’écria mon oncle tout rouge et confus. Ce sont des imbéciles quine comprennent pas ce qu’il leur dit !… Et toi, qu’as-tu àcrier de la sorte ? – continua-t-il en s’adressant d’un ton dereproche au paysan qui avait porté la parole. – On te veut du bienet, sans rien comprendre, tu t’égosilles !

– Pardon, mon oncle, et la langue française ?

– Mais c’est pour la prononciation ; rien que pour laprononciation ! – et sa voix était suppliante. Il me l’a ditlui-même, que c’était pour la prononciation… Et puis, il y a autrechose… Tu n’es pas au courant ; par conséquent, tu ne peuxjuger ! Il faut se renseigner avant d’accuser, mon cher… Ilest facile d’accuser !

– Mais vous, que faites-vous donc ? dis-je aux paysans.Vous n’avez qu’à lui dire tout simplement : « Vous voulez deschoses impossibles, voici comment il faut faire ! » Vous avezune langue, il me semble !

– Montre-moi la souris qui pendra une clochette au cou duchat ! Il nous dit toujours : « Sale paysan, je veuxt’apprendre l’ordre et la propreté. Pourquoi ta chemise est-ellesale ? » « Mais parce qu’elle est trempée de sueur ! »Nous ne pouvons pourtant changer de chemise tous les jours. Lapropreté ne nous fera pas plus ressusciter que la malpropreté nenous fera mourir.

Un autre paysan intervint. Maigre, de haute taille, avec desvêtements rapiécés et des sandales de bouleau tout usées, c’étaitun de ces éternels mécontents qui ont toujours un mot venimeux enréserve. Jusque-là, il était resté caché derrière le dos de sescamarades, écoutant dans un morne silence et grimaçant un sourireamer.

– L’autre jour, dit-il, Foma Fomitch vint sur la place etdemanda : « Savez-vous combien de verstes il y a d’ici ausoleil ? » Qui le sait ? C’est de la science pour lesseigneurs et non pas pour nous ! « Non, vous ne connaissez pasvotre intérêt, imbéciles ! vous ne savez rien, tandis que moi,qui suis un astronome, j’ai étudié toutes les planètes créées parDieu ! »

– Et t’a-t-il dit combien de verstes il y a de la terre ausoleil ? fit mon oncle, s’animant tout à coup en me clignantgaiement de l’œil, comme pour me dire : « Tu vas voir quelquechose ! »

– Il a dit qu’il y en avait beaucoup, répondit sans empressementle paysan qui ne s’attendait pas à cette attaque.

– Mais combien ?

– Il a dit qu’il y avait quelque cent ou mille verstes… qu’il yen avait beaucoup.

– Rappelle-toi ! Et tu te figurais qu’il n’y avait qu’uneverste, que le soleil était tout près de nous ? Non, frérot,la terre, vois-tu, c’est comme un ballon, tu comprends ?continua mon oncle en traçant dans l’espace un gestecirculaire.

Le paysan sourit amèrement.

– Oui, comme un ballon ! Elle se tient en l’air d’elle-mêmeet elle tourne autour du soleil qui reste en place tandis que tucrois qu’il marche. Comprends-tu le système ? Tout cela a étédécouvert par le capitaine Cook, un marin… (Le diable sait qui l’adécouvert ! me chuchota mon oncle, quant à moi, je n’en saisrien)… Et toi, sais-tu sa distance qu’il y a entre la terre et lesoleil ?

– Je le sais, mon oncle, répondis-je, rempli d’étonnement parcette scène bizarre. Mais voici ce que je pense : certes,l’ignorance est une sorte de malpropreté… mais tout de même…apprendre l’astronomie aux paysans !…

–Très juste ! c’est de la malpropreté ! fit mon oncleravi, et sautant sur mon expression qu’il trouvait très heureuse.Grande idée ! Oui, c’est de la malpropreté ! Je l’aitoujours dit… C’est-à-dire que je ne l’ai jamais dit, mais que jel’ai toujours pensé. Vous entendez ? – cria-t-il aux paysans –l’ignorance, c’est la même chose que la malpropreté. C’est pourquoiFoma voulait vous instruire, pour votre bien. Mais c’est bon, mesamis, allez maintenant et que Dieu soit avec vous. Je suis trèscontent, très content. Soyez tranquilles ; je ne vousabandonnerai pas.

– Défends-nous, notre père !

– Ne fais pas de nous des malheureux, petit père !

Et les paysans se jetèrent à ses pieds.

– Voyons ! pas de bêtises ! Prosternez-vous devantDieu et devant le tsar, mais pas devant moi. … Allez ; soyezsages, et le reste…

Les paysans partis, il me dit :

– Tu sais, le paysan aime les bonnes paroles, mais il ne détestepas non plus un cadeau. Je leur donnerai quelque chose, hein ?Qu’en penses-tu ? En l’honneur de ton arrivée. Voyons, faut-illeur faire un cadeau ?

– Je vois, mon oncle, que vous êtes leur bienfaiteur.

– Ce n’est rien ; il n’y a pas moyen de faire autrement. Ily a longtemps que je voulais leur donner quelque chose,ajouta-t-il, – comme pour s’excuser. – Cela te semble drôle de mevoir instruire les paysans ? C’est que je suis si heureux dete voir, mon cher Sérioja ! Je voulais tout simplement leurapprendre la distance qu’il y a de la terre au soleil et les voirrester là, bouche bée ; j’adore les voir bouche bée ; çame met le cœur en joie… Seulement, mon ami, ne dis pas au salon quej’ai parlé aux paysans. Je les ai reçus derrière les écuries pourne pas être vu. Ce n’était pas commode ; l’affaire estdélicate et eux-mêmes sont venus en cachette. Si j’ai ainsi agi,c’est plutôt pour eux…

– Eh bien, mon cher oncle, me voici arrivé !interrompis-je, pressé d’en venir au point important. Je vous avoueque votre lettre m’a causé une telle surprise que…

– Mon ami, pas un mot de cela ! fit mon oncle effrayé etbaissant la voix. Tout s’expliquera après ! après ! Jesuis peut-être très coupable envers toi…

– Coupable envers moi, mon oncle ?

– Plus tard, mon ami, plus tard ! Tout s’expliquera. Maisquel bon garçon tu fais ! Comme je t’attendais, monchéri ! Je voulais te confier… tu est un savant… je n’ai quetoi… toi et Korovkine. Il faut que tu saches qu’ici, tout le mondeest contre toi. Alors, sois prudent ; tiens-toi sur tesgardes !

– Contre moi ? demandai-je en regardant mon oncle avecsurprise, ne pouvant comprendre comment j’avais pu m’aliéner desinconnus. Contre moi !

– Contre toi, mon petit. Qu’y faire ? Foma Fomitch est unpeu prévenu contre toi… et ma mère aussi. D’une façon générale,sois prudent, respectueux ; ne les contredis pas ;surtout, sois respectueux…

– Respectueux envers Foma Fomitch, mon oncle ?

– Qu’y faire, mon ami ? Je ne le défends pas. Il a sansdoute des défauts et en ce moment… Ah ! mon Sérioja, commetout cela m’inquiète. Comme tout pourrait s’arranger et comme nouspourrions tous être heureux !… Mais qui n’a ses défauts ?Nous ne sommes pas non plus des perfections.

– De grâce, mon oncle, rendez-vous compte de ce qu’il fait.

– Bah ! ce ne sont que des chicanes ! Ce que je peuxte dire, c’est qu’il m’en veut en ce moment, et sais-tupourquoi ?… Du reste c’est peut-être de ma faute. Je teraconterai ça plus tard.

– Vous savez, mon oncle, j’ai là-dessus mes idées personnelles –j’avais hâte de les lui communiquer – : cet homme qui servit debouffon, s’est trouvé peiné, humilié, blessé dans son idéal ;de là son caractère aigri, méchant ; il veut se venger surtoute l’humanité. Mais, si on le réconciliait avec ses semblables,si on le rendait à lui-même…

– Précisément ! précisément ! cria mon oncle avecenthousiasme, c’est précisément cela ! Tu as une noblepensée ! Il serait honteux, indigne de nous del’accuser ! C’est très juste ! Ah ! mon ami, tu mecomprends ! Tu m’apportes la joie. Pourvu que tout s’arrange,là-bas, dans la salle ! Tu sais, j’ai peur d’y faire monentrée. Te voilà arrivé ; je vais être bien arrangé !

– Mon cher oncle, s’il en est ainsi… fis-je, très confus de sonaveu.

– Non ! non ! non ! Pour rien au monde !s’écria-t-il en me prenant les mains. Tu es mon hôte et turesteras !

Mon étonnement allait toujours grandissant.

– Mon oncle, insistai-je, dites-moi pourquoi vous m’avez faitvenir. Que voulez-vous de moi et en quoi pouvez-vous être coupableà mon égard ?

– Ne me demande pas cela, mon ami ! Après !Après ! Tout s’expliquera après. Je suis peut-être trèscoupable, mais je voulais agir en honnête homme et… et… tul’épouseras ! Tu l’épouseras, si tu as l’âme quelque peunoble ! – ajouta-t-il en rougissant sous l’influence d’uneviolente émotion et en me serrant les mains. – Mais assezlà-dessus ! Pas un mot de plus ! Tu en sauras bientôttrop par toi-même. Il ne dépend que de toi… Le principal est que turéussisses à produire une bonne impression là-bas, àplaire !

– Voyons, mon oncle, qui avez-vous là-bas ? Je vous avoueque j’ai si peu fréquenté le monde que…

– Que tu as un peu peur ? acheva-t-il en souriant. Necrains rien ; il n’y a là que la famille. Et surtout, ducourage ! n’aie pas peur, car, sans cela, je tremblerais pourtoi. Tu veux savoir qui est chez nous ?… D’abord, ma mère. Tela rappelles-tu ? Une bonne vieille, sans prétention, on peutle dire. Elle est un peu vieux jeu, mais ça vaut mieux. Parmoments, elle a ses petites fantaisies, et vous en veut pour telleou telle chose. Elle est fâchée contre moi pour l’instant, maisc’est de ma faute ; je le sais. C’est une grande dame, unegénérale… Son mari était un homme charmant, un général, trèsinstruit. Il ne lui a rien laissé, mais il était criblé deblessures ; en un mot, il avait su se faire apprécier.Ensuite, nous avons Mlle Pérépélitzina. Celle-ci… je ne sais pas…depuis ces derniers temps, elle est un peu… comme ça !… Maisil ne faut pas mal juger les gens… Que Dieu soit avec elle !Elle est fille d’un lieutenant-colonel ; c’est la confidente,l’amie de maman. Ensuite, ma sœur, Prascovia Ilinitchna. Il n’y apas grand’chose à en dire sinon qu’elle est simple, bonne, etqu’elle a un cœur d’or. Regarde surtout au cœur ! Elle estvieille fille ; il me semble bien que ce bon Bakhtchéiev luifait la cour et a des vues sur elle, mais motus ! c’est unsecret ! Qu’y a-t-il encore ? Je ne te parle pas de mesenfants : tu les verras. C’est demain la fête d’Ilucha… Ah !j’allais oublier : depuis un mois, nous avons Ivan IvanovitchMizintchikov, ton petit cousin. Il n’y a pas longtemps qu’il aquitté les hussards ; il est encore jeune. Un noblecœur ! Seulement, il est tellement ruiné, que je me demandecomment il a pu s’y prendre ! Il est vrai qu’il n’avaitpresque rien, mais il s’est ruiné tout de même et il a fait desdettes. Il est arrivé chez nous comme ça, de lui-même, et il y estresté. Je ne l’avais pas connu jusque là. C’est un garçon trèsgentil, bon, timide, respectueux. Je ne me rappelle plus le son desa voix, il garde toujours le silence. Foma l’a surnommé « letaciturne inconnu», mais il ne se fâche pas et Foma estenchanté ; il dit qu’Ivan Ivanovitch n’est pas intelligent. Entout cas, celui-ci ne le contredit en rien et il est toujours deson avis. C’est un timide… Que Dieu soit avec lui ! Nous avonsaussi des visiteurs de la ville : Pavel Sémionovitch Obnoskine etsa mère, un jeune homme de grand esprit, aux idées fermes, mûries(je m’exprime assez mal), avec cela d’une grande austérité. Enfin,tu verras aussi Tatiana Ivanovna, une parente éloignée que tu neconnais pas. Cette demoiselle, il faut l’avouer, n’est plus jeune,mais elle est assez riche pour acheter deux Stépantchikovo. Il n’ya pas longtemps qu’elle a hérité : jusque là, elle avait vécu dansla misère. Surveille-toi avec elle, Sérioja ; elle est sidélicate !… Elle a quelque chose de fantasque dans lecaractère. Tu es généreux ; tu comprendras. Elle a eu tant demalheurs ! Il faut redoubler de précautions à l’égard d’unepersonne qui n’a pas été heureuse. Ne te forge pas d’idée sur soncompte. Bien sûr qu’elle a ses faiblesses ; elle parle sansréfléchir ; elle se trompe sur la valeur des mots, mais necrois pas qu’elle mente !… tout ça vient du cœur, de son cœurbon et franc. Et si, parfois, il lui arrive de mentir, c’estuniquement par un excès de grandeur d’âme ;comprends-tu ?

Mon oncle me parut très embarrassé. Je lui dis :

Écoutez, mon oncle, je vous aime tant que vous me pardonnerez maquestion : êtes-vous ou non sur le point de vous marier ?

Qui t’a parlé de cela ? fit-il en rougissant comme unenfant. Eh bien, je vais tout te dire. Tout d’abord, je ne me mariepas. Tout le monde ici, ma mère beaucoup, ma sœur un peu et surtoutFoma Fomitch, que ma mère adore (et elle a bien raison ; illui a rendu tant de services !) tout le monde voudrait me voirépouser Tatiana Ivanovna, par intérêt, pour le bien de toute lafamille. Je comprends qu’on ne vise là-dedans que mon bien ;cependant, je ne me marierai pas ; je me le suis juré, mais jen’ai dit ni oui ni non. Je suis toujours comme ça. Alors, ils ontdécidé que je consens et désirent que je profite de cette fête dedemain pour faire ma déclaration… ça va faire un tas d’histoiresqui me plongent à l’avance dans une perplexité effroyable, d’autantplus que Foma est fâché contre moi sans que je sache pourquoi. Mamère aussi ! J’avoue que je n’attendais que toi et Korovkine…pour m’épancher… si je puis dire…

À quoi peut vous servir ce Korovkine ?

Il m’aidera, mon ami, il m’aidera ; c’est un homme à ça, unhomme de science ! J’ai une entière confiance en lui ;c’est un conquérant ! Je comptais aussi sur toi ; je medisais que tu parviendrais à les persuader. Pense seulement que, sije suis très coupable, je ne suis pas un pécheur endurci. Si l’onvoulait me pardonner pour une fois, comme nous pourrions vivreheureux !… Elle a joliment grandi, ma Sachourka ; elleserait déjà bonne à marier. Ilucha aussi a grandi. C’est demain safête… Mais j’ai peur pour Sachourka, voilà !

– Mon cher oncle, dites-moi où on a porté ma malle. Je vaischanger de vêtements et je vous rejoins tout de suite après.

– En haut, mon ami, en haut. J’avais donné l’ordre qu’on temenât tout droit à ta chambre dès ton arrivée, afin que personne nete vît. C’est ça ; change de costume ; c’estparfait ! Pendant ce temps, je vais les préparer. Que Dieusoit avec toi !… Que veux-tu, mon cher, il faut ruser ;on devient un Talleyrand sans le vouloir, mais qu’importe !Ils sont en ce moment à prendre le thé ; chez nous, ça dureune bonne heure. Foma Fomitch aime à le prendre aussitôt sonréveil ; il paraît que c’est meilleur ainsi… Allons, j’y vaiset toi, tâche de me rejoindre au plus vite ; ne me laisse pastrop longtemps seul ; je serais si gêné ! Ah !attends, j’ai encore quelque chose à te demander : là-bas, ne mecrie pas dessus comme tu l’as fait ici, hein ? Si tu asquelque observation à me faire, patiente jusqu’à ce que nous soyonsseuls ; mais, d’ici là, garde ta langue, car j’ai fait de sibeaux tours qu’ils sont tous furieux contre moi…

– Mon oncle, de tout ce que vous venez de me dire, jeconclus…

– Que je n’ai pas de caractère ? Va jusqu’au bout !interrompit-il. Qu’y faire ? Je le sais bien ! Alors, tuviens ? et le plus vite possible, je t’en prie !

Monté chez moi, je me hâtai d’ouvrir ma malle pour me conformerà la pressante recommandation de mon oncle et, tout en m’habillant,je dus constater que je n’avais encore rien appris de ce que jevoulais savoir, après une conversation d’une heure. Une seule choseme sembla claire, c’est qu’il désirait toujours me marier et que,par conséquent, tous les bruits tendant à ce qu’il fût amoureux decette personne étaient faux. Je me souviens que j’étais dans uneextrême inquiétude. Cette pensée me vint que, par ma venue, par monsilence après les paroles de mon oncle, j’avais consenti, jem’étais engagé tacitement pour toujours. « Ce n’est pas long,pensai-je, de donner une parole qui vous lie pour la vie ! Etje n’ai pas seulement vu ma fiancée ! »

Et puis, d’où venait cette animosité générale à mon égard ?Pourquoi mon arrivée leur apparaissait-elle comme une provocation,selon mon oncle ? Quelles étaient ces craintes, cesinquiétudes ? Que signifiait ce mystère ? Tout cela mesembla toucher à la folie et mes rêves héroïques et romanesquess’envolèrent à tire-d’aile au premier choc avec la réalité. Cen’est qu’à ce moment que m’apparut toute l’absurdité de laproposition de mon oncle. En pareille occurrence, une idée de cecalibre ne pouvait venir à l’esprit de personne autre que lui. Jecompris aussi que le fait d’être accouru à bride abattue et toutravi dès le premier mot ressemblait beaucoup à celui d’un sot.Absorbé dans ces pensées troublantes, je m’habillais à la hâte etne n’avais pas remarqué le domestique qui me servait. Soudain, ilprit la parole avec une politesse extrême et doucereuse :

– Quelle cravate Monsieur mettra-t-il, la cravate Adélaïde ou laquadrillée ?

Je le regardai et il me parut digne d’examen. C’était un hommejeune encore et fort bien habillé pour un valet ; on eut ditun petit maître de la ville. Il portait un habit brun, un pantalonblanc, un gilet paille, des chaussures vernies et une cravate rose,le tout composant évidemment une harmonie voulue et destinée àattirer l’attention sur le goût délicat du jeune élégant. Il avaitle teint pâle jusqu’à la verdeur, le nez fort grand et extrêmementblanc, on eut dit en porcelaine. Le sourire de ses lèvres finesexprimait une tristesse distinguée. Ses grands yeux saillants etqui semblaient de verre avaient un air incommensurablement bête enmême temps que plein d’afféterie. Ses oreilles minces étaientbourrées de coton, par délicatesse aussi, sans doute, et ses longscheveux d’un blond fadasse luisaient de pommade. Il avait les mainsblanches, propres et comme lavées à l’eau de roses et ses doigts seterminaient par des ongles longs et soignés. Il grasseyait à lamode, faisait des mouvements de tête, soupirait, minaudait etfleurait la parfumerie. De petite taille, chétif, il marchait enpliant les genoux d’une façon particulière qu’il devait estimer ledernier mot de la grâce. En un mot, il était tout imprégnéd’exquisité, de coquetterie et d’un sentiment de dignitéextraordinaire. Cette dernière circonstance me déplut au premiercoup d’œil, je ne sais pourquoi.

– Alors, cette cravate est de nuance Adélaïde ? luidemandai-je en le regardant avec sévérité.

– De nuance Adélaïde, me répondit-il.

– Il n’existe pas de nuance Agraféna ?

– Non, c’est impossible.

– Et pourquoi ?

– Parce que ce nom d’Agraféna est indécent.

– Comment indécent ?

– Mais certainement, Adélaïde est un nom étranger et plein denoblesse, tandis que n’importe quelle villageoise peut s’appelerAgraféna.

– Mais tu es fou !

– Que non. J’ai toute ma tête. Il vous est loisible dem’injurier. Je vous ferai seulement observer que ma conversation aénormément plu à nombre de généraux et même à quelques comtes de lacapitale.

– Comment t’appelles-tu ?

– Vidopliassov.

– Ah ! c’est toi Vidopliassov ?

– Oui.

– Attends un peu. Je ferai aussi ta connaissance.

Et, en descendant l’escalier, je ne pus m’empêcher de penser quecette maison était une sorte de Bedlam.

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